Source: The Conversation – in French – By Mazarine Pingeot, Professeur agrégée de philosophie, Sciences Po Bordeaux

Notre démocratie est en crise, comment la réinventer ? Que nous enseignent ceux qui, au cours des âges, furent ses concepteurs ? Quatrième volet de notre série consacrée aux philosophes et à la démocratie avec Jean-Jacques Rousseau (1712-1778). Pour Rousseau, la légitimité du pouvoir ne se trouve pas dans la religion ou dans la tradition, mais dans le consentement de chacun à former un corps social soumis à la loi, expression de la volonté générale.
Jean-Jacques Rousseau fut le grand penseur moderne de la République, et, par un glissement de sens auquel il n’aurait peut-être pas souscrit, de la démocratie moderne, si l’on considère qu’elle se définit avant tout par la souveraineté du peuple et l’égalité des individus. Il faut en effet distinguer la démocratie comme type de gouvernement (au même titre que la monarchie ou l’aristocratie), de la démocratie comme forme de société. C’est ce qui distingue la notion antique de la notion moderne de démocratie.
Rousseau est à la croisée des chemins. Il parle encore de « démocratie » au sens antique du terme, mais sa révolution conceptuelle se loge dans le « contrat social », qui, pour nous, est au principe de la démocratie moderne alors qu’au XVIIIe siècle, il fondait plutôt la République.
En effet, c’est le philosophe qui – après Hobbes – rompt radicalement avec toute hétérogénéité de la source de légitimité du pouvoir : elle ne se trouve ni dans la religion, ni dans la tradition, ni même dans la nature. Chez Rousseau, la seule légitimité est celle qui naît du consentement de chacun à former un corps social soumis à la loi, expression de la volonté générale. La forme du gouvernement lui importe moins (il peut être démocratique, monarchique ou aristocratique), dès lors que le contrat social fonde les institutions politiques.
Néanmoins, si l’on considère avec Tocqueville que la démocratie n’est plus seulement une forme de gouvernement, mais un mouvement profond de l’histoire qui tend vers l’égalité des droits et des statuts et si l’on définit a minima la démocratie moderne comme reposant avant tout sur l’égalité civile, alors on peut affirmer, nonobstant l’anachronisme, que Rousseau en est en quelque sorte le père fondateur.
Qu’est-ce qui légitime le pouvoir ?
Rousseau n’est ni historien ni sociologue, il est philosophe : ce qui l’intéresse, ce ne sont pas les faits mais le droit. Au nom de quoi un pouvoir est-il légitime sans relever d’un principe transcendant ? Dès lors que le pouvoir ne s’appuie plus sur la tradition, sur la filiation, sur Dieu ou sur la nature comme pour les penseurs du droit naturel, sur quoi peut-il reposer ? Qu’est-ce qui légitime l’obéissance que je lui dois, moi ou tout autre, puisque nous sommes égaux à l’état de nature ?
Cette question radicale trouvera son chemin jusqu’à la Révolution française qui abolira les ordres et les anciennes hiérarchies, et substituera à la souveraineté du roi, celle de la nation – traduction par Sieyès de l’idée ambivalente de « peuple ».
À la question de la souveraineté (Qui détient le pouvoir auquel j’obéis ?), s’ajoute celle de la raison supérieure pour laquelle je consens à obéir. Or deux raisons constituent la dialectique permanente de la démocratie moderne : la sécurité et la liberté. Je peux obéir pour être protégé, c’est un échange de bons procédés, un calcul rationnel inhérent à tout contrat, je donne quelque chose contre autre chose. Ce sera la solution de Hobbes : démocratique en son principe, puisque ce sont les individus qui contractent, mais autocratique en son fonctionnement, le Léviathan étant un souverain tout-puissant, les individus lui ayant aliéné leur liberté.
Mais je peux également choisir d’être libre. L’équation devient plus compliquée : comment être libre en obéissant ?
Rousseau est critique du pouvoir établi, quel qu’il soit. Aussi faut-il trouver
« une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et le bien de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant » (Du contrat social).
Voilà la martingale qui va conduire sa construction politique.
Soigner la société par un renouvellement des principes mêmes de l’association sur laquelle elle repose. Renouveler le lien social, puisque c’est le lien social qui engendre tous les maux, ce lien social dont on dit aujourd’hui qu’il est disloqué. Le rôle des institutions politiques est donc de contenir l’homme et de favoriser les bonnes passions (la culture, les échanges et les arts) plutôt que les mauvaises (le désir de gloire, la compétition, l’égoïsme).
Sans égalité des individus, pas de démocratie
Le premier enseignement que l’on pourrait tirer de ces éléments introductifs est l’articulation de deux principes sans lesquels il n’y a pas de démocratie. Tout d’abord, l’égalité des individus est la condition fondamentale pour penser une démocratie. Puisqu’on ne la rencontre jamais, on est donc contraint de la fictionner : c’est le sens de la fameuse fiction de l’état de nature. L’égalité est le principe qui permet de penser l’idée d’un contrat social qui ne soit pas la reconduction d’anciennes formes de domination. Si les individus sont égaux à l’état de nature, ils ne peuvent vouloir l’inégalité. Contraints par la raréfaction des ressources naturelles et l’accroissement démographique (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes), ils doivent vivre ensemble. Mais il n’y a qu’une façon de vivre ensemble sans abandonner ni l’égalité ni la liberté, c’est le contrat social, qui permet de demeurer libre en intégrant la liberté d’autrui.
On peut alors en conclure que pour continuer à être libre, il faut continuer à être égal et que pour continuer à être égal, il faut des institutions qui le garantissent. C’est à cette seule condition que le contrat peut garder le nom de contrat.
Si l’on ose une traduction contemporaine de ce principe de Rousseau (le droit du plus fort n’est pas un droit mais « un galimatias »), en considérant, de façon parfaitement anachronique, que les réseaux sociaux sont devenus l’espace où s’expriment les individus, on pourrait dire qu’accepter les conditions d’utilisation décidées par une multinationale pour participer au « public » n’est pas un contrat au vrai sens du terme : le rapport de force en présence est clairement inégal et, pourtant, il est invisible puisque s’exprimer sur les réseaux semble être une liberté individuelle. Si l’on s’en tient au principe d’égalité comme condition de la démocratie, cet espace privé-public que sont les réseaux sociaux n’est pas démocratique (au sens de républicain, res publica, la chose publique). Rétablir la démocratie consisterait en premier lieu à créer une technologie compatible avec ses impératifs : égalité, consentement, réglementation qui vaille pour tous, règne de la loi et non de la jungle, éducation. La condamnation du « droit du plus fort » comme contradiction dans les termes permet d’être attentif à toutes les conditions d’inégalités rendues invisibles sous couvert de consentement.
Le second enseignement, c’est précisément que le contrat social est la première forme politique qui repose sur le consentement. Avant de devenir un mot fondateur et normatif des relations hommes-femmes, le consentement est au principe de la démocratie rousseauiste. C’est la clé du contrat, on l’a vu, au rebours de ces contrats biaisés construits sur un rapport de force. Les individus libres et égaux contractent tous ensemble pour constituer un corps politique qui les oblige. Les conditions de départ se retrouvent à l’arrivée, bien que transformées, et c’est l’unique critère d’un contrat véritable : nul n’est lésé.
« Ce que l’homme perd par le contrat social, c’est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre ; ce qu’il gagne, c’est la liberté civile et la propriété de tout ce qu’il possède », écrit Rousseau dans Du contrat social, I, 8.
Voici la troisième leçon rousseauiste : la liberté politique, c’est obéir à la loi, expression de la volonté générale. Autrement dit, la liberté est une contrainte que je me donne. Et cette contrainte est inhérente au concept même de liberté. Dans l’usage courant, on dirait que ma liberté s’arrête là où celle de l’autre commence. L’autre n’est pas une limite extérieure, il fait partie de ma liberté, elle n’a de sens que par rapport à lui. On est loin du « droit illimité », cher aux libertariens américains représentés par le président Trump et qui n’est pas compatible avec la démocratie.
Où est le peuple dans les sociétés contemporaines ?
Pour autant, le contrat social qui irrigue l’imaginaire collectif de la démocratie n’est pas sans poser de problèmes. Pierre Rosanvallon les a parfaitement décrits dans le Peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France (1998) :
« Si la démocratie présuppose qu’il y a un sujet que l’on peut appeler “peuple” et que ce peuple est susceptible d’exprimer sa volonté, comment, alors, le définir et comment le reconnaître ? Toute la difficulté réside dans l’écart entre un principe politique – l’affirmation de la suprématie de la volonté générale – et une réalité sociologique. Le principe politique consacre la puissance d’un sujet collectif dont le principe sociologique tend à dissoudre la consistance et à réduire la visibilité. »
C’est sans doute cette tension que le contrat social ne permet pas de résoudre : le pacte que les individus passent entre eux crée le « peuple ». Celui-ci ne lui préexiste pas. Il est constitué. Le problème est alors celui de la diversité et de la conflictualité inhérentes aux démocraties modernes fondées sur la pluralité d’opinions, et qui constituent ce que Karl Popper appelle des « sociétés ouvertes ». Comment, dès lors, penser ensemble l’unité du peuple et la pluralité ?
Et ce, a fortiori dans ce que les philosophes libéraux Walter Lippmann ou John Dewey ont nommé la « grande société ». Non seulement il est difficile de penser l’unité sous la diversité, mais, encore, la complexité du monde sous l’effet de la mondialisation a transformé le « public » en public « fantôme », autrement dit en spectateurs incapables de prendre position de manière éclairée y compris pour eux-mêmes. Derrière cela, c’est la question de la souveraineté qui est en cause. Qui est souverain si le peuple est traversé par des enjeux qui le dépassent et qui dépassent également ses moyens d’action ? Qui est le peuple, si la société s’affranchit des frontières et des communautés ?
Rousseau peut néanmoins nous indiquer la voie : si le contrat social ne répond plus aux conditions politiques actuelles, il rappelle pourtant que le local est sans doute la bonne échelle du politique et la condition même d’une participation active de ce qui se constitue alors comme « peuple », étant entendu que le local n’est pas hermétique au global qui s’y manifeste nécessairement.
D’autre part, la solution rousseauiste résiste à la tentation qui séduit Lippmann, à savoir celle d’un gouvernement technocratique, seul à même d’appréhender la complexité des interdépendances. À la crise démocratique, Rousseau enjoindrait sans doute de répondre par plus de démocratie, là où le retrait hors de la démocratie semble être le chemin majoritairement emprunté.
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Mazarine Pingeot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
– ref. Rousseau, penser le peuple souverain – https://theconversation.com/rousseau-penser-le-peuple-souverain-259289
