Mutation de l’ordre mondial : l’Afrique peut redessiner les relations de pouvoir

Source: The Conversation – in French – By Carlos Lopes, Professor at the Nelson Mandela School of Public Governance, University of Cape Town

Pendant trop longtemps, l’Afrique a exercé son pouvoir de manière défensive : gérer les attentes, préserver la stabilité, réagir aux pressions extérieures. Le continent a reproduit les systèmes politiques d’autres pays et privilégié des choix économiques visant surtout à honorer ses obligations extérieures, comme le remboursement de la dette.

Cette posture était compréhensible au lendemain des indépendances des africaines. À l’époque, le monde était marqué par les contraintes de la guerre froide et par les conditions imposées par les bailleurs de fonds, notamment à travers les programmes d’ajustement structurel.




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Mais nous sommes aujourd’hui dans une période différente. L’ordre international évolue rapidement. Le multilatéralisme s’effrite. Ceux qui faisaient les règles les contournent désormais. Par exemple, celles de l’Organisation mondiale du commerce ne sont plus respectées, tandis que le droit international est remis en question par les puissances mêmes qui ont contribué à la façonner.

Le discours sur « l’ordre » s’est effondré pour laisser place à une lutte pour la survie et l’influence. Les principaux moteurs de la création de valeur (la transformation des ressources brutes en biens plus précieux) sont concentrés dans quelques pays puissants. Ils utilisent leur influence pour imposer des règles aux pays plus vulnérables sur des questions aussi diverses que les régimes fiscaux, le contrôle des données ou la taxonomie verte (qui définit ce qui est un investissement vert).

Je suis économiste spécialisé dans le changement climatique et la gouvernance, avec une longue expérience au sein des Nations unies et de l’Union africaine. Je pense que ce désordre ouvre une brèche suffisamment large dans le système pour permettre l’émergence de nouvelles formes d’initiative.

C’est un moment qui exige de la clarté, pas un consensus. Il exige que l’Afrique rompe enfin avec l’héritage de la dépendance sous tutelle et emprunte un chemin plus chaotique, plus difficile, mais finalement plus libérateur: tracer sa propre voie.

L’Afrique doit transformer ce nouveau départ en atout

Contrairement à de nombreuses régions, l’Afrique n’est pas prisonnière d’un pouvoir hérité. Elle n’a guère d’intérêt institutionnel à défendre l’ordre ancien. Elle n’est pas surinvestie dans un système financier mondial qui la pénalise injustement. Par exemple, le Programme des Nations unies pour le développement a constaté que 16 pays africains ont payé 74,5 milliards de dollars supplémentaires en intérêts entre 2000 et 2020 à cause d’évaluations de risque exagérées par les agences de notation.




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L’Afrique n’est pas soumise aux verrous post-industriels qui lient les économies aux combustibles fossiles et empêchent la croissance de l’industrie verte. Elle n’est pas freinée par une population en déclin, ni paralysée par la nostalgie d’un passé géopolitique.

À l’heure actuelle, cela constitue un avantage discret : lorsque les anciennes normes s’effondrent, ceux qui ont appris à les contourner sont les mieux placés pour en définir de nouvelles. Longtemps marginalisée dans la gouvernance économique et technologique mondiale, l’Afrique n’a donc pas grand-chose à perdre en expérimentant. C’est une forme de liberté. Mais seulement si elle s’en saisit activement au lieu de la subir.

Au cœur de cette transition se trouve la technologie, non pas comme un outil neutre, mais comme une force qui remodèle activement le pouvoir.

L’intelligence artificielle, l’informatique quantique, la biologie synthétique et les systèmes blockchain redéfinissent ce qui est possible. Elles aggravent également les inégalités et augmentent le risque de nouvelles formes d’exclusion. L’Afrique ne peut pas se permettre de rester en marge de cette transformation. Le continent ne peut pas non plus prétendre faire un bond en avant sans investissements fondamentaux dans les infrastructures, la gouvernance des données et les compétences.

Une fois de plus, le tabula rasa de l’Afrique constitue un atout. Seuls environ 40 % des Africains sont aujourd’hui connectés à Internet, contre 66 % au niveau mondial. La politique numérique peut donc encore être façonnée. L’Afrique a l’opportunité de définir sa propre approche en matière d’éthique de l’IA, de fiscalité numérique, de cybersécurité et de contenu local.

Il est temps d’arrêter d’imiter le Nord

En période d’incertitude, on est tenté de s’accrocher à ce qui nous est familier. Pour l’Afrique, cela signifie souvent imiter les « meilleures pratiques » de systèmes qui sont aujourd’hui en perte de vitesse. Ce à quoi nous assistons dans de nombreuses régions du Nord n’est pas une bonne pratique, mais un épuisement structurel.




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Les États-Unis traversent une période de polarisation politique intense. Ils risquent de nouveaux blocages gouvernementaux et des remises en cause de leurs institutions démocratiques. La politique consensuelle de l’Europe est mise à rude épreuve par la montée de l’extrême droite et des politiques migratoires incohérentes.

Le G20, censé être un pilier stabilisateur, peine désormais à s’accorder même sur des communiqués de base. Les États membres de l’Union européenne concluent un accord commercial avec les États-Unis, pour se diviser entre eux dès le lendemain.

Dans ce contexte, il n’est pas dans l’intérêt de l’Afrique de chercher la validation des centres de pouvoir traditionnels.

Continuer à chercher une place à la table des négociations, sans se demander qui a construit cette table et pourquoi elle ne remplit plus son rôle, c’est passer à côté de l’occasion qui se présente.

L’Afrique doit aller de l’avant en tant que bloc

Cela ne signifie pas pour autant rejeter l’engagement mondial. Au contraire, cela signifie s’engager avec plus de clarté, de sélectivité et d’ambition. Cela signifie concevoir des instruments financiers qui correspondent aux priorités de l’Afrique, de la résilience climatique à la définition d’un type d’industrialisation qui ajoute de la valeur aux matières premières africaines. Cela signifie investir dans la capacité à réglementer, taxer et façonner les économies numériques.

Cela signifie que les pays africains doivent négocier collectivement sur le commerce et tout le reste, de la politique industrielle verte à l’espace extra-atmosphérique.

Exercer son pouvoir d’action ne consiste pas simplement à dire « non ». Il s’agit de construire. C’est là que réside la difficulté. Construire demande du temps, des alliances, des expérimentations et une grande tolérance à l’imperfection.




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L’Afrique doit imaginer ses propres institutions, puis les construire. Cela inclut des institutions financières qui recyclent les capitaux nationaux, telles que le fonds d’infrastructure Africa50 ou les stratégies de fonds souverains (fonds d’investissement publics) afin de tirer le meilleur parti des minéraux critiques, plutôt que de les laisser être extraits pour être transformés ailleurs.

Pour ce faire, de nouveaux types de capacités sont nécessaires, telles que l’expertise en matière d’arrangements juridiques, d’évaluation des actifs ou de structuration des infrastructures.

À l’heure actuelle, seuls 17 pays africains disposent de banques nationales de développement suffisamment importantes pour avoir un impact. Il ne s’agit pas seulement d’un déficit institutionnel, mais aussi d’un déficit d’action.

Cela signifie que les pays africains n’exercent pas leur pouvoir d’action sur leur propre développement. Au contraire, leurs économies sont trop souvent enfermées dans des logiques exctractives : exportation de matières premières, exportation de main-d’œuvre et exportation de discours sur la résilience, tels que les programmes spéciaux de lutte contre la pauvreté.




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Une nouvelle forme d’autonomie consiste à se tourner vers l’intérieur, non pas en isolant l’Afrique du monde, mais en définissant ce que signifie le succès pour le continent.

Les jeunes Africains n’attendent pas. Des start-ups fintech aux innovateurs en matière d’énergie hors réseau, en passant par les artistes et les militants politiques, ils redéfinissent déjà les aspirations du continent. Mais leur leadership a besoin de plus que de la visibilité. Il a besoin du soutien de systèmes de gouvernance qui n’étouffent pas sous la bureaucratie, mais qui ne considèrent pas la créativité comme de la naïveté.

Dans ce contexte, le leadership ne consiste pas à monter sur des estrades mais à les repenser. L’action ne se limite pas à être représenté dans les débats mondiaux. Il s’agit de pouvoir : la capacité à influer sur les résultats et non simplement les subir.

Le désordre mondial actuel offre l’occasion d’exercer ce pouvoir autrement. Mais cette fenêtre ne restera pas ouverte éternellement. Les règles seront réécrites. La seule question est : l’Afrique sera-t-elle l’un des auteurs ?

The Conversation

Carlos Lopes does not work for, consult, own shares in or receive funding from any company or organisation that would benefit from this article, and has disclosed no relevant affiliations beyond their academic appointment.

ref. Mutation de l’ordre mondial : l’Afrique peut redessiner les relations de pouvoir – https://theconversation.com/mutation-de-lordre-mondial-lafrique-peut-redessiner-les-relations-de-pouvoir-263237