États-Unis : comment le nationalisme blanc cherche à imposer ses idées à travers la Cour suprême

Source: The Conversation – in French – By Anne E. Deysine, Professeur émérite juriste et américaniste, spécialiste des États-Unis, questions politiques, sociales et juridiques (Cour suprême), Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Le trumpisme n’est pas monolithique. En son sein, diverses mouvances s’affrontent. La plus extrémiste, celle du nationalisme blanc, aspire à faire inscrire sa vision ouvertement raciste dans la jurisprudence par la Cour suprême.


Porté par l’essor du trumpisme, le nationalisme blanc (qui englobe le suprémacisme et le séparatisme) cherche à capitaliser sur la radicalisation du Parti républicain (Grand Old Party, GOP) pour éroder les fondements de la tradition démocratique aux États-Unis.

L’objectif est, à travers la mise en œuvre d’une stratégie d’influence, de guider pas à pas une droite devenue illibérale vers un ordre autoritaire explicitement racial. Pour y parvenir, les leaders revendiqués de la mouvance, tels que les auteurs et éditeurs Jared Taylor et Greg Johnson, cherchent à pénétrer plus avant l’administration Trump. À travers leur présence en ligne, ils commentent l’actualité et les actes officiels, et déterminent les attentes d’une audience, comprise entre 100 000 et 500 000 internautes, qui s’affirme de plus en plus au sein du GOP. La ligne de mire est qu’à l’horizon 2026-2028 un républicain de premier plan puisse affirmer sans états d’âme que les races sont une « réalité biologique » qui nécessite le rejet de la démocratie pour sauver « la civilisation blanche » – et qu’il soit porté non pas malgré, mais grâce à ces idées.

Cet effort de long terme s’appuie notamment sur la Cour suprême qui, pour les tenants de l’extrémisme blanc, constitue à la fois un outil de calibration, permettant d’évaluer jusqu’où il est possible de pousser les revendications sans provoquer de rejet massif, et un verrou institutionnel destiné à pérenniser d’éventuels acquis politiques.

Les nominations effectuées par Donald Trump entre 2017 et 2020 ont fait basculer la Cour dans une majorité de conservateurs radicaux. Pourtant, les auteurs de premier plan du camp nationaliste blanc estiment que les décisions prises par la Cour depuis 2020 sont « largement inefficaces et sans avenir » : elles ne leur auraient pas fourni le levier tactique escompté et révéleraient que la trajectoire idéologique de la droite reste inaboutie.

Or dans le même temps, d’autres composantes de la droite trumpiste, à commencer par le nationalisme chrétien, se félicitent de l’action de la Cour. Les neuf juges de la juridiction suprême se retrouvent sous l’effet des influences croisées et souvent opposées de ces deux groupes, qui sont loin d’être d’accord sur tout…

L’ambiguïté tactique du conservatisme chrétien

Durant son premier mandat, en nommant successivement Neil Gorsuch (2017), Brett Kavanaugh (2018) puis Amy Coney Barrett (2020), Donald Trump concrétise l’un des engagements phares de sa campagne présidentielle de 2016 : ancrer une majorité conservatrice durable au sein de la Cour suprême.




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Ce basculement (six juges conservateurs contre trois progressistes) est immédiatement salué par les organisations évangéliques et catholiques comme l’aboutissement d’un combat entamé dans les années 1980. Le renversement de la jurisprudence, ancrée depuis 1973 dans l’arrêt Roe v. Wade, par la décision Dobbs v. Jackson, du 24 juin 2022, consacre la victoire d’une droite chrétienne qui prétend que remettre aux législatures d’État la responsabilité de décider du caractère légal ou non de l’avortement marque l’avènement d’une « culture de la vie ».




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En revanche, dans la sphère nationaliste blanche, la décision Dobbs v. Jackson suscite des réactions teintées de réserve, voire de défiance. Pour des figures influentes comme Greg Johnson et Gregory Hood l’avortement constituerait un instrument eugéniste dont l’accès ne devrait pas être entravé. Les données statistiques confortent leur argumentation : en 2022, le taux d’avortement chez les femmes afro-américaines était 4,3 fois supérieur à celui des femmes blanches. Dès lors, pour les adeptes de la théorie du « grand remplacement », la légalité de l’avortement apparaît comme un moyen de régulation démographique des minorités raciales.

Si le christianisme politique et l’ethnonationalisme partagent une généalogie commune, documentée notamment par l’historien Leonard Zeskind, leur proximité s’est longtemps cantonnée aux marges paléoconservatrices de la droite américaine, notamment autour de la revue Chronicles et de l’héritage de Pat Buchanan.

Aujourd’hui, les groupes nationalistes blancs tendent à se distancier d’une religion chrétienne perçue comme sémitique et imprégnée d’un universalisme jugé incompatible avec le racialisme. Certains segments suprémacistes réinvestissent un paganisme identitaire pour élaborer des mythes européens de filiation et de pureté, voire explorent des références à l’ésotérisme nazi.

À rebours, le conservatisme chrétien, lui, poursuit une entreprise de moralisation des enjeux sociétaux, tout en cherchant à élargir sa base électorale, y compris auprès de certaines minorités, sous la bannière de la coalition MAGA.




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Au-delà de ces divergences idéologiques, une convergence tactique émerge dans un contexte de polarisation structurelle. Ce qui fédère ces courants ne relève pas d’une vision du monde partagée, mais d’une opposition commune aux libertés individuelles et au progressisme sociétal, caricaturé sous le terme péjoratif de « wokisme ».

Dans cette « guerre culturelle » portée par la droite radicale, le conservatisme juridique de la Cour suprême constitue une ressource permettant de légitimer une conception de la société fondée sur des identités fixes, hiérarchisées et essentialisées. La décision Dobbs v. Jackson ne représente donc pas une décision isolée, mais bien une étape métapolitique, un précédent mobilisable perçu par les nationalistes blancs comme un modèle d’activisme institutionnel reproductible.

L’opposition au nationalisme « color-blind »

À mesure que s’effritent les garde-fous libéraux aux États-Unis, les courants de la droite pro-Trump apparaissent de plus en plus fragmentés sur la question du sens même de leur projet national. Cette fracture s’est cristallisée à la suite de l’arrêt Students for Fair Admissions v. Harvard, du 29 juin 2023, par lequel la Cour suprême a déclaré inconstitutionnelles les politiques d’admission dans les universités explicitement fondées sur la race.

L’arrêt consacre une lecture dite « color blind » de l’égalité, souvent associée à la maxime formulée par John Roberts en 2007 : « Éliminer la discrimination raciale signifie l’éliminer dans son intégralité. » Or, ainsi que l’a montré le sociologue Eduardo Bonilla-Silva, les approches qui prétendent ignorer les origines ethniques ne font souvent que perpétuer des inégalités structurelles héritées.

Les nationalistes blancs retournent cet argument et, dans un commentaire immédiat de l’arrêt, le site Counter-Currents affirme que « le nationalisme civique n’a pas d’avenir » et qu’« aucune somme d’argent versée à la Federalist Society n’y changera rien ». Autrement dit, la Federalist Society, créée en 1982 pour contrer la « domination libérale », devenue aujourd’hui un puissant réseau de juristes conservateurs (incluant les six membres « conservateurs » de la Cour suprême) serait dans l’erreur : la seule adhésion à des principes constitutionnels abstraits ne permettrait pas de fédérer une nation que les nationalistes blancs perçoivent comme un agrégat instable de tribus rivales. De fait, les racialistes anticipent qu’un marché scolaire prétendument neutre renforcerait surtout l’avance des candidats d’origine asiatique, plus performants sur les Scholastic Assessment Tests (SAT) que leurs « concurrents ».

Cette opposition interne s’intensifie encore davantage lorsqu’on passe du débat universitaire aux enjeux économiques. Fin 2024, Elon Musk plaide pour un système méritocratique permettant de relancer l’innovation américaine. Il défend nommément l’augmentation significative des quotas de visas H-1B, permettant l’arrivée massive de talents indiens et chinois dans le secteur technologique.

Face au technocrate, l’aile nativiste America First, de Steve Bannon à Nick Fuentes, dénonce un levier de substitution de main-d’œuvre et un risque de déplacement démographique.

Sur les réseaux sociaux, la polémique prend une dimension plus théorique. Elle expose deux visions concurrentes au sein même de la droite dure américaine : d’un côté, un paradigme économique axé sur la compétitivité entrepreneuriale et la performance technologique ; de l’autre, un paradigme identitaire fondé sur une définition essentialiste des États-Unis.

L’objectif des nationalistes blancs est clair : il s’agit d’imposer, dans la définition même de l’intérêt national, la question du « qui » avant celle du « quoi ». Pour ce faire, ses acteurs cherchent à discréditer les branches civiques et économiques de la droite, accusées d’être implicitement « anti-blanches », afin de se présenter comme les uniques gardiens de la nation.

Pour que la rhétorique devienne une réalité politique, depuis le printemps 2025, les références à l’affaire Trump v. CASA se multiplient. En effet, l’arrêt rendu par la Cour suprême dans cette affaire, le 27 juin 2025, semble accréditer l’idée d’une remise en cause du droit du sol (jus soli), prélude à une citoyenneté définie par le droit du sang (jus sanguinis).

Le peuple dans le texte

La lutte contre l’immigration demeure la pierre angulaire du mouvement MAGA. Avec sa promesse de réduire drastiquement les arrivées et de réaliser des expulsions massives, Donald Trump répond à des inquiétudes économiques et sécuritaires. Sous ces arguments transparaît une crainte profonde de dépossession, qui se décline en deux registres indissociables : un registre raciste qui désigne comme menaçantes des populations perçues comme étrangères ; et un registre populiste, qui accuse une élite cosmopolite d’orchestrer le « grand remplacement » du « vrai peuple ».

C’est précisément cette notion de « vrai peuple » que le nationalisme blanc s’efforce de redéfinir, cherchant à faire glisser l’identité MAGA, d’abord « américaine », vers une identité avant tout (ou exclusivement) « blanche ».

Plutôt que d’attaquer frontalement, ses idéologues investissent un symbole fondateur : la Constitution et son célèbre « We the People ». En s’appuyant sur des références historiques comme le Naturalization Act de 1790, ils soutiennent que les Pères fondateurs avaient réservé la citoyenneté aux seuls hommes blancs libres, et rejettent les amendements constitutionnels qui ont suivi la guerre de Sécession et accordent aux anciens esclaves le même droit à une procédure juste qu’aux Blancs. Que la naissance des États-Unis ait reposé sur des hiérarchies raciales est un constat partagé par de nombreux historiens ; mais les nationalistes blancs, eux, s’appuient sur ce constat pour indiquer que la Cour suprême doit prendre ses décisions à cette aune et ne pas tenir compte des évolutions civiques ultérieures.

Ce discours, porté notamment par des groupes comme American Renaissance et son think tank, la New Century Foundation, ne relève pas seulement de la provocation argumentaire, mais bien de l’hypothèse tactique d’une implantation durable dans les institutions judiciaires. En occupant les prétoires plutôt qu’en manifestant dans la rue, l’orientation de long terme consiste à former un réseau influent de juges, avocats et procureurs acquis à une vision raciale de la société. Ce militantisme judiciaire vise, paradoxalement, à affaiblir la branche judiciaire au profit d’un exécutif tout-puissant.

En définitive, le nationalisme blanc ne se contente pas d’un rôle de commentateur. L’enjeu consiste à influencer les décisions de la Cour suprême afin de devenir le centre de gravité de la droite pro-Trump et de remodeler le visage des États-Unis, sans compromis.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. États-Unis : comment le nationalisme blanc cherche à imposer ses idées à travers la Cour suprême – https://theconversation.com/etats-unis-comment-le-nationalisme-blanc-cherche-a-imposer-ses-idees-a-travers-la-cour-supreme-264167

« Le fact-checking » suffit-il à garantir une objectivité journalistique ?

Source: The Conversation – in French – By Fabrice Flipo, Professeur en philosophie sociale et politique, épistémologie et histoire des sciences et techniques, Institut Mines-Télécom Business School

Vérifier les faits est essentiel, car certaines informations sont tout simplement fausses. Mais la manière dont les faits sont sélectionnés et racontés implique un tri, et aucun choix n’est jamais neutre. beast01/Shutterstock

Les médias mettent en avant la vérification des faits (« fact checking ») face aux fausses informations (« fake news »). Ils questionnent moins souvent la façon dont les récits sont élaborés (« storytelling »). Quelle pourrait-être la méthode pour construire un discours journalistique objectif et impartial ?


Chacun a entendu parler des fake news, qui seraient supposément propagées par les réseaux sociaux. Nombreux sont les médias qui s’équipent de cellules de « fact checking » censées les contrer. Mais sont-elles efficaces ? Leur critère est souvent de « revenir aux faits ». Pourtant, c’est loin d’être suffisant.

Trois normes sont centrales, en réalité : l’objectivité, la neutralité et l’impartialité. Or, elles sont largement méconnues.

Comment dire le vrai ? Le problème traverse déjà les écrits de Platon, quand il dénonce la rhétorique des sophistes, qu’il juge manipulatrice. C’est encore le cas quand Socrate pointe les limites de l’écrit, qui coupe le lecteur de la réponse possible du rédacteur. L’intelligence artificielle et les réseaux sociaux reconfigurent les enjeux, étant de nouvelles manières d’écrire et d’échanger. Ils ne les inventent pas. La présence de cellules de « fact checking » est à double tranchant, dans la mesure où elles jettent aussi un doute sur la production médiatique restante. Leurs méthodes doivent-elles en effet être réservées à une émission parmi des dizaines d’autres ? Produire le vrai n’est-il pas la raison d’être du journaliste, de tous les instants ? Et les réseaux sociaux ne sont-ils pas aussi une manière d’informer sur ce que les médias dominants négligent ? A qui faire confiance, alors ? Sur quels critères ? Le problème est pratique et concret.

Vérifier les faits, oui mais lesquels ?

Face aux « fake news », la réponse la plus courante consiste à « vérifier les faits ». On parle alors de « fact checking », à l’exemple des « Vérificateurs » sur TF1. Vérifier les faits est essentiel, en effet, car certaines informations sont tout simplement fausses. Les conséquences peuvent être immenses, à l’exemple des « armes irakiennes de destruction massives », qui n’existaient pas, mais ont servi à justifier l’entrée en guerre des États-Unis face à l’Irak, en 2003. Mais ce n’est pas le seul problème. La manière dont les faits sont sélectionnés et racontés est une difficulté distincte. La sélection est inévitable, du fait des formats, et aucun choix n’est neutre.

Ne montrer que les points de deal, dans une cité, n’est pas plus neutre que de ne montrer que le chômage massif qui pousse les jeunes vers l’argent facile. La manière d’enchaîner les faits est également déterminante.

Par exemple, enchaîner les faits divers dramatiques à l’exclusion de toute autre considération enferme le public dans une histoire : celle de l’insécurité. Le besoin de sécurité peut ainsi être fabriqué, sans que l’insécurité objective n’ait changé. L’histoire ainsi construite est-elle vraie, est-elle fictive ? Il n’y a souvent pas très loin de la narration des faits au storytelling ou art de raconter à un public les histoires qu’il a envie d’entendre.

Une autre réponse est possible. Elle prend appui sur un fait saillant caractéristique des questions qui sont abordées dans les médias : leur caractère controversé. Un fait divers, tel qu’une attaque au couteau de la part d’un jeune, est diversement interprétable : insécurité ou résultat inévitable de suppression des budgets de l’éducation populaire ? Les explications sont diverses et ont généralement un lien avec les intérêts de celles et ceux qui les formulent – femmes, jeunes, commerçants, associations, etc. Comprendre le fait et pouvoir l’expliquer implique de faire une place à l’interprétation, laquelle procède de la confrontation de points de vue antagoniques. Les faits ne parlent pas d’eux-mêmes de manière univoque.

La méthode des juges

Comparons avec ce qui se passe dans un tribunal. Aucun juge ne se prononce sur le simple établissement des faits. Qui serait capable de les présenter de manière neutre ? Personne.

Le juge écoute donc, tour à tour, la défense, l’accusation et les témoins. Chacun d’entre eux produit les faits qui leur paraissent pertinents et significatifs. Un arbitre procède de la même manière, quand il doit rendre une décision. Il ne se contente pas de constater. Il écoute un point de vue, un autre, fait appel éventuellement au replay, etc. et finit par trancher.

L’interprétation prend du temps, et c’est elle qui passe à la trappe avec la prétention de « s’en tenir aux faits » ou, pis, avec la tentation de verser dans la chasse au scoop et le souci de « faire de l’audience ».
Tout fait un peu complexe implique qu’une enquête soit menée pour pouvoir être compris. C’est la règle. Sans cela, ce n’est pas le tribunal de la vérité qui est dressé, mais la conclusion hâtive, voire le procès stalinien.

La question de la formation du jugement en situation controversée se pose aussi pour les enseignants. La question a donc fait l’objet d’un travail de deux ans impliquant une vingtaine d’enseignants de l’Institut Mines-Télécom, enquêtant, par exemple, sur les normes sur lesquelles s’appuient les juges, les arbitres, ou encore les enseignants confrontés à des controverses.

Trois normes procédurales se dégagent de l’analyse. La première est la neutralité. Un bon jugement ne doit pas chercher à changer les faits ni même les interprétations que les diverses parties en donnent. Il s’interdit d’interagir avec eux. La seconde est l’impartialité. À la manière d’un juge ou d’un arbitre, elle enjoint d’écouter tous les points de vue afin de construire une vision partagée de la situation. Ce résultat ne se trouvait dans aucun d’entre eux, pris de manière isolée. C’est pourquoi l’impartialité ne se confond pas avec la neutralité. Le troisième critère est l’objectivité. Les faits sur lesquels les points de vue raisonnent doivent tous être solides, à la manière des preuves jugées recevables dans un tribunal. Et leur solidité dépend de la manière dont le sujet et l’objet ont interagi.

Quelle est la méthode, alors ? Tout d’abord, ne pas confondre l’information avec le militantisme, le fait d’informer avec le fait de vouloir changer la situation. C’est la neutralité.

Ensuite, confronter les principaux points de vue, sans négliger les « signaux faibles ». Quand un point n’est traité qu’avec un seul expert, et plus encore si cet expert est toujours le même, ou quand des faits similaires sont abordés en donnant toujours la parole aux mêmes, alors nous sortons des critères d’un bon jugement. Par exemple, ne s’intéresser à une grève qu’en donnant la parole aux usagers mécontents revient à dresser un argumentaire à charge contre les grévistes, dont la parole n’est pas relayée. Et cela vaut aussi pour les scientifiques. L’océan du climatologue est bien différent de celui du spécialiste des requins.

Enfin, s’assurer de la solidité des faits, de leur résistance, en ayant en tête que les scientifiques sont bien souvent en désaccord entre eux. Ces trois normes sont ce que Kant appelait des « idées régulatrices », c’est-à-dire des idéaux qui indiquent des directions mais ne peuvent jamais être parfaitement réalisés.

Les médias classiques assurent-ils une information de meilleure qualité que les réseaux sociaux ?

Chacun pourra constater à l’aune de ces trois normes que les médias classiques (télévision, presse) ne sont pas forcément de meilleure qualité que les réseaux sociaux. Ils ont une ligne éditoriale, c’est-à-dire une manière générale d’interpréter la réalité, qui diffère d’un média à un autre. Ils vont donc avoir tendance à inviter les experts qui la confortent, à accumuler les faits qui vont dans leur sens et à mettre en doute ceux qui la remettent en cause.

Le gendarme de l’information veille, certes, aux abus les plus évidents. Ainsi, c’est pour avoir trop réduit la diversité de ses sources que la chaîne C8 a été interdite d’antenne.

En réalité, il est rare que les médias mentent ouvertement. La ficelle est trop grosse, et nuirait très fortement au média dès lors qu’elle serait dévoilée. C’est par le manque de neutralité et d’impartialité que passe la plus grosse des fake news. Les règles du storytelling le savent bien, d’ailleurs. Une bonne histoire doit être crédible, du point de vue du public récepteur. Et une belle histoire est bien plus difficile à remettre en cause qu’un fait qui se révélerait erroné.

Le raisonnement qui vaut pour les médias vaut aussi pour l’expertise, puisque celle-ci a pour but d’éclairer la décision. Si l’information apportée n’est ni neutre, ni impartiale, ni objective, alors la décision ne le sera pas non plus. Les mêmes règles doivent donc procéder au choix des experts dans une prise de décision.

The Conversation

Fabrice Flipo ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. « Le fact-checking » suffit-il à garantir une objectivité journalistique ? – https://theconversation.com/le-fact-checking-suffit-il-a-garantir-une-objectivite-journalistique-258998

Alsace, Vosges, Alpes-Maritimes : ces campagnes françaises qui innovent

Source: The Conversation – in French – By Federico Diodato, Architecte-urbaniste, PhD en Architecture, Maître de conférences à l’Ensa Nancy, École nationale supérieure d’architecture de Nancy

L’éco-hameau la Vigotte Lab, dans les Vosges, lieu d’expérimentation en pleine nature. La Vigote Lab, CC BY-NC

Longtemps perçues comme périphériques, les campagnes françaises s’affirment aujourd’hui comme des laboratoires d’innovation écologique, sociale et culturelle. Entre initiatives locales, coopératives et expérimentations territoriales, elles révèlent des récits alternatifs capables de transformer notre rapport à l’écologie et au développement.


« Comment retourner à la vie rurale après avoir goûté à l’effervescence culturelle de la Ville Lumière ? », chantait Nora Bayes, à la fin de la Première Guerre mondiale (How Ya Gonna Keep ‘em Down on the Farm (After They’ve Seen Paree ?).

Ce titre évoque un contexte très spécifique – celui des États-Unis d’après-guerre, et une population bien ciblée – les soldats revenus d’Europe. Cependant, il met en évidence une opposition de représentations encore aujourd’hui profondément ancrée&. D’un côté, la ville, lieu qui relie une communauté sociale (civitas) avec un espace bâti (urbs) ; de l’autre, ce qui est présenté comme son opposé, la ruralité, souvent reléguée à une position périphérique, voire marginalisée, caractérisée par sa rusticité, sa grossièreté et considérée comme un réservoir de ressources pour la ville.

Tournant rural

Le « tournant rural » que nous vivons en France depuis quelques années signale un changement de regard porté sur ces territoires. Ce changement est culturel, car il implique un changement de perspective collectif qui transforme profondément notre façon, en tant que société, de percevoir, comprendre et se rapporter à ces territoires. Dernière preuve de ce tournant, le rapport « Des campagnes aux ruralités », rédigé par le conseil scientifique de France ruralités, qui retrace l’évolution de ce regard et la reconnaissance de la multiplicité des ruralités. Longtemps associées au déclin et à l’abandon, les « ruralités plurielles » font aujourd’hui l’objet d’une perception plus nuancée qui reconnaît leur potentiel d’innovation, de résilience et d’attractivité.

La difficulté reste, toutefois, de dépasser une vision aménagiste des territoires ruraux, qui les considère avant tout comme des réservoirs de ressources sur lesquels appliquer de nouveaux modèles de développement, même lorsqu’ils sont qualifiés de « durables ». Comme remarque le philosophe Pierre Caye, le terme « durable » pose question et, associé au développement, il semble aujourd’hui être de plus en plus vidé de sens – un concept qui est, d’un côté, « partout dans les discours, et nulle part dans les faits » et, de l’autre, un mot d’ordre « dont on a peine de saisir les principes et à mesurer les effets ».

Le concept de transition écologique ne se porte pas mieux, considéré par certains collectifs comme une impasse, dont les fonctions principales semblent être de « différer indéfiniment toute véritable transformation écologique » et de fournir un nouveau marché lucratif aux entreprises.

Et si c’était précisément dans les territoires ruraux que nous pouvions puiser pour concevoir collectivement une nouvelle forme d’écologie, porteuse d’un récit territorial renouvelé ?

Les ruralités, laboratoires d’innovation

En s’immergeant dans ces territoires, on y découvre des ruralités créatives et apprenantes, de véritables laboratoires d’innovation et d’expérimentation.

On y trouve des coopératives mettant en œuvre des systèmes productifs multisectoriels (comme la coopérative Ardelaine, en Ardèche), des villages en transition vers des systèmes énergétiques à zéro émission de CO2 (Muttersholtz, en Alsace), des éco-hameaux devenus de véritables laboratoires de recherche (la Vigotte Lab, dans les Vosges), ou encore des hameaux fondant leur développement sur l’autonomie alimentaire (Mouans-Sartoux, dans les Alpes-Maritimes)… Ces expériences illustrent une résistance aux systèmes de production homogénéisants et extractifs – des systèmes qui, par essence, négligent la complexité des interdépendances socio-écologiques.

Elles révèlent les ruralités comme des socio-écosystèmes composés de filières multisectorielles capables d’intégrer agriculture et artisanat avec événements culturels et tourisme. Si elles relèvent souvent de l’« extraordinaire » – car rendues possibles grâce aux efforts considérables de collectifs locaux et d’élus engagés –, elles ne sont jamais reproductibles comme des modèles. Leur force réside ailleurs : dans les méthodologies qu’elles esquissent, toujours imaginables en regard des contextes spécifiques locaux, de leurs richesses, de leurs imaginaires et de leurs besoins.

De l’expérimentation dans le quotidien

Au-delà de ces expériences « extraordinaires », certaines recherches sur les territoires ruraux nous indiquent qu’on peut aussi retrouver dans les modes de vie « ordinaires » l’émergence de nouvelles formes d’écologie, indépendantes du discours écologique dominant encore trop attaché à l’urbain. À ce propos, la chercheuse Fanny Hugues aperçoit dans les « débrouilles » quotidiennes des habitants de ces territoires des styles de vie qui « font avec ce que l’on a » et des gestes d’attention qui tendent à « faire durer les choses ». Récupérer, réparer, autoproduire, tant d’actions qui pourraient nous montrer un chemin pour retourner à un rapport aux richesses territoriales plus sobre.

En reprenant la devise de la Fédération des parcs on pourrait affirmer qu’« une autre vie s’invente » dans les territoires ruraux. C’est particulièrement vrai dans les 59 parcs naturels régionaux (PNR), qui couvrent 18 % du territoire national et constituent des laboratoires privilégiés d’innovation. Trente disciplines se croisent au sein de leurs conseils scientifiques, contribuant activement à une inversion des valeurs et des référentiels.

Parmi les actions qu’ils portent, le dispositif des ateliers « hors les murs » – programme national mené en partenariat avec le ministère de la culture depuis 2018 – occupe une place centrale. Il permet à deux établissements d’enseignement supérieur, issus de disciplines différentes, d’organiser des ateliers territoriaux en immersion dans les PNR. Dans ce cadre, les territoires ruraux deviennent des lieux de formation ainsi que d’expérimentation pour un projet local renouvelé. Ce dispositif, en dépassant la seule dimension pédagogique, assume une portée politique et offre un terreau fertile pour imaginer des dynamiques territoriales porteuses d’avenir : initiatives locales, solidarités de proximité, innovations sociales et écologiques… autant de manifestations concrètes d’une créativité enracinée dans les spécificités des territoires ruraux.

Architectes, paysagistes, urbanistes, designers spécialistes du projet de territoire, le projet de territoire ne peut plus ignorer la dépendance des métropoles envers les ruralités, faisant de ces arrière-pays urbains non pas seulement territoires porteurs de richesses vitales (sols, biodiversité, biomasse, alimentation, énergie…), mais des véritables laboratoires d’innovation. Ces récits ne pourront devenir effectifs que si les services d’ingénierie territoriale arrivent à traduire ces apprentissages dans une commande publique à la hauteur des enjeux actuels : une commande publique qui promeut la réhabilitation de l’existant, qui valorise les formes d’habitat vernaculaires, qui maintient (ou crée) des services de proximité, qui soutient des formes d’habitat alternatives fondées sur le réemploi et l’autoconstruction et qui développe des réseaux de mobilités douces, pensés aussi comme des corridors de biodiversité.

Et même si, au bout du compte, nous choisissons de rentrer à Paris, ce sera avec un regard profondément transformé.


Cet article est publié dans le cadre de la série « Regards croisés : culture, recherche et société », publiée avec le soutien de la Délégation générale à la transmission, aux territoires et à la démocratie culturelle du ministère de la culture.

The Conversation

La Chaire Nouvelles Ruralités de l’ENSA Nancy, dirigée par Marc Verdier, a reçu des financements du Ministère de la Culture dans le cadre du Plan culture et ruralité.

Federico Diodato ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Alsace, Vosges, Alpes-Maritimes : ces campagnes françaises qui innovent – https://theconversation.com/alsace-vosges-alpes-maritimes-ces-campagnes-francaises-qui-innovent-261290

Changer l’enseignement des maths : Peut-on s’inspirer de l’école allemande ?

Source: The Conversation – in French – By Florence Soriano-Gafiuk, Professeure des Universités, Université de Lorraine

Les mathématiques sont censées donner aux jeunes des clés pour résoudre les problèmes qu’ils vont rencontrer au quotidien. Pourtant, dans leurs copies, les élèves français semblent souvent jongler avec les nombres sans conscience de leur signification concrète. Pour y remédier, peut-on s’inspirer du modèle scolaire allemand qui met plus l’accent sur la culture arithmétique ?


En mathématiques, lorsqu’on leur demande de résoudre des problèmes arithmétiques concrets, nombre d’élèves n’hésitent pas à proposer des réponses déconnectées de la réalité dans laquelle ils vivent.

« La cour de récréation mesure 13 mètres »,
« Il y a 102,7 personnes dans le bus »,
« La baignoire a une contenance de 35 centilitres »,

peut-on lire dans des cahiers de primaire.

Le fait que des enfants n’hésitent pas à rendre des copies comportant ce type de résultats interroge.

Quels sont les moyens mis en œuvre à l’école élémentaire pour amener les élèves à faire le lien entre la numérosité (c’est-à-dire ce qui peut y être appréhendé par comptage, mesurage, estimation…) du monde et les données numériques présentes dans les énoncés arithmétiques ? Poser cette question conduit à placer le sens au cœur de la réflexion.

Cette préoccupation se retrouve dans les évaluations internationales PISA, attachées à apprécier la capacité des jeunes à « utiliser et interpréter les mathématiques pour résoudre des problèmes dans une variété de contextes du monde réel ».

Si cet enjeu émerge, au moins à première vue, dans les programmes et dans les manuels de mathématiques, qu’en est-il sur le terrain ?

Réaliser la valeur signifiante des nombres

Revenons aux réponses fantaisistes des exercices de maths évoquées en début d’article. Comment expliquer que des élèves puissent, sans ciller, écrire sur leur cahier qu’une baignoire a une contenance de « 35 centilitres » ?

D’une part, les élèves semblent penser qu’en cours de mathématiques, les nombres perdent leur valeur signifiante, et qu’il devient alors possible d’affirmer ce que leur sens commun réfuterait immédiatement. Pour eux, tout se passe comme s’il n’était plus nécessaire de confronter les résultats à la réalité du monde.

L’exactitude numérique primerait sur la plausibilité des réponses, et l’exécution de calculs suffirait à valider les réponses.

D’autre part, les élèves semblent disposer d’une culture arithmétique insuffisante. En effet, quiconque sait qu’une canette de soda contient 33 centilitres perçoit aisément l’absurdité d’une réponse selon laquelle une baignoire domestique aurait une contenance de 35 centilitres.

L’excès de précision est également très révélateur : donner la masse d’un chien au gramme près n’a guère de sens. Le célèbre mathématicien allemand Carl Friedrich Gauss (1777-1855) disait d’ailleurs :

« Rien ne montre plus le manque d’éducation mathématique qu’un calcul exagérément précis. »

Des problèmes de maths ancrés dans le quotidien

Il est cependant parfois utile de s’ouvrir à d’autres cultures, pour apercevoir certains aspects restés invisibilisés à l’intérieur d’un même système éducatif.

Parce que l’Allemagne est un pays voisin, notre attention s’est portée sur la manière dont les mathématiques y sont enseignées au niveau de l’école élémentaire. Ce choix est d’autant plus intéressant que la Lebenswelt (le monde de la vie) est profondément ancrée dans la tradition intellectuelle allemande, modelant les apprentissages autour de situations issues du quotidien des élèves et en phase avec la réalité du monde extérieur.

Or, dans la vie courante, la quantification du « monde de la vie » s’effectue le plus souvent de manière approximative, par le biais de notre perception visuelle (par exemple, à vue d’œil, la nuée d’oiseaux qui traverse le ciel compte environ une cinquantaine d’individus) ou en s’appuyant sur nos expériences de vie (par exemple, l’enjambée d’un enfant de 10-12 ans marchant au pas mesure environ 60 centimètres).




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Les élèves allemands sont formés à saisir les nombres par des modes naturels, grâce à la pratique de problèmes d’estimation de grandeurs ou de quantités. De telles activités ne contiennent aucune donnée numérique et se présentent comme des questions ouvertes : combien de personnes se trouvent en ce moment même dans ton école ? Quelle quantité d’eau est consommée quotidiennement par ta famille ?

Certes, les manuels de mathématiques allemands proposent aussi de nombreux problèmes concrets avec toutes les données numériques utiles, mais, une fois encore, la Lebenswelt agit. Les unités de mesure, comme le décamètre (dam) ou l’hectogramme (hg), ne sont pas des savoirs à enseigner ou à apprendre, tout simplement parce que ces unités ne sont pas couramment utilisées dans la vie (par exemple, on ne dit pas que « la largeur d’une main est de 1 dam », mais plutôt « de 10 cm » ; on ne dit pas qu’« une tablette de chocolat pèse 2 hg » mais « 200 g »).

Ces propos pourraient être illustrés de bien d’autres manières, mais s’achèveront par une dernière remarque. Un problème concret met en scène un contexte, autrement dit une situation narrative (par exemple, celle d’une maman qui fait ses courses). En Allemagne, le choix est fait d’opter pour des contextes familiers liés au vécu des élèves : les loisirs, le sport, les animaux, la vie à l’école ou à la maison… soit des domaines qui font sens aux enfants, mais aussi qui suscitent leur intérêt et leur engagement.

Savoir estimer des distances et des quantités

En France, l’école élémentaire est pensée autrement. Il s’agit d’abord de préparer les élèves à s’approprier les savoirs du cycle 3 (élèves de 9 ans à 11 ans), pour être prêts à recevoir ceux du cycle 4 (élèves de 12 ans à 14 ans). La Lebenswelt n’est pas totalement écartée, mais elle occupe une place bien moins centrale : les activités proposées priorisent les concepts mathématiques et la valeur didactique des données numériques.

Dans un tel système, les élèves sont rarement confrontés aux tâches d’estimation, alors que ces dernières sont pourtant sans cesse mobilisées dans la vie courante. Les données peuvent être déconnectées de la réalité du monde (par exemple, des marées noires sont mesurées en mètres carrés ou mètres cubes, et non en tonnes ; des durées sont représentées sous la forme de fractions).

« France : baisse “historique” du niveau en maths selon le classement international des élèves » (France 24, décembre 2023).

Les élèves découvrent des unités comme le décamètre, l’hectogramme ou le kilomètre cube, autant d’unités jamais utilisées dans la vie quotidienne. Quant aux contextes des problèmes concrets, ils peuvent concerner des thématiques très variées, y compris très éloignées des préoccupations des élèves, comme les acariens d’une salle de cinéma ou la composition précise des gaz à effet de serre.

Développer une culture arithmétique

Alors, l’école élémentaire allemande nous donne-t-elle une leçon ? La question est un peu provocatrice, d’autant que l’Allemagne effectue une importante sélection à l’issue du CM 1 (élèves de 9 ans), ce qui induit des logiques d’apprentissage différentes.

Il serait toutefois dommage de balayer d’un revers de main la question, au motif que les objectifs pédagogiques ne sont pas les mêmes.

Offrir aux élèves la possibilité de construire un catalogue de données numériques de référence, afin qu’ils puissent porter un regard critique sur les résultats obtenus dans le cadre de problèmes concrets, ne peut être que bénéfique.

La question du choix des contextes n’est pas non plus anodine. Le groupe de recherche GREFEM le confirme : « L’histoire à laquelle on se réfère a une influence sur le taux de réussite des élèves » ; en outre, « un problème mettant en scène des poissons dans des aquariums, par exemple, est plus familier aux élèves qu’un problème de même structure impliquant plutôt le taux de glucose chez les êtres humains ».

Or, en France, les enseignants sont d’abord formés à choisir des exercices pour leur intérêt didactique, beaucoup plus rarement pour leur pertinence en termes de construction d’une culture arithmétique en lien avec la Lebenswelt. Les énoncés abordent en effet une grande variété de thématiques (par exemple, l’histoire du train, les effets de la déforestation…). Dans une telle perspective, les contextes apparaissent comme de simples habillages d’exercices : il n’est pas attendu des élèves qu’ils mémorisent les données numériques pour une exploitation ultérieure.

Certainement, l’école élémentaire française pourrait-elle, tout en conservant ses objectifs, accorder une plus grande place au « monde de la vie » pour permettre aux élèves de prendre conscience qu’ils sont porteurs d’une culture arithmétique propre, qui ne demande qu’à être développée et activée en cours de mathématiques.

Une telle orientation contribuerait, au moins aux yeux des publics scolaires les plus fragiles, à transformer l’image des mathématiques : celles-ci cesseraient de prendre les traits d’un être abstrait et étranger à la vie pour devenir une compagne du quotidien, à la fois familière et stimulante.

The Conversation

Florence Soriano-Gafiuk a reçu des financements du CIERA (Centre International d’Études et de Recherche sur l’Allemagne).

ref. Changer l’enseignement des maths : Peut-on s’inspirer de l’école allemande ? – https://theconversation.com/changer-lenseignement-des-maths-peut-on-sinspirer-de-lecole-allemande-260513

Drones et robots tueurs dans la guerre : soldat ou algorithme, qui décidera de la vie et de la mort demain ?

Source: The Conversation – in French – By Laurent Vilaine, Docteur en sciences de gestion, ancien officier, enseignant en géopolitique à ESDES Business School, ESDES – UCLy (Lyon Catholic University)

Il est impossible de purement et simplement ignorer la propagation sans cesse plus rapide des armes létales autonomes et de l’intelligence artificielle sur les théâtres de guerre ; mais il serait éminemment dangereux de confier la prise de décision à la technologie seule.


La guerre des machines est déjà en cours. Ces dernières années, le recours massif aux drones et à l’intelligence artificielle (IA) a transformé le champ de bataille et la nature des opérations. L’autonomie accélère la détection et la délivrance du feu. La refuser, c’est rendre les armes. L’envisager sans garde-fous, c’est percevoir la guerre dénuée de toute éthique.

La France est une puissance moyenne qui ne peut se permettre de prendre du retard technologique. Mais la France est également une grande démocratie qui se veut exemplaire : elle ne peut faire n’importe quoi avec l’avènement de ces nouvelles armes. Elle doit instaurer la primauté humaine sur le code informatique, assumer un couple homme-machine où l’impact militaire demeure, mais où l’humain reste responsable.

Les drones, l’IA, les robots tueurs sont déjà là. Le front en Ukraine est saturé de drones et de logiciels qui trient des images. Déjà, des prototypes sont capables de détecter, de poursuivre et de frapper presque sans intervention humaine. Où la France se place-t-elle dans cette rapide évolution, et que doit-elle décider aujourd’hui pour rester dans la course sans nier ses valeurs ?

Ce qui a déjà changé

Le drone est devenu l’outil d’artillerie du pauvre. Il est l’instrument de reconnaissance de la petite unité et l’engin de précision du dernier mètre. Avec les milliers de drones dans le ciel, l’œil est partout, l’angle mort se réduit. La surprise se joue en secondes.

L’artillerie classique est, certes, toujours efficace. Mais la rupture que constituent les drones est d’abord logicielle : des algorithmes identifient une silhouette humaine ou celle d’un véhicule et accélèrent le temps entre la détection et la frappe. C’est précisément là où l’humain fatigue, là où chaque seconde compte et que la valeur ajoutée de l’autonomie s’affirme.

Pourquoi l’autonomie change tout

Il est nécessaire de distinguer l’idéal du réel. Dans la première configuration, l’humain décide alors que, dans la deuxième, l’humain commence à déléguer des éléments de son jugement à, par exemple, une alerte automatique ou à une trajectoire optimale.

Concrètement, il est d’usage de parler de trois régimes différents :

  • l’humain dans la boucle ;
  • l’humain sur la boucle ;
  • et l’humain hors de la boucle.

Le premier cas est très simple : l’humain décide. Dans le deuxième cas, l’humain surveille et, éventuellement, interrompt. Dans le troisième cas, la machine est préprogrammée et décide seule.

Ce n’est pas qu’une affaire de choix, car, à très haute vitesse (défense antidrones, interception de missiles ou encore combat collaboratif aérien complexe), la présence humaine tend à s’effacer, puisque l’action se joue en secondes ou en dizaines de secondes. Le réalisme et l’efficacité de l’action imposent dès lors de penser que refuser toute autonomie revient à accepter d’être lent et, donc, inopérant. En revanche, accepter une autonomie totale, c’est-à-dire rejeter tout garde-fou, c’est faire entrer de l’incertitude, voire de l’erreur, dans le fonctionnement d’une action létale.

La responsabilité stratégique et éthique d’un pays démocratique se joue entre ces deux pôles.

Le dilemme des puissances moyennes

La France est, du point de vue militaire, une puissance moyenne, mais de très haute technologie. Elle est souveraine dans la grande majorité de ses équipements, mais ne dispose pas d’un budget illimité, ce qui l’oblige à arbitrer.

Dans ce contexte, se priver d’autonomie revient à prendre le risque d’un retard capacitaire face à des régimes autocratiques à l’éthique inexistante ; s’y jeter sans doctrine, c’est s’exposer à une bavure ou à une action involontaire menant à une escalade risquant d’éroder la confiance de la société dans sa propre armée.

Atouts et angles morts français

La France dispose d’une armée moderne et aguerrie en raison de sa participation à de nombreuses missions extérieures. Sa chaîne hiérarchique est saine car elle responsabilise les différents niveaux (contrairement à l’armée russe par exemple). Son industrie sait intégrer des systèmes complexes. En outre, elle dispose d’une grande expertise de la guerre électronique et en cybersécurité. Ces différentes caractéristiques sont des fondements solides pour développer une autonomie maîtrisée.

En revanche, les défauts de l’industrie française sont connus. Son industrie et les militaires privilégient des solutions lourdes et chères. En bonne logique ; les cycles d’acquisition sont longs en raison des innovations. Enfin, une certaine difficulté à passer du démonstrateur à la série peut être constatée.

Tout cela rend difficile la réponse à un besoin massif et urgent du déploiement de drones et de systèmes antidrones, qui combinent détection, brouillage, leurre et neutralisation, du niveau section jusqu’au niveau opératif (sur l’ensemble d’un front).

Ce que la France devrait décider maintenant

L’industrie doit ancrer la primauté nouvelle dès la conception de l’arme ou du système d’armes. Cet objectif doit incorporer certains impératifs : chaque boucle létale (processus de décision et d’action qui conduit à neutraliser ou à tuer une cible) doit avoir un responsable humain identifiable.

En outre, des garde-fous techniques doivent être mis en place. Des « kill-switch » (« boutons d’arrêt d’urgence ») physiques doivent être installés dans les systèmes. Des seuils reparamétrables doivent être prévus : par exemple, si un radar ou une IA détecte une cible, il est nécessaire de définir un seuil de confiance (par exemple de 95 %) avant de la classer comme ennemie. Des limitations géographiques et temporelles codées doivent être prévues. Par exemple, un drone armé ne peut jamais franchir les coordonnées GPS d’un espace aérien civil ou bien une munition autonome se désactive automatiquement au bout de trente minutes si elle n’a pas trouvé de cible.

Un autre point important est que la décision doit être traçable. Il est nécessaire de posséder des journaux de mission permettant de déterminer qui a fait quoi, quand et sur quelle base sensorielle (radars, imagerie, etc.). Une telle traçabilité permet de définir la chaîne de responsabilité. Elle permet également d’apprendre de ses erreurs.

La formation des personnels est aussi importante que la qualité des matériels. Les militaires doivent être formés, préparés à l’ambiguïté. Les opérateurs et décisionnaires doivent être en mesure de comprendre le fonctionnement et les limites des algorithmes, savoir lire un score de confiance. Ils doivent être en mesure de reconnaître une dérive de capteur et, par conséquent, de décider quand reprendre la main. Paradoxalement, l’autonomie exige des humains mieux formés, pas moins.

Sur le plan capacitaire, la France doit apprendre le « low-cost », ce qui implique de disposer d’essaims et de munitions rôdeuses en nombre. Pour ce faire, le pays doit savoir intégrer dans sa base industrielle de défense aussi bien les grandes entreprises traditionnelles que des start-ups innovantes pour plus de productions locales et réactives. Il ne s’agit pas de remplacer les systèmes lourds, mais bien de les compléter afin de pouvoir saturer le champ de bataille.

Le pays, qui a délaissé la capacité antiaérienne, doit bâtir une défense antidrones, chargée de la courte portée et ayant les capacités de détecter, d’identifier, de brouiller, de leurrer, de durcir les postes de commandement (c’est-à-dire leur apporter une protection plus efficace, en les enterrant, par exemple) et protéger les convois. Ces capacités doivent être intégrées dans l’entraînement au quotidien.

Ce qu’il faut éviter

Un piège peut être une forme de surenchère normative stérile. Il est nécessaire de tenir bon sur les principes sans être naïf dans un monde de plus en plus agressif. Si la France dit explicitement « Jamais de robots tueurs autonomes », cela n’empêchera pas d’autres pays d’en utiliser ; mais dire « Toujours oui à ces technologies » serait incompatible avec les principes moraux proclamés par Paris.

Un cadre clair, ajusté par l’expérience, doit donc être inventé.

La dépendance logicielle et, donc, l’absence de souveraineté numérique sont très dangereuses. Il est indispensable de ne pas acheter de briques IA sans véritablement connaître leurs biais, sans savoir ce que l’algorithme a pris en compte. Un effort financier continu doit être entrepris pour développer nos propres outils.

Enfin, il faut éviter d’oublier le facteur humain. Il serait tentant de soulager la chaîne décisionnelle par l’automatisation. Ce serait la priver de l’intelligence de situation propre aux humains et de leur intuition difficilement codable. La doctrine doit accepter de ralentir provisoirement l’action sur le champ de bataille pour laisser la place au jugement.

Responsabilité et droit : la vraie ligne rouge

Une machine, bien paramétrée, peut paradoxalement mieux respecter qu’un humain le droit des conflits armés qui repose sur quelques principes simples. Durant un conflit, il est nécessaire de distinguer (ne pas frapper les civils), d’agir dans le cadre de la proportionnalité, c’est-à-dire de ne pas causer de dommages excessifs (ce qui est très difficile à mettre en œuvre) ; et d’appliquer la précaution (faire tout ce qui est raisonnable pour éviter l’erreur).

Si une machine peut aider à appliquer ces principes, elle ne peut, seule, assumer la responsabilité de se tromper.

Comment correctement appliquer ces principes ? Réponse : c’est le commandement qui s’assure que les paramétrages et les règles ont été convenablement définis, testés, validés.

Société et politique : ne pas mentir au pays

La guerre est par nature une activité terrible, destructrice des âmes et des chairs. Affirmer que le recours généralisé à l’IA permettrait de rendre la guerre « propre » serait une imposture intellectuelle et morale.

L’autonomie est ambiguë. Si elle peut réduire certaines erreurs humaines inhérentes au combat (la fatigue, le stress, la confusion, l’indécision), elle en introduit d’autres :

  • le biais : une IA entraînée avec des images de chars soviétiques dans le désert peut se tromper si elle rencontre un blindé moderne en forêt) ;
  • les capteurs trompés : des feux de camp peuvent tromper une caméra infrarouge qui les prendra pour des signatures humaines ou de véhicules
  • la confusion. Exemple historique : en 1983, l’officier soviétique Stanislav Petrov a refusé de croire son système d’alerte qui détectait à tort une attaque nucléaire américaine contre l’URSS. Une IA autonome aurait appliqué son programme et donc déclenché le feu nucléaire soviétique contre le territoire des États-Unis…

Coder nos valeurs

Notre pays doit faire concilier agilité et vitesse au combat, et conscience humaine. Cela suppose de coder nos valeurs dans les systèmes (garde-fous, traçabilité, réversibilité), de procéder à des essais dans le maximum de situation (temps, météo, nombres différents d’acteurs, etc.), d’enseigner ce que l’on pourrait appeler « l’humilité algorithmique », du sergent au général.

Alors, demandions-nous, qui décidera de la vie et de la mort ? La réponse d’un pays démocratique, comme le nôtre, doit être nuancée. Certes, la machine étend le champ du possible, mais l’humain doit garder la main sur le sens et sur la responsabilité. L’autonomie ne doit pas chasser l’humain. La guerre moderne impose la rapidité de l’attaque et de la réplique. À notre doctrine d’éviter de faire de cet impératif un désert éthique.

The Conversation

Laurent Vilaine ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Drones et robots tueurs dans la guerre : soldat ou algorithme, qui décidera de la vie et de la mort demain ? – https://theconversation.com/drones-et-robots-tueurs-dans-la-guerre-soldat-ou-algorithme-qui-decidera-de-la-vie-et-de-la-mort-demain-263836

Corée du Nord : comment la logistique déjoue les obstacles

Source: The Conversation – France (in French) – By Gilles Paché, Professeur des Universités en Sciences de Gestion, Aix-Marseille Université (AMU)

Comment la Corée du Nord fait-elle pour mettre à la disposition de toute sa population les biens dont elle a besoin ? Plongée dans la logistique façon Pyongyang, où le train joue un rôle essentiel.


La Corée du Nord nous apparaît le plus souvent comme une terre de secrets, avec sa dynastie de dictateurs dont on ignore presque tout, et ses frontières hermétiques qui la coupent du monde, même si des signaux à bas bruit d’un changement progressif sont identifiables. Le mystère est au moins aussi grand concernant sa logistique, parce qu’il faut bien qu’une logistique opère, comme dans n’importe quel pays, pour couvrir les besoins.

Comment les marchandises circulent-elles à travers le pays malgré la sévérité des sanctions et, donc, des contraintes imposées à la Corée du Nord ? La créativité assure en fait le bon fonctionnement d’une dictature singulière, et son exploration révèle une ingéniosité déconcertante, sachant que les chaînes logistiques n’y ressemblent à aucune autre.

L’importance du réseau ferré

En lieu et place de centres de distribution high-tech, de matériels de manutention automatisés et d’un dense réseau autoroutier, on se trouve en présence de routes de montagne sinueuses et mal entretenues, et de chemins de fer vieillissants. La majorité du réseau de 6 300 kilomètres date d’avant 1925, mais sa volumétrie est finalement comparable à celle de la France, qui dispose de 28 000 kilomètres pour une superficie quatre fois supérieure.

Chaque expédition de biens de première nécessité se présente de fait comme un casse-tête stratégique, à la recherche d’un équilibre constant entre l’utilisation au plus juste de ressources rares et le respect absolu de priorités géopolitiques. Explorer la logistique nord-coréenne est en effet autant une question technique que politique, pour une dictature soumise, comme omentionné plus haut, à des sanctions internationales très sévères.




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Tragédies ferroviaires

Le réseau ferroviaire constitue l’épine dorsale de la logistique intérieure. Les trains transportent tout : du charbon, des denrées alimentaires mais aussi des équipements industriels, reliant fermes, usines et bases militaires. Mais la vétusté endémique des infrastructures et les coupures d’électricité rendent toute planification chaotique, sans parler de possibles drames. En décembre 2023, un train à alimentation électrique a subi une chute brutale de tension, et le déraillement consécutif a causé la mort de plus de 400 personnes, mettant en lumière la fragilité structurelle du réseau ferroviaire.

Autre exemple tragique : un soldat est mort de faim à bord d’un train bloqué plusieurs jours, sans vivres ni assistance. Cet épisode dramatique, digne d’un mauvais polar, illustre la dépendance au rail, qui peut devenir un piège mortel, sachant que l’État donne toujours la priorité aux expéditions officielles, détournant trains et marchandises à destination de civils pour satisfaire prioritairement des besoins militaires, ce qui ne fut pas le cas en l’espèce pour le malheureux soldat.

Plus surprenant, les préférences de la dynastie régnante influencent directement les décisions logistiques. Des témoignages de transfuges rapportent que Kim Il-Sung et Kim Jong-il privilégiaient certaines régions selon leurs projets ou leurs caprices du moment, orientant ainsi directement la topographie des flux de transport, sans oublier que le train restait le moyen de transport le plus sécurisé à leurs yeux. Dans un tel contexte, les planificateurs aux ordres doivent bricoler des solutions adaptées. Lorsqu’une pénurie surgit, notamment pour les denrées alimentaires, ils réorganisent les chargements et les expéditions ou réacheminent en urgence les livraisons pour faire face aux exigences liées à la défense du territoire.

Une succession de mini-crises

L’acheminement de denrées alimentaires est effectivement l’un des points sensibles de la logistique nord-coréenne. La production agricole fluctue fortement selon les conditions climatiques, tandis que les pénuries d’énergie paralysent souvent la circulation des marchandises. Les camions sont rares, en étant réservés à la nomenklatura locale. Dans certaines régions, des responsables logistiques munis de bons prioritaires d’enlèvement se livrent à une “chasse aux vivres”. Par exemple, à Sinuiju et Uiju, ils écument fermes et entrepôts pour récupérer fruits, légumes et produits essentiels, souvent au détriment des locaux. Penser chaque acheminement ressemble alors à la résolution d’une succession de mini-crises.

Pour y faire face, les habitants s’appuient sur des réseaux locaux d’entraide et le travail collectif. Malgré ces défis, le pays réussit à maintenir des chaînes logistiques minimales pour ses villes et, surtout, pour ses différentes bases militaires. Ici, l’efficacité se mesure moins en référence à la vélocité des flux de biens de première nécessité que la capacité d’assurer la survie des populations et, par-dessus tout, du régime. Des itinéraires détournés, des transports nocturnes ou encore le recours à une main-d’œuvre étrangère pour pallier les défaillances logistiques témoignent d’un véritable jeu d’équilibriste, indispensable au maintien d’une dictature soumise à un isolement extrême dès lors qu’elle est devenue la neuvième puissance nucléaire de la planète.

Contournements discrets

Depuis son premier essai d’une bombe au plutonium en octobre 2006, les sanctions internationales ont poussé la Corée du Nord à développer des stratégies logistiques sophistiquées de contournement. Les frontières avec la Chine et la Russie, notamment le fleuve Tumen, servent de points de passage pour des échanges informels. Des commerçants nord-coréens, symboles d’une nouvelle classe moyenne d’entrepreneurs, les exploitent pour faire entrer des biens essentiels tels que le carburant, les médicaments et des composants technologiques, souvent via des routes maritimes non officielles. Ces activités logistiques sont rendues possibles grâce à la coopération tacite entre les autorités locales et les réseaux de contrebande.

Lesdits réseaux sont organisés et coordonnés le plus souvent par des entités liées à l’État, telles que le fameux « Bureau 39 », chargé des activités économiques illicites. Ils utilisent des navires sous pavillons de complaisance pour transporter des marchandises entre la Corée du Nord et la Chine, contournant ainsi les sanctions internationales de manière discrète puisque sont masquées l’origine et la destination réelles des cargaisons, tout en brouillant les pistes pour les autorités de contrôle.

À cela s’ajoute le fait que des diplomates nord-coréens ont été impliqués dans des activités de contrebande d’armes, utilisant leur statut pour faciliter le déroulement des opérations logistiques.

En mai 2024, AsiaPress, agence de presse japonaise travaillant avec un réseau clandestin de journalistes nord-coréens pour documenter la vie quotidienne et l’économie souterraine du pays, a révélé comment le ministère nord-coréen de la sécurité d’État (MSS) orchestre un contournement au poste frontalier du District 21, face à Hyesan. L’agence précise que, chaque jour, des camions chinois chargés de biens essentiels traversent la frontière sous l’œil vigilant des autorités nord-coréennes, un agent du MSS posté tous les 20 mètres pour superviser l’opération ! Ces flux sont initiés par le Bureau 39, qui tire profit de l’économie parallèle pour renflouer les caisses du régime, finalement grâce à une logistique soutenant un trafic autant secret que stratégique.

Une résilience jusqu’à l’invraisemblable

En fin de compte, l’élément clé à retenir de la logistique nord-coréenne est sans doute sa remarquable résilience sur le long terme. Des voies ferrées sans âge aux sentiers de montagne dérobés utilisés dans les trafics de contrebande, chaque expédition raconte une histoire de survie et d’ingéniosité. Un constat pas réellement surprenant car même dans les pays les plus isolés, et mis au ban diplomatique et économique, une logistique ad hoc s’avère indispensable à la circulation des biens et au fonctionnement d’une société.

France 24 – 2025.

Chaque déplacement prend ici la forme d’un défi permanent, comme si la Corée du Nord jouait une partie de poker sans fin contre la pénurie. La logistique n’y est pas celle de l’efficacité managériale au sens occidental du terme, mais d’une survie faite de bricolages, de détournements et de multiples astuces. Un sac de riz transporté à vélo, un wagon surchargé cahotant à 25 km/h à travers les campagnes, ou un esquif improvisé franchissant un fleuve le démontre jour après jour. Finalement, déjouer les obstacles est l’objectif principal d’une logistique nord-coréenne, pas comme les autres.

Des liens officiels avec la Russie

La résilience se renforce d’ailleurs au fil des semaines puisqu’à mesure que la guerre en Ukraine s’enlise, une partie de la logistique nord-coréenne bascule vers des échanges de plus en plus formels et nombreux avec le voisin russe. Ainsi, les livraisons d’armes destinées à la Russie, documentées par plusieurs sources, relèvent la présence d’une logistique organisée, puissante et totalement assumée, qui participe au fait de sortir la Corée du Nord de son isolement.

De même, la récente reprise de vols commerciaux entre Moscou et Pyongyang par la compagnie russe Nordwind symbolise le glissement vers une institutionnalisation incontestable des canaux officiels. En d’autres termes, la logistique nord-coréenne se révèle capable non seulement d’improviser dans l’ombre, mais aussi de se formaliser lorsque l’opportunité se présente. Une plasticité qui conforte le régime et, à ce titre, n’est certainement pas sans danger pour la sécurité à long terme de la planète.

The Conversation

Gilles Paché ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Corée du Nord : comment la logistique déjoue les obstacles – https://theconversation.com/coree-du-nord-comment-la-logistique-dejoue-les-obstacles-264074

Les bactéries miroirs pourraient conquérir la vie sur Terre : et si ce fantasme de scientifiques devenait une dangereuse réalité

Source: The Conversation – France in French (3) – By Kate Adamala, Assistant Professor of Genetics, Cell Biology and Development, University of Minnesota

À l’avenir, si des cellules synthétiques (dites « cellules miroirs »), correspondant à la version chimiquement inversée de cellules naturelles, se développaient sur Terre, quelles pourraient être les conséquences pour la santé humaine et l’environnement ? On fait le point sur les risques et les enjeux liés à cette vie miroir.


La plupart des grandes molécules biologiques, y compris toutes les protéines, l’ADN et l’ARN, s’orientent dans une direction ou dans une autre. En d’autres termes, elles sont chirales. Tout comme le gant gauche ne convient qu’à la main gauche et le gant droit à la main droite, les molécules chirales ne peuvent interagir qu’avec d’autres molécules dont la chiralité est compatible.

Deux chiralités sont possibles : gauche et droite, officiellement appelées L pour le latin laevus et D pour dexter. Toute vie sur Terre utilise des protéines L et des sucres D. Même les Archaea, un large groupe de microorganismes à la composition chimique inhabituelle, respectent cette règle concernant la chiralité des principales molécules qu’ils utilisent.

Depuis longtemps, les scientifiques spéculent sur la possibilité de créer des biopolymères qui reproduiraient les composés présents dans la nature, mais dans une orientation opposée, à savoir des composés constitués de protéines D et de sucres L. Ces dernières années, des avancées prometteuses ont été réalisées, notamment à travers la mise au point d’enzymes capables de fabriquer des ARN miroirs et des ADN miroirs.

Diagramme de deux modèles moléculaires qui sont des images miroirs l’un de l’autre, comme les deux mains sur lesquelles ils sont superposés
La chiralité désigne le fait qu’un élément ne peut pas être superposé à son image miroir, comme c’est le cas pour vos mains.
NASA

Quand les scientifiques ont observé que ces molécules miroirs se comportaient exactement comme leurs équivalents naturels, ils ont estimé qu’il serait possible de créer une cellule vivante complète à partir de ces molécules. Les bactéries miroirs, en particulier, ont le potentiel pour constituer des outils de recherche fondamentale précieux, ce qui pourrait peut-être permettre aux scientifiques d’étudier pour la première fois un nouvel arbre de la vie et de résoudre de nombreux problèmes en bioingénierie et biomédecine.

Cette « vie miroir », comme on la surnomme – faite de cellules vivantes constituées d’éléments de base ayant une chiralité opposée à celle des éléments qui composent la vie naturelle –, pourrait avoir des propriétés très similaires à celles des cellules vivantes naturelles. Ces cellules miroirs pourraient vivre dans le même environnement, se disputer les ressources et se comporter comme n’importe quel organisme vivant. Elles seraient capables d’échapper aux infections d’autres prédateurs et aux systèmes immunitaires, car ces adversaires ne seraient pas en mesure de les reconnaître.

Ses caractéristiques justifient pourquoi des chercheurs et chercheuses comme moi ont été immédiatement attirés par la vie miroir. Mais ses qualités constituent également des défauts majeurs qui permettent d’appréhender les problèmes posés par cette technologie.

Je suis spécialiste de la biologie de synthèse, j’étudie les façons d’utiliser la chimie pour créer des cellules vivantes. Je suis également bioingénieure et je développe des outils pour la bioéconomie.

En qualité de chimiste de formation, la vie miroir m’est d’abord apparue comme un moyen fascinant de répondre à des questions fondamentales sur la biologie et d’appliquer concrètement ces découvertes à l’industrie et à la médecine. Cependant, à mesure que j’en apprenais davantage sur l’immunologie et sur l’écologie de la vie miroir, j’ai pris conscience des conséquences potentielles de cette technologie sur l’environnement et sur la santé.

De réelles inquiétudes fondées sur une hypothétique « vie miroir »

Il est important de noter que les chercheurs seront probablement, d’ici dix ans à trente ans, en mesure de créer des bactéries miroirs. À l’échelle d’un domaine en perpétuelle évolution, comme la biologie de synthèse, une décennie correspond à une très longue période. La création de cellules synthétiques est difficile en soi et la création de cellules miroirs nécessiterait plusieurs avancées techniques.

Cependant, cela comporterait un risque. Si des cellules miroirs étaient libérées dans l’environnement, elles seraient probablement capables de proliférer rapidement sans grande restriction. Les mécanismes naturels qui maintiennent l’équilibre des écosystèmes, notamment les infections et la prédation, ne fonctionneraient pas sur la vie miroir.

Les bactéries, comme la plupart des formes de vie, sont sensibles aux infections virales. Des virus bactériens, ou bactériophages, pénètrent dans les bactéries en se liant à leurs récepteurs de surface, puis utilisent leur machinerie cellulaire pour se répliquer.

Mais tout comme un gant gauche ne convient pas à une main droite, les bactériophages naturels ne reconnaîtraient pas les récepteurs cellulaires miroirs et ne pourraient pas utiliser leur mécanisme. La vie miroir serait probablement résistante aux virus.

Image microscopique de nombreuses boules géométriques fixées à une sphère translucide par de fins filaments
Les bactéries miroirs pourraient être capables d’échapper aux bactériophages censés contribuer à les maintenir sous contrôle. Ici, plusieurs bactériophages sont fixés à la paroi cellulaire d’une bactérie.
Professor Graham Beards/Wikimedia, CC BY-SA

Les microorganismes qui se nourrissent dans l’environnement contribuent également à maintenir les populations de bactéries sous contrôle. Ils distinguent les aliments des non aliments à l’aide de récepteurs chimiques « gustatifs ». Tout ce à quoi ces récepteurs se lient, comme les bactéries et les débris organiques, est considéré comme comestible.

À l’inverse, les éléments qui ne peuvent pas se lier à ces récepteurs, comme les roches, sont classés comme non comestibles. Pensez à un chien qui fouille le sol de la cuisine : il mangera un morceau de pain, mais se contentera de renifler une cuillère avant de passer à autre chose. Pour les prédateurs des bactéries, la vie en miroir ressemblerait davantage à une cuillère qu’à du pain : les prédateurs la « renifleraient » avec leurs récepteurs et passeraient à autre chose, car ces cellules ne peuvent pas se lier à eux.

La garantie d’être en sécurité contre le risque d’être mangées serait une excellente nouvelle pour les bactéries miroirs, car cela leur permettrait de se reproduire librement. Ce serait une bien moins bonne nouvelle pour le reste de l’écosystème, car les bactéries miroirs pourraient accaparer tous les nutriments et se propager de manière incontrôlable.

Même si les bactéries miroirs n’attaquaient pas activement les autres organismes, elles consommeraient tout de même les sources de nourriture dont les autres organismes ont besoin. Et comme les cellules miroirs auraient un taux de mortalité beaucoup plus faible que les organismes normaux en raison de l’absence de prédation, elles prendraient lentement, mais sûrement, le contrôle de l’environnement.

Même si les cellules miroirs se développaient plus lentement que les cellules normales, elles seraient capables de se développer sans que rien ne les arrête.

Une immunité insuffisante

Un autre mécanisme de contrôle biologique qui ne serait pas capable de « détecter » les cellules miroirs est le système immunitaire.

Vos cellules immunitaires vérifient constamment tout ce qu’elles trouvent dans votre sang. L’arbre décisionnel d’une cellule immunitaire est assez simple. Tout d’abord, il détermine si quelque chose est vivant ou non, puis il le compare à la base de données du « soi » – vos propres cellules. Si cet élément est vivant mais ne fait pas partie de vous, il doit être détruit. Les cellules miroirs ne passeraient probablement pas la première étape de ce filtrage : elles ne provoqueraient pas de réponse immunitaire, car le système immunitaire ne serait pas capable de reconnaître ou de se lier aux antigènes des cellules miroirs. Cela signifie que les cellules miroirs pourraient infecter une large variété d’hôtes, une situation sans précédent.

Vous pensez certainement qu’une infection causée par des bactéries miroirs pourrait être traitée avec des antibiotiques de même nature. Cela fonctionnerait probablement, et ce serait même moins agressif pour votre intestin qu’un traitement antibiotique classique. En effet, comme les antibiotiques présentent également une polarité, les versions miroirs de ces médicaments n’auraient aucun effet sur votre microbiome intestinal, tout comme les antibiotiques classiques n’ont aucun effet sur les cellules miroirs.

Mais les humains ne représentent qu’une petite partie de l’écosystème. Tous les autres animaux et plantes peuvent également être sensibles à une infection par des pathogènes miroirs. S’il est possible d’imaginer que l’on puisse développer des antibiotiques miroirs pour traiter les infections humaines, il est physiquement impossible de traiter l’ensemble du monde végétal et animal.

Si tous les organismes sont sensibles à une infection, même lente, par des bactéries miroirs, il n’existe aucun traitement efficace qui puisse être déployé à l’échelle de l’ensemble de l’écosystème.

Mieux vaut prévenir que guérir

La vie miroir est un sujet de recherche passionnant et un outil potentiellement efficace pour des applications pratiques en médecine et en biotechnologie. Mais pour de nombreux scientifiques, dont je fais partie, aucun de ces avantages ne compense les graves conséquences que la vie miroir peut avoir sur la santé humaine et sur l’environnement.

Avec un groupe de chercheurs en immunologie, en écologie, en biosécurité et en sécurité, dont certains ont déjà travaillé activement sur la vie miroir, nous avons mené une analyse approfondie des motifs d’inquiétudes possibles concernant la création de la vie miroir. Quelle que soit la manière dont la question était examinée, de front ou à travers le miroir, nos conclusions étaient claires : les avantages potentiels de la création de la vie miroir ne valent pas les risques encourus.

« La vie en miroir est scientifiquement séduisante, mais éthiquement peu pertinente », CBC News.

Il n’existe aucun moyen de rendre quoi que ce soit totalement infaillible, y compris les dispositifs de sécurité intégrés à une cellule miroir, censés prévenir le risque de rejet accidentel ou délibéré dans l’environnement. Les chercheurs travaillant dans ce domaine, dont nous-mêmes, pouvons trouver cela décevant. Mais ne pas fabriquer de cellules miroirs peut garantir la sécurité et la sûreté de la planète. Une discussion plus approfondie au sein de la communauté scientifique mondiale, afin d’identifier les types de recherches sur les biomolécules miroirs et les technologies connexes les plus sûres, et réfléchir aux moyens à mettre en œuvre pour réglementer ces recherches, peut contribuer à prévenir les dangers potentiels.

Conserver les cellules miroirs à l’intérieur du miroir, plutôt que de les rendre physiquement réelles, est le moyen le plus sûr de garantir la sécurité.

The Conversation

Kate Adamala ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Les bactéries miroirs pourraient conquérir la vie sur Terre : et si ce fantasme de scientifiques devenait une dangereuse réalité – https://theconversation.com/les-bacteries-miroirs-pourraient-conquerir-la-vie-sur-terre-et-si-ce-fantasme-de-scientifiques-devenait-une-dangereuse-realite-257145

Budget Bayrou : voter la confiance, puis l’amender peut être une bonne option

Source: The Conversation – France in French (3) – By François Langot, Professeur d’économie, Directeur adjoint de l’i-MIP (PSE-CEPREMAP), Le Mans Université

Lundi 1er septembre, le premier ministre, François Bayrou, débute des consultations avec les principaux leaders politiques à propos de son projet de budget pour 2026. Un autre budget est-il possible ? Peut-on à la fois réduire l’endettement, sans casser la croissance, tout en réduisant les inégalités ?


Cette année, l’État français versera 68 milliards d’intérêts aux marchés financiers. Au-delà de cette dépense contrainte, il déboursera 91 milliards d’euros de plus que ses recettes : le total de ses dépenses hors charges d’intérêts sera de 1 627 milliards d’euros, alors qu’il ne percevra « que » 1 535 milliards de recettes. Ce sont donc 159 milliards d’euros (91+68) qu’il faudra « trouver » en 2025, puis 170 milliards d’euros en 2026, si rien ne change dans la gestion des finances publiques.

Une gestion de la dette plus difficile

Pour s’opposer aux changements proposés par le gouvernement Bayrou, certains affirment que le niveau de la dette publique n’est pas un problème. Ils ont raison, mais uniquement dans un contexte particulier : si l’augmentation de la richesse créée en France chaque année à l’avenir est suffisante pour compenser les intérêts payés chaque année. Les prévisions pour 2025 indiquent que le taux d’intérêt sur la dette sera de 2,2 %, alors que la croissance ne sera que de 2 %. Il y aura donc un besoin de financement d’environ 7 milliards d’euros en 2025.

Même si les dépenses de l’État hors charges d’intérêts étaient égales à ses recettes, le surplus de revenus créés en 2025 serait inférieur de 7 milliards d’euros aux intérêts à couvrir sur la dette publique. Cela augmentera mécaniquement le ratio dette/PIB (la dette, augmentée de ses intérêts, croissant plus vite que le PIB). Pour 2026, la hausse des taux d’intérêt et le contexte international morose ne laissent pas envisager une croissance économique supérieure au taux d’intérêt, permettant de stabiliser la dette, même si les dépenses hors charges d’intérêts étaient égales aux recettes publiques.

Ainsi, le contexte conjoncturel (faible croissance et hausse des taux d’intérêt) doit conduire à s’inquiéter du niveau de la dette : plus il est élevé, plus un taux d’intérêt élevé par rapport au taux de croissance créera de nouveaux besoins de financement, faisant alors exploser la dette. Cette hausse de la charge d’intérêts a évidemment des conséquences immédiates : à niveau de recettes égales, les euros qui y sont consacrés ne peuvent servir à financer l’école, la santé, la sécurité ou les transferts aux ménages.




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Ne pas voter la confiance, si celle-ci porte sur l’état des finances publiques et le montant d’efforts budgétaires à fournir pour contenir la hausse de la dette, ne semble donc pas fondée économiquement. Toutefois, les pistes avancées par le premier ministre le 15 juillet dernier pourraient être amendées, notamment pour conjuguer la réduction de la dette et la préservation de la croissance économique. Cette dernière est d’autant plus nécessaire qu’elle peut contribuer à la réduction du poids la dette.

Un budget pour la croissance qui réduit les inégalités

Tout en réduisant l’écart entre les dépenses hors charges d’intérêts et les recettes publiques, afin de ne pas accroître comptablement l’endettement, ces amendements doivent alors poursuivre un double objectif :

  • soutenir la croissance, car elle facilite la gestion des finances publiques en finançant la charge des intérêts

  • et contenir les inégalités économiques pour que les mesures prises soient majoritaires approuvées dans l’opinion.

Ces mesures budgétaires doivent être calibrées afin qu’elles réduisent graduellement le déficit, d’au moins 40 milliards d’euros en 2026, puis d’une séquence à déterminer pour que le déficit soit ramené à 3 % du PIB en 2029 conformément aux engagements européens de la France). Pour que ces mesures soient efficaces, elles doivent cibler les baisses de dépenses et les hausses de recettes qui réduisent le moins la croissance et n’augmentent pas les inégalités.

Réduire les dépenses plutôt qu’augmenter les prélèvements

Les évaluations faites par le Cepremap et l’i-MIP des deux derniers budgets proposés par les gouvernements Barnier et Bayrou (voir les notes du Cepremap et de l’i-MIP), ont montré que deux types de mesures réduisent fortement la croissance : d’une part, les coupes dans les dépenses de fonctionnement de l’État et des collectivités, et d’autre part, les hausses de prélèvements, ces derniers réduisant peu le déficit du faut des réductions d’assiette qu’ils provoquent.

En revanche, les réductions des transferts indexés sur les revenus du travail (retraites et allocations chômage) permettent à la fois de réduire le déficit et de soutenir la croissance. En effet, ces économies affecteront les seniors qui peuvent, pour les compenser, puiser dans leur épargne s’ils sont retraités ou travailler plus longtemps s’ils sont encore actifs.

Ces mesures permettront à la fois de soutenir la demande par la remise en circulation de l’excès d’épargne accumulée depuis la crise du Covid – principalement par les plus de 60 ans, selon l’Insee (2025) – et d’accroître le taux d’emploi, encore trop faible en France, deux leviers fondamentaux de la croissance. Afin de ne pas creuser les inégalités, les transferts d’assistance, tels que le minimum vieillesse, peuvent être accrus, car tous les seniors ne disposent pas d’épargne ou d’opportunités pour prolonger leur activité.

Graphique 1 : Évolutions depuis 1995 des dépenses et des recettes de l’État (en pourcentage du PIB). Les écarts au début de chaque mandat présidentiel sont en point de pourcentage, comme l’écart minimal (vert) et l’écart maximal (en orange)


Fourni par l’auteur

Quelles dépenses cibler ? Corriger les déséquilibres passés

Respectant le cadrage budgétaire proposé par le gouvernement Bayrou, les amendements au budget doivent aussi corriger de certains déséquilibres passés. Les évolutions historiques des dépenses publiques et des recettes de l’État indiquent, contrairement aux analyses trop partielles, que les prélèvements sont encore au-dessus de leur niveau moyen de 0,4 point de pourcentage, alors que les dépenses sont encore à plus 3 points au-dessus de leur niveau moyen (entre 1995 et aujourd’hui, les recettes représentent 51 % du PIB et les dépenses 54 %, voir graphique 1). Courir après la hausse des dépenses en augmentant les prélèvements ne semble donc pas être une évidence aujourd’hui.

France 24 – 2025.

L’ouverture de négociations que le premier ministre propose doit alors permettre de mieux cibler les mesures réduisant les dépenses. Pour mener cette négociation, les mesures sélectionnées doivent, en premier lieu, soutenir la croissance et contenir les inégalités économiques en favorisant celles qui augmentent la consommation des ménages et le taux d’emploi, et en second lieu, tenir compte des évolutions passées, certains postes de dépenses ayant déjà connu des dérives tendancielles.

Le graphique 2 montre que si la baisse continue de la part des dépenses consacrées au fonctionnement de l’État peut se justifier (-4 points au total), celle consacrée à l’enseignement est plus surprenante (-1,5 point au total), contrastant, en particulier, avec la hausse continue de celle consacrée à la santé (+ 3,3 points au total). Si la perspective est de soutenir la croissance et de contenir les inégalités, il serait opportun d’arrêter de réduire le soutien aux affaires économiques observé pendant la présidence d’E. Macron – comme cela avait aussi le cas pendant celle de J. Chirac, alors qu’il avait fortement crû pendant celle de F. Hollande –, mais aussi parvenir à contenir la part des dépenses consacrées à la protection sociale, en hausse de 1,4 point de PIB depuis 1995. Le choix des postes où se feront les économies budgétaires ne peut donc pas être indépendant des relatifs efforts précédemment consentis et de leurs impacts sur la croissance.

Graphique 2 : Évolutions par mandat présidentiel des dépenses de l’État (en pourcentage du PIB) par postes


Lecture : pendant les présidences de J. Chirac, N. Sarkozy et F. Hollande, les dépenses de protection sociale ont augmenté de 1,2, 1 et 0,3 point de pourcentage respectivement (soit au total une hausse de 2,5 points) et baissé de 1,1 point pendant la présidence d’E. Macron.

The Conversation

François Langot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Budget Bayrou : voter la confiance, puis l’amender peut être une bonne option – https://theconversation.com/budget-bayrou-voter-la-confiance-puis-lamender-peut-etre-une-bonne-option-264166

Une nouvelle étude replace la révolte et le rôle des esclaves africains dans l’histoire agricole du sud de l’Irak

Source: The Conversation – in French – By Peter J. Brown, Honorary Fellow in Archaeology, Durham University

Des récits écrits racontent l’histoire de la révolte des Zanj, une révolte d’esclaves qui a eu lieu à la fin du IXe siècle dans le sud de l’Irak.
Parmi les insurgés figuraient des Africains, réduits en esclavage, qui travaillaient dans divers secteurs de l’économie locale.

Dans la plaine inondable du sud de l’Irak, on peut encore voir des milliers de digues et de canaux. On pense depuis longtemps qu’il s’agit des vestiges d’un vaste système agricole construit par ces esclaves. Leur construction et l’agriculture pratiquée ici pourraient avoir été à l’origine de la rébellion qui, selon une hypothèse largement répandue, aurait conduit au déclin rapide de la ville historique de Bassorah et de l’économie locale.

Pour la première fois, notre étude archéologique fournit une chronologie plus précise de l’agriculture dans cette région. Elle permet également de mieux comprendre l’impact de la rébellion des Zanj sur la région.

Nous avons daté quatre des 7 000 vestiges de remblais abandonnés qui couvrent une grande partie de la plaine inondable du Chatt al-Arab, attestant d’une période d’expansion agricole.

Notre étude révèle que ce système agricole a été utilisé pendant beaucoup plus longtemps qu’on ne le pensait auparavant. Ce qui remet en question l’impact de la rébellion sur l’agriculture et l’économie locale.

Nos conclusions enrichissent notre connaissance de l’histoire paysagère du sud de l’Irak. Elles rappellent aussi l’importance historique de ces éléments, longtemps négligés.

Le mystère des digues abandonnées

Des ouvrages de terrassement à l’abandon et en cours d’érosion jonchent la plaine inondable du Chatt al-Arab, le fleuve formé par la confluence du Tigre et de l’Euphrate. Celui-ci traverse le sud de l’Irak avant de se jeter dans le golfe Persique et l’océan Indien.

On remarque notamment des groupes de crêtes linéaires massives et surélevées, dont certaines s’étendent sur plus d’un kilomètre, disposées en formations régulières. Parmi ces éléments, on peut retracer les vestiges de canaux asséchés et de petits canaux secondaires adjacents.

Aujourd’hui, l’agriculture dans la plaine inondable est limitée à une bande d’environ 5 km autour du fleuve. Mais les vestiges abandonnés témoignent d’une agriculture dans le passé sur une zone beaucoup plus vaste. On ignore ce qui y était cultivé, mais il s’agissait probablement de céréales comme l’orge ou le blé, de dattes ou de canne à sucre.

Les récits des voyageurs qui ont visité la région, ainsi que les cartes historiques, indiquent que le modèle agricole moderne existe, pratiquement inchangé, depuis au moins le XVIIe siècle. Les éléments que nous voyons aujourd’hui dans le paysage ont donc dû être construits, utilisés et abandonnés à une époque antérieure.

De nouvelles méthodes scientifiques permettent désormais de dater plus précisément ces aménagements et de replacer cette phase d’expansion agricole dans son contexte historique.

En 2022, nous avons creusé de petites tranchées dans quatre des digues pour prélever des échantillons de sol. Grâce à une technique appelée luminescence stimulée optiquement, nous avons pu analyser chaque grain de sable. Cette méthode calcule le temps écoulé depuis leur dernière exposition à la lumière du soleil. Comme nos échantillons provenaient de l’intérieur des digues, où la lumière ne pénètre pas, ils nous indiquent le moment où le sol a été déposé pour construire ces ouvrages.

La rébellion des Zanj

Jusqu’à présent, aucune étude de terrain significative n’avait été menée pour étudier ces vestiges. Cependant, ces traces d’agriculture prémoderne ont souvent été associées à un épisode historique précis, mais sans preuve concrète. Des documents datant du début de la période islamique (du milieu du VIIe siècle au milieu du XIIIe siècle environ) décrivent en détail une révolte d’esclaves dans le sud de l’Irak à la fin du IXe siècle, entre 869 et 883.

La rébellion des Zanj a vu de grands groupes d’esclaves se rebeller contre les forces du califat abbasside qui régnait sur la majeure partie du monde islamique. La rébellion a donné lieu à des épisodes violents, notamment le pillage de la ville voisine de Bassorah et des affrontements avec les forces du calife envoyées pour réprimer la révolte. Cela a plongé le sud de l’Irak dans le chaos.

Illustration d'un navire transportant des hommes africains captifs, certains montant à bord de bateaux tandis que des hommes en tuniques tentent de les contrôler et qu'un autre navire s'approche.
Un navire négrier arabe dans la mer Rouge dans les années 1500 ou 1600.
New York Public Library

L’identité du peuple zanj impliqué dans le soulèvement a fait l’objet de débats. « Zanj » est un terme arabe utilisé tout au long de la période médiévale pour désigner la côte swahilie de l’Afrique de l’Est, bien qu’il ait également été utilisé pour désigner l’Afrique de manière plus générale. En conséquence, les Zanj ont généralement été considérés collectivement comme des esclaves transportés vers le sud de l’Irak depuis l’Afrique de l’Est.

Si les preuves de la traite des esclaves entre l’Afrique et l’Irak au début de la période islamique ne font aucun doute, l’ampleur de ce commerce a été remise en question. Sur la base de preuves génétiques et de la logistique nécessaire pour transporter un grand nombre de personnes vers le Golfe, il a été soutenu que la majorité des esclaves africains au moment de la révolte provenaient d’Afrique occidentale et d’Afrique centrale occidentale via les routes commerciales sahariennes, plutôt que de la côte est de l’Afrique.

Par ailleurs, la révolte n’était pas uniquement composée d’esclaves africains, car des paysans locaux se seraient également joints aux insurgés. Le groupe rebelle était donc hétérogène.

On dispose de peu d’informations sur la vie des Zanj avant la révolte de 869. Leur présence en Irak est attestée depuis plusieurs siècles, et des soulèvements de moindre ampleur avaient déjà éclaté dès la fin du VIIᵉ siècle. Toutefois, les sources concernant les conditions de vie des esclaves avant le IXᵉ siècle sont extrêmement rares.

Certains étaient chargés de tâches telles que le transport de la farine. D’autres étaient répartis en groupes de 50 à 500 personnes dans des camps de travail situés dans la plaine inondable. Nous ne disposons d’aucune information sur la vie dans ces camps, mais les sources écrites suggèrent que les esclaves étaient maltraités par les « agents » qui les surveillaient. À part pour l’agriculture, il est difficile d’expliquer pourquoi de tels camps auraient existé dans cette zone.

Ce que l’on sait des Zanj correspond à l’ampleur des vestiges visibles aujourd’hui. De très nombreux bras étaient nécessaires pour transporter la terre et construire les digues, puis pour cultiver les champs. Cela devait être un travail exténuant.

Questions sans réponse

On a souvent supposé que la rébellion des Zanj avait entraîné un déclin important de l’économie de la région, y compris des activités telles que l’agriculture. Nos résultats indiquent cependant que les travaux de terrassement datent de la période postérieure à la rébellion.

Si certains échantillons datent de la période immédiatement après la rébellion, d’autres remontent à un ou deux siècles plus tard, aux XIe, XIIe ou XIIIe siècles. Ces structures ne semblent donc pas avoir été créées en une seule fois, mais sur une longue durée, peut-être selon le rythme des cycles agricoles annuels.

Les échantillons que nous avons datés ne reflètent donc pas les débuts de l’agriculture dans cette zone, mais offrent une sorte d’instantané du travail en cours. Comme certains aménagements datent de peu après la révolte, il est probable que les esclaves mentionnés dans les sources écrites aient participé à leur construction. Mais l’agriculture a bel et bien continué dans la région pendant une très longue période après la fin du soulèvement.

Pourquoi une si vaste zone agricole a-t-elle ensuite été abandonnée ? On l’ignore encore. Les causes possibles vont du changement climatique aux pandémies, en passant par des bouleversements économiques et politiques plus larges. D’autres recherches sont nécessaires pour répondre à cette question.

Mais en établissant un lien plus précis entre ces caractéristiques du paysage et leur contexte historique, nous nous rapprochons un peu plus de la compréhension des processus sociaux et économiques qui ont eu lieu dans le sud de l’Irak au cours de la période médiévale.

L’archéologie ajoute une autre dimension à ce que nous savons déjà d’un événement historique tel que la rébellion des Zanj.

The Conversation

Peter J. Brown bénéficie d’un financement de la Fondation Gerda Henkel.

ref. Une nouvelle étude replace la révolte et le rôle des esclaves africains dans l’histoire agricole du sud de l’Irak – https://theconversation.com/une-nouvelle-etude-replace-la-revolte-et-le-role-des-esclaves-africains-dans-lhistoire-agricole-du-sud-de-lirak-263950

Le travail du sexe dans le Sénégal colonial était contrôlé par la France : un livre en retrace l’histoire raciste

Source: The Conversation – in French – By Caroline Séquin, Associate Professor of Modern European History, Lafayette College

Desiring Whiteness est un livre primé de l’historienne Caroline Séquin. Il explore les histoires entremêlées du commerce du sexe et de la politique raciale en France et dans l’empire colonial français, en particulier au Sénégal. Nous lui avons posé cinq questions sur son étude.


Comment le travail du sexe était-il réglementé en France ?

Un nouveau système de contrôle du commerce du sexe a été mis en place sous le Consulat de Napoléon au début des années 1800. Il a d’abord été mis en œuvre à Paris, puis dans toute la France. Connu sous le nom de réglementarisme, il tolérait le commerce du sexe plutôt que de l’interdire. Mais à certaines conditions.

Il accordait des licences aux maisons closes, à condition que les femmes qui vendaient des services sexuels (on supposait que les hommes ne le faisaient pas) soient enregistrées auprès de la police des mœurs. Elles devaient se soumettre à un examen gynécologique régulier afin de détecter toute infection sexuellement transmissible (IST) qu’elles pourraient transmettre par inadvertance à leurs clients.

À l’époque, la syphilis constituait une grave menace pour la santé publique. Les médecins ne savaient pas comment la traiter. Les femmes atteintes d’une IST ou qui enfreignaient les dispositions du réglementarisme étaient internées dans des hôpitaux ou des prisons sans procès en bonne et due forme.

Les historiens ont montré à quel point le réglementarisme était un système arbitraire et imparfait. Il visait principalement les femmes de la classe ouvrière pour le plaisir des hommes hétérosexuels.

Quelle forme a-t-il pris dans les colonies comme le Sénégal ?

Après l’abolition de l’esclavage en 1848, les autorités coloniales françaises ont adopté le même régime régime réglmentariste qu’en France.

L’empire français comprenait alors la Martinique, la Guadeloupe, la Guyane française, la Réunion et certaines régions côtières de l’Algérie. À cela s’ajoutaient des comptoirs commerciaux français au Sénégal et en Inde, ainsi que plusieurs protectorats dans le Pacifique.

Au Sénégal, le réglementarisme a donc été adopté à Saint-Louis et sur l’île de Gorée. Les Français y avaient construit des comptoirs commerciaux qu’ils ont transformés en territoires coloniaux à peu près à la même époque.

Le réglementarisme était un moyen de contrôler le corps des femmes anciennement esclaves. Les autorités coloniales les considéraient comme une menace pour la santé publique des hommes français présents dans la région. Elles craignaient qu’après l’abolition, les femmes se tournent vers le commerce du sexe pour survivre. Cela contribuerait à la propagation des IST. Elles ont étendu ces politiques à tout le Sénégal colonial à la fin du XIXe siècle.

Comment les travailleuses du sexe sénégalaises ont-elles réagi ?

Pas comme l’auraient souhaité les autorités coloniales. Beaucoup de femmes africaines accusées de se livrer au commerce du sexe ont échappé aux contrôles de santé obligatoires ou à l’enregistrement par la police. Elles ont par exemple déménagé dans d’autres régions pour éviter d’être repérées.

Et bien que le nouveau décret colonial autorisât la création de maisons closes, il semble qu’il n’y en ait eu aucune dans la colonie avant le début des années 1900. Les autorités déploraient régulièrement le fait que les femmes africaines qui se prostituaient le faisaient « clandestinement ». C’est-à-dire en dehors des maisons closes agréées et du contrôle colonial.

Il ne faut pas ignorer le fait que certaines de ces femmes ont probablement été accusées à tort d’être des travailleuses du sexe. Le genre et les préjugés raciaux ont influencé la façon dont les autorités médicales et coloniales percevaient les femmes noires.

Je n’ai trouvé aucune preuve de l’existence de maisons closes employant des femmes africaines à Dakar ou dans le reste du Sénégal colonial. Toutes les maisons closes agréées employaient des femmes européennes et leurs services étaient réservés exclusivement aux hommes européens.

La réputation sexuelle des femmes blanches importait beaucoup aux autorités coloniales, car elle était censée refléter la supériorité morale française. Néanmoins, elles toléraient leur activité sexuelle, car les tenanciers de maisons closes refusaient l’accès à leurs établissements aux clients africains masculins. Cela contribuait à empêcher les relations sexuelles interraciales.

Les relations sexuelles avec une travailleuse du sexe blanche étaient préférables aux relations sexuelles ou conjugales avec des femmes africaines. Étant donné l’idée largement répandue à l’époque selon laquelle les hommes avaient des besoins sexuels naturels, les maisons closes étaient perçues comme un « mal nécessaire » pour maintenir l’ordre social, moral et racial.

La réglementation du commerce du sexe est donc devenue un outil essentiel pour le maintien de la domination coloniale. Celle-ci s’appuyait de plus en plus sur des hiérarchies raciales strictes et la préservation de la blanchité française.

Quelle est la situation actuelle ?

Le régime réglementarsite a été légalement aboli en France – et au Sénégal colonial – en 1946. Cependant, quelques années après la décolonisation et l’indépendance du Sénégal en 1960, une nouvelle loi a été adoptée par les autorités sénégalaises. Elle obligeait les travailleurs du sexe à s’enregistrer (auprès des autorités médicales plutôt que de la police) et à se soumettre à des contrôles réguliers pour dépister les IST. Celles qui ne se conformaient pas à cette loi risquaient d’être emprisonnées.




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Ce système est très similaire au système réglementariste mis en place pendant la période coloniale et qui est toujours en vigueur aujourd’hui.

Cette approche diffère de celle adoptée par d’autres pays africains anciennement sous domination coloniale française, qui associaient le réglementarisme à l’oppression coloniale. Après leur indépendance, ces pays ont pris des mesures pour l’éliminer. Certains chercheurs ont toutefois salué les lois de type réglementariste du Sénégal comme l’une des principales raisons pour lesquelles le pays affiche le taux de VIH le plus bas du continent.

Que souhaitez-vous que les lecteurs retiennent de votre livre ?

La réglementation du commerce sexuel ne visait pas seulement à contrôler le corps et la sexualité des femmes. Elle visait également à contrôler les relations raciales.

À partir de la fin du XIXᵉ siècle, alors que les discours coloniaux devenaient de plus en plus hostiles aux relations intimes entre Blancs et Noirs, les autorités françaises ont utilisé la prostitution pour limiter l’émergence de liens durables entre groupes raciaux. Ces relations menaçaient, selon elles, de brouiller le mythe de la « blancheur française » en donnant naissance à des enfants métis.

Les règles sur qui pouvait vendre ou acheter des services sexuels variaient entre la France et le Sénégal colonial. Mais au fond, la même logique raciale structurait les maisons closes, qu’elles soient métropolitaines ou coloniales.




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Mon livre contribue donc à un corpus de recherches en constante expansion qui a démystifié le mythe de l’aveuglement de la France à la couleur de peau, en révélant comment la réglementation du commerce du sexe n’était qu’un des nombreux moyens utilisés pour produire et maintenir les différences et les hiérarchies raciales au cours du siècle qui a suivi l’abolition de l’esclavage.

En ce sens, la France n’était pas une exception, mais plutôt similaire à d’autres nations impériales comme les États-Unis, où le contrôle de la sexualité et du mariage conjugalité est devenu crucial pour le projet racial de suprématie blanche au lendemain de l’abolition de l’esclavage.

The Conversation

Caroline Séquin does not work for, consult, own shares in or receive funding from any company or organisation that would benefit from this article, and has disclosed no relevant affiliations beyond their academic appointment.

ref. Le travail du sexe dans le Sénégal colonial était contrôlé par la France : un livre en retrace l’histoire raciste – https://theconversation.com/le-travail-du-sexe-dans-le-senegal-colonial-etait-controle-par-la-france-un-livre-en-retrace-lhistoire-raciste-264069