Les richesses de la Gaza antique exposées à l’Institut du monde arabe

Source: The Conversation – in French – By Christian-Georges Schwentzel, Professeur d’histoire ancienne, Université de Lorraine

Détail d’une mosaïque byzantine, site de Jabaliya. J.-B. Humbert/IMA

La cité de Gaza, fondée il y a environ 3 500 ans, fut, dans l’Antiquité, l’un des principaux carrefours commerciaux entre Orient et Occident. C’est cette position stratégique exceptionnelle et l’extraordinaire richesse qui en découlait que révèle l’exposition « Trésors sauvés de Gaza : 5 000 ans d’histoire », présentée à l’Institut du monde arabe, à Paris, jusqu’au 2 novembre 2025.


L’exposition « Trésors sauvés de Gaza : 5 000 ans d’histoire » met en lumière les divers et nombreux sites historiques de Gaza qui ont récemment été détruits par des bombardements.

On y découvre un choix de 130 objets, datant du VIIIᵉ siècle avant notre ère au XIIIᵉ siècle de notre ère, qui témoignent de la foisonnante imbrication des cultures dans l’antique cité de Palestine, forte de ses échanges avec l’Égypte, l’Arabie, la Grèce et Rome.

Mais cette prospérité suscita la convoitise des États voisins et d’envahisseurs étrangers. Gaza s’est ainsi trouvée, dans l’Antiquité, au cœur de guerres d’une violence inouïe dont témoignent les auteurs anciens.

Le débouché maritime de la route des aromates

À Gaza arrivaient les aromates, encens et myrrhe, transportés à dos de chameaux, dans des amphores, depuis le sud de la péninsule Arabique. L’encens est une résine blanche extraite d’un arbre, dit boswellia sacra, qu’on trouve en Arabie du sud. On pratiquait une incision dans le tronc de l’arbre dont s’écoulait la sève qu’on laissait ensuite durcir lentement.

La myrrhe provenait également du sud de l’Arabie. C’est une résine orange tirée d’un arbuste, nommé commiphora myrrha.

Le siège de Gaza par Alexandre le Grand, peinture de Tom Lovell (1909-1997).

Les Nabatéens, peuple arabe antique, qui contrôlaient le sud de la Jordanie actuelle, le nord-ouest de l’Arabie et le Sinaï, convoyaient ces produits vers Gaza, en partenariat avec d’autres peuples arabes, notamment les Minéens, dont le royaume se trouvait dans l’actuel Yémen. Au IIIᵉ siècle avant notre ère, les papyrus des archives de Zénon de Caunos, un fonctionnaire grec, évoquent l’« encens minéen » vendu à Gaza.

Il y avait également des épices qui arrivaient à Gaza depuis le sud de l’Inde après avoir transité par la mer Rouge. Zénon mentionne le cinnamome et la casse qui sont deux types de cannelle. Le nard, dit parfois « gangétique », c’est-à-dire originaire de la vallée du Gange, provenait lui aussi du sous-continent indien.

Le nard entrait dans la composition d’huiles parfumées de grande valeur, comme en témoigne un passage de l’évangile selon Jean. Alors que Jésus est en train de dîner, à Béthanie, dans la maison de Lazare, intervient Marie, plus connue sous le nom de Marie-Madeleine.

« Marie prit alors une livre d’un parfum de nard pur de grand prix ; elle oignit les pieds de Jésus, les essuya avec ses cheveux et la maison fut remplie de ce parfum. » (Jean, 12, 3)

Flacon en forme de dromadaire accroupi, chargé de quatre amphores, découvert à Gaza, VIᵉ siècle de notre ère.
Wikipédia, Fourni par l’auteur

Parfums d’Orient

Depuis Gaza, les aromates étaient ensuite acheminés par bateau vers les marchés du monde grec et de Rome. L’Occident ne pouvait alors se passer de l’encens et de la myrrhe utilisés dans un cadre religieux. On en faisait deux types d’usage sacré : sous la forme d’onctions ou de fumigations. On produisait des huiles dans lesquelles on faisait macérer les aromates ; on enduisait ensuite de la substance obtenue les statues ou objets de culte. On faisait aussi brûler les aromates dans les sanctuaires pour rendre hommage aux dieux.

Résine d’encens.
Wikimédia, Fourni par l’auteur

Ces pratiques étaient devenues aussi courantes que banales à partir du IVᵉ siècle avant notre ère. Il était impensable de rendre un culte sans y associer des parfums venus d’Orient. Les fragrances qu’exhalaient les aromates étaient perçues comme le symbole olfactif du sacré. Outre cet usage cultuel, les aromates pouvaient aussi entrer dans la composition de cosmétiques et de produits pharmaceutiques.

La convoitise d’Alexandre le Grand

Mais la richesse de Gaza suscita bien des convoitises. Dans la seconde moitié du IVᵉ siècle avant notre ère, le Proche-Orient connaît un bouleversement majeur en raison des conquêtes d’Alexandre le Grand, monté sur le trône de Macédoine, royaume du nord de la Grèce, en 336 avant notre ère. Deux ans plus tard, Alexandre se lance à la conquête de l’Orient.

Après une série de succès fulgurant, en 332 avant notre ère, le Macédonien arrive sous les murailles de Gaza qu’il encercle. Bétis, l’officier qui commande la ville, mène une résistance acharnée, mais il ne dispose que de « peu de soldats », écrit l’historien romain Quinte-Curce
(Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 6, 26).

Alexandre fait alors creuser des tunnels sous le rempart. « Le sol, naturellement mou et léger, se prêtait sans peine à des travaux souterrains, car la mer voisine y jette une grande quantité de sable, et il n’y avait ni pierres ni cailloux qui empêchent de creuser les galeries », précise Quinte-Curce. Les nombreux tunnels aménagés sous la ville, jusqu’à nos jours, témoignent encore de cette caractéristique du sol de Gaza et sa région.

Après un siège de deux mois, une partie de la muraille s’effondre dans la mine creusée par l’ennemi. Alexandre s’engouffre dans la brèche et s’empare de la ville.

« Bétis, après avoir combattu en héros et reçu un grand nombre de blessures, avait été abandonné par les siens : il n’en continuait pas moins à se défendre avec courage, ayant ses armes teintes tout à la fois de son sang et de celui de ses ennemis. »

Affaibli, le commandant de Gaza est finalement capturé et amené à Alexandre. Avec une extrême cruauté, le vainqueur lui fait percer les talons. Puis il y fait passer une corde qu’il relie à son char, avant d’achever Bétis en traînant son corps autour de la ville, jusqu’à ce qu’il l’ait réduit en lambeaux. Quant aux habitants de Gaza qui ont survécu au siège, ils sont vendus comme esclaves.

Lors du pillage qui s’ensuit, Alexandre s’empare d’une grande quantité de myrrhe et d’encens. L’auteur antique Plutarque raconte que le vainqueur, très fier de son butin, en envoya une partie à sa mère, la reine Olympias, restée en Macédoine, et à Léonidas qui avait été son instructeur militaire dans sa jeunesse (Plutarque, Vie d’Alexandre, 35).

Monnaie (tétradrachme) d’argent de Ptolémée III, frappée à Gaza, 225 avant notre ère.
Fourni par l’auteur

La renaissance de Gaza

Après la mort d’Alexandre, la ville est reconstruite et placée sous la domination des Ptolémées, successeurs d’Alexandre en Égypte et au Proche-Orient. Les souverains ptolémaïques collaborent alors avec l’élite des marchands de Gaza et les transporteurs nabatéens. Cette politique est largement bénéfique : elle enrichit à la fois les Gazéens, les Nabatéens et les Ptolémées qui prélèvent des taxes sur les produits acheminés dans la ville.

Au cours du IIᵉ siècle avant notre ère, Gaza devient la capitale d’un petit État indépendant, allié du royaume nabatéen. Suivant le modèle des cités grecques, les Gazéens élisent à leur tête un commandant militaire qui porte le titre de « stratège ».

Nouveau siège, nouvelle destruction

C’est alors que le roi juif Alexandre Jannée, qui appartient à la dynastie des Hasmonéens régnant sur la Judée voisine, décide d’annexer Gaza. En 97 avant notre ère, il attaque la ville qu’il assiège. Un certain Apollodotos exerce la fonction de « stratège des Gazéens », écrit Flavius Josèphe (Antiquités Juives, XIII, 359). Face à la menace, il appelle à l’aide Arétas II, le puissant souverain nabatéen, qui règne depuis Pétra, au sud de la Jordanie actuelle, sur une large confédération de peuples arabes. C’est pour cette raison qu’il porte le titre de « roi des Arabes », et non pas des seuls Nabatéens, selon Flavius Josèphe.

Dans l’espoir d’une arrivée prochaine d’Arétas II, les habitants de Gaza repoussent avec acharnement les assauts de l’armée d’Alexandre Jannée.

« Ils résistèrent, écrit Flavius Josèphe, sans se laisser abattre par les privations ni par le nombre de leurs morts, prêts à tout supporter plutôt que de subir la domination ennemie. » (« Antiquités juives », XIII, 360)

« Les soldats massacrèrent les gens de Gaza »

Mais Arétas II arrive trop tard. Il doit rebrousser chemin, après avoir appris la prise de la ville par Alexandre Jannée. Apollodotos a été trahi et assassiné par son propre frère qui a pactisé avec l’ennemi. Grâce à cette trahison, Alexandre Jannée, vainqueur, peut pénétrer dans la ville où il provoque un immense carnage.

« Les soldats, se répandant de tous côtés, massacrèrent les gens de Gaza. Les habitants, qui n’étaient point lâches, se défendirent contre les Juifs avec ce qui leur tombait sous la main et en tuèrent autant qu’ils avaient perdu de combattants. Quelques-uns, à bout de ressources, incendièrent leurs maisons pour que l’ennemi ne puisse faire sur eux aucun butin. D’autres mirent à mort, de leur propre main, leurs enfants et leurs femmes, réduits à cette extrémité pour les soustraire à l’esclavage. » (Flavius Josèphe, « Antiquités juives », XIII, 362-363)

Monnaie de bronze de Cléopâtre VII frappée à Gaza, 51 avant notre ère.
Fourni par l’auteur

Trente ans plus tard, la ville renaîtra à nouveau de ses cendres, lorsque les Romains, vainqueurs de la Judée hasmonéenne, rendent Gaza à ses anciens habitants. Puis la ville est placée, pendant quelques années, sous la protection de la reine Cléopâtre, alliée des Romains, qui y frappe des monnaies. La cité retrouve alors son rôle commercial de premier plan et redevient pour plusieurs siècles l’un des grands creusets culturels du Proche-Orient.


Christian-Georges Schwentzel vient de publier les Nabatéens. IVᵉ siècle avant J.-C.-IIᵉ siècle. De Pétra à Al-Ula, les bâtisseurs du désert, aux éditions Tallandier.

The Conversation

Christian-Georges Schwentzel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Les richesses de la Gaza antique exposées à l’Institut du monde arabe – https://theconversation.com/les-richesses-de-la-gaza-antique-exposees-a-linstitut-du-monde-arabe-265405

À l’Institut du monde arabe, redécouvrir les richesses de la Gaza antique

Source: The Conversation – France (in French) – By Christian-Georges Schwentzel, Professeur d’histoire ancienne, Université de Lorraine

Détail d’une mosaïque byzantine, site de Jabaliya. J.-B. Humbert/IMA

La cité de Gaza, fondée il y a environ 3 500 ans, fut, dans l’Antiquité, l’un des principaux carrefours commerciaux entre Orient et Occident. C’est cette position stratégique exceptionnelle et l’extraordinaire richesse qui en découlait que révèle l’exposition « Trésors sauvés de Gaza : 5 000 ans d’histoire », présentée à l’Institut du monde arabe, à Paris, jusqu’au 2 novembre 2025.


L’exposition « Trésors sauvés de Gaza : 5 000 ans d’histoire » met en lumière les divers et nombreux sites historiques de Gaza qui ont récemment été détruits par des bombardements.

On y découvre un choix de 130 objets, datant du VIIIᵉ siècle avant notre ère au XIIIᵉ siècle de notre ère, qui témoignent de la foisonnante imbrication des cultures dans l’antique cité de Palestine, forte de ses échanges avec l’Égypte, l’Arabie, la Grèce et Rome.

Mais cette prospérité suscita la convoitise des États voisins et d’envahisseurs étrangers. Gaza s’est ainsi trouvée, dans l’Antiquité, au cœur de guerres d’une violence inouïe dont témoignent les auteurs anciens.

Le débouché maritime de la route des aromates

À Gaza arrivaient les aromates, encens et myrrhe, transportés à dos de chameaux, dans des amphores, depuis le sud de la péninsule Arabique. L’encens est une résine blanche extraite d’un arbre, dit boswellia sacra, qu’on trouve en Arabie du sud. On pratiquait une incision dans le tronc de l’arbre dont s’écoulait la sève qu’on laissait ensuite durcir lentement.

La myrrhe provenait également du sud de l’Arabie. C’est une résine orange tirée d’un arbuste, nommé commiphora myrrha.

Le siège de Gaza par Alexandre le Grand, peinture de Tom Lovell (1909-1997).

Les Nabatéens, peuple arabe antique, qui contrôlaient le sud de la Jordanie actuelle, le nord-ouest de l’Arabie et le Sinaï, convoyaient ces produits vers Gaza, en partenariat avec d’autres peuples arabes, notamment les Minéens, dont le royaume se trouvait dans l’actuel Yémen. Au IIIᵉ siècle avant notre ère, les papyrus des archives de Zénon de Caunos, un fonctionnaire grec, évoquent l’« encens minéen » vendu à Gaza.

Il y avait également des épices qui arrivaient à Gaza depuis le sud de l’Inde après avoir transité par la mer Rouge. Zénon mentionne le cinnamome et la casse qui sont deux types de cannelle. Le nard, dit parfois « gangétique », c’est-à-dire originaire de la vallée du Gange, provenait lui aussi du sous-continent indien.

Le nard entrait dans la composition d’huiles parfumées de grande valeur, comme en témoigne un passage de l’évangile selon Jean. Alors que Jésus est en train de dîner, à Béthanie, dans la maison de Lazare, intervient Marie, plus connue sous le nom de Marie-Madeleine.

« Marie prit alors une livre d’un parfum de nard pur de grand prix ; elle oignit les pieds de Jésus, les essuya avec ses cheveux et la maison fut remplie de ce parfum. » (Jean, 12, 3)

Flacon en forme de dromadaire accroupi, chargé de quatre amphores, découvert à Gaza, VIᵉ siècle de notre ère.
Wikipédia, Fourni par l’auteur

Parfums d’Orient

Depuis Gaza, les aromates étaient ensuite acheminés par bateau vers les marchés du monde grec et de Rome. L’Occident ne pouvait alors se passer de l’encens et de la myrrhe utilisés dans un cadre religieux. On en faisait deux types d’usage sacré : sous la forme d’onctions ou de fumigations. On produisait des huiles dans lesquelles on faisait macérer les aromates ; on enduisait ensuite de la substance obtenue les statues ou objets de culte. On faisait aussi brûler les aromates dans les sanctuaires pour rendre hommage aux dieux.

Résine d’encens.
Wikimédia, Fourni par l’auteur

Ces pratiques étaient devenues aussi courantes que banales à partir du IVᵉ siècle avant notre ère. Il était impensable de rendre un culte sans y associer des parfums venus d’Orient. Les fragrances qu’exhalaient les aromates étaient perçues comme le symbole olfactif du sacré. Outre cet usage cultuel, les aromates pouvaient aussi entrer dans la composition de cosmétiques et de produits pharmaceutiques.

La convoitise d’Alexandre le Grand

Mais la richesse de Gaza suscita bien des convoitises. Dans la seconde moitié du IVᵉ siècle avant notre ère, le Proche-Orient connaît un bouleversement majeur en raison des conquêtes d’Alexandre le Grand, monté sur le trône de Macédoine, royaume du nord de la Grèce, en 336 avant notre ère. Deux ans plus tard, Alexandre se lance à la conquête de l’Orient.

Après une série de succès fulgurant, en 332 avant notre ère, le Macédonien arrive sous les murailles de Gaza qu’il encercle. Bétis, l’officier qui commande la ville, mène une résistance acharnée, mais il ne dispose que de « peu de soldats », écrit l’historien romain Quinte-Curce
(Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 6, 26).

Alexandre fait alors creuser des tunnels sous le rempart. « Le sol, naturellement mou et léger, se prêtait sans peine à des travaux souterrains, car la mer voisine y jette une grande quantité de sable, et il n’y avait ni pierres ni cailloux qui empêchent de creuser les galeries », précise Quinte-Curce. Les nombreux tunnels aménagés sous la ville, jusqu’à nos jours, témoignent encore de cette caractéristique du sol de Gaza et sa région.

Après un siège de deux mois, une partie de la muraille s’effondre dans la mine creusée par l’ennemi. Alexandre s’engouffre dans la brèche et s’empare de la ville.

« Bétis, après avoir combattu en héros et reçu un grand nombre de blessures, avait été abandonné par les siens : il n’en continuait pas moins à se défendre avec courage, ayant ses armes teintes tout à la fois de son sang et de celui de ses ennemis. »

Affaibli, le commandant de Gaza est finalement capturé et amené à Alexandre. Avec une extrême cruauté, le vainqueur lui fait percer les talons. Puis il y fait passer une corde qu’il relie à son char, avant d’achever Bétis en traînant son corps autour de la ville, jusqu’à ce qu’il l’ait réduit en lambeaux. Quant aux habitants de Gaza qui ont survécu au siège, ils sont vendus comme esclaves.

Lors du pillage qui s’ensuit, Alexandre s’empare d’une grande quantité de myrrhe et d’encens. L’auteur antique Plutarque raconte que le vainqueur, très fier de son butin, en envoya une partie à sa mère, la reine Olympias, restée en Macédoine, et à Léonidas qui avait été son instructeur militaire dans sa jeunesse (Plutarque, Vie d’Alexandre, 35).

Monnaie (tétradrachme) d’argent de Ptolémée III, frappée à Gaza, 225 avant notre ère.
Fourni par l’auteur

La renaissance de Gaza

Après la mort d’Alexandre, la ville est reconstruite et placée sous la domination des Ptolémées, successeurs d’Alexandre en Égypte et au Proche-Orient. Les souverains ptolémaïques collaborent alors avec l’élite des marchands de Gaza et les transporteurs nabatéens. Cette politique est largement bénéfique : elle enrichit à la fois les Gazéens, les Nabatéens et les Ptolémées qui prélèvent des taxes sur les produits acheminés dans la ville.

Au cours du IIᵉ siècle avant notre ère, Gaza devient la capitale d’un petit État indépendant, allié du royaume nabatéen. Suivant le modèle des cités grecques, les Gazéens élisent à leur tête un commandant militaire qui porte le titre de « stratège ».

Nouveau siège, nouvelle destruction

C’est alors que le roi juif Alexandre Jannée, qui appartient à la dynastie des Hasmonéens régnant sur la Judée voisine, décide d’annexer Gaza. En 97 avant notre ère, il attaque la ville qu’il assiège. Un certain Apollodotos exerce la fonction de « stratège des Gazéens », écrit Flavius Josèphe (Antiquités Juives, XIII, 359). Face à la menace, il appelle à l’aide Arétas II, le puissant souverain nabatéen, qui règne depuis Pétra, au sud de la Jordanie actuelle, sur une large confédération de peuples arabes. C’est pour cette raison qu’il porte le titre de « roi des Arabes », et non pas des seuls Nabatéens, selon Flavius Josèphe.

Dans l’espoir d’une arrivée prochaine d’Arétas II, les habitants de Gaza repoussent avec acharnement les assauts de l’armée d’Alexandre Jannée.

« Ils résistèrent, écrit Flavius Josèphe, sans se laisser abattre par les privations ni par le nombre de leurs morts, prêts à tout supporter plutôt que de subir la domination ennemie. » (« Antiquités juives », XIII, 360)

« Les soldats massacrèrent les gens de Gaza »

Mais Arétas II arrive trop tard. Il doit rebrousser chemin, après avoir appris la prise de la ville par Alexandre Jannée. Apollodotos a été trahi et assassiné par son propre frère qui a pactisé avec l’ennemi. Grâce à cette trahison, Alexandre Jannée, vainqueur, peut pénétrer dans la ville où il provoque un immense carnage.

« Les soldats, se répandant de tous côtés, massacrèrent les gens de Gaza. Les habitants, qui n’étaient point lâches, se défendirent contre les Juifs avec ce qui leur tombait sous la main et en tuèrent autant qu’ils avaient perdu de combattants. Quelques-uns, à bout de ressources, incendièrent leurs maisons pour que l’ennemi ne puisse faire sur eux aucun butin. D’autres mirent à mort, de leur propre main, leurs enfants et leurs femmes, réduits à cette extrémité pour les soustraire à l’esclavage. » (Flavius Josèphe, « Antiquités juives », XIII, 362-363)

Monnaie de bronze de Cléopâtre VII frappée à Gaza, 51 avant notre ère.
Fourni par l’auteur

Trente ans plus tard, la ville renaîtra à nouveau de ses cendres, lorsque les Romains, vainqueurs de la Judée hasmonéenne, rendent Gaza à ses anciens habitants. Puis la ville est placée, pendant quelques années, sous la protection de la reine Cléopâtre, alliée des Romains, qui y frappe des monnaies. La cité retrouve alors son rôle commercial de premier plan et redevient pour plusieurs siècles l’un des grands creusets culturels du Proche-Orient.


Christian-Georges Schwentzel vient de publier les Nabatéens. IVᵉ siècle avant J.-C.-IIᵉ siècle. De Pétra à Al-Ula, les bâtisseurs du désert, aux éditions Tallandier.

The Conversation

Christian-Georges Schwentzel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. À l’Institut du monde arabe, redécouvrir les richesses de la Gaza antique – https://theconversation.com/a-linstitut-du-monde-arabe-redecouvrir-les-richesses-de-la-gaza-antique-265405

L’arabe en France, une langue en quête de légitimité

Source: The Conversation – France (in French) – By Ali Mostfa, Maître de conférences, HDR, en études sur le fait religieux en islam, UCLy (Lyon Catholic University)

La langue arabe n’est pas proposée comme langue vivante principale (LV1 ou LV2), mais seulement comme LV3 optionnelle. Tanim Mahbub/Pixabay, CC BY

Deuxième langue la plus parlée en France, et l’une des plus répandues au monde, l’arabe reste pourtant peu enseigné dans le système scolaire, marginal dans les institutions culturelles et largement perçu comme une langue de l’« Autre ». Cette dissociation interroge : la langue arabe est présente mais non reconnue, transmise mais rarement légitimée, entendue mais peu écoutée. Quelle place la société française lui accorde-t-elle – ou refuse-t-elle encore de lui accorder ?


Parmi les langues parlées en France, l’arabe occupe une place singulière. Largement pratiquée dans ses formes dialectales par des millions de citoyens issus de l’immigration maghrébine, la langue arabe structure de nombreuses identités culturelles, même lorsque sa maîtrise dans sa forme classique reste partielle. Présent dans l’histoire migratoire, familiale, musicale, esthétique et affective de la France contemporaine, l’arabe peine pourtant à se faire une place dans l’espace public.

Cette difficulté tient en grande partie à un amalgame persistant entre la langue arabe et des représentations négatives de l’islam. Pour beaucoup de familles, transmettre l’arabe est devenu source d’ambivalence, voire de renoncement, par crainte de nourrir des soupçons de communautarisme ou de rejet de la République française. Le documentaire Mauvaise langue (France Télévisions, 2024) montre combien l’arabe est « perçu comme le cheval de Troie du grand remplacement, de cette invasion fantasmée, de cet islamisme qui fait peur ». Cette honte linguistique intériorisée freine la transmission au sein des familles. Comme l’explique le journaliste Nabil Wakim dans l’Arabe pour tous. Pourquoi ma langue est taboue en France (2020), l’usage de la langue reste souvent cantonné à l’oralité domestique, aux fêtes ou aux souvenirs de vacances, rarement envisagé comme une langue de savoir ou de citoyenneté.

En 2016, la polémique autour de l’offre de langues vivantes dès l’école primaire en a fourni une illustration éclatante. La ministre de l’éducation nationale Najat Vallaud-Belkacem avait alors défendu une meilleure reconnaissance de l’arabe parmi les langues proposées dès le cours préparatoire, dans une logique de plurilinguisme républicain. Une partie de la droite et de l’extrême droite l’avait alors accusée de vouloir céder au communautarisme, qualifiant les cours projetés de « véritables catéchismes islamiques ».

La langue arabe à l’école publique : une menace pour la République française ?

Le passage du dispositif Elco (l’enseignement des langues et cultures d’origine) aux Eile (enseignements internationaux de langues étrangères) en 2020 devait répondre aux critiques de longue date sur l’opacité et la marginalité de ces cours. Or, cette réforme s’est opérée dans un contexte politique tendu, marqué par le discours du président Emmanuel Macron aux Mureaux (Yvelines), le 2 octobre 2020, annonçant sa stratégie contre le « séparatisme islamiste ». Dans ce discours, le président déclarait :

« Parce que l’école doit d’abord inculquer les valeurs de la République [française], non celles d’une religion, nous allons mettre fin aux Elco, les enseignements des langues et cultures d’origine. »

Par cette phrase, le président de la République associe implicitement l’enseignement des langues d’origine, et en particulier de l’arabe, à la transmission de la religion, ce qui entraîne une confusion entre apprentissage linguistique et prosélytisme. Cette formulation a renforcé dans l’opinion publique l’idée que l’arabe serait par nature incompatible avec l’espace laïc scolaire, et que l’apprentissage de cette langue relèverait d’une logique communautaire.

Le remplacement de l’Elco par les Eile visait donc, dans cette perspective, à réinscrire ces enseignements dans un cadre républicain contrôlé. Mais ce geste de normalisation a aussi renforcé la stigmatisation de l’arabe comme langue à surveiller, et non comme langue à promouvoir.

Dans l’école, l’enseignement de l’arabe reste largement marginalisé. Comme le souligne le rapport « Repères et références statistiques 2024 » du ministère de l’éducation nationale, l’arabe n’apparaît pas parmi les langues vivantes principales (LV1 et LV2), mais seulement comme LV3 optionnelle, suivie par moins de 6 % des élèves concernés. Pourtant, dans le cadre du dispositif Eile, l’arabe est la seule langue à avoir été pérennisée dans certaines académies, avec une demande croissante… mais une offre limitée à une heure et demie hebdomadaire. Bien qu’un nombre important d’élèves descendants de familles arabophones soient présents dans les établissements scolaires, leur langue demeure quasiment invisibilisée comme langue de savoir et reléguée à la sphère privée, absente de l’espace public.

Selon le ministère de l’éducation nationale, seuls 18 790 élèves étudient l’arabe, soit à peine 3 % des collégiens et lycéens. En 2025, seuls 7 postes sont ouverts au CAPES d’arabe et 5 à l’agrégation, contre 784 et 246 en anglais, 287 et 98 en espagnol, et seulement 9 au CAPES et 4 à l’agrégation de chinois. À l’université, seuls quelques établissements publics proposent l’arabe. Le rapport de recherche de Marcelo Tano « Les effectifs étudiants du secteur Lansad universitaire en France », Lansad (2022), indique que 0,29 % des étudiants non spécialistes sont inscrits en arabe, soit 6 926 sur 2,5 millions.

Ce déficit de reconnaissance entretient une forme d’invisibilité durable. La langue arabe est présente dans les foyers, les pratiques culturelles et cultuelles, mais elle est rarement reconnue comme une langue de création intellectuelle, de littérature ou d’émancipation critique. La circulaire Sarkozy de 2006, relative à la régularisation des parents sans papiers, stipulait que la pratique d’une langue étrangère pouvait être interprétée comme un signe d’attachement au pays d’origine, un facteur défavorable à l’obtention d’un visa.

Au-delà du soupçon, une politique de reconnaissance à construire

De nombreux sociolinguistes et spécialistes de la didactique des langues s’accordent à dire qu’ignorer certaines langues minorées – et en particulier ici, l’arabe – revient à entretenir une hiérarchie artificielle entre langues dites « de culture » et langues dites « communautaires » ou « religieuses ». Cette hiérarchie n’est pas neutre, elle participe d’un processus d’invisibilisation systémique.

Cette marginalisation linguistique ne peut être dissociée des rapports de pouvoir qui traversent la société française. Lorsque la langue arabe est exclue des parcours scolaires ordinaires, c’est la légitimité même de ceux qui la parlent qui est implicitement fragilisée. Dans la lignée des travaux de Pierre Bourdieu, des chercheurs en didactique et en sociologie de l’éducation soulignent que l’opposition publique à l’enseignement de l’arabe s’est souvent accompagnée d’une tendance à considérer cette langue et cette culture d’origine comme un obstacle scolaire, voire comme une « langue de l’échec ». Ce refus de reconnaissance symbolique affecte directement la construction de soi et le sentiment d’appartenance des citoyens concernés.

Car une langue ne se réduit pas à un instrument utilitaire : elle est vecteur de mémoire, de savoir, de transmission et d’émancipation. La restreindre à la sphère privée ou religieuse revient à appauvrir l’espace commun. C’est précisément ce que dénonçait le linguiste Dell Hymes en appelant à rendre audible ce plus que portent les langues minorées, dans leurs formes, dans leurs usages et dans leurs imaginaires. Ce plus, c’est aussi ce que l’arabe apporte à la société française : un héritage pluriel, une sensibilité linguistique unique, une richesse d’expression encore trop peu valorisée.

De la langue d’origine à la langue de la République française

L’institution scolaire joue un rôle décisif dans la définition de la place des enfants issus de minorités dans la société. Enfants de l’immigration, de l’adoption internationale, enfants voyageurs, plurilingues ou entre plusieurs mondes, tous traversent des expériences familiales, sociales et linguistiques complexes. L’école est pour eux – et avec eux – le lieu où peut s’initier une inscription citoyenne, une appartenance reconnue, un avenir partagé. Mais lorsque les inégalités des conditions linguistiques persistent, elles se traduisent non seulement par des écarts durables dans l’accès au diplôme et à l’insertion professionnelle, mais aussi par une hiérarchie implicite entre langues dites « légitimes » et langues dites « suspectes ». Ce tri symbolique fragilise la reconnaissance des élèves comme membres à part entière de la communauté nationale.

Pour que les Eile remplissent leur promesse, encore faut-il former davantage d’enseignants, proposer des horaires hebdomadaires significatifs, et garantir une valorisation égale à celle des autres langues vivantes dans les parcours scolaires. Parallèlement, une politique culturelle ambitieuse devrait permettre à la langue arabe de circuler hors de l’école : dans les bibliothèques, dans les centres culturels, dans les festivals – à l’image, encore timide, de ce qui s’est amorcé au festival d’Avignon en 2025 – afin de lui redonner toute sa visibilité, sa beauté, sa puissance esthétique.

C’est dans ces lieux de rencontre entre les enfants, les langues et les récits que peut se jouer, ou « se rater », pour reprendre les termes de plusieurs pédagogues, l’expérience fondatrice d’une école réellement hospitalière à la pluralité.

The Conversation

Ali Mostfa ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. L’arabe en France, une langue en quête de légitimité – https://theconversation.com/larabe-en-france-une-langue-en-quete-de-legitimite-263658

Comprendre les biais de perception de l’Iran par les États-Unis depuis 1979

Source: The Conversation – France in French (3) – By Clément Therme, Chargé de cours, Sciences Po

Voilà plus de 45 ans que les États-Unis et l’Iran sont engagés dans un conflit acharné. En 1979, le régime du Shah, allié de Washington depuis la Seconde Guerre mondiale, est renversé par la Révolution islamique qui aboutit à l’instauration d’un régime théocratique dirigé par un Guide suprême – l’ayatollah Rouhollah Khomeyni jusqu’à son décès en 1989, l’ayatollah Ali Khamenei depuis lors. Peu après la chute du Shah, l’interminable prise d’otages à l’ambassade des États-Unis à Téhéran (novembre 1979-janvier 1981) est le premier épisode spectaculaire d’un bras de fer qui a culminé, cet été, quand l’administration Trump a directement bombardé les installations nucléaires iraniennes.

Dans Téhéran-Washington 1979-2025. Le Grand Satan à l’épreuve de la Révolution islamique, qui vient de paraître aux éditions Hémisphères, Maisonneuve et Larose, Clément Therme, chercheur spécialiste du monde iranien, enseignant à Sciences Po, propose une analyse approfondie de l’évolution des relations diplomatiques entre les deux États. Extraits.


Depuis 1979, la politique iranienne de Washington s’est heurtée à la complexité du régime de la République islamique, à son autoritarisme fragmenté et à sa stratégie de fuite en avant permanente sur la scène internationale. Les solutions proposées pour résoudre le casse-tête iranien par les démocrates et les républicains sont, jusqu’à la présidence Obama, le fruit d’un consensus trans-partisan. Cette stratégie iranienne de Washington a souffert de deux biais significatifs.

Le premier, reconnu par William Burns ([secrétaire d’État adjoint des États-Unis de 2011 à 2014]), est d’avoir cherché à jouer une faction contre l’autre. Cette idée occidentale se fonde sur l’hypothèse selon laquelle une politique de dialogue va automatiquement provoquer un renforcement du camp « modéré » au sein de l’establishment khomeyniste à Téhéran.

Cet objectif de « modérer » le comportement du régime iranien est poursuivi au moyen de l’outil des sanctions. L’approche de la « carotte et du bâton » vise alors à faire évoluer son adversaire par des incitations (la levée des sanctions). Cette première hypothèse d’une réactivité du régime, par un calcul économique coûts/bénéfices, ne se construit pas à partir d’une étude approfondie du logiciel idéologique des élites révolutionnaires au pouvoir depuis 1979. En effet, le calcul des responsables de la République islamique est le suivant : tirer avantage des liens économiques avec l’Occident pour renforcer les relations avec les rivaux des États-Unis : la Chine et la Russie. La tentative de manipulation occidentale est donc, à son tour, instrumentalisée par le régime iranien pour réaliser son agenda idéologique sur la scène internationale.

Cette hypothèse du « changement de comportement » (behaviour change), provoqué depuis Washington, DC, se fonde sur une évaluation trop optimiste, de notre point de vue, de la possibilité d’une réforme du système politique iranien, ou, du moins, de la perspective d’un renforcement des « modérés » au sein de la République islamique. S’il n’est pas faux de constater un renforcement des groupes politiques favorables au rapprochement économique avec les Européens au cours des périodes d’« ouverture », il n’en reste pas moins que les partisans khomeynistes du dialogue restent sous l’autorité de l’État profond.

Autrement dit, la quête occidentale d’un ayatollah Gorbatchev est vaine. C’est le point faible de la réflexion iranienne des partisans du dialogue en Occident. En effet, le risque de voir émerger un dirigeant politique suivant le modèle de Mikhail Gorbatchev a été identifié par l’État profond iranien qui s’est efforcé, depuis les années 1990, de cantonner ces idées de réforme à l’État superficiel iranien. L’analogie historique a même été utilisée par les opposants conservateurs à Mohammad Khatami dès son élection [au poste de président] en 1997.

Le second biais des partisans du dialogue à Washington, DC, est d’avoir sous-estimé la contestation populaire au régime théocratique en se focalisant sur le Joint Comprehensive Plan of Action (JCPOA). Cette obsession pour le programme nucléaire apparaît d’ailleurs de plus en plus détachée des réalités iraniennes, depuis l’automne 2022, alors que l’on assiste à un mouvement généralisé de contestation de l’ordre islamiste en Iran. Cette « religion du JCPOA » au sein des élites démocrates à Washington se construit autour de l’idée de la nécessité absolue de donner la priorité aux questions stratégiques par rapport à une approche régionale.

Leur perception du programme nucléaire iranien est celle d’un désir d’acquisition par Téhéran de systèmes d’armes nucléaires qu’il faut contrôler par la voie diplomatique. Cette approche réductrice des enjeux iraniens doit se comprendre par le profil de spécialistes du nucléaire des responsables américains et de leur absence d’expertise linguistique sur les questions iraniennes.

L’exemple de Robert Malley est édifiant : il n’a aucune compétence universitaire sur les affaires iraniennes et, il a été perçu, pendant l’exercice de ses fonctions entre 2021 et 2023, par une partie des opposants iraniens en exil, comme confondant son rôle en tant que conseiller en charge de l’Iran avec un travail sur le seul dossier du JCPOA. La fin de ses fonctions a suscité une controverse au sein du Congrès et a fait l’objet de nombreuses analyses critiques dans les médias persanophones basés à l’étranger. Son objectif de poursuivre un accord sur le nucléaire iranien à tout prix semble lui avoir coûté sa carrière politique.

Alors, comment expliquer ces angles morts de l’analyse démocrate sur l’Iran ? En premier lieu, il convient de mentionner le manque de connaissance de l’Iran contemporain, en dépit des efforts commencés, en 2006, avec le programme des Iran watchers. De plus, il existe une dimension réactive déterminante par rapport aux stratégies précédentes de changement de régime qui sont assimilées à un acte de guerre sans plus de considération.

Par ailleurs, en 2008-2009, l’Administration américaine fait le constat de l’incapacité des régimes de sanctions économiques à changer la politique nucléaire de Téhéran et elle sort de l’illusion du recours à l’option militaire. En effet, sous l’Administration Bush junior, il y avait cette conviction que seul un changement de régime pourrait garantir la non-prolifération nucléaire au Moyen-Orient. Il s’agissait alors d’accélérer la démocratisation de l’Iran pour limiter les effets négatifs de sa nucléarisation. Si l’objectif apparaît souhaitable, la peur des démocrates de l’ouverture d’un nouveau front militaire au Moyen-Orient l’emporte alors sur la défense des idéaux démocratiques. C’est l’occasion manquée de l’administration Obama avec le Mouvement Vert en 2009.

Ce refus de penser le changement de régime à Washington, DC, est avant tout déterminé par des considérations de politique intérieure américaine. Même si les débats sur le dossier iranien sont largement passés au second plan durant la campagne électorale de 2020, le candidat démocrate privilégie la question de la paix (crainte de l’opinion publique américaine d’une nouvelle guerre) à celle de la défense des valeurs démocratiques dans sa présentation de la politique iranienne.

Ce nouvel équilibre date des années 2000. En effet, à partir des guerres d’Afghanistan (2001) et d’Irak (2003), en dépit de l’impopularité du régime iranien auprès de l’opinion publique américaine, il apparaît que la thématique de la paix l’emporte sur celle de la détestation du régime théocratique. C’est dans ce contexte que ce régime va pouvoir développer ses réseaux d’influence sur le territoire américain.

Enfin, les relations irano-américaines sont un cas d’étude pertinent pour évaluer l’efficacité de l’outil des sanctions économiques pour atteindre des objectifs politiques. On observe que, depuis les années 2000, la réduction des relations commerciales entre l’Iran et les pays occidentaux entraîne une redistribution du commerce extérieur de la République islamique au profit des pays asiatiques (Chine, Russie, Inde). Plus généralement, l’exemple américain montre la nécessité de développer les contacts avec la population iranienne, dans les secteurs économiques, culturels et des nouvelles technologies notamment, afin de contrer la politique d’isolement de la République islamique. Celle-ci vise à couper la population iranienne du reste du monde en ayant recours à la stratégie de l’ennemi extérieur.

Cet extrait est issu de « Téhéran-Washington 1979-2025 : le grand Satan à l’épreuve de la révolution islamique » de Clément Therme, qui vient de paraître aux éditions Hémisphères, Maisonneuve et Larose.

Il faut donc éviter de nourrir cette stratégie par une rhétorique martiale qui ne fait qu’exacerber le complexe obsidional de la République islamique qui tire avantage de la confrontation avec l’extérieur pour mieux réprimer à l’intérieur. L’enfermement de la jeunesse est l’une des clés du maintien du régime aux affaires (avec la rente pétrolière), si les pays occidentaux parvenaient à le contourner, l’avenir de l’Iran ne pourrait qu’en être meilleur.

[…] Avec le retour de l’administration Trump et la tentation de s’aligner sur Israël lors de la guerre des Douze Jours en juin 2025, les contradictions inhérentes à l’approche républicaine des questions iraniennes apparaissent plus nettement. En adoptant une lecture largement façonnée par les perspectives régionales, et en particulier israéliennes, la stratégie de « paix imposée par la force » défendue par la seconde administration Trump comporte le risque majeur d’entraîner le Moyen-Orient dans une spirale de chaos.

The Conversation

Clément Therme ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Comprendre les biais de perception de l’Iran par les États-Unis depuis 1979 – https://theconversation.com/comprendre-les-biais-de-perception-de-liran-par-les-etats-unis-depuis-1979-264375

Des roses en hiver : aux racines d’un modèle industriel

Source: The Conversation – France (in French) – By Pierre-Louis Poyau, Doctorant en Histoire, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Vue par aéroplane des serres de la roseraie R. Adnet, au Cap d’Antibes, dans les Alpes-Maritimes (1913). Archives départementales des Alpes-Maritimes

C’est un modèle de plus en plus contesté : celui du commerce industriel et mondialisé des fleurs. Polluant, potentiellement dangereux pour la santé des fleuristes et des agriculteurs, cette réalité ne date pourtant pas d’hier. Pouvoir produire en quantité des fleurs toute l’année est un héritage du XIXᵉ siècle. Retour sur cette époque où la fleur est devenue un bien de consommation comme un autre.

Entre les chrysanthèmes de la Toussaint et les roses rouges de la Saint-Valentin, en fin d’année dernière, le visage d’Emmy Marivain a surgi dans l’actualité. Avec lui a émergé le sujet de l’impact sur la santé des pesticides utilisés par la floriculture. Cette fille de fleuriste, décédée prématurément d’un cancer à l’âge de 11 ans, a de fait contribué à la prise de conscience des ravages potentiels de l’industrie des fleurs coupées.

Massivement importées d’Afrique et d’Amérique du Sud, sont en effet exposées à des quantités considérables de pesticides ; près de 700 produits différents si l’on en croit le récent livre blanc publié par l’Union nationale des fleuristes.

Mais comment en est-on arrivé là, à des fleurs produites en toutes saisons en quantité considérable à l’aide d’intrants chimiques, transportées sur des distances de plus en plus longues, et à des contrôles par là même complexifiés ? Tout ce qui façonne aujourd’hui l’industrie et le modèle de production des fleurs que nous achetons prend en fait ses racines dans l’Europe du XIXe siècle. Marginal dans la première moitié du siècle, le commerce de la fleur coupée prend un essor important dans les années 1860, porté par l’intensification de la production, par le développement de la culture sous serres chauffées et par l’usage croissant d’engrais, d’insecticides et d’anticryptogamiques (produits destinés à la lutte contre les champignons).

À l’aube du XXe siècle, ce sont ainsi des centaines de millions de fleurs qui sont produites chaque année en France et expédiées dans toute l’Europe. La floriculture est en voie d’industrialisation.

« Protester contre l’hiver » : l’essor de la culture à contre-saison

Le forçage, qui consiste à accélérer la floraison en exposant une fleur à la chaleur, est pratiqué dès la première moitié du XIXe siècle par les horticulteurs. Le procédé est relativement simple : les plantes sont placées sous une serre chauffée grâce à des tuyaux remplis d’air ou d’eau et reliés à une chaudière. Les années 1850-1870 voient se multiplier les expérimentations destinées à améliorer ce dispositif qui est rapidement généralisé.

Au mitan des années 1900, la région parisienne compte près de 3 000 serres consommant environ 350 tonnes de charbon par an pour la production floricole. Il s’agit bien, pour les horticulteurs, de s’affranchir des contraintes naturelles en proposant des fleurs toute l’année à des consommateurs de plus en plus nombreux. Comme l’écrit l’historien et romancier Victor du Bled en 1901,

« le forçage des fleurs est une des innombrables applications de cette loi universelle qui met l’homme aux prises avec la nature ; il proteste contre l’hiver, il brouille les Parisiens avec les saisons, il leur fournit des roses pendant toute l’année ».

Cet essor du forçage s’accompagne, notamment dans le Midi (principalement sur le littoral méditerranéen), d’une culture particulièrement intensive. Les horticulteurs n’y pratiquent pas la jachère, qui consiste à laisser la terre sans travailler et se reposer temporairement. Si l’intensification de la production concerne de nombreux pans de l’agriculture, cette dynamique est particulièrement forte dans le cas de la floriculture. En effet, la petite taille des exploitations floricoles et la forte valeur ajoutée des fleurs produites incitent les floriculteurs à chercher les rendements les plus élevés possibles. Certaines terres floricoles produisent ainsi chaque année entre six et dix récoltes.

La culture intensive contribue à l’épuisement des sols et à l’affaiblissement des végétaux quand l’humidité et la chaleur qui règnent dans les serres favorisent la prolifération des parasites. Pour parer à ces problèmes, les horticulteurs sont de plus en plus nombreux, dans les dernières décennies du XIXe siècle, à défendre le déploiement des engrais, insecticides et anticryptogamiques.

La chimie agricole au service de l’essor de la floriculture

Comme les historiens l’ont largement mis en lumière, les dernières années du XIXe siècle voient l’agriculture faire un usage croissant des nouveaux engrais et des insecticides chimiques. Les horticulteurs ne se tiennent pas à l’écart de ce mouvement et les premières années du XXe siècle sont un temps d’intenses expérimentations en matière d’application à la floriculture des nouveaux produits issus de la chimie agricole. Les engrais azotés, sulfate d’ammoniac et nitrate de soude notamment, commencent à être utilisés, mais ne seront massivement employés qu’après la Première Guerre mondiale.

Pour lutter contre les pucerons et les araignées rouges qui s’en prennent aux cultures, les horticulteurs se servent de plus en plus du sulfure de carbone, du lysol, de l’acide sulfurique et du cyanure de potassium, tout en minimisant les risques de ces produits. Certes, ce sont « des poisons extrêmement redoutables », admet l’horticulteur Oscar Labroy en 1904. Néanmoins, « avec de la prudence, aucun danger n’est à craindre ».

Certains acteurs se spécialisent dans la chimie horticole. C’est le cas de la compagnie Truffaut, installée à Versailles en 1897. Elle produit en série un engrais, la biogine, dont la supériorité sur le fumier est régulièrement vantée dans ses brochures publicitaires. L’insecticide Truffaut, quant à lui, est censé remplacer avantageusement les anciennes méthodes à base de jus de tabac. En 1913, ce sont 4 000 tonnes d’engrais, d’insecticides et d’anticryptogamiques qui sont expédiées à des horticulteurs de tout le pays depuis les installations versaillaises de l’entreprise.

Des fleurs françaises pour l’Europe

La pratique du forçage, de la culture intensive et l’usage croissant de produits issus de la chimie agricole conduisent à une augmentation rapide des rendements. Alliée à l’essor du chemin de fer, cette augmentation de la productivité permet aux floriculteurs français d’expédier leurs fleurs à des distances de plus en plus grandes. Alors qu’il fallait huit jours pour relier Nice à Paris au début du XIXe siècle, il ne faut plus que vingt-et-une heures en 1892 et treize heures en 1910. Grâce aux trains rapides de la Compagnie des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée (PLM), les fleurs cultivées dans les exploitations du littoral méditerranéen rejoignent Paris puis l’Europe tout entière au début du XXe siècle.

Chargement du train aux fleurs de la compagnie PLM (s.d., fin XIXᵉ siècle).
Archives départementales des Alpes-Maritimes

Le Midi, qui s’impose au début du siècle comme la plus grande zone de production floricole du continent, commence à exporter ses fleurs en dehors du territoire national dans des quantités de plus en plus importantes. En 1911, ce sont 7 200 tonnes d’œillets, de roses ou encore de violettes de Parme qui sont expédiées des gares du littoral vers l’Angleterre, l’Allemagne, la Belgique, la Russie et le Danemark. Si le gros des exportations est le fait des exploitants méridionaux, les horticulteurs du département de la Seine expédient également leur production vers la Russie, la Suède et la Pologne.

Cueillette de fleurs pour l’exportation près de Bandol, dans le Var (s.d., début XXᵉ siècle).
Archives départementales du Var.

Un siècle plus tard, les fondamentaux restent les mêmes, mais le changement d’échelle est considérable. C’est à partir des années 1970, avec l’installation des premières grandes exploitations floricoles en Afrique, au Kenya notamment, que le commerce des fleurs commence à prendre l’ampleur qu’on lui connaît aujourd’hui.

Les exportations de fleurs, cultivées à l’aide d’un usage massif de produits phytosanitaires et transportées par avion vers l’Europe, connaissent une croissance rapide à la fin du XXe siècle. Entre 1998 et 2003, les expéditions kenyanes passent ainsi de 30 000 à 60 000 tonnes par an. Depuis une dizaine d’années néanmoins, les initiatives se multiplient qui visent à la relocalisation d’une production sans pesticides et plus respectueuse des cycles naturels. Consommer des fleurs en quantité plus modeste et se passer de roses en hiver, voilà qui impose peut-être de se défaire d’un modèle vieux d’un siècle et demi.

The Conversation

Pierre-Louis Poyau ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Des roses en hiver : aux racines d’un modèle industriel – https://theconversation.com/des-roses-en-hiver-aux-racines-dun-modele-industriel-265543

En République centrafricaine, tous les citoyens ne sont pas égaux dans l’isoloir

Source: The Conversation – in French – By Alexandra Lamarche, PhD Candidate | Doctorante, Université de Montréal

En République centrafricaine (RCA), voter devient un outil d’exclusion : les élections en décembre ne visent pas à refléter la volonté populaire, mais à effacer ceux que le régime ne reconnaît pas comme pleinement centrafricains, en particulier les musulmans.

Le 28 décembre, les citoyens de la RCA se rendront aux urnes pour la première élection depuis la réforme de la Constitution, qui a supprimé la limite du nombre de mandats présidentiels.

Avec 2,3 millions d’électeurs inscrits, dont près de 750 000 nouveaux, ce scrutin est présenté par les médias comme un signe d’engagement démocratique renouvelé. Mais derrière les chiffres se dessine une réalité bien plus inquiétante : une élection soigneusement façonnée pour consolider le pouvoir d’un régime nativiste, qui redéfinit la citoyenneté pour mieux exclure.

Sous le couvert d’une procédure démocratique, le gouvernement de Faustin-Archange Touadéra recourt à la répression pour créer un électorat composé uniquement de « vrais » Centrafricains, excluant ceux qu’il considère comme étrangers, en particulier les musulmans. Il en résulte une élection qui n’est ni libre ni représentative, mais plutôt un outil d’exclusion nativiste.

Le nativisme repose sur une distinction entre les « autochtones » supposés légitimes et les « étrangers » perçus comme une menace pour l’identité nationale. Ces conceptions donnent lieu à des hiérarchies d’appartenance, où certains groupes sont considérés comme des membres plus légitimes de la nation que d’autres.

Cette idéologie est bien connue au-delà du continent africain. Aux États-Unis, par exemple, ce réflexe nativiste se traduit non seulement par des politiques anti-immigration de Donald Trump, mais aussi par une hostilité croissante envers les migrants eux-mêmes, présentés comme une menace culturelle et économique. En Inde, sous la direction de Narendra Modi et de son parti nationaliste hindou, le BJP, un nativisme religieux s’est renforcé, redéfinissant l’identité nationale en termes hindous et marginalisant les minorités, notamment musulmanes.

Cet article utilise ces concepts pour démontrer qu’en RCA, le nativisme dépasse la simple construction de hiérarchies d’appartenance pour servir activement de moteur idéologique à la répression étatique. En tant que chercheuse en science politique à l’Université de Montréal, spécialisée sur la République centrafricaine, je m’appuie sur mon expérience récente de terrain auprès de musulmans centrafricains.

Qui est vraiment Centrafricain ? Quand le pouvoir redéfinit l’identité

Malgré les discours nativistes, les musulmans ne sont pas des nouveaux arrivants en RCA. Leur présence dans le pays remonte en effet à deux siècles. Alors que le pays est depuis longtemps polarisé sur le plan ethnique, plus récemment, les discours nativistes mobilisés par l’ancien président François Bozizé ont exacerbé les tensions entre la majorité chrétienne et la minorité musulmane du pays, jouant un rôle important dans le déclenchement de la guerre civile de 2013-2014.

Malgré la fin officielle du conflit, l’instabilité persiste. En continuant à présenter les musulmans comme des invités, souvent liés à leurs origines du Tchad ou du Soudan actuels, les discours nativistes du gouvernement du président Faustin-Archange Touadéra délégitiment la citoyenneté musulmane, tant dans les discours que dans la pratique, et justifient la répression violente et administrative menée par l’État.

Quand voter devient un privilège

Entre janvier et mars 2025, j’ai mené 42 entretiens de terrain avec des musulmans centrafricains au sujet de leurs expériences de répression en RCA. Bien que leurs vécus varient, ces entretiens ont permis de mieux comprendre les obstacles bureaucratiques et les problèmes de sécurité qui limitent et entravent la participation politique des musulmans, réduisant ainsi l’électorat en fonction de l’identité.

Cette exclusion repose sur trois mécanismes : un accès inégal aux cartes d’identité nécessaires pour s’inscrire, des obstacles à la participation le jour du vote, et l’exclusion des réfugiés, majoritairement musulmans.

Peu de musulmans centrafricains ont pu obtenir leur carte d’identité nationale facilement… quand ils y parviennent. Beaucoup se voient exiger des documents supplémentaires pour prouver leur citoyenneté : certificats de naissance, de résidence et de nationalité, souvent remontant jusqu’aux parents et grands-parents. Tous disent avoir payé plus que leurs compatriotes chrétiens pour les mêmes démarches.

Ces paiements sont parfois présentés comme des frais administratifs ; d’autres parlent ouvertement de pots-de-vin. Certains ont même été harcelés par les forces armées centrafricaines (FACA) et leurs alliés russes en tentant de régulariser leur situation. Une femme, venue obtenir les papiers de sa famille à Bangui, raconte avoir été menacée par les FACA et sommée de quitter le pays.

Pour ceux qui ont perdu leurs documents dans les déplacements liés aux conflits, obtenir une carte est quasiment impossible. Face à ces obstacles, beaucoup renoncent. D’autres, refusant de céder, s’accrochent malgré le harcèlement, les coûts et les humiliations, souvent sans succès.

À cela s’ajoute une pratique alarmante : la confiscation des papiers par les FACA. Un homme témoigne :

En 2023, ils m’ont arrêté, volé mes papiers, mon certificat de naissance, ma carte d’identité. Ils m’ont battu et dit que je n’étais pas digne d’avoir des documents centrafricains

Et même parmi ceux qui parviendront à voter, la peur domine. Lors des élections de 2020-2021, plusieurs musulmans disent avoir été forcés à voter pour Touadéra. Une femme se souvient :

Les FACA m’ont suivie jusqu’à l’isoloir et m’ont montré son nom sur le bulletin. Je savais que c’était illégal, mais j’avais trop peur pour dire non.

Les réfugiés centrafricains — qui ont fui pendant la guerre civile ou depuis — n’ont plus le droit de vote. Bien qu’ils aient participé aux premières élections d’après-guerre, le gouvernement les maintient à l’écart depuis, malgré les appels répétés des Nations unies pour leur inclusion.

« Nous sommes exclus à cause de la mentalité que les musulmans ne sont pas centrafricains », résume un homme interrogé.

Un vote qui divise

Ces obstacles et restrictions à l’exercice du droit de vote sont des indicateurs clairs d’une marginalisation systémique. Ils soulignent que lorsque des élections post-guerre civile ont lieu dans des régimes nativistes, elles ne sont pas des signes de progrès, mais des instruments permettant de légitimer l’exclusion et de consolider le pouvoir parmi ceux qui sont considérés comme de « vrais » citoyens.

L’exclusion des musulmans n’est pas une réponse aux troubles persistants dans le pays, mais une stratégie visant à restreindre l’accès à la vie politique et à redéfinir les contours de la citoyenneté. À l’approche des élections en RCA, cette dynamique illustre comment les régimes nativistes peuvent utiliser les élections pour décider à qui appartient — et qui est exclu — de la nation.

Ce cas ne s’inscrit pas seulement dans l’histoire de la République centrafricaine : il reflète une tendance mondiale où le populisme, le nationalisme et les politiques identitaires redéfinissent les frontières de l’appartenance. En RCA comme aux États-Unis, en Europe ou en Inde, les régimes nativistes peuvent transformer les élections en armes d’exclusion.

La Conversation Canada

Alexandra Lamarche est financée par le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) du Canada

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Cesser sa profession : le rôle de la mémoire dans la fin de la vie professionnelle

Source: The Conversation – in French – By Ricardo Azambuja, Professeur associé en management, EDHEC Business School

La fin de l’activité professionnelle est un moment clé dans une vie. Comment se déroule le passage à la retraite quand on est cadre supérieur au Japon ou aux États-Unis ? La façon dont est vécue cette rupture dépend en grande partie des contextes culturels et de la manière dont les personnes sont accompagnées. Des progrès pourraient être réalisés dans ce domaine.


Dans « Unbecoming a Professional : The Role of Memory during Field Transitions in Japan and the US », nous examinons comment des associés partenaires retraités des cabinets d’audit au Japon et aux États-Unis envisagent leur vie personnelle à l’issue de leur carrière. Ces cabinets sont des environnements hautement structurés où les individus développent des liens profonds avec leur travail, leurs compétences et leurs routines. En nous appuyant sur des entretiens menés avec 48 partenaires retraités dans ces deux pays, nous avons étudié la façon dont les individus « cessent d’être des professionnels » après des décennies passées dans une carrière.

L’étude souligne que, bien que les contextes culturels et sociétaux influencent la manière dont les ex-partenaires vivent cette transition, la nostalgie et les souvenirs de leur passé professionnel jouent également un rôle important dans leur adaptation.

Pour comprendre ce moment de sortie de la vie professionnelle, nous nous appuyons sur des concepts sociologiques clés issus des travaux de Pierre Bourdieu, notamment l’habitus, le capital, l’effet d’hystérésis et les transitions de champ. Au fil du temps, les professionnels développent des habitudes, des compétences et des façons de penser profondément ancrées, en accord avec les normes et les attentes de l’environnement des cabinets d’audit.

Le travail, une question d’habitus

L’habitus formulé influence la manière dont les partenaires se comportent et naviguent dans leur monde professionnel. En outre, tout au long de leur carrière, les professionnels accumulent différents types de ressources ou de formes de « capital » qu’il s’agisse de capital culturel (compétences, savoirs), social (relations, réseaux) ou encore économique (richesse). Ces formes de capital sont grandement valorisées durant les années de travail des individus. Mais quand arrive la retraite, leur signification peut changer.

Pour expliquer plus généralement ce décalage entre l’habitus et les nouvelles circonstances, Bourdieu a avancé le concept d’effet d’hystérésis : l’inadaptation de l’habitus vis-à-vis des nouvelles circonstances. À divers degrés, certaines des compétences professionnelles, connaissances, manières sociales et réseaux développés au cours de leur longue carrière ne correspondent plus aux circonstances de leur retraite.

La retraite comme une remise de diplôme, au Japon

« Ces titres – associés des Quatre Grands et le titre de CPA (certified public accountant) – sont mon passeport pour la prochaine étape de ma carrière comme conseil d’administration des sociétés cotées en bourse. »

Nos principales conclusions suggèrent que les valeurs culturelles influencent profondément la manière dont ces partenaires vivent et s’adaptent après s’être détachés d’un cabinet d’audit. Les ex-partenaires japonais considèrent souvent la retraite comme une « remise de diplôme » (graduation) ou « sotsugyou ». Soit une transition vers une nouvelle phase plutôt qu’une fin complète de leur vie professionnelle.

En ce qui concerne le capital économique, de nombreux ex-partenaires japonais continuent à travailler dans des conseils d’administration et conservent leurs qualifications professionnelles, exploitant leurs connaissances, compétences et le réseau social qu’ils ont acquis. Ce phénomène reflète le concept d’« ikigai » : avoir un but dans la vie, qui inclut souvent un travail continu et une contribution active à la société.

Du point de vue du capital social, les relations professionnelles solides et la loyauté envers d’anciens collègues perdurent pour les ex-partenaires japonais à la retraite. Ils continuent d’interagir avec leur réseau professionnel, ce qui les aide à trouver des rôles post-retraite et à maintenir un sentiment d’appartenance. Notre étude souligne que ce travail continu s’aligne avec les attentes de la société japonaise et des structures familiales, qui valorisent la contribution continue au foyer comme faisant partie d’un objectif de vie légitime et louable.




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La retraite comme une récompense bien méritée, aux États-Unis

À l’inverse, les ex-partenaires états-uniens ont tendance à voir la retraite comme une période faite pour se détacher complètement de la vie professionnelle et investir d’autres sphères de la vie. Pour beaucoup, la retraite est perçue comme une récompense pour des décennies de travail, en accord avec l’idéal de l’« American Dream » ou la promesse d’atteindre le succès et la prospérité grâce au travail acharné.

Concernant le capital économique, les ex-partenaires réorientent leur attention vers les loisirs, la famille et les intérêts personnels. Pour eux, la retraite est moins axée sur le maintien des liens avec leur passé professionnel et davantage sur une vie de confort et de plaisir, décrivant souvent leur retraite comme le fruit « mérité » de leur vie professionnelle. Relativement au capital social, les relations professionnelles diminuent souvent après la retraite ; ils doivent relever le défi de construire de nouveaux réseaux sociaux en dehors du travail, bien qu’ils maintiennent des liens étroits avec certains anciens collègues.

« Nous avons tous voyagé, et c’était aussi une activité que nous faisions au travail, mais c’était… un ou deux voyages par an. Maintenant, on peut partir en voyage tous les mois, ou tous les week-ends, et planifier de grands voyages, de longs séjours ailleurs. »

Adaptations différentes d’un pays à l’autre

Les ex-partenaires japonais et états-uniens font tous l’expérience de l’« hystérésis », un décalage entre leur rôle professionnel de longue date et leur situation de vie actuelle. Les ex-partenaires japonais, par exemple, constatent que, bien que leurs compétences et titres professionnels aient une valeur sociale, ils ne se traduisent pas toujours aisément dans leurs nouveaux rôles au sein des conseils d’administration. Ils y sont confrontés à des attentes et des normes professionnelles distinctes. Ce décalage peut engendrer un sentiment de désorientation, car ils s’efforcent de réutiliser leur expérience professionnelle pour s’adapter à de nouvelles responsabilités.

En revanche, pour les ex-partenaires des États-Unis, l’hystérésis prend la forme d’une rupture soudaine avec les réseaux professionnels et les environnements structurés auxquels ils étaient intégrés. Il est souvent plus difficile pour eux de se constituer de nouveaux cercles sociaux en dehors du travail, étant donné que leurs relations antérieures – transactionnelles – étaient principalement axées sur la carrière.

Le rôle de la nostalgie

Notre étude montre également le rôle de la nostalgie en tant qu’« outil » utilisé par les ex-partenaires pour combler l’écart entre leurs activités professionnelles passées et présentes en fonction du changement de contexte (de la vie active à la période de retraite) qu’ils connaissent. Les partenaires japonais ressentent souvent de la nostalgie pour leur rôle au sein des cabinets d’audit, valorisant les liens sociaux et le prestige que leur position leur apportait.

Beaucoup continuent d’associer leur estime personnelle à leur rôle professionnel, ce qui les incite à rester impliqués dans des activités professionnelles. La nostalgie les aide à adapter leur capital culturel et social accumulé à de nouvelles positions, telles que les rôles qu’ils occupent au sein de conseils d’administration, préservant ainsi un sentiment de continuité avec leur ancienne vie au sein des cabinets d’audit.

France 24, 2018.

En revanche, les ex-partenaires aux États-Unis ont tendance à canaliser leur nostalgie vers l’appréciation des fruits de leur labeur, valorisant la liberté que leur apporte la retraite après des décennies d’engagement dans les cabinets d’audit. Bien qu’ils expriment de la nostalgie pour la camaraderie et la vie professionnelle qu’ils ont laissées derrière eux, ils envisagent généralement la retraite comme une occasion de se redéfinir. Bien qu’ils puissent être nostalgiques de leurs succès professionnels et leurs liens sociaux, ils cherchent surtout à s’épanouir à travers des activités familiales, des voyages et de nouveaux passe-temps, plutôt que de continuer à consacrer du temps à des activités liées à leur vie professionnelle.

Comprendre les dynamiques vécues par les associés partis à la retraite peut aider les organisations et la société à mieux soutenir les professionnels dans leur transition vers la retraite, en prenant en compte à la fois les facteurs psychologiques et culturels. Bien que nos participants mentionnent le soutien des programmes de retraite visant à faciliter la transition des retraités, ces programmes tendent à se concentrer uniquement sur les aspects financiers. Au-delà de la planification financière, les particularités liées à la culture nationale, à la profession et à la situation individuelle (ex. statut familial, ambitions, etc.) doivent être prises en considération.

Dans la mesure où les professionnels en viennent généralement à considérer leur l’entreprise et de leur métier comme un système de soutien global, non seulement pour accomplir leurs ambitions financières et professionnelles, mais aussi pour répondre à leurs besoins sociaux et psychologiques, nos conclusions soulignent que d’autres aspects de la retraite pourraient être pris en considération, dont, plus particulièrement, l’intégration d’un soutien social et psychologique adapté aux réalités de chaque contexte culturel.

The Conversation

Ricardo Azambuja ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Cesser sa profession : le rôle de la mémoire dans la fin de la vie professionnelle – https://theconversation.com/cesser-sa-profession-le-role-de-la-memoire-dans-la-fin-de-la-vie-professionnelle-245702

Faut-il s’attendre à des gadgets dopés à l’IA dans le prochain James Bond ?

Source: The Conversation – in French – By Christopher Holliday, Senior Lecturer in Liberal Arts and Visual Cultures Education, Department of Interdisciplinary Humanities, King’s College London

Le prochain opus de la saga James Bond, en développement chez Amazon Studios, sera écrit par Steven Knight (Peaky Blinders) et réalisé par Denis Villeneuve. Pour l’heure, Knight a seulement évoqué son envie de créer « quelque chose d’identique mais différent », tandis que Villeneuve a promis d’« honorer la tradition » de la saga. Une déclaration énigmatique, tant cette tradition a pu se révéler changeante au fil des ans, en particulier dans le rapport que le héros entretient avec les technologies de pointe.


Depuis les années 1960, la panoplie de gadgets fait partie intégrante de l’univers James Bond. Leur présence ou leur absence a souvent marqué les tournants de la saga, reflétant à la fois le contexte mondial et l’influence d’autres franchises à succès.

Aujourd’hui, avec l’essor de l’IA, le James Bond nouveau pourrait explorer de nouveaux thèmes liés à la technologie. Mais chaque nouvelle version, surtout associée à l’arrivée d’un nouvel acteur, une approche plus réaliste, façon « retour aux sources ».

Bond et ses gadgets

Les premiers James Bond, avec Sean Connery – Dr No (1962), Bons baisers de Russie et Goldfinger (1964) – introduit déjà quelques gadgets. Dans On ne vit que deux fois (1967), le scénario est plus spectaculaire, avec le détournement d’une capsule spatiale en pleine course à l’espace entre les États-Unis et l’URSS, avec le repaire du méchant niché dans un volcan.

Le film suivant, Au service secret de Sa Majesté (1969), adopte un ton très différent. L’intrigue se concentre sur la romance entre Bond (George Lazenby) et Tracy di Vicenzo (Diana Rigg) jusqu’à leur mariage, privilégiant une dimension émotionnelle inédite. Le rôle secondaire accordé à la technologie coïncide avec l’arrivée d’un nouvel acteur — une tendance qui se répétera régulièrement. Ce changement de ton était d’ailleurs prévisible pour d’autres raisons.

Goldfinger : Q présente à Bond son Aston Martin.

En effet, Ian Fleming, l’auteur de James Bond, écrit Au service secret de Sa Majesté dans sa maison de vacances jamaïcaine, Goldeneye, alors que Dr No était tourné à proximité. Publié le 1er avril 1963, le roman sort le jour où débute le tournage de Bons baisers de Russie. L’approche plus sobre en gadgets peut être vue comme la critique de Fleming envers ce qu’il considérait comme une dépendance excessive des films Bond aux technologies de pointe. Dans l’histoire de la saga, chaque excès technologique est presque toujours suivi d’un recentrage sur des choix plus minimalistes, et une plus grande place accordée aux personnages.

Après Au service secret de Sa Majesté, Sean Connery revient dans Les diamants sont éternels (1971), qui, comme On ne vit que deux fois, s’inscrit dans une intrigue spatiale. Puis vient Vivre et laisser mourir (1973), premier film avec Roger Moore dans le rôle de Bond, plus ancré dans le réel et marqué par l’absence de Q, le célèbre maître des gadgets (appelé Major Boothroyd dans Dr No).

Les films des années 1970, avec Roger Moore, montrent une dépendance croissante à la technologie, culminant avec Moonraker (1979), fortement influencé par Star Wars (1977), dans lequel Bond part dans l’espace.

Le film suivant, Rien que pour vos yeux (1981), fut décrit par le réalisateur John Glen comme un retour « aux sources de Bond ». La récession mondiale de 1980-1982 a probablement favorisé ce recentrage. Avec un budget inférieur à celui de Moonraker, les réalisateurs ont dû faire preuve d’ingéniosité : on le voit avec ce Bond escaladant une paroi rocheuse, en Grèce, à l’aide de simples lacets.

Une relation ambivalente avec la technologie

Les derniers films avec Moore illustrent la relation ambivalente entre Bond et la technologie, notamment avec l’intrigue sur les micropuces dans Dangereusement vôtre (1985). Mais dès Tuer n’est pas jouer (1987), Timothy Dalton incarne un Bond plus réaliste, fidèle à l’esprit des romans, privilégiant les techniques d’espionnage classiques. Après une ouverture à Gibraltar, l’action se déplace à Bratislava, où Bond aide un général du KGB à passer à l’Ouest. Dalton quitte la saga après Permis de tuer (1989), influencé par le cinéma d’action hollywoodien des années 1980.

Après une pause de six ans, Bond revient avec GoldenEye (1995), incarné par Pierce Brosnan, et entre dans l’ère de l’information. L’intrigue cyberterroriste du film s’inspire des sous-cultures émergentes sur Internet.

Scène d’ouverture de Tuer n’est pas jouer (YouTube officiel de 007).

Meurs un autre jour (2002), dernier film avec Pierce Brosnan dans le rôle-titre, pousse la technologie à l’extrême avec une Aston Martin invisible, jugée excessive par le public et la critique. Dans un contexte post-11 septembre, marqué par la quête de réalisme et de sécurité nationale – incarnée par la saga Jason Bourne – ces effets spéciaux spectaculaires paraissaient décalés.

C’est alors qu’arrive le Bond incarné par Daniel Craig, accompagné d’une déclaration forte : désormais, Bond ferait les choses pour de vrai, pour reprendre le titre d’un documentaire sur l’acteur tournée à l’occasion de son premier film dans le rôle (Casino Royale, 2006). Cette déclaration d’intention marque non seulement une distanciation par rapport aux images de synthèse mais aussi l’abandon de bizarreries technologiques extravagantes qui avaient marqué les épisodes précédents.

L’absence de Q, une première depuis Vivre et laisser mourir, confirme ce retour aux sources. Lorsque Q revient dans Skyfall (2012), désormais incarné par Ben Whishaw, il lance à Bond : « Vous vous attendiez à un stylo explosif ? Nous ne faisons plus vraiment ce genre de choses. »

Avec un nouveau reboot en préparation, la question se pose : le film s’inspirera-t-il des technologies contemporaines ou privilégiera-t-il un Bond plus réaliste ? Denis Villeneuve, fort de son expérience en science-fiction (Arrival, Blade Runner 2049, Dune), pourrait aller dans le sens de l’innovation. Mais, dans un contexte culturel marqué par la crainte de l’intelligence artificielle, la saga pourrait également s’éloigner de la technologie pour se démarquer. Quoi qu’il en soit, les cinéastes pourront toujours affirmer rester fidèles à la tradition !

The Conversation

Christopher Holliday ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Faut-il s’attendre à des gadgets dopés à l’IA dans le prochain James Bond ? – https://theconversation.com/faut-il-sattendre-a-des-gadgets-dopes-a-lia-dans-le-prochain-james-bond-262634

Pourquoi l’insuline, cruciale face au diabète, reste inaccessible à des millions de patients

Source: The Conversation – France in French (3) – By Stéphane Besançon, Associate Professor in Global Health at the Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM) / CEO NGO Santé Diabète, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)

Découverte au début du XXe siècle, l’insuline a révolutionné la prise en charge du diabète, transformant une maladie mortelle en maladie chronique. Mais un très grand nombre de patients n’a toujours pas accès à ce médicament essentiel. Pour changer les choses, les gouvernements doivent agir.


La découverte de l’insuline, en 1921, a révolutionné la prise en charge du diabète. De maladie mortelle, cette affection, qui se caractérise par un excès de sucre dans le sang, est devenue une maladie chronique que l’on pouvait désormais traiter.

Pour assurer l’accès à ce médicament vital au plus grand nombre, les découvreurs de l’insuline en ont cédé les droits à leur université pour un dollar symbolique. Pourtant, un siècle plus tard, une partie importante des patients atteints de diabète ne peut toujours pas se procurer cette molécule essentielle.

En 2021, l’Assemblée mondiale de la santé a souligné l’importance de l’accès à l’insuline dans sa résolution visant à renforcer la prévention et le contrôle du diabète. Pourtant, depuis, la situation a peu évolué au niveau mondial.

À la veille du 4e Sommet de haut niveau sur les maladies non transmissibles qui se tiendra à New York le 25 septembre, il est important de rappeler que l’action des gouvernements est cruciale pour garantir que toutes les personnes qui ont besoin d’insuline soient effectivement en capacité de s’en procurer.

Nous avons analysé le rôle que les gouvernements doivent jouer pour y parvenir. Voici ce qu’il faut retenir de nos travaux, dont les conclusions dépassent le cadre de l’accès à l’insuline.

Un médicament vital, mais toujours hors de portée

Découverte il y a plus d’un siècle, en 1921, et utilisée pour la première fois en contexte clinique en 1922 pour traiter un enfant, l’insuline a transformé le destin de millions de personnes atteintes de diabète.

Rappelons que cette hormone est fabriquée par certaines cellules spécialisées du pancréas (les cellules bêta des îlots de Langerhans). Elle permet de réguler la glycémie, autrement dit les taux de glucose dans le sang. L’insuline favorise en effet l’entrée de ce sucre dans les cellules, ce qui en diminue la concentration sanguine. Pour mémoire, il faut distinguer deux types de diabète, le diabète de type 1 (autrement dit, dû à une production insuffisante d’insuline) ou de type 2 (résultant d’une baisse de sensibilité des cellules à l’insuline).

Sur le long terme, les conséquences de l’hyperglycémie chronique, qui concernent principalement le cœur et les vaisseaux sanguins, sont catastrophiques. Elles aboutissent à une augmentation du risque d’athérosclérose, d’infarctus (risque multiplié de trois à cinq fois), d’accident vasculaire cérébral ou d’artérite (inflammation des artères) des membres inférieurs (pouvant mener à l’amputation), d’insuffisance rénale grave ou encore de cécité.

Les deux types de diabète peuvent nécessiter la prise d’insuline, mais pour le type 1 il s’agit d’une question de survie, car sans insuline, cette maladie constitue malheureusement une condamnation à mort. On comprend pourquoi la découverte du rôle de cette hormone, puis son utilisation en tant que médicament, a révolutionné la prise en charge de cette affection. Au point que, dès 1923, les scientifiques qui en ont été à l’origine (Frederick Banting, Charles Best, John Macleod et James Collip) se voyaient remettre le prix Nobel de physiologie (ou, médecine). Depuis lors, la prestigieuse récompense n’a plus jamais été attribuée si rapidement après une découverte…

En 2025, cependant, ce médicament essentiel à la survie des 9 millions de personnes vivant avec un diabète de type 1 et qui participe à une meilleure prise en charge de 63 millions de personnes vivant avec un diabète de type 2 reste inaccessible à une partie importante de la population mondiale.

Des conséquences importantes en matière de santé publique

On estime que, dans l’ensemble, une personne sur deux dans le monde n’a pas accès à l’insuline dont elle a besoin et en Afrique cette proportion est encore pire puisqu’elle est estimée à un patient sur sept.

Cette situation, qui concernait essentiellement les pays à revenus faibles et intermédiaires, touche aussi, depuis quelques années, les États-Unis. On estime que le prix très élevé de l’insuline dans ce pays oblige environ 16,5 % des personnes qui en ont besoin à rationner son utilisation (en retardant la prise ou en diminuant la dose, par exemple). Cela correspond à environ 1,3 million d’adultes.

Il est important de noter que cette problématique de l’accès à l’insuline ne concerne pas que le diabète de type 1, mais aussi le diabète de type 2, forme de la maladie qui est en très forte croissance dans le monde. En 2020, on estimait qu’environ 445 millions d’adultes âgés de 20-79 ans vivaient avec un diabète de type 2. Ils seront, selon les évaluations les plus optimistes, au minimum 730 millions dans ce cas en 2025, et 15,5 % d’entre eux devraient avoir besoin d’insuline.

Cette difficulté d’accès est principalement due au prix de l’insuline, mais aussi au manque de disponibilités de ce médicament dans de nombreux systèmes de santé. Or, déterminer les raisons pour lesquelles un médicament est disponible ou non n’est pas toujours simple, car l’accessibilité dépend d’une chaîne complexe dont chaque maillon peut faillir.

Pour y parvenir, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) propose de retenir huit dimensions : la recherche et l’innovation, la production, la réglementation, la mise sur le marché et le remboursement, l’approvisionnement, la prescription, la dispensation et l’utilisation. Dans le cas de l’accessibilité de l’insuline, ce cadre d’analyse nous apprend notamment qu’à chaque étape, les gouvernements ont un rôle important à jouer.

Recherche et innovation : pour que le bien public ne bascule pas vers le marché

Au niveau mondial, les gouvernements investissent des sommes importantes dans la recherche. Ces financements, souvent destinés aux universités, favorisent la découverte de traitements innovants. L’histoire de l’insuline illustre bien l’importance de ce rôle. Son brevet fut cédé par ses découvreurs à l’université de Toronto, où ils officiaient, pour un dollar symbolique, afin d’en assurer un accès universel. L’un d’eux, Frederick Banting, aurait déclaré :

« L’insuline ne m’appartient pas, elle appartient au monde entier. » (« Insulin does not belong to me, it belongs to the world. »)

Toutefois, une fois entre les mains de l’industrie pharmaceutique, les prix se sont envolés, illustrant les tensions entre brevets, innovation et accessibilité. Aujourd’hui, la production d’insuline est dominée par trois fabricants (Sanofi, Eli Lilly et Novo Nordisk), qui contrôlent 90 % d’un marché estimé à 29,4 milliards de dollars en 2024.

Cette situation limite la concurrence et neutralise l’effet que pourrait avoir sur les prix l’introduction de « biosimilaires » de l’insuline (autrement dit, des « génériques » de cette molécule). Pour cette raison, les gouvernements doivent donc repenser leur soutien à l’innovation.

Il s’agit non seulement de financer la recherche pour de nouvelles technologies, d’envisager une production locale et une production publique, mais aussi de promouvoir des « innovations douces ». Ces solutions moins spectaculaires sont souvent négligées par le secteur privé, mais peuvent pourtant être bien adaptées aux besoins réels. On peut, par exemple, envisager la mise en place de nouvelles approches pour l’éducation thérapeutique des patients, s’appuyant sur les nouvelles technologies, ou l’emploi d’outils d’intelligence artificielle (IA) pour mieux utiliser les données générées par les systèmes de santé.

Régulation et mise sur le marché : harmoniser et simplifier

L’autorisation de mise sur le marché relève d’agences nationales ou régionales, comme l’EMA (Agence européenne du médicament, en anglais l’European Medicines Agency) en Europe ou la FDA (Food and Drug Administration) aux États-Unis. Ces institutions sont essentielles pour garantir la qualité et la sécurité des médicaments, mais leurs procédures restent complexes, notamment quand il s’agit d’introduire des biosimilaires.

Face à la faible action des gouvernements, l’OMS a lancé, en 2019, un programme de préqualification pour l’insuline, destiné à faciliter l’entrée de nouveaux producteurs sur le marché. Pourtant, à ce jour, peu de fabricants ont déposé un dossier. Pour accroître la concurrence, les gouvernements doivent encore harmoniser et simplifier les procédures, tout en soutenant l’entrée de nouveaux fabricants sur les marchés.

La question des prix est tout aussi cruciale. Dans certains pays, les tarifs sont fixés par comparaison internationale. Dans d’autres, cela se fait après des négociations entre l’État et les industriels. Néanmoins, dans la plupart des pays à revenu faible ou intermédiaire, ces politiques sont inexistantes.

Ce manque de transparence grève les capacités de négociation, et aboutit à une inflation des prix non seulement pour les patients, mais aussi pour le système de santé. Pour remédier au problème, les gouvernements doivent développer des mécanismes de fixation des prix d’achat. Ils doivent également garantir un prix abordable (ou, idéalement, la gratuité) pour leurs populations.

Approvisionnement et distribution : le défi logistique

Qu’un médicament soit fabriqué et bénéficie d’une autorisation de mise sur le marché ne suffit pas à assurer son accessibilité. Il faut également qu’il existe des chaînes logistiques permettant de le stocker correctement et de le transporter dans des conditions appropriées, notamment en respectant la chaîne du froid.

La chaîne d’approvisionnement doit également être efficiente et peu coûteuse, afin d’influer le moins possible sur le prix final du médicament. Or, dans de nombreux pays, des problèmes d’infrastructures ou des coûts logistiques élevés viennent gonfler le prix final payé par le patient.

Là encore, le rôle des gouvernements est central. Ces derniers doivent mettre en œuvre les investissements adéquats pour assurer l’efficience de l’infrastructure de leur chaîne d’approvisionnement. Ils doivent en parallèle garantir que sa structuration n’entraîne pas des coûts additionnels pour le système ou les patients.

Prescription et utilisation : renforcer les systèmes de santé

L’insuline ne sauve des vies que si elle est prescrite, dispensée et utilisée correctement.

Or, il arrive qu’en bout de chaîne, les patients atteints de diabète se retrouvent confrontés à des barrières à l’utilisation à cause de divers facteurs, tels que la faiblesse du système de santé, le manque de professionnels de santé ou une disponibilité aléatoire dans les pharmacies.

Les gouvernements doivent investir pour améliorer les systèmes de santé et garantir une prise en charge globale, holistique, du diabète.

Rééquilibrer le rapport de force avec le secteur privé

Pour reprendre la métaphore de l’économiste canadien Henry Mintzberg, la société est comme un tabouret à trois pieds, représentés par le gouvernement, la société civile et le secteur privé. Si les trois pieds ne sont pas au même niveau, l’équilibre est rompu. Or, c’est exactement ce qui se passe dans le cas de l’insuline. Le secteur privé impose souvent ses règles, au détriment de l’intérêt général.

Face à cela, les gouvernements doivent assumer pleinement leur rôle de contre-pouvoir. Ils ont entre leurs mains les leviers pour changer la donne. Ils doivent investir dans la recherche et l’innovation, réguler un marché trop concentré, financer des systèmes de santé solides et protéger les patients contre des prix abusifs.

Sans une action déterminée, les inégalités continueront de se creuser. L’insuline est un symbole. Elle incarne à la fois les promesses de la médecine moderne et les inégalités criantes dans l’accès aux soins. Garantir son accessibilité n’est pas seulement une question de santé publique : c’est un enjeu de justice sociale et de droits humains.

Plus d’un siècle après sa découverte, il est temps que l’insuline devienne enfin ce qu’elle aurait toujours dû être : un bien public mondial, accessible à toutes et à tous.

The Conversation

Stéphane Besançon est directeur de l’ONG Santé diabète qui a reçu des financements de l’Agence Française de Développemen pour le développement des projets de l’ONG Santé Diabète. Il fait parti du NCDs WHO civil society working group de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS)

David Beran a reçu des financements de la Direction du Développement et de la Coopération du gouvernement suisse; World Diabetes Foundation; Breakthrough T1D et via le projet “Addressing the Challenge and Constraints for Insulin Sources and Supply” gérer par Health Action International un financement de The Leona M and Harry B Helmsley Charitable Trust. Il fait aussi partie du Technical Advisory Group for Diabetes de l’Organisation Mondiale de la Santé.

ref. Pourquoi l’insuline, cruciale face au diabète, reste inaccessible à des millions de patients – https://theconversation.com/pourquoi-linsuline-cruciale-face-au-diabete-reste-inaccessible-a-des-millions-de-patients-265623

Penser le monde d’après : l’utopie de la « République de l’Économie sociale et solidaire »

Source: The Conversation – France in French (3) – By Alexandrine Lapoutte, Maître de conférence en sciences de gestion, Université Lumière Lyon 2

Lancée en 2020, la « République de l’ESS » a pour objectif de créer une dynamique collective de citoyens autour d’un projet politique commun, fondé sur une vision du monde. JormSangsorn/Shutterstock

Depuis 2020, la « République de l’Économie sociale et solidaire » a pour ambition de construire un projet politique porteur d’une vision du monde. Laquelle ? Fondée sur quels imaginaires ? Quels mythes ?


Alors que les dystopies prolifèrent, alimentant à coup de zombies un imaginaire de l’effondrement, et que les entrepreneurs de la Silicon Valley rêvent de technosolutionnisme, l’économie sociale et solidaire (ESS) trace sa voie.

L’ESS, définie par une loi en 2014, regroupe des mutuelles, coopératives, associations, fondations et certaines sociétés commerciales qui respectent trois conditions cumulatives : un but poursuivi autre que le seul partage des bénéfices (utilité sociale), une gouvernance démocratique (le pouvoir est attaché à la personne plutôt qu’à l’argent) et un emploi des bénéfices au développement de l’activité (non lucrativité ou lucrativité limitée, réserves impartageables).

Mais quels imaginaires l’ESS propose-t-elle au monde aujourd’hui ? C’est ce que nous avons cherché à comprendre avec l’analyse de récits liés à la « République de l’Économie sociale et solidaire ».

Lancé en 2020, ce mouvement a pour objectif de créer une dynamique collective de citoyens autour d’un projet politique commun, fondé sur une vision du monde et des « raisons d’agir ».

Imaginaires utopiques

Un temps mise au ban pour avoir conduit au pire, la pandémie de Covid-19 a suscité un retour en grâce de la notion d’utopie autour de la transition écologique. Elle questionne le monde d’après comme l’atteste l’historien Gregory Claeys dans Utopianism for a Dying Planet : Life after Consumerism.

Selon le philosophe Paul Ricœur, les imaginaires sociaux sont constitués de deux pôles en tension. L’un idéologique, visant la normalisation et la reproduction, porte le risque du totalitarisme, tout en garantissant un certain ordre. L’autre utopique, aux fonctions subversives et créatrices, porte le risque de fuite dans la pensée magique, tout en se projetant dans un avenir différent.

« De ce non-lieu, une lueur extérieure est jetée sur notre propre réalité, qui devient soudain étrange, plus rien n’étant désormais établi. Le champ des possibles s’ouvre largement au-delà de l’existant et permet d’envisager des manières de vivre radicalement autres », rappelle Paul Ricœur.

Utopie rêvée et pratiquée

Les imaginaires de l’économie sociale et solidaire s’inscrivent historiquement dans le pôle utopique. L’ESS est considérée par le sociologue Henri Desroche comme un passage de l’utopie rêvée à l’utopie pratiquée.




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Une brève histoire de l’utopie


Selon Henri Desroche, l’utopie est une force, « le mirage qui fait démarrer les caravanes ». Ces utopies incarnées sont parfois appelées utopies réelles, désirables, faisables et viables, en tant qu’expériences vécues renforçant le pouvoir d’agir social, ou utopies locales, soulignant leur réalisation à l’échelle des territoires.

Cinq récits imaginaires positifs

Des récits de futurs désirables ont été produits en ateliers de co-écriture menés avec les membres de la Chambre régionale de l’ESS Auvergne-Rhône-Alpes et animés par le collectif Futurs Proches.

« Nous sommes en 2027, depuis cinq ans la France vit sous une “République de l’Économie sociale et solidaire” grâce au travail de plaidoyer qui avait été fait par le mouvement de l’ESS lors de la campagne présidentielle de 2021-2022. Un certain nombre de mesures fortes ont été prises ces cinq dernières années. »

À partir de cette consigne, cinq récits imaginaires positifs ont été écrits :

  • Le goût de vivre : tous les citoyens, quelles que soient leurs ressources, ont accès à une alimentation saine provenant de circuits courts.

  • Le fabuleux bug de l’an 2029, les ordinateurs en compote : tous les salariés participent à la gouvernance et aux décisions de leurs entreprises.

  • Ma campagne contre la République de l’ESS : un revenu garanti est attribué à tous les citoyens, leur permettant de satisfaire à tous les besoins fondamentaux (alimentation, transport, logement, culture, socialisation…).

  • Tiré au sort : les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) sont devenus des entreprises de l’économie sociale et solidaire.

  • Du rififi au camping zéro déchet : le peu de déchets encore générés est transformé en ressources.

Mythes et rituels

L’imaginaire social sous-jacent peut être abordé en termes de mythes, rituels magiques et métaphores, selon trois dimensions retenues par la littérature scientifique.

Les histoires écrites par les participants véhiculent des mythes de références que seraient : l’organisation démocratique, horizontale, autogérée, avec des citoyens au conseil d’administration ; le local avec le voisinage, les circuits courts, la vie de quartier, la région ; l’économie circulaire avec le réemploi des ressources, l’autonomie énergétique et la sobriété au « camping zéro déchet » ; enfin une technologie et intelligence artificielle au service des humains, qui ne les contrôle pas, comme avec les logiciels libres, l’abandon des cookies et publicités ou se passer des ordinateurs ponctuellement.

Les rituels dits magiques, relevant de la superstition plutôt que de la science, servent à maintenir la cohésion et la cohérence de la société. Ils peuvent apparaître de deux façons : dans les mécanismes de gouvernance collective, par exemple le conseil des campeurs au camping zéro déchet, et via la convivialité, avec la création d’un festival d’art dans la nature réunissant les salariés tous les trois ans.

Goût de vivre

Les récits créés par les participants évoquent plusieurs métaphores. Ils parlent de « goût de vivre », métaphore sensorielle soulignant le caractère subjectif et qualitatif de l’expérience de la vie : « Il apprend à son grand-père à jardiner, mais surtout, il lui fait découvrir une autre forme de plaisir : le goût de vivre ».

Ils mentionnent l’image combattante de « la bataille » : « La bataille pour la primauté des logiciels libres est sur le point d’être gagnée » ou « la bataille n’est pas finie, prévient Grishka, le conseil d’administration demain risque d’être long et houleux ! »

Une autre métaphore est la notion de bug et de mise en péril : « Nous souhaitons instituer des bugs réguliers, formaliser une “mise en péril” volontaire de l’organisation, afin que nous puissions nous remettre en cause avec autant de créativité et d’enthousiasme qu’aujourd’hui ».

Une utopie de l’action

Avec ses mythes, rituels et métaphores, la République de l’ESS propose un imaginaire utopique compatible avec la transition socio-écologique. Ses éléments de symbolisme s’opposent de manière évidente aux imaginaires dominants dans les systèmes économiques, ceux de l’expansion illimitée et de la domination technique, qui caractérisent le capitalisme selon le philosophe Cornelius Castoriadis.

Un point particulièrement intéressant dans la République de l’ESS est la dimension habilitante de son symbolisme, qui enjoint à l’action. L’être humain est capable d’agir librement, de faire des choix collectifs en tenant compte des impacts sociaux et environnementaux, de s’auto-limiter. Autant de facultés dont l’exercice, au vu des actuelles inégalités sociales et limites planétaires dépassées, peut aider à aller vers le monde d’après.

Terminons par ces mots de Cornelius Castoriadis :

« Une société vraiment libre, une société autonome, doit savoir s’auto-limiter, savoir qu’il y a des choses qu’on ne peut pas faire ou qu’il ne faut même pas essayer de faire ou qu’il ne faut pas désirer. ».

The Conversation

Alexandrine Lapoutte ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Penser le monde d’après : l’utopie de la « République de l’Économie sociale et solidaire » – https://theconversation.com/penser-le-monde-dapres-lutopie-de-la-republique-de-leconomie-sociale-et-solidaire-261619