Source: The Conversation – in French – By Jean Pralong, Professeur de Gestion des Ressources Humaines, EM Normandie
Mais de quoi les « savoir-être » sont-ils le nom ? Souvent mal définis et renvoyant à des notions floues, ils sont peut-être, d’abord, le révélateur de ce qu’est vraiment le process de recrutement : une négociation entre manager et recruteur et un moment de cristallisation des besoins en compétences de l’organisation.
Les savoir-être sont devenus essentiels pour recruter. Pourtant, personne ne sait vraiment les définir. Cette imprécision, souvent interprétée comme une faiblesse méthodologique, est en réalité le symptôme d’un déséquilibre politique. Dans les organisations, les recruteurs évaluent, mais les managers décident. Et tant que cette relation restera asymétrique, les savoir-être resteront flous.
Les savoir-être se sont fait une place de choix dans notre imaginaire du travail. Dans un monde incertain, changeant et interconnecté, les savoir-faire ne suffisent plus ; il faut d’autres compétences pour analyser, concevoir ou coopérer, entre autres déclinaisons du changement, de l’innovation ou du leadership. Mais quelles sont donc ces compétences ?
Une absence de définition claire
Une revue systématique de la littérature scientifique montre que seulement 11 % des articles publiés dans les revues de management entre 2014 et 2019 proposent une définition claire des soft skills (ou savoir-être). Près de la moitié ne mobilise aucun cadre théorique, les autres s’éparpillant sur cinquante théories différentes. Du côté des entreprises, les compétences comportementales sont rarement définies et décrites avec précision. Leur évaluation est majoritairement livrée à des appréciations subjectives, quand elle n’est pas confiée, pire, à un test de personnalité.
On en vient rapidement à suspecter les savoir-être d’être la vitrine de discriminations selon des critères de comportements, d’éducation et donc d’origine sociale. Sans éliminer cette thèse, nous voudrions ici proposer une autre lecture issue de l’enquête « SAV du recrutement », parue fin juin.
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Des savoir-être à double face
Les compétences sont souvent assimilées à un stock individuel de caractéristiques internes et stables. Ces caractéristiques déterminent des comportements et des performances en situation de travail. La stabilité des compétences rend possible une évaluation standardisée ; elle donne aux recruteurs un sentiment d’objectivité et fonde leur légitimité professionnelle. Mais les compétences sont aussi des constructions sociales. Elles émergent et prennent leur sens dans une configuration singulière de vocabulaire, de normes et d’attentes.
C’est cette matrice qui donne un sens à « s’adapter », « être proactif » ou « être organisé ». Le processus adopté par l’entreprise, qui cadre les étapes et les modalités de la sélection, est aussi une fabrique des compétences. On lui attribue le rôle d’objectiver les différences interindividuelles et donc de produire des décisions rationnelles. En réalité, le processus de recrutement et ses différentes séquences produisent des consensus plutôt que des choix rationnels. Les compétences sont autant construites par le process que préexistantes : il les nomme, les quantifie et, donc, les promulgue.
Manager, recruteur : l’un décide, l’autre exécute
L’évaluation des savoir-être s’inscrit dans une négociation entre deux acteurs : le recruteur et le manager. Mais ces deux acteurs n’ont pas le même pouvoir. Le manager a la maîtrise de décision. Il fixe les besoins, valide les profils et tranche en dernier ressort : il est le client du recrutement. Son autorité repose sur sa position hiérarchique, son contrôle budgétaire et sa connaissance du terrain.
Le recruteur apporte des outils, des méthodes et une expertise technique. Mais il ne maîtrise ni les critères d’évaluation finaux ni le cadre dans lequel s’inscrivent les décisions. Sa fonction est d’aider le manager à formuler ses besoins sans les contester. Il doit se montrer suffisamment précis pour apparaître compétent, mais jamais trop rigide, sous peine d’entrer en conflit avec les attentes implicites du décideur.
L’intérêt supérieur de l’entreprise avant tout
Dans ces conditions, le recruteur peut mobiliser deux stratégies. Il peut tenter d’être le « maïeuticien » des besoins du manager, ce qui est le rôle qui lui est dévolu. Il va alors le forcer à clarifier ses attentes, au risque de faire émerger des critères discriminants auxquels il ne pourra pas s’opposer. Les verbatims recueillis pendant l’étude montrent que les managers avancent souvent l’intérêt supérieur de l’entreprise sur la morale ou la loi :
« Une femme de 35 ans, c’est évident qu’elle a eu ou qu’elle aura des enfants rapidement. Si elle n’en a pas encore deux ou trois, le risque est qu’elle en fasse. Il faut donc a minima savoir où elle en est. (..) C’est une question d’entreprise » (manager, distribution, 29 ans).
« Un trou sur un CV, une expérience courte, ça ne peut pas rester dans le vague. Il faut savoir. Il n’y a ni bonne ou ni mauvaise raison, je peux tout entendre à condition de le savoir. Mais il n’y a pas de hasard et malheureusement l’expérience m’a prouvé que fermer les yeux, c’est reculer pour mieux sauter » (manager, commerce BtoB, 35 ans).
Le recruteur a donc tout intérêt à maintenir une certaine ambiguïté. Des termes flous lui permettent de préserver une apparence de neutralité, tout en évitant de figer des critères qu’il se refuse à utiliser.
Une diplomatie du recrutement
Le travail réel du recruteur consiste alors à orchestrer un subtil équilibre entre des exigences contradictoires. Son expertise ne réside pas tant dans l’application mécanique de grilles d’évaluation que dans sa capacité à traduire, filtrer et reformuler les demandes managériales. Il devient un interprète des tensions organisationnelles. Il doit décoder les attentes implicites du manager tout en préservant le cadre légal et éthique du recrutement.
Cette gymnastique professionnelle l’amène à développer un savoir-faire particulier dans la gestion des paradoxes : maintenir une façade d’objectivité tout en intégrant des critères subjectifs, satisfaire des besoins business parfois problématiques sans compromettre sa responsabilité professionnelle.
Les savoir-être flous deviennent ainsi les outils privilégiés de cette diplomatie du recrutement, permettant de dire sans dire, d’évaluer sans discriminer explicitement, et de préserver la cohésion d’un processus fondamentalement traversé par des logiques contradictoires.
Vers une profession à part entière
Le flou des savoir-être n’est pas une simple question de vocabulaire. C’est le révélateur d’un déséquilibre professionnel durable entre ceux qui décident et ceux qui évaluent. C’est aussi la manifestation du savoir-faire des recruteurs et de leur capacité à faire face, avec leurs compétences et leurs convictions, aux contraintes qui pèsent sur eux.
Pour les dépasser, il faut reconnaître que recruter est un métier, au sens plein du terme : une activité dotée de normes, de règles, de savoirs spécifiques et d’une responsabilité propre. C’est à cette condition seulement que le recrutement pourra s’ériger en profession à part entière, capable de définir ses propres critères d’excellence et de garantir la qualité de ses pratiques. Il ne s’agit pas d’imposer un jargon technique, mais de construire collectivement une science de l’évaluation des compétences humaines – une science qui serve enfin à la fois les organisations, les recruteurs… et les candidats.
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Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
– ref. Pourquoi le flou des « savoir-être » ne doit rien au hasard – https://theconversation.com/pourquoi-le-flou-des-savoir-etre-ne-doit-rien-au-hasard-259175



