Robots au conseil ? L’IA bouscule la gouvernance d’entreprise

Source: The Conversation – in French – By Julien Le Maux, Professeur titulaire, département de sciences comptables, HEC Montréal

Et si demain, un robot siégeait à la table des administrateurs ? Ce n’est plus un scénario de science-fiction. Si la question peut sembler surprenante, elle est déjà prise très au sérieux par certaines entreprises.

En 2014, la société Deep Knowledge Ventures a nommé un algorithme à son conseil d’administration. Plus récemment, la firme Realbotix a annoncé la nomination d’Aria, un robot doté d’intelligence artificielle (IA), comme conseillère stratégique.

L’intelligence artificielle s’invite progressivement dans les coulisses du pouvoir organisationnel. Son arrivée dans les conseils d’administration ouvre une ère nouvelle pour la gouvernance d’entreprise. Mais cette révolution soulève aussi de nombreuses questions éthiques, juridiques et stratégiques.

Directeur académique des certifications en ESG et en gouvernance d’entreprise à HEC Montréal, je mène des recherches sur la qualité de la gouvernance dans les organisations publiques et privées. Les travaux de ma co-auteure, Nadia Smaili, professeure à l’ESG UQAM, portent sur la gouvernance, la lutte contre la fraude et le lancement d’alerte éthique.

L’IA, nouvel outil de gouvernance

Les conseils d’administration sont confrontés à des volumes de données toujours plus importants et à des environnements d’incertitude grandissants. Dans ce contexte, l’IA apparaît comme un allié précieux. Elle permet de :

  • Analyser de grands volumes de données en temps réel ;

  • Identifier des signaux faibles (tendances, anomalies, risques émergents) ;

  • Améliorer la qualité des décisions stratégiques, notamment en réduisant les biais cognitifs ;

  • Optimiser la détection de fraudes ou de conflits d’intérêts.

Certaines entreprises utilisent déjà des outils d’IA pour appuyer les décisions de leurs conseils. L’IA y joue un rôle de vigie, de soutien analytique, voire de catalyseur dans les processus de décision.


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Peut-on confier un mandat d’administrateur à une IA ?

C’est ici que les choses deviennent difficiles. Sur le plan juridique, dans la plupart des pays, un administrateur doit être une personne physique. Au Canada, la Loi canadienne sur les sociétés par actions est claire : un administrateur est une personne, avec des responsabilités fiduciaires bien définies.

Or, une IA ne peut être tenue responsable. Elle ne peut pas faire preuve de loyauté, de prudence ou de diligence au sens juridique. Elle ne peut pas non plus être poursuivie en cas de faute ni prendre en compte les dimensions éthiques ou sociales d’une décision. Bref, le droit n’est pas prêt pour des robots administrateurs.

L’illusion d’une gouvernance objective ?

L’un des arguments souvent avancés en faveur de l’IA est sa supposée objectivité. Contrairement aux humains, elle ne serait pas influencée par ses émotions, ses intérêts personnels ou ses relations. En théorie, cela permettrait de réduire les biais comportementaux qui affectent parfois les décisions des conseils.

Mais cela reste une illusion, car une IA est formée à partir de données humaines, souvent biaisées. Elle peut donc reproduire, voire amplifier, des discriminations existantes. Et contrairement à un administrateur humain, elle ne peut pas faire preuve de jugement dans des situations ambiguës ou éthiquement sensibles.

Gouvernance augmentée ou gouvernance automatisée ?

Faut-il dès lors rejeter l’IA ? Non. Mais il faut bien distinguer deux usages :

  • L’IA comme outil d’aide à la décision, au service des administrateurs humains (gouvernance augmentée) ;

  • L’IA comme substitut aux administrateurs (gouvernance automatisée).

La première option est réaliste et déjà utilisée. La seconde est encore largement théorique — et probablement risquée.

Comment les humains perçoivent-ils l’IA au conseil ?

Un autre enjeu réside dans l’acceptabilité sociale et psychologique de ces outils. Des recherches récentes montrent que les administrateurs humains restent souvent méfiants envers les recommandations issues d’un algorithme. L’effet « boîte noire » — l’opacité des décisions de l’IA — nuit à la confiance.

Certaines entreprises font face à un paradoxe : elles investissent dans des outils d’IA avancés… mais leurs dirigeants n’en tiennent pas compte dans leurs décisions. À l’inverse, d’autres conseils en viennent à s’en remettre trop aveuglément à la machine.

Le véritable défi est donc l’équilibre entre collaboration et esprit critique.

Vers une gouvernance hybride et responsable

L’IA transforme progressivement le paysage de la gouvernance. Mais cette transformation ne doit pas se faire au détriment des principes fondamentaux de responsabilité, de transparence et de délibération collectives.

La bonne approche n’est ni de rejeter l’IA, ni de l’ériger en oracle. Elle consiste à construire des conseils d’administration hybrides, où les compétences humaines et les capacités technologiques se complètent. Cela suppose aussi de :

  • Former les administrateurs aux enjeux de l’IA ;

  • Mettre en place des comités d’éthique algorithmique ;

  • Adopter des règles de transparence et d’audit des systèmes utilisés ;

  • Et veiller à ce que l’humain reste maître de la décision finale.

Un tournant irréversible

L’IA dans les conseils d’administration n’est plus une idée futuriste. Elle est déjà là, sous différentes formes, et continuera à s’imposer. La question n’est pas de savoir si elle doit être utilisée, mais comment, par qui, et dans quelles limites.

Il est temps de repenser la gouvernance à l’ère algorithmique — sans tomber dans l’aveuglement technologique, mais sans se réfugier non plus dans un conservatisme paralysant. Car une chose est sûre : le futur de la gouvernance ne se fera pas sans l’IA… mais il ne se fera pas sans humains non plus.

La Conversation Canada

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. Robots au conseil ? L’IA bouscule la gouvernance d’entreprise – https://theconversation.com/robots-au-conseil-lia-bouscule-la-gouvernance-dentreprise-257770