Conflit du Sahara : les ressorts de la stratégie symbolique du Maroc

Source: The Conversation – in French – By Azeddine Hannoun, enseignant-chercheur, Ibn Tofail University

Le conflit du Sahara oppose le Maroc aux indépendantistes du Front Polisario, soutenus par l’Algérie, autour du statut de ce vaste territoire désertique. Rabat revendique sa souveraineté sur cette région, tandis que le Polisario milite pour l’indépendance de la « République arabe sahraouie démocratique ». Ce différend, hérité de la décolonisation espagnole, cristallise des rivalités géopolitiques régionales.

La question du Sahara – territoire qui s’étend du Sud du Maroc jusqu’à la frontière mauritanienne – met en évidence les limites du réalisme classique face aux nouvelles dynamiques de politique étrangère. Le néoréalisme est une doctrine des relations internationales qui ajoute une dimension structurelle au réalisme de la politique étrangère en y greffant d’autres éléments en dehors des considérations classiques comme la puissance ou la sécurité. Une nouvelle étude démontre en effet que ce conflit ne relève plus seulement d’enjeux de puissance ou de sécurité. Il engage des dimensions identitaires, historiques et symboliques. Le néoréalisme permet d’éclairer la stratégie marocaine, dans ce conflit, comme une diplomatie de projection intégrant développement et influence régionale.

L’universitaire Azeddine Hannoun, auteur de l’étude, explique à The Conversation Africa comment cette stratégie fonctionne.


Comment la question du Sahara illustre-t-elle les limites du réalisme classique ?

La question du Sahara met en lumière les limites du réalisme classique dans sa capacité à appréhender la complexité des dynamiques actuelles de politique étrangère au sens large. Le réalisme traditionnel postule que les États agissent de manière rationnelle pour maximiser leur puissance dans un environnement anarchique, en poursuivant leurs intérêts nationaux définis essentiellement par la sécurité.

Or, dans le cas marocain, cette vision est réductrice. Le Sahara ne se réduit plus à une question de puissance ou de sécurité : il est aussi un vecteur identitaire, historique, et civilisationnel. Dans mon article, je montre que le réalisme classique ne permet pas de saisir la dimension immatérielle et symbolique de la question saharienne, notamment le rôle du lien d’allégeance (Beia), la centralité de la souveraineté, et le lien entre légitimation interne et positionnement externe.

C’est là qu’intervient le néoréalisme, évoqué dans l’article : un réalisme repensé, davantage tourné vers la structure du système international et les contraintes géopolitiques, mais qui cherche également à intégrer des objectifs économiques et de rayonnement stratégique, en rupture avec la vision axée uniquement sur la sécurité du réalisme classique. Ce néoréalisme permet au Maroc de dépasser une diplomatie de réaction pour adopter une diplomatie de projection.

J’ai évoqué, dans l’article, la question de la transformation fonctionnelle du bloc réaliste de la politique étrangère marocaine à travers un équilibre voire une complémentarité trouvée et entretenue entre le prisme de la question du Sahara en l’intégrant dans d’autres objectifs à caractère stratégique.

En effet, la priorisation de la question du Sahara et de l’intégrité territoriale de manière générale consistait dans une orientation remettant en seconde zone
toutes les autres dimensions. Ainsi, la sortie du Maroc de l’OUA en était un
témoin. La politique de la chaise vide consistait dans la dogmatisation de la
politique étrangère. Or, depuis quelques années la nouvelle politique africaine
du Maroc consistait à pénétrer mêmes les pays classés comme des soutiens du
Polisario comme l’Ethiopie ou le Nigéria…




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Comment les paradigmes ont-ils évolué dans l’approche diplomatique de ce conflit ?

L’approche diplomatique du Maroc vis-à-vis du Sahara a connu une évolution
paradigmatique majeure, passant d’un réalisme classique marqué par une
politique de retrait et d’affirmation univoque de souveraineté (exemple politique de la chaise vide à l’OUA, rupture automatique des relations avec les pays
reconnaissant la «RASD»), à une diplomatie néoréaliste offensive, pragmatique et multidimensionnelle.

Cette évolution est notamment le fait des orientations du Roi Mohammed VI qui dispose d’une vision plus pragmatique consistant à mettre en place une approche équilibrée entre les nécessité du développement économique, le rayonnement stratégique et la place prioritaire de la question du Sahara. Cette évolution est également une résultante logique de la longévité du conflit du Sahara qui ne devrait pas commencer à pénaliser les intérêts économiques du Royaume et ses ambitions stratégiques.

En effet, l’absence du Maroc de l’OUA et ensuite de l’UA pouvait notamment
éloigner le Maroc des logiques de partenariat et d’intégration régionale et
continentale

Le tournant majeur apparaît à partir des années 2000, avec une volonté de créer des convergences entre l’objectif de l’intégrité territoriale et celui du développement économique. Cette évolution s’observe à travers :

• la diversification des alliances (partenariats Sud-Sud, BRICS (groupe de pays réunissant Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud et d’autres),

• le réinvestissement de l’Union africaine,

• la valorisation géoéconomique du Sahara (modèle de développement des provinces du Sud, port Dakhla Atlantique, Initiative Atlantique).

• une logique de création d’interdépendances stratégiques avec les puissances régionales et mondiales.

Ce redéploiement diplomatique obéit à une stratégie d’adaptation dynamique : le Maroc ne sacrifie pas la priorité du Sahara, mais il la fonctionnalise. Il l’articule avec d’autres objectifs pour renforcer sa position tout en répondant aux défis globaux (développement, sécurité régionale, intégration continentale).




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Cette stratégie est-elle payante de votre point de vue ?

À un certain égard oui. Il ne faut pas oublier que depuis quelques années le Maroc
n’arrête pas d’engranger les fruits de cette nouvelle approche. Des dizaines de
pays ont ouvert des représentations diplomatiques et consulaires dans les villes
de la zone contestée (provinces du sud) comme laayoune et Dakhla..(presque
une trentaine.

Ceci représente une avancée majeure dans la mesure où même les soutiens classiques du Royaume préféraient renvoyer l’affaire au cadre de l’ONU. Le plan marocain d’autonomie est soutenu par des dizaines de pays en Afrique en Europe en Asie et même en Amérique latine.

Votre analyse ouvre-t-elle la voie à une lecture plus normative du réalisme ?

Mon analyse vise justement à dépasser une lecture strictement matérialiste du
réalisme pour ouvrir la voie à une interprétation normative et stratégique.
En effet, le réalisme marocain ne se réduit pas à la recherche simple de gains
en apport avec le contexte géopolitique. Il est structuré par une vision
historique, un récit national et une quête de continuité étatique.

Cela signifie que l’intérêt national, s’il est central, n’est pas défini de manière strictement utilitariste, mais à partir de valeurs, d’un héritage civilisationnel et d’un projet collectif.

Ce projet consiste dans l’arrimage à un espace africain voué à l’intégration. Le Maroc ambitionne de créer un leadership prenant source dans l’histoire et dans les facteurs civilisationnels. Le Maroc se voit en tant que relais géostratégique entre l’Europe et l’Afrique, en tant que terre de paix et de dialogue entre les civilisations et les religions.

Ce réalisme « contextualisé » est aussi un réalisme éthique, dans la mesure où il prend en compte la stabilité régionale, la coopération Sud-Sud, et l’intégration africaine comme éléments d’un intérêt national élargi.

Autrement dit, on assiste à l’émergence d’un réalisme à vocation transformationnelle : non plus seulement réactif, mais constructif, capable d’orienter un ordre régional plus stable, plus interconnecté, et plus juste. C’est cette lecture qui peut renouveler le réalisme, notamment pour les pays du Sud, en le détachant de ses origines occidentales et de sa froideur stratégique, au profit d’une réappropriation par les États porteurs de projets historiques comme le Maroc.

Le paradigme de l’intérêt national ici ne devrait plus être prisonnier d’une dimension matérialiste voire de survie, mais devrait épouser une logique de codéveloppement et de développement. L’exemple type dans ce cadre est l’initiative Atlantique lancée par le Roi Mohammed VI.

Cette initiative fait du Sahara un atout géostratégique permettant au Maroc de construire un leadership dans la région du Nord-Ouest africain. Le fait de permettre un accès maritime des pays de la région sahélo-saharienne à l’océan atlantique à travers notamment le grand port de Dakhla (qui se trouve dans le Sahara, territoire objet de conflit) est un moyen en quelque sorte de joindre l’utile à l’agréable.

The Conversation

Azeddine Hannoun does not work for, consult, own shares in or receive funding from any company or organisation that would benefit from this article, and has disclosed no relevant affiliations beyond their academic appointment.

ref. Conflit du Sahara : les ressorts de la stratégie symbolique du Maroc – https://theconversation.com/conflit-du-sahara-les-ressorts-de-la-strategie-symbolique-du-maroc-263214