Source: The Conversation – in French – By Charles Vanthournout, Doctorant en égyptomanie américaine, chargé d’enseignement à l’Université Polytechnique des Hauts-de-France, Université de Lorraine

Depuis le 11 juin, l’Institut du Monde arabe à Paris propose de découvrir Cléopâtre VII, la dernière reine d’Égypte à travers une exposition intitulée « Le mystère Cléopâtre ». De l’autre côté de l’Atlantique, à Washington, aux États-Unis, le musée du Smithsonian expose lui aussi la célèbre reine égyptienne.
La statue d’Edmonia Lewis (en illustration de cet article), réalisée en 1876 et exposée au musée du Smithsonian à Washington, montre Cléopâtre juste après sa mort. Elle est allongée sur un grand trône, les yeux fermés : elle vient d’être mordue par un serpent. Cette œuvre impressionnante, grandeur nature, s’appelle La Mort de Cléopâtre. Edmonia Lewis, une artiste noire américaine, l’a sculptée pour l’Exposition universelle de Philadelphie. Pour créer cette statue, elle s’est inspirée des pièces de monnaie anciennes et des découvertes archéologiques faites en Égypte. Elle a voulu représenter Cléopâtre dans ses derniers instants, entre douleur et silence.

Gallica, CC BY
Le trône rappelle une célèbre statue du pharaon Khéphren, mais Edmonia a remplacé les animaux habituels par des visages humains. On y voit aussi des symboles égyptiens, comme des fleurs de lotus, un soleil levant, et même des sortes de hiéroglyphes – qui ne forment aucun mot, mais donnent un effet mystérieux. Cléopâtre porte des bijoux inspirés de livres anciens sur l’Égypte, une amulette en forme de cœur, des sandales comme celles du temps de Ramsès, et une robe qui ressemble à celles qu’on voit dans les tableaux néoclassiques du peintre David ou de Sir Lawrence Alma-Tadema.
Au final, la sculpture est un mélange de tout ce qu’on savait – ou croyait savoir – sur l’Égypte à l’époque. Edmonia Lewis a rassemblé plusieurs idées et objets venus d’autres œuvres pour inventer sa propre Cléopâtre, entre histoire ancienne et imagination. À l’époque, on a souvent comparé sa statue à celle d’un autre artiste, William Wetmore Story, qui avait sculpté Cléopâtre en 1858, avec des traits africains. Les deux œuvres montrent à quel point cette reine continue d’inspirer des visions différentes.
La fascination américaine pour Cléopâtre
Au XIXe siècle, Cléopâtre fascine de nombreux artistes américains. On sait qu’au moins six sculpteurs ont créé quatorze statues représentant la reine d’Égypte. Certaines la montrent en buste, d’autres en taille réelle, souvent au moment dramatique de sa mort. Parmi ces œuvres, une statue reste un mystère : on ne sait pas qui l’a faite ni à quoi elle ressemblait exactement.
Cléopâtre devient célèbre en Europe et aux États-Unis au XIXe siècle, grâce aux campagnes militaires de Napoléon en Égypte à la toute fin du siècle précédent. Ces expéditions ont rapporté beaucoup de découvertes, comme des dessins de temples, des objets anciens ou encore la fameuse Description de l’Égypte, un grand livre illustré. En 1822, Champollion réussit à traduire les hiéroglyphes, ce qui donne encore plus envie de mieux connaître l’Égypte ancienne.
En Amérique, Cléopâtre ne plaît pas seulement pour son histoire. Elle devient aussi un symbole important. Pour certaines femmes, elle représente une reine forte, qui ose tenir tête aux hommes. C’est pourquoi des femmes commencent à écrire sa vie dans des livres, en montrant qu’elle a du pouvoir. Mais Cléopâtre fait aussi parler d’elle dans les débats sur l’esclavage. À cette époque, les Noirs américains, descendants des Africains réduits en esclavage, disent que Cléopâtre vient d’un grand peuple africain : les Égyptiens de l’Antiquité. Pour les Blancs américains qui veulent garder l’esclavage, c’est un problème. Ils vont alors inventer des idées pour montrer que l’Égypte ancienne était « blanche », en s’appuyant sur des objets, des textes religieux ou des momies. Cela leur permet de prétendre que seuls les Blancs ont créé de grandes civilisations, pour justifier leur supériorité et l’esclavage.
Une sculpture pour raconter une histoire
Edmonia Lewis est une artiste afro-américaine engagée. Avec sa sculpture, elle veut parler des difficultés que vivent les Noirs aux États-Unis. Même si l’esclavage est aboli en 1863 pendant la guerre de Sécession, les inégalités continuent, surtout dans le Sud, pendant une période appelée la Reconstruction. Quand La Mort de Cléopâtre est présentée au public en 1876, les avis sont partagés. Les journaux afro-américains admirent l’œuvre, mais certains critiques d’art sont plus réservés. Après l’exposition, la statue n’est ni achetée ni exposée : elle est oubliée pendant presque cent ans.
Redécouverte bien plus tard, elle est aujourd’hui considérée comme un chef-d’œuvre. Les historiens ne sont pas tous d’accord sur son sens. Pour certains, Edmonia Lewis voulait montrer Cléopâtre comme une femme forte, libre de choisir son destin. Pour d’autres, sa mort représente un acte de résistance, comme celle des Noirs américains face à l’injustice. Et même si Cléopâtre est sculptée avec des traits blancs, elle pourrait aussi représenter une femme blanche puissante renversée – comme une image de la fin de l’esclavage. Un message fort et courageux pour l’époque !
Aujourd’hui encore, Cléopâtre fascine. On la voit dans les films, les livres, les bandes dessinées. Récemment, une série Netflix l’a montrée comme une femme noire, ce qui a lancé un grand débat : à qui appartient Cléopâtre ? Quelle est sa couleur de peau ? Que dit son image sur notre façon de raconter l’Histoire ? Grâce à des artistes comme Edmonia Lewis, on découvre une autre Cléopâtre : libre, fière et pleine de mystère.
![]()
Charles Vanthournout ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
– ref. « La Mort de Cléopâtre » : une statue qui raconte plus qu’une reine – https://theconversation.com/la-mort-de-cleopatre-une-statue-qui-raconte-plus-quune-reine-262139
