L’épidémiologie sans les sciences humaines : un regard incomplet sur la santé

Source: The Conversation – in French – By Bernard-Simon Leclerc, Coordonnateur académique du doctorat professionnel en santé publique et enseignant en épidémiologie, Université de Montréal

L’épidémiologie doit évoluer, mais elle tarde à refléter les réalités actuelles de la santé publique. (Shutterstock)

À l’heure où les spécialistes de l’épidémiologie et de la biostatistique se réunissent à Montréal, du 11 au 13 août 2025, dans le cadre de la conférence biennale de la Société canadienne d’épidémiologie et de biostatistique, pour réfléchir collectivement à l’évolution de leurs disciplines et à leur rôle dans l’amélioration de la santé et du bien-être des populations, il semble plus que jamais nécessaire de réinterroger les orientations dominantes de ces sciences, souvent centrées sur des modèles biomédicaux et statistiques, au détriment des dynamiques sociales qui façonnent les déterminants de la santé.

L’épidémiologie joue un rôle clé en santé publique et en médecine. S’appuyant sur des chiffres et des calculs, elle aide à comprendre et à suivre l’évolution des maladies ainsi que d’autres événements sanitaires. Elle nourrit à cet égard une relation étroite avec les sciences médicales, ce qui bien entendu est nécessaire. On peut néanmoins déplorer qu’elle n’en nourrisse pas une aussi riche avec les humanités.

Contrairement à une idée répandue, l’épidémiologie ne se limite pas aux maladies. Elle s’intéresse aussi aux problèmes sociaux, envisagés comme des éléments à expliquer, ainsi qu’aux réalités sociales, perçues comme des facteurs influençant la santé. Une perspective plus large permettrait de mieux saisir les dimensions sociales et éthiques des questions de santé publique. Relier l’épidémiologie aux humanités offrirait une vision plus complète de ces enjeux.

En français, humanités correspond à ce que les milieux anglophones désignent par arts libéraux. Cela inclut la philosophie, l’histoire, la littérature et les beaux-arts. Ces disciplines, parfois appelées sciences de l’esprit, explorent les influences culturelles et intellectuelles. Cet article examine leur lien avec l’épidémiologie et leur contribution à une meilleure perception des défis en santé.

Épidémiologiste, enseignant universitaire et conseiller au Centre de recherche de l’Institut universitaire de gériatrie de Montréal, je déplore l’éloignement de cette discipline de son objectif premier : la santé humaine. L’épidémiologie doit évoluer, mais elle tarde à refléter les réalités actuelles de la santé publique. Même si l’on reconnaît la prépondérance des déterminants sociaux dans la santé et le bien-être des individus et des communautés, l’attention reste centrée sur les causes individuelles. Cela limite une vision globale et systémique des problématiques de santé.

L’approche biomédicale et l’approche sociale en épidémiologie

Souvent perçue comme une discipline médicale et statistique, l’épidémiologie mobilise aussi la pensée critique et l’analyse contextuelle, comme les sciences humaines. Deux approches principales se font concurrence.

Le modèle biomédical, centré sur les causes physiologiques et comportementales, s’attarde aux prédispositions génétiques et aux risques individuels. Il tend toutefois à négliger les conditions de vie et les disparités sociales.

À l’inverse, l’épidémiologie sociale voit la santé comme le résultat de déterminants collectifs. Elle intègre les facteurs économiques, le logement, l’éducation et les politiques publiques. Ces éléments influencent directement les trajectoires de vie et les inégalités de santé.

Bien que ces facteurs soient largement reconnus comme essentiels, l’épidémiologie peine encore à dépasser le cadre biomédical classique. Le sociologue français Patrick Peretti-Watel illustre cette limite. Il note que, statistiquement parlant, être afro-américain est parfois présenté comme un facteur de risque du suicide – ce qui, évidemment, n’a aucun sens en soi.

Une telle approche isole la variable ethnique sans tenir compte des désavantages systémiques. Elle conduit ainsi à des interprétations erronées. Ces corrélations chiffrées, souvent déconnectées des structures sociales, peuvent renforcer des préjugés et masquer les véritables inégalités.

Une personne en habit médical tient un crayon et regarde un graphique
Bien que les statistiques soient importantes, elles ne rendent pas compte du portrait d’ensemble.
(Shutterstock)

Cette tendance à privilégier les explications individuelles et biomédicales s’accompagne souvent d’un recours excessif aux méthodes quantitatives. Les épidémiologistes et les statisticiens collaborent étroitement. Mais cette proximité peut parfois créer une confusion disciplinaire et une obsession méthodologique. En se concentrant sur la rigueur statistique, l’épidémiologie risque de perdre de vue ses finalités concrètes. Certains chercheurs privilégient l’optimisation des modèles plutôt qu’une réflexion sur les besoins réels des populations.

L’épidémiologie comme discipline des humanités

En 1987, le médecin et épidémiologiste américain David W. Fraser a proposé de considérer l’épidémiologie comme un « art libéral ». Il soulignait son potentiel à dépasser la technicité des méthodes quantitatives et à s’ouvrir à des perspectives interdisciplinaires.

Cette idée, peu explorée, a ensuite été développée par trois auteurs : l’expert américain en politique de santé et en épidémiologie appliquée Robin D. Gorsky, le médecin et épidémiologiste américain engagé sur les questions éthiques en santé publique Douglas L. Weed et, plus récemment, l’épidémiologiste américain Michael B. Bracken, professeur émérite et ancien président de deux grandes sociétés savantes en épidémiologie, ayant plaidé pour une approche plus nuancée de la discipline.


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Cette réflexion vise à mieux comprendre la complexité des phénomènes sanitaires. En plus des statistiques et des modèles, l’épidémiologie mobilise aussi la pensée critique et l’analyse contextuelle. Pourtant, certaines simplifications persistent.

Par exemple, comme le souligne encore Peretti-Watel, le non-usage du préservatif est souvent vu comme un choix individuel. Or, il peut être façonné par des contraintes sociales et économiques. Dans certains milieux défavorisés, des femmes subissent des pressions ou des violences qui les empêchent d’en exiger l’usage. Une lecture strictement biomédicale omet ces réalités. Elle risque de négliger l’impact des inégalités sociales sur la santé.

Pour une pédagogie de l’épidémiologie ancrée dans les humanités

Intégrer l’épidémiologie plus tôt dans les cursus collégiaux et universitaires aiderait les citoyens à mieux interpréter les informations médicales et scientifiques.

Aujourd’hui, la désinformation en santé prolifère. Elle est alimentée par certains influenceurs, des discours aux fondements non vérifiés et même des experts diffusant des données approximatives ou tendancieuses. Cette confusion nuit à la compréhension des maladies, de leurs causes et de leurs traitements.

Un jeune homme lève la main dans une classe
Revoir la place de l’épidémiologie à l’université et ses rapports avec les humanités est primordial.
(Shutterstock)

L’épidémiologie repose sur un raisonnement rigoureux, mais ses concepts de base restent accessibles aux non-spécialistes. Mieux enseignée, elle renforcerait la pensée critique. Elle aiderait à repérer les croyances populaires et les affirmations pseudoscientifiques fondées sur des principes contestés. Par exemple, les polémiques autour des vaccins et les prétendus « traitements miracles » comme l’homéopathie illustrent les dangers d’une méconnaissance scientifique.

Une intégration plus large de l’épidémiologie dans les programmes éducatifs encouragerait une vision plus éclairée de la santé publique. Elle permettrait d’analyser rationnellement les politiques sanitaires. Elle aiderait à comprendre les déterminants sociaux de la santé, au-delà des seules interprétations biomédicales.

Les humanités au service de l’épidémiologie

Pour relever les défis contemporains de la santé publique, l’épidémiologie doit élargir ses fondements. Elle gagne à être pensée comme une discipline intégrant les sciences humaines. Une approche plus interdisciplinaire permettrait de mieux comprendre les déterminants sociaux et structurels de la santé, au-delà des analyses biomédicales classiques. Les institutions académiques ont un rôle clé à jouer dans cette transformation. En intégrant les humanités à la formation en épidémiologie, elles encourageraient une approche plus globale et critique des questions de santé.

Cette démarche ouvrirait la voie à une santé publique mieux adaptée aux réalités sociales et politiques de nos sociétés. L’enseignement de l’épidémiologie, enrichi par la philosophie, l’histoire et la sociologie, favoriserait une prise de décision plus éclairée et équitable. En plaçant la réflexion critique au cœur de la santé publique, cette orientation contribuerait à une vision plus humaine et inclusive des soins et des politiques sanitaires.

L’épidémiologie ne se limite pas aux chiffres et aux modèles statistiques. Elle éclaire des enjeux qui touchent directement les populations. En repensant son enseignement et ses fondements, elle pourrait jouer un rôle encore plus essentiel dans l’amélioration de la santé mondiale.

Quelques initiatives

Dans cette perspective, l’enseignement de l’épidémiologie peut s’inspirer d’un mouvement amorcé dans plusieurs institutions occidentales.

L’Université de Montréal en est un exemple, en réfléchissant à la place des arts et des humanités dans la formation médicale. Plusieurs organisations crédibles soutiennent cette approche.

L’Organisation mondiale de la santé a publié une revue sur les effets positifs des arts sur la santé. L’Association of American Medical Colleges souligne leur rôle fondamental dans l’éducation médicale. À cet égard, l’Association canadienne des sciences humaines en santé encourage aussi la collaboration interdisciplinaire.

Ces recommandations confirment la valeur ajoutée des humanités dans le développement de compétences clés pour une pratique médicale plus humaine et efficace. Pour concrétiser cette vision, il faut repenser les programmes de formation.

Un programme d’épidémiologie intégré à une école de santé publique devrait refléter une véritable culture de santé publique. Celle-ci serait fondée sur un cadre interdisciplinaire et intersectoriel, une vision globale de la santé et une prise en compte des déterminants sociaux. Cela impliquerait aussi de rééquilibrer l’accent mis sur l’épidémiologie clinique et biomédicale, au profit d’une perspective davantage sociale et populationnelle.

La Conversation Canada

Bernard-Simon Leclerc ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. L’épidémiologie sans les sciences humaines : un regard incomplet sur la santé – https://theconversation.com/lepidemiologie-sans-les-sciences-humaines-un-regard-incomplet-sur-la-sante-255692