Maroc, États-Unis, Brésil : La recomposition géopolitique de l’arc atlantique Sud

Source: The Conversation – in French – By Xavier Carpentier-Tanguy, Indopacifique, Géopolitique des mondes marins, réseaux et acteurs de l’influence, diplomatie publique, Sciences Po

Les pays de la façade atlantique de l’Afrique, au premier rang desquels le Maroc, aspirent à mettre en œuvre un ensemble de projets économiques, énergétiques et sécuritaires conjointement avec les puissances de l’autre rive de l’océan, à savoir les États-Unis et le Brésil. Il s’agit entre autres, pour ces États, de réduire leur dépendance à l’égard de la Chine et de la Russie, de plus en plus présentes sur le continent.


En mai 2025, le Maroc a présenté une ambitieuse initiative portuaire et logistique, reprenant son Initiative atlantique, lancée en 2023 (et destinée alors aux seuls Mali, Burkina Faso, Niger et Tchad) et visant à positionner le royaume en pivot stratégique entre l’Afrique, l’Europe et les Amériques.

Bien au-delà du simple renforcement d’infrastructures existantes, ce projet vise à façonner l’ossature d’un espace atlantique multipolaire en fédérant Mauritanie, Sénégal, Guinée-Bissau, Liberia et Gabon autour d’un réseau régional de coopération inédit. Cette diplomatie d’intégration a été rappelée le 7 août 2025, à la troisième Conférence des Nations unies sur les pays en développement sans littoral. L’intérêt pour une sécurisation et un désenclavement du Sahel est également porté par les États-Unis, ce qu’a illustré la réunion, le 9 juillet 2025, des présidents de ces cinq États avec Donald Trump à Washington afin d’échanger sur les richesses minérales de ces pays.

Le signal est important. Alors que la fermeture de l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), décidée dès le 20 janvier 2025, a des conséquences directes sur les structures locales comme certaines écoles ou des coopératives agricoles – par exemple, dans la ville de Fès, un centre qui offrait des cours d’alphabétisation et de formation professionnelle à des femmes en situation de précarité a dû réduire ses activités –, la Chine et la Russie, puissances rivales des États-Unis, ont récemment réalisé des avancées majeures dans la région.

Pékin a consenti des investissements substantiels sur le continent. Pour ne prendre que le cas du Maroc, la RPC a cofinancé le pont à haubans Mohammed VI, d’une longueur de 950 mètres, ainsi que le complexe solaire Noor, situé à Ouarzazate. Elle ambitionne également de participer aux futurs chantiers d’extension de la ligne de train à grande vitesse entre Kénitra, Marrakech et Agadir, et a annoncé vouloir investir 10 milliards d’euros dans la fabrication de batteries électriques et leurs composants au Maroc.

Moscou, pour sa part, a apporté son soutien à la nouvelle Alliance des États du Sahel (AES), composée du Mali, du Burkina Faso et du Niger, qui partagent des frontières avec plusieurs de ces pays.

Une recherche d’autonomie accrue

Dans ce contexte, l’initiative marocaine s’inscrit dans un triptyque géopolitique novateur.

Premièrement, sur le plan africain, Rabat catalyse une intégration fondée sur la coordination logistique et industrielle, la ministre de la Transition énergétique et du Développement durable, Leila Benali, rappelant à cet égard lors d’une réunion ministérielle lors de la COP29 à Bakou que le royaume constitue « le seul corridor énergétique et commercial reliant l’Europe, l’Afrique et le bassin atlantique ».

Deuxièmement, les liens avec les États-Unis sont considérablement renforcés depuis la reconnaissance officielle de la souveraineté du Maroc sur l’ensemble du territoire du Sahara occidental en 2020, réaffirmée en avril 2025 par le secrétaire d’État Marco Rubio. La coopération militaire entre Rabat et Washington est particulièrement intense. Elle se manifeste par leur participation commune aux exercices conjoints annuels « African Lion » et, surtout, par le fait que le Maroc a été le seul pays africain et arabe invité à participer aux exercices navals UNITAS.

Ce rapprochement avec les États-Unis, qui démontre la volonté d’offrir une alternative à la fragmentation logistique générée par la Belt and Road Initiative (BRI) mise en œuvre par Pékin depuis 2013, consacre le Maroc et ses alliés comme les porteurs d’un projet capable d’influer sur la structuration des réseaux de commerce mondiaux.

La dimension structurante du projet s’exprime dans ses infrastructures : la stratégie marocaine s’étend au-delà de la croissance des terminaux portuaires (Tanger Med, Dakhla Atlantique, Nador West Med), projetant un maillage intégré de zones franches, corridors ferroviaires et industriels, et plates-formes d’innovation technologique. Le gazoduc Afrique-Atlantique traverse sur 6 900 km onze pays et offre également des perspectives d’exportation vers l’Europe d’un transport potentiel d’hydrogène.

L’ambition n’est pas seulement d’exporter des matières premières, mais de générer de la valeur ajoutée autour de clusters industriels, d’attirer les industries vertes et de positionner l’Atlantique africain comme hub de la transition énergétique. Ce modèle s’oppose à la centralisation des chaînes logistiques du modèle chinois : il propose la fédération des chaînes africaines au sein d’un réseau régional interconnecté, flexible et souverain.

Aspects sécuritaires

La consolidation de cette stratégie repose aussi sur le déploiement d’un maillage SIGINT transatlantique. Grâce à un réseau dense et intégré de stations terrestres, de plates-formes navales et de relais satellitaires, le dispositif déployé depuis 2018 assure le contrôle des flux maritimes et la gestion des menaces hybrides, y compris la piraterie, les trafics illicites ou les actions des groupes djihadistes.

Renforcé par la coopération technologique américaine, ce dispositif dote le Maroc et ses alliés d’une capacité de surveillance accrue, alignée sur les standards des grandes puissances. La piraterie dans le golfe de Guinée et la pêche illégale constituent, par exemple, des préoccupations majeures. Les États-Unis, l’UE, le Maroc et le Brésil collaborent déjà via le système SisGAAz (Sistema de Gerenciamento da Amazônia Azul, soit Système de gestion de l’Amazonie bleue).

Le Brésil, qui protège son « Amazonie bleue » – un concept proposé dès 2004, désignant la zone maritime sous juridiction du pays, riche en pétrole offshore, en gaz et en minerais rares – entend également affirmer un leadership régional sur l’Atlantique sud. Depuis 2023, Lula da Silva a renforcé la présence brésilienne en Afrique via des partenariats économiques et militaires.

Enfin, indéniablement, un objectif clé du projet marocain consiste à neutraliser le verrou stratégique que représente l’Algérie pour l’accès au détroit de Gibraltar. L’Algérie, dotée de capacités militaires et de techniques sous-marines russes, et capable de mettre en œuvre une politique d’interdiction de manœuvrer dans une zone spécifique (A2/AD (Anti-Access/Area Denial)), pouvait espérer contrôler ce passage stratégique par lequel transite une part déterminante du commerce maritime mondial (plus de 53 000 navires par an y transitent soit 12 % du commerce mondial).

Le projet marocain, via la multiplication des corridors atlantico-africains et l’intégration logistique, réduit ce risque et offre aux États sahéliens et à l’Afrique de l’Ouest un accès sécurisé aux flux mondiaux, affranchissant la région d’un possible isolement imposé. Enfin, le projet vise à assurer le développement du Sahara occidental sous l’égide du Maroc, court-circuitant les revendications algériennes.

Un espace au cœur de la mondialisation

L’ensemble de ces grands projets atlantique illustre une ingénierie diplomatique cherchant à accentuer la coproduction institutionnelle, l’alignement sécuritaire et la mutualisation des grandes infrastructures portuaires.

Dans ce grand dessein, le Maroc se veut l’interface entre les dynamiques africaines profondes et les priorités stratégiques occidentales, contribuant à dessiner l’Atlantique africain comme future colonne vertébrale de la mondialisation. Avec l’émergence d’acteurs comme le Brésil, l’arc Atlantique Sud, longtemps périphérique, dessine un nouveau centre de gravité dans la recomposition géo-économique mondiale.

The Conversation

Xavier Carpentier-Tanguy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Maroc, États-Unis, Brésil : La recomposition géopolitique de l’arc atlantique Sud – https://theconversation.com/maroc-etats-unis-bresil-la-recomposition-geopolitique-de-larc-atlantique-sud-261883

L’échec du gouvernement Bayrou, symptôme d’une crise démocratique profonde

Source: The Conversation – in French – By Rémi Lefebvre, Professeur de science politique université Lille 2, Université de Lille

Depuis la dissolution de juin 2024, la France connaît une paralysie politique inédite. Pour le politiste Rémi Lefebvre, ce blocage n’est pas seulement institutionnel : il révèle une crise plus profonde du lien représentatif, nourrie par la défiance, par la fragmentation sociale et par l’usure du fait majoritaire.


Depuis la dissolution en juin 2024, les gouvernements de Michel Barnier puis celui de François Bayrou ont été en incapacité de gouverner. De nombreux commentateurs ont estimé que ce blocage serait lié au manque d’esprit de compromis des partis politiques, ou à des règles du jeu institutionnel inadaptées. On peut, au contraire, penser que le dérèglement est plus profond. Le rapport à la politique s’est transformé ces dernières décennies et la crise actuelle n’est que le symptôme d’un étiolement et d’une décomposition du lien représentatif lui-même.

Une routine politique déréglée

Nous avons été habitués en France, notamment depuis les années 1970, au « fait majoritaire » : le président de la République était élu au suffrage universel direct, il avait besoin d’une majorité, qu’il obtenait en général. La vie politique avait une rythmique routinisée d’alternances avec des majorités. Puis ce système s’est peu à peu déréglé.

Les alternances sans alternative se sont multipliées créant un désenchantement chronique dans chacun des camps politiques. La progression de l’extrême droite qui prétend incarner une nouvelle voie est associée au brouillage du clivage gauche-droite. En 2017, l’arrivée d’Emmanuel Macron est comprise comme le produit de l’épuisement du clivage gauche-droite et une réponse à la crise démocratique portée par une rhétorique du « dépassement ».

Mais ce dernier a accentué cette crise en poussant les marges à s’extrémiser et, finalement, en polarisant la vie politique tout en droitisant son positionnement. Emmanuel Macron a nourri l’extrême droite et affaibli la gauche de gouvernement. Alors que les injonctions au compromis sont fortes, le Parti socialiste (PS) est sous la férule de La France insoumise (LFI) et sans cesse exposé à des procès en « trahison ». La difficulté à construire des majorités, liée à la tripartition de la vie politique, est aggravée par la fragmentation interne à chaque bloc.

Pourtant, on ne peut pas comprendre cette crise par le seul jeu politique. Il faut aussi prendre en compte les changements du rapport à la politique par en bas. Depuis le début des années 2000, le mécanisme même de l’élection est mis en cause. La légitimité donnée aux gouvernants par l’élection est de plus en plus faible, comme l’explique Pierre Rosanvallon. Cela est renforcé par le vote stratégique qui s’est largement développé : on vote de plus en plus « utile » pour éliminer, mais les électeurs n’expriment plus vraiment leur préférence, ce qui affaiblit leur engagement dans la désignation d’un représentant et la légitimité de ce dernier. Ainsi, la procédure électorale est abîmée dans ses fondements : on parle de démocratie « négative » (on élimine plus qu’on ne choisit).

Par ailleurs, la fragmentation des identités politiques renvoie pour partie à la fragmentation de la société elle-même. La crise de gouvernance ou de gouvernabilité est liée à une société plus individualisée et fragmentée par des inégalités exacerbées et une forme de séparatisme. Les identités et des clivages sont plus complexes (genre, écologie, laïcité, islam…), moins structurés par des identités de classe homogènes, comme l’explique Gérard Mauger.

Si les partis politiques ne veulent pas faire de compromis, c’est aussi parce qu’ils ne veulent pas décevoir les groupes sociaux éclatés qui les défendent encore et parce qu’ils craignent de « trahir » des électeurs défiants et des clientèles électorales de plus en plus volatiles et étroites. La société est plus polarisée (la polarisation affective par les réseaux sociaux est indéniable) ce qui rend également les compromis politiques plus difficiles. On peut ajouter que l’émiettement et l’éclatement des identités politiques des électeurs sont favorisés par la faiblesse des partis et leur grand nombre – il y existe aujourd’hui 11 groupes parlementaires à l’Assemblée nationale, ce qui est un record). L’une des conséquences majeures est que les partis politiques n’arrivent plus à organiser le débat public autour de quelques visions cohérentes et simples.

L’impasse politique actuelle pourrait-elle être résolue par une dissolution, par des négociations, par de nouvelles élections législatives ou même par une élection présidentielle ? On peut en douter. Finalement, il est possible que le blanc-seing donné à un président à travers une élection législative succédant à son l’élection n’existe plus à l’avenir. Les majorités politiques sont introuvables mais peut-être aussi les majorités sociales et électorales (c’est-à-dire des alliances de groupes sociaux suffisamment larges pour porter les premières).

Défiance et désenchantement envers la politique

La crise conjoncturelle vécue depuis un an s’inscrit dans une tendance encore plus large, qui est l’accroissement considérable de la défiance à l’égard de la politique.

Selon le baromètre Cevipof 2025, environ 20 % des Français font confiance aux hommes et femmes politiques. Les Français jugent donc la classe politique incapable de régler les problèmes. Ils la jugent même indigne. Il faut dire que le spectacle donné est assez peu attractif, et on peut estimer que le niveau du personnel politique baisse. Le politiste Luc Rouban a montré que ce phénomène nourrit un désir de repli sur la sphère privée sur le mode « Laissez-nous tranquille, la politique on s’en fout ». La crise actuelle est donc le produit de cette défiance et l’incapacité de la classe politique à la résoudre renforce le phénomène.

La déception et le désenchantement se sont accumulés depuis des décennies. L’usure de l’alternance gauche-droite, qui rythmait la vie politique, est profonde. Nicolas Sarkozy n’a eu qu’un mandat, François Hollande également : tous deux ont fait campagne sur le volontarisme, mais ont rapidement déçu. Ils ont mené des politiques libérales sur le plan économique qui ont miné l’idée que la politique pouvait changer les choses. Emmanuel Macron, réélu, a déçu également. Il a favorisé le sentiment anti-élites qui s’est puissamment manifesté lors de la crise des gilets jaunes (et peut-être le 10 septembre prochain). Finalement, chaque camp est marqué par le désenchantement et produit des mécanismes de polarisation. Ainsi, les socialistes ont produit LFI, résultat d’une déception, celle de la gauche au pouvoir. L’extrême droite est aussi, dans une large mesure, le résultat de la désillusion politique. Ces forces (LFI et Rassemblement national) sont hostiles à tout compromis.

Cette défiance envers la politique n’est pas spécifique à la France, comme l’a montré Pierre Martin dans son analyse de la crise des partis de gouvernement. Ces mécanismes sont présents partout, en Europe ou aux États-Unis. Depuis les travaux de Colin Crouch, les sciences politiques parlent même de régimes « post-démocratiques », où les décisions échappent de plus en plus au pouvoir politique.

La mondialisation, l’européanisation, le pouvoir des très grands groupes financiers et des lobbys ont démonétisé le pouvoir politique et réduit ses marges de manœuvre. Or le politique suscite des attentes, et ses acteurs tentent de réenchanter le jeu électoral en faisant des promesses à chaque élection.

Cette situation est d’autant plus mal vécue en France qu’il existe une culture d’attentes très fortes à l’égard de l’État. Cette crise du volontarisme politique crée des déceptions à répétition. La dernière enquête du Cevipof montre que la défiance augmente et qu’elle est associée à un sentiment d’impuissance gouvernementale et électorale. Les Français pensent que la politique ne sert plus à rien : le jeu politicien stérile tournerait à vide, sans impact sur le réel.

La situation actuelle fait le jeu de l’extrême droite, car la défiance à l’égard de la politique nourrit l’antiparlementarisme et renforce aussi l’idée qu’une force politique qui n’a pas exercé de responsabilités peut être un recours.

Par ailleurs, une partie de la société se retrouve sur les thèmes de la droite : immigration, sécurité, rejet de l’écologie, etc. Dans ce contexte, la victoire de l’extrême droite peut apparaître comme inéluctable. Elle est advenue aux États-Unis, il est difficile d’imaginer pouvoir y échapper en France, étant donné la grande fragmentation de la gauche, ses écueils et ses impasses. Reste que si l’extrême droite arrive au pouvoir – ce qui ouvrirait une séquence dramatique – elle sera aussi confrontée à l’épreuve de pouvoir et décevra certainement, sans résoudre la crise politique que nous vivons. Son électorat, très interclassiste (populaire au Nord, plus bourgeois au Sud-Est), a des attentes contradictoires et il sera difficile de le satisfaire.

Comment sortir de l’impasse ?

Il serait naïf de croire en un « solutionnisme institutionnel » qui réglerait cette crise du politique. La démocratie ne se résume pas à des règles du jeu électoral et à des mécanismes institutionnels. Elle est portée par des valeurs, une culture, des pratiques, des comportements. Certaines évolutions ne sont pas moins souhaitables.

Ainsi, un changement de scrutin proportionnel inciterait les électeurs à voter par conviction et à marginaliser le « vote utile ». Il s’agirait de mieux refléter les préférences politiques des électeurs à travers un mode de scrutin et de relégitimer la procédure électorale.

Une sixième République permettrait certainement de régénérer des institutions liées à un présidentialisme épuisé, comme l’a montré Bastien François. Désormais, la verticalité du pouvoir ne fonctionne plus dans une société travaillée par des dynamiques d’horizontalité. L’imaginaire lié au président de la République accentue la déception, en créant un homme providentiel qui ne peut tenir ses promesses. Si les Français ne sont pas favorables à la suppression de l’élection présidentielle au suffrage universel direct, il est possible de limiter les pouvoirs du président – tout comme il est possible d’inverser le calendrier avec des législatives qui précèdent les présidentielles.

De nombreux travaux, comme ceux de Loïc Blondiaux, proposent également des pistes pour penser un nouvel équilibre entre démocratie représentative et démocratie participative, avec une démocratie plus continue, moins focalisée sur l’élection. Pendant longtemps, l’élection suffisait à faire la démocratie, or ce cycle est terminé. Cela suppose de bricoler, d’expérimenter – référendum, convention citoyenne, etc. – afin de trouver un nouvel équilibre entre participation et représentation. Reste que ces solutions sont complexes à mettre en place, alors que la démocratie par le seul vote était très simple. Enfin, la démocratie, c’est une culture, et il est nécessaire de favoriser la participation à tous les niveaux, en favorisant une société plus inclusive, moins compétitive, notamment à l’école ou dans l’entreprise.

Un autre sujet est celui des partis politiques : les citoyens n’y militent plus parce que ces derniers sont perçus comme peu attractifs. Certaines études proposent de les refonder et de repenser, par exemple, leurs financements publics, en conditionnant les dotations à la diversité des représentants élus.

Enfin, un enjeu démocratique majeur consiste à reprendre le pouvoir sur la sphère économique. Le débat sur la taxe Zucman signale le verrou politique à faire sauter : celui du pouvoir de l’oligarchie financière. Tant que le pouvoir politique devra courber l’échine devant la finance, la logique déceptive de la post-démocratie se poursuivra. Pourtant, les inégalités ont tellement augmenté que les sociétés pourraient exiger un rééquilibrage. En ce sens, la post-démocratie n’est pas inéluctable.

Les forces économiques tenteront de protéger leurs positions et leur pouvoir, mais, comme le montre Vincent Tibérj, l’attachement à la justice sociale et à la redistribution est très fort en France, y compris à l’extrême droite. Sous la pression, les élites pourraient donc être contraintes de céder.

The Conversation

Rémi Lefebvre ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. L’échec du gouvernement Bayrou, symptôme d’une crise démocratique profonde – https://theconversation.com/lechec-du-gouvernement-bayrou-symptome-dune-crise-democratique-profonde-264397

Cinq choses que tout le monde devrait savoir sur la perte de poids

Source: The Conversation – in French – By Rachel Woods, Senior Lecturer in Physiology, University of Lincoln

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Souvent réduite à une affaire de volonté individuelle, la perte de poids est en réalité le résultat d’une combinaison complexe de facteurs biologiques, génétiques, environnementaux et sociaux. Derrière les régimes miracles et les injonctions à « mieux manger » ou « bouger plus » se cache une réalité scientifique plus subtile : notre corps résiste à l’amaigrissement, et les inégalités de conditions de vie pèsent lourd dans la balance. Cinq idées reçues méritent d’être déconstruites pour mieux comprendre ce que signifie vraiment « perdre du poids ».


La question de la perte de poids est omniprésente dans le débat public, où elle est souvent réduite à une question de volonté personnelle. Mais après près de quinze ans de recherche en santé et en nutrition, j’ai constaté que la problématique du poids n’était pas logée à la même enseigne que la majorité des autres enjeux de santé.

Les gens sont régulièrement rendus responsables de leur poids, alors que des éléments tangibles montrent que celui-ci résulte d’une combinaison complexe de facteurs génétiques, biologiques, environnementaux et socioéconomiques.

L’accès limité à des aliments sains et abordables, le manque de possibilités de faire de l’exercice physique, notamment dû à un manque de lieux appropriés, les journées de travail à rallonge et le stress chronique – tous plus fréquents, dans les zones défavorisées –, peuvent considérablement compliquer le maintien d’un poids de forme.

Voici cinq choses que j’aimerais que plus de gens comprennent au sujet de la perte de poids.

1. Cela va à l’encontre de notre biologie

L’obésité est reconnue comme une priorité nationale en matière de santé en Angleterre depuis les années 1990, et de nombreuses politiques ont été mises en place pour y remédier. Pourtant, les taux d’obésité n’ont pas diminué – en France, la prévalence de l’excès de poids (incluant donc le surpoids et l’obésité) en 2020 était de 47,3 %, dont 17 % des sujets en situation d’obésité. Cela suggère que les approches actuelles, qui ont tendance à mettre l’accent sur la responsabilité individuelle, ne fonctionnent pas.

Même lorsque les méthodes pour maigrir sont efficaces, les résultats ne sont souvent pas durables. Des études montrent que la plupart des personnes qui perdent du poids finissent par le reprendre, et que les chances pour une personne obèse d’atteindre et de maintenir un poids « normal » sont très faibles.

Cela s’explique en partie par le fait que notre corps réagit à sa façon lorsque nous perdons du poids, en vertu d’un mécanisme biologique ancré dans notre passé évolutif : il se rebiffe. Ce processus est appelé adaptation métabolique : lorsque nous réduisons notre apport calorique et perdons du poids, notre métabolisme ajuste sa dépense énergétique, et les hormones de la faim, comme la ghréline augmentent, nous incitant à manger davantage et à reprendre le poids perdu.

Cette réponse biologique avait tout son sens dans notre passé de chasseurs-cueilleurs, marqué par une alternance de périodes d’abondance et de famine. Mais aujourd’hui, dans un monde où les aliments ultra-transformés et riches en calories sont bon marché et accessibles, ces mêmes mécanismes favorisent au contraire la prise de poids, et empêchent de maigrir.

Si vous avez du mal à perdre du poids ou à le maintenir, ce n’est pas un échec personnel, mais une réponse physiologique prévisible.

2. Ce n’est pas une question de volonté

Certaines personnes parviennent à maintenir leur poids avec une relative facilité, tandis que d’autres ont du mal. La différence n’est pas seulement une question de volonté.

Le poids corporel est déterminé par une multitude de facteurs. La génétique joue un rôle majeur, par exemple en influençant la vitesse à laquelle nous brûlons les calories, notre sensation de faim ou notre sentiment de satiété après avoir mangé. Certaines personnes sont génétiquement prédisposées à avoir plus faim ou à avoir envie d’aliments riches en énergie, ce qui rend la perte de poids encore plus difficile.




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Les facteurs environnementaux et sociaux jouent également un rôle. Avoir du temps et des moyens financiers suffisants pour préparer des repas équilibrés, pratiquer une activité physique régulière, bien dormir, tout cela fait une réelle différence. Or ces ressources ne sont pas accessibles à tous.

En ignorant ces facteurs complexes et en considérant le poids uniquement comme une question de volonté, on alimente la stigmatisation. Pourtant celle-ci peut conduire les gens à se sentir jugés, honteux ou exclus, ce qui, paradoxalement, accroît le stress, diminue l’estime de soi et complique encore l’adoption d’habitudes saines.

3. Les calories ne font pas tout

Compter les calories est souvent la stratégie par défaut pour maigrir. Et si créer un déficit calorique est théoriquement essentiel pour perdre du poids, dans la pratique, c’est beaucoup plus compliqué.

Pour commencer, les informations nutritionnelles sur les aliments ne sont que des estimations, et nos besoins énergétiques varient d’un jour à l’autre. Même la quantité d’énergie que nous absorbons à partir des aliments peut varier en fonction de la façon dont ils sont cuits, digérés et de la composition de nos bactéries intestinales.

Il existe également une idée tenace selon laquelle « une calorie est une calorie », mais notre corps ne traite pas toutes les calories de la même manière. Un biscuit et un œuf à la coque peuvent contenir un nombre de calories équivalent, mais ils ont des effets très différents sur notre faim, notre digestion et notre niveau d’énergie. Un biscuit peut provoquer une augmentation rapide du taux de sucre dans le sang, suivie d’une chute brutale, tandis qu’un œuf procure une sensation de satiété (rassasiement) plus durable et une valeur nutritionnelle plus élevée.

Ces idées fausses ont contribué à la popularité des régimes à la mode, tels que les régimes à base de shakes (boissons protéinées) ou ceux qui éliminent entièrement certains groupes alimentaires. Bien qu’ils puissent entraîner une perte de poids à court terme en créant un déficit calorique, ces régimes sont rarement durables et présentent souvent des carences en nutriments essentiels.

Une approche plus réaliste et équilibrée consiste à se concentrer sur des changements à long terme : manger plus d’aliments complets, réduire les repas à emporter, diminuer la consommation d’alcool et adopter des habitudes favorables au bien-être général.

4. L’exercice physique est excellent pour la santé, mais pas nécessairement pour perdre du poids

Beaucoup de gens pensent que plus ils font d’exercice, plus ils perdent du poids. Mais la science nous montre que la réalité est plus complexe.

Notre corps est très doué pour conserver son énergie. Après une séance d’entraînement intense, nous pouvons inconsciemment bouger moins pendant le reste de la journée, ou avoir plus faim et manger davantage, ce qui compense les calories brûlées.

En fait, des recherches montrent que la dépense énergétique quotidienne totale n’augmente pas avec l’augmentation de l’activité physique. Au contraire, le corps s’adapte en devenant plus efficace et en réduisant sa consommation d’énergie ailleurs, ce qui rend la perte de poids par le seul biais de l’exercice plus difficile que beaucoup ne le pensent.

Cela dit, l’exercice physique offre tout de même une multitude d’avantages : il améliore la santé cardiovasculaire, le bien-être mental, maintient la masse musculaire, renforce le métabolisme, consolide les os et réduit le risque de maladies chroniques.

Même si le chiffre sur la balance ne diminue pas, l’activité physique reste l’un des outils les plus puissants pour améliorer notre santé et notre qualité de vie.

5. L’amélioration de la santé ne passe pas toujours par la perte de poids

Il n’est pas nécessaire de perdre du poids pour être en meilleure santé.

Si une perte de poids volontaire peut réduire le risque de maladies, telles que les maladies cardiaques et certains cancers, des études montrent également qu’une alimentation de meilleure qualité et le fait de bouger plus peuvent améliorer considérablement les indicateurs de santé, tels que le cholestérol, la tension artérielle, la glycémie et la sensibilité à l’insuline, même si votre poids reste le même.

Si la balance ne reflète pas de changement significatif, il peut être préférable d’adopter une autre approche. Plutôt que de se focaliser sur un chiffre, on peut choisir une approche plus globale : une alimentation adaptée, une activité physique régulière et agréable, une attention à la qualité du sommeil et une meilleure gestion du stress.

Le poids n’est qu’une pièce du puzzle, et la santé est bien plus que cela.

The Conversation

Rachel Woods ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Cinq choses que tout le monde devrait savoir sur la perte de poids – https://theconversation.com/cinq-choses-que-tout-le-monde-devrait-savoir-sur-la-perte-de-poids-263158

Lithium, graphite, nickel… l’Europe relance sa stratégie industrielle de matières premières critiques, de l’extraction au recyclage

Source: The Conversation – in French – By Michel Nakhla, CGS, Mines Paris – PSL

Le texte présenté par Valdis Dombrovskis, vice-président exécutif de la Commission européenne, a pour objectif d’atteindre, d’ici 2030, 10 % des matières premières critiques extraites en Europe, 40 % transformées et 25 % recyclées. AlexandrosMichailidis/Shutterstock

Avec le Critical Raw Materials Act, l’Union européenne inscrit dans le marbre sa stratégie industrielle pour les matériaux critiques. L’enjeu : la gestion complète de la chaîne de valeur, de l’extraction au recyclage. Face aux défis énergétiques, peut-on y voir une matérialisation de la philosophie de souveraineté industrielle, chère à Jean-Baptiste Cobert, contrôleur des finances de Louis XIV ?


En mars 2024, l’Europe adopte une réglementation sur les matières premières critiques « Critical Raw Materials Act ». Elle liste les métaux représentant une grande importance économique pour l’Union européenne (UE) et un risque élevé de rupture d’approvisionnement. Le texte fixe des objectifs ambitieux : d’ici à 2030, 10 % des matières premières critiques devront être extraites en Europe, 40 % transformées et 25 % recyclées.

Un an après, elle rend publics 47 projets industriels qui seront soutenus financièrement. Les membres du G7 ont fait une déclaration commune concernant ces enjeux. Mais cette ambition est-elle suffisante pour combler un retard de vingt ans sur la Chine, sécuriser efficacement les approvisionnements et renforcer la souveraineté énergétique ?

Chantiers navals et colbertisme

Jean-Baptiste Colbert
Jean-Baptiste Colbert, baron de Seignelay et de Sceaux, est né le 29 août 1619 à Reims et est mort le 6 septembre 1683 à Paris.
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Jean-Baptiste Colbert (1619-1683) est contrôleur général des finances en 1659 sous Louis XIV. Il comprend rapidement que la France ne peut rattraper son retard en matière de construction navale face à l’Angleterre et aux Pays-Bas qui dominent le commerce maritime mondial sans un transfert technologique massif et sans un soutien fort à l’industrie nationale. Un principe clé guide sa politique : la gestion complète de la chaîne de valeur des chantiers navals. Elle doit inclure l’organisation de l’approvisionnement en matières premières, l’optimisation des flux à chaque étape de la chaîne (sélection du bois, de l’acier) et l’intégration des meilleures techniques de construction. Le tout en veillant à la gestion durable des forêts pour l’approvisionnement en bois de qualité, comme en témoigne l’ordonnance sur les Eaux et forêts de 1669. Colbert consacre également une grande partie de ses efforts au développement des industries de l’étain et des matériaux indispensables à l’armement ainsi qu’à la logistique de ces matériaux.

Une priorité majeure de Colbert est la promotion des manufactures devenues des leaders industriels nationaux en favorisant leur développement par diverses mesures incitatives : subventions, avantages fiscaux, barrières douanières et aides à la formation. Ce modèle colbertiste continue d’influencer les politiques industrielles contemporaines. Dans les années 1990, la stratégie nationale du développement du secteur des télécommunications a été qualifiée de « colbertisme high-tech » par l’économiste Élie Cohen. Ce débat est finalement toujours très actuel.

Près de 34 métaux listés

Les métaux et matériaux critiques font partie de notre quotidien. Parmi les 34 métaux listés par le Critical Raw Materials Act, le lithium, le graphite, le nickel, le manganèse, le cobalt, sont essentiels aux batteries des véhicules électriques, le silicium pour les panneaux solaires, les terres rares, comme le néodyme, interviennent dans les aimants des éoliennes, les moteurs et les téléphones.

Leur extraction est complexe, énergivore, consomme beaucoup d’eau et leur raffinage utilise des produits polluants. Ces métaux sont issus de plusieurs opérations de transformation métallurgique et chimique. Après l’extraction, le minerai est broyé puis concentré par séparation physique, flottation ou par séparation magnétique. Le produit obtenu est raffiné par purification chimique ou électrolytique. Le raffinage nécessite un procédé de traitement spécifique pour chaque métal : l’hydrométallurgie acide pour le lithium, la pyrométallurgie ou l’hydrométallurgie pour le nickel selon le type de minerai, l’extraction par solvant ou broyage pour les terres rares et la flottation pour le graphite. Les métaux obtenus sont transformés en matériaux semi-finis comme les cathodes et anodes, les aimants permanents ou les sels de lithium. Ces matériaux sont ensuite assemblés en produits finis, comme les batteries Lithium-ion des véhicules électriques.




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Les différentes étapes de la chaîne de valeur sont localisées dans plusieurs pays. L’extraction du lithium, le cobalt ou le nickel s’effectue majoritairement au Chili, en République Démocratique du Congo (RDC) et en Indonésie. Ils sont en grande partie raffinés en Chine, plus de 50 % du raffinage mondial. La Chine détient un monopole sur le traitement des terres rares et du lithium ou l’extraction du graphite. La transformation en matériaux industriels à assembler est concentrée en Asie. Le moindre aléa (conflits armés, embargos, glissements de terrain, séismes…) peut rapidement créer des risques de rupture d’approvisionnement.

« Colbertisme » chinois

En quelques décennies, la Chine a établi une domination incontestée sur les chaînes de valeur des minerais par une stratégie d’investissement étatique et industrielle. Elle a adopté une politique d’acquisition volontariste. Contrairement aux pays occidentaux, qui ont longtemps externalisé leur approvisionnement, elle a systématisé l’achat direct de mines en Afrique, en République démocratique du Congo (RDC) pour le cobalt, et en Zambie pour le cuivre. En Amérique latine, au Chili et en Bolivie pour le lithium, ainsi qu’en Indonésie pour le nickel.

Les grands groupes chinois, comme CATL ou Sinomine, obtiennent des concessions minières ou passent par des contrats d’approvisionnement exclusifs avec le soutien de l’État. Récemment, la Bolivie a annoncé la signature d’un contrat d’investissement de 1,4 milliard de dollars pour développer deux mines et deux usines de production de lithium avec deux entreprises minières Citic Guoan (Chine) et Uranium One Group (Russie), deux entreprises soutenues par leurs États respectifs.

La logistique complète cette stratégie. La Chine déploie un vaste réseau mondial via les nouvelles routes de la soie Belt and Road Initiative. En finançant des infrastructures en Afrique, Asie et Amérique latine, elle sécurise ses chaînes d’approvisionnement et les routes commerciales stratégiques. Elle a récemment proposé à l’Union européenne un canal vert pour ses exportations de terres rares, accentuant la dépendance des pays partenaires à ses infrastructures.

L’expression « Chinese Colbert », apparue après la mort de Deng Xiaoping en 1997, prend tout son sens aujourd’hui. À l’image de Colbert au XVIIe siècle, Deng Xiaoping a structuré un capitalisme d’État à visée stratégique.

Pour 47 projets stratégiques

L’Union européenne dépend majoritairement des importations hors UE pour sa chaîne de valeur des batteries et des moteurs. La Chine représente près de 100 % de l’approvisionnement de l’UE en terres rares lourdes et 97 % de graphite naturel. Le lithium est extrait à 80 % des mines d’Australie, du Chili, de l’Argentine et de la Chine. La transformation se fait en Chine. Le nickel est extrait principalement des mines indonésiennes (plus de 60 %) et plus de 70 % du cobalt de la RDC.

Carte des 47 projets financés par l’Union européenne pour les matériaux critiques
Carte regroupant les 47 projets financés par l’Union européenne dans le cadre du Critical Raw Materials Act.
Europa.eu

Les 47 projets stratégiques retenus par l’UE représentent un investissement estimé à 22,5 milliards d’euros. Ils visent à renforcer, la chaîne de valeur européenne de métaux et matériaux critiques et à diversifier ses sources d’approvisionnement. Ces projets sont consacrés à l’extraction (dont 2 en France), à la transformation (5 en France), au recyclage (2 en France) et à la substitution de matières premières. Le périmètre concerne le lithium, le nickel, le cobalt, le manganèse et le graphite pour la fabrication des batteries. Avec des consignes strictes en matière de respect des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG).

Ces projets pourront bénéficier d’un accès facilité au financement. Le G7 du 1er janvier au 31 décembre 2025 au Canada a annoncé des partenariats d’investissements massifs. Les capitaux privés resteront sans doute difficiles à mobiliser tant que la chaîne de valeur des minerais ne sera pas reconnue comme une activité durable sur le plan environnemental par la taxonomie verte européenne.

Chaînon manquant de la souveraineté européenne

Sans une maîtrise complète et une relocalisation significative des étapes de raffinage et de transformation, la souveraineté industrielle de l’Europe sur les métaux critiques restera incomplète, et ses gigafactories vulnérables. C’est le « chaînon manquant » qui doit être construit avec la plus grande vigilance.

La relocalisation des usines de batteries en Europe n’apporte actuellement qu’une souveraineté partielle. Elles restent largement dépendantes des métaux critiques, extraits et transformés hors d’Europe. L’enjeu dépasse la construction d’usines. Les projets lancés récemment en Europe visent à contrôler l’amont de la fabrication finale et à combler ce manque.

L’Europe se voit également contrainte d’envisager des mécanismes de stockage stratégique. Les États-Unis, le Japon et la Chine, constituent des stocks stratégiques. La Chine continue à augmenter ses réserves par des investissements massifs à l’étranger pour maintenir sa position dominante face au virage protectionniste amorcé par les États-Unis. Or, pour l’Europe l’utilité de ces stocks dépend avant tout d’un réapprovisionnement assuré et de capacités de raffinage relocalisées. On voit bien ici que la question du stockage ne peut être dissociée d’un contrôle plus global de la chaîne de valeur.

Les Européens mettent surtout en avant le recyclage qui reste freiné par des obstacles économiques et techniques : procédés coûteux, faible rentabilité, filières peu structurées, exigences de pureté élevées et faibles taux de récupération. Selon l’Agence internationale de l’énergie, le recyclage jouera un rôle croissant, notamment pour le lithium et le cobalt. Mais la production primaire restera indispensable à moyen terme, car les volumes de batteries à recycler ne seront significatifs que dans 15 à 20 ans avec la fin de vie des batteries fabriquées aujourd’hui.

Acceptation sociétale et environnementale

Ces avancées doivent composer avec l’acceptabilité sociétale et environnementale des projets miniers de la transition énergétique. Ce facteur demeure le point d’achoppement et de méfiance vis-à-vis des projets visant des minerais critiques et stratégiques, y compris leur raffinage voire leur recyclage. Des mouvements d’opposition, très médiatisés, ont conduit à l’abandon de certains projets d’extraction de lithium, notamment celui porté par le groupe Rio Tinto dans l’ouest de la Serbie ou suscitent encore des doutes et des contestations comme dans le cas du projet de mine de lithium dans l’Allier, en France.

D’une façon générale, le renforcement des exigences environnementales ou la référence à des labels comme « mine responsable » ou IRMA et la promotion de standards durables en extraction constituent une avancée certaine. L’augmentation des coûts liés à ces actions risque de fragiliser certains maillons de la chaîne par rapport à l’Asie. Le G7 plaide pour plus de transparence des chaînes d’approvisionnement des minéraux critiques et de diversification des ressources et, surtout, pour une meilleure coordination entre ses membres face aux perturbations du marché.

The Conversation

Michel Nakhla ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Lithium, graphite, nickel… l’Europe relance sa stratégie industrielle de matières premières critiques, de l’extraction au recyclage – https://theconversation.com/lithium-graphite-nickel-leurope-relance-sa-strategie-industrielle-de-matieres-premieres-critiques-de-lextraction-au-recyclage-256664

Et si la suppression de deux jours fériés n’était pas justifiée économiquement ?

Source: The Conversation – in French – By Hugo Spring-Ragain, Doctorant en économie / économie mathématique, Centre d’études diplomatiques et stratégiques (CEDS)

C’est vraisemblablement la mesure la plus discutée du plan de François Bayrou pour le budget 2026. L’annonce mi-juillet de la suppression de deux jours fériés – le lundi de Pâques et le 8-Mai – a été perçue de façon négative, au point que la présidente de l’Assemblée nationale Yaël Braun-Pivet a demandé au premier ministre de revenir sur cette annonce. Mais qu’en est-il de l’impact réel de cette suppression annoncée ? L’économie y gagnerait-elle vraiment ? Dans quelle mesure, et à quel prix ?


La question revient de façon récurrente dans le débat public français : faut-il supprimer un ou plusieurs jours fériés pour relancer l’économie et améliorer la compétitivité ? L’idée, de nouveau, avancée par François Bayrou semble venue d’un raisonnement en apparence imparable : davantage de jours travaillés dans l’année équivaudraient à davantage de richesse produite, donc à plus de croissance et de recettes publiques.

Si cette perspective peut séduire par sa simplicité arithmétique, elle omet que la réalité économique est plus complexe. Les expériences menées en France comme à l’étranger montrent que l’effet est bien plus modeste que ne le laissent penser les annonces.

L’impact réel sur le produit intérieur brut (PIB) se mesure en centièmes de point, et les gains de productivité, essentiels à une croissance durable, sont quasiment inexistants. À l’inverse, les coûts sociaux et symboliques sont loin d’être anecdotiques. Supprimer des jours fériés contribue à l’effacement de repères collectifs, à la fragilisation de secteurs dépendant des temps de loisirs et peut produire de fortes contestations sociales.




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Des conséquences économiques mineures

L’argument avancé en faveur de la suppression d’un ou deux jours fériés paraît simple : davantage de jours travaillés équivaudraient à davantage de production nationale. Les calculs officiels confirment en partie cette logique. En France, l’Insee) estime qu’un jour férié en semaine correspond à environ 1,5 milliard d’euros de production en moins, soit 0,06 point de PIB. Supprimer deux jours représenterait donc un gain proche de 3 milliards d’euros. Dans un pays dont le PIB annuel dépasse 3 200 milliards d’euros, l’effet est réel mais reste marginal.

Les comparaisons internationales vont dans le même sens. Au Danemark, la suppression, en 2023, du Store Bededag n’a ajouté que 0,01 à 0,06 % de PIB, selon le FMI. En Allemagne, l’institut IFO évalue l’effet à environ 8 milliards d’euros pour un jour ouvré supplémentaire, soit 0,2 % du PIB.

Deux effets à distinguer

Il faut cependant distinguer entre un effet de volume et un effet de productivité. Les travaux académiques récents, comme ceux de Rosso et Wagner, montrent qu’ajouter un jour ouvré accroît bien le PIB de l’année, mais sans impact mesurable sur la productivité horaire. On produit davantage parce qu’on travaille plus longtemps, et non parce que l’on travaille mieux.

Or la compétitivité des économies avancées repose avant tout sur la productivité horaire, qui dépend de l’innovation, de la formation et de l’organisation du travail. À cet égard, la France, malgré ses onze jours fériés, reste parmi les pays les plus performants de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), au même niveau que l’Allemagne et au-dessus du Royaume-Uni ou du Japon. Le nombre de jours chômés n’est donc pas un déterminant décisif.

Par ailleurs, les effets anticipés reposent sur l’hypothèse que les entreprises et les salariés utilisent pleinement ce supplément de travail. Or les comportements réels viennent nuancer cette projection. Certains salariés préfèrent poser des congés ou des RTT, les entreprises peuvent ne pas avoir suffisamment de demande pour justifier une production accrue, et les secteurs saisonniers n’en bénéficient pas de la même façon. L’impact mécanique est donc rarement atteint dans les faits, et les gains restent largement en deçà des promesses initiales.

Une question plus politique qu’économique

La suppression d’un jour férié touche à bien davantage que l’organisation comptable du calendrier. Elle interroge l’identité collective et la cohésion sociale. Les jours fériés incarnent des traditions religieuses, des commémorations civiques ou des symboles sociaux, comme le 1er -Mai. Ils représentent des repères partagés qui rythment l’année et structurent la mémoire nationale. Leur disparition suscite donc une opposition forte, car elle est perçue comme une remise en cause de ces éléments constitutifs de la vie collective.

Le cas français du lundi de Pentecôte illustre bien cette tension. Transformé par le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin, en 2004, en « journée de solidarité » pour financer la dépendance, il avait cessé d’être chômé. Face à une contestation importante, le dispositif a été assoupli et les entreprises ont pu aménager d’autres modalités.

Le rendement budgétaire demeure autour de 3 milliards d’euros par an, mais sans transformation durable de la trajectoire économique. L’épisode a surtout laissé l’image d’une réforme impopulaire pour un bénéfice limité, rappelant que la suppression d’un jour férié est d’abord une décision politique lourde, et non une mesure technique neutre.

Un capital social

Les recherches en sciences sociales soulignent également le rôle positif de ces journées. En Allemagne, Merz et Osberg ont montré que les jours fériés favorisent la coordination des temps sociaux, en permettant aux familles, aux amis ou aux associations de se retrouver simultanément. Ce capital social contribue au bien-être individuel et à la cohésion collective, et son effet économique est indirect mais réel.

France 3 Nouvelle Aquitaine – 2025.

Par ailleurs, certains secteurs bénéficient particulièrement des jours chômés : tourisme, hôtellerie, restauration, commerce de détail. Au Royaume-Uni, on estime que les jours fériés offrent aux petits commerces un « boost moyen » de 253 livres sterling de profits par jour, avec des hausses de ventes pouvant aller jusqu’à 15 % dans des secteurs comme le bricolage, le jardinage ou le mobilier.

La France dans la « bonne » moyenne ?

Enfin, les comparaisons internationales suggèrent qu’il existe un nombre optimal de jours fériés. Une étude portant sur une centaine de pays montre une relation en « U inversé »  : jusqu’à un seuil situé autour de neuf à dix jours fériés par an, ils stimulent la croissance via la consommation et le repos. Au-delà, les interruptions deviennent de plus en plus coûteuses pour l’organisation productive. Avec ses onze jours fériés, la France se situe dans cette zone intermédiaire, proche de la moyenne européenne. Autrement dit, le pays n’a ni excès ni rareté, et toute suppression risquerait d’apporter peu économiquement tout en coûtant beaucoup socialement.

Au regard de ces éléments, la suppression d’un ou deux jours fériés apparaît moins comme une réforme économique de fond que comme une décision politique visant à dégager des recettes supplémentaires. Le gain de PIB est faible, limité et de nature ponctuelle, sans effet sur la productivité structurelle. En revanche, les pertes sociales et symboliques sont importantes, qu’il s’agisse de la mémoire nationale, de la cohésion sociale ou du dynamisme de secteurs dépendants des loisirs collectifs. L’expérience du lundi de Pentecôte l’a montré : la mesure se traduit avant tout par l’instauration de journées de solidarité déguisées, générant un effort supplémentaire des salariés sans véritable amélioration de la compétitivité.

The Conversation

Hugo Spring-Ragain ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Et si la suppression de deux jours fériés n’était pas justifiée économiquement ? – https://theconversation.com/et-si-la-suppression-de-deux-jours-feries-netait-pas-justifiee-economiquement-264387

Savoir nager : pourquoi ce qu’on apprend à l’école ne suffit-il pas à lutter contre les noyades ?

Source: The Conversation – in French – By Léa Gottsmann, Maîtresse de conférences, École normale supérieure de Rennes

« Le savoir-nager est une priorité nationale de prévention et de sécurité », a rappelé le ministère de l’éducation nationale dans sa conférence de rentrée. Mais si tous les élèves sont censés valider une attestation du savoir-nager en sixième, est-ce bien le cas ? Et cette attestation les prémunit-elle des risques de noyade en milieu naturel ?


L’actualité estivale est chaque année marquée par un nombre important de drames relatifs à des noyades en France. 2025 ne fait pas exception : un rapport Santé publique France le pointait dès le début de l’été avec déjà 429 noyades, dont 109 suivies de décès.

Ce rapport marque encore une augmentation des chiffres par rapport aux années précédentes, particulièrement chez les plus jeunes dans un contexte de forte chaleur en début d’été. En 2025, sur la période du 1er juin au 2 juillet, 15 décès étaient ainsi relevés chez des mineurs lors de noyades en cours d’eau (contre 3 en 2024). Les chiffres précisent que ces noyades ont lieu dans les cours d’eau (39 %), en mer (30 %), dans les plans d’eau (16 %) et dans les piscines privées familiales (14 %).

La question du « savoir nager », « savoir se sauver » et « savoir sauver l’autre » est donc particulièrement à interroger dans le cadre du milieu naturel et des loisirs individuels.

Des actions de sensibilisation sont réalisées, mais ne suffisent pas face à la recrudescence des loisirs aquatiques, particulièrement dans des épisodes de fortes chaleurs de plus en plus réguliers.

Plus encore, malgré l’ambition affichée que l’ensemble des élèves obtienne l’attestation du « savoir nager », la réalité est bien différente et marque des inégalités sociales et territoriales. 82,9 % des élèves de sixième étaient titulaires de l’attestation en 2023, ce chiffre descendant à 72,5 % pour les établissements en éducation prioritaire, et sous la barre des 70 % pour les territoires et départements outre-mer.

Une réduction constante des moyens

Malgré l’importance de cet enjeu de santé publique et l’héritage annoncé des Jeux Olympiques de Paris 2024, l’accès pour toutes et tous à des conditions adéquates de pratique aquatique reste inégal sur le territoire. Les difficultés financières des piscines et des communes, en même temps que la réduction des moyens alloués aux établissements scolaires, maintiennent certains publics éloignés de conditions favorables de pratique pour apprendre le « savoir nager ».

Malgré des tentatives de compensation du manque d’installations (classes bleues, piscines mobiles…), ce clivage maintient, voire accentue les inégalités sociales entre les enfants dans l’accès à la pratique sportive et particulièrement dans des activités de prévention pour la santé. L’accès à des piscines familiales ou privées par exemple fait partie des critères de distinction marquants, accentuant ces différences de pratique de la natation et d’habitudes à se déplacer dans l’eau.

Une vision « magique » du transfert entre la piscine et le milieu naturel

L’attestation scolaire du « savoir nager » est obtenue en piscine, dans des conditions standardisées de pratique mais éloignées de toute incertitude liée à une pratique en milieu naturel. Pourtant, les caractéristiques de la natation en milieu naturel – plan d’eau, mer, rivière..- sont particulières. Les individus qui ont surtout connu des expériences en piscine peuvent rapidement se trouver en difficulté ou en situation de noyades.

La température de l’eau, la visibilité, les courants, la flottabilité ou encore le type de fond et son instabilité peuvent perturber les repères et créer de l’incertitude à laquelle les enfants ou adultes ne sont pas préparés.

De la même façon que nous n’apprenons pas à nager en dehors de l’eau, savoir nager et s’engager en sécurité au sein d’un milieu naturel ne s’apprend pas uniquement en piscine ou par l’attestation unique du « savoir nager ». Les chiffres révèlent bien cette proportion importante d’accidents en milieu naturel, par des imprudences ou des accidents relatifs à une mauvaise connaissance de soi et de son environnement.

Apprendre « en dehors » de l’école

Plusieurs travaux cherchent à développer des dispositifs pédagogiques qui permettent de faire pratiquer les élèves dans un milieu naturel de façon régulière (plan d’eau ou mer notamment). L’objectif est de pouvoir permettre aux enfants de développer un ensemble de repères sur eux, sur les autres et sur l’environnement naturel afin de pouvoir s’engager en toute sécurité et de façon respectueuse par rapport à la nature.

L’enjeu doit être de passer d’une vision de l’eau comme hostile, à laquelle on cherche à s’opposer, à se confronter ou à dominer, à une vision plus sereine, où l’on se sent appartenir à la nature en apprenant à utiliser les éléments naturels de façon positive et respectueuse (courant ou flottaison par exemple).

Encourager ces activités en milieu naturel, proches de ce que les enfants et futurs adultes vont vivre en dehors de l’école, est une piste prometteuse à la fois pour permettre de développer des compétences adaptées et sécuritaires à ce milieu mais aussi pour répondre à des enjeux environnementaux par une reconnexion plus sereine à la nature via les activités physiques et sportives.

The Conversation

Léa Gottsmann est membre de l’Association pour l’Enseignement de l’Education Physique et Sportive (AE-EPS).

ref. Savoir nager : pourquoi ce qu’on apprend à l’école ne suffit-il pas à lutter contre les noyades ? – https://theconversation.com/savoir-nager-pourquoi-ce-quon-apprend-a-lecole-ne-suffit-il-pas-a-lutter-contre-les-noyades-263579

Surconsommation de vêtements : pourquoi la garde-robe des Français déborde

Source: The Conversation – in French – By Pierre Galio, Chef du service « Consommation et prévention », Ademe (Agence de la transition écologique)

En juin 2025, le Sénat a adopté une loi anti « fast fashion » qui doit contrer la montée en puissance de la mode ultra éphémère. Au-delà de ses impacts environnementaux et sociaux ravageurs, cette dernière menace directement l’industrie et le commerce textile français.

Dans ce contexte, l’Agence de la transition écologique a publié, en juin 2025, une étude sur les pratiques d’achats et d’usage des Français en matière de vêtements. L’enjeu ? Mieux comprendre les moteurs de notre surconsommation grandissante.


Depuis plusieurs années, le commerce de l’habillement traverse en France une crise, marquée par les redressements, les liquidations judiciaires, les restructurations, les plans de sauvegarde de l’emploi et les plans de cession. Rien qu’en 2023, le secteur a perdu dans le pays 4 000 emplois, selon l’Alliance du commerce.

Malgré ce contexte peu reluisant, le nombre de vêtements neufs vendus continue d’augmenter : 3,5 milliards en 2024 contre 3,1 millions en 2019, selon le baromètre 2024 de Refashion. Cela représente 10 millions de pièces achetées chaque jour en France.

On dispose de données sur le marché des vêtements et sur la durabilité intrinsèque des textiles, mais les comportements liés aux achats et à l’usage des textiles demeurent, quant à eux, méconnus. Cela rend leur durabilité extrinsèque difficile à appréhender. Il s’agit de mieux connaître les facteurs qui, en dehors de l’usure, amènent les Français à ne plus porter un vêtement.

Bien sûr, des tendances se dessinent. Nous savons que de nouvelles pratiques de consommation ont émergé et que d’autres se sont renforcées. Succès grandissant de la mode ultra éphémère, d’un côté, montée en puissance de la seconde main, de l’autre, en particulier via les plateformes en ligne.

Or, l’impact environnemental du secteur textile représente 4 à 8 % des émissions de gaz à effet de serre mondiales. Mais pour impulser des changements, il est essentiel de comprendre ce qui se joue.

C’est pourquoi l’Agence de la transition écologique (Ademe) a mené, avec l’Observatoire de la société et de la consommation (Obsoco), une enquête auprès de 4 000 personnes sur leurs pratiques d’achat et d’usage de vêtements.

Cette étude a été affinée par une approche comportementale auprès de 159 personnes, dont 40 ont également fait l’objet d’une approche ethnographique à domicile.

La moitié de nos vêtements stockés et presque jamais utilisés

Malgré le volume conséquent d’habits vendus – 42 pièces en moyenne par personne et par an, selon les chiffres de Refashion –, les Français n’ont pas conscience de la quantité totale de vêtements qu’ils achètent et dont ils disposent dans leurs armoires, révèle l’enquête.

Ils déclarent ainsi jusqu’à deux fois moins que ce qu’ils possèdent réellement. Ainsi, alors que la moyenne des déclarations est de 79 pièces par personne, le constat atteint plutôt les 175.

Plus de la moitié de ces vêtements est stockée et non utilisée. Dans les armoires françaises, 120 millions de vêtements achetés il y a plus de trois mois n’ont jamais été portés, ou alors seulement une ou deux fois.

Non seulement ils sous-estiment le volume de ce stock, mais seuls 35 % des Français considèrent que la quantité de vêtements qu’ils possèdent excède leurs besoins. Seuls 19 % pensent que leurs achats de vêtements sont excessifs. Il existe une réelle dichotomie entre l’excès de vêtements à domicile et la remise en question de l’acte d’achat.

Une minorité de gros consommateurs

Cette perception paradoxale est problématique, puisqu’elle freine l’atteinte du premier objectif, à savoir réduire le flux d’achat de vêtements.

Là-dessus, l’étude a permis de dresser un profil des acheteurs et mis en évidence qu’une minorité de gros consommateurs – 20 à 25 % – portait le marché. Plutôt jeunes, urbaines et sensibles à la dimension identitaire et esthétique de l’habillement, ces personnes expriment une volonté de renouveler régulièrement leur garde-robe.

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les boutiques demeurent le principal lieu d’achat, malgré une forte poussée de la vente en ligne, d’abord chez les plus âgées mais aussi chez les jeunes.

La grande évolution du marché ces dernières années est qu’il a été inondé par les géants de la mode ultra éphémère, comme Shein et Temu.

Cette mode ultra éphémère de seconde génération se distingue de la mode éphémère de première génération (H&M, Zara, Primark étant quelques-unes des enseignes les plus emblématiques de ce segment), qu’elle concurrence, par sa gamme de prix plus faible, son taux de renouvellement des gammes plus fréquent, son agressivité marketing et l’étendue plus large de son offre.

Acheter plus, moins cher… et parfois inutilement

Aujourd’hui, malgré son omniprésence sur Internet et son ascension fulgurante, elle n’est, à ce stade, plébiscitée que par 25 % des Français – contre 45 % pour la mode éphémère de première génération. Elle est surtout populaire chez un public jeune, féminin, aux revenus plutôt modestes, chez qui est identifiée une légère dominante rurale.

Dans le discours des enquêtés, le choix de se tourner vers ces enseignes est clairement justifié par le fait de pouvoir acheter beaucoup et de renouveler régulièrement grâce à des prix attractifs et à un large choix.

Ceux qui les fréquentent sont deux fois plus nombreux à déclarer que le volume de leurs achats a augmenté. Le taux des achats jugés inutiles a posteriori est également plus important chez ces consommateurs. L’effet rebond de la consommation, lié à des prix toujours plus bas, est ici clairement identifié.

La seconde main en plein essor

En parallèle de cette mode ultra éphémère, une autre pratique de consommation autrement plus vertueuse a connu un regain ces dernières années : l’achat de seconde main.

Fondé sur le réemploi, ce mode d’achat permet d’allonger la durée d’usage de nos vêtements et donc évite ou repousse l’achat d’un habit neuf. Ce qui a du sens, puisque la majeure partie de l’impact environnemental d’un produit tient à sa fabrication.

La pratique s’est surtout popularisée sous l’effet du développement de plateformes en ligne, là où elle se cantonnait auparavant aux friperies et brocantes. Un leader incontesté de la seconde main en ligne, Vinted, s’est imposé. Il capte aujourd’hui 90 % des consommateurs qui passent par Internet pour leurs achats de vêtements d’occasion.

Une pratique à double tranchant

En achetant de seconde main, la majorité des consommateurs ne recherchent toutefois pas une source alternative d’approvisionnement pour des préoccupations environnementales. Pour beaucoup d’entre eux, Vinted et les plateformes concurrentes ne sont qu’un fournisseur supplémentaire, complémentaire du marché neuf. Et, en particulier, de la mode ultra éphémère : on retrouve bien souvent les clients de Shein ou Temu sur les plateformes de seconde main, dans une logique consumériste très claire.

Les produits qui trouvent acquéreurs sur ces sites ont d’ailleurs souvent été très peu portés : ils n’ont en moyenne vécu qu’entre 20 et 30 % de la durée de vie « normale » d’un vêtement. Cela signifie que la rotation des biens augmente, sans garantie que l’habit, malgré ses multiples propriétaires, soit porté jusqu’à l’usure.

En outre, le fruit de la revente de vêtements de seconde main sert dans 50 % des cas à racheter d’autres vêtements, ou est alloué à d’autres postes de dépense. Le risque serait que la démarche alimente une boucle consumériste. Pour éviter que la seconde main ait ces effets rebonds, l’enjeu, pour les consommateurs, est donc de concilier réemploi et sobriété, en limitant les flux entrants et en augmentant l’intensité d’usage des habits, c’est-à-dire en les utilisant plus souvent et plus longtemps.

Mais cela implique d’interroger la notion de besoin. Aujourd’hui, en matière vestimentaire, celle-ci est appréhendée de façon très extensive et dépasse largement le besoin strictement fonctionnel : elle recoupe des besoins de sociabilité, d’intégration sociale, d’identification et de distinction. Cela doit être interrogé, en particulier compte tenu des méthodes marketing et publicitaires toujours plus puissantes.

The Conversation

Pierre Galio ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Surconsommation de vêtements : pourquoi la garde-robe des Français déborde – https://theconversation.com/surconsommation-de-vetements-pourquoi-la-garde-robe-des-francais-deborde-261019

Comprendre le populisme trumpiste, au-delà des anathèmes et des invectives

Source: The Conversation – in French – By Elisa Chelle, Professeure des universités en science politique, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Par ses mesures, par son langage, par sa remise en cause régulière de fondements de la démocratie américaine que l’on croyait intangibles, Donald Trump suscite souvent un rejet si viscéral que toute tentative d’analyse dépassionnée peut susciter le soupçon : en expliquant froidement les ressorts du trumpisme et de ses victoires électorales, ne banalise-t-on pas un phénomène profondément dangereux ? De la même façon, il arrive parfois que la remise en cause de l’idée selon laquelle le populisme trumpien aurait déjà précipité les États-Unis dans un autoritarisme débridé soit assimilée à une volonté de minorer les méfaits de l’actuel locataire de la Maison Blanche. Ce double défi – expliquer le trumpisme et mesurer son impact réel à ce stade – est brillamment relevé par Élisa Chelle, professeure des universités en science politique à l’Université de Nanterre, dans La Démocratie à l’épreuve du populisme. Les leçons du trumpisme, qui vient de paraître aux éditions Odile Jacob. Extraits de l’introduction.


Tous mes amis américains sont Démocrates. La campagne présidentielle de 2024 ? Ils l’ont traversée avec anxiété. Jusqu’au 5 novembre qui fut, pour eux, un jour de sidération. Comment un homme politique aussi « menteur », « vulgaire », « raciste » et « misogyne » pouvait-il revenir au pouvoir ? Pas de démonstration de force, pas de coup d’État : la démocratie des urnes avait parlé. Immédiatement s’est posée une question : comment réagir ? Fallait-il s’indigner, manifester, quitter le pays ?

Mes amis français sont, eux aussi, tous Démocrates. Quand bien même ils n’ont jamais vécu aux États-Unis ou subi les conséquences d’une présidence Trump, ils s’emportèrent en dénonçant l’« agaçant ploutocrate », l’« ennemi de la science », le « destructeur de l’État de droit »… Lorsque je leur ai confié écrire ce livre, avec une visée plus analytique que militante, voulant dépasser les effets d’annonce, l’un d’entre eux m’a demandé, quelque peu goguenard : « Tu ne serais pas devenue trumpiste ? »

Les résistances institutionnelles révèlent la force de la démocratie à l’épreuve du populisme. Séparer les pouvoirs : pas de credo plus vénéré dans ce régime. Depuis 1787, des attributions substantielles s’attachent à la présidence, au Congrès, à la Cour suprême, aux États fédérés ou à la justice. Certes, la frontière entre chacune de ces institutions reste objet de débats sinon de conflits. Mais aucune d’entre elles n’est au-dessus de la mêlée. En fonction des équilibres en place, des questions traitées ou de circonstances favorables, c’est l’une qui va tenter d’utiliser ou d’instrumentaliser l’autre.

C’est ce qui fait toute la spécificité de la démocratie américaine : elle est traversée par des forces en concurrence. L’État n’est pas neutre. Il est façonné par les intérêts partisans. Cette plasticité des pouvoirs est mise au service d’une société ouverte et égalitaire, mais la liberté qu’elle offre peut être soumise à des logiques de puissance. Les attaques contre les institutions américaines conduites par Donald Trump en témoignent. Peut-on pour autant parler d’une fuite en avant autoritaire ? ou d’une menace planant sur la Constitution ? Le battage médiatique, qui s’en tient aux effets d’annonce, en nourrit l’accusation. En prétendant lutter contre les « deux ennemis intérieurs » (l’immigré clandestin et le militant de gauche), la droite radicale ferait basculer le pays hors du cercle de la démocratie. Un projet qui aurait pour effet d’abîmer les fondements de la République.

Il est urgent d’interroger la réalité d’une telle inquiétude. Si une forme de privatisation du jeu politique est en cours, les contre-pouvoirs restent actifs. On le verra tout au long de ce livre : l’administration déploie sa force d’inertie ; les institutions judiciaires multiplient les suspensions et les interdictions ; les élus se rebellent contre des politiques jugées injustes. Si la démocratie est un régime de conflictualité, les États-Unis restent fidèles à leur histoire. Le pluralisme y demeure vivant. Et les médias échappent à toute unanimité de surface, de celles qui caractérisent les États autoritaires ou dictatoriaux.

La polarisation des opinions s’est accrue et la confrontation prend des traits toujours plus marqués. Mais faut-il en conclure qu’une « guerre civile » déchire le pays ? L’excès des mots nuit ici à l’analyse véritable de la situation. Après tout, le consensus n’est un horizon que pour quelques esprits éclairés. Il n’a jamais constitué un principe de gouvernement.

Depuis l’arrivée à la Maison Blanche de Donald Trump en 2016, puis sa réélection triomphale, l’Europe observe avec inquiétude les soubresauts de la démocratie américaine. Cette attention fiévreuse a des raisons précises. Les États-Unis sont perçus comme un laboratoire grandeur nature des mutations qui affectent l’ensemble des démocraties occidentales. Le trumpisme n’est pas un accident de l’Histoire. Il est la manifestation paroxystique de tendances lourdes qui traversent l’Atlantique : défiance envers les élites, nostalgie d’un âge d’or, instrumentalisation des peurs identitaires, retour du nationalisme, voire du nativisme… en un mot, du populisme.

Le populisme américain défie frontalement les règles du jeu politique établies. Il interroge les fondements mêmes de la représentation politique. Il teste les limites de la démocratie. Son expression se nourrit des paradoxes propres à la délégation électorale. Le peuple, théoriquement souverain, a peu de prise sur les décisions qui l’affectent au quotidien. Donald Trump entend lui donner sa revanche en brisant l’obstacle qui en fait un « spectateur de sa destinée » ou la « proie d’un monde qui change ». Sa recette est de prétendre faire primer la volonté sur les institutions, l’autorité sur le compromis, la politique sur le droit.

Cette mutation profonde dans l’art de gouverner transforme chaque procédure judiciaire en forum médiatique, chaque contrainte juridique en opportunité de victimisation. Donald Trump a démontré qu’il était possible de mobiliser le suffrage universel contre la démocratie. Oubliée l’accusation d’« élection volée », lors de sa défaite face au Démocrate Joe Biden en 2020 : les primaires l’ont propulsé vers la victoire présidentielle la plus nette depuis Barack Obama en 2012, voire depuis 1988 pour un Républicain. Accablé par de multiples affaires judiciaires – allant de la plainte pour viol à la fraude électorale, sans négliger son rôle dans l’assaut du Capitole le 6 janvier 2021 –, le milliardaire a finalement obtenu l’onction démocratique. Il l’a emporté avec 2,3 millions de voix d’avance et 312 grands électeurs contre 226 à son adversaire démocrate Kamala Harris.

La gauche aurait-elle perdu de vue, dans cette élection, l’« Américain ordinaire » ? Par rapport à 2020, ce sont 6 millions d’électeurs démocrates qui ne se sont pas déplacés. Tandis que le candidat républicain, lui, a renforcé son soutien dans des catégories sociales réputées peu favorables à son camp (Afro-Américains, Hispaniques…). L’inflation et la question de l’immigration ont manifestement été sous-estimées par l’équipe de Kamala Harris. Elles ont largement pesé sur l’orientation des préférences. Les causes démocrates – écologie, défense des minorités, antiracisme – ont d’abord séduit les électeurs urbains les plus éduqués. Mais pour les deux tiers de l’électorat dépourvus de diplôme universitaire, elles furent un repoussoir.

Pour faire leur aggiornamento, les Démocrates devront comprendre ce qui s’est passé, analyser les clés du succès populiste et surtout y apporter une réponse. Trump n’a pas seulement excellé dans un art oratoire accrochant les milieux populaires, avec ses « incohérences » et ses « contradictions » dénoncées par le camp démocrate. Il a su conduire une politique de présence, sinon d’incarnation, qui fait désormais écho aux formes d’adulation propagées via les réseaux sociaux. Face à des adversaires peu offensifs sur l’inflation, le candidat populiste défend un « chauvinisme de la prospérité ». Du mineur de charbon de Virginie-Occidentale à l’étudiant afro-américain de Géorgie, en passant par la famille hispanique du Texas, ses mots d’ordre ont su capter l’attention d’un électorat déçu, déclassé, ou tout simplement exaspéré.

Cette stratégie de conquête des classes populaires a incité les Républicains à défendre un credo protectionniste. Les promesses de taxes douanières et de réindustrialisation résumées dans le slogan « America first » ont redonné espoir à une majorité d’électeurs. Or ces enjeux ont fait oublier les anathèmes lancés par les Démocrates contre l’« extrémiste » Donald Trump. Le « danger » qu’il représenterait pour la démocratie n’a pas été pris au sérieux. Comme si ses propos les plus outranciers n’avaient guère d’effet sur ces segments de l’opinion.

En 2016, le candidat à la Maison Blanche avait déclaré vouloir faire emprisonner son adversaire Hillary Clinton. Il s’était engagé à abroger la grande loi santé d’Obama, à se retirer de l’accord de libre-échange nord-américain, ou à en finir avec le droit du sol. Autant d’annonces tonitruantes qui ont marqué la campagne électorale mais qui n’ont pas été suivies d’effet. Celles lancées en 2024 – terminer la guerre en Ukraine en vingt-quatre heures, baisser les impôts ou encore expulser massivement les migrants en situation irrégulière – ne sont pas moins clivantes. À leur tour, elles seront mises à l’épreuve des faits et de la réalité du pouvoir.

Cet extrait est issu de « La Démocratie à l’épreuve du populisme. Les leçons du trumpisme » d’Élisa Chelle, qui vient de paraître aux éditions Odile Jacob.

Ce livre veut le montrer : le 47e président n’est pas une anomalie qu’il suffirait d’évacuer pour retrouver le cours « normal » d’une histoire séculaire. Il traduit un changement profond des formes de représentation et de mobilisation électives. C’est pourquoi il faut saisir les conditions structurelles de cette arrivée au pouvoir. En somme, répondre à la question : pourquoi des millions d’Américains ont-ils pu voir en lui un recours légitime ? Non pas pour excuser ou cautionner, mais pour s’essayer à expliquer les raisons d’un succès. Un exercice qui suppose de ne pas s’effrayer devant des nuances ou des faits. À rebours du temps des médias, tentons de démêler ce qui relève de l’écume des jours et ce qui a vocation à rester. Saintes colères et polémiques stériles détournent trop souvent le regard des résistances institutionnelles et des compromis passés sous silence. La politique est faite de mises en scène mais aussi de coulisses. Allons voir ce qui s’y passe.

Avec le retour du tribun populiste à la Maison Blanche, les institutions américaines font face à un test décisif. Vont-elles absorber, affaiblir ou annihiler un programme politique qui se veut en rupture avec deux siècles de tradition démocratique ? Observer le résultat de cette secousse, c’est anticiper l’avenir européen. À l’heure où la France se prépare à l’après-Macron, les forces antisystème n’ont jamais été aussi puissantes. Elles se tiennent aujourd’hui aux portes du pouvoir. Le régime politique français, avec son semi-présidentialisme et son scrutin majoritaire à deux tours, résistera-t-il à la tentation populiste ? L’expérience américaine nous enseigne que cette transformation ne constitue pas seulement un péril. Elle est aussi une opportunité de renouvellement démocratique pour l’Europe tout entière si les partis politiques savent se montrer à la hauteur.

The Conversation

Elisa Chelle a reçu des financements de l’Institut universitaire de France.

ref. Comprendre le populisme trumpiste, au-delà des anathèmes et des invectives – https://theconversation.com/comprendre-le-populisme-trumpiste-au-dela-des-anathemes-et-des-invectives-263937

Quand la Rome antique sentait l’encens… et les excréments

Source: The Conversation – in French – By Thomas J. Derrick, Gale Research Fellow in Ancient Glass and Material Culture, Macquarie University

La Rome antique, c’est des arènes bruyantes, des temples majestueux, des soldats en armure étincelante. Mais que savons-nous de ses odeurs ? MinoAndriani/Getty Images

La Rome antique, ce sont les gladiateurs, les temples, les légions couleur pourpre et le tumulte du forum. Mais derrière ces images flamboyantes, il y a aussi une autre réalité, bien plus terre à terre : les odeurs. Entre parfums précieux et relents fétides, que sentait-on au quotidien dans la ville phare de l’Empire romain ?


Le rugissement de la foule dans l’arène, l’agitation du forum romain, les grands temples, l’armée romaine en rouge avec ses armures et ses boucliers étincelants : lorsqu’on imagine la Rome antique, ce sont souvent ces images et ces sons qui viennent en tête. Mais que savons-nous des odeurs de la Rome antique ?

Nous ne pouvons pas, bien sûr, remonter le temps pour le découvrir. Mais les textes littéraires, les vestiges physiques des bâtiments, les objets et les traces environnementales (telles que les plantes et les animaux) nous fournissent des indices.

Alors, quelle était l’odeur de la Rome antique ?

L’odeur habituelle des animaux, des latrines et des déchets

Pour décrire les odeurs des plantes, l’auteur et naturaliste Pline l’Ancien utilise des mots tels que iucundus (agréable), acutus (piquant), vis (fort) ou dilutus (faible).

Malheureusement, aucun de ces mots n’est particulièrement évocateur et capable de nous transporter dans le temps.

Mais il est fort probable que nombre de quartiers de Rome baignaient dans la saleté et les mauvaises odeurs. Les propriétaires immobiliers ne raccordaient généralement pas leurs latrines aux égouts dans les grandes villes romaines, peut-être par crainte des invasions de rongeurs ou des odeurs.

Les égouts romains ressemblaient plutôt à des canalisations d’évacuation des eaux pluviales et servaient à évacuer l’eau stagnante des lieux publics.

Des professionnels collectaient les excréments, des latrines domestiques et publiques et des fosses d’aisances, pour les utiliser comme engrais et l’urine pour le traitement des tissus. On utilisait également des pots de chambre, qui pouvaient ensuite être vidés dans ces mêmes fosses.

Ce processus d’élimination des déchets était réservé à ceux qui avaient les moyens de vivre dans des maisons. Beaucoup de Romains vivaient dans de petits espaces non ménagers parfois partagés avec des animaux, dans des appartements à peine meublés, ou dans la rue.

Dans l’Urbs antique, une odeur habituelle était celle qui provenait des animaux et des déchets qu’ils produisaient. Les boulangeries utilisaient fréquemment de grands moulins en pierre de lave (ou « meules ») actionnés par des mulets ou des ânes. Il y avait aussi l’odeur des animaux de bât et du bétail amenés en ville pour être abattus ou vendus.

Les animaux faisaient partie de la vie quotidienne dans l’Empire romain
Les animaux faisaient partie de la vie quotidienne dans l’Empire romain.
Marco Piunti/Getty Images

Les grandes « pierres de gué » que l’on peut encore voir dans les rues de Pompéi servaient probablement à permettre aux gens de traverser les rues et d’éviter les excréments qui recouvraient les pavés.

L’élimination des cadavres (animaux et humains) n’était pas réglementée. Selon la classe sociale de la personne décédée, les corps pouvaient être laissés à l’air libre sans être incinérés ni enterrés.

De fait des cadavres, potentiellement en décomposition, étaient plus courants dans la Rome antique qu’aujourd’hui.

Au Ier siècle de notre ère, le haut fonctionnaire romain Suétone, a notamment raconté qu’un chien avait apporté une main humaine coupée à la table de l’empereur Vespasien.

Déodorants et dentifrices

Dans un monde où les produits parfumés modernes n’existaient pas et où la majeure partie de la population ne se lavait pas tous les jours, les colonies romaines antiques devaient sentir les odeurs corporelles.

La littérature classique propose quelques recettes de dentifrice et même de déodorants.

Cependant, la plupart des déodorants étaient destinés à être utilisés par voie orale (à mâcher ou à avaler) pour empêcher les aisselles de sentir mauvais.

L’un d’eux était préparé en faisant bouillir de la racine de chardon doré dans du vin fin afin de favoriser la miction (ce qui était censé éliminer les odeurs).

Les thermes romains n’étaient probablement pas aussi hygiéniques qu’elles ne le semblent aux touristes qui les visitent aujourd’hui. Une petite baignoire dans un bain public pouvait accueillir entre huit et douze baigneurs.

Les Romains avaient du savon, mais celui-ci n’était pas couramment utilisé pour l’hygiène personnelle. L’huile d’olive (y compris l’huile parfumée) était préférée. Elle était raclée de la peau à l’aide d’un strigile (un outil incurvé en bronze).

Cette combinaison d’huile et de peau était ensuite jetée (peut-être même lancée contre un mur). Les bains étaient équipés de drains, mais, comme l’huile et l’eau ne se mélangent pas, ils étaient probablement assez sales.

Parfumerie antique à la rose de Paestum

Les Romains utilisaient des parfums et de l’encens.

L’invention du soufflage du verre à la fin du Ier siècle avant notre ère (probablement à Jérusalem, alors sous contrôle romain) a rendu le verre facilement accessible, et les flacons de parfum en verre sont des découvertes archéologiques courantes.

Des graisses animales et végétales étaient infusées avec des parfums – tels que la rose, la cannelle, l’iris, l’encens et le safran – et mélangées à des ingrédients médicinaux et des pigments. Les roses de Paestum en Campanie (sud de l’Italie) étaient particulièrement appréciées, et une parfumerie a même été mise au jour dans le forum romain de la ville.

La puissance commerciale du vaste Empire romain permettait d’importer des épices d’Inde et des régions environnantes. Il existait des entrepôts pour stocker les épices, telles que le poivre, la cannelle et la myrrhe, dans le centre de Rome.

Dans un article récent publié dans l’Oxford Journal of Archaeology, la chercheuse Cecilie Brøns écrit que même les statues antiques pouvaient être parfumées avec des huiles parfumées.

Les sources ne décrivent souvent pas l’odeur des parfums utilisés pour oindre les statues, mais un parfum à base de rose est spécifiquement mentionné à cette fin dans des inscriptions provenant de la ville grecque de Délos (où les archéologues ont également identifié des ateliers de parfumerie). De la cire d’abeille était probablement ajoutée aux parfums comme stabilisateur.

Il était important, dans le cadre de leur dévotion et de leur culte, de sublimer des statues (en particulier celles des dieux et des déesses) avec des parfums et des guirlandes.

Une attaque olfactive

La ville antique devait sentir les déchets humains, la fumée de bois, la pourriture et la décomposition, la chair brûlée, la cuisine, les parfums et l’encens, et bien d’autres choses encore. Cela semble horrible pour une personne moderne, mais d’après ce que l’on sait, les Romains ne se plaignaient pas beaucoup de l’odeur de la ville antique.

Peut-être, comme l’a suggéré l’historien Neville Morley, ces odeurs leur rappelaient-elles leur foyer, voire l’apogée de la civilisation.

The Conversation

Thomas J. Derrick ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Quand la Rome antique sentait l’encens… et les excréments – https://theconversation.com/quand-la-rome-antique-sentait-lencens-et-les-excrements-260344

Pourquoi sommes-nous si fatigués dès la rentrée ?

Source: The Conversation – in French – By Eric Fiat, Professeur de philosophie, Université Gustave Eiffel

Vitaly Gariev/Unsplash, CC BY

La rentrée devrait nous trouver reposés, mais elle s’accompagne souvent d’une lassitude persistante. Pourquoi cette fatigue résiste-t-elle aux congés ?


Poser cette question alors que nombre des Français, qui ont la chance de pouvoir prendre des vacances, viennent de les terminer a quelque chose d’intempestif. Même si les vacances ne sont jamais exactement ce qu’on avait imaginé qu’elles seraient, même si leur fin s’accompagne souvent d’un peu de nostalgie (« Adieu, vive clarté de nos étés trop courts ! », disait Baudelaire), il est légitime d’espérer que ces jours et ces nuits de juillet ou d’août où l’on est un peu plus maître de son temps qu’aux autres mois a permis à nombre d’entre nous de reconstituer ce que l’on pourrait appeler la nappe phréatique du soi.

Puissent en effet les épuisés de juin avoir trouvé dans la sieste ou dans le jeu, dans la nage ou dans les parties de cartes les ressources (les nouvelles sources de vitalité) qui leur manquaient. Tel le vieux Faust retrouvant sa jeunesse, ne sont-ils pas nombreux à pouvoir dire :

« Déjà je sens mes forces s’accroître ; déjà je pétille comme une liqueur nouvelle : je me sens le courage de me risquer dans le monde, d’en supporter les peines et les prospérités ? »

Mais comment ne pas deviner que cet état ne durera guère ? Que si nous ne sommes pas aujourd’hui fatigués, nous le serons sans peu de doutes demain ? Depuis qu’il y a congés payés, cette situation a dû se répéter bien des fois, et doit être à peu de chose près le lot commun.

Il semble pourtant que, depuis quelque années, la fatigue ait cessé d’être un phénomène simplement saisonnier pour s’inscrire plus durablement, plus profondément dans les êtres et que, si la fatigue fait partie de la condition humaine comme telle, elle ait pris désormais certaines couleurs qui rendent plus rares ce que l’on pourrait appeler les « bonnes fatigues ».

Bonnes et mauvaises fatigues

Comme exemples de bonnes fatigues, nous pourrions prendre celle du cycliste du dimanche au retour de ses 30 km, ou celle du travailleur aimant son métier et qui, à la fin de la journée, de la semaine ou de l’année, qui, bien que fatigués, éprouvent ce que Kant appellerait le plaisir moral du travail bien fait ou du devoir accompli. Fatigues du corps mais non point de l’âme, rajeunie par cette joie, par ce plaisir. Fatigues sans lassitude en somme.

Nous espérons à nos contemporains de ce genre de fatigues, légères, printanières.

Mais il nous faut reconnaître qu’elles semblent devenues moins courantes que ces mauvaises fatigues – dont la forme extrême est l’épuisement qui parfois conduit au burn-out, lesquelles ne sont pas que fatigues du corps mais aussi de l’âme, mauvaises en ceci que même le repos n’en est pas le remède. Car si l’être qui connaît la bonne fatigue va au sommeil comme à une récompense, celui qui connaît la mauvaise y va comme à un refuge – refuge où malheureusement ne se trouve pas la paix espérée, car son sommeil n’est pas celui dans lequel un Montaigne se glissait voluptueusement, mais celui dans lequel il « tombe comme une masse » avant de connaître de douloureux moments d’insomnie, ceux que Baudelaire nommait « ces vagues terreurs de nos affreuses nuits qui compriment le cœur comme un papier qu’on froisse ».

Il se dit que les Français dorment de moins en moins et de moins en moins bien.

Certes, l’insomniaque exagère toujours la gravité des situations existentielles – personnelles ou professionnelles – dans lesquelles il est pris, et au réveil d’une nuit agitée souvent se retrouve un pouvoir d’agir dont la perte de conscience était précisément l’une des causes de son insomnie. Mais lorsque le déroulement de sa journée confirme la débilité dudit pouvoir, comment pourrait-il ne pas retrouver la nuit suivante les « vagues terreurs » baudelairiennes évoquées plus haut, c’est-à-dire ses angoisses (car l’angoisse est très exactement ce qui « comprime le cœur comme un papier qu’on froisse », pour cette raison que le mot vient du latin angustia qui signifiait : l’étroitesse, le resserrement) ?

L’hypothèse que cet article voudrait soumettre à la critique, est que cette altération du sommeil et la fatigue qui en résulte tiennent en bonne part au climat d’incertitude durable dans lequel nous vivons désormais.

Une vie saturée d’incertitude

Comme le disait la philosophe Hannah Arendt, dans cet océan d’incertitude qu’est, par définition l’avenir, nous avons besoin d’ilôts de certitude. Or à peine en a-t-on aperçu un qui semble surnager, que la mer des informations inquiétantes le submerge : changement climatique, guerre en Ukraine et au Proche-Orient, trumpisisation du monde… Pour qu’il y ait sentiment que la vie est bonne ne faut-il pas que s’y équilibrent la certitude et l’incertitude, l’habitude et la nouveauté, l’organisation et l’improvisation, le retour du même et la surrection de l’autre, la fidélité et la liberté, la circularité et la linéarité, ou bien encore, comme dirait Simone Weil, l’enracinement et le déracinement ?

La nécessité dudit équilibre vient de ce que, sans un minimum de certitudes, nous ne saurions accueillir l’incertitude comme un piment, qu’il faut avoir des habitudes pour regarder la nouveauté comme une chance et que, sans un minimum d’enracinement, nous ne vivrions pas le déracinement comme une heureuse libération. Saturée de certitudes, d’habitudes et de fidélités, la vie est ennuyeuse ; mais infernale est la vie où rien n’est certain et où tout se renouvelle sans cesse.

Or il est peu contestable que nous avons perdu cet équilibre.

Perdu, ce que l’écrivain Jean Giono nommait la « rondeur des jours », c’est-à-dire le retour reposant du même, l’enchaînement de ces tâches habituelles qu’une force obscure au fond de nous – la force des habitudes comme secondes natures – appelait, invoquait, implorait que nous accomplissions. Qu’on ne se méprenne : il ne s’agit nullement de céder à la tentation nostalgique, pour cette raison que le geste nostalgique, dont l’origine est souvent le trop peu d’effort pour comprendre son présent, est toujours précédé d’un geste d’idéalisation du passé. Non, la vie des paysans du début du siècle dernier n’était pas moins fatigante que la nôtre, que Brassens a si bien décrite dans Pauvre Martin :

« Pour gagner le pain de sa vie,
De l’aurore jusqu’au couchant,
En tous lieux, par tous les temps !
Il retournait les champs des autres,
Toujours bêchant, toujours bêchant. »

Mais comme le dit George Orwell dans Un peu d’air frais :

« Les gens avaient pourtant alors quelque chose qu’ils n’ont pas aujourd’hui. Quoi ? C’est simplement que l’avenir ne leur apparaissait pas terrifiant. Ils ne sentaient pas le sol se dérober sous leurs pieds. »

Un point de côté à l’âme

Trop nombreuses, les incertitudes fatiguent, finissant parfois par décourager celui ou celle qui tente de comprendre son monde, si peu maîtres de leur temps qu’ils éprouvent quelque chose comme le sentiment d’une aliénation temporelle. Monde liquide et même gazeux, que le progrès technique ne cesse de transformer, au point que le système néolibéral semble exiger des travailleurs d’aujourd’hui qu’ils se réadaptent de manière permanente à un monde impermanent.

Ceux qui après avoir couru après ce monde où tout s’accélère se sentent un point de côté à l’âme et sont tentés de se laisser glisser au bord du chemin méritent d’être compris.

Nous ne pensons pas qu’à la façon de l’essayiste Paul Lafargue il faille leur conseiller, comme remède à leur fatigue, cette paresse qui à petites doses est un bien, mais qui devenant une façon d’être est un égoïsme – car pour que le paresseux puisse paresser il faut que beaucoup s’activent. Mais que l’organisation du travail leur permette de retrouver les bonnes fatigues dont nous parlions plus haut nous semble urgent, et, en un sens, l’une des inspirations possibles d’une réorganisation à la fois politique et sociale du monde du travail.

Bonne rentrée à toutes, à tous !

The Conversation

Eric Fiat ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Pourquoi sommes-nous si fatigués dès la rentrée ? – https://theconversation.com/pourquoi-sommes-nous-si-fatigues-des-la-rentree-263574