Conflit Cambodge–Thaïlande : cinq jours de combats, des siècles de tensions

Source: The Conversation – France in French (3) – By David Camroux, Senior Research Associate (CERI) Sciences Po; Professorial Fellow, (USSH) Vietnam National University, Sciences Po

Cinq jours d’escarmouches entre le Cambodge et la Thaïlande en juillet 2025 ont fait près de 40 morts et déplacé environ 300 000 personnes, révélant l’ampleur des tensions frontalières et nationalistes entre les deux pays. Derrière ce conflit, vieux de plusieurs siècles, se mêlent calculs politiques internes, rivalités irrédentistes et enjeux économiques cruciaux, tandis que l’Asean tente de contenir la crise et d’éviter un nouveau bras de fer régional.


Le 7 août 2025, le Cambodge et la Thaïlande se sont mis d’accord pour renforcer le cessez-le-feu conclu le 28 juillet à Kuala Lumpur entre le premier ministre cambodgien Hun Manet et le premier ministre thaïlandais par intérim Phumtham Wechayachai. Dans l’attente du déploiement officiel de la mission d’observation de l’Asean, des attachés de défense d’autres États membres seront envoyés le long de la frontière disputée.

Malgré des incidents impliquant des mines antipersonnels, qui a blessé quatre soldats thaïlandais, la trêve a mis fin à cinq jours d’escarmouches ayant fait environ 35 morts et déplacé près de 300 000 personnes. L’implication de l’Asean rappelle son rôle dans la résolution d’affrontements similaires en 2011.

Le 22 août, Thaksin Shinawatra, de retour après quinze ans d’exil, connaîtra le verdict d’une affaire de lèse-majesté, suivi le 9 septembre par la décision de la Cour suprême sur sa détention en hôpital. Ces affaires judiciaires, liées à Hun Sen et aux anciennes alliances, se mêlent aux tensions frontalières, reflétant d’anciennes rivalités nationalistes et irrédentistes.

Dynamiques irrédentistes croisées

Le drapeau cambodgien, représentant Angkor Wat, évoque un âge d’or impérial. Adopté lors du retour de la monarchie en 1993, il reprend presque à l’identique celui de 1863, lorsque le roi Norodom demanda la protection française pour se prémunir des ambitions siamoises. Unique au monde, il arbore un monument existant comme élément central, symbole des gloires de l’Empire khmer (IXe–XIIIe siècles).

Le Trairong thaïlandais, quant à lui, date de 1917, adopté par décret royal et porté fièrement par le corps expéditionnaire siamois lors du défilé de la victoire à Paris en 1919, puis à Genève lorsque le Siam rejoignit la Société des Nations. Il célèbre la modernité et le statut unique de la Thaïlande, seul État d’Asie du Sud-Est à n’avoir jamais été colonisé.

Au fil de mes voyages et de mes échanges dans ces deux pays, j’ai eu l’impression, de manière anecdotique, que ces symboles reflètent des visions du monde opposées : les Cambodgiens, attachés à leur grandeur passée, considèrent les Thaïlandais comme des parvenus, tandis que ces derniers perçoivent leurs voisins comme soumis à l’influence étrangère et en retard sur le plan de la modernité.

Les différends frontaliers remontent aux traités franco-siamois de 1904 et 1907. Sur les 817 km de frontière terrestre, 195 km restent non délimités. Des désaccords sur les échelles cartographiques – projection Mercator pour le Cambodge, sinusoïdale pour la Thaïlande – bloquent toute avancée.

Les tensions de 2025 trouvent leur origine dans divers incidents, comme celui de février, lorsque des soldats cambodgiens ont entonné leur hymne national au temple Ta Muen Thom (situé à la frontière entre les deux pays), provoquant des protestations thaïlandaises.

Les différends maritimes jouent aussi un rôle, notamment autour de l’île de Koh Kood, cédée au Siam en 1907 mais toujours revendiquée par des nationalistes cambodgiens, y compris dans la diaspora. Les négociations sur la zone de revendications superposées dans le golfe de Thaïlande (27 000 km2 riches en gaz) ont par le passé déclenché une réaction hostile des conservateurs thaïlandais, contribuant à la chute de Thaksin en 2006. Début 2025, sa fille, la Première ministre Paetongtarn, a tenté de relancer les discussions avec Hun Manet, ravivant des tensions similaires.

Cinq jours de démonstrations de force

Les combats de juillet ont impliqué l’artillerie cambodgienne et des frappes aériennes et de drones thaïlandaises, avec peu d’engagements au sol. Les forces cambodgiennes, moins précises, semblaient chercher à forcer des négociations, tandis que les Thaïlandais visaient à « les remettre à leur place ». Des images satellites montrent que le Cambodge se préparait depuis février. L’étincelle du conflit a été l’explosion d’une mine à la mi-juillet, qui a blessé huit soldats thaïlandais. Les affrontements ont duré cinq jours, entraînant moins de 40 morts et le déplacement temporaire d’environ 300 000 personnes le long de la frontière.

Sur le plan diplomatique, Hun Manet a sollicité l’arbitrage de la CIJ sur les sites disputés, bien que la Thaïlande refuse sa compétence obligatoire. Plus provocateur encore, Hun Sen a divulgué un appel téléphonique de Paetongtarn au ton jugé déférent, entraînant sa suspension politique. La police thaïlandaise a ensuite ciblé des réseaux d’arnaques liés au Cambodge, menaçant des flux financiers illicites cruciaux pour l’élite au pouvoir à Phnom Penh. Ces opérations ont cessé après le cessez-le-feu, le Cambodge se contentant de quelques actions internes limitées.




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Manœuvres politiques convergentes

Le régime autoritaire cambodgien, dépendant des revenus issus de la cybercriminalité, a utilisé le conflit pour détourner l’attention de ses activités illicites, réprimer l’opposition de la diaspora via des modifications de la loi sur la nationalité, et renforcer ses références nationalistes.

Selon certaines estimations, la cybercriminalité représenterait entre 12,5 et 19 milliards de dollars par an, soit jusqu’à 60 % du PIB, surpassant largement le secteur formel le plus important du pays, celui du textile. Jacob Sims décrit le parti au pouvoir comme une « entreprise criminelle sophistiquée drapée dans un drapeau », où « la gouvernance passe par la criminalité »**

En Thaïlande, l’establishment conservateur-militaire, jamais vraiment réconcilié avec l’accession de Paetongtarn au pouvoir, a exploité la crise pour l’affaiblir. La configuration politique thaïlandaise combine un Parlement partiel élu, un Sénat puissant non élu en partie désigné par l’armée, une monarchie influente, un pouvoir judiciaire complaisant et un establishment politico-économique conservateur. L’armée thaïlandaise, qui a réalisé douze coups d’État depuis la fin de la monarchie absolue en 1932, conserve des instruments historiques de pouvoir, notamment les régiments de la Garde royale récemment réorganisés sous le contrôle personnel du roi. Cette structure a limité les risques de coups, mais permet à l’armée et aux élites conservatrices de peser fortement sur la scène politique. L’exploitation de la crise frontalière par ces acteurs pourrait conduire à l’éviction du clan Shinawatra, même si les revendications pour une réforme démocratique restent importantes.

Et maintenant ?

Il existe des raisons objectives pour que les deux pays cherchent une solution durable. Selon Nikkei Asia (6 août 2025), le conflit a provoqué en Thaïlande des dommages directs d’au moins 10 milliards de baht, soit environ 300 millions de dollars. Si les points de passage frontaliers restent fermés, le commerce annuel pourrait chuter de 1,85 milliard de dollars. Entre 1 et 1,2 million de travailleurs cambodgiens se trouvent en Thaïlande, dont 400 000 sont déjà rentrés au Cambodge, ce qui risque de provoquer des pénuries de main-d’œuvre dans des secteurs exigeants tels que la construction et l’agriculture. Du côté cambodgien, les transferts d’argent en provenance de Thaïlande, estimés entre 1,4 et 1,9 milliard de dollars, constituent une ressource essentielle pour l’économie formelle. Moins médiatisée, l’intervention discrète du gouvernement japonais visait à mettre fin au conflit : pour Tokyo, comme pour Pékin, sa poursuite aurait représenté une menace pour les chaînes de production régionales fortement intégrées.

Les récentes taxes américaines de 19 % risquent de fragiliser encore davantage ce secteur, poussant au chômage et au retour à l’économie informelle et illicite. Les touristes thaïlandais, qui représentent environ un tiers des visiteurs étrangers au Cambodge, ne devraient pas revenir de sitôt.

Politiquement, chaque camp a atteint certains de ses objectifs : l’armée thaïlandaise a renforcé son rôle incontournable, tandis que le leadership cambodgien a mobilisé le soutien nationaliste. Cependant, les dynamiques sous-jacentes, notamment en Thaïlande, restent intactes : le mouvement générationnel incarné par le parti Move Forward (rebaptisé People’s Party) pourrait raviver les demandes pour une monarchie constitutionnelle plus classique, un pouvoir judiciaire indépendant et un parlement représentatif. Au Cambodge, l’avenir après Hun Sen demeure incertain : Hun Manet pourrait se heurter à des rivalités au sein de son propre appareil, et toute pression internationale, y compris chinoise, pour fermer les centres de cybercriminalité risquerait d’affaiblir l’élite dirigeante, offrant à l’opposition en exil une opportunité de mobiliser le nationalisme.




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Et la communauté internationale ?

La Commission mixte de délimitation des frontières, créée en 1997, a peu progressé. Après sa cinquième réunion en 2012, il a fallu treize ans pour convoquer une sixième réunion en 2024, au cours de laquelle les responsables ont indiqué que la démarcation n’était achevée que dans 13 zones et que 11 autres faisaient encore l’objet de désaccords.

En théorie, les différends frontaliers relèvent d’une arbitrage international neutre. La partie la plus faible, le Cambodge, a déjà sollicité par le passé l’arbitrage de la Cour internationale de justice, qui a statué en 1962 et 2013 que le temple de Preah Vihear appartenait au Cambodge. L’appel de Hun Manet à un nouvel arbitrage de la CIJ avait peu de chances de succès, mais il a attiré l’attention des États-Unis. Quelques jours avant une hausse tarifaire annoncée de 36 %, Donald Trump a appelé les deux dirigeants, s’attribuant le mérite du cessez-le-feu et réduisant la hausse à 19 %.

La médiation de l’Asean offre une lueur d’espoir. Les deux parties sont sous pression pour montrer qu’elles sont des membres responsables de la « famille Asean » et respectent la « voie Asean » fondée sur la souveraineté et le consensus. L’Asean, éventuellement avec l’appui technique d’autres partenaires régionaux, pourrait jouer le rôle d’arbitre indépendant, jusque-là absent. Toutefois, sans engagement durable, les différends irrédentistes resteront une menace récurrente pour la stabilité régionale, et leur résolution dépendra en grande partie de la capacité des dirigeants à dépasser les enjeux politiques immédiats et les rivalités historiques.

The Conversation

David Camroux ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Conflit Cambodge–Thaïlande : cinq jours de combats, des siècles de tensions – https://theconversation.com/conflit-cambodge-tha-lande-cinq-jours-de-combats-des-siecles-de-tensions-263129