Quand les femmes prenaient déjà la vague : l’histoire oubliée du surf californien

Source: The Conversation – in French – By Jeffrey Swartwood, Maître de conférences, Civilisation américaine, Université Bordeaux Montaigne

Mary-Ann Hawkins, championne de surf féminin de la côte Pacifique en 1938, en 1939 et en 1940. Wikimedias Commons, CC BY

Le surf se développe sur les côtes californiennes à partir des années 1920 pendant la période des « hommes de fer et planches en bois ». Dans ce milieu contre-culturel, un premier mouvement de femmes part alors à la recherche de la vague parfaite, malgré les injonctions et les stéréotypes de la période.


Le surf connaît aujourd’hui une nouvelle vague de popularité avec quelque 3,8 millions de pratiquants. Comme à chaque phase d’expansion de ce sport, l’équilibre se redessine entre son image de pratique contre-culturelle –  associée à la liberté, au sport dans les grands espaces – et sa place dans la culture dominante.

Malgré une augmentation considérable du surf féminin (entre 35 % et 40 % des pratiquants), l’imaginaire public entourant le surf reste (très) majoritairement masculin.

À l’heure actuelle, des surfeuses de shortboard comme celles de longboard voyagent en solo à travers le monde, surfent des grosses vagues, créent des modes de vie alternatifs et défient la vision traditionnelle de ce sport si longtemps orienté vers les hommes. Ces femmes suscitent à la fois l’intérêt du public et l’attention des chercheurs, comme en témoignent des ouvrages tels que Surfer Girls in the New World Order de Krista Comer.

Pourtant, le monde de la publicité, jusque dans la presse spécialisée, continue de présenter un déséquilibre : les photos d’action sont largement consacrées aux surfeurs masculins, tandis que les images de femmes, même de surfeuses professionnelles, sont encore souvent prises sur la plage ou sur un parking

L’icône contre-culturelle du surf semble être encore fortement genrée et, en ce sens, pas si contre-culturelle que ça. Et ce n’est pas un phénomène nouveau.

Une liberté d’homme ?

Dans les années 1960, à l’apogée de la révolution contre-culturelle aux États-Unis, la liberté du surf était représentée comme quasi exclusivement masculine.

Dans les premiers magazines tels que Surfer ou Surfing, malgré certaines exceptions, les photos d’action montrant des femmes surfant étaient rares, même quand il s’agissait de traiter la performance des surfeuses lors des compétitions, par exemple.

Pourtant, selon les récits traditionnels hawaiens, depuis ses débuts vers le XIIᵉ siècle, le surf était pratiqué autant par les femmes que les hommes. Avant l’arrivée des missionnaires occidentaux, les femmes étaient étroitement associées à l’histoire du surf hawaïen. Mais ces derniers, animés d’un zèle socioreligieux marqué par des normes strictes de séparation des sexes et une vision productiviste de la société, ont œuvré à l’éradication de l’activité. La pratique du surf a donc progressivement décliné – surtout chez les femmes – jusqu’à quasiment disparaitre pour tous à la fin du XIXe siècle.

Surf aux îles Sandwich, illustration datant de 1897 issue de l'un des journaux de voyage James Cook.
Surf aux îles Sandwich, illustration datant de 1897 issue de l’un des journaux de voyage James Cook.
British Library, CC BY

Le sport renaît au début du XXe siècle à Hawaii et en Californie, sous l’effet d’une curiosité presque ethnologique et d’une prise de conscience de son potentiel touristique. L’activité est alors devenue presque exclusivement masculine, au point que, dans son livre The History of Surfing, le champion de surf Nat Young ne mentionne les surfeuses californiennes que dans une petite parenthèse, vers la fin.

Des planches trop lourdes pour les femmes pour surfer ?

L’historien Scott Laderman explique que cela est dû non seulement au sexisme dominant mais aussi au fait que les surfeuses étaient rares car, avant la Deuxième Guerre mondiale, les planches étaient très lourdes et difficiles à manier. Surfeur reconnu, Mickey Munoz va plus loin en racontant qu’il n’y avait pas de femmes qui surfaient dans la Californie avant la fin des années 40 car les planches étaient trop lourdes.

Pourtant, confronté aux archives historiques et à une analyse approfondie, l’argument selon lequel les femmes ne pratiquaient pas, ou peu, le surf avant la fin des années 1950 ne tient pas la route. Des photosle prouvent, tout comme des articles de journaux et d’autres documents.

Le manque de maniabilité des planches de surf de l’époque est insatisfaisant pour expliquer la quasi-invisibilité des surfeuses de la période. Les planches étaient effectivement en bois et non en mousse, comme le montre la collection du musée Surfing Heritage and Culture Center de San Clemente. Mais leur poids variait énormément, allant de planches en balsa verni d’environ 10 kg à des mastodontes en séquoia pesant jusqu’à 45 kg (un longboard moderne en mousse et résine pèse entre 4 kg et 7 kg.

Et si les planches de trois mètres abondaient, des photographies et des références historiques à des planches plus courtes et plus légères évoquent une diversité plus grande que ne le laisse entendre le stéréotype.

Moins nombreuses que les hommes, mais bien présentes

Les surfeuses étaient vraisemblablement minoritaires sur la côte californienne, mais certaines femmes se consacraient malgré tout à ce sport et menaient une vie alternative. À ce jour, il est difficile de dire combien. Dans toute la Californie d’avant-guerre, il y avait probablement moins de 200 surfeurs et nous pourrions actuellement identifier une trentaine de surfeuses. À San Diego, dès 1925, Fay Baird Fraser, une jeune femme de 16 ans apprenait à surfer en tandem avec le sauveteur Charles Wright. Elle a ensuite continué à surfer seule dans la région, équipée de sa planche longue de 8 pieds (2,42 m).

Plus au nord, à Newport Beach, durant l’entre-deux-guerres, Duke Kahanamoku, hawaïen, champion olympique de natation et surfeur expert fut une figure clé de l’introduction du surf en Californie. Il rapporte avoir enseigné le surf à autant de femmes que d’hommes, et que parmi l’ensemble de ses élèves, tous sexes confondus, une jeune femme dénommée Bebe Daniels, de Corona Del Mar, était la meilleure.

Il y avait même quelques compétitions de surf avec une division féminine à la fin des années 1930. Mary Anne Hawkins, de Costa Mesa, a remporté ces championnats féminins de surf de la côte Pacifique en 1938, en 1939 et en 1940, à l’apogée de l’ère des planches en bois. Nous pourrions également mentionner les californiennes Vicki Flaxman ou Aggie Bane, parmi tant d’autres qui surfaient avant les années 50. Chacune de ces surfeuses talentueuses occupe une place bien documentée dans l’histoire des débuts du surf en Californie.

D’après l’historien Matt Warshaw, leur place était même telle, qu’à la fin des années 1940, alors que le surf évoluait à un rythme rapide et que le mode de vie des surfeurs s’ancrait dans la culture régionale, ces pionnières ont servi de modèle à toute la génération suivante de surfeurs californiens, hommes et femmes.

Selon Joe Quigg, fabriquant respecté de planches et figure iconique du surf, les femmes ont joué un rôle de premier plan dans la scène surf de Malibu dans les années 1940/50. Or, cette scène est devenue l’incarnation de la culture surf californienne, contribuant elle-même à façonner la contre-culture américaine des années 1950 et 1960. Dans un entretien, il va jusqu’à dire que la scène surf à Malibu était composé « de tous les âges et tous les sexes ».

À un moment où les récits traditionnels sont souvent remis en question, la construction de l’imaginaire du surf ne fait pas exception. Il est difficile d’imaginer que nous acceptions collectivement que dans les années 30, des garçons de 10 ans puissent traîner de lourdes planches jusqu’aux vagues pour apprendre, mais que les femmes, même adultes et nageuses accomplies passionnées de sports nautiques, ne le pouvaient pas. Elles le pouvaient, et elles le faisaient. T

out comme aujourd’hui, les femmes se lançaient dans les vagues, loin du rôle traditionnellement attribué à la petite amie qui attend avec patience sur la plage ou à la femme au foyer qui prépare soigneusement un pique-nique pour que son homme passe la journée à surfer. Face au sexisme de l’époque, elles ne représentaient qu’un faible pourcentage de la population des surfeurs. Cela souligne la nature hautement contre culturelle de leur pratique.

The Conversation

Jeffrey Swartwood est membre de l’International Association of Surfing Researchers, le Surf & Nature Alliance, l’Institut des Amériques et CLIMAS (EA4196) et l’Université Bordeaux Montaigne.

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