Source: The Conversation – in French – By Jacqui Cho, PhD Fellow, swisspeace Mediation Program, University of Basel
En Afrique centrale, un conflit violent sévit depuis près de huit ans. Tout a commencé en 2016 par des manifestations pacifiques d’avocats et d’enseignants. Ils dénonçaient la « francophonisation » croissante des systèmes juridique et éducatif dans les régions anglophones du Cameroun. Très rapidement, ces protestations ont dégénéré en conflit armé opposant des groupes séparatistes aux forces gouvernementales.
Le coût humain est dévastateur. Les deux camps de cette guerre civile utilisent l’éducation comme arme. Depuis 2017, plus de 700 000 enfants ont été contraints de quitter l’école. En octobre 2024, le conflit avait fait plus de 6 500 morts et déplacé plus de 584 000 personnes à l’intérieur du pays. Plus de 73 000 personnes ont été contraintes de se réfugier au Nigeria voisin.
Bien qu’il soit un acteur central d’un conflit toujours loin d’être réglé, Yaoundé affirme que la situation est sous contrôle. En réalité, les autorités combinent une stratégie de répression militaire et un faux semblant de dialogue. Dans les coulisses, elles freinent ou sabotent discrètement toute véritable initiative de paix.
Pourquoi le Cameroun a-t-il pu éviter un accord de paix sans subir de fortes pressions internationales ? J’ai cherché des réponses dans le cadre de ma thèse de doctorat sur la médiation, axée sur le conflit au Cameroun.
Dans un contexte de résurgence des rivalités entre grandes puissances, le Cameroun a su composer avec les intérêts d’acteurs mondiaux concurrents et les mettre à profit. Les gouvernements occidentaux, désireux de maintenir le Cameroun dans leur sphère d’influence et craignant l’engagement croissant de la Russie et de la Chine, n’ont pas exercé de pression en faveur de la paix. Insister pour que des négociations aient lieu risquerait de compromettre les relations avec Yaoundé, ce que les capitales occidentales souhaitent éviter à tout prix.
Le cas du Cameroun révèle une tendance plus large. Partout en Afrique et au-delà, la norme post-guerre froide consistant à résoudre les conflits politiques par la négociation perd du terrain. Les approches militarisées deviennent plus fréquentes, tolérées, voire encouragées par les grandes puissances. Cela vaut surtout quand les régimes en place protègent leurs intérêts stratégiques. Cette évolution redessine discrètement les règles de la résolution des conflits et fait peser de lourdes menaces sur la paix et la démocratie.
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Un refus calculé du dialogue
Entre 2019 et 2022, la Suisse a tenté de faciliter les pourparlers de paix entre l’État camerounais et divers groupes séparatistes. Ce processus a échoué, en grande partie à cause de la froideur et du manque d’engagement du gouvernement camerounais. Lorsque l’initiative suisse a été discrètement abandonnée, il n’y a eu que peu de réactions au niveau international.
La capacité du Cameroun à se retirer des efforts de facilitation tout en intensifiant ses opérations militaires est le résultat de ses manœuvres diplomatiques dans le cadre de la rivalité franco-russe. En signant un accord militaire avec la Russie en avril 2022, le Cameroun a signalé à la France et à d’autres pays qu’il disposait d’options diplomatiques. Cette décision aurait incité la France à adopter une position plus souple, autorisant Yaoundé à agir à sa guise tant qu’elle restait dans la sphère d’influence française. La visite du président français au Cameroun quelques mois plus tard a renforcé l’idée que les relations stratégiques primeraient sur la résolution du conflit ou les normes démocratiques.
Le Cameroun s’appuie aussi depuis longtemps sur un cercle de soutiens discrets. Ses relations solides avec les États-Unis, la Chine, Israël ou encore le Japon lui assurent un appui tacite. Ces partenaires l’ont protégé sur le plan diplomatique et ont permis au régime de durcir sa ligne militaire sans véritable sanction internationale.
Dérive mondiale vers la logique de la force
La crise anglophone au Cameroun illustre une évolution préoccupante. Après la guerre froide, la norme dominante pour résoudre les conflits reposait sur la négociation. Aujourd’hui, ce modèle est fragilisé.
Plusieurs facteurs expliquent cette remise en cause. D’un côté, les États occidentaux dits « libéraux » ont modifié leurs priorités depuis la « guerre internationale contre le terrorisme ». La sécurité est devenue centrale, parfois au détriment des principes démocratiques. Cela a conduit à une plus grande tolérance envers les régimes autoritaires et à une acceptation implicite du recours à la force.
D’autre part, des puissances émergentes comme la Russie et la Chine promeuvent des modèles alternatifs de gestion des conflits. Elles privilégient des approches qui permettent aux États forts de maintenir la paix, y compris par le recours à la force. La Russie considère par exemple ses interventions militaires en Syrie comme une forme de « pacification », où l’ordre prime sur la justice. La Chine adopte une vision semblable : la paix repose avant tout sur un État central fort.
Les États africains sont loin d’être des observateurs passifs dans ce paysage en mutation. S’appuyant sur les expériences acquises à l’époque des empires et de la guerre froide, ils cherchent à promouvoir leurs propres intérêts tant au niveau national qu’international.
L’Afrique n’est donc pas seulement objet des jeux de puissances. Les acteurs africains s’adonnent stratégiquement à ce jeu parce qu’ils y trouvent leur intérêt.
Les élections et les enjeux pour la démocratie et la gouvernance
À l’approche de l’élection présidentielle d’octobre 2025, les enjeux pour la démocratie, la gouvernance et la paix au Cameroun sont évidents. À 92 ans, le président Paul Biya a officiellement annoncé sa candidature pour un huitième mandat.
L’opposition dénonce un système déjà verrouillé contre elle, avec des cas signalés de harcèlement et d’intimidation. Le conflit qui sévit actuellement dans les zones anglophones devrait rendre le vote plus difficile, voire impossible. Cette situation jouera en faveur de Biya.
La capacité du régime à ignorer les appels au dialogue s’explique par le soutien géopolitique dont il bénéficie et par une opposition divisée. Mais cela entretient le risque que le statu quo militarisé soit perçu comme une forme de stabilité.
La violence quotidienne, les enlèvements et les meurtres, en particulier dans les zones rurales, sont devenus monnaie courante, sans que cela ne suscite beaucoup de réactions au niveau international. Le régime poursuit ainsi sa politique répressive sans considération pour les répercussions internationales.
Un précédent dangereux
Le cas de la crise anglophone au Cameroun est emblématique d’une opposition, à l’échelle mondiale, entre deux logiques: un modèle axé sur la négociation et une approche militarisée pour mettre fin aux conflits politiques violents.
L’affaiblissement du modèle basé sur la négociation, associée à la capacité accrue des États africains à résister aux pressions extérieures, complique davantage les efforts pour amener les parties au conflit à s’asseoir à la table des négociations.
Le Cameroun montre comment le silence international et l’usage stratégique du contexte géopolitique peuvent légitimer la résolution des conflits par la force brute. Sans un engagement renouvelé à un dialogue inclusif et à des solutions politiques, le précédent qui se crée aujourd’hui risque d’influencer la manière de gérer les conflits demain, en Afrique et au-delà.
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Les recherches de Jacqui Cho ont été financées par le Fonds national suisse de la recherche scientifique sous le numéro 100017_197543 et par la bourse pour jeunes chercheurs d’excellence de l’Université de Bâle.
– ref. Crise anglophone du Cameroun : la logique des armes l’emporte sur celle du dialogue – https://theconversation.com/crise-anglophone-du-cameroun-la-logique-des-armes-lemporte-sur-celle-du-dialogue-263546
