Comment au moins 27 personnes qui tentaient de rejoindre l’Angleterre se sont noyées dans la Manche le 24 novembre 2021, et peut-on éviter que de tels drames se reproduisent ?

Source: The Conversation – in French – By Travis Van Isacker, Senior Research Associate, School of Sociology, Politics and International Studies, University of Bristol

Chaque année, des milliers de migrants se trouvant en France traversent la Manche dans des canots pneumatiques souvent surchargés, dans l’espoir de s’installer au Royaume-Uni. Ces traversées se soldent parfois par des tragédies. On dénombre déjà 24 morts en 2025, le triste record ayant été enregistré l’année dernière : 69 décès. La catastrophe la plus mortelle s’est produite en novembre 2021. Au moins 27 personnes ont péri quand leur embarcation a chaviré en pleine nuit, les garde-côtes britanniques et français, avertis, n’ayant pas réussi à les sauver. Une enquête indépendante en cours au Royaume-Uni fait la lumière sur le déroulement de cet épisode, dont certaines leçons ont depuis été tirées en matière opérationnelle, sans que les raisons profondes qui continuent de pousser ces personnes à prendre de tels risques n’aient été réglées. Ce long format, issu de la série « Insights » de The Conversation UK, revient en détail sur les circonstances du drame et sur les éléments que l’enquête a permis de mettre au jour.


Par une froide et humide soirée de novembre, le Somalien Issa Mohamed Omar et plus de 30 autres hommes, femmes et enfants ont quitté leur campement informel près de la ville portuaire de Dunkerque, dans le nord de la France. Pendant environ deux heures, ils ont marché dans l’obscurité, dans un silence quasi total, jusqu’à atteindre la plage d’où ils espéraient partir pour le Royaume-Uni afin d’y commencer une vie meilleure.

À leur arrivée, cinq hommes s’affairaient à gonfler un canot pneumatique et à y fixer un moteur hors-bord. Ces passeurs avaient fait payer à chacun de leurs clients plus de mille euros pour une traversée dont le prix s’élève à moins de cent euros pour une personne disposant du bon passeport.

Les voyageurs se sont vu remettre des gilets de sauvetage, puis ont été disposés en rangées et comptés. « Vous êtes 33 », a déclaré l’un des passeurs. Pour beaucoup d’entre eux, ce n’était pas leur première tentative de rejoindre l’Angleterre.

La plupart venaient du Kurdistan irakien, notamment Kazhal Ahmed Khidir Al-Jammoor, originaire d’Erbil, qui voyageait avec ses trois enfants : Hadiya, Mubin et Hasti Rizghar Hussein, âgés respectivement de 22, 16 et 7 ans.

Un père et son fils, originaires d’Égypte, ont reçu des explications sur le fonctionnement du moteur, ainsi qu’un GPS et des indications pour rejoindre Douvres, à environ 60 kilomètres de là, de l’autre côté de la Manche. Mohamed Omar racontera par la suite :

« L’homme égyptien a été chargé par les passeurs de piloter le bateau. Il voyageait avec son fils, qui semblait avoir une petite vingtaine d’années. Je ne sais pas comment ils sont devenus le pilote et le navigateur. »

Il y avait également au moins trois ressortissants éthiopiens, dont Fikiru Shiferaw, père de deux enfants originaire d’Addis-Abeba, qui au moment d’embarquer a envoyé un dernier message vocal WhatsApp à sa femme Emebet, restée en Éthiopie :

« Nous sommes déjà à bord du bateau. Nous sommes en route. Je vais éteindre mon téléphone maintenant. Bonne nuit, je t’appellerai demain matin. »

Ce furent les derniers mots qu’elle entendit de son mari.

Ce qui est arrivé à Fikiru Shiferaw et aux autres passagers dans la nuit du 23 au 24 novembre 2021 a déclenché au Royaume-Uni l’enquête Cranston – une commission indépendante présidée par Sir Ross Cranston, un ancien juge de la Haute Cour de justice. En mars 2025, elle a entendu 22 témoins de la catastrophe, dont des agents ayant participé aux opérations de recherche et de sauvetage menées par le Royaume-Uni, ainsi que Mohamed Omar, l’un des deux seuls survivants de la tragédie, et des membres des familles des victimes et des personnes disparues.

Ces audiences ont permis de faire la lumière sur les actions conduites par les agents de la Border Force (la police britannique des frontières) et les garde-côtes du Royaume-Uni lors de l’opération de sauvetage ratée – baptisée « Incident Charlie » – effectuée au petit matin du 24 novembre. Au-delà, elles ont aussi mis en évidence l’approche de ces services en ce qui concerne les « traversées en petite embarcation » (small boat) depuis 2017.

Il ressort des témoignages que, au cours des mois ayant précédé la catastrophe, les agents avaient travaillé sous une pression extrême. Kevin Toy, capitaine du navire Valiant de la Border Force qui a été envoyé à la recherche du canot disparu cette nuit-là, a expliqué que dans la période précédant l’incident, « nuit après nuit », il constatait que son équipage était « complètement épuisé » une fois ses missions terminées.

Des preuves démontrent que le gouvernement britannique était conscient du risque que la Border Force et les garde-côtes soient débordés par le nombre croissant de traversées en canots et que, par conséquent, le risque de décès en mer était plus élevé. En mai 2020, un document produit par le ministère des transports reconnaissait que « les unités de recherche et de sauvetage pourraient être débordées si le nombre d’incidents actuel persiste ». Au moins trois officiers supérieurs des garde-côtes britanniques avaient identifié le même risque en août 2021.

L’enquête a également mis en évidence de multiples défaillances de communication entre les officiers britanniques et leurs homologues français, ainsi qu’entre les services d’urgence des deux pays et les personnes, de plus en plus désespérées, se trouvant à bord du canot pneumatique en train de couler.

Malgré de nombreux appels de détresse et la transmission de coordonnées GPS via WhatsApp, aucun bateau de sauvetage n’a atteint les voyageurs à temps. Dans la confusion, lorsque les appels ont cessé, les garde-côtes ont supposé que les passagers du Charlie avaient été secourus et étaient en sécurité. En réalité, ils se noyaient dans les eaux froides de la Manche depuis plus de dix heures.

Dans le cadre de mes recherches autour des transformations numériques de la frontière franco-britannique, j’ai assisté aux audiences publiques de l’enquête et étudié de très nombreux éléments rendus publics – témoignages, transcriptions d’appels, journaux opérationnels, e-mails, comptes rendus de réunions… À l’origine, je voulais comprendre comment la catastrophe de novembre 2021 avait marqué un tournant dans la réponse du gouvernement britannique face aux tentatives de traversée de la Manche en small boat, précipitant la transformation de la frontière maritime britannique en l’espace hyper-surveillé qu’elle est actuellement.

Mais mes discussions avec les représentants de Mohamed Omar et des familles endeuillées, ainsi qu’avec des organisations de défense des droits des migrants, ont fait émerger des questionnements plus larges. En particulier, étant donné que l’enquête se concentre sur cette unique catastrophe de novembre 2021, les personnes avec lesquelles j’ai échangé craignent que ses recommandations ne permettent pas d’empêcher de nouveaux décès dans la Manche, dont le nombre a considérablement augmenté au cours des 18 derniers mois.

Le début des « traversées en petite embarcation »

Depuis que, au début des années 1990, le Royaume-Uni et la France ont commencé à mettre en place des contrôles frontaliers « juxtaposés » (contrôles frontaliers ayant lieu avant le départ), les personnes souhaitant demander l’asile en Angleterre sont réduites à tenter de traverser la Manche de façon illégale. Jusqu’en 2018, ces tentatives étaient le plus souvent effectuées par train ou ferry, les voyageurs se faufilant dans des camions ou franchissant le périmètre de sécurité d’un port français.

Durant l’existence du camp de la « Jungle » près de Calais en 2015-2016, la couverture médiatique des tentatives collectives de ses habitants d’entrer dans les ports français a entraîné une augmentation des investissements du gouvernement britannique dans le renforcement de la frontière. Entre 2014 et 2018, il a versé à son homologue français au moins 123 millions de livres sterling pour « renforcer la frontière et maintenir les contrôles juxtaposés » pour financer des patrouilles de la police française dans les ports et les villes frontalières, détruire régulièrement les lieux de vie des migrants, et payer la facture des centres de détention et de relocalisation.

Comme l’a admis en 2019 le ministre britannique de l’intérieur de l’époque, Sajid Javid, ce durcissement sécuritaire de la sécurité a contraint les personnes présentes à la frontière à trouver d’autres moyens de traverser la Manche. À partir de l’hiver 2018, des passeurs ont commencé à organiser des traversées à bord de petites embarcations en état de naviguer qu’ils avaient volées dans des ports de plaisance le long de la côte française. Ces « small boats » continuent de donner leur nom à ce phénomène migratoire, mais les canots pneumatiques utilisés aujourd’hui, sans quille ni coque rigide, ne méritent pas cette appellation.

Le traitement de tout ce qui concerne l’immigration clandestine est habituellement sensationnaliste, mais les traversées en small boats ont suscité une réaction particulièrement vive, tant au sein de la classe politique que dans les médias.

Lorsque 101 personnes ont effectué la traversée entre Noël et le Nouvel An en 2018, Javid a déclaré qu’il s’agissait d’un incident majeur. Depuis lors, « arrêter les bateaux » est l’une des principales priorités du gouvernement britannique. Bien que les personnes arrivées par small boats ne représentent que 29 % des demandeurs d’asile au Royaume-Uni entre 2018 et 2024, des milliards de livres sterling ont été dépensés pour tenter de contrôler cette route.

Des relations glaciales et un projet de « refoulement »

Lorsque les traversées de la Manche ont fortement augmenté en 2020-2021, la détérioration des relations entre la France et le Royaume-Uni due au Brexit a compliqué la coopération entre les deux gouvernements. Dans sa déposition, l’ancien commandant chargé de la lutte contre les passages clandestins dans la Manche, Dan O’Mahoney (nommé par la successeure de Javid, Priti Patel, pour « rendre les traversées en small boats impossibles »), a qualifié les relations entre les deux pays de « très glaciales » lorsqu’il a pris ses fonctions en août 2020.

Après que le ministre français de l’intérieur Gérald Darmanin ait écarté un plan prévoyant que les navires britanniques ramènent à Dunkerque les migrants ayant été secourus dans la Manche, O’Mahoney a été chargé par sa hiérarchie de trouver une solution alternative. Le plan de « refoulement » qui en a résulté, appelé « opération Sommen », prévoyait que des agents de la Border Force à bord de jet-skis foncent sur les canots pneumatiques de migrants pour les refouler lorsqu’ils franchiraient la frontière maritime britannique. O’Mahoney se souvient du moment où la France a pris connaissance de ce projet :

« Ils ont estimé que cela allait à l’encontre de leurs obligations et des nôtres en matière de sécurité en mer. Ils s’y sont fermement opposés, ce qui a encore davantage détérioré les relations que nous avions avec eux, qui étaient déjà tendues. »

L’opération Sommen a été abandonnée en avril 2022 sans jamais avoir été mise en œuvre. Cependant, les préparatifs auraient nécessité « beaucoup de temps et de ressources » tant au Home Office (ministère de l’intérieur britannique) qu’à la Maritime and Coastguard Agency (Agence maritime et des garde-côtes britannique), et auraient eu « un effet néfaste » sur les opérations de recherche et de sauvetage de small boats menées par le Royaume-Uni.

Lors d’une réunion de hauts fonctionnaires en juin 2021 pour discuter de l’opération Sommen, des ministres avaient clairement indiqué que « le nombre de personnes qui traversent est un problème politique » et que l’amélioration des capacités de recherche et sauvetage ne « concorde pas avec le discours sur la reprise du contrôle des frontières ».

Alors que les hauts responsables des garde-côtes britanniques avaient reconnu qu’il était « extrêmement difficile de localiser les small boats ou de communiquer avec les personnes à bord », l’enquête a révélé que les agents disaient n’avoir reçu « aucune formation sur les traversées en petit bateau avant novembre 2021 », excepté dans le contexte de la procédure permettant à la Border Force d’effectuer des refoulements vers les eaux françaises.

Le chef du commandement maritime de la Border Force, Stephen Whitton, a déclaré à la commission d’enquête qu’il subissait « une pression énorme » pour empêcher les traversées en small boats, tout en « fournissant l’essentiel du soutien aux opérations de recherche et de sauvetage ». Bien qu’ayant effectué 90 % de tous les sauvetages de small boats dans la Manche et ayant été « régulièrement débordé », le commandement maritime de la Border Force n’a reçu « aucun moyen supplémentaire pour gérer les opérations de recherche et de sauvetage » avant novembre 2021.

« La pression à laquelle nous étions soumis »

Lorsque la décision a été prise en 2018 de confier à la Border Force (une structure chargée de l’application de la loi plutôt que de la recherche et du sauvetage) la responsabilité de la réponse aux traversées en small boats, seules une centaine de personnes traversaient la Manche chaque mois. Pourtant, trois ans plus tard, au moment de la catastrophe du Charlie, le total pour 2021 était « déjà supérieur à 25 000 » selon un document interne du Home Office.

Lors de l’enquête, O’Mahoney a déclaré :

« Au fur et à mesure de l’année 2021, il est devenu beaucoup plus clair que […] honnêtement, nous avions simplement besoin de plus de bateaux de sauvetage. »

Whitton a admis qu’avant la catastrophe, la Border Force, les garde-côtes britanniques, la Royal National Lifeboat Institution (association bénévole de recherche et de sauvetage en mer) et d’autres structures de soutien étaient toutes « soumises à une intense pression, et la situation devenait extrêmement difficile ».

Les preuves montrent que cette pression était particulièrement forte au sein du Centre de coordination des opérations de sauvetage maritime de Douvres, situé au sommet des célèbres falaises blanches du port, qui offrent une vue imprenable sur la Manche. À l’intérieur, les agents des garde-côtes coordonnent les opérations de recherche et de sauvetage et contrôlent le trafic maritime dans le détroit de Douvres, l’une des voies maritimes les plus fréquentées au monde.

Dans la nuit du 23 au 24 novembre, trois agents des garde-côtes étaient responsables des opérations de recherche et sauvetage : le chef d’équipe Neal Gibson, l’officier des opérations maritimes Stuart Downs et un stagiaire – dont le nom n’a pas été divulgué par l’enquête – qui n’était officiellement présent qu’en tant qu’observateur.

Le centre de coordination des opérations de sauvetage maritime de la garde côtière britannique à Douvres, surplombant la Manche
Le centre de coordination des opérations de sauvetage maritime de la garde côtière britannique à Douvres, surplombant la Manche.
Travis Van Isacker, CC BY-NC-SA

Le recrutement semble avoir été un problème de longue date à la station des garde-côtes de Douvres où, selon le commandant de division Mike Bill, « le taux de rétention du personnel était faible » et « l’expérience et les compétences n’étaient pas optimales ». La veille de la catastrophe, lors d’une réunion « jours rouges migrants » (convoquée lorsque, en raison du beau temps, la probabilité de traversées de la Manche est jugée « très élevée »), le chef des garde-côtes Peter Mizen avait averti que la présence de seulement deux officiers qualifiés à Douvres pendant la nuit « n’était pas suffisante ».

Au cours des derniers mois, la station ayant été de plus en plus sollicitée pour intervenir lors de traversées de small boats et à la suite d’une campagne de recrutement infructueuse, le personnel devait travailler d’arrache-pied pendant ses horaires de travail et était appelé à venir travailler sur ses jours de congé.

Dans la nuit du 23 au 24 novembre, en raison du manque de personnel, le chef d’équipe Gibson a déclaré à la commission d’enquête qu’il avait dû assurer la gestion du trafic maritime pendant trois heures à partir de 22h30. Il s’est donc trouvé absent du bureau de recherche et de sauvetage à 00h41, quand un message est arrivé du centre national de coordination des secours situé le long de la côte à Fareham, indiquant que les avions de surveillance prévus par les garde-côtes ne survoleraient pas la Manche cette nuit-là en raison du brouillard.

Les agents ont été informés qu’ils seraient « pratiquement aveugles » et qu’ils ne devaient pas « se laisser aller à la détente et s’attendre à une nuit normale en termes de traversée de migrants ». Le message avertissait : « Cela pourrait s’avérer très dangereux. »

« Leur bateau, il n’y a plus rien »

Selon Mohamed Omar, la mer était calme lorsque lui et les autres passagers ont quitté la plage française vers 21 heures, heure britannique. Témoignant devant la commission d’enquête Cranston depuis Paris (il ne peut toujours pas se rendre au Royaume-Uni), il a déclaré qu’un navire s’était approché d’eux environ une heure après le début de leur voyage :

« Ils se sont approchés pour voir ce que nous faisions et ont braqué un projecteur sur nous. Je me souviens avoir vu un drapeau français sur le bateau. C’était un gros bateau et je suis certain qu’il s’agissait des garde-côtes français. J’avais entendu dire par des personnes que j’avais rencontrées dans le camp de Dunkerque que cela arrivait parfois, et que le bateau français vous suivait jusqu’à ce que vous atteigniez les eaux britanniques. »

Dans les faits, selon Mohamed Omar, le bateau français s’est éloigné des voyageurs environ une heure plus tard. Peu après, les problèmes ont commencé.

Un navire de guerre français patrouille au large de Mardyck, dans le nord de la France
Un navire de guerre français patrouille au large de Mardyck, dans le nord de la France, près de l’endroit où Charlie aurait pris la mer.
Travis Van Isacker, CC BY-NC-SA

Vers 1 heure du matin, de l’eau de mer a commencé à s’introduire dans le canot pneumatique. À ce moment-là, il se trouvait à proximité du bateau-phare —Sandettie, à environ 30 kilomètres au nord-est de Douvres. Dans un premier temps, les passagers ont réussi à évacuer l’eau, dont la température était de 13 °C, mais rapidement, l’infiltration de l’eau est devenue incontrôlable. Le flotteur gonflable du canot a commencé à perdre de l’air et deux hommes kurdes ont utilisé des pompes pour essayer de le maintenir gonflé. D’autres ont tenté d’empêcher la panique de se propager parmi les passagers.

De nombreux passagers ont commencé à lancer des appels de détresse désespérés. Des transcriptions de ces appels ont été divulguées un an après le naufrage par le journal français Le Monde. Elles montrent que le premier appel de détresse provenant du canot pneumatique a été reçu par les garde-côtes français à 00h48. S’exprimant en anglais, l’appelant a déclaré qu’il y avait 33 personnes à bord d’un bateau « cassé ».

Selon Le Monde, trois minutes plus tard, un autre appel a été transféré au Centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage français du Cap Gris-Nez par un opérateur d’urgence qui a signalé : « Apparemment, leur bateau, il n’y a plus rien. » Conformément à la procédure, l’officier des garde-côtes français a demandé à l’appelant d’envoyer sa position GPS par WhatsApp afin de pouvoir « envoyer un bateau de sauvetage dès que possible ». À 1h05, heure britannique, les autorités françaises ont reçu la position GPS.

Le Monde rapporte que, au lieu d’envoyer un bateau français, l’officier a téléphoné à ses homologues de Douvres pour les avertir qu’un canot pneumatique situé à 0,6 mille nautique de la ligne frontière allait bientôt entrer dans les eaux britanniques. À l’autre bout du fil se trouvait l’officier stagiaire, qui s’occupait des appels de routine cette nuit-là, bien qu’officiellement, il n’avait qu’un rôle d’observateur.

Selon le témoignage de Stuart Downs devant la commission d’enquête, après avoir raccroché, le stagiaire lui a indiqué par erreur que le canot pneumatique semblait « en bon état », information qu’il a consignée dans le registre de l’incident Charlie. Cette erreur de communication a peut-être eu une incidence sur la rapidité de la réaction des services britanniques de recherche et sauvetage, empêchant les garde-côtes et la Border Force de mesurer à temps la détresse dans laquelle se trouvait ce canot pneumatique « cassé ».

Juste avant 1 heure du matin, les garde-côtes français ont envoyé pour la première fois aux garde-côtes britanniques leur tableur de suivi des cas de détresse en mer française, contenant des informations sur toutes les traversées en small boat effectuées cette nuit-là. Elle indiquait la présence de quatre canots pneumatiques en mer, dont Gris-Nez avait connaissance « depuis plusieurs heures », selon Gibson.

Lors d’un audit réalisé en juillet 2021, l’officier de liaison des garde-côtes britanniques en charge des traversées clandestines de la Manche avait soulevé la question de l’apparente rétention d’informations par ses homologues français. De plus, un peu plus tôt dans la soirée, Gibson avait déclaré à l’un de ses collègues :

« Parfois, on dirait qu’ils préfèrent taire les choses. On croit qu’on ne va rien recevoir, puis on reçoit un rapport à trois heures du matin avec 15 incidents, et ils disent : “La plupart d’entre eux se trouvent dans votre zone de recherche et de sauvetage.” Merveilleux. »

À 1h20, Downs a téléphoné au commandement maritime de la Border Force à Portsmouth pour demander qu’un navire de la Border Force parte à la recherche du canot Charlie. Il a communiqué la position GPS reçue de son homologue français et le nombre de personnes à bord, mais aussi l’information erronée selon laquelle « ils pensent qu’il est en bon état ».

Dix minutes plus tard, le Valiant, un navire de patrouille de 42 mètres de la Border Force posté à Douvres, a été chargé de se diriger vers le bateau-phare Sandettie. Au même moment, le centre de coordination des secours de Douvres a reçu le premier appel direct de la part de Charlie. L’appelant en détresse a déclaré qu’ils étaient « dans l’eau » et que « tout [était] fini ».

Environ 15 minutes plus tard, à 1h48, Gibson a reçu un appel de Mubin Rizghar Hussein, 16 ans, qui parlait bien anglais. Malgré le bruit et l’agitation, il a réussi à donner à Gibson un numéro WhatsApp, afin de partager leur position GPS. La transcription de cet appel enregistre des voix qui crient en fond sonore : « C’est fini. Fini. Frère, c’est fini. »

Une « menace grave et imminente pour la vie »

Gibson a déclaré à l’enquête qu’après son appel avec Rizghar Hussein, il avait « le sentiment que quelque chose n’était pas normal ». « Normal » faisait référence, selon l’officier des opérations maritimes Downs, à une croyance commune à la station des garde-côtes de Douvres selon laquelle « neuf fois sur dix », les appels provenant de small boats « exagéraient généralement la situation en disant que le bateau […] était en train de couler, que des gens se noyaient […] ».

Suivant son intuition, Gibson a pris à 2h27 la décision sans précédent de diffuser un message « Mayday Relay », signalant une « menace grave et imminente pour la vie ». En vertu du droit maritime, cette alerte obligeait d’autres navires à porter assistance.

Gibson a déclaré à l’enquête qu’il avait agi ainsi afin que le navire de guerre français Flamant réponde à l’appel. Il voyait sur son écran radar que le Flamant était le navire le plus proche de la position du Charlie et qu’il était le mieux placé pour secourir les passagers si le canot pneumatique était vraiment en train de couler.

Les raisons pour lesquelles le Flamant n’a pas répondu font l’objet d’une enquête pénale en cours en France visant deux officiers du navire de guerre et cinq garde-côtes du Centre régional opérationnels de surveillance et de sauvetage Gris-Nez pour « non-assistance à personnes en détresse ». En raison de l’obligation de confidentialité stricte de cette enquête, la commission d’enquête n’a pu accéder à aucune information de la part des autorités françaises concernant leurs opérations cette nuit-là.

À 2h01, puis à 2h14, les garde-côtes britanniques ont reçu de nouvelles positions GPS via WhatsApp indiquant que le canot pneumatique se trouvait à plus d’un mile à l’intérieur des eaux territoriales britanniques.

Le Valiant, qui avait été chargé de sa mission à 1h30, n’a quitté le port de Douvres qu’à 2h22 et aurait eu besoin d’au moins une heure supplémentaire pour atteindre le Sandettie. Malgré cela, aucun autre navire n’a été envoyé pour participer aux recherches. À 3h11, lorsque la Border Force Maritime Command a demandé à Gibson lors d’un appel si Charlie était « toujours en situation de détresse », Gibson a répondu : « Eh bien, ils m’ont dit que l’embarcation est remplie d’eau. »

Quatre small boats ayant été signalés dans la Manche cette nuit-là dans le tableur de suivi des cas de détresse dans les eaux françaises, Gibson a estimé qu’il pouvait y avoir jusqu’à 110 personnes à bord de ces canots pneumatiques, ce qui dépassait la capacité d’accueil de survivants à bord du Valiant. Néanmoins, la Border Force et les garde-côtes britanniques ont décidé d’« attendre de voir combien ils étaient et si le Valiant pouvait s’en occuper… On ne veut pas appeler d’autres renforts pour l’instant. »

Lors d’un appel avec Christopher Trubshaw, capitaine de l’hélicoptère de sauvetage des garde-côtes stationné à Lydd, sur la côte du Kent, le commandant tactique aérien Dominic Golden a expliqué que la Border Force n’était « pas prête à faire intervenir leurs équipages, qui sont assez épuisés », à moins « que nous puissions les convaincre que des personnes sont en réel danger ». Il a ensuite demandé à Trubshaw de rechercher dans la Manche les small boats signalés par le système de suivi français, car les avions de surveillance n’avaient pas été en mesure de décoller.

Dans sa conclusion finale à l’enquête, Sonali Naik, représentante légale des survivants et des familles endeuillées, a souligné « l’attitude dédaigneuse » de Golden envers la détresse de Charlie lors de son appel avec Trubshaw :

« Comme d’habitude, les appels téléphoniques commencent à arriver… Vous savez, les classiques “Je suis perdu, je coule, le fauteuil roulant de ma mère tombe par-dessus bord”, etc. “Des requins avec des lasers entourent le bateau”, “nous sommes tous en train de mourir”, ce genre de choses. »

Néanmoins, Golden a demandé à l’équipage de l’hélicoptère d’emporter un radeau de sauvetage. « Je ne pense pas que nous en aurons besoin, mais […] ça peut être l’occasion de jouer avec l’un de vos nouveaux jouets. »

Si Golden a qualifié ses propos d’« imprudents » ou de « désinvoltes », Naik a estimé qu’ils allaient « plus loin », suggérant qu’ils révélaient la perception générale des sauveteurs à l’égard des passagers de small boats et le scepticisme largement répandu à l’égard de leurs appels de détresse.

« Nous sommes en train de mourir. Où est le bateau ? »

Alors que le niveau d’eau montait rapidement et leur canot sombrait, les passagers de Charlie, de plus en plus désespérés, continuaient d’essayer de faire comprendre aux sauveteurs la gravité de leur situation.

À 2h31, au centre de coordination des secours de Douvres, Gibson a reçu un deuxième appel de Mubin Rizghar Hussein, qui suppliait : « Nous sommes en train de mourir, où est le bateau ? »

Gibson répondit : « Le bateau est en route, mais il doit… », avant d’être interrompu par Rizghar Hussein qui répétait : « Nous allons tous mourir. Nous allons tous mourir. »

« Je comprends », a répondu Gibson à l’adolescent terrifié, « mais malheureusement, vous devez être patients et rester tous ensemble, car je ne peux pas faire venir le bateau plus vite ». Il a terminé l’appel en disant :

« Vous devez arrêter d’appeler, car chaque fois que vous appelez, nous pensons qu’il y a un autre bateau, et nous ne voulons pas accidentellement partir à la recherche d’un autre bateau alors que c’est le vôtre que nous cherchons. »

Gibson s’est brièvement montré ému en racontant ce deuxième appel lors de son témoignage devant la commission d’enquête, expliquant :

« Quand vous ne comprenez pas tout ce qui se passe et que vous entendez “nous allons tous mourir”, c’est une situation très angoissante dans laquelle vous vous trouvez, assis au bout d’un téléphone, impuissant. Vous savez où ils sont, vous voulez leur envoyer un bateau, mais vous ne pouvez pas. »

Des enregistrements d’appels montrent également que les garde-côtes des deux côtés de la Manche se sont renvoyé la responsabilité du sauvetage du canot en train de couler. Selon Le Monde, lors d’un appel, un passager a dit à l’officier des garde-côtes français qu’il était « dans l’eau », ce à quoi elle a répondu : « Oui, mais vous êtes dans les eaux anglaises. »

La transcription du dernier appel avant le naufrage de Charlie, passé à 3h12, révèle que Downs a demandé « où êtes-vous ? » à 17 reprises, alors que l’appelant ne pouvait que répondre « eaux anglaises ». L’officier des opérations maritimes a fini par demander à l’appelant de raccrocher et de composer le 999 (numéro d’urgence britannique) : « Si vous n’arrivez pas à joindre le 999, c’est que vous êtes probablement encore dans les eaux françaises. »

Dans sa conclusion, Mme Naik a souligné « les stéréotypes et les attitudes discriminatoires à l’égard des migrants à bord de small boats qui ont eu des conséquences fatales sur les opérations de recherche et de sauvetage » pour Charlie. Les sauveteurs auraient, selon elle, « tiré des conclusions hâtives ». Selon Mohamed Omar :

« Nous avons été considérés comme des réfugiés… c’est la raison pour laquelle je pense que les secours ne sont pas venus. Nous avons eu l’impression d’être traités comme des animaux. »

Des présomptions fatales

À 3 h 27, le navire Valiant de la Border Force est arrivé sur les lieux de la dernière position GPS donnée par Charlie (à 2 h 14), mais n’a rien trouvé. Son capitaine, Kevin Toy, a décidé de se diriger vers le nord-est, en direction du bateau-phare Sandettie, dans le sens du courant.

Sur sa route, le Valiant a repéré deux autres canots pneumatiques dans l’obscurité grâce à ses jumelles de vision nocturne : l’un continuait à se diriger vers la côte anglaise, l’autre était à l’arrêt. L’état stationnaire du canot le mettait en plus grand danger en raison du trafic maritime dans la Manche. Le Valiant s’est donc dirigé vers lui et a commencé à secourir les personnes à bord, signalant par radio qu’il avait « abordé des embarcations de migrants non éclairées à l’arrêt dans l’eau » avec environ 40 personnes à bord.

Au centre de coordination des secours de Douvres, Gibson a supposé que ce canot pneumatique pouvait être celui de Charlie et a communiqué le nom et le numéro de téléphone de Mubin Rizghar Hussein à l’équipage du Valiant afin qu’il puisse vérifier s’il se trouvait à bord. À 4 h 16, Gibson a lui-même essayé d’appeler le numéro WhatsApp que Rizghar Hussein avait communiqué, mais l’appel n’a pas abouti.

À 4 h 20, le Valiant a terminé son premier sauvetage de la matinée. Deux autres ont suivi après que l’hélicoptère des garde-côtes ait repéré deux autres canots pneumatiques dans la zone de Sandettie, mais il n’a aperçu personne dans l’eau. Le Valiant, presque à pleine capacité, est ensuite retourné à Douvres peu après 8 heures du matin avec 98 survivants à bord.

Aucun des trois canots pneumatiques secourus ne correspondait à la description de Charlie. Tous étaient en bon état, de couleurs différentes et avec un nombre variable de personnes à bord. Pourtant, la présomption, infondée, selon laquelle Charlie avait été secouru a persisté dans le brouillard d’informations qui régnait cette nuit-là. Gibson a déclaré que, bien qu’il ait rapidement reçu des informations supplémentaires concernant le premier sauvetage effectué par le Valiant sur un autre canot pneumatique, il demeurait « plutôt certain que Charlie avait été secouru ».

« Une fois que le Valiant a récupéré ces [trois] bateaux, a-t-il expliqué, nous n’avons plus reçu d’appels de Charlie, et un appel vers un numéro de téléphone connu de Charlie est resté sans réponse. » Par conséquence, ni le Valiant ni l’hélicoptère des garde-côtes n’ont été renvoyés pour poursuivre les recherches du canot en détresse.

En réalité, l’échec de l’appel de Gibson au numéro WhatsApp de Rizghar Hussein n’est pas dû au fait que les passagers de Charlie avaient été secourus, ni qu’ils avaient jeté leurs téléphones à la mer à l’arrivée de la Border Force. C’était parce que le canot pneumatique avait chaviré et que tout le monde était tombé dans les eaux glacées de la Manche.

« Personne n’est venu à notre secours »

Dans son bouleversant témoignage devant la commission d’enquête, Mohamed Omar a expliqué comment, lorsqu’un côté du canot pneumatique s’est dégonflé, les passagers, « hystériques et en pleurs », ont paniqué et se sont déplacés vers le côté opposé. Ce transfert de poids a provoqué le chavirement du canot pneumatique :

« Les cris lorsque le bateau s’est renversé et que les gens sont tombés à l’eau étaient assourdissants. Je n’ai jamais entendu quelque chose d’aussi désespéré. Je ne pensais plus à savoir si nous allions être secourus, je ne pensais qu’à rester en vie. »

Alors que les passagers étaient projetés à l’eau, le canot s’est retourné sur eux. Mohamed Omar a raconté avoir dû nager pour se dégager d’en dessous du canot et reprendre son souffle : « Il faisait noir et je ne voyais presque rien. Il faisait extrêmement froid et la mer était agitée. »

En refaisant surface, il a vu Halima Mohammed Shikh, une mère de trois enfants également originaire de Somalie et voyageant seule, qui se débattait car elle ne savait pas nager. Elle a crié son nom pour appeler à l’aide, et il a essayé de la ramener vers ce qui restait du canot pneumatique, mais sans succès. « Je pense qu’elle a été l’une des premières personnes à se noyer », a déclaré Mohammed lors de l’enquête.

D’autres ont réussi à s’agripper à l’épave du pneumatique, espérant que les secours arriveraient, mais « personne n’est venu nous secourir ». Brassés par les vagues, certains ont perdu prise et ont sombré avant l’aube. Mohamed Omar se souvient :

« Toute la nuit, je me suis accroché à ce qui restait du bateau. Le matin, j’entendais les gens crier et tout. C’est quelque chose que je ne pourrai jamais oublier. »

Lorsque le soleil s’est enfin levé à 7h26, il a estimé qu’il ne restait plus que 15 personnes accrochées à l’épave du canot pneumatique, à la dérive dans une voie maritime très fréquentée :

« Je ne me souviens pas avoir parlé à quelqu’un dans l’eau. Ceux qui étaient encore en vie étaient à moitié morts. Nous ne pouvions plus rien faire. Je voyais des corps flotter tout autour de nous dans l’eau. Je suppose que la plupart des gens étaient déjà morts ou inconscients. »

Peu après, Mohamed Omar a déclaré avoir lâché le canot pneumatique et commencé à nager, en se disant : « Je vais mourir [mais] je ne veux pas mourir ici. Au moins, si je meurs en nageant, je ne sentirai rien. »

Il a nagé vers un bateau qu’il apercevait au loin et, à mesure qu’il s’approchait, il a commencé à agiter son gilet de sauvetage pour attirer l’attention. Une Française, qui pêchait avec sa famille, l’a vu et a sauté à l’eau pour le sauver.

À la fin de son récit, Mohamed Omar a déclaré à la commission d’enquête : « Je suis la voix de ceux qui sont morts. »

Des corps sont retrouvés

Vers 13 heures, dans l’après-midi du 24 novembre, 12 heures après les premiers appels de détresse de Charlie, un bateau de pêche commerciale français a commencé à trouver des corps en mer, à neuf miles au nord-ouest de Calais. Mais lorsque cette information tombe, personne au sein des garde-côtes britanniques ou de la Border Force ne semble faire alors le lien avec l’incident Charlie.

Quelques jours plus tard, lorsque paraît le récit de Mohammed Shekha Ahmad, un autre survivant originaire du Kurdistan irakien, et celui d’un proche de deux des victimes, le Home Office réfute leurs affirmations selon lesquelles le canot pneumatique aurait coulé dans les eaux britanniques, les qualifiant de « totalement fausses ».

Cependant, cinq jours après la catastrophe, Gibson a contacté le commandant tactique en charge des traversées des small boats pour lui faire part de ses inquiétudes quant au fait que les décès signalés pourraient concerner Charlie. Il avait lu un article dans lequel « le survivant déclare qu’un homme appelé Mubin a appelé les services d’urgence, qui pourrait être le “Moomin” [sic] à qui j’ai parlé ».

Le 1er décembre, le commandant O’Mahoney, responsable de la lutte contre l’immigration clandestine dans la Manche, est entendu par la commission mixte britannique sur les droits de l’homme, qui lui demande si les migrants dont les corps ont été retrouvés dans les eaux françaises avaient lancé des appels de détresse aux autorités britanniques. O’Mahoney a déclaré à la commission :

« Nous enquêtons à ce sujet. Toutefois, pour répondre à vos attentes, il se peut que nous ne puissions jamais affirmer avec une certitude absolue que ce bateau se trouvait dans les eaux britanniques [et] je ne peux pas vous dire avec certitude que les personnes qui se trouvaient à bord de ce bateau ont appelé les autorités britanniques. »

Cependant, en grande partie grâce à l’inlassable quête de vérité des familles endeuillées, il est désormais possible d’affirmer avec certitude que Charlie s’était trouvé dans les eaux britanniques et qu’un certain nombre de ses passagers ont parlé aux agents des garde-côtes britanniques.

Ce n’est qu’en janvier 2022, après que ces familles aient fait part de leurs inquiétudes quant à l’implication des autorités britanniques dans la catastrophe que le ministère des transports a commandé une enquête de sécurité sur l’incident. Un avocat des familles endeuillées m’a laissé entendre que sans la menace d’une action en justice, le ministère des transports « n’aurait probablement rien fait », alors qu’il s’agit de la pire catastrophe maritime britannique depuis des décennies. Par ailleurs, selon les éléments de l’enquête le ministère de l’Intérieur n’aurait pas procédé à un examen interne ni à une enquête sur son rôle dans la catastrophe.

Après deux années d’attente frustrante pour les survivants et les proches en deuil, la Marine Accidents Investigations Branch (branche chargée des enquêtes sur les accidents maritimes) a publié son rapport, qui a confirmé la plupart de leurs témoignages et corroboré leurs critiques à l’égard de la réponse des services de recherche et de sauvetage.

Peu après, on annonçait l’ouverture de l’enquête Cranston. Bien qu’aucun corps n’ait été retrouvé dans les eaux britanniques, elle s’est déroulée presque comme une enquête judiciaire. Dans son rapport final, qui sera publié d’ici la fin de l’année 2025, Sir Ross Cranston a promis d’« examiner les enseignements à tirer et, le cas échéant, de formuler des recommandations afin de réduire le risque qu’un événement similaire se reproduise ».

Une « occasion unique et cruciale »

Les agents des garde-côtes et de la Border Force britannique ont répété à plusieurs reprises à la commission d’enquête que l’approche du Royaume-Uni en matière de recherche et de sauvetage des small boats avait changé depuis la catastrophe de novembre 2021. Davantage d’agents ont été recrutés, la Border Force a affrété des bateaux supplémentaires pour mener les opérations de sauvetage, le partage d’informations s’est amélioré et la coopération avec les collègues français est meilleure. Aujourd’hui, il y a davantage de navires de sauvetage des deux côtés de la Manche, qui peuvent intervenir plus rapidement lorsque des embarcations sont en détresse, et qui ont sans aucun doute sauvé de nombreuses vies.

Des investissements massifs ont également été réalisés dans des drones, des avions et des caméras côtières puissantes afin de réduire le risque que les garde-côtes britanniques perdent à nouveau « la connaissance situationnelle du domaine maritime » si certains de leurs avions de surveillance ne sont pas en mesure de voler. Une nouvelle technologie traduit automatiquement les messages des garde-côtes dans différentes langues et extrait les coordonnées GPS et les images en direct des téléphones mobiles des voyageurs.

Grâce à ces investissements, il est peu probable qu’un autre canot pneumatique soit perdu au milieu de la Manche après que ses passagers aient appelé à l’aide, comme cela a été le cas de manière si tragique pour Charlie.

Données tirées du rapport « Deaths in the Channel : What Needs to Change » du Refugee Council

Données tirées du rapport « Deaths in the Channel : What Needs to Change » (Décès dans la Manche : ce qui doit changer) du Refugee Council

Néanmoins, des personnes continuent de mourir en tentant de traverser la Manche. 2024 a été de loin l’année la plus meurtrière : au moins 69 morts, selon le Refugee Council. En 2025, 24 personnes sont portées mortes ou disparues à la frontière franco-britannique à ce jour selon Calais Migrant Solidarity, alors que le nombre de tentatives de traversée a atteint un niveau record au cours du premier semestre.

Ces personnes ne meurent pas dans des incidents de masse, comme celui de Charlie, qui font la une des journaux. Elles meurent une par une, ou deux par deux, lorsque « des embarcations de plus en plus surchargées » se brisent et que des personnes tombent à l’eau ou sont écrasées à l’embarquement.

Certaines ONG de défense des droits des migrants ont suggéré que la politique britannique visant à « arrêter les bateaux » et les efforts européens pour perturber la chaîne d’approvisionnement en canots pneumatiques et autres équipements utilisés pour la traversée ont conduit à cette surpopulation à bord.

Alors que le gouvernement français a promis de modifier ses protocoles d’intervention pour intercepter les canots pneumatiques dès qu’ils sont en mer, et que des sources font état de policiers français entrant dans l’eau pour lacérer les canots avec des couteaux, les ONG craignent que les migrants de la Manche ne soient confrontés à des dangers encore plus conséquents.

Vidéo : Le Monde.

Mais il est également peu probable que les circonstances entourant les décès les plus récents dans la Manche fassent l’objet d’une enquête aussi approfondie que celle menée sur l’incident Charlie, voire qu’elles fassent l’objet d’une enquête du tout. Les avocats des familles endeuillées ont donc tenu à souligner « l’occasion unique et cruciale » que représente l’enquête Cranston, non seulement pour revenir sur l’une des pires catastrophes maritimes de ces dernières décennies au Royaume-Uni et apporter des réponses, mais aussi pour se tourner vers l’avenir et « éviter de nouvelles pertes de vie en mer ».

Les survivants, les familles et les organisations de défense des droits des migrants qui ont apporté leur témoignage espèrent donc que les recommandations de l’enquête iront au-delà des simples améliorations opérationnelles et administratives de la recherche et du sauvetage en mer, afin de s’attaquer au rôle fondamental que jouent les politiques frontalières du Royaume-Uni, de la France et de l’Europe dans le nombre croissant de décès en Manche, malgré l’amélioration des stratégies et des ressources en matière de recherche et de sauvetage.

Ils se demandent surtout pourquoi seules certaines personnes peuvent se rendre au Royaume-Uni confortablement et en toute sécurité, tandis que d’autres doivent faire le voyage dans des canots pneumatiques précaires et surchargés, et ainsi confier leur vie aux services de recherche et de sauvetage dont le succès ne peut jamais être garanti. Comme l’a déclaré lors de l’enquête Ali Areef, cousin de Halima Mohammed Shikh :

« Cela me rend malade de penser à traverser la Manche dans un ferry quand d’autres personnes, dont un membre de ma famille, y ont perdu la vie parce qu’il n’y avait pas d’autre moyen de traverser. Je ne prendrai plus jamais un ferry pour traverser la Manche. »


The Conversation

Travis Van Isacker remercie chaleureusement l’Economic and Social Research Council (Royaume-Uni) pour son soutien (référence de la subvention : ES/W002639/1).

ref. Comment au moins 27 personnes qui tentaient de rejoindre l’Angleterre se sont noyées dans la Manche le 24 novembre 2021, et peut-on éviter que de tels drames se reproduisent ? – https://theconversation.com/comment-au-moins-27-personnes-qui-tentaient-de-rejoindre-langleterre-se-sont-noyees-dans-la-manche-le-24-novembre-2021-et-peut-on-eviter-que-de-tels-drames-se-reproduisent-263477

Comment l’IA influence nos façons d’apprendre – et pourquoi se méfier de la facilité

Source: The Conversation – in French – By Brian W. Stone, Associate Professor of Cognitive Psychology, Boise State University

Les chatbots peuvent nous délester de certaines charges cognitives. Mais ces raccourcis peuvent-ils nuire à long terme à l’acquisition de compétences ? Comment faire de l’IA un outil réellement utile à l’apprentissage ?


Lorsqu’OpenAI a lancé son « mode étude » en juillet 2025, l’entreprise a vanté les avantages pédagogiques de ChatGPT. « Lorsque ChatGPT est utilisé pour enseigner ou donner des cours particuliers, il peut améliorer considérablement les résultats scolaires », a déclaré le vice-président « éducation » de la société aux journalistes lors du lancement du produit. Mais tout enseignant impliqué dans son métier est en droit de se demander : s’agit-il simplement d’un argument marketing ou ces affirmations sont-elles réellement étayées par des recherches scientifiques ?

Alors que les outils d’IA générative font leur apparition à une vitesse fulgurante dans les salles de classe, les recherches sur la question progressent à un rythme beaucoup plus raisonnable. Certaines études préliminaires ont fait état d’avantages pour certains groupes, tels que les étudiants en programmation informatique et les apprenants de la langue anglaise. D’autres études optimistes ont également été menées sur l’IA dans l’éducation, comme celle publiée dans la revue Nature en mai 2025, qui suggère que les chatbots peuvent faciliter l’apprentissage et la réflexion à un haut niveau. Mais les chercheurs dans ce domaine ont souligné d’importantes faiblesses méthodologiques dans bon nombre de ces articles de recherche.

D’autres études ont brossé un tableau plus sombre, suggérant que l’IA pourrait nuire aux performances ou aux capacités cognitives telles que les compétences de pensée critique. Un article a montré que plus un élève utilisait ChatGPT pendant son apprentissage, moins il réussissait par la suite des tâches similaires lorsque ChatGPT n’était pas disponible.

En d’autres termes, les premières recherches commencent seulement à effleurer le sujet pour nous éclairer sur la manière dont cette technologie affectera réellement l’apprentissage et la cognition à long terme. Où pouvons-nous trouver d’autres indices ? En tant que psychologue cognitif ayant étudié l’utilisation de l’IA par les étudiants universitaires, j’ai découvert que mon domaine offre des indications précieuses pour déterminer quand l’IA peut stimuler le cerveau et quand elle risque de le vider de son énergie.

Le talent vient de l’effort

Les psychologues cognitifs ont avancé que nos pensées et nos décisions sont le résultat de deux modes de traitement, communément appelés Système 1 et Système 2.

Le premier est un système basé sur la reconnaissance de schémas, l’intuition et les habitudes. Il est rapide et automatique, ne nécessitant que peu d’attention consciente ou d’effort cognitif. Bon nombre de nos activités quotidiennes routinières (s’habiller, préparer le café, se rendre au travail ou à l’école à vélo) entrent dans cette catégorie. Le système 2, en revanche, est généralement lent et délibératif, nécessitant davantage d’attention consciente et parfois un effort cognitif pénible, mais il produit souvent des résultats plus solides.

Nous avons besoin de ces deux systèmes, mais l’acquisition de connaissances et la maîtrise de nouvelles compétences dépendent fortement du système 2. Les difficultés, les frictions et les efforts mentaux sont essentiels à l’apprentissage, à la mémorisation et au renforcement des connexions dans le cerveau. Chaque fois qu’un cycliste confiant enfourche son vélo, il s’appuie sur la reconnaissance des schémas acquise à grand-peine dans son système 1, qu’il a développée au fil de nombreuses heures d’efforts dans son système 2 pour apprendre à faire du vélo. Vous ne pouvez pas atteindre la maîtrise de compétences et vous ne pouvez pas recouper efficacement les informations pour un traitement de plus haut niveau sans avoir d’abord fourni un effort cognitif.

Je dis à mes élèves que le cerveau ressemble beaucoup à un muscle : il faut vraiment travailler dur pour obtenir des résultats. Sans sollicitation, il ne peut pas se développer.

Et si une machine faisait le travail à votre place ?

Imaginez maintenant un robot qui vous accompagne à la salle de sport et soulève les poids à votre place, sans que vous ayez à fournir le moindre effort. En peu de temps, vos muscles s’atrophieront et vous deviendrez dépendant de ce robot, même pour des tâches simples comme déplacer une boîte lourde.

Une IA mal utilisée, par exemple pour répondre à un questionnaire ou rédiger une dissertation, empêche les élèves de développer les connaissances et les compétences dont ils ont besoin. Elle les prive d’un entraînement mental.

L’utilisation de la technologie pour se décharger d’exercices cognitifs peut avoir un effet néfaste sur l’apprentissage et la mémoire et amener les gens à mal évaluer leur propre capacité de compréhension ou leurs compétences en général, ce qui conduit à ce que les psychologues appellent des erreurs métacognitives. Des recherches ont montré que le fait de confier systématiquement la navigation automobile au GPS peut altérer la mémoire spatiale et que le recours à une source externe telle que Google pour répondre aux questions qu’ils se posent incite les gens à surévaluer leurs propres connaissances et leur mémoire.

Y a-t-il des risques similaires lorsque les étudiants confient des tâches cognitives à l’IA ? Une étude a montré que les étudiants qui effectuaient des recherches sur un sujet à l’aide de ChatGPT plutôt qu’avec un moteur de recherche traditionnel avaient une charge cognitive moindre pendant la tâche (ils n’avaient pas à réfléchir autant) et produisaient un raisonnement moins pertinent sur le sujet qu’ils avaient étudié. Une utilisation superficielle de l’IA peut réduire la charge cognitive sur le moment, mais cela revient à laisser un robot faire vos exercices de gym à votre place. Au final, cela conduit à une détérioration des capacités de réflexion.

Dans une autre étude, les étudiants utilisant l’IA pour réviser leurs dissertations ont obtenu de meilleurs résultats que ceux qui révisaient sans IA, souvent en copiant-collant simplement des phrases provenant de ChatGPT. Mais il n’apparaît pas que ces étudiants ont acquis ou assimilé plus de connaissances que leurs pairs qui travaillaient sans IA. Le groupe utilisant l’IA s’est également engagé dans des processus de réflexion moins rigoureux. Les auteurs avertissent qu’une telle « paresse métacognitive » peut entraîner des améliorations à court terme des performances, certes, mais aussi conduire à une stagnation des compétences à long terme.

Se décharger d’une tâche peut être utile une fois que les bases sont en place. Mais ces bases ne peuvent se créer que si votre cerveau effectue le travail initial nécessaire pour encoder, relier et comprendre les questions que vous essayez de maîtriser.

Utiliser l’IA pour soutenir l’apprentissage

Pour en revenir à la métaphore de la salle de sport, il peut être utile pour les étudiants de considérer l’IA comme un entraîneur personnel capable de les aider à rester concentrés sur leur objectif en les suivant, en les encadrant et en les poussant à travailler plus dur. L’IA présente un grand potentiel en tant qu’outil modulable d’apprentissage, tuteur personnalisé, doté d’une vaste base de connaissances… et n’ayant jamais besoin de sommeil.

C’est justement ce que les entreprises spécialisées dans les technologies d’IA cherchent à concevoir : le tuteur idéal. Outre l’entrée d’OpenAI dans le domaine éducatif, Anthropic a lancé en avril 2025 son mode « apprentissage » pour Claude. Ces modèles sont censés engager un dialogue socratique avec les utilisateurs, leur poser des questions et leur fournir des indices, plutôt que de se contenter de donner des réponses.

Les premières recherches indiquent que, s’ils peuvent être bénéfiques, les tuteurs IA posent également des problèmes. Par exemple, une étude a révélé que les lycéens qui révisaient leurs mathématiques avec ChatGPT obtenaient de moins bons résultats que ceux qui n’utilisaient pas l’IA. Certains élèves utilisaient la version de base, tandis que d’autres utilisaient une version personnalisée du tuteur qui donnait des indices sans révéler les réponses. Lorsque les élèves ont passé un examen sans accès à l’IA, ceux qui avaient utilisé la version de base de ChatGPT ont obtenu des résultats bien inférieurs à ceux du groupe qui avait étudié sans IA, sans toutefois se rendre compte que leurs performances étaient moins bonnes. Ceux qui avaient étudié avec le tuteur robotisé n’ont pas obtenu de meilleurs résultats que les élèves qui avaient révisé sans IA, mais ils pensaient à tort avoir mieux réussi. L’IA n’a donc pas été utile et a introduit des erreurs métacognitives.

Même si les modes tutoriels doivent être affinés et améliorés, il est préférable pour les étudiants de sélectionner ce mode et de jouer le jeu, en fournissant avec précision le contexte de leur question et en évitant les requêtes inutiles ou trop simplistes, comme la flagornerie.

Les derniers problèmes des tuteurs par IA peuvent être résolus en ajustant le design et les interfaces des outils. Mais la tentation d’utiliser l’IA générative en mode par défaut restera un problème plus fondamental et classique de la conception des cours et de la motivation des étudiants.

Comme pour d’autres technologies complexes telles que les smartphones, Internet ou même [l’écriture], il faudra du temps aux chercheurs pour comprendre pleinement l’étendue réelle des effets de l’IA sur la cognition et l’apprentissage. Au final, le tableau sera probablement nuancé et dépendra fortement du contexte et des cas d’utilisation.

Mais ce que nous savons des processus d’apprentissage nous indique que la connaissance approfondie et la maîtrise d’une compétence nécessiteront toujours un véritable entraînement cognitif, avec ou sans IA.

The Conversation

Brian W. Stone ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Comment l’IA influence nos façons d’apprendre – et pourquoi se méfier de la facilité – https://theconversation.com/comment-lia-influence-nos-facons-dapprendre-et-pourquoi-se-mefier-de-la-facilite-265028

Guinée-Bissau : une élection présidentielle sous le signe d’une instabilité chronique

Source: The Conversation – in French – By Vincent Foucher, Chargé de recherche CNRS au laboratoire Les Afriques dans le Monde (LAM), Sciences Po Bordeaux

Les tensions montent en Guinée-Bissau à l’approche de l’élection présidentielle prévue le 23 novembre 2025. L’Assemblée nationale, dominée par l’opposition, a été dissoute en 2023. Quant àu président Umaru Sissoco Embaló, son mandat a pris fin en septembre. La justice bissau-guinéenne menace le principal opposant, Domingos Simões Pereira, qui vient d’annoncer son retour d’exil. Dans ce contexte tendu, l’armée mais aussi le trafic de cocaïne, qui implique une partie des élites politiques et militaires, restent déterminants. Le politologue et spécialiste de la région, Vincent Foucher, analyse pour The Conversation Africa les causes de cette instabilité récurrente.


Pourquoi le pays replonge-t-il si souvent dans des crises institutionnelles ?

La crise actuelle s’inscrit dans l’histoire et les structures économiques du pays. D’abord, la Guinée-Bissau est le seul pays d’Afrique de l’Ouest qui ait pris son indépendance, en 1973, au terme d’une lutte de libération (contre les colonisateurs portugais en l’occurrence). Ceci a donné un poids numérique (et budgétaire) et une légitimité à une armée qui se croit autorisée à intervenir dans le champ politique.

Ensuite, il s’agit d’un petit pays enclavé, encore très rural, qui avait été peu « mis en valeur » par le pouvoir colonial portugais. Aujourd’hui encore, la base économique du pays reste très faible. C’est une noix apéritive, la noix de cajou, qui fait l’essentiel des exportations.

Le gros de la population se débrouille pour subsister dans les campagnes. Mais pour la petite élite urbaine, l’accès à l’État est absolument essentiel : être au pouvoir permet d’avoir les quelques contrats publics disponibles (beaucoup d’hommes politiques sont en même temps commerçants et entrepreneurs), mais aussi des avantages proprement vitaux, comme la possibilité de faire financer au compte de l’État des soins médicaux à l’étranger – le système de santé local est en très mauvais état.

Pour vivre, il faut donc être au pouvoir. Ceci détermine une sorte de cycle : une coalition de mécontents et d’opposants se forme ; elle parvient à prendre le pouvoir par des moyens légaux (élections ou formation d’une nouvelle coalition majoritaire à l’Assemblée) ou bien par des moyens illégaux ; la répartition des avantages suscite des mécontentements dans la coalition, qui se fissure progressivement ; une nouvelle coalition se forme qui va tenter de prendre le pouvoir…

Cette tendance à l’instabilité factionnelle est encore aggravée par des dimensions institutionnelles. En effet, la Constitution actuelle est une sorte de compromis, résultat de crises précédentes. Elle est de type mixte, bicéphale, semi-présidentielle, avec un président puissant et un Premier ministre autonome, normalement issu de la majorité parlementaire. La constitution bissau-guinéenne diffère ainsi des régimes présidentiels plus stables des pays voisins. Ses flous permettent des interprétations et des manœuvres, rendant rares les résolutions institutionnelles crédibles.

C’est cet ensemble de facteurs qui explique la récurrence des crises politiques, et l’on a bien du mal à voir le chemin de sortie.

Quels sont les facteurs qui vont influencer le résultat de la prochaine élection présidentielle ?

Assez bizarrement, depuis le passage du pays à des élections pluralistes en 1994, même si le jeu politique est très tendu, les scrutins se passent plutôt bien et ont été plutôt crédibles. Est-ce que, cette fois-ci, les choses seront différentes ? Le président sortant, Umaro Sissoco Embaló, semble plutôt nerveux et il défend assez « haut ».

Dès 2023, Embaló a paralysé l’Assemblée nationale – contrôlée par le principal parti d’opposition, le Parti africain pour l’indépendance de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert (PAIGC). Récemment, il vient de placer des alliés à des postes clés, notamment à la cour suprême et à la commission électorale. Il utilise la justice pour neutraliser ses opposants, et beaucoup d’observateurs estiment qu’il est derrière une série d’agressions mystérieuses dont certains de ses critiques ont été victimes.

Par ailleurs, Embaló s’emploie à recréer une coalition. Après avoir rompu avec le parti sous le drapeau duquel il s’était fait élire, le Mouvement pour l’alternance démocratique (Madem), il s’est récemment réconcilié avec le chef de ce mouvement, l’homme d’affaires Braima Camará, qu’il a nommé Premier ministre.

Le principal adversaire d’Embaló, Domingos Simões Pereira, président du PAIGC, avait dû se résigner à l’exil pour échapper à des poursuites qui semblent, en partie au moins, politiques, mais il vient d’annoncer son retour. Prendra-t-il vraiment le risque d’une arrestation ? Et s’il n’est pas candidat, qui pourra faire campagne et avec quelles ressources ? Quel est l’état réel d’un électorat bissau-guinéen très composite et qui évolue sur le plan démographique ? Si Embaló suscite beaucoup de réserves parmi les élites urbaines, a-t-il su consolider son influence dans d’autres réserves de voix ? Ses alliés supposés, et notamment Braima Camará, vont-ils effectivement mobiliser pour lui ?




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Quel est le rôle de l’armée dans cette lutte pour le pouvoir ?

Comme je l’ai mentionné, l’armée joue un rôle historique lié à la lutte de libération du pays. Depuis la libéralisation politique des années 1990, elle surveille de près la vie politique, car elle craint d’être réformée, de voir son poids et ses budgets réduits. Or l’armée est un point d’accès essentiel à l’État pour un certain nombre de gens, notamment parmi la communauté balante.

Lors de la guerre civile de 1998-1999, l’armée s’était donc rangée massivement contre le président Nino Vieira, qui tentait de réduire son poids, son coût et son influence.

Depuis, beaucoup d’acteurs politiques cultivent leurs relations avec certains chefs militaires pour tenter de s’imposer. Cela a abouti parfois à des épisodes très violents, comme en 2009, quand le chef d’état-major d’alors a été tué dans un attentat et que des militaires sont allés ensuite assassiner le président Vieira.

En 2012, l’armée avait finalement pris le pouvoir directement, obtenant le départ d’une force angolaise que le Premier ministre PAIGC d’alors, Carlos Domingos Gomes Jr, avait amenée, sans doute dans l’espoir de réformer l’armée à sa façon. Mais ce coup d’État avait suscité une réprobation internationale et un isolement douloureux pour le pays, et l’armée avait rendu le pouvoir aux civils en 2014, tout en prenant soin de maintenir le PAIGC à distance du pouvoir.

Embaló a remporté son premier mandat grâce au soutien de l’armée, qui a consolidé son élection en 2020 en prenant le contrôle du Parlement. Depuis, il entretient de bonnes relations avec l’armée tout en restant méfiant, n’étant pas issu de la communauté balante dominante dans les hauts rangs militaires, à commencer par le chef d’état-major général, Biague na Ntan.

De façon symptomatique, Embaló a fait revenir à Bissau la petite mission militaire de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) qu’il avait d’abord fait partir après sa prise de fonction et qui a pour mission de « protéger les institutions ». Surtout, il a formé une garde présidentielle importante et à sa main.

Quelques signes récents suscitent l’inquiétude. D’abord, Rui Duarte Barros, le Premier ministre qu’il a évincé pour renouer avec Braima Camará, est un proche parent du chef d’état-major général.

Ensuite, depuis que Embaló a rompu avec le chef de sa garde (pour des raisons jamais éclaircies mais qui suscitent beaucoup de rumeurs), ce dernier est à l’état-major, dans une forme de détention qui pourrait aussi bien être une manière de le protéger contre le président.

L’armée bissau-guinéenne pourrait bien se sentir à nouveau légitime pour intervenir en cas de crise politique. L’exemple des juntes voisines pourrait bien renforcer cette tentation.

La Guinée-Bissau est souvent décrite comme un narco-État. Est-ce un facteur politique ?

La Guinée-Bissau s’est en effet fait remarquer comme hub lors d’une première poussée du trafic de cocaïne d’Amérique latine vers l’Europe par l’Afrique, à partir du milieu des années 2000. Les trafiquants internationaux ont cultivé des connexions au sein des élites politiques et sécuritaires à Bissau. Dans un épisode célèbre, la police sénégalaise avait trouvé en 2007 dans une ferme occupée par des trafiquants colombiens un tableau blanc avec un organigramme de l’État bissau-guinéen…

Les trafiquants en Afrique de l’Ouest ont collaboré avec des segments des élites locales. Mais le trafic est compétitif, chaotique et très visible, contrairement aux pays voisins où il est mieux tenu et plus discret. En Guinée-Bissau, les conflits internes ont même parfois permis à la police judiciaire d’agir, même si la justice a au final souvent laissé s’échapper les principaux responsables. Cette instabilité a même pu détourner les gros trafiquants latino-américains vers des pays plus stables.

L’argent de la drogue s’est donc ajouté aux autres ressources et enjeux qui alimentent les luttes politico-militaires, comme les contrats publics, le bois et les licences de pêche. Ainsi, selon un proche, le chef d’état-major Tagme na Wai, assassiné en 2009, lui aurait confié qu’il n’avait d’autre choix que de s’impliquer dans le trafic s’il voulait garder le contrôle de l’armée, car des chefs militaires concurrents utilisaient l’argent de la drogue pour renforcer leur influence sur la troupe.

Des soupçons pèsent en tout cas sur Embaló et sur sa volonté de lutter contre le trafic, en particulier avec le besoin d’argent que suscitent les élections à venir. Depuis qu’il est au pouvoir, des trafiquants notoires sont de retour à Bissau, et des affaires judiciaires ont tourné court – ainsi, en 2022, la justice bissau-guinéenne a acquitté deux trafiquants connus, poursuivis après une saisie de 1,8 tonne de cocaïne.

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Vincent Foucher does not work for, consult, own shares in or receive funding from any company or organisation that would benefit from this article, and has disclosed no relevant affiliations beyond their academic appointment.

ref. Guinée-Bissau : une élection présidentielle sous le signe d’une instabilité chronique – https://theconversation.com/guinee-bissau-une-election-presidentielle-sous-le-signe-dune-instabilite-chronique-265112

Pendant des siècles, les plantes n’ont cessé de changer de nom, voici pourquoi cela est en train de s’arrêter

Source: The Conversation – France (in French) – By Yohan Pillon, Chercheur en botanique, Institut de recherche pour le développement (IRD)

Page consacrée aux palmiers du _Meyers Konversations-Lexikon_, datant de la fin du XIX<sup>e</sup>&nbsp;siècle, l’ouvrage encyclopédique de référence, en langue allemande. Bibliographisches Institut

Selon les époques et les naturalistes, de nombreuses plantes ont pu changer de nom et de famille. La collaboration internationale des scientifiques et les progrès réalisés par le séquençage de l’ADN permettent aujourd’hui de s’accorder sur la classification.


Un botaniste entend souvent dire qu’il est une personne qui passe son temps à changer le nom des plantes. C’est de moins en moins vrai. Car l’utilisation du séquençage ADN permet de reconstruire les liens de parenté entre les espèces, et car les chercheurs de différents pays coopèrent bien plus qu’avant.

Retour sur un travail collectif qui dure depuis des siècles : celui de la classification des plantes.

La classification botanique, une quête individuelle

Portrait de Carl von Linné.
National museum, CC BY

Le naturaliste suédois Carl von Linné est généralement considéré comme le père de la taxonomie moderne, c’est-à-dire la branche de la biologie qui tâche de nommer et de classifier les espèces animales et végétales. Au XVIIIe siècle, ce naturaliste va populariser ce que l’on appelle la nomenclature binomale qu’on utilise encore aujourd’hui. Il s’agit du nom scientifique ou « latin » que porte chaque espèce identifiée.

Il est composé de deux mots, pour la pomme de terre, par exemple, ce sera Solanum tuberosum. Le premier mot représente le nom de genre auquel appartient l’espèce que l’on décrit, le deuxième est l’épithète spécifique. Il donne souvent une caractéristique supplémentaire. Ici il est indiqué que cette plante du genre Solanum forme des tubercules.

La classification des organismes est depuis en constante évolution au fur et à mesure de l’avancée des connaissances. Ainsi Linné avait d’abord classé les baleines parmi les poissons avant de les ranger dans les mammifères dans la dixième édition de son ouvrage Systemae Naturae (1758), où elles sont restées depuis.

La classification des organismes s’organise selon plusieurs niveaux hiérarchiques : espèces, genre, famille, ordre, etc. avec des niveaux intermédiaires.

Le rang de familles occupe un rôle important car pour le botaniste amateur ou professionnel c’est généralement la première étape à franchir, reconnaître à quelle famille appartient une plante pour savoir à quelle page ouvrir sa flore ou ouvrage d’identification. La notion de famille est ancienne, puisqu’introduite en 1689 par le directeur du jardin botanique de Montpellier, Pierre Magnol.

Aujourd’hui, les quelques 300 000 espèces de plantes à fleurs sont rangées dans 416 familles comme les Graminées (ou Poacées), les Orchidées, les Cucurbitacées ou les Rosacées. Ces familles sont des ensembles plus ou moins naturels qui peuvent souvent être définis par plusieurs traits morphologiques. Les plantes de la famille des Orchidées sont par exemple généralement des plantes herbacées avec un pétale très différent des autres (le labelle) conférant à la fleur une symétrie bilatérale, des organes mâles et femelles soudés (la colonne) et de très petites graines.

La classification des plantes a longtemps été une affaire d’experts, solitaires, qui regroupaient entre elles les plantes qui se ressemblaient. On comptait ainsi autant de classifications que d’éminents botanistes : Engler, Cronquist, Dahlgren, Thorne, Takhtajan, etc. Certaines plantes pourtant communes comme le muguet, la jacinthe ou le micocoulier, ont ainsi été placées dans différentes familles selon les auteurs.

Le séquençage ADN au service d’une nouvelle classification collégiale

Mais à la mi-temps du XXe siècle, une découverte va tout changer : celle de la double hélice ADN en 1953, puis du séquençage de cet ADN. En déterminant la succession des lettres A, T, G et C dans des gènes communs à toutes les plantes, il a été possible d’accumuler un grand nombre de caractères pour comparer de façon objective les espèces. Des analyses dites cladistiques permettent ainsi de transformer les alignements de séquences ADN d’espèces différentes en arbres généalogiques représentant les liens de parentés entre ces espèces. Ce sont sur ces arbres que s’appuient les nouvelles classifications. Cette méthode nouvelle permet désormais de déterminer plus précisément les liens de parentés entre les espèces, c’est-à-dire la phylogénie et ainsi de mieux comprendre leur évolution.

En 1993, un collectif international de chercheurs met en commun leurs données de séquences d’ADN d’un gène clé de la photosynthèse (le gène rbcL) et reconstruisent la première phylogénie moléculaire à large échelle des plantes à fleurs.

D’autres études succédèrent et en 1998, un collectif, l’Angiosperm Phylogeny Group, décida d’utiliser ces arbres phylogénétiques pour établir une nouvelle classification des plantes à fleurs. Dans un article publié dans le quotidien britannique The Independent, il sera même écrit « Une rose est toujours une rose, mais tout le reste de la botanique est chamboulé ».

Plusieurs mises à jour de cette classification APG ont été publiées depuis, avec APG II (2003), APG III (2009), et APG IV (2016). Une cinquième version en cours de rédaction a été annoncée au dernier congrès international de botanique qui s’est tenu en juillet 2024 à Madrid.

Une classification partiellement chamboulée

Mais alors, la phylogénie moléculaire a-t-elle vraiment bouleversé la classification des plantes ? Pour mesurer cette disruption plus objectivement, nous avons utilisé la Nouvelle-Calédonie comme modèle. Ce territoire est particulièrement bien adapté pour les études de botanique historique car il est connu pour sa flore extrêmement riche et originale : 75 % des espèces de plantes vasculaires ne poussent nulle part ailleurs dans le monde, on dit ainsi qu’elles sont endémiques.

De plus, bien que l’archipel ne représente qu’un pourcent des espèces de plantes à fleurs du globe, on y retrouve malgré tout 42 % des familles de plantes à fleurs actuellement reconnues. Des listes complètes des espèces de plantes natives de Nouvelle-Calédonie ont ainsi été publiées en 1911, 1948, 2001, 2012, puis suivies de mises à jour plus régulières. Nous avons donc utilisé ces listes couvrant plus d’un siècle pour retracer la classification de chaque espèce à travers le temps.

Notre étude montre que les transferts d’espèce d’une famille vers une autre ont toujours été communs avant la découverte de l’ADN, y compris entre les deux listes publiées par le même auteur, le botaniste André Guillaumin, en 1911 et 1948 (10 % des espèces). On compte le plus grand nombre de mouvement d’espèces entre famille (16 %) entre 2001 et 2012, au moment où la classification APG a été appliquée pour la première fois à la flore de la Nouvelle-Calédonie. Depuis, le rythme s’est largement ralenti avec seulement 15 espèces (0,5 %) qui ont changé de famille entre 2012 et 2024. Il ne reste presque plus aucun changement de famille à prévoir dans cette flore dont la classification familiale semble aujourd’hui stable.

Mouvement d’espèces de monocotylédones pétaloïdes natives de Nouvelle-Calédonie entre différentes familles à travers les classifications, de 1911 à 2024
Mouvement d’espèces de monocotylédones pétaloïdes natives de Nouvelle-Calédonie entre différentes familles à travers les classifications, de 1911 à 2024.
Fourni par l’auteur

Pour une classification moderne et consensuelle

Mais s’il est devenu relativement aisé de changer les noms d’espèces et de mettre à jour la classification des plantes dans les bases de données en ligne aux actualisations presque quotidienne, cela n’est pas vrai dans d’autres domaines. C’est un tout autre travail (et un autre budget) de réorganiser les herbiers, les jardins botaniques, mettre à jour les étiquettes dans les jardineries, etc. Si les changements constants avaient pu décourager certains de mettre à jour leur collection, cette nouvelle stabilité pourrait motiver certains à franchir le pas et embrasser cette classification moderne.

Une classification qui reflète les relations de parenté des espèces a de nombreux avantages. Elle est plus stable car lorsque la phylogénie est établie avec un degré de certitude, la classification ne changera plus. De plus, des espèces proches ont plus de chance de partager des caractères communs et donc ce genre de classification est plus précis pour prévoir les propriétés des plantes : comestibles, médicinales, toxiques, allergènes. Une telle classification est donc plus désirable pour valoriser, et préserver, la biodiversité en péril.

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Yohan Pillon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Pendant des siècles, les plantes n’ont cessé de changer de nom, voici pourquoi cela est en train de s’arrêter – https://theconversation.com/pendant-des-siecles-les-plantes-nont-cesse-de-changer-de-nom-voici-pourquoi-cela-est-en-train-de-sarreter-263558

Souffrez-vous de cécité botanique ?

Source: The Conversation – France (in French) – By Bastien Castagneyrol, Chercheur en écologie, Inrae

_Biches et cerf au repos_ (1867), de Rosa Bonheur/_Le Déjeuner sur l’herbe_ (1863), d’Édouard&nbsp;Manet/_Un cerf_ (1893), de Rosa&nbsp;Bonheur/_Le Rêve_ (1910), d’Henri&nbsp;Rousseau. Detroit Institute of Arts, Musée d’Orsay, National Gallery of Ireland, MOMA, CC BY

Chaque été, les canicules nous rappellent l’importance des plantes pour rafraîchir l’air ambiant. Mais pourquoi faut-il en arriver à souffrir physiquement pour enfin s’intéresser à ces êtres vivants ?


Le Douanier Rousseau a peint Le Rêve en 1910. Que voyez-vous sur cette toile ?

Le Rêve. 1910. Huile sur toile, 204,5 x 298,5 cm
Le Rêve. 1910. Huile sur toile, 204,5 x 298,5 cm.
Museum of Modern Art, CC BY

La majorité des lecteurs auront certainement vu une femme nue allongée sur une banquette de velours, ainsi que deux félins aux grands yeux étonnés. Les plus attentifs auront noté la présence d’un singe jouant de la flûte, d’un éléphant, et de deux oiseaux. Mais combien ont prêté attention aux plantes ? Elles sont pourtant bien là, et il a fallu que l’œil soulève les feuilles et les pétales pour voir les animaux cachés.

Si vous n’avez pas pensé aux plantes, c’est peut-être que vous souffrez de cécité botanique. Ce concept a été forgé à la fin des années 1990 par James Wandersee et Elisabeth Schussler, deux botanistes américains inquiets de l’érosion de l’enseignement de leur discipline dans les écoles américaines.

Ils définissent la cécité botanique comme « l’incapacité à voir ou à remarquer les plantes dans son propre environnement ». Parler de cécité est peut-être trop radical. L’œil voit la plante. C’est le cerveau qui filtre et classe cette information comme étant moins pertinente a priori que les autres. Certains auteurs préfèrent d’ailleurs évoquer une disparité dans la connaissance des plantes (plant awareness disparity), ou un « zoochauvinisme » qui nous ferait porter un intérêt bien plus grand aux animaux dont on peut se sentir plus proches. Quel que soit le terme choisi, le problème reste entier : on fait peu de cas des plantes.

Comment savoir si je suis atteint de cécité botanique ?

Les symptômes de la cécité botanique sont les suivants : une incapacité à nommer les plantes les plus communes autour de soi, un manque d’intérêt pour elles, une incapacité à reconnaître les fonctions qu’elles remplissent dans les écosystèmes (autres que celle de remplir notre assiette), et une attraction plus spontanée envers les animaux.

Peut-être doutez-vous que cela vous concerne. Pourtant, combien d’espèces d’arbres pouvez nommer spontanément, et combien savez-vous en reconnaître parmi celles qui poussent autour de chez vous ? Ce simple test proposé par l’INRAE vous en donnera un aperçu.

Bien sûr, une expérience personnelle ne vaut pas une démonstration. Des chercheurs suédois ont ainsi voulu apporter des éléments de preuve plus convaincants. Ils se sont interrogés sur ce que « voyaient » des élèves et leurs enseignants lorsqu’ils visitaient une serre tropicale où coexistent des plantes et des animaux (oiseaux, amphibiens, primates), mais également lorsqu’ils visitaient la serre d’un jardin botanique, où les seuls animaux étaient des poissons dans un bassin à l’entrée, mais où les plantes étaient nommées.

Les résultats étaient sans appel : une large majorité des enfants et enseignants (89 %) ont rapporté avoir vu des animaux lorsqu’ils ont visité la serre tropicale. Ils n’étaient que 30 % à avoir dit avoir vu des plantes. Au contraire, 70 % des visiteurs ont rapporté avoir vu des plantes en visitant le jardin botanique. Dans ce cas, les plantes étaient « vues », parce qu’elles étaient clairement identifiées et que l’attention des visiteurs était dirigée dessus. Nous voyons les plantes, mais nous n’y prêtons pas spontanément attention.

Est-ce que c’est grave ?

Mais alors est-ce grave ? Oui et non. L’ours brun est certes plus dangereux que le lierre terrestre, de même que la morsure de la vipère est autrement plus dangereuse que la démangeaison de la grande ortie. Mais la datura, la digitale, le laurier rose, et l’if sont des plantes toxiques qu’il est bon de connaître pour préserver sa santé et celle de son entourage.

Les plantes sont également le support de nombreux services écosystémiques essentiels à notre bien-être. Il y a bien sûr celles qui nous nourrissent directement ou qui fournissent la nourriture aux animaux que l’on mange, celles qui nous habillent, celles avec lesquelles nous construisons nos bâtiments ou façonnons nos meubles ou nos ustensiles de cuisine. Au-delà de ces services d’approvisionnement, les plantes régulent la composition de l’atmosphère, elles contribuent à la filtration et à l’épuration de l’eau et protègent les sols de l’érosion. L’oyat, par exemple, n’est guère plus qu’une herbe qui passe inaperçue sur le chemin du parking à la plage. Pourtant, elle joue un rôle essentiel dans la stabilisation des dunes.

La cécité botanique va de pair avec ce que l’on appelle l’extinction de l’expérience de nature. Nos modes de vie de plus en plus urbains nous éloignent des plantes et du vivant non-humain en général. On voit de moins en moins les plantes, alors on ne s’y intéresse pas. On ne s’y intéresse pas, alors on ne se préoccupe pas de leur éviction de notre environnement. Elles sont de ce fait encore moins présentes, alors on les voit encore moins… C’est un cercle vicieux qui peut même aboutir à une érosion de l’expertise scientifique.

Inné ou à qui la faute ?

Le caractère universel de la cécité botanique fait cependant débat, de même que ses causes. On retiendra toutefois la possibilité d’une composante biologique et d’une composante culturelle, auxquelles on peut ajouter une cause structurelle

Les plantes sont vertes, et elles sont immobiles. Elles forment un fond vert homogène que l’œil balaie par des mouvements saccadés sans fixer son attention. La survie des humains a longtemps – et c’est parfois encore le cas – dépendu de leur capacité à échapper aux prédateurs d’une part et à chasser des proies mobiles d’autre part. Cela pourrait expliquer une plus grande capacité de notre cerveau à repérer les animaux dans notre environnement. Les plantes, fond homogène vert et immobile à la vie animale pourraient être perçues par notre cerveau comme une information non-pertinente. Cette hypothèse est séduisante, mais difficile à tester.

Comme pour les peurs que nous inspirent certains animaux, il est plus vraisemblable que la cécité botanique ait une composante largement culturelle. C’est ce que propose une étude récente dans laquelle les chercheurs ont réalisé une synthèse de 326 articles scientifiques issus de différentes disciplines. Il en ressort que la cécité botanique concerne majoritairement les populations urbaines et relève surtout d’un manque d’exposition indirecte aux plantes. Il n’y a qu’à piocher au hasard dans une bibliothèque d’enfant pour s’en convaincre : les livres mettant en scène des animaux dominent. On retrouve cette réalité dans les dessins animés et les films de Disney. Entre Blanche Neige (1937) et la Reine des Neiges (2013), le temps d’écran occupé par les plantes a très largement décru. Nous sommes ainsi de moins en moins exposés aux plantes, que cela soit dans les œuvres culturelles ou dans notre vie quotidienne.

Dans les livres jeunesse, les animaux sont largement mis en avant. Les plantes, beaucoup moins
Dans les livres jeunesse, les animaux sont largement mis en avant. Les plantes, beaucoup moins.
Fourni par l’auteur

À cette raréfaction de notre exposition aux plantes s’ajoute une raréfaction de notre exposition directe, largement due à nos modes de vie maintenant majoritairement urbains et à la difficulté pour certaines personnes d’accéder physiquement à des espaces de nature ou bien d’y laisser les enfants jouer. L’éloignement constitutif des personnes (notamment des enfants) aux espaces de nature peut renforcer le désintérêt pour les plantes, à plus forte raison dans un espace urbain ou la survie des individus impose de porter plus d’attention au trafic (automobiles, vélos, trottinettes) qu’aux plantes.

Est-ce que ça se soigne ?

Si l’on accepte l’idée que les causes sont essentiellement culturelles, alors l’éducation peut y remédier. Des anecdotes rapportées par des scientifiques sur Twitter montrent que l’expérience et l’éducation jouent un rôle clé pour contrevenir à la cécité botanique. Les scientifiques ont témoigné de l’importance de leurs enseignants mais aussi de diverses expériences quotidiennes avec les plantes dans leur connaissance actuelle du monde végétal.

L’école a de fait un rôle à jouer. Les enseignants – y compris à l’université – peuvent choisir d’illustrer des notions fondamentales en biologie à partir d’exemples végétaux ou bien installer tout simplement des plantes dans la classe, en donnant aux élèves la responsabilité d’en prendre soin. C’est ce que démontre le projet « plante de compagnie » (plant pet project). En semant des graines de basilic, coriandre, concombres ou autres courgettes et en réalisant, à la demande des enseignants, des mesures régulières sur les plants en pots jusqu’à la production de nouvelles graines, un groupe de 200 étudiants américains a significativement augmenté son attention aux plantes.

On peut aussi lutter contre la cécité botanique une fois passé l’âge de l’école. Le programme de science participative Sauvage de ma rue invite les personnes à noter la présence des plantes dans l’espace urbain. L’application Pl@ntnet facilite leur reconnaissance, et le Floriscope peut aider à choisir lesquelles installer dans son jardin.

Les pouvoirs publics ont aussi la capacité de changer nos rapports au plantes : en rapprochant les personnes des plantes, physiquement, en développant des espaces verts en ville accessibles partout et pour tous, en re-végétalisant les cours d’écoles, en promouvant les actions d’éducation formelle et informelle dehors et en facilitant l’accès aux programmes de sciences participatives.

Il ne s’agit pas simplement de rassurer quelques botanistes nostalgiques et à juste titre inquiets de voir s’étioler l’enseignement de leur discipline. Lutter contre la cécité botanique, à l’école autant que dans la rue permet de développer des capacités d’observation et d’attention. C’est un enjeu de santé physique et psychique, autant qu’un acte citoyen permettant un pas en avant vers la durabilité de nos modes d’existence. Qu’attendons-nous ?

The Conversation

Bastien Castagneyrol a reçu des financements de l’Agence Nationale pour la Recherche pour le projet OSCAR visant à développer un observatoire participatif de la santé des arbres en ville (https://anr.fr/Projet-ANR-23-SARP-0016 ) et de l’Université de Bordeaux pour le projet Passeurs d’arbres en partenariat avec Bordeaux Métropole (https://www.bordeaux-metropole.fr/actualites/si-vous-deveniez-passeur-darbre-territoire).

ref. Souffrez-vous de cécité botanique ? – https://theconversation.com/souffrez-vous-de-cecite-botanique-264806

Le bonheur des Français dépend-il de la situation politique ?

Source: The Conversation – France in French (3) – By Mickaël Mangot, Docteur en économie, enseignant, spécialiste d’économie comportementale et d’économie du bonheur, ESSEC

Avec déjà cinq gouvernements depuis le début du second mandat d’Emmanuel Macron, la France est rattrapée par l’instabilité politique. Est-ce de nature à rendre les Français malheureux ? ou le bonheur est-il seulement une affaire privée, imperméable aux évolutions du monde en général, et aux tribulations de la vie démocratique en particulier ?


Si les sciences du bonheur s’intéressent avant tout aux ressorts individuels du bonheur – comme la santé, les revenus, les relations sociales ou les croyances religieuses –, elles regardent également, et de plus en plus, si l’environnement commun joue un rôle significatif. La situation politique et les institutions sont particulièrement scrutées. Et les résultats très instructifs.

Sensibilité à la politique

Premier enseignement : les citoyens ne sont pas insensibles à l’actualité politique.

Son exposition par les médias est documentée comme ayant, en général, un effet négatif sur la balance émotionnelle, en augmentant la proportion d’émotions négatives ressenties durant une journée. Le « spectacle démocratique » n’est apparemment pas le meilleur des divertissements.

Le seul fait de penser à la vie politique dégrade l’évaluation que l’on fait de sa propre vie. L’institut de sondage Gallup a remarqué que lorsqu’il posait des questions sur la satisfaction de la vie politique, juste avant de poser la question sur la satisfaction de la vie (de l’individu), les sondés se disaient beaucoup moins satisfaits de leurs vies. L’effet est ressenti massivement : -0,67 sur une échelle de 0 à 10, soit l’équivalent de l’effet du chômage…

Au bruit de fond négatif s’ajoute l’effet des élections sur le moral des électeurs. Le verdict des urnes contribue positivement au bonheur des électeurs – précisément le bien-être émotionnel et la satisfaction de la vie – du camp vainqueur et inversement pour le camp défait. Cet effet est très similaire à ce qui est observé lors des compétitions sportives. Même les élections étrangères peuvent influencer le bonheur. L’élection de Donald Trump en novembre 2024 a entraîné une baisse significative du bonheur à travers l’Europe, selon une étude de la Stockholm School of Economics.

Implication politique

Deuxième enseignement : être impliqué politiquement n’est pas la voie royale vers le bonheur.

À la différence du bénévolat dans les associations (apolitiques), le militantisme politique n’augmente pas systématiquement le bonheur. Les études n’aboutissent pas à un effet consensuel : le militantisme peut aider au bonheur individuel, comme y nuire.

Les effets positifs apparaissent surtout quand l’action politique est porteuse de sens et permet d’affirmer l’identité de la personne. Les effets négatifs prédominent quand l’action est conflictuelle ou conduit à un isolement social.

Qualité des décisions publiques

Troisième enseignement : la qualité de la gouvernance politique est cruciale pour le bonheur individuel.

Les indices composites de qualité de la gouvernance qui agrègent les six dimensions répertoriées par la Banque mondiale – voix et responsabilité, stabilité politique et absence de violence/terrorisme, efficacité du gouvernement, qualité de la réglementation, État de droit et contrôle de la corruption – sont positivement corrélés aux niveaux de bonheur au plan national.

La qualité des décisions publiques semble l’emporter sur la qualité du processus démocratique. Précisément, c’est lorsque les décisions publiques ont atteint une qualité suffisante que le processus démocratique apporte un plus en permettant aux individus de s’exprimer et de ressentir une sensation de contrôle (collectif) sur les événements. Le bonus démocratique est plus significatif dans les pays riches que dans les pays en développement, en miroir d’aspirations à l’expression individuelle supérieures dans ces pays.

Bonus démocratique

Quatrième enseignement : les régimes autoritaires affichent en général un niveau de bonheur inférieur à celui des démocraties, mais l’effet dépend de la confiance dans le gouvernement. Quand la confiance – laquelle est liée, entre autres, à la qualité des politiques mises en place – est très élevée (ou très faible), on n’observe pas de différence notable entre les différents types de régimes. Le bonheur est alors élevé (ou faible), quel que soit le régime.

C’est seulement lorsque la confiance est intermédiaire que le bonus démocratique se fait sentir.

De même, le bonus démocratique disparaît lorsque les sentiments antidémocratiques ou illibéraux augmentent.

Ce qui est le cas actuellement en France. Le baromètre de la confiance politique du Cevipof a mis en évidence une montée de l’attrait pour un pouvoir plus autoritaire :

  • 48 % des Français estiment que « rien n’avance en démocratie, il faudrait moins de démocratie et plus d’efficacité » ;

  • 41 % approuvent l’idée d’un « homme fort qui n’a pas besoin des élections ou du Parlement », un score au plus haut depuis 2017 ;

  • 73 % souhaitent « un vrai chef en France pour remettre de l’ordre », contre 60 % en Allemagne et en Italie.




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Bonheur des contre-pouvoirs

Rien n’indique que l’efficacité politique soit la norme parmi les régimes autoritaires. Si l’on prend l’exemple de la croissance économique, les travaux des Prix Nobel d’économie 2024 Daron Acemoglu, Simon Johnson et James Robinson montrent au contraire un avantage de croissance pour les démocraties. Au-delà d’une croissance moyenne supérieure, la variabilité de la croissance est également réduite chez les démocraties grâce à de meilleures institutions et à des contre-pouvoirs qui encadrent les décisions politiques.

Tous ces résultats montrent qu’il est difficile de s’affranchir du climat politique, aussi anxiogène et décevant soit-il. Ce que rappelait déjà le comte de Montalembert dans la seconde moitié du XIXe siècle :

« Vous avez beau ne pas vous occuper de politique, la politique s’occupe de vous tout de même. »

The Conversation

Mickaël Mangot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Le bonheur des Français dépend-il de la situation politique ? – https://theconversation.com/le-bonheur-des-francais-depend-il-de-la-situation-politique-261329

Pourquoi il faut lire – ou relire – « Les identités meurtrières » d’Amin Maalouf

Source: The Conversation – in French – By Christian Bergeron, Professeur en sociologie de l’éducation/ Professor of Sociology of Education, L’Université d’Ottawa/University of Ottawa

Sommes-nous en train de perdre notre humanité ? L’actualité récente n’a rien de rassurant. Sur les réseaux sociaux se manifeste une véritable jouissance face à la souffrance d’autrui.

On l’a vu avec l’influenceur Pormanove, humilié sous les yeux de milliers d’internautes : « Le créateur de contenu français de 46 ans aurait subi des coups et blessures d’autres instavidéastes (streamers) pendant plusieurs jours » jusqu’à son décès.

On l’a vu encore avec les réjouissances de certaines personnalités québécoises et même d’une professeure de l’Université de Toronto concernant l’assassinat de Charlie Kirk, perçu comme un ennemi à abattre plutôt qu’un humain.




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Être étiqueté « fasciste » ou « nazi » suffit, pour certains, à nier toute humanité à autrui et à légitimer la violence la plus extrême. D’ailleurs, le présumé tueur de Charlie Kirk avait inscrit sur l’une des douilles retrouvées : « Hé, fasciste ! Attrape ça ! ».

Ce mécanisme de déshumanisation s’exerce aussi à l’encontre de groupes stigmatisés, comme les personnes « trans » et les personnes « itinérantes », ou même contre les « cyclistes ». Une étude australienne montre en effet que plus de la moitié des automobilistes considèrent les cyclistes comme « moins humains », ce qui accroît l’acceptation d’actes d’agression à leur égard.

Dans tous ces exemples, le même processus est à l’œuvre : déshumaniser l’autre afin de pouvoir justifier le sadisme, la violence et jusqu’à la haine meurtrière.

Cette perte d’humanité s’observe malheureusement lorsque des idéologies sont véhiculées sur la place publique ou sur les réseaux sociaux. Elles ne sont pas toutes également violentes, mais ces mouvances reposent sur un même ressort : la peur de disparaître, d’être menacé, victime, persécuté ou discriminé. L’histoire nous enseigne que ces peurs, réelles ou construites, conduisent trop souvent à des conflits sanguinaires. Les intensités diffèrent, mais l’urgence demeure : rester vigilants.

Je suis chercheur en éducation inclusive et j’étudie la glottophobie au Canada et en France.

J’estime qu’il est aujourd’hui plus que jamais pertinent de lire ou relire Les identités meurtrières d’Amin Maalouf. L’ouvrage éclaire avec force la manière dont la crispation identitaire mène à la déshumanisation de l’autre et ouvre la voie à la justification de violences extrêmes, voire de la mort de ceux que l’on ne perçoit plus comme pleinement humains. Lire Maalouf, c’est rappeler que nos appartenances ne devraient jamais se transformer en identités meurtrières.

Cet article fait partie de notre série Les livres qui comptent, où des experts de différents domaines décortiquent les livres de vulgarisation scientifique les plus discutés.


Les identités exclusives

Publié en 1998, cet essai lucide et précurseur analyse les fractures identitaires engendrées, entre autres, par l’Histoire et la mondialisation. Loin d’abolir les frontières, la mondialisation suscite un besoin accru d’identité. Les conflits religieux, culturels et politiques, l’opposition entre nationalismes et globalismes en témoignent.

L’un des fils conducteurs du livre est la critique des identités exclusives : « À toutes les époques, il s’est trouvé des gens pour considérer qu’il y avait une seule appartenance majeure, tellement supérieure aux autres ». Or, dès qu’une appartenance est menacée, elle peut envahir l’identité entière : « Qu’une seule appartenance soit touchée, et c’est toute la personne qui vibre ».

Ce qui fait qu’une personne devient une cible à abattre, c’est précisément le processus de déshumanisation : lorsque l’on réduit la personne à une seule appartenance : trans, immigrante, blanche, noire, itinérante, chrétienne, musulmane, juive, etc., on efface la complexité de son humanité et on transforme cette appartenance en stigmate. Dans ce cadre, l’autre n’est plus un être pluriel, mais l’incarnation d’un « ennemi » à éliminer.




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La langue française au Québec

Le Québec s’est construit dans un rapport constant à son identité : sa place au sein du Canada, la défense de la langue française, ses tensions avec la religion et ses débats sur l’immigration en sont quelques exemples. Cette histoire l’a doté d’une certaine résilience, mais nul endroit, aussi pacifique soit-il, n’est à l’abri de débordements lorsque l’identité collective se perçoit menacée.


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Pour Maalouf, parmi toutes nos appartenances, la langue occupe une place décisive. On peut vivre sans religion, pas sans langue. Préserver les langues menacées est un enjeu civilisationnel.

Le cas du Québec illustre bien cette tension entre défense culturelle légitime et risque d’exclusivisme. Minorité francophone en Amérique du Nord, mais majoritaire sur la plupart de son territoire, le Québec a dû affirmer son identité par des politiques linguistiques et un volontarisme populationnel.

Ce nationalisme a sauvé le français, mais il porte en lui, selon certaines perceptions, le risque signalé par Maalouf : quand une appartenance devient exclusive, elle se ferme. Le défi québécois est donc de protéger sa langue et sa culture tout en assumant la pluralité d’appartenances, dont celle à la culture anglophone.

Assumer ses appartenances multiples

Cela vaut aussi pour les langues autochtones, qu’il convient de défendre avec la même énergie que le français. L’enjeu est de ne pas se retrouver piégés dans le dilemme : « nier soi-même ou nier l’autre », car il faut assumer nos appartenances multiples et concilier nos besoins mutuels d’identité, tout en protégeant et valorisant le français.

Aujourd’hui, des langues disparaissent, l’anglicisation s’accélère, les effets conjugués de la mondialisation et du radicalisme religieux se heurtent au retour d’idéologies, telles que la montée du nationalisme identitaire dans le monde. Il importe de rappeler que les idéologies ne meurent jamais : elles sont « plus qu’une idée, un projet ou un idéal : c’est aussi un mouvement, un combat, souvent mené contre d’autres » mouvements.

Relire Les identités meurtrières aujourd’hui, c’est comprendre que la question identitaire n’est pas un débat secondaire ou passéiste. Le véritable enjeu est de bâtir un monde où nos appartenances multiples cessent d’être des menaces pour devenir des richesses partagées. C’est cette tâche, éminemment politique et profondément humaine, que nous rappelle Maalouf : défendre la pluralité des langues, des cultures et des modes de vie, non comme un vestige à protéger, mais comme une condition vitale pour l’humanité.

La Conversation Canada

Christian Bergeron ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Pourquoi il faut lire – ou relire – « Les identités meurtrières » d’Amin Maalouf – https://theconversation.com/pourquoi-il-faut-lire-ou-relire-les-identites-meurtrieres-damin-maalouf-265050

Les adultes d’âge mûr sont débordés par leurs différents rôles

Source: The Conversation – in French – By Gail Low, Associate Professor, Chair International Health, MacEwan University

Les quinquagénaires et les sexagénaires sont pris entre la nécessité de soutenir les plus jeunes générations, celles de leurs parents, et de veiller à leur propre bien-être. (Shutterstock)

Au Canada, les adultes d’âge mûr constituent l’une des ressources les plus importantes, mais aussi les plus sollicitées et les moins reconnues. Ils s’occupent discrètement de la santé et du bien-être de millions de personnes, jeunes et âgées, en présence ou à distance.

D’août 2024 à juillet 2025, les adultes canadiens de 55 à 64 ans ont collectivement travaillé plus de 100 millions d’heures par mois dans un large éventail de professions telles que le commerce de détail, le droit, l’ingénierie et les soins de santé.

À cela s’ajoute leurs activités bénévoles officielles : 552 millions d’heures par an, selon Statistique Canada, notamment dans des centres d’aide d’urgence et des écoles. Ils ont aussi consacré 1,342 million d’heures supplémentaires à des activités bénévoles informelles et non rémunérées.


Cet article fait partie de notre série La Révolution grise. La Conversation vous propose d’analyser sous toutes ses facettes l’impact du vieillissement de l’imposante cohorte des boomers sur notre société, qu’ils transforment depuis leur venue au monde. Manières de se loger, de travailler, de consommer la culture, de s’alimenter, de voyager, de se soigner, de vivre… découvrez avec nous les bouleversements en cours, et à venir.


La majorité de ces heures de bénévolat informel est consacrée à soutenir directement des membres de leur famille, comme des parents, des enfants, ou des frères et sœurs. Pendant la pandémie de Covid-19, beaucoup de personnes ont ajouté 20 heures de soins à leur semaine de travail, que ce soit à la maison ou chez un membre de leur famille.




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Des aidants surchargés

Nous menons des recherches sur le vieillissement de la population et des individus. Nous avons vu les membres de nos familles se sentir coincés entre les soins à prodiguer à leurs parents et l’éducation de leurs enfants, et négliger ainsi leurs besoins en matière de santé. Ce n’est pas surprenant, car environ une femme d’âge mûr sur cinq s’occupe d’un enfant et plus d’un tiers prend soin d’un adulte.

En observe qu’en moyenne, un aidant fournit 35 heures de soins par semaine, et ce, depuis plus de quatre ans. Trois heures de plus par semaine suffiraient à le mener vers un état proche de la dépression.

Une femme d’âge moyen vêtue d’une chemise bleue, debout entre une femme plus âgée et une adolescente
Une femme d’âge mûr sur cinq s’occupe d’un enfant, et plus d’un tiers prend soin d’un adulte.
(Shutterstock)”

Dans le contexte économique actuel, la plupart des gens travaillent pour gagner leur vie, plutôt que pour financer leurs loisirs et leur retraite.

Ainsi, près de la moitié des aidants naturels au Canada doivent travailler à temps plein. Dans ce contexte, six sur dix souhaiteraient avoir une forme de soutien officiel de l’État.

Des études montrent que quatre aidants naturels actifs sur dix ont peur de ne pas pouvoir payer leurs comptes. Pas étonnant que beaucoup d’entre eux commencent leur journée fatigués et stressés.




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Les jeunes adultes vivent plus longtemps chez leurs parents

De plus en plus de jeunes adultes de 20 à 35 ans vivent avec un parent. Ils ont davantage de chances d’épargner pour l’avenir en demeurant avec leurs parents.

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Des sondages récents révèlent par ailleurs que les adultes d’âge mur ont en moyenne 300 000 dollars de dettes et qu’ils sont préoccupés par les dépenses essentielles du ménage. Un tiers d’entre eux ne sont pas préparés à la flambée du coût de la vie, en particulier pour les dépenses de base et s’ils vivent déjà d’un chèque de paie à l’autre. Certains établissent même un lien entre l’évolution historique de la cohabitation des jeunes adultes avec leur parent et l’augmentation de l’endettement des personnes âgées.

Les adultes canadiens d’âge mûr ont également souffert d’une plus grande détresse mentale pendant la pandémie et se sont sentis davantage jugés et isolés que les Canadiens plus âgés.

Les études indiquent que cette tranche de la population a peu tendance à utiliser les services d’aide communautaires pour des activités telles que la préparation des repas ou la remise en forme. Environ une personne sur quatre ayant eu besoin de services de santé a rencontré des difficultés pour y accéder. D’autres ont déclaré ne pas avoir pris le temps d’en trouver ou préférer se débrouiller seules.

Une charge trop lourde

Selon une étude menée dans 20 pays, la satisfaction à l’égard de la santé à 60 ans est étroitement liée à la perception du vieillissement.

Deux femmes préparant un repas dans une cuisine
Un aidant fournit en moyenne 35 heures de soins par semaine.
(Shutterstock)

Pour les quinquagénaires et les sexagénaires, le fait de devoir à la fois aider les jeunes générations et s’occuper de leur propre bien-être entame leur confiance en eux. Il est reconnu que consacrer du temps à des activités permettant de mieux se connaître et de prendre conscience de ses qualités constitue un investissement judicieux.

Parallèlement, les priorités fédérales en matière de financement se concentrent sur les programmes de santé mentale destinés aux jeunes et la sensibilisation aux besoins des personnes âgées des adultes susceptibles de devenir proches aidants.

Les adultes d’âge mûr constituent l’une des principales ressources de notre pays, en raison de leur rôle socio-économique et de leur soutien auprès des jeunes et des personnes âgées. Cependant, ils ont eux-mêmes besoin d’attention et de respect pour continuer à assumer ces rôles sans s’épuiser.

Il est temps de demander aux Canadiens d’âge mûr quels sont les fardeaux qu’ils portent, si leur charge est trop lourde, et comment ils la gèrent. C’est une discussion que nous devrions lancer.

La Conversation Canada

Gail Low reçoit des fonds de la Fondation RTOERO, de l’Université de l’Alberta et de l’Université MacEwan. Elle travaille pour l’Université MacEwan et fait du bénévolat pour l’association Gateway.

Gloria Gutman est professeure émérite à l’Université Simon Fraser. Elle est ancienne présidente de l’Association internationale de gérontologie et de gériatrie, de l’Association canadienne de gérontologie et du Réseau international pour la prévention des abus envers les personnes âgées.

ref. Les adultes d’âge mûr sont débordés par leurs différents rôles – https://theconversation.com/les-adultes-dage-mur-sont-debordes-par-leurs-differents-roles-263384

Que manger après 50 ans pour prévenir les blessures musculaires ?

Source: The Conversation – in French – By Patricia Yárnoz Esquíroz, Profesor Clínico Asociado, Universidad de Navarra

Les besoins en protéines varient en fonction de la situation clinique de chacun. (Prostock-studio/Shutterstock)

Mieux vaut tard que jamais. De plus en plus de personnes envisagent de faire de l’exercice physique après 50 ans. Est-ce une bonne idée ? Les différentes associations médicales s’accordent à dire que oui : l’exercice physique est non seulement essentiel pour prévenir les maladies, mais il est également recommandé dans le cadre du traitement de nombreuses pathologies.

Cependant, commencer à bouger à ce stade de la vie nécessite certaines précautions, surtout pour les personnes sédentaires, en surpoids ou obèses.

Adopter d’emblée un programme trop exigeant, combiné à une alimentation inadaptée, peut entraîner des blessures musculaires ou osseuses. Après 50 ans, ce risque est accentué par la perte naturelle de masse musculaire et osseuse liée au vieillissement.

Avant d’entamer tout programme d’exercice, il est donc conseillé de réaliser un bilan sanguin complet afin d’évaluer la nécessité d’une supplémentation en cas de carence en micronutriments.


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Le rôle clé des protéines

Au-delà des micronutriments, l’organisme a besoin de macronutriments : des glucides, des lipides et des protéines. Les protéines, en particulier, apportent des acides aminés essentiels qui jouent un rôle clé dans le maintien et le développement des muscles. Elles aident aussi à prévenir la perte de masse et de force musculaires liée au vieillissement — un phénomène connu sous le nom de sarcopénie, souvent associé à la fragilité — ainsi que les lésions musculaires et l’ostéoporose.

Les besoins en protéines varient en fonction de la situation clinique de l’individu. Chez les personnes actives de plus de 50 ans qui ont une activité physique modérée, les besoins en protéines sont compris entre 1 et 1,5 g/kg de poids corporel/jour.

Mais attention : un apport accru en protéines n’est justifié que s’il est accompagné d’une activité physique. Un excès de protéines peut avoir des effets contre-productifs, en particulier sur la santé osseuse, notamment en augmentant la perte de calcium par les urines.


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D’origines végétales, animales… et bien réparties

Il est recommandé de combiner (soja, lentilles, graines de courge, cacahuètes…) et animales (œufs, laitages, volaille, poisson) pour un apport protéique équilibré.

D’autre part, bien que l’idéal soit d’avoir une alimentation équilibrée entre les deux types de nutriments, il a été démontré que le respect des recommandations diététiques végétariennes est compatible avec la pratique du sport de haut niveau s’il y a un suivi médico-nutritionnel adéquat.

Le moment de consommation des protéines est aussi important que leur quantité : il est préférable de les répartir sur la journée, et de privilégier une prise dans les 30 minutes avant ou après l’exercice pour en optimiser l’absorption.

Micronutriments essentiels : magnésium, calcium et vitamine D

En ce qui concerne les micronutriments (vitamines et minéraux), certains d’entre eux jouent un rôle fondamental dans la pratique sportive à cet âge, comme le magnésium, le calcium et la vitamine D.

Le magnésium favorise la récupération musculaire et la formation des os. Ce micronutriment se trouve dans des aliments tels que le son de blé, le fromage, les graines de citrouille et les graines de lin.

Quant au calcium, il est essentiel pour maintenir une minéralisation osseuse adéquate et prévenir la perte de densité minérale osseuse (ostéopénie) associée à des carences de cet élément dans le sang.

Traditionnellement, l’un des grands alliés de la santé osseuse est la consommation de produits laitiers, tant pour leur biodisponibilité (degré et rapidité avec lesquels un médicament passe dans le sang et atteint son site d’action) en calcium que pour leur apport en vitamine D dans leurs versions laitières issues du lait entier.

D’autres aliments d’origine végétale, comme la pâte de sésame, les amandes, les graines de lin, le soja et les noisettes, sont également considérés comme des sources de calcium, mais leur teneur en phytates et en oxalates peut nuire à son absorption.

Enfin, les poissons gras (thon, bonite, sardine, saumon, etc.) et le jaune d’œuf sont considérés comme des sources complémentaires de vitamine D, dans le cadre d’un schéma alimentaire axé sur les personnes de plus de 50 ans qui pratiquent une activité physique.

Il est tout aussi important de maintenir une bonne hydratation avant, pendant et après l’exercice. La déshydratation et la surhydratation peuvent toutes deux affecter les performances et augmenter le risque de blessure musculaire.

Le type d’exercice a-t-il une importance ?

Jusqu’à présent, nous avons surtout abordé le lien entre alimentation, performance physique et risque de blessure. Mais un autre facteur entre en jeu : le type d’exercice pratiqué.

Sur ce point, le débat reste ouvert. De nombreuses recherches s’intéressent aujourd’hui à l’activité physique la plus appropriée en fonction de l’âge, du sexe ou de la composition corporelle. Faut-il privilégier les exercices de force ? Alterner avec des séances de cardio ? Ou encore, répartir les deux sur des jours différents ?

Cependant, malgré les différentes théories sur le sujet, une chose est claire : l’exercice régulier, adapté aux capacités de chacun et accompagné d’un bon suivi médical et nutritionnel, réduit le risque de multiples maladies et améliore la qualité de vie.

La Conversation Canada

Patricia Yárnoz Esquíroz ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Que manger après 50 ans pour prévenir les blessures musculaires ? – https://theconversation.com/que-manger-apres-50-ans-pour-prevenir-les-blessures-musculaires-258657

Itinéraire d’une génération gâtée

Source: The Conversation – in French – By Gérard Bouchard, Professeur émérite, Université du Québec à Chicoutimi (UQAC)

Les boomers sont à l’âge de la retraite, où ils profitent pleinement de la société des loisirs. Nés à une période faste, ils ont bénéficié toute leur vie de conditions gagnantes. (unsplash plus), CC BY-NC-ND

La génération des baby-boomers a profondément changé la société, et continue de le faire alors que les plus âgés d’entre eux deviennent octogénaires et les plus jeunes, sexagénaires. Ce phénomène coïncide avec une accélération du vieillissement de la population au Québec, au Canada et dans l’ensemble des sociétés occidentales.

À 81 ans, l’historien et sociologue Gérard Bouchard, professeur émérite à l’UQAC, s’identifie à la génération des boomers, même s’il la devance de quelques années. Comme tous les membres de ceux et celles que le professeur de littérature François Ricard a qualifié de « génération lyrique », il a été un participant enthousiaste de la Révolution tranquille, adoptant les nouvelles valeurs de liberté qui déferlaient sur l’Occident.

Il est aussi l’un de ses intellectuels les plus en vue, auteurs d’une trentaine d’ouvrages, récipiendaires de nombreux prix et distinctions, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la dynamique comparée des imaginaires collectifs, et co-directeur en 2007 de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles. Il y a élaboré son concept d’interculturalisme, une approche québécoise en matière d’intégration des nouveaux arrivants et des groupes minoritaires qui se différencie du multiculturalisme canadien.

Cette semaine, Gérard Bouchard publie un énième ouvrage, qu’il considère comme l’un de ses plus importants, Terre des humbles. « Le livre est sur mon établi depuis 50 ans », dit-il lors de notre rencontre à son bureau de l’UQAC, à Chicoutimi. Il s’agit d’une histoire des premiers habitants du Saguenay, celle des gens ordinaires, « pas juste de ses dirigeants ».




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Son prochain ouvrage portera quant à lui sur les boomers. Il traitera des différentes interprétations de la Révolution tranquille, de l’avant et de l’après Grande noirceur.

Gérard Bouchard travaille sept jours par semaine, « un peu moins le dimanche », et ne comprend pas les gens qui prennent leur retraite à 55 ans, alors qu’ils sont en pleine santé, avec des enfants devenus adultes. « Ils vont passer quarante années de leur vie à s’amuser ? C’est absurde. » Lui n’arrêtera jamais. « Je suis un chercheur, c’est ma passion, je suis incapable de penser que je pourrais arrêter. Je vais travailler jusqu’à la fin. »


Cet article fait partie de notre série La Révolution grise. La Conversation vous propose d’analyser sous toutes ses facettes l’impact du vieillissement de l’imposante cohorte des boomers sur notre société, qu’ils transforment depuis leur venue au monde. Manières de se loger, de travailler, de consommer la culture, de s’alimenter, de voyager, de se soigner, de vivre… découvrez avec nous les bouleversements en cours, et à venir.


La Conversation Canada : Le baby-boom qui a suivi la Deuxième Guerre mondiale a provoqué des secousses partout en Occident, dont au Québec. La société a dû s’ajuster à leur arrivée massive. Quels étaient les principaux défis au Québec ?

Gérard Bouchard : Sans aucun doute la démocratisation de l’éducation. Les Canadiens français accusaient un important retard. La plupart des enfants quittaient l’école à partir de 12 et 13 ans. Or, les attentes vis-à-vis de l’instruction se sont faites plus importantes dès les années cinquante. Les parents des classes moyennes et pauvres voyaient bien que ceux qui avaient une belle vie, les notables, les avocats, les notaires et les médecins, étaient des gens instruits. L’idée que « qui s’instruit s’enrichit » a été formulée dans les années 60, mais elle était présente bien avant. Il fallait instruire cette génération.

LCC : On a donc construit des écoles secondaires, le réseau des cégeps, celui des universités du Québec…

G.B. : Oui, car il y avait urgence. Et pour cela, il fallait d’abord se défaire de l’autoritarisme considérable de l’Église, sa censure, sa guerre contre les intellos. L’Église s’opposait à l’instruction obligatoire jusqu’à 14 ans. L’arrivée du premier ministre Jean Lesage, en 1960, a changé les choses. Lui-même n’était pas porteur du changement. Il était contre la nationalisation de l’électricité, la laïcisation, la création de la Caisse de dépôt… Il a fallu le convaincre. Ce qu’il a fait de mieux, c’est de s’entourer de gens très brillants et très intègres [NDLR notamment René Lévesque et Jacques Parizeau], qui ont créé un État moderne, avec moins de corruption, d’arbitraire, d’amateurisme dans la manière de gouverner.

Une bourgeoisie francophone a pris son essor, on a créé des entreprises, une classe de technocrates. C’était la Révolution tranquille. Elle s’est déployée dans les années soixante, mais ses idées circulaient depuis quelques décennies, notamment avec l’intellectuel André Laurendeau, le plus important de sa génération.

L’école est devenue obligatoire jusqu’à 16 ans et on a créé le tout nouveau réseau de l’Université du Québec, avec ses dix antennes. Il fallait des professeurs. On a embauché des gens qui n’avaient parfois que de simples maîtrises. On les formait, on payait leurs études et leurs salaires jusqu’au doctorat. On n’avait pas le choix. Il fallait pourvoir les postes pour former les cohortes qui venaient. Mais on s’est arrêté une fois les besoins remplis. Les générations suivantes ont donc frappé un mur…

LCC : Quel a été l’impact de la Révolution tranquille sur cette génération devenue adulte ?

G.B. : Les boomers n’ont pas fait la Révolution tranquille, ils en ont bénéficié et ils ont participé activement et avec beaucoup d’enthousiasme à sa mise en place. J’avais 20 ans en 1963. À 25 ans j’étais un militant, partisan des nouvelles valeurs de liberté, de l’indépendance du Québec. Cette génération a assimilé profondément ces nouvelles valeurs et en a fait les siennes. Les boomers sont donc associés à de grands changements sociaux, à l’émergence d’une société de consommation, où le travail n’était plus l’absolu sanctifié, à un monde de liberté.

LCC : Le party s’est terminé cependant…

G.B. : Oui, dès 1973, l’Occident a connu le premier choc pétrolier, la fin de l’expansion économique, l’inflation. Les États étaient endettés. Les boomers n’en ont pas tant souffert. Ils étaient établis dans leur vie. Par ailleurs, avec la Révolution tranquille, le Québec s’est doté de vastes politiques sociales qui sont restées en vigueur.


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Mais l’idée qu’un bon diplôme équivalait à un bon emploi ne fonctionnait plus. Ce qui a fait que la génération qui a suivi, les X, s’est sentie traitée injustement. La musique s’était arrêtée. Il n’y avait plus de chaises pour eux. Les X ont cherché des coupables et blâmé les boomers de s’être empiffrés, d’avoir été narcissiques. On comprend cette réaction émotive.

Ils ont eu raison d’être fâchés. L’évolution de notre société leur a causé beaucoup de tort.

Mais les boomers n’y étaient pour rien. La crise économique était à l’échelle de l’Occident. Il y a eu rupture dans la mobilité sociale. Cela dit, le Québec a su résister aux effets du néo-libéralisme qui a déferlé à partir des années 80. Il n’a pas coupé dans ses politiques sociales. Le filet s’est même étendu.

LCC : Les premiers boomers auront bientôt 80 ans, et seront suivis par une vaste cohorte. Comment vivent-ils leur vieillesse ?

G.B. : Ils ont de bons fonds de pension universelle. Ils ont des moyens, dépensent, s’amusent, sont heureux… jusqu’à ce qu’ils soient malades. Et lorsque c’est le cas, l’État s’en occupe. À l’image de leur vie, leur couloir est tracé. Ils sont sur la voie de sortie, et c’est une voie convenable, qui est le propre d’une société civilisée.

Évidemment, il y a des inégalités, notamment dans les fonds de pension individuels. Tous ne participent pas au même banquet. Mais la société leur permet de vivre une vie convenable. La manière dont on traite les personnes âgées, c’est quelque chose qu’on fait de bien.

La Conversation Canada

Gérard Bouchard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Itinéraire d’une génération gâtée – https://theconversation.com/itineraire-dune-generation-gatee-264009