Source: The Conversation – France in French (3) – By Salem Chaker, Professeur émérite à l’Université d’Aix-Marseille, Aix-Marseille Université (AMU)
Deuxième partie d’un texte rassemblant une série de constats et de réflexions nourris par plus d’un demi-siècle d’observation et d’engagement – une observation que l’on pourrait qualifier de participante – au sein de la principale région berbérophone d’Algérie : la Kabylie.
Dans un précédent article, nous avons vu qu’une palette assez complète de moyens répressifs, politiques et juridiques a été utilisée par l’État algérien pour contrôler une région qui s’est régulièrement opposée à lui, opposition qui n’a d’ailleurs pas eu que des formes paroxystiques.
Il suffit de se pencher sur la sociologie électorale de la Kabylie depuis 1963 pour constater, sur la base même de chiffres officiels – dont la fiabilité est pourtant très douteuse –, qu’il existe dans cette région une défiance tenace vis-à-vis du pouvoir politique. Lors de toutes les consultations électorales, de niveau local ou national, on a pu constater en Kabylie des taux d’abstention très élevés avoisinant souvent les 80 % et un rejet quasi systématique des candidats officiels.
À l’élection présidentielle de 2019, la participation était quasi nulle en Kabylie (0,001 % à Tizi-Ouzou et 0,29 % à Béjaia, par exemple). Dans le reste du pays, la participation, sans être massive, a été significative (39,88 %). En 2024, selon les chiffres officiels, évidemment sujets à caution, le taux de participation en Kabylie (Tizi-Ouzou et Béjaia) a été inférieur à 19 %, bien en-deçà de la moitié de la moyenne de la participation au niveau national (46,10 %).
Certes, les diverses confrontations entre la Kabylie et le pouvoir central ont favorisé certaines avancées et fait évoluer la position de l’État. En particulier, le tabou pesant sur la langue et la culture berbères a été levé, avec leur reconnaissance comme « langue nationale » en 2002, l’arabe restant langue officielle, et la promotion du berbère au rang de seconde « langue officielle » en 2016.
C’est d’ailleurs la pratique permanente du pouvoir face à toutes formes de contestation : quand on ne peut pas la réprimer directement et immédiatement, on la neutralise par des concessions tactiques. C’est ce qu’a illustré le grand mouvement de contestation national de 2019-2020 (Hirak) qui a certes obtenu la mise à l’écart définitive de Bouteflika, mais qui a vu en même temps se renforcer les actions de répression de toute nature contre les « meneurs » et contre la presse.
Dans tous les cas, et quelle que soit la forme de l’opposition, on a le sentiment que celle-ci bute sur le socle inébranlable d’un pouvoir autoritaire. Toujours et partout, les méthodes du pouvoir et de ses exécutants ont été les mêmes : infiltration, division, répression et récupération.
Même les mouvements de protestation les plus massifs (Kabylie 2001-2002, aussi appelé printemps noir, où la protestation populaire sévèrement réprimée s’est soldée par près de 130 morts et des milliers de blessés ; Hirak 2019-2020) n’ont pas réussi à remettre en cause le socle du système et à imposer une évolution démocratique, même très progressive.
En fait, en dehors de ces appareils répressifs redoutables et remarquablement efficaces, le régime algérien depuis 1962 dispose d’atouts extrêmement puissants :
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Bien sûr, en premier lieu, la rente des hydrocarbures qui lui permet souvent de calmer les ardeurs contestataires et surtout d’intégrer une grande partie des élites culturelles et politiques ;
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En second lieu, la rente idéologique constituée à la fois de ce qui a été appelé « la rente mémorielle » fondée sur la guerre de libération, mais aussi sur ce que le régime lui-même appelle « les constantes de la nation », c’est-à-dire l’unité et l’indivisibilité de la nation, l’identité arabe et l’islam. Ces « opiums », systématiquement diffusés par l’École, les médias officiels et les mosquées, permettant d’anesthésier la société et, en cas de contestation, de légitimer la répression sont donc nombreux et durables.
La Kabylie ou « l’adversaire de l’intérieur »
Le régime algérien, comme tous les régimes autoritaires, a structurellement besoin d’ennemis, extérieurs et/ou intérieurs, pour se maintenir et légitimer son autoritarisme et ses pratiques répressives. Depuis la tentative d’invasion marocaine de 1963, qui marqua le premier conflit frontalier connu sous le nom de « Guerre des Sables », puis surtout depuis la crise du Sahara occidental à partir de 1974, l’ennemi extérieur désigné reste le voisin et « frère » marocain, ainsi que ses alliés.
Sur le temps long, l’ennemi extérieur sert surtout de prétexte pour renforcer le sentiment national face à une menace perçue. Dans la réalité, cette rhétorique n’a guère de traduction concrète : il est difficile d’imaginer les généraux algériens s’engager dans une guerre contre le Maroc, tant un tel pari militaire et politique serait incertain et pourrait compromettre la survie même du régime.
En revanche, la Kabylie reste perçue par le pouvoir central comme un adversaire intérieur, et ce depuis 1963 et l’insurrection armée de Hocine Aït Ahmed. Elle est une proie facile que l’on peut aisément désigner à la vindicte populaire, en tant qu’ennemi de la nation et de son unité. C’est pour cela que ce ressort est systématiquement utilisé depuis 1963.
On se reportera aux discours des présidents de la République algériens (Ben Bella, Boumédienne, Chadli et à ceux des gouvernements successifs à l’occasion des crises « kabyles » en 1963, en 1980, en 2001-2002 et en 2021-2022, cette dernière ciblant spécifiquement le MAK qui n’est donc qu’un cas parmi une longue série rappelée plus haut.
En fait, cette pratique antikabyle a des racines bien plus anciennes, au sein même du mouvement nationaliste algérien radical. On rappellera que le mouvement national algérien né à la fin des années 1920 était très divers, allant de courants partisans de la lutte armée (indépendantistes comme le Parti du Peuple algérien de Messali Hadj) à des mouvements réclamant une autonomie au sein de la France, comme ce fut initialement le cas de Fehrat Abbas.
Mais devant le blocage du système colonial, ce sont les partisans du passage à la lutte armée qui se sont imposés et ont constitué le FLN de 1954.
Cette tension culminera avec l’assassinat, en 1957, d’Abane Ramdane, l’un des leaders du FLN, qui prônait la primauté du politique sur le militaire.
Au départ, il s’agissait moins d’un clivage ethnique que d’une opposition idéologique sur les moyens d’action, certains militants nationalistes kabyles s’opposant à la définition arabo-islamique de la nation et manifestant un tropisme marqué en faveur d’une conception laïque de l’État.
D’où les condamnations et stigmatisations récurrentes de « berbérisme et berbéro-matérialisme ». Cette divergence idéologique évoluera rapidement vers une suspicion antikabyle largement répandue, qui s’est manifestée après l’indépendance par l’élimination ou l’éviction de tous les chefs historiques kabyles du FLN (Krim Belkacem, Hocine Aït Ahmed…).
Un contexte répressif aux racines idéologiques anciennes
Ces invariants (islam, arabité, unité et indivisibilité de la nation) sont pour l’essentiel induits par l’histoire politique contemporaine au cours de laquelle s’est constitué le nationalisme algérien. Cette donnée historique a déterminé des options idéologiques et des pratiques politiques pérennes :
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La référence quasi obsessionnelle à l’identité arabe et musulmane de la nation ;
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Un nationalisme exacerbé posant l’existence éternelle de la nation incarnée par l’État ;
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Une tendance lourde à l’unanimisme et au refus de toute diversité interne, ethnique, religieuse ou linguistique.
Au plan politique, ces fondamentaux se sont traduits par :
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Un autoritarisme marqué n’hésitant pas à recourir à toutes les formes de répression, y compris sanglantes ;
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Une justice non indépendante ;
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Une presse en liberté surveillée, avec des fluctuations selon les périodes ;
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Une omniprésence, voire une omnipotence, des services de sécurité qui participent directement à l’exercice du pouvoir ;
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Des partis politiques, depuis qu’ils ont été autorisés (1989), sous contrôle étroit de l’exécutif.
Bien qu’il ait connu des fluctuations, avec des alternances de périodes d’ouverture et de périodes de fermeture, ce contexte d’autoritarisme et de répression est structurel : il est la concrétisation au niveau de la gestion politique des orientations idéologiques fondamentales du mouvement nationaliste.
C’est donc une erreur d’analyse, ou une illusion naïve de croire qu’il y ait eu à l’indépendance un « détournement » d’un mouvement populaire progressiste et démocratique. Un détournement de la « Révolution », comme on dit souvent en Algérie, n’a eu lieu ni en 1962, ni en 1965, ni plus tard. Le régime politique qui s’est mis en place à l’indépendance, avec le tandem Ben Bella – Boumédiène, n’est que la concrétisation directe des orientations fondamentales du mouvement nationaliste.
Rares ont été les analystes qui, comme Mohamed Harbi, sans aucun doute l’historien algérien du nationalisme le mieux informé et le plus lucide, ont perçu que les prémisses du régime politique algérien post-indépendance étaient déjà en germe dans le mouvement nationaliste.
Il ne s’agit donc pas d’une confiscation par une oligarchie, mais bien de la réalisation d’une programmation qui remonte aux origines même du nationalisme.
C’est pour cela que le combat berbère, comme tous les combats démocratiques, est difficile en Algérie. Ces combats sont difficiles, voire désespérés, pour répondre au titre de l’ouvrage de Pierre Vermeren (2004).
Si l’on veut remettre en cause réellement un pouvoir « corrompu et corrupteur », comme le disait la plateforme d’El-Kseur (2001), élaborée à la suite du « printemps noir » de 2001, il faut nécessairement s’attaquer aux bases historiques et idéologiques qui fondent ce régime.
D’autant qu’à ces blocages internes s’ajoute un contexte géopolitique peu favorable à toute évolution démocratique. L’Algérie (de même que le Maroc) apparait de plus en plus comme l’un des gardiens de la frontière sud de l’Europe, avec pour fonction essentielle le contrôle de l’immigration africaine et la lutte contre l’islamisme radical. Autrement dit, le régime en place à Alger mais plus généralement les pouvoirs installés au Maghreb, rendent de grands services à l’Europe.
Dans une telle configuration, il peut compter sinon sur le soutien, du moins sur une bienveillante tolérance des pays occidentaux qui s’accommodent fort bien des violations les plus flagrantes des droits humains chez leurs auxiliaires du Sud.
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Salem Chaker ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
– ref. Kabylie-État algérien : une confrontation politique persistante (2/2) – https://theconversation.com/kabylie-etat-algerien-une-confrontation-politique-persistante-2-2-262528
