Immigration : un débat confus et mal étayé

Source: The Conversation – in French – By Catherine Wihtol de Wenden, directrice de recherches sur les migrations internationales, Sciences Po

Grand remplacement, migrants qui coûtent cher au pays d’accueil, théories de l’« appel d’air », efficacité des frontières fermées… Les stéréotypes sur l’immigration alimentent un débat confus et souvent mal étayé. L’autrice d’Idées reçues sur les migrations (Le Cavalier bleu, avril 2025) les passe en revue.


Dans son Dictionnaire des idées reçues, Gustave Flaubert dénonçait les conventions, les préjugés, les formules toutes faites, ce que l’on appellerait aujourd’hui les stéréotypes. Sur l’immigration, ces idées reçues sont nombreuses, à droite et à l’extrême droite, mais aussi à gauche : elles alimentent un débat politique peu soucieux de la réalité, et encore moins des données scientifiques. Examinons les plus courantes.

Le « grand remplacement »

La plus médiatisée des idées reçues sur les migrations est sans doute celle du « grand remplacement », un thème déjà exprimé dès le début du XXe siècle par des nationalistes comme Maurras. La thèse du « choc des civilisations » de Samuel Huntington (1996) remet cette idée au goût du jour en décrivant un monde où l’islam aurait pris la place de l’ancien ennemi soviétique pour l’Occident, et où l’identité deviendrait un enjeu essentiel.

En France, le Club de l’Horloge, organe de réflexion de l’extrême droite, a, depuis le milieu des années 1980, développé l’idée que la conquête de l’Europe par l’islam serait une menace, face à laquelle il faudrait opérer une « reconquista ». Le même Club de l’Horloge a commis en 1985 un ouvrage, Être français, cela se mérite, fustigeant « les Français de papier » voire les « Français malgré eux », et plaidant déjà pour l’abolition du droit du sol.

Le thème du grand remplacement est aussi issu d’un contresens sur un scénario démographique calculé par le responsable du Département de la population et de la mortalité des Nations unies Joseph Grinblat, en 2000. Dans ses conclusions, Grinblat estime que :

« En Europe, dans un contexte de faible fécondité conduisant à une diminution et à un vieillissement rapide de la population, l’immigration pourrait être, dans certains cas, une solution, au moins partielle, au déclin de la population totale et de la population d’âge actif. »

Au constat démographique, et aux angoisses liées à un « changement de peuple et de civilisation » en faveur de l’islam sur le sol européen, introduites notamment par l’écrivain Renaud Camus, s’ajoute l’idée, reprise à l’extrême droite, d’un complot fomenté par les « élites mondialisées » et les institutions internationales. Les partisans de cette thèse projettent un désir de revanche sur l’Occident chez les nouveaux arrivants, supposément fondé sur leurs passés de colonisés ou d’esclaves.

Qu’en est-il dans la réalité ? Le démographe François Héran rappelle que l’immigration constitue 10,2 % de la population vivant en France, contre 5 % en 1946 et 7,4 % en 1975. Par immigration, on entend ici les personnes nées à l’étranger et vivant depuis au moins un an en France. Selon les rapports annuels du Département des affaires économiques et sociales (DESA) de l’ONU), ce pourcentage de 10,2 % est en moyenne celui des autres pays européens.

François Héran rappelle que « la France n’a jamais été en première ligne tout au long de la crise migratoire » de l’accueil des Syriens ou des Ukrainiens, que le métissage est la tendance générale en France ou dans tous les pays avec une immigration, et que l’on observe une convergence des comportements démographiques des immigrés et des nationaux sur le plan des naissances au fil du temps.

L’Afrique et sa démographie « galopante »

Le thème a été développé par le journaliste Stephen Smith qui part d’un constat multiple : la démographie de l’Afrique subsaharienne n’est pas encore entrée dans l’ère de la transition démographique ; le continent africain va ainsi atteindre deux puis trois milliards d’habitants entre 2050 et la fin du XXIe siècle. Par ailleurs, la moitié de la population de ce continent a moins de 20 ans dans sa partie subsaharienne. Cette population jeune, de plus en plus active sur les réseaux sociaux, est mise en relation avec un ailleurs l’orientant vers un imaginaire migratoire.

Lampedusa, Agrigento, Italie, 15 septembre 2023, où plusieurs milliers personnes sont arrivées sur l’île en quelques jours.
Alec Tassi

Pourtant, les comportements démographiques de familles avec un grand nombre d’enfants, y compris africaines, sont amenés à changer. Aucune région de monde ne fait, en effet, exception à la tendance mondiale à la diminution des naissances, comme l’analysent les démographes Gilles Pison et Youssef Courbage.

D’autre part, le lien entre croissance de la population et migration vers l’Europe reste à démontrer : la moitié des Africains en migrations se dirigent vers d’autres espaces de leur continent, une autre partie se dirige vers le Golfe arabo-persique, une autre encore vers les États-Unis ou la Chine. L’idée que les Africains (et les autres migrants) viendraient chercher en Europe un État-providence développé n’est pas démontrée, car ce ne sont pas les pays qui offrent le plus de prestations sociales qui attirent le plus, mais ceux qui proposent un imaginaire de réussite ou une proximité linguistique avec les personnes migrantes, à l’image des États-Unis ou du Royaume-Uni.

« L’immigration est coûteuse et remplace les travailleurs locaux »

Les analyses économiques montrent que le marché du travail national est très segmenté et que les migrants sont rarement en situation de concurrence avec les nationaux. Ceux-ci bénéficient de surcroît de certains emplois protégés, réservés aux nationaux ou aux citoyens européens (notamment dans la fonction publique et dans certaines professions régies par les ordres professionnels).

Les derniers venus occupent ainsi les métiers pénibles, dangereux, sales, mal payés, soumis aux intempéries ou travaux périodiques, surtout s’ils sont en situation irrégulière. Même en temps de crise, le marché du travail n’atteint pas le niveau de flexibilité qui amènerait les nationaux à occuper les emplois des migrants. Restent, par ailleurs, des métiers, qualifiés et non qualifiés, non pourvus par les nationaux comme dans le cas des médecins de campagne, des métiers spécialisés de la construction, de la maintenance informatique, de l’hôtellerie, de la garde des personnes âgées et des jeunes enfants, ou encore de l’agriculture.

Les immigrés contribuent également à accroître le nombre des actifs dans l’ensemble de la population : il y a parmi eux moins de très jeunes et de retraités. Arrivant dans leur pays d’accueil à l’âge adulte, ils ne lui ont ainsi rien coûté quant à leur éducation et leur formation jusqu’à l’âge de leur majorité. Une partie d’entre eux repart, par ailleurs, au pays à l’âge de la retraite, ce qui diminue fortement le coût de leur grand âge.

Si les personnes immigrées reçoivent des prestations sociales, elles versent aussi des impôts, directs et indirects. Une fois passés les effets de court terme de la migration, liés à l’adaptation et à la langue, les nouveaux entrants stimulent l’activité économique et créent à leur tour de nouvelles activités, élargissant à la fois le marché de l’emploi et celui de la consommation. Dans l’ensemble, la hausse des recettes publiques liée à l’arrivée des immigrés est plus importante que celle des dépenses publiques.

Enfin, il est bon de rappeler que les flux migratoires vers la France sont principalement constitués d’étudiants, suivis par les demandeurs d’asile, les personnes bénéficiant du regroupement familial et, enfin seulement, les travailleurs. C’est également le cas pour l’Europe.

« Générosité » du système social français et « appel d’air »

En France, les étrangers sont davantage représentés parmi les bénéficiaires de la protection sociale (RMI, RSA, allocations familiales, aide médicale d’État [AME], aide au logement) que les nationaux. Ils sont en revanche moins souvent bénéficiaires des allocations d’assurance maladie et d’assurance vieillesse. Leurs retraites sont, par ailleurs, souvent plus modestes en raison de parcours professionnels plus courts et moins linéaires que les nationaux.

Le débat sur l’aide médicale d’État, destinée à offrir des soins d’urgence aux sans-papiers, a eu le mérite de mettre en évidence l’importance sanitaire de cette mesure, qu’il n’est pas sans risque pour la santé publique de supprimer. Le montant de cette dernière n’a, d’autre part, progressé que très modérément depuis quinze ans, en proportion du nombre des demandeurs (de 800 000 à un milliard d’euros).

Une fois ces chiffres donnés, l’attrait des prestations sociales, médicales et des services publics est-il décisif pour les migrants ? Ceux-ci sont souvent relativement jeunes et ne viennent ni pour la sécurité sociale ni pour la retraite, mais pour travailler ou pour fuir la guerre et l’absence d’espoir qui minent leurs pays, comme le montrent toutes les enquêtes de terrain. La plupart d’entre eux acceptent plus volontiers des métiers déqualifiés sans lien avec leur formation initiale pour gagner plus rapidement de l’argent, rembourser leur voyage et envoyer des fonds à leurs familles.

L’histoire a déjà donné tort aux responsables politiques qui persistent à croire que plus on accueille mal les migrants, moins ceux-ci choisissent de se rendre en un lieu donné. Malgré les conditions de vie dramatiques des occupants de la « jungle » de Calais – démantelée en 2016 – et des autres campements sur la côte du Pas-de-Calais, ces lieux restent attractifs en raison de leur proximité avec le Royaume-Uni.

Selon Josep Borrell, ancien responsable de la politique étrangère de l’Union européenne, la crainte de l’« effet d’appel » est infondée « car ce ne sont pas les conditions d’arrivée, souvent mauvaises qui attirent – le facteur pull –, mais la situation dans les pays de départ – le facteur push ».

Stopper l’immigration en fermant les frontières

Les frontières sont de retour, transformant la Méditerranée en un vaste cimetière. Un rapport de l’Organisation internationale des migrations (OIM) donne 50 000 morts à l’échelle mondiale, dont 25 000 en Méditerranée lors de tentatives de traversées depuis les années 1990, et 2 000 à 3 000 morts par an ces dernières années. Ces derniers chiffres seraient par ailleurs sous-estimés en raison des noyés non retrouvés.

Face au phénomène migratoire, l’Union européenne a mis la priorité sur le contrôle de ses frontières extérieures : le budget de l’agence Frontex est passé de 6 millions d’euros en 2004 à près d’un milliard annuel aujourd’hui. Les politiques de retour et de reconduction à la frontière mobilisent, en outre, des pratiques aux confins du respect des droits, tout en étant peu efficaces comme le montre le rapport annuel de la défenseure des droits.

L’aide publique au développement, parfois dépeinte en alternative aux politiques répressives, n’a jamais empêché les migrations. Elle a surtout pour but d’offrir une contrepartie à l’acceptation des politiques de reconduction dans les pays d’émigration. Face à ces politiques de plus de trente ans d’âge et sans résultats réels, l’Union européenne développe, depuis les années 1990, des partenariats d’externalisation de ses frontières. Ceux-ci conditionnent les actions financées à la réadmission de ressortissants, comme on le voit avec l’ensemble des pays du pourtour sud-méditerranéen et au-delà, en Afrique subsaharienne, par exemple au Niger.

Cependant, l’Europe a toujours besoin de migrations et cherche à s’attirer les compétences et les talents du monde entier à travers l’accueil d’étudiants étrangers et plusieurs programmes d’attraction des talents. De plus, elle ne peut pas renier les engagements internationaux qu’elle a signés sur les réfugiés, sur le droit de vivre en famille et sur les droits des mineurs.

Face à ces besoins et à ces obligations, la guerre aux migrants fait davantage figure de recette électoraliste que de véritable politique s’appuyant sur la réalité des données.


Cet article est rédigé dans le cadre du Festival des sciences sociales et des arts d’Aix-Marseille Université. L’édition 2025 « Science & croyances » se tient du 16 au 20 septembre. Catherine Wihtol de Wenden participe, le mardi 16 septembre, à une table ronde autour de son ouvrage Idées reçues sur les migrations, publié dans la collection « Idées reçues », aux éditions du Cavalier bleu, 2025.

The Conversation

Catherine Wihtol de Wenden ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Immigration : un débat confus et mal étayé – https://theconversation.com/immigration-un-debat-confus-et-mal-etaye-264392

Le vent, un allié pour décarboner le transport maritime

Source: The Conversation – in French – By Christian de Perthuis, Professeur d’économie, fondateur de la chaire « Économie du climat », Université Paris Dauphine – PSL

Déjà dans les années 1920, des expérimentations ont été menées en matière de propulsion vélique (ici, par rotor, sur le _Buckau_ en 1925). Library of Congress

Le transport maritime émet autant de CO2 que l’aviation, mais la décarbonation de ce secteur a longtemps été négligée, la priorité étant mise sur les enjeux sanitaires liés aux marées noires et à la pollution de l’air. Le vent, énergie gratuite et renouvelable, pourrait cependant souffler sur le fret maritime pour l’aider à faire face aux enjeux climatiques.


Dans le débat public, on parle beaucoup des impacts de l’aviation sur le climat, beaucoup moins de ceux du transport maritime.

En 2024, pourtant, les bateaux parcourant le monde (hors navires militaires) ont rejeté un milliard de tonnes (gigatonne ou Gt) de CO2 dans l’atmosphère. Un chiffre équivalent aux rejets de l’aviation civile, avec un rythme de croissance comparable – à l’exception des évènements exceptionnels comme la pandémie de Covid-19 en 2020.

Pour atténuer le réchauffement planétaire, la décarbonation du transport maritime est donc tout aussi stratégique que celle de l’aviation civile. L’utilisation du vent – à travers le transport à voile – devrait y jouer un rôle bien plus structurant qu’on ne l’imagine.

Les retards à l’allumage de l’Organisation maritime internationale

Les liaisons internationales génèrent un peu plus de 85 % des émissions du secteur maritime, le reste provenant des lignes intérieures et de la pêche. De ce fait, les régulations adoptées par l’Organisation maritime internationale (OMI) jouent un rôle crucial en matière de décarbonation.

Les enjeux climatiques n’ont été intégrés que tardivement aux régulations environnementales de l’OMI. Celles-ci ont historiquement été conçues pour limiter les risques de marées noires, puis de pollutions atmosphériques locales provoquées par l’usage des fiouls lourds dans les moteurs.

Jusqu’en 2023, la baisse des émissions de gaz à effet de serre n’était visée qu’à travers des régulations sur l’efficacité énergétique, limitant la quantité de carburants utilisée pour propulser les navires, avec des règles plus sévères pour les rejets d’oxydes de soufre et les autres polluants locaux (oxydes d’azote et particules fines à titre principal) que pour le CO2.

Ces régulations n’ont pas permis de limiter l’empreinte climatique du transport maritime. Les deux principaux leviers utilisés par les armateurs pour améliorer l’efficacité énergétique ont consisté à réduire la vitesse des navires et à augmenter leur taille. Ces gains ont permis de baisser les coûts d’exploitation du fret maritime, mais pas les émissions de CO2, du fait de la croissance des trafics.

Les contraintes spécifiques sur les polluants locaux ont même alourdi l’empreinte climatique du transport maritime.

La substitution du GNL au fioul, par exemple, réduit drastiquement les émissions de polluants locaux, mais génère des fuites de méthane dont l’impact sur le réchauffement dépasse la plupart du temps les gains obtenus par l’économie de CO2.

Surtout, la réduction des rejets de SO2 du diesel maritime opérée en 2020 pour se conformer à la réglementation de l’OMI, de l’ordre de 80 %, a brusquement réduit la quantité d’aérosols présents dans l’atmosphère. Les chercheurs y voient l’une des causes majeures de l’accélération du réchauffement planétaire observée depuis 2020.




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Des régulations climatiques tardives mais ambitieuses

La progression des émissions de CO2 du transport maritime n’a toutefois rien d’inéluctable. Elle reflète les arbitrages passés de l’OMI, si lente à intégrer les enjeux climatiques. Mais le vent est en train de tourner.

En juillet 2023, les membres de l’OMI se sont accordés sur une stratégie de décarbonation visant la neutralité d’ici 2050, avec des cibles intermédiaires ambitieuses en 2030 et 2040.

Pour les atteindre, l’OMI projette d’introduire en 2028 un mécanisme de tarification des émissions de CO₂ pénalisant les armateurs qui ne se conformeraient pas à ces nouvelles exigences et rémunérant ceux décarbonant plus rapidement.

De son côté, l’Union européenne intègre graduellement le transport maritime dans son système d’échange de quotas de CO₂.

Dans ce nouveau contexte, on ne peut plus compter sur des progrès incrémentaux du type amélioration de l’efficacité énergétique. Le transport maritime devra opérer une mue bien plus radicale, tant sur le plan technique que socioéconomique.

Comme on compte environ 100 000 navires parcourant l’océan, cette mue concerne à la fois la flotte existante et la construction des bateaux du futur. Or, le vent, énergie gratuite et renouvelable, peut être mobilisé dans les deux cas.

Savoir-faire ancestraux et innovations techniques

En simplifiant, on peut distinguer quatre grandes familles de techniques permettant de capter l’énergie éolienne pour déplacer les navires :

Le E-ship 1, lancé en 2010, est équipé de quatre rotors verticaux. C’est le premier cargo de l’ère moderne à propulsion vélique assistée.
Piet Sinke, CC BY-NC-SA
  • Les deux premières se matérialisent par d’immenses colonnes de forme cylindrique sur le pont des navires : rotors ou voiles aspirantes, comme le montre l’image du E-ship 1 ci-dessus.
Le WindSurf est une goélette dotée de deux moteurs électriques et d’une assistance vélique à la propulsion.
EcoVictor, CC BY-SA
  • L’utilisation de voiles ou ailes portées par des mâts représente la troisième famille qui se décline suivant leur épaisseur, leur rigidité et les matériaux les constituant.
Kite tractant un cargo.
Yves Parlier, CC BY-SA
  • Dernière famille : les kites arrimés au navire capturant des vents plus réguliers et plus puissants en hauteur. Ces derniers ont l’avantage de ne pas prendre de place sur le pont des navires, mais leur efficacité diminue sitôt qu’il faut remonter au vent.

L’utilisation du vent pour déplacer les navires combine ainsi des méthodes low tech, parfois ancestrales, avec de l’ingénierie de pointe se basant par exemple sur l’aérodynamisme, des modélisations numériques, l’automatisation des tâches, l’intelligence artificielle…

Le vent comme propulseur d’appoint

Début 2025, une cinquantaine de navires en opération disposaient déjà d’assistance vélique. Pour les trois quarts, il s’agissait de navires anciens « rétrofités », principalement par adjonction de rotors ou de voiles aspirantes. Une minuscule goûte d’eau, au regard du nombre total de navires sur les océans !

Mais le marché naissant de l’assistance vélique est en forte accélération. Les organismes certificateurs de référence, comme DNV ou Lloyd’s Register anticipent un changement d’échelle du marché, avec une proportion croissante d’opérations concernant les navires neufs.

Sur les navires anciens, le rétrofit permet de réduire les émissions de l’ordre de 5 à 15 % suivant les cas. Les gains sont toutefois nettement plus élevés sur les navires neufs. Le Canopée, lancé en 2022, permet ainsi de transporter les éléments des fusées Ariane d’Europe vers la Guyane en économisant de l’ordre du tiers des émissions relativement à un cargo standard.

Le Canopée est le premier cargo moderne à utiliser des voiles comme propulseurs secondaires. Ce navire pionnier est un démonstrateur du potentiel de l’énergie du vent pour réduire rapidement l’intensité carbone du transport maritime.

De nouveaux modèles économiques stimulés par la tarification carbone

Le vent est une énergie de flux présente dans la nature. Contrairement aux carburants alternatifs au fioul comme le méthanol, l’ammoniac ou l’hydrogène, on n’a pas besoin de le produire, il suffit de le capter.

Cela engendre certes un surcoût d’investissement, encore élevé du fait de la jeunesse des industries véliques, mais qui s’amortit d’autant plus facilement que la tarification carbone renchérit les carburants les plus émetteurs. Cet atout de la disponibilité du vent joue encore plus lorsqu’il devient la source d’énergie principale.

Dans la propulsion vélique principale, le moteur du navire n’est utilisé que pour les manœuvres dans les ports ou pour raison de sécurité ou de ponctualité. Les réductions de CO2 changent alors d’échelle, atteignant de 80 à 90 %. La neutralité peut alors être atteinte si le moteur annexe utilise une énergie décarbonée.

La propulsion vélique rend alors la décarbonation complète du transport maritime envisageable. Sans compter qu’elle réduit ou élimine également d’autres nuisances, comme le bruit sous-marin et les dégâts provoqués par le mouvement des hélices. Son développement peut dès lors contribuer à une mue en profondeur du transport maritime, comme l’analysera un prochain article.

The Conversation

Christian de Perthuis ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Le vent, un allié pour décarboner le transport maritime – https://theconversation.com/le-vent-un-allie-pour-decarboner-le-transport-maritime-264433

La chute de Troie est en partie due à la surexploitation de la nature – des leçons de l’âge du bronze

Source: The Conversation – in French – By Stephan Blum, Research associate, Institute for Prehistory and Early History and Medieval Archaeology, University of Tübingen

Au début de l’âge du bronze (2500-2300 avant notre ère), Troie est passée d’un village à une cité prospère, grâce à l’innovation et au commerce. Mais derrière cette réussite se cachait une exploitation effrénée de la nature : forêts rasées, sols épuisés, érosion galopante. La cité légendaire a payé le prix d’une croissance sans limites : une mise en garde d’une grande résonance aujourd’hui.


Parfois, les germes de l’effondrement sont semés dans le sol même de la prospérité. Sous les murs brillants de l’ancienne ville de Troie, en Asie Mineure (actuelle Turquie), la terre se fissurait silencieusement sous le poids de son ambition.

Lorsque nous pensons à la destruction de l’environnement de nos jours, des images de plateformes pétrolières, de centrales à charbon ou d’îles de plastique nous viennent à l’esprit. Mais, bien avant l’industrie, les sociétés anciennes poussaient déjà leurs écosystèmes à bout.

Troie au début de l’âge du bronze nous en livre un exemple frappant : une histoire de brillante réussite économique assombrie par un coût écologique durable. Il ne s’agit pas seulement d’un récit d’innovation et de succès, mais d’une mise en garde contre la surenchère, l’épuisement et les coûts cachés d’une croissance incontrôlée.

Entre 2500 et 2300 avant notre ère, Troie est devenue un centre de pouvoir et d’expérimentation dans le nord-ouest de l’actuelle Anatolie (la partie asiatique de la Turquie), plusieurs siècles avant que l’Iliade d’Homère ne la rende légendaire. À son apogée, la ville aurait compté une population estimée à 10 000 habitants.

Grâce à des années de fouilles menées dans le cadre du projet Troie de l’Université de Tübingen, j’ai compris comment des choix délibérés en matière de production, de planification et d’organisation ont progressivement transformé un modeste village de l’âge du bronze en une communauté dynamique présentant les premiers traits d’une ville. Les bâtiments monumentaux en pierre, les rues ordonnées et les quartiers résidentiels distincts de Troie reflétaient une société en transition.

Au cœur de cette transformation se trouvait l’essor de la production de masse. S’inspirant des modèles mésopotamiens, le tour de potier a révolutionné la céramique troyenne, permettant une production plus rapide, plus uniforme et à plus grande échelle. Les poteries tournées au tour de potier ont rapidement dominé la production. Elles se caractérisaient par des rainures profondes et des finitions simplifiées qui privilégient l’efficacité plutôt que l’art.

pile d’assiettes marons
Exemples d’assiettes tournées, produites en série à Troie entre 2500 et 2000 avant notre ère.
Institute of Classical Archaeology at the University of Tübingen/Valentin Marquardt, CC BY-SA

À mesure que la production augmentait, le besoin d’une main-d’œuvre plus structurée et spécialisée s’est également accru. L’artisanat est passé des maisons aux ateliers, et le travail est devenu de plus en plus spécialisé et segmenté. Le commerce a prospéré, s’étendant bien au-delà de la Troade (la région de Troie) et dépassant la portée locale de la colonie.

Pour gérer cette complexité croissante, les Troyens ont introduit des mesures de poids standardisées et des sceaux administratifs, outils de coordination et de contrôle dans un monde qui se tournait de plus en plus vers le commerce.

Mais le progrès, à l’époque comme de nos jours, avait un coût. Les innovations mêmes qui ont alimenté l’ascension de Troie ont libéré des forces qui se sont avérées de plus en plus difficiles à contenir.

La prospérité grâce à l’exploitation

La richesse de Troie reposait sur une exploitation incessante. Les bâtiments monumentaux nécessitaient des tonnes de calcaire provenant des carrières voisines. L’argile était extraite des berges autrefois fertiles pour alimenter les fours et la fabrication de briques. Les forêts ont été déboisées pour fournir du bois d’œuvre et du bois de chauffage, éléments vitaux d’une industrie céramique en plein essor, qui fonctionnait jour et nuit.

L’agriculture a également connut une intensification radicale. Les générations précédentes pratiquaient la rotation des cultures et laissaient leurs champs en jachère. Les agriculteurs de Troie, en revanche, cherchaient à obtenir des rendements maximaux grâce à une culture continue. L’amidonnier et l’engrain, d’anciennes variétés de blé bien adaptées aux sols pauvres mais à faible rendement et à faible teneur en protéines, dominaient. Ils étaient résistants et faciles à stocker, mais pauvres en nutriments.

À mesure que les terres agricoles s’étendaient sur des pentes raides et fragiles, l’érosion s’est installée. Les collines autrefois couvertes de forêts sont devenues stériles, comme le confirment les preuves archéobotaniques.

Le bétail a ajouté une pression supplémentaire. Des troupeaux de moutons et de chèvres paissaient de manière intensive dans les pâturages des hautes terres, arrachant la végétation et compactant le sol. Il en a résulté une réduction de la rétention d’eau, un effondrement de la couche arable et le déclin de la biodiversité. Peu à peu, l’équilibre écologique, qui avait soutenu la prospérité de Troie, commença à se désagréger.

Vers 2300 av.n. è., le système en vient donc à se fracturer. Un incendie massif a ravagé la colonie, peut-être déclenché par une révolte ou par un conflit. Les bâtiments monumentaux ont été abandonnés, remplacés par des habitations plus petites et des fermes modestes. Le centre du pouvoir s’est effondré.

Cet effondrement a probablement été causé par une combinaison de facteurs : tensions politiques, menaces extérieures et troubles sociaux. Mais il est impossible d’ignorer la pression environnementale. L’épuisement des sols, la déforestation et l’érosion ont certainement entraîné une pénurie d’eau, une raréfaction des ressources et, peut-être même, une famine. Chacun de ces facteurs a érodé les fondements de la stabilité de la cité.

Par la suite, l’adaptation a pris le pas sur l’ambition. Les paysans ont diversifié leurs cultures, abandonnant la monoculture à haut rendement au profit de stratégies plus variées et plus résilientes. Les risques ont été répartis, les sols se sont partiellement régénérés et les communautés ont commencé à se stabiliser.

Troie n’a pas disparu : elle s’est adaptée et a trouvé un nouvel équilibre pour un autre millénaire. Mais elle l’a fait dans l’ombre d’une crise qu’elle avait contribué à créer.

Les leçons d’un paysage usé

L’histoire de Troie est plus qu’une curiosité archéologique, c’est un miroir. Comme beaucoup de sociétés passées et présentes, ses ambitions économiques ont dépassé les limites écologiques de son milieu. Les signes avant-coureurs étaient là : baisse des rendements, appauvrissement des forêts, érosion des collines. Mais l’illusion d’une croissance infinie s’est révélée trop tentante pour y résister.

Les parallèles avec aujourd’hui sont frappants. L’épuisement des ressources, les gains à court terme et la négligence environnementale restent des caractéristiques centrales de notre économie mondiale. Les technologies ont peut-être évolué, mais les mentalités, elles, n’ont pas changé. Nous consommons, nous jetons, nous développons, et nous recommençons.

Mais Troie offre également une lueur d’espoir : la possibilité d’une adaptation après l’excès, d’une résilience après la rupture. Elle nous rappelle que la durabilité n’est pas un idéal moderne, mais une nécessité intemporelle.

Troie est la preuve qu’aucune société, aussi ingénieuse soit-elle, n’est à l’abri des conséquences d’un dépassement écologique. Les signes avant-coureurs d’un déséquilibre sont visibles, mais il est facile de détourner le regard. C’est à nous de décider si nous voulons les prendre en compte.

The Conversation

Stephan Blum ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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Les leçons marketing d’un chef-d’œuvre télévisuel, « Mad Men »

Source: The Conversation – in French – By Albéric Tellier, Professeur Agrégé des Universités en sciences de gestion, Université Paris Dauphine – PSL

Le surnom « _mad men_ » était donné aux dirigeants et créatifs des agences de publicité situées sur Madison Avenue à New York. Dans la série, les pérégrinations des personnages féminins mettent en évidence les permanences et les transformations des rapports entre femmes et hommes au cours des années 1960. AMC/Arte

Si vous ne l’avez vu, vous pouvez découvrir gratuitement sur Arte une série majeure de la dernière décennie : « Mad Men ». Ses personnages évoluent dans une agence de publicité new-yorkaise dans les années 1960. Au-delà de la fiction, que nous dit cette série sur le monde de la publicité et du marketing ?


Depuis la rentrée, Arte propose gratuitement l’intégrale de la série Mad Men. L’occasion idéale de (re)voir une série acclamée par la critique et d’en apprendre beaucoup sur l’histoire du marketing, ses évolutions et ses dérives.

Créée par Matthew Weiner, Mad Men propose aux spectateurs de suivre les destins croisés des membres de l’agence de publicité new-yorkaise Sterling Cooper et de leurs proches, tous confrontés aux transformations profondes, rapides et parfois brutales de la société américaine. Les 92 épisodes, regroupés en sept saisons, offrent une véritable plongée dans une décennie marquante pour les États-Unis : la séquence inaugurale nous emmène dans un bar de Manhattan en mars 1960, tandis que celle qui clôture la saga se déroule à la fin de l’année 1970 sur les hauteurs d’une falaise californienne. Entre ces deux dates, les personnages devront faire face à de nombreux changements politiques, sociaux, technologiques et culturels, impactant à la fois leurs situations personnelles et leurs activités professionnelles.

Au-delà de ses indéniables qualités qui ont fait l’objet de nombreuses analyses, cette immersion dans l’univers des professionnels chargés de vendre le rêve américain, notamment le directeur de la création Don Draper et la rédactrice-conceptrice Peggy Olson, nous offre une occasion idéale de comprendre l’essor du marketing, ses évolutions récentes et ses travers. Pour cela, les concepteurs se sont appuyés sur des faits et des cas réels, ou tout au moins crédibles. Tout au long des épisodes, les membres de Sterling Cooper travaillent pour des marques comme Chevrolet, Heineken, Heinz, Honda, Kodak, Lucky Strike, Playtex, etc.

Une saga pour comprendre l’essor du marketing…

La décennie couverte par Mad Men est une période charnière pour le marketing, celle où il s’impose définitivement comme une discipline sophistiquée qui doit impérativement être enseignée, et une fonction centrale dans l’entreprise au même titre que la production ou la finance. On assiste ainsi au fil des saisons à la transformation d’un domaine essentiellement pratique, largement nourri des expériences de terrain et des expérimentations des directions commerciales, à un corps de connaissances formalisées, enrichi de travaux de recherche dédiés et des apports d’autres sciences sociales comme la psychologie, la sociologie ou l’économie.




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Dans ce contexte, les agences de publicité ne peuvent plus se contenter de concevoir des campagnes et de vendre des espaces publicitaires. Elles doivent se convertir en agences « à service complet », capables de prendre à leur compte des activités d’études de marché et de tests de produits afin de mettre au jour les attentes, freins et motivations d’un consommateur qui n’est pas toujours rationnel. Mais chez Sterling Cooper, la transformation n’est pas aisée car ses responsables ont débuté leur carrière au moment où la communication était avant tout affaire d’intuition et de « génie créatif ».

… et ses transformations

Bien entendu, depuis les années soixante, le marketing a connu d’importantes transformations, avec des contraintes qui s’additionnent, et qui peuvent être résumées en trois grandes périodes :

  • le marketing transactionnel (1950-1980)

  • le marketing relationnel (1980-2000)

  • le marketing expérientiel (2000-…).

Au sein de Sterling Cooper, l’accent est essentiellement mis sur la transaction. Il faut multiplier les ventes en maximisant la valeur de la prestation que le client obtiendra dans l’échange. Dans les années 1980 cependant, les priorités changent. La transaction reste déterminante, mais on cherche à construire des relations durables avec les clients et à conserver leur confiance sur le long terme. Enfin, au début des années 2000, le marketing devient « expérientiel ». Le consommateur est désormais plus individualiste et volatile. Il veut se sentir accompagné, voire choyé, tout au long du processus qui va le mener à l’achat et attend de la consommation qu’elle soit une activité agréable, divertissante mais aussi cohérente avec ses valeurs.

À la lecture de ce découpage chronologique, une question vient immédiatement à l’esprit : la série Mad Men se déroulant dans les années 1960, peut-on l’utiliser pour cerner les évolutions les plus récentes du marketing ?




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Des anachronismes bien utiles pour cerner les pratiques du marketing contemporain…

La série a été unanimement saluée pour l’exceptionnelle qualité de sa restitution de l’Amérique des sixties. Pour autant, les concepts et méthodes de marketing qui sont évoqués sont souvent plus en phase avec les connaissances et pratiques actuelles. Paradoxalement, ces anachronismes ajoutent un intérêt supplémentaire à la série.

Les personnages de Mad Men raisonnent et agissent souvent comme le feraient aujourd’hui de nombreux responsables marketing. Dans le dernier épisode de la première saison, Don Draper s’appuie sur le sentiment de nostalgie pour concevoir une campagne de communication, une approche très rare à l’époque mais désormais courante. Plus tard (saison 6, épisodes 1 et 2), il se montrera très en avance sur son temps en proposant aux responsables d’une chaîne hôtelière une approche typique du marketing expérientiel que nous évoquions plus haut :

« Ce que j’ai vécu était très différent des [vacances habituelles]. On ne doit pas vendre une destination géographique. On va vendre une expérience »

Un projet tellement novateur qu’il ne sera pas retenu… Sous la houlette de ce directeur de la création à la fois fascinant et détestable, les équipes de Sterling Cooper seront également amenées à travailler dans des contextes de plus en plus variés et à imaginer des actions inédites pour l’époque mais habituelles aujourd’hui. C’est ainsi que la série Mad Men permet d’aborder le marketing de l’innovation, le marketing social, le marketing public et territorial ou le marketing viral, alors qu’ils n’existaient qu’à un état embryonnaire dans les années 1960.

… mais aussi ses dérives

Loin d’être des « génies » du marketing, les membres de l’agence font parfois des erreurs, n’utilisent pas très bien les méthodes à leur disposition, et sont même parfois guidés par des intentions fort discutables. Quand nous faisons connaissance avec Don Draper, il est à la recherche des moyens qui permettraient au cigarettier Lucky Strike d’éviter une législation jugée trop contraignante et ne semble avoir aucun scrupule à manipuler les clients. Quand nous le retrouvons dans la quatrième saison, en train de tenir un discours engagé et percutant devant les membres d’une association de lutte contre le tabac, nous comprenons rapidement que son intention véritable est de trouver de nouveaux clients au moment où l’agence vit une période bien délicate.

Ainsi, la série Mad Men est un formidable support pour montrer la puissance du marketing mais aussi ses dérives. Celles-ci ne doivent pas être relativisées. Cependant, qu’on veuille critiquer les finalités et pratiques du marketing, les mettre à profit, ou les renouveler pour participer à l’essor d’un marketing responsable, il est nécessaire dans tous les cas de les comprendre. Un objectif que le visionnage de l’intégralité de Mad Men permet d’atteindre.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. Les leçons marketing d’un chef-d’œuvre télévisuel, « Mad Men » – https://theconversation.com/les-lecons-marketing-dun-chef-doeuvre-televisuel-mad-men-265031

Quand Dexter inspire Shein : comment les antihéros transforment la publicité

Source: The Conversation – in French – By Frédéric Aubrun, Enseignant-chercheur en Marketing digital & Communication au BBA INSEEC – École de Commerce Européenne, INSEEC Grande École

L’ambiguïté d’un personnage comme Dexter pose des problèmes quand elle devient un moteur de la publicité.

C’était fatal : le succès de séries mettant en avant des antihéros amoraux infuse dans la communication des entreprises, et notamment dans la publicité. Mais ce qui peut être accepté dans une série mettant en exergue l’ambiguïté humaine peut-il être acceptable quand il est manipulé par des publicitaires ?


Dexter Morgan (Dexter, 2006-2013), le tueur en série « éthique », Walter White (Breaking Bad, 2008-2013), le professeur devenu baron de la drogue, ou Joe Goldberg (You, 2018-2025), le stalker (harceleur) romantique… Ces personnages fascinent les téléspectateurs depuis deux décennies. Mais leur influence dépasse aujourd’hui l’écran : elle transforme les codes publicitaires.

« Je ne suis pas en danger, Skyler. Je suis le danger »

Cette réplique de Walter White dans Breaking Bad illustre parfaitement le succès des antihéros sériels : des personnages moralement ambigus qui franchissent les lignes rouges : ils tuent, trafiquent, harcèlent. Leur particularité ? Ils se présentent comme des justiciers suivant leur propre code moral – distinct des règles sociales et religieuses traditionnelles – tout en nous faisant éprouver de l’empathie pour eux. Désormais, cette nouvelle grammaire narrative inspire aussi certaines marques.

L’art de la transgression assumée

Un des exemples frappants est celui de Shein en 2025. Face aux critiques sur la fast-fashion et à un projet de loi français pénalisant sa promotion, la marque n’a pas choisi la discrétion. Sa campagne « La mode est un droit, pas un privilège » transforme la contrainte en opportunité narrative, se présentant comme victime d’une élite voulant priver les classes populaires d’accès à la mode.

Cette stratégie rappelle directement celle de Dexter Morgan et son fameux « code » : une ligne de conduite personnelle qui justifie ses meurtres en ne s’attaquant qu’aux méchants. Comme Shein avec sa défense de la démocratisation de la mode, Dexter se présente comme un justicier suivant des règles éthiques strictes.




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Mais le parallèle va plus loin. Dexter, malgré son code, cause régulièrement des « dommages collatéraux » – des victimes innocentes qui échappent à sa logique initiale. De même, Shein brandit son éthique de l’accessibilité tout en générant des externalités négatives : pollution, conditions de travail précaires, surconsommation.

Les réactions sur les réseaux sociaux à la campagne Shein illustrent cette tension. L’analyste digitale Audrey Lunique (ATaudreylunique) a décortiqué cette stratégie sur X :

Détourner l’attention au nom d’un pseudo-code moral

Cette analyse révèle exactement le mécanisme de l’antihéros : utiliser un code moral (démocratisation de la mode) pour détourner l’attention des « dommages collatéraux » (exploitation, pollution). Comme Dexter qui justifie ses meurtres par sa lutte contre les « méchants », Shein présente ses pratiques destructrices pour l’environnement et les conditions de travail comme un combat pour la justice sociale.

D’autres marques adoptent ce genre de posture transgressive, comme, par exemple, Balenciaga, qui s’était approprié des codes de l’antihéros avec ses campagnes controversées de 2022. La maison de luxe avait provoqué un tollé en diffusant des photographies montrant des enfants tenant des sacs en forme d’ours équipés d’accessoires BDSM.

Attaquer puis se victimiser

Face aux accusations de sexualisation de mineurs, le directeur artistique Demna s’est d’abord défendu :

« Si j’ai voulu parfois provoquer à travers mon travail, je n’ai jamais eu l’intention de le faire avec un sujet aussi horrible que la maltraitance des enfants. »

Cette défense révèle le même schéma narratif : d’abord revendiquer un « code » artistique supérieur, puis admettre les dégâts quand la pression devient trop forte. Comme les antihéros de fiction, Balenciaga s’est positionné en incomprise, victime d’une société incapable de saisir sa vision créative.

Burger King illustre une version plus subtile de cette logique avec sa campagne « Moldy Whopper » (2020), qui montre délibérément un burger en décomposition. Comme Dexter qui expose la vérité crue de ses victimes, Burger King révèle la réalité de son produit sans conservateurs artificiels. La marque assume la laideur apparente (moisissure) pour revendiquer une supériorité éthique (naturalité).

Trois mécanismes de transfert culturel

Cette appropriation des codes de l’antihéros s’explique par trois phénomènes.

La saturation culturelle d’abord. Les plateformes de streaming ont démocratisé l’accès aux séries, créant un référentiel culturel partagé. Les publicitaires puisent dans ce répertoire pour créer une connivence immédiate avec leurs audiences.

La fatigue de l’authenticité performée ensuite. Après des années de communication corporate lisse, les consommateurs se méfient des discours trop parfaits. L’antihéros publicitaire apparaît paradoxalement plus crédible parce qu’il assume ses défauts. Ce phénomène s’inscrit dans une évolution plus large de la publicité face aux nouvelles technologies, où les marques cherchent constamment de nouveaux codes pour maintenir l’attention.

La légitimation par association culturelle enfin. En adoptant les codes d’œuvres « de prestige », les marques opèrent un transfert de légitimité. Si Walter White peut être fascinant malgré ses crimes, pourquoi Shein ne pourrait-elle pas être acceptable malgré ses controverses ?

L’empathie trouble au service du commerce

Le psychologue Jason Mittell a théorisé la notion d’« empathie trouble » que nous développons envers ces personnages complexes. Cette « empathie trouble »désigne notre capacité à nous attacher à des personnages (ou ici des marques) dont nous désapprouvons les actes. Nous savons que Walter White détruit sa famille, mais nous comprenons ses motivations initiales. Cette ambivalence émotionnelle, fascinante en fiction, devient manipulatoire quand elle sert des intérêts commerciaux dans la réalité.

Le succès durable de Dexter en témoigne : huit saisons initiales, puis New Blood (2021), Original Sin (2024) et Resurrection (2025).

Cette multiplication s’étend aux séries anthologiques comme Monsters (2022-2025), explorant les psychés de tueurs historiques.

Mais cette empathie devient problématique quand elle s’applique aux marques. La fiction nous apprend à suspendre notre jugement moral ; la publicité exploite cette suspension.

Vers un marketing de la transgression ?

Cette tendance soulève des questions cruciales pour l’avenir de la communication commerciale. La normalisation de la transgression publicitaire risque de déplacer les limites de l’acceptable, créant une spirale de surenchère provocatrice.

Les professionnels du marketing doivent développer une réflexivité critique. L’efficacité à court terme d’une campagne provocante doit être mise en balance avec ses externalités sociales : normalisation de comportements problématiques, érosion de la confiance, contribution à un climat de transgression généralisée.

Les séries nous ont appris à accepter la complexité morale. Mais quand cette leçon s’applique aux marques, elle peut devenir un outil de manipulation redoutable. À l’heure où 71 % des consommateurs attendent des marques qu’elles s’engagent sur des sujets de société, cette fascination pour la transgression interroge notre rapport à l’éthique commerciale.

The Conversation

Frédéric Aubrun ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Quand Dexter inspire Shein : comment les antihéros transforment la publicité – https://theconversation.com/quand-dexter-inspire-shein-comment-les-antiheros-transforment-la-publicite-264504

Concilier rentabilité et émission de carbone, c’est possible

Source: The Conversation – in French – By Ethan Eslahi, Professeur de finance, spécialisé en économie et finance de l’énergie et de l’environnement, et en modélisation prédictive, IÉSEG School of Management

Un marché de quotas carbone est un système d’échange de droits d’émissions de gaz à effet de serre, de crédits carbone et de quotas carbone. AndriiYalanskyi/Shutterstock

Pour que le prix du carbone, et le principe du « pollueur-payeur », soient pleinement efficaces, il ne suffit pas d’agir sur le marché lui-même, mais sur la manière dont les entreprises définissent la notion même de performance… environnementale, financière ou les deux.


Le système d’échange de quotas d’émission de l’Union européenne (SEQE-UE), fondé sur le principe « pollueur-payeur », vise à inciter les entreprises à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre en augmentant le coût de ces émissions. Dès 2005, ce mécanisme a constitué le cœur de la stratégie climatique de l’Union européenne.

Pour les entreprises, le prix du carbone a un double visage : il peut encourager les investissements verts, mais il alourdit aussi la facture des plus gros émetteurs. Alors, les entreprises réagissent-elles toutes pareillement à ce signal-prix ?

Dans notre étude, nous montrons que l’effet concret de ce signal dépend de la manière dont la performance est définie en interne – c’est-à-dire selon que l’on accorde plus ou moins de poids aux résultats financiers, environnementaux, ou à une combinaison des deux.

Définir sa performance

Les entreprises sont de plus en plus appelées à évaluer leur exposition aux risques liés au climat, par exemple via un prix interne du carbone utilisé dans leur planification stratégique. La manière dont elles définissent leur performance conditionne leur capacité à anticiper les coûts futurs du carbone et à ajuster leurs décisions en conséquence.

Cet enjeu de définition de la performance se traduit déjà dans certaines pratiques. En avril 2023, Getlink (ex-groupe Eurotunnel) a introduit une « marge de décarbonation ». Cet indicateur financier mesure la capacité de l’entreprise à s’adapter à la hausse des coûts carbone en soustrayant les coûts futurs d’émissions au résultat opérationnel (EBITDA).

Cette initiative illustre l’importance croissante de relier directement les dimensions financière et environnementale.

Rentabilité et émissions

Notre étude porte sur environ 3 800 entreprises soumises au SEQE-UE dans 28 pays européens, sur la période 2008–2022. Il s’agit d’un échantillon représentatif des entreprises couvertes par ce système, issues de secteurs comme l’énergie, l’acier, le ciment, la chimie, la papeterie ou l’aviation, qui déclarent chaque année leurs émissions vérifiées. À partir de ces données, nous construisons pour chaque entreprise un indicateur composite de performance combinant deux dimensions : la rentabilité opérationnelle (mesurée par la marge d’EBITDA) et les émissions de gaz à effet de serre.




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Nous proposons un cadre d’analyse multidimensionnel : au lieu de traiter la performance financière et la performance environnementale comme des dimensions distinctes ou opposées, nous les combinons dans un indice unique. Nous faisons varier le poids relatif accordé à chacune des deux dimensions pour générer plusieurs profils types d’entreprises, allant d’une vision 100 % financière à une vision 100 % environnementale de la performance.

Nous analysons ensuite, à l’aide d’une modélisation prédictive, alimentée par le Stochastic Extreme Gradient Boosting, un outil avancé d’apprentissage automatique, dans quelle mesure le prix moyen du quota carbone d’une année peut prédire l’évolution de cette performance composite l’année suivante. Cela nous permet d’évaluer si – et pour quels profils – le signal-prix du carbone est effectivement pris en compte par les entreprises dans leurs décisions stratégiques.

Performance conditionnelle au prix du carbone

Nos résultats montrent que l’effet du prix du carbone dépend fortement de la pondération accordée aux deux dimensions de performance. Lorsque la performance est définie principalement selon la rentabilité financière, une hausse du prix du carbone a un effet négatif significatif sur la performance globale. Cela s’explique par le fait que les coûts supplémentaires induits par les quotas érodent la marge opérationnelle.

À l’inverse, lorsque la performance est définie en mettant davantage l’accent sur la réduction des émissions, le lien entre le prix du carbone et la performance devient beaucoup plus faible, voire inexistante. Ce résultat suggère que les entreprises ayant déjà intégré une logique de réduction des émissions peuvent être moins sensibles aux variations du prix du carbone – soit parce qu’elles ont déjà accompli l’essentiel des efforts, soit parce qu’elles réagissent davantage à d’autres types d’incitations (réglementaires, normatives ou réputationnelles).

Incitations alignées

Les investisseurs financiers peuvent intégrer ce type d’indice composite financier environnemental dans leur évaluation des entreprises. Cela leur permettrait d’identifier celles qui sont les plus vulnérables à une hausse du prix du carbone, ou au contraire les plus aptes à aligner performance économique et objectifs climatiques.

Pour les régulateurs du système d’échanges de quotas d’émissions (SEQE-UE), nos résultats confirment l’importance d’accompagner le signal-prix d’un cadre plus structurant : publication obligatoire d’indicateurs intégrés dans le cadre de la directive européenne Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD), mise en place de corridors de prix pour assurer la prévisibilité du marché, ou encore le soutien ciblé aux entreprises qui prennent des risques environnementaux sans retour immédiat sur la rentabilité.

Les citoyens peuvent également jouer un rôle actif en soutenant les initiatives qui rendent visibles les compromis entre rentabilité et réduction des émissions. Par exemple, ils peuvent exiger que les entreprises publient des indicateurs combinés permettant de suivre simultanément leur performance financière et environnementale.

The Conversation

Ethan Eslahi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Concilier rentabilité et émission de carbone, c’est possible – https://theconversation.com/concilier-rentabilite-et-emission-de-carbone-cest-possible-258423

Pourquoi la construction des villages JO de Paris 2024 fut une réussite

Source: The Conversation – in French – By Geneviève Zembri-Mary, Professeure en Urbanisme et Aménagement, CY Cergy Paris Université

La construction des villages et du centre aquatique olympique ainsi que les aménagements urbains ont coûté 4,5 milliards d’euros, dont 2 milliards apportés par le secteur privé. AntoninAlbert/Shutterstock

Le village des athlètes et le village des médias ont été livrés à temps. Ils trouvent aujourd’hui une seconde vie avec des habitations, des commerces et des entreprises. Comment l’expliquer ? En partie grâce à la loi de 2018 relative à l’organisation des Jeux olympiques et paralympiques. Ce sont également des bâtiments bas carbone et étudiés pour être réversibles, en particulier dans le cas du village des athlètes.


Le contrat de ville hôte signé entre Paris 2024 et le Comité international olympique (CIO) pour accueillir les Jeux olympiques et paralympiques (JOP) a prévu de réaliser seulement trois ouvrages nouveaux : le village des médias, le village des athlètes et le centre aquatique olympique. Ces constructions devaient être durables, avec une empreinte carbone réduite, et faire partie de l’héritage des JOP.

Les Jeux olympiques et paralympiques ont pu être critiqués par des mouvements citoyens en raison de leur coût, de l’absence de garantie gouvernementale sur les risques des projets ou de leur empreinte carbone liée aux déplacements des visiteurs et à la construction de nouvelles infrastructures. Le CIO a donc établi des recommandations pour limiter le nombre de nouveaux sites olympiques et leur empreinte carbone avec l’agenda olympique.

Cela implique pour la ville hôte d’agir dans deux domaines :

  • Faire en sorte que la réalisation des infrastructures et des projets urbains rencontre le moins d’incertitudes pour être livrée à temps.

  • Construire des infrastructures sportives et des projets urbains durables avec une empreinte carbone réduite pour la phase « Héritage ».

Pour quel bilan de ces ouvrages olympiques ? Avec quelles innovations ? Dans notre étude, nous analysons tout particulièrement les nouveautés juridiques du droit de l’urbanisme mises en œuvre pour les JOP de Paris et la réversibilité des ouvrages olympiques.

Livrer à temps

Le contrat de ville hôte oblige à livrer le centre aquatique olympique, le village des athlètes et le village des médias pour la date des JOP. La Société de livraison des ouvrages olympiques (Solideo) a été en charge de cette mission.

Les JOP bénéficiant d’une couverture médiatique mondiale, les enjeux financiers liés aux droits de retransmission télévisés perçus par le CIO sont particulièrement importants. Ces droits ont atteint 3,107 milliards de dollars pour Tokyo 2020. Une ville hôte cherche quant à elle à se mettre en valeur à l’échelle internationale, en étant sensible à tout risque réputationnel. Livrer à temps était une nécessité pour la SOLIDEO et les acteurs privés impliqués dans la construction.

L’organisme public a dû faire face aux incertitudes liées à ces projets d’infrastructures. Le village des médias a fait l’objet de deux recours par deux associations locales pour des raisons environnementales. La construction des ouvrages a été exposée à l’arrêt et au ralentissement de l’activité pendant la pandémie de Covid-19. D’autres incertitudes pouvaient impacter le planning, comme des délais allongés pour obtenir les permis de construire ou exproprier.

Mégaprojets urbains

Le village des athlètes de Saint-Denis, de Saint-Ouen et de l’Île-Saint-Denis, et le village des médias de Dugny, en Seine-Saint-Denis, sont les deux projets urbains des JOP. Le village des athlètes a pu accueillir 15 000 athlètes. Le village des médias a pu loger 1 500 journalistes et techniciens.

Les bâtiments deviennent aujourd’hui des logements, bureaux, services et commerces. Ils sont considérés comme des mégaprojets urbains. La zone d’aménagement concerté du village des athlètes a une surface de 52 hectares et accueillera 6 000 nouveaux habitants et 6 000 salariés, une fois l’ensemble des travaux de transformation terminés en 2025, et en fonction du rythme de vente. Les ventes sont en cours.

La zone d’aménagement concerté du village des médias compte 70 hectares, et 1 400 logements à terme. Elle est desservie par la gare du tramway T11 de Dugny-La Courneuve et le RER B du Bourget. Elle bénéficiera, comme le village des athlètes, de la desserte des futures lignes 16 et 17 du Grand Paris Express. Des parcs, des commerces, des équipements publics sont aussi réalisés. La construction des villages et du centre aquatique olympique, ainsi que les aménagements urbains ont coûté 4,5 milliards d’euros, dont 2 milliards apportés par le secteur privé.

Loi olympique et paralympique de 2018

Aussi pour faire face aux incertitudes pouvant affecter habituellement la réalisation des projets urbains et les livrer à temps, la Solideo a intégré par anticipation une marge au planning. La réalisation des villages et du centre aquatique olympiques a également bénéficié d’une loi olympique et paralympique votée en 2018. Elle a permis de réduire les délais et de sécuriser juridiquement la réalisation des projets pour la date des JOP par rapport aux procédures habituelles du code de l’urbanisme. Ont été mis en place :

  • Une procédure d’expropriation d’extrême urgence, qui a permis à la Solideo d’exproprier plus rapidement que la procédure classique, les propriétaires des terrains et immeubles des zones de construction des équipements olympiques. Les expropriations essentiellement faites pour le village des médias et le village des athlètes ont été peu nombreuses.

  • Des consultations publiques par voie électronique dans le cadre de la concertation. Ces consultations électroniques ont supprimé de fait les réunions publiques de discussion sur le projet, plus longues à mettre en place dans le cadre d’une concertation classique.

  • L’innovation juridique du permis de construire à double état. En une seule fois, il confie au maire le droit de donner un permis de construire pour les deux usages des bâtiments des villages : (i) la construction des logements des athlètes et des logements des journalistes de la phase Jeux et (ii) leur transformation en quartier d’habitations, de bureaux et de commerces classique lors de la phase Héritage des JOP.

  • La cour administrative de Paris, censée être plus rapide pour statuer, devait juger les éventuels recours contre les trois projets, en remplacement du tribunal administratif. Cela évitait que la réalisation des équipements olympiques ne prenne de retard par rapport à la date des JOP. La Cour administrative d’appel de Paris a eu notamment à statuer sur les deux recours contre le village des médias en avril 2021. Ces recours ont occasionné un retard d’un mois du début de la construction du projet.

Réversibilité bas carbone

La réversibilité consiste à concevoir un bâtiment pour que son usage puisse changer plusieurs fois dans le temps. Par exemple, le village des athlètes a été conçu pour :

  • Intégrer des chambres et des sanitaires lors de la phase Jeux pour les athlètes.

  • Transformer les espaces en logements familiaux lors de la phase Héritage. Par exemple, les réseaux d’arrivée d’eau et d’électricité pour les futures cuisines des logements ont été prévus lors de la construction, ainsi que la modification des cloisons.

Le village des médias, le village des athlètes et le centre aquatique olympique ont été conçus avec des principes de construction circulaire et bas carbone pour limiter leur impact environnemental. La construction circulaire permet par exemple de récupérer une partie des matériaux pour les réutiliser pour d’autres constructions après la phase Jeux.

Les sites olympiques devaient aussi avoir une empreinte carbone réduite. Dans le cas de Paris 2024, celle-ci est divisée par deux grâce à une conception bioclimatique des bâtiments, une bonne isolation, des protections solaires, la récupération d’énergie, le réemploi des matériaux, la construction bois et béton bas carbone, le transport fluvial des matériaux, le recyclage de ces derniers.

La réversibilité est en cours d’achèvement au village des athlètes où elle est la plus importante par rapport au village des médias. La vente des appartements, des bureaux et des commerces est en cours. Elle connaît cependant un ralentissement et une baisse des prix de vente au village des athlètes liée en partie au ralentissement plus général du marché.

The Conversation

Geneviève Zembri-Mary a reçu des financements de Cergy Paris université pour cette recherche.

ref. Pourquoi la construction des villages JO de Paris 2024 fut une réussite – https://theconversation.com/pourquoi-la-construction-des-villages-jo-de-paris-2024-fut-une-reussite-257414

VIH : les Africains âgés, grands oubliés des soins et de la recherche

Source: The Conversation – in French – By Francesc Xavier Gomez-Olive Casas, Research Manager at MRC/Wits Agincourt Research Unit, University of the Witwatersrand

Pendant des décennies, les efforts de santé publique en Afrique subsaharienne se sont concentrés sur les campagnes de prévention, de dépistage et de traitement du VIH chez les enfants et les femmes en âge de procréer. Les personnes âgées, elles, sont largement oubliées.

Aujourd’hui, les campagnes de traitement antirétroviraux (ARV) connaissent un grand succès. Elles s’accompagnent d’efforts continus pour atteindre les objectifs les objectifs 95-95-95 de l’Onusida en matière de VIH. Autrement dit, 95 % des personnes séropositives doivent connaître leur statut, 95 % doivent suivre un traitement. Et, 95 % doivent avoir une charge virale indétectable. Grâce à ces efforts, l’écart en matière de traitement du VIH s’est réduit dans beaucoup de pays africains.

L’une des conséquences de cette évolution est que l’épidémie de VIH touche de plus en plus les personnes âgées. En raison de l’augmentation de l’espérance de vie de la population vivant avec le VIH, l’épidémie a connu un processus de vieillissement.

Cependant, la plupart des programmes et des études sur le VIH continuent de négliger la population âgée de plus de 50 ans. La conséquence immédiate est que les personnes âgées, en particulier les femmes ayant dépassé l’âge de procréer, sont souvent invisibles dans les données de surveillance, négligées dans les messages de prévention et sous-représentées dans les stratégies de soins.

Peu d’interventions liées au VIH sont adaptées à ce groupe, même s’il est confronté à des risques particuliers. Cette lacune a de graves conséquences sur la santé et le bien-être de cette population vulnérable et en constante augmentation.

Au cours des dernières années, nous avons travaillé à mieux comprendre le processus de vieillissement de l’épidémie de VIH, non seulement en ce qui concerne le nombre croissant de personnes vivant avec le VIH, mais aussi en expliquant les risques de nouvelles infections par le VIH chez les personnes âgées.

Pour répondre ce manque de données, nous avons étudié les changements dans l’épidémie de VIH chez un groupe de personnes âgées au cours de deux phases de collecte de données (2013-2016 vague 1 ; 2019-2022 vague 2) et sur près d’une décennie.

Cette étude, qui s’inscrit dans le cadre de l’étude AWI-Gen en Afrique, a suivi plus de 7 000 adultes âgés de 40 ans et plus dans quatre endroits différents. Trois d’entre eux se trouvaient en Afrique du Sud : la zone urbaine de Soweto, dans le cœur industriel du pays, la zone rurale de Bushbuckridge, dans le nord-est du pays, et Dikagale, Mamabolo et Mothiba, dans le nord. Le quatrième site était situé dans les bidonvilles de Nairobi, au Kenya.

Ces sites permettent de comparer l’Afrique orientale et l’Afrique australe, les deux régions africaines où la prévalence du VIH est la plus élevée. En même temps, cela permet une comparaison entre les milieux ruraux et urbains.

Nous avons pu évaluer le nombre de personnes vivant avec le VIH, le nombre de nouvelles infections et les facteurs sociaux à l’origine de la transmission du VIH. Pour ce faire, nous avons effectué des tests de dépistage du VIH et demandé aux participants s’ils avaient déjà été testés pour le VIH, s’ils connaissaient leur statut sérologique et s’ils recevaient un traitement antirétroviral.

Nous avons constaté qu’un adulte sur cinq (22 %) participant à l’étude vivait avec le VIH (c’est-à-dire qu’il était infecté par le VIH). Ce taux est resté élevé aux deux moments de l’étude. Nous avons également observé que de nouvelles infections se produisaient dans cette population plus âgée, en particulier chez les veuves, les habitants des zones rurales et les personnes sans instruction formelle.

Cela montre que, même si l’accès au traitement s’est amélioré, des disparités importantes persistent. Et les personnes âgées continuent de contracter le VIH, souvent parce qu’elles sont exclues des campagnes publiques de sensibilisation au VIH.

La conclusion que l’on peut tirer de nos résultats est que le monde doit cesser de considérer le VIH comme une « maladie des jeunes ». Le discours doit changer, tout comme la réponse. Vieillir avec le VIH est désormais une réalité de santé publique mondiale, en particulier en Afrique subsaharienne, et la réponse au VIH doit évoluer pour refléter cette réalité.

Les mythes qui mettent les personnes âgées en danger

L’une des idées fausses les plus répandues que nous avons rencontrées est que les personnes âgées, en particulier celles qui sont veuves ou ménopausées, ne sont plus exposées au risque de contracter le VIH. Beaucoup pensent que si l’on ne risque plus de tomber enceinte, on ne risque plus d’être infectée.

En conséquence, l’utilisation du préservatif diminue, le dépistage est retardé et les personnes entament de nouvelles relations plus tard dans leur vie sans connaître le statut de leur partenaire.

Il y a aussi la stigmatisation. Les personnes âgées ont grandi à une époque où le VIH était associé au silence et à la honte. Beaucoup ressentent une profonde gêne ou une peur de se faire dépister, de révéler leur statut ou même de discuter de leur santé sexuelle avec les professionnels de santé. Certains ne croient tout simplement pas que cela puisse leur arriver.

Lors de notre première phase de collecte, seulement 55 % des personnes séropositives ont correctement déclaré leur statut. Cela entraîne des retards dans le traitement, un risque accru de transmission et une remise en cause de la planification de la santé publique.

Sur une note positive, nous avons observé une augmentation de 77 % des déclarations correctes lors de la deuxième vague, ce qui pourrait améliorer l’accès au traitement antirétroviral et la suppression virale chez les personnes âgées à l’avenir.

Facteurs déterminants des taux d’infection

L’un des facteurs de protection les plus importants que nous avons identifiés est l’éducation formelle. Les personnes âgées n’ayant pas suivi d’études formelles étaient près de quatre fois plus susceptibles de contracter le VIH que celles ayant suivi des études secondaires ou supérieures. L’éducation améliore les connaissances en matière de santé, incite les personnes à se faire soigner et permet de mieux comprendre la transmission et la prévention du VIH.

De même, les personnes vivant dans les zones rurales, en particulier les femmes, présentaient des taux de VIH plus élevés que leurs homologues urbains. Il ne s’agit pas simplement de différences comportementales. Elles reflètent des inégalités systémiques : accès limité au dépistage, insuffisance des soins de santé, faible niveau de communication ciblée sur la prévention et stigmatisation profondément ancrée.

Le fait d’être marié, d’avoir un emploi ou d’être financièrement stable était également associé à un risque plus faible, ce qui confirme que le risque de VIH chez les personnes âgées dépend autant des structures sociales que du comportement individuel.

Ce qui doit changer

À mesure que les personnes âgées vieillissent avec le VIH, elles sont de plus en plus nombreuses à souffrir d’autres maladies chroniques telles que le diabète, l’hypertension ou l’arthrite. Pourtant, les systèmes de santé traitent souvent ces maladies de manière cloisonnée. Une personne âgée peut être amenée à se rendre dans la même clinique à des jours différents ou à se rendre dans différents établissements de santé pour recevoir des médicaments contre le VIH, un traitement contre l’hypertension et le diabète, et un soutien en matière de santé mentale, si elle a accès à ces trois services.

Les structures de santé et les décideurs politiques doivent développer des services de soins plus intégrés et adaptés aux personnes âgées. Parmi les autres interventions, cela impliquerait notamment :

  • proposer un dépistage systématique du VIH aux adultes de plus de 50 ans

  • intégrer les services liés au VIH au dépistage des maladies non transmissibles

  • former les prestataires de soins de santé à répondre aux besoins spécifiques et aux réalités vécues par les personnes âgées

  • investir dans des messages de santé sans stigmatisation et adaptés à la culture, qui incluent et autonomisent les personnes âgées.

Il existe déjà des modèles prometteurs dans certains contextes africains, tels que les agents de santé communautaires qui délivrent des médicaments et effectuent des contrôles de santé en une seule visite, ou les groupes de soutien par les pairs pour les personnes âgées vivant avec le VIH, et l’intégration du VIH et des maladies non transmissibles dans les systèmes de soins de santé primaires. On en trouve des exemples dans certaines régions d’Afrique du Sud. Mais ils restent minimes et sous-financés. Leur développement à plus grande échelle nécessite une volonté politique et un engagement financier.

Pourquoi les personnes âgées sont-elles importantes pour les objectifs 95-95-95 ?

Si les personnes âgées ne sont pas incluses dans la gestion de la pandémie de VIH, les objectifs 95-95-95 de l’ONUSIDA ne seront pas atteints. Et les risques liés à l’inaction sont de plus en plus importants.

Alors que le financement international de la lutte contre le VIH est sous pression, notamment en raison des coupes budgétaires dans le Pepfar et d’autres programmes mondiaux, ce sont souvent les plus marginalisés qui sont les plus touchés. Cela inclut les femmes âgées des villages ruraux qui pensent que le VIH ne les concerne pas et qui sont exclues des tests de dépistage. Le Pepfar (Plan d’urgence du président américain pour la lutte contre le sida) a permis d’éviter des millions d’infections par le VIH et a aidé plusieurs pays à maîtriser l’épidémie de VIH.

Il est donc temps de réécrire le scénario.

La réponse au VIH doit tenir compte du fait que les personnes âgées sont touchées par la maladie. Cela implique d’investir dans la recherche locale, de concevoir des services adaptés à tous les âges et de reconnaître que les personnes âgées ont une vie sexuelle, des besoins en matière de santé et des droits. Il faut aussi écouter leurs récits et déconstruire les mythes qui les réduisent au silence.

Ignorer cette population risque de réduire à néant des décennies de progrès. Mais agir dès maintenant (services adaptés, messages inclusifs et innovations menées par l’Afrique) peut combler les lacunes, sauver des vies et mettre en place une riposte au VIH plus équitable pour l’avenir.

The Conversation

The authors do not work for, consult, own shares in or receive funding from any company or organisation that would benefit from this article, and have disclosed no relevant affiliations beyond their academic appointment.

ref. VIH : les Africains âgés, grands oubliés des soins et de la recherche – https://theconversation.com/vih-les-africains-ages-grands-oublies-des-soins-et-de-la-recherche-265124

Le colostrum, premier lait maternel : bénéfices, méconnaissance et croyances

Source: The Conversation – in French – By Joël Candau, Professeur émérite en anthropologie, Université Côte d’Azur

Les bienfaits de l’allaitement maternel du nourrisson sont démontrés. Pourtant cette pratique varie dans le monde, notamment durant les deux premiers jours suivant l’accouchement, qui correspondent au don de colostrum. Un programme pluridisciplinaire, mené dans sept pays sur quatre continents et qui allie biologie et anthropologie, s’intéresse à ce fluide sécrété par les glandes mammaires.


En 2003, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et le Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef) ont déployé deux stratégies visant l’initiation à l’allaitement maternel dans la première heure qui suit l’accouchement, ainsi que l’allaitement maternel exclusif pendant les six premiers mois de l’enfant. Ces stratégies étaient fondées sur les multiples bienfaits de l’allaitement maternel pour l’enfant.

Mais, encore aujourd’hui, on observe des disparités géographiques, socioéconomiques et culturelles en matière d’allaitement maternel, notamment au cours des deux premiers jours de l’alimentation du nouveau-né. Cette courte période correspond au don du colostrum, ce liquide jaunâtre sécrété par les glandes mammaires les premiers jours après un accouchement.

C’est avec l’objectif de comprendre ces disparités que nous avons développé entre 2013 et 2016 un programme de recherche fondamentale baptisé « Colostrum » qui a pour objectif d’inventorier et d’analyser les différentes pratiques de don du colostrum dans sept pays de quatre continents : Allemagne, Bolivie, Brésil, Burkina Faso, Cambodge, France et Maroc.

Les bénéfices de l’allaitement maternel pour le nourrisson

Les bienfaits de l’allaitement maternel sont multiples pour le nourrisson. Pratiqué dès la première heure, l’allaitement maternel réduit la mortalité néonatale (jusqu’à 28 jours d’âge) et infantile précoce (jusqu’à 6 mois d’âge). Il favorise également la réduction du risque de surpoids à tous les âges et le développement cognitif, selon des conclusions de l’Agence de sécurité sanitaire (Anses).

Des données suggèrent également d’autres effets positifs de l’allaitement maternel : sur l’immunité, sur les risques de diabète de type 1, de leucémies ou encore d’otites moyennes aiguës (mais seulement jusqu’à l’âge de 2 ans pour ces dernières), d’infections des voies urinaires ou encore d’asthme.

Des avantages aussi pour les parents et pour la mère

Enfin, l’allaitement maternel présente l’avantage économique d’être gratuit et l’avantage psychologique de renforcer le lien entre la mère et l’enfant.

Pour la mère, l’allaitement réduirait le risque de cancer ovarien. Des données scientifiques robustes montrent qu’il prévient le cancer du sein, améliore l’espacement des naissances et pourrait limiter le risque de diabète de type 2 chez la mère.

Peu de données sur le colostrum des premiers jours

On oublie souvent que cet éventail de bienfaits sur le plan de la santé n’est pas dû uniquement au lait maternel. En effet, les premiers jours du nourrissage du nouveau-né, la mère ne lui donne pas du lait mais du colostrum secrété par les glandes mammaires.

Sur le plan nutritif, le colostrum est plus riche en protéines mais plus pauvre en lactose et en lipides. Il se caractérise aussi par une teneur importante en anticorps – à un taux jusqu’à 100 fois plus élevé que dans le lait
mature –, en agents anti-infectieux, etc. Bref, sa composition semble particulièrement adaptée pour favoriser le développement du nouveau-né et l’aider à se défendre contre les infections.

Toutefois, les études sur les bienfaits du colostrum restent insuffisantes, surtout dans une perspective bioculturelle.

Malgré le consensus scientifique sur les bienfaits de la pratique de l’allaitement, le colostrum est considéré dans diverses sociétés comme impur et, par conséquent, malsain pour l’enfant, la mère différant l’alimentation au sein jusqu’à ce que le lait s’y substitue.

Anthropologie et biologie du colostrum

Pour comprendre les disparités géographiques, socioéconomiques et culturelles en matière d’allaitement maternel, et notamment celles liées au don du colostrum,
notre programme a réuni des chercheurs en sciences sociales et en sciences de la vie.

Notre communauté de chercheurs s’est donné un triple objectif :

  • i) documenter les pratiques et représentations relatives à cette substance,

  • ii) mieux connaître ses propriétés biologiques,

  • iii) contribuer à l’élaboration de messages efficaces de promotion de sa consommation.

Le programme comprenait trois volets : les deux premiers (anthropologique et biologique) concernaient la recherche proprement dite, le troisième (open science) l’archivage des données anthropologiques.

Le volet anthropologique a consisté à mener des enquêtes ethnographiques sur les pratiques et sur les représentations relatives au colostrum dans les sept pays cités afin d’identifier les variables culturelles susceptibles d’expliquer sa consommation ou sa non-consommation.

Le volet biologique comportait deux axes. Le premier, psychobiologique, a porté sur les propriétés sensorielles et fonctionnelles du colostrum chez la souris et dans l’espèce humaine. Le second, immunologique, s’est attaché à l’analyse du potentiel immunologique du colostrum et de son effet sur la prévention des allergies.

La perspective interdisciplinaire a consisté à mettre en regard les données anthropologiques avec la recherche des bénéfices biologiques du colostrum pour la santé de l’enfant et de la mère.

Dans sa globalité, l’ambition du programme était de produire des connaissances utiles aux politiques de santé publique menées dans les pays enquêtés.

Représentations, perceptions sensorielles et psychobiologie

Les données ethnographiques ont confirmé que cet acte a priori entièrement naturel qu’est le don du colostrum est l’objet de forts investissements culturels. Elles ont également montré que ces derniers se traduisent par une mosaïque de pratiques et de représentations qui est elle-même le fruit d’une hybridation et d’une hiérarchisation des savoirs académiques et traditionnels.

Ainsi, les données de terrain de l’étude que nous avons menée dans une maternité de Phnom Penh, la capitale cambodgienne, illustrent combien sont intriqués les savoirs qui circulent autour de la consommation du colostrum.

Extrait d’un entretien auprès d’une femme âgée de 36 ans ayant accouché de son deuxième enfant. Elle évoque sa crainte de ne pas avoir de lait :
« Il tète, mais il n’y a pas de lait. J’ai donné du lait du commerce sinon il va mourir parce que moi, la maman, je n’ai pas de lait. » (Octobre 2014.)

En Bolivie, les mères ont une connaissance fragmentée du colostrum, contrairement au personnel de santé. Certaines notent une différence avec le lait, d’autres connaissent le nom « colostrum », notamment lorsqu’elles ont déjà accouché en milieu hospitalier. D’autres encore utilisent un autre nom. Beaucoup ne savent rien. Plusieurs mères le considèrent comme de l’eau, « aguita », mettant en doute la qualité nutritive du liquide. D’autres craignent qu’il constipe leur bébé.

Autre exemple, au Burkina Faso, le colostrum est désigné par le terme kinndi en fulfulde (langue peule) qui signifie « quelque chose de trouble », « liquide amer » ou encore « liquide impropre ». La première nourriture du nouveau-né est mise en rapport avec les notions de pollution ou encore avec des croyances thérapeutiques (par exemple, le colostrum provoquerait des diarrhées ou des indigestions).

Quant aux données psychobiologiques, elles ont montré que les nouveau-nés s’orientent préférentiellement vers l’odeur du colostrum lorsqu’elle est simultanément présentée avec l’odeur du lait mature. Les effluves du colostrum sont particulièrement attractifs et appétitifs pour les bébés. Âgés de 2 jours, ils préfèrent l’odeur du colostrum à celle du lait mature.

Enfin, sur le plan immunologique, les expériences réalisées chez la souris ont mis en évidence l’impact majeur du colostrum murin sur la croissance du souriceau.

Auprès de grands prématurés, dans un hôpital de Nice

En termes de recherche appliquée, un projet d’étude clinique a été développé sur les bienfaits de l’administration de colostrum humain aux grands prématurés au sein du service de néonatalogie de l’hôpital l’Archet de Nice (Alpes-Maritimes), qui a accueilli le projet Colostrum après l’aval du comité d’éthique.

La présentation des résultats biologiques et anthropologiques aux sages-femmes, puéricultrices et pédiatres a stimulé l’intérêt pour le don de colostrum dans ce service. La mise en œuvre du programme a permis une augmentation significative du don du colostrum aux grands prématurés. Il est passé de 16 % en 2013 à 68 % en 2016. En outre, les mères recueillent du colostrum jusqu’à 5 fois par jour contre 0 à 1 fois auparavant, ce qui a impliqué le développement de pratiques de don artificiel.

Des données ethnographiques sonores accessibles à tous

Cette recherche a également permis le développement d’un volet science ouverte (voir encadré). Les données anthropologiques et administratives de l’ANR Colostrum sont accessibles sur la plateforme de l’enseignement supérieur et de la recherche Calames, en fonction des règles éthiques et juridiques.

Une science ouverte à toutes et à tous

  • Les données ethnographiques sonores de l’« ANR Colostrum » ont été déposées auprès du secteur Archives de la recherche – Phonothèque de la médiathèque de la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme (MMSH) d’Aix-Marseille Université.
  • Huit collectes ont été enregistrées en allemand, arabe, espagnol, français, khmer, moré, portugais, tamazight – dans les sept pays des partenaires du programme – soit 92 heures d’enregistrement transcrites et traduites en langue française. Chaque entretien a fait l’objet d’une demande d’autorisation d’utilisation auprès de chaque témoin.

Ce programme peut donc servir de tremplin pour de nouvelles recherches bioculturelles sur cet « or liquide » qu’est le colostrum. L’accès à ces résultats est également rendu possible à tous les citoyens qui le souhaitent, sous réserve des dispositions légales.


Le projet « L’alimentation pré-lactée (don et consommation néonatale du colostrum) : pratiques, représentations et enjeux de santé publique. COLOSTRUM » a bénéficié du soutien de l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui finance en France la recherche sur projets. L’ANR a pour mission de soutenir et de promouvoir le développement de recherches fondamentales et finalisées dans toutes les disciplines, et de renforcer le dialogue entre science et société. Pour en savoir plus, consultez le site de l’ANR.

Ce programme a associé huit équipes des universités d’Aix-Marseille, de Bourgogne, de Nice et de Paris Descartes (France), de Francfort (Allemagne), de Pelotas (Brésil) et de Sidi-Mohamed-Ben-Abdellah à Fès (Maroc), ainsi que le Centre national de la recherche scientifique et technologique (CNRST) de Ouagadougou (Burkina Faso) et la maternité de l’hôpital Calmette à Phnom Penh (Cambodge).

Cet article est rédigé dans le cadre du Festival des sciences sociales et des arts d’Aix-Marseille Université. L’édition 2025 « Science & croyances » se tient du 16 au 20 septembre. Pendant le festival, une exposition est consacrée au programme Colostrum à la médiathèque de la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme (MMSH).

The Conversation

Joël Candau a reçu des financements de l’Agence nationale de la recherche (ANR).

Véronique Ginouvès a reçu des financements de l’agence bibliographique de l’enseignement supérieur et de la recherche, l’agence nationale de la recherche, la commission européenne, l’institut français d’islamologie.

ref. Le colostrum, premier lait maternel : bénéfices, méconnaissance et croyances – https://theconversation.com/le-colostrum-premier-lait-maternel-benefices-meconnaissance-et-croyances-263456

Procès Bolsonaro : le Brésil montre la voie aux pays où la démocratie est attaquée

Source: The Conversation – in French – By Jorge Jacob, Professor of Behavioral Sciences, IÉSEG School of Management

Malgré d’intenses pressions internes (venant des partisans du président déchu) et externes (exercées par Donald Trump), la justice brésilienne a condamné Jair Bolsonaro à 27 ans de prison pour son rôle dans la tentative de coup d’État du 8 janvier 2023. Bien d’autres pays où les processus électoraux, et même la démocratie au sens large, sont menacés, peuvent trouver dans l’inflexibilité des institutions judiciaires du Brésil une source d’inspiration.


Le Tribunal suprême fédéral (STF, équivalent de la Cour suprême) du Brésil vient de condamner à 27 ans de prison l’ancien président Jair Bolsonaro, qui devient ainsi le premier ex-chef d’État du pays à être condamné pour tentative de coup d’État. Bolsonaro peut encore présenter des recours devant le STF, mais seulement après la publication de l’arrêt écrit, ce qui peut prendre plus d’un mois. Ses avocats envisagent également de saisir des instances internationales, comme la Commission interaméricaine des droits de l’homme. Pour l’instant, il n’a pas été emprisonné et reste à Brasilia, en résidence surveillée, dans l’attente des décisions sur ses recours. Si tous les recours sont rejetés et les condamnations confirmées, il devra purger sa peine en régime fermé, probablement dans une superintendência de la Police fédérale.

Ce jugement marque un tournant dans l’histoire démocratique du pays et offre au monde des leçons importantes sur la manière de freiner les dérives autoritaires et de renforcer les institutions démocratiques.

Le 8 janvier 2023, illustration du rejet de l’alternance par l’extrême droite

L’épisode le plus emblématique des actions putschistes pour lesquelles Bolsonaro a été jugé a eu lieu le 8 janvier 2023, comme je l’ai analysé dans mon article précédent publié sur The Conversation France, au moment où ces événements se déroulaient.

Ce jour-là, des milliers de partisans de Bolsonaro, qui avait été vaincu par le candidat de gauche Lula au second tour de la présidentielle tenu le 30 octobre précédent et dont le mandat avait pris fin le 1er janvier, ont marché vers la Place des Trois-Pouvoirs, à Brasilia. Ils ont envahi et vandalisé le bâtiment du Congrès national, le siège de la Cour suprême et le palais présidentiel. À ce moment-là, il existait des indices, mais pas encore de preuves concrètes, de l’implication directe de Bolsonaro.

Le projet de l’extrême droite brésilienne repose en grande partie sur des stratégies de désinformation sur les réseaux sociaux, souvent fondées sur des récits conspirationnistes. Selon l’analyse de Frederico Bertholini, professeur à l’Université de Brasilia, toute personne (y compris les responsables politiques et les juges) qui s’oppose aux objectifs ou aux tactiques de l’extrême droite est automatiquement étiquetée comme « progressiste », « gauchiste » ou « communiste », même si cette catégorisation ne reflète pas nécessairement la réalité. Ces personnes sont alors présentées par les bolsonaristes comme représentant une menace pour les libertés individuelles des Brésiliens conservateurs et des soi-disant « gens de bien ».

Dans mon précédent article, j’ai montré comment les attaques contre les institutions, menées par l’extrême droite, aggravaient les divisions au sein de la société brésilienne. Elles représentaient un défi non seulement pour le nouveau gouvernement de Lula, mais surtout pour le pouvoir judiciaire. Une question demeurait en suspens : les institutions seraient-elles capables de garantir que la volonté exprimée dans les urnes prévaudrait et que la démocratie tiendrait bon ?

Tentative de renversement de l’ordre démocratique

Après près un peu plus de deux ans d’enquête, le procès s’est donc achevé cette semaine. Dans son vote rendu ce mardi 9 septembre, le juge instructeur de l’affaire au sein de la Cour suprême, Alexandre de Moraes, a estimé que les attaques survenues peu après l’investiture de Lula ne constituaient qu’un élément d’un plan plus vaste, bien coordonné et dirigé par Bolsonaro et son entourage politique d’extrême droite (plusieurs de ses proches ont également été condamnés à des peines de prison ferme).

Les enquêtes menées par la police fédérale et le parquet général du Brésil ont révélé les preuves d’une implication directe de l’ex-président et de ses alliés dans une tentative de renversement de l’ordre démocratique, qui a culminé avec le 8 janvier, mais dont certains des faits les plus graves se seraient produits auparavant.

Selon le parquet, dès la reconnaissance de sa défaite électorale face à Lula, Bolsonaro et ses proches auraient planifié un coup d’État. Les preuves incluent des messages interceptés, des réunions publiques et secrètes, ainsi que des témoignages d’anciens collaborateurs décrivant des plans pour annuler les résultats de la présidentielle, y compris un projet de décret instaurant l’état de siège et un plan visant à assassiner Alexandre de Moraes, Lula et son vice-président, Geraldo Alckmin.

L’implication de Washington

La conclusion du procès, qui survient dans un contexte de fortes tensions internes et internationales, met en lumière la résilience des institutions démocratiques brésiliennes. Face à la possibilité réelle de condamnation de son père, le député fédéral Eduardo Bolsonaro est parti en mars 2025 aux États-Unis pour solliciter un soutien politique de l’administration Trump. Pendant ce séjour (qui continue aujourd’hui encore), il a rencontré des membres du gouvernement états-unien,dénoncé la « persécution politique » visant son père au Brésil (termes qu’il a répétés une fois la condamnation de son père prononcée) et appelé à des sanctions contre le juge Alexandre de Moraes.

Ces démarches ont conduit à des mesures concrètes : Washington a ordonné des droits de douane de 50 % sur les produits brésiliens et des sanctions contre Moraes dans le cadre du Global Magnitsky Act (une loi qui « autorise le président à imposer des sanctions économiques et à refuser l’entrée aux États-Unis aux ressortissants étrangers identifiés comme se livrant à des violations des droits de l’homme ou à des actes de corruption »).

Aligné sur Jair Bolsonaro, avec lequel il partage une idéologie d’extrême droite, des stratégies de communication similaires et des intérêts géopolitiques communs, Donald Trump, qui a déclaré en juillet que son allié était la victime d’une « chasse aux sorcières », a donc exercé des pressions économiques et diplomatiques sur le Brésil. Sans succès. À l’annonce de la condamnation de son allié, Trump a estimé que c’était « très surprenant » et que Bolsonaro était un homme « bon » et « exceptionnel », tandis que le secrétaire d’État Marco Rubio promettait que les États-Unis « réagiraient de façon appropriée ».

Leçons pour les autres pays démocratiques

La condamnation de Bolsonaro pourrait constituer un précédent historique dans la responsabilisation des dirigeants élus au Brésil et ailleurs dans le monde lorsqu’ils attentent à l’ordre démocratique. Pour la France, qui connaît elle aussi une montée de mouvements nourris par la désinformation numérique, le cas brésilien fournit des éléments de réflexion utiles sur la manière de protéger la légitimité électorale et l’indépendance des institutions. Le bon fonctionnement démocratique repose sur un équilibre institutionnel. C’est sans doute la raison pour laquelle ces institutions deviennent des cibles privilégiées des populistes autoritaires.

La fermeté de la Cour suprême brésilienne dans la conduite du procès, malgré les pressions internes et externes, illustre l’importance pour un État de disposer d’institutions autonomes, capables de résister aux menaces diplomatiques ou aux pressions autoritaires.

Une autre leçon essentielle est que les systèmes démocratiques peuvent répondre à des crises institutionnelles sans rompre avec l’État de droit. Le cas brésilien montre qu’il est possible de juger des personnalités politiques puissantes sur la base de preuves solides, en respectant les procédures et la transparence. Cela contraste avec d’autres démocraties fragilisées, où les institutions reculent face à la peur de l’instabilité, comme on l’a vu aux États-Unis ou dans d’autres pays confrontés à la montée du populisme autoritaire. Le Brésil démontre que la stabilité démocratique repose sur la responsabilisation de ses dirigeants, aussi populaires soient-ils, lorsqu’ils s’attaquent à l’ordre républicain.

Fait intéressant : le soutien de Trump à Bolsonaro semble avoir eu l’effet inverse de celui escompté. Les sondages indiquent un renforcement politique de Lula, donné favori pour la prochaine élection présidentielle, qui aura lieu en 2026.

De plus, plus de la moitié des Brésiliens soutiennent l’emprisonnement de Bolsonaro, et une majorité estiment qu’Alexandre de Moraes agit dans le respect de la Constitution. Sur le plan économique, les efforts du gouvernement Lula pour diversifier les marchés d’exportation et réduire la dépendance aux États-Unis commencent à porter leurs fruits, réduisant l’impact des nouvelles taxes promulguées par Washington. Le Mexique, notamment, s’impose comme un partenaire stratégique, capable non seulement d’absorber une part croissante des exportations brésiliennes, mais aussi de servir d’intermédiaire grâce à ses habilitations pour vendre vers des marchés exigeants comme le Japon et la Corée du Sud.

La Une d’un grand journal brésilien, proclamant à l’issue du procès « La démocratie avant tout », est devenue virale sur les réseaux. Le titre détourne le slogan bolsonariste « Le Brésil avant tout, Dieu au-dessus de tous », étroitement lié à la mouvance évangélique. Dans la foulée de la condamnation, des citoyens progressistes ont transformé les rues de Rio de Janeiro en un carnaval hors saison, symbole de célébration et de résistance démocratique.

Les implications du procès de Jair Bolsonaro dépassent donc le seul Brésil : lorsque les institutions démocratiques sont solides et bien conçues, elles peuvent faire barrage aux avancées autoritaires. Avec son passé autoritaire récent (le pays a été gouverné par une junte de 1964 à 1985) et son présent marqué par une résistance institutionnelle, le Brésil montre qu’il est possible de faire face aux pressions et de préserver la démocratie quand elle est attaquée.

The Conversation

Jorge Jacob ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Procès Bolsonaro : le Brésil montre la voie aux pays où la démocratie est attaquée – https://theconversation.com/proces-bolsonaro-le-bresil-montre-la-voie-aux-pays-ou-la-democratie-est-attaquee-265228