Comment les « feux zombies » dans les tourbières du Grand Nord affectent le changement climatique global

Source: The Conversation – in French – By Apostolos Voulgarakis, AXA Chair in Wildfires and Climate Director, Laboratory of Atmospheric Environment & Climate Change, Technical University of Crete

Les feux dans le Grand Nord affectent l’atmosphère partout sur Terre. S’ils sont rendus plus fréquents par le changement climatique, ils contribuent à l’accélérer, notamment en libérant le carbone stocké par les tourbières.


Comprendre comment les mégafeux influencent le climat de notre planète est un défi de taille. Bien que les incendies aient toujours existé, presque partout sur la planète, ils restent l’un des éléments les moins compris du système Terre.

Récemment, le nombre de mégafeux dans les régions boréales et arctiques a beaucoup augmenté, ce qui a encore avivé l’attention de la communauté scientifique sur ces zones dont le rôle dans le climat de notre planète reste mystérieux.

En effet, le changement climatique joue probablement un rôle majeur dans l’augmentation du nombre d’incendies en Arctique ; mais les feux de forêt dans les hautes latitudes ne sont pas seulement un symptôme du changement climatique. Ils constituent une force accélératrice qui pourrait façonner l’avenir de notre climat d’une manière que nous sommes incapables de prédire actuellement.

La menace croissante des incendies dans le Grand Nord

À mesure que les températures mondiales augmentent, les grands incendies progressent vers le nord et atteignent l’Arctique. Le Canada, l’Alaska, la Sibérie, la Scandinavie et même le Groenland ont tous récemment connu des saisons de mégafeux parmi les plus intenses et les plus longues jamais enregistrées.

Outre les incendies de forêt classiques qui détruisent la végétation de surface, de nombreux incendies dans les hautes latitudes brûlent la tourbe, une couche dense et riche en carbone composée de matière organique partiellement décomposée. Bien qu’elles ne couvrent que 3 % de la surface terrestre, les tourbières sont l’un des plus importants réservoirs de carbone au monde, contenant environ 25 % du carbone présent dans les sols de la planète.

De plus, le réchauffement climatique est encore plus rapide aux hautes latitudes qu’ailleurs sur Terre (au pôle Nord du moins) — un phénomène appelé « amplification polaire », qui augmente la vulnérabilité des écosystèmes nordiques aux incendies, avec des conséquences potentiellement graves pour le climat mondial.

En effet, lorsque les tourbières s’enflamment, elles libèrent d’énormes quantités de « carbone fossile » emprisonné depuis des siècles, voire des millénaires. Les feux de tourbière, qui sont les incendies les plus importants et les plus persistants sur Terre, peuvent couver pendant de longues périodes, sont difficiles à éteindre et peuvent continuer à brûler sous terre tout au long de l’hiver, pour se rallumer à la surface au printemps. Ils ont récemment été qualifiés de « feux zombies ».

Si les conditions plus chaudes et plus sèches induites par le changement climatique rendent les forêts boréales plus inflammables, on s’attend également à ce qu’elle augmente la fréquence et l’intensité des feux de tourbe, transformant potentiellement les tourbières de puits de carbone (qui absorbent et stockent le carbone contenu dans l’atmosphère) en sources nettes d’émissions de gaz à effet de serre.




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Un tel changement pourrait déclencher une « boucle de rétroaction », c’est-à-dire qu’un réchauffement climatique entraînerait davantage d’émissions de carbone, qui à leur tour accéléreraient le changement climatique.

Les mégafeux affectent la santé humaine, entre stress, deuil, et pollution

Les mégafeux dégagent aussi de grandes quantités de particules de fumée dans l’atmosphère sous forme d’aérosols, contribuant de manière significative à la dégradation de la qualité de l’air à l’échelle locale et régionale. Ces particules sont nocives pour la santé humaine et peuvent provoquer de graves problèmes respiratoires et cardiovasculaires, tandis qu’une exposition prolongée peut entraîner un stress important, des hospitalisations et une augmentation de la mortalité. Les incendies sont également la cause de troubles mentaux liés aux pertes de proches, d’un foyer, de moyens de subsistance ou aux évacuations.

L’impact sur les conditions météorologiques à travers le monde est ressenti à court terme

Au-delà de leurs effets à long terme sur le climat, les émissions des mégafeux peuvent également influencer les conditions météorologiques à plus court terme par leur impact sur les niveaux de pollution atmosphérique. Les particules de fumée interagissent avec la lumière du soleil et les processus de formation des nuages, affectant par la suite les températures, les régimes des vents et les précipitations.

Par exemple, nous avons récemment démontré, sur les impacts atmosphériques à grande échelle des incendies, que les aérosols issus des incendies au Canada en 2023 ont entraîné une baisse de la température de l’air en surface qui s’est étendue à tout l’hémisphère nord. Le refroidissement a été particulièrement prononcé au Canada (jusqu’à -5,5 °C en août), où se situaient les émissions, mais il a également été significatif dans des régions éloignées telles que l’Europe de l’Est et même la Sibérie (jusqu’à environ -2,5 °C en juillet).

L’anomalie moyenne de la température hémisphérique que nous avons calculée (proche de -1 °C) souligne le potentiel des émissions régionales importantes provenant des mégafeux à perturber les conditions météorologiques pendant des semaines sur tout un hémisphère, avec des implications profondes pour les prévisions.

Un effet peu intuitif de ces perturbations est qu’ils impactent la fiabilité des prévisions météorologiques. Des prévisions peu fiables peuvent perturber les activités quotidiennes et présenter des risques pour la sécurité publique, en particulier lors d’événements extrêmes tels que les vagues de chaleur ou les tempêtes. Elles ont également de graves conséquences pour des secteurs tels que l’agriculture, la pêche et les transports, où la planification dépend fortement de prévisions précises et opportunes.

Les effets méconnus des feux de tourbe sur le climat

Bien qu’il soit essentiel d’intégrer les rétroactions des feux de tourbières dans les modèles du système Terre pour obtenir des projections climatiques précises (la plupart des modèles existants ne prennent pas en compte les feux de tourbières).

Il est donc primordial de comprendre le comportement de combustion lente des sols organiques, leur inflammabilité et la manière dont ces processus peuvent être représentés à l’échelle mondiale.

Les efforts de recherche récents visent à combler cette lacune. Par exemple, à l’Université technique de Crète, nous collaborons avec le groupe de recherche Hazelab de l’Imperial College London et le Leverhulme Centre for Wildfires, Environnement et Société afin de mener des recherches sur le terrain et des expériences de pointe sur la combustion lente de la tourbe, dans le but de mieux comprendre les mécanismes complexes des feux de tourbe.

L’intégration de ces résultats de laboratoire dans les modèles numériques du système Terre doit permettre de modéliser les émissions de feux de manière plus précise, ce qui pourrait modifier nos prévisions du climat futur sur Terre.

En quantifiant comment les feux de forêts boréales et de tourbières affectent aujourd’hui l’atmosphère, nous devrions être en mesure d’améliorer la qualité des projections de l’augmentation de la température globale moyenne, mais aussi d’affiner les prévisions des impacts climatiques régionaux liés aux aérosols, tels que les changements de régime pluviométrique ou l’accélération de la fonte des glaces en Arctique.

Relever le défi des feux dans le Grand Nord

Il ne fait aucun doute que nous sommes entrés dans une ère où les mégafeux sont plus fréquents et ont des conséquences catastrophiques. Les incendies récents dans les régions boréales et arctiques révèlent un changement radical dans la nature des feux de forêt aux hautes latitudes, ce qui nécessite une attention et une action urgente.

À mesure que la planète continue de se réchauffer, les incendies dans les hautes latitudes devraient contribuer à façonner l’avenir de notre planète. Les incendies de forêt massifs, tels que ceux qui ont ravagé le Canada en 2023, ont non seulement brûlé des millions d’hectares, mais ont également contraint des centaines de milliers de personnes à évacuer leurs maisons. Des quantités sans précédent de fumée ont recouvert certaines régions d’Amérique du Nord d’un brouillard toxique, entraînant la fermeture d’écoles, l’émission d’alertes sanitaires et obligeant les citoyens à rester chez eux pendant plusieurs jours. De tels événements reflètent une tendance croissante. Ils soulignent pourquoi il est non seulement impératif sur le plan scientifique, mais aussi moralement responsable, de faire progresser la recherche afin de mieux comprendre et prévoir la dynamique des feux de tourbières et de forêts dans le nord, et d’atténuer leurs impacts climatiques globaux.


Créé, en 2007, pour aider à accélérer et à partager les recherches scientifiques sur des enjeux sociaux majeurs, le Fonds d’Axa pour la recherche soutient près de 700 projets dans le monde mené par des chercheurs issus de 38 pays. Pour en savoir plus, visiter le site ou bien sa page LinkedIn.

The Conversation

Dimitra Tarasi a reçu des financements de la chaire AXA Wildfires and Climate, du Leverhulme Centre for Wildfires, Environment and Society et de la A.G. Leventis Foundation Educational Grants.

Apostolos Voulgarakis ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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