Ukrainiens réfugiés au sein de l’UE : précarité d’une protection qui n’est plus temporaire

Source: The Conversation – France in French (3) – By Alexis Marie, Professeur de droit, Université de Bordeaux

*Depuis 2022, les Ukrainiens fuyant la guerre peuvent bénéficier, au sein de l’Union européenne, d’une « protection temporaire ». La précarité de ce statut se révèle toutefois à mesure que l’exil se prolonge. L’Union et les États membres doivent en prendre acte… *


Le 4 mars 2022, en réponse à l’agression de l’Ukraine par la Russie quelques jours plus tôt, le Conseil de l’Union européenne (UE) décidait d’activer la protection temporaire prévue par la directive 2001/55/CE. Cette décision sans précédent a démontré son efficacité. À ce jour, plus de 4,2 millions de personnes provenant d’Ukraine – presque exclusivement des Ukrainiens – ont ainsi obtenu le droit de se maintenir sur le territoire des États membres de l’UE sans pour autant que cet accueil n’encombre les voies d’asile qui conduisent au bénéfice de la qualité de réfugié ou de la protection subsidiaire.

Plus de trois années plus tard, alors qu’aucune issue crédible au conflit ne se dessine, une certaine fébrilité agite les États et l’UE quant au devenir de ces protégés qui n’ont plus grand-chose de temporaires.

2022 + 3 = 2027 ?

Conformément au paragraphe premier de l’article 4 de la directive précitée, la protection a d’abord été mise en œuvre pour une première période d’un an et a été automatiquement prolongée d’une année jusqu’au 4 mars 2024.

Dès 2023, le Conseil a par ailleurs saisi la possibilité prévue par le second paragraphe de l’article  4 en étendant la protection au 4 mars 2025. La disposition prévoit en effet que « s’il subsiste des raisons de maintenir la protection temporaire, le Conseil peut décider […] de la [proroger] pour une période maximale d’un an ».

En 2024, pourtant, il décidait de reconduire le dispositif jusqu’au 4 mars 2026 et les États membres se sont entendus en juin dernier pour le prolonger jusqu’en mars 2027. Il faut donc comprendre que le Conseil peut décider, chaque fois que la situation le justifie, d’étendre la protection d’une année de plus. L’interprétation tord la lettre de la directive et viole son esprit puisque, ainsi comprise, la protection n’a plus rien de temporaire (voir les analyses de Steve Peers et Meltem Ineli Ciger).

On peut, certes, se réjouir que les États membres parviennent encore, trois ans après l’agression, à démontrer leur soutien unanime à l’Ukraine et à ses ressortissants. Le Conseil continue à identifier le groupe des personnes à protéger aussi largement qu’en 2022. Pas plus que les années précédentes, il ne distingue selon la région d’origine et l’intensité de la violence dont elle est le théâtre ou encore selon le statut militaire des exilés.

Il n’en demeure pas moins que cette solidarité s’effectue au prix d’une pratique contra legem et que le danger que constitue un tel précédent au sein d’une « communauté de droit » doit être souligné. Plus encore, ce choix maintient les bénéficiaires de la protection temporaire dans une situation d’insécurité qui n’est pas seulement juridique. Car, pour généreuse qu’elle soit, elle n’est pas une troisième forme d’asile comparable, dans son contenu, aux droits dont bénéficient les réfugiés au sens de la convention de Genève de 1951 ou les protégés subsidiaires.

Protéger l’asile contre les protégés temporaires

Les exilés d’Ukraine ne s’y trompent pas, et [25 000] https://ec.europa.eu/eurostat/databrowser/view/migr_asyappctza__custom_17263054/bookmark/table) d’entre eux ont déposé une première demande d’asile en 2024 au sein de l’UE, soit plus du double de l’année précédente. Ce sont presque systématiquement plus de 2 000 ressortissants ukrainiens qui déposent des demandes d’asile chaque mois depuis un an.

En France (qui accueille seulement 55 630 des 4 261 805 protégés temporaires), la demande d’asile ukrainienne a progressé de 285,4 % pour atteindre la deuxième place du classement des plus importants pays d’origine des demandes en 2024 (Rapport Ofpra, 2024, p. 16).

Devant cet état de fait, une proposition de loi « visant à améliorer le dispositif de protection temporaire en France » a été adoptée par le Sénat en mai 2025. L’exposé des motifs pointe le caractère trop précaire de la protection temporaire, lequel conduit ses bénéficiaires à solliciter l’asile, ce qui est vu comme une « dérive […] totalement contraire à l’esprit du dispositif ».

Faut-il rappeler que la directive de 2001 organise pourtant la compatibilité de la protection temporaire avec la convention de Genève de 1951 en prévoyant précisément que les bénéficiaires de la première « doivent avoir la possibilité de déposer une demande d’asile à tout moment » (art. 17) ?

La France n’est pas la seule à tenter de détourner les Ukrainiens de l’exercice de ce droit. Les questions préjudicielles dont la Cour de Justice de l’UE a été récemment saisie en témoignent. Elle dira bientôt si les Pays-Bas peuvent suspendre le traitement des demandes d’asile des « protégés temporaires » (CJUE, Jilin, C-249/25) et si la Suède peut examiner celles-ci au regard des seules dispositions relatives à la qualité de réfugié à l’exclusion de celles prévoyant précisément la protection subsidiaire des civils qui fuient un conflit armé (CJUE, Framholm, C-195/25).

L’enjeu est de taille : 80 % des demandes d’asile ukrainiennes sont couronnées de succès et à 78 % en application de ce dernier fondement (AUEA, 2025, pp. 199 et 202).

2027, et après ?

La préoccupation est partagée par les institutions de l’UE. Le Conseil étudie en ce moment une proposition de recommandation de la Commission du 4 juin 2025 relative à « une approche coordonnée de la sortie progressive du régime de la protection temporaire » (voir aussi la communication qui l’accompagne).

Anticipant l’éventuelle non-reconduction de la protection temporaire au-delà de 2027, le texte a pour objet d’inciter les États à explorer les modalités d’une « réintégration en douceur et durable » en Ukraine et à « promouvoir le passage à d’autres statuts juridiques avant même la fin de la protection temporaire ». Pour s’en tenir à ce seul aspect, la Commission invite les États à « aider les personnes concernées à comprendre les avantages et les droits que confèrent ces titres de séjour par rapport à la protection temporaire et à la protection internationale » (Recommandation, § 4). Il s’agit en somme, à nouveau, d’entraver l’exercice du droit d’asile.

L’effet délétère du dépôt de plusieurs milliers de demandes d’asile sur les systèmes d’asile interne est incontestable. Il est toutefois possible de l’atténuer en priorisant ou en accélérant le traitement de celles qui, comme les demandes ukrainiennes, sont a priori fondées. Le nouveau Règlement « procédure » (art. 34 § 5), applicable en 2026, maintient cette faculté déjà prévue par la directive 2013/32/UE (art. 31 § 7).

Pour autant, l’asile n’est pas nécessairement la solution la plus pertinente pour tous les Ukrainiens. Il empêche en effet ses bénéficiaires de retourner sur leur territoire d’origine alors qu’on constate d’importants allers-retours entre l’Ukraine et les États de protection.

Encore faut-il, toutefois, que les titres de séjour de droit commun soient accessibles. Or, comme Steve Peers le relève, la Commission n’invite aucunement les États à adapter leur droit interne afin d’en faciliter l’obtention.

Des États ont certes commencé à agir en ce sens (ICMPD, p. 5), mais c’est prendre le risque que l’hétérogénéité des réponses nationales favorise des inégalités de traitement et donc des déplacements entre États membres – ce qui va à l’encontre de la raison d’être de la protection temporaire (Dir. 2001, § 9).

Ce n’est par ailleurs que dans un second temps que la possibilité d’accéder à des statuts européens est envisagée. Mais ceux-ci étant en l’état incompatibles avec la protection temporaire, les États sont seulement incités à informer leurs bénéficiaires de la « différence entre les droits conférés par le statut lié à la protection temporaire et ceux conférés par ces directives ».

En invitant plutôt qu’en décidant, en s’en remettant principalement aux droits internes plutôt qu’à une solution commune, en rappelant le droit existant plutôt qu’en innovant, il est loin d’être certain que cette réponse permette d’assurer une transition « coordonnée », « prévisible » et, surtout, comme l’explique Meltem Ineli Ciger, que des personnes en besoin de protection ne soient pas laissées de côté.

L’Union doit retrouver d’ici à 2027 l’élan qui a animé sa réaction aux premiers jours de l’agression. C’est à cette condition seulement que l’extension de la protection temporaire au-delà de trois années pourrait être autre chose que le reflet de l’incapacité des États membres à véritablement protéger les exilés d’Ukraine plutôt qu’à simplement les mettre à l’abri.

The Conversation

Alexis Marie a reçu un financement de l’ANR dans le cadre du projet « Refwar », aujourd’hui terminé, consacré à la protection des exilés de guerre (2019-2024). Il est également assesseur désigné par l’UNHCR auprès de la Cour nationale du droit d’asile.

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