Nicolas Sarkozy incarcéré : une normalisation démocratique ?

Source: The Conversation – France in French (3) – By Vincent Sizaire, Maître de conférence associé, membre du centre de droit pénal et de criminologie, Université Paris Nanterre – Alliance Paris Lumières

L’ancien président de la République Nicolas Sarkozy a été incarcéré à la prison de la Santé à Paris, ce mardi 21 octobre, après avoir été jugé coupable d’association de malfaiteurs dans l’affaire du financement libyen de sa campagne présidentielle victorieuse de 2007. Cet événement inédit dans l’histoire de France s’inscrit dans une évolution des pratiques de la magistrature qui s’est progressivement émancipée du pouvoir politique. Elle couronne le principe républicain, proclamé en 1789, mais longtemps resté théorique, d’une pleine et entière égalité des citoyens devant la loi.


Le 25 septembre 2025, Nicolas Sarkozy a été reconnu coupable d’association de malfaiteurs par le tribunal correctionnel de Paris, qui a considéré qu’il avait tenu un rôle actif dans la mise en place d’un dispositif de financement de sa campagne électorale de 2007 par les dirigeants libyens. Comme on pouvait s’y attendre, cette décision a immédiatement suscité l’ire d’une large partie de la classe politique.

Que l’on conteste la décision en soutenant qu’elle est injuste et infondée, cela est parfaitement légitime dans une société démocratique, à commencer pour les principaux intéressés, dont c’est le droit le plus strict – comme, d’ailleurs, de faire appel du jugement. Mais, dans le sillage de la décision rendue dans l’affaire des assistants parlementaires du Front national, cette condamnation est aussi l’occasion, pour une large fraction des classes dirigeantes, de relancer le procès du supposé « gouvernement des juges ».

Certes, la condamnation peut paraître particulièrement sévère : 100 000 euros d’amende, cinq ans d’inéligibilité et surtout, cinq ans d’emprisonnement avec un mandat de dépôt différé qui, assorti de l’exécution provisoire, oblige le condamné à commencer d’exécuter sa peine de prison même s’il fait appel.

Toutefois, si on les met en regard des faits pour lesquels l’ancien chef de l’État a été condamné, ces peines n’apparaissent pas disproportionnées. Les faits sont d’une indéniable gravité : organiser le financement occulte d’une campagne électorale avec des fonds provenant d’un régime corrompu et autoritaire, la Libye, (dont la responsabilité dans un attentat contre un avion ayant tué plus de 50 ressortissants français a été reconnue par la justice), en contrepartie d’une intervention pour favoriser son retour sur la scène internationale…

Alors que la peine maximale encourue était de dix ans de prison, la sanction finalement prononcée ne peut guère être regardée comme manifestement excessive. Mais ce qui est contesté, c’est le principe même de la condamnation d’un responsable politique par la justice, vécue et présentée comme une atteinte intolérable à l’équilibre institutionnel.

Si l’on prend le temps de la mise en perspective historique, on constate pourtant que les jugements rendus ces dernières années à l’encontre des membres de la classe dirigeante s’inscrivent, en réalité, dans un mouvement d’émancipation relative du pouvoir juridictionnel à l’égard des autres puissances et, en particulier, du pouvoir exécutif. Une émancipation qui lui permet, enfin, d’appliquer pleinement les exigences de l’ordre juridique républicain.

L’égalité des citoyens devant la loi, un principe républicain

Faut-il le rappeler, le principe révolutionnaire proclamé dans la nuit du 4 au 5 août 1789 est celui d’une pleine et entière égalité devant la loi, entraînant la disparition corrélative de l’ensemble des lois particulières – les « privilèges » au sens juridique du terme – dont bénéficiaient la noblesse et le haut clergé. Le Code pénal de 1791 va plus loin encore : non seulement les gouvernants peuvent voir leur responsabilité mise en cause devant les mêmes juridictions que les autres citoyens, mais ils encourent en outre des peines aggravées pour certaines infractions, notamment en cas d’atteinte à la probité.

Les principes sur lesquels est bâti le système juridique républicain ne peuvent être plus clairs : dans une société démocratique, où chaque personne est en droit d’exiger non seulement la pleine jouissance de ses droits, mais d’une façon générale, l’application de la loi, nul ne peut prétendre bénéficier d’un régime d’exception – les élus moins encore que les autres. C’est parce que nous avons l’assurance que leurs illégalismes seront sanctionnés effectivement, de la même façon que les autres citoyens et sans attendre une bien hypothétique sanction électorale, qu’ils et elles peuvent véritablement se dire nos représentantes et représentants.

Longtemps, cette exigence d’égalité juridique est cependant restée largement théorique. Reprise en main et placée dans un rapport de subordination plus ou moins explicite au gouvernement, sous le Premier Empire (1804-1814), la magistrature est demeurée sous l’influence de l’exécutif au moins jusqu’au milieu du XXe siècle. C’est pourquoi, jusqu’à la fin du siècle dernier, le principe d’égalité devant la loi va se heurter à un singulier privilège de « notabilité » qui, sauf situations exceptionnelles ou faits particulièrement graves et médiatisés, garantit une relative impunité aux membres des classes dirigeantes dont la responsabilité pénale est mise en cause. Il faut ainsi garder à l’esprit que la figure « du juge rouge », popularisée dans les médias à la fin des années 1970, vient stigmatiser des magistrats uniquement parce qu’ils ont placé en détention, au même titre que des voleurs de grand chemin, des chefs d’entreprise ou des notaires.

La donne ne commence à changer qu’à partir du grand sursaut humaniste de la Libération qui aboutit, entre autres, à la constitution d’un corps de magistrats recrutés sur concours, bénéficiant à partir de 1958 d’un statut relativement protecteur et d’une école de formation professionnelle spécifique, l’École nationale de la magistrature. Ce corps se dote progressivement d’une déontologie exigeante, favorisée notamment par la reconnaissance du syndicalisme judiciaire en 1972. Ainsi advient une nouvelle génération de juges qui, désormais, prennent au sérieux la mission qui leur est confiée : veiller en toute indépendance à la bonne application de la loi, quels que soient le statut ou la situation sociale des personnes en cause.

C’est dans ce contexte que survient ce qui était encore impensable quelques décennies plus tôt : la poursuite et la condamnation des notables au même titre que le reste de la population. Amorcé, comme on l’a dit, au milieu des années 1970, le mouvement prend de l’ampleur dans les décennies suivantes avec la condamnation de grands dirigeants d’entreprises, comme Bernard Tapie, puis de figures politiques nationales, à l’image d’Alain Carignon ou de Michel Noir, députés-maires de Grenoble et de Lyon. La condamnation d’anciens présidents de la République à partir des années 2010 – Jacques Chirac en 2011, Nicolas Sarkozy une première fois en 2021 – achève de normaliser cette orientation ou, plutôt, de mettre fin à l’anomalie démocratique consistant à réserver un traitement de faveur aux élus et, plus largement, aux classes dirigeantes.

Procédant d’abord d’une évolution des pratiques judiciaires, ce mouvement a pu également s’appuyer sur certaines modifications du cadre juridique. Ainsi de la révision constitutionnelle de février 2007 qui consacre la jurisprudence du Conseil constitutionnel suivant laquelle le président de la République ne peut faire l’objet d’aucune poursuite pénale durant l’exercice de son mandat, mais qui permet la reprise de la procédure dès la cessation de ses fonctions. On peut également mentionner la création, en décembre 2013, du Parquet national financier qui, s’il ne bénéficie pas d’une indépendance statutaire à l’égard du pouvoir exécutif, a pu faire la preuve de son indépendance de fait ces dernières années.

C’est précisément contre cette évolution historique qu’est mobilisée aujourd’hui la rhétorique de « la tyrannie des juges ». Une rhétorique qui vise moins à défendre la souveraineté du peuple que celle, oligarchique, des gouvernants.

The Conversation

Vincent Sizaire ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Nicolas Sarkozy incarcéré : une normalisation démocratique ? – https://theconversation.com/nicolas-sarkozy-incarcere-une-normalisation-democratique-266101

Pour les villes, finis les projets flamboyants, l’ère est à l’entretien, la consolidation et la résilience

Source: The Conversation – in French – By Juste Rajaonson, Professeur agrégé, Université du Québec à Montréal (UQAM)

Pénurie de main-d’œuvre, de logements, manque de mobilité interrégionale, banlieues galopantes, gestion déficiente des déchets, et nos infrastructures, qui ont cruellement besoin d’entretien… À l’approche des élections municipales, nous avons analysé au Département d’études urbaines et touristiques de l’Université du Québec à Montréal six indicateurs clés pour mieux cerner les défis socioéconomiques et environnementaux qui attendent les prochains élus et les prochaines élues.

Le bilan ? Les réalités locales sont contrastées, mais partout, il faudra en faire plus… et surtout mieux. Mieux entretenir, mieux anticiper, mieux collaborer. Et les solutions adaptées aux défis locaux exigeront non seulement de nouvelles approches, mais aussi de nouveaux alliés.




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Cet article fait partie de notre série Nos villes d’hier à demain. Le tissu urbain connait de multiples mutations, avec chacune ses implications culturelles, économiques, sociales et — tout particulièrement en cette année électorale — politiques. Pour éclairer ces divers enjeux, La Conversation invite les chercheuses et chercheurs à aborder l’actualité de nos villes.

1. Vitalité économique : entre résilience et dépendance régionale

Entre 2020 et 2024, le taux de chômage a diminué dans plusieurs régions : de 11,3 % à 7,8 % à Montréal, de 7,7 % à 4,5 % au Bas-Saint-Laurent, jusqu’à 2,8 % en Chaudière-Appalaches. Le revenu disponible par habitant, quant à lui, a progressé de 23 % à 25 % selon les régions.

Toutefois, l’indice de vitalité économique de l’Institut de la statistique du Québec confirme que la prospérité reste concentrée autour de Québec, Montréal et Ottawa-Gatineau, tandis que la Gaspésie, la Côte-Nord et le Bas-Saint-Laurent stagnent.




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La rareté de main-d’œuvre persiste, surtout en dehors des grands centres. En 2024, on compte 1,6 chômeur par poste vacant en région, contre 2,7 à Montréal. Faciliter la mobilité interrégionale devient donc crucial, particulièrement dans les secteurs agroalimentaire, manufacturier et minier. Seulement le tiers des 1107 municipalités ont mis en place des services de transport collectif, souvent sous-financés et insuffisants face à l’ampleur des besoins en zones rurales ou périurbaines.

2. Vieillissement : une nouvelle réalité qui façonne les territoires

Le vieillissement démographique accentue ces pressions. Dans plusieurs MRC du Bas-Saint-Laurent, de la Gaspésie et de la Côte-Nord, l’âge médian dépasse 50 ans. Or, ces régions forment la base de notre économie : énergie, ressources, alimentation, tourisme. Le ratio de soutien démographique, nombre d’actifs pour chaque personne âgée de 65 ans et plus, y est tombé à 2,5, contre 3,5 dans la région métropolitaine de Montréal.

Ce déséquilibre crée des besoins accrus en soins et services de proximité et fragilise la relève. D’ici 2051, plus du tiers de la population sera âgée de plus de 65 ans dans plusieurs régions. Déjà, les trois-quarts des municipalités participent à la démarche Municipalité amie des aînés (MADA), mais il faut aller plus loin : attirer les jeunes familles, adapter les logements et surtout améliorer la mobilité entre les régions.

3. Abordabilité du logement : un frein à la vitalité

La crise du logement compromet ces stratégies de revitalisation et d’attractivité. En 2023, le taux d’inoccupation était sous la barre critique des 3 % dans l’ensemble des 43 centres urbains du Québec. Pire : les trois-quarts d’entre eux affichaient un taux de 1 % ou moins, notamment Trois-Rivières (0,4 %), Rimouski (0,8 %) et Prévost (0 %). Si les grands centres sont à saturation, les municipalités de plus petite taille peinent à loger des travailleurs qu’elles cherchent à attirer.




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Résultats ? Les distances domicile-travail s’allongent, le parc automobile augmente et les coûts explosent pour les ménages comme pour les municipalités. Entre 2022 et 2023, les loyers ont bondi de 7,4 %, atteignant 1 074 $ à Montréal, 1 198 $ à Gatineau et 1 002 $ à Québec. Le tiers des locataires y consacrent plus de 30 % de leur revenu. Dans ce contexte, planifier l’habitation ne peut plus être dissocié des politiques économiques, sous peine de freiner la revitalisation des territoires.

4. Infrastructures : l’ère de l’entretien et de l’adaptation

Sur le plan physique, les municipalités entrent dans un cycle d’entretien, de priorisation et d’adaptation. Selon le Plan québécois des infrastructures, 65 % des investissements d’ici 2035 serviront à maintenir les actifs existants. À Saguenay par exemple, plusieurs ponts arrivent en fin de vie. À Trois-Rivières, le tiers des conduites d’eau datent d’avant 1975.


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Les événements climatiques aggravent la situation : fortes pluies, vagues de chaleur, gel-dégel… Chaque inondation alourdit la facture. Il faudra près de 2 G$ de plus par an pour renforcer les infrastructures municipales à l’horizon 2055, soit plus de 500 $ par habitant par an dans plusieurs régions. C’est le temps d’entretenir, pas de promettre des projets flamboyants ou de geler les investissements.

5. Artificialisation du territoire : un choix coûteux

Le Québec perd environ 4 000 hectares de milieux naturels chaque année, surtout dans les couronnes périurbaines de la Montérégie, Lanaudière et les Laurentides. Depuis 2000, 60 % des nouvelles superficies bâties s’y concentrent. Cette expansion complexifie l’entretien des réseaux et accroît la vulnérabilité aux inondations dans les zones sensibles, tout en menaçant la biodiversité.




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Limiter l’artificialisation devient donc une mesure de saine gestion. Dans les villes en croissance, cela passe par une densification cohérente avec la capacité des réseaux, sans imperméabilisation excessive (un processus qui protège des structures contre l’eau et l’humidité, par exemple). Dans les milieux déjà denses, il faut au contraire désimperméabiliser et restaurer les milieux naturels. Ce virage est soutenu par les nouvelles orientations gouvernementales en aménagement du territoire.

6. Matières résiduelles : essoufflement de la transition

Depuis 2015, la quantité de matières éliminées au Québec a très légèrement diminué, mais reste extrêmement élevée : près de 4,6 millions de tonnes de matières résiduelles ont été éliminées en 2023 (par enfouissement ou incinération). Les écarts régionaux sont frappants pour les ordures ménagères : certains territoires affichent une performance d’élimination par habitant bien inférieure à la moyenne provinciale d’environ 330 kg/habitant (en 2023), tandis que d’autres la dépassent largement.




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Partout, les coûts grimpent. Mais récupérer coûte encore plus cher qu’éliminer, ce qui incite encore trop souvent à enfouir plutôt qu’à valoriser. Les citoyens se découragent face à un système souvent peu clair ou mal équipé, ce qui fait qu’une part importante des déchets éliminés est en réalité valorisable (le tiers de matières recyclables et le quart de matières organiques en 2023).

La gestion des matières résiduelles représente environ 3 à 5 % des dépenses municipales, une part variable selon les territoires et en hausse constante avec la complexification de la gestion. Il faut donc se projeter : et si l’enfouissement devenait sérieusement impossible dans 10 ans ? Planifier aujourd’hui, c’est éviter de subir demain.




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Le statu quo n’est plus une option

Et on n’a même pas encore abordé la culture, l’énergie, le tourisme, la souveraineté alimentaire ou la sécurité. Mais les indicateurs abordés ici suffisent déjà à démontrer que le statu quo n’est plus une option. Aucune municipalité n’est épargnée. Ce n’est plus une question de « si », mais de « quand » et « comment » investir. C’est précisément l’objet de nos travaux à la nouvelle Chaire AdapT-UMQ sur les infrastructures municipales résilientes : mieux outiller les villes pour faire face à ces défis.

Les décideurs qui entreront en poste devront donc changer de posture. Pas de promesses simples ni de projets flamboyants. Il faut prioriser des investissements essentiels, en combinant données financières et extrafinancières pour éclairer les décisions.

Cette posture exige aussi de mobiliser de nouveaux alliés : les grands employeurs devront contribuer à la mobilité et au logement ; le secteur philanthropique peut appuyer les projets structurants ; les programmes provinciaux et fédéraux doivent être conçus à partir des besoins locaux et non l’inverse.

Enfin, renforcer les capacités internes devient une priorité. Le manque de personnel ou d’expertise ne peut plus servir de prétexte. Si c’est là que ça bloque, c’est là qu’il faut investir. Il en va de notre capacité collective à répondre aux défis de demain.

La Conversation Canada

Juste Rajaonson a reçu du financement des Fonds de recherche du Québec via le partenariat entre l’Institut AdapT et l’Union des municipalités du Québec ainsi que du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada.

Gabriel Arès ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Pour les villes, finis les projets flamboyants, l’ère est à l’entretien, la consolidation et la résilience – https://theconversation.com/pour-les-villes-finis-les-projets-flamboyants-lere-est-a-lentretien-la-consolidation-et-la-resilience-267477

La fin du programme de prédédouanement frontalier entre le Canada et les États-Unis est-elle proche ?

Source: The Conversation – in French – By Emily Gilbert, Professor, Canadian Sudies and Geography & Planning, University of Toronto

Lors de la réunion du 25 septembre à Banff, l’ambassadeur américain au Canada, Pete Hoekstra, s’est interrogé sur l’avenir du prédédouanement au Canada. Il s’est plaint de la baisse du nombre de voyages transfrontaliers, laquelle rend le coût du programme moins attrayant pour les Américains.

Les commentaires d’Hoekstra ont été perçus comme une menace, voire comme l’exigence que les Canadiens recommencent à voyager aux États-Unis.

Mais les Canadiens devraient-ils continuer à rester à l’écart ? Il est peut-être temps de repenser le programme de prédédouanement du Canada avec les États-Unis et la manière dont il peut porter atteinte aux droits civils et à la souveraineté du Canada.

D’abord informel, puis élargi

Les origines du programme de prédédouanement américain au Canada remontent à 1952. Il s’agissait au départ d’un accord informel conclu à la demande d’American Airlines, qui souhaitait développer ses activités au Canada.

Depuis, le programme s’est étendu à huit aéroports internationaux canadiens, dont l’Aéroport international Montréal-Trudeau (YUL) qui offre le prédédouanement américain, et au terminal ferry de l’Alaska Marine Highway System à Prince Rupert, en Colombie-Britannique. Les États-Unis ont également étendu leurs installations de prédouanement aux Bahamas, aux Bermudes, à l’Irlande et aux Émirats arabes unis.

Dans le cadre de l’accord de prédédouanement entre le Canada et les États-Unis, des agents frontaliers américains sont présents au Canada afin que les voyageurs puissent passer les contrôles douaniers, d’immigration, de santé publique et de sécurité, ainsi que les inspections agricoles avant leur départ. Cela offre une sécurité supplémentaire aux États-Unis, car ils peuvent contrôler les voyageurs beaucoup plus tôt dans leur voyage et arrêter les voyageurs suspects avant qu’ils ne montent à bord de leur avion.

Pour les voyageurs canadiens, cela accélère le passage de la frontière. En passant la douane au Canada, ils n’ont pas besoin de faire la queue à leur arrivée aux États-Unis. Il est ainsi beaucoup plus facile de prendre des vols en correspondance et cela signifie également que les compagnies aériennes peuvent desservir des aéroports américains plus petits depuis le Canada, ce qui peut être moins cher et plus pratique.

Pouvoirs de police

Le prédédouanement au Canada est devenu si courant qu’il n’a pas fait l’objet d’un examen approfondi, même si la législation récente soulève des préoccupations pressantes.

En 2015, les États-Unis et le Canada ont signé un nouveau traité sur le précontrôle des transports terrestres, ferroviaires, maritimes et aériens. Cette législation a ouvert la voie à un élargissement du prédédouanement avec de nouvelles installations à l’Aéroport international Jean-Lesage de Québec (YQB) et à l’aéroport Billy Bishop sur les îles de Toronto, dont l’ouverture est prévue prochainement. Des projets pilotes ont également été mis en place dans les gares ferroviaires et les ports, ce qui soulève des questions particulières, car ces installations sont souvent situées en centre-ville.

Par la suite, le Canada a adopté sa nouvelle loi sur le prédouanement, qui est entrée en vigueur en 2019. Cette loi a mis à jour les conditions du prédouanement, mais a également introduit de nouveaux pouvoirs policiers inquiétants et étendus pour les agents américains sur le sol canadien.

Les agents frontaliers américains ont désormais le pouvoir de procéder à des fouilles à nu si aucun agent canadien n’est disponible ou n’est disposé à participer. Les agents frontaliers américains ont également le droit de porter des armes.

En vertu de la législation précédente de 1999, les agents frontaliers américains étaient autorisés à utiliser « toute la force nécessaire pour accomplir leurs tâches de prédouanement » s’ils le faisaient « pour des motifs raisonnables ». Mais en vertu de la législation récente, les agents américains sont « autorisés à faire ce qu’ils sont tenus ou autorisés à faire en vertu de la présente loi et à utiliser toute la force nécessaire à cette fin ». En d’autres termes, le recours à la force est désormais légitimé.


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De plus, alors qu’auparavant les voyageurs pouvaient se soustraire à l’inspection sans préjudice, en vertu de la législation de 2017, leur retrait du processus frontalier pourrait être interprété comme un motif de suspicion.

Le fait de se retirer devient suspect, le refus de répondre étant considéré comme une obstruction, ce qui constitue une infraction pénale tant aux États-Unis qu’au Canada. Cela peut empêcher une personne d’entrer aux États-Unis à une date ultérieure.

Si une personne est soupçonnée d’avoir commis une infraction, les agents frontaliers américains peuvent également la placer en détention, à condition que cela ne « retarde pas de manière déraisonnable le retrait du voyageur » du processus. Or, il n’y a pas de limite de temps pour ce qui est considéré comme un « retard déraisonnable ».

Modifications législatives préoccupantes

Lorsque la nouvelle loi sur le prédouanement a été présentée, le premier ministre Justin Trudeau a tenté d’apaiser les inquiétudes en expliquant que le prédouanement offrait davantage de protections aux voyageurs, car la Constitution canadienne s’appliquerait au Canada.

La loi elle-même stipule :

L’exercice de tout pouvoir et l’exécution de toute fonction ou tâche en vertu de la législation américaine au Canada sont soumis à la législation canadienne, y compris la Charte canadienne des droits et libertés, la Déclaration canadienne des droits et la Loi canadienne sur les droits de la personne.

Mais ces protections peuvent-elles vraiment être garanties lorsqu’il y a chevauchement de compétences ?

Prenons l’exemple de la dernière interdiction de voyager en 2025 qui interdit totalement l’entrée sur le territoire américain aux ressortissants de 12 pays et partiellement à ceux de sept autres pays.

Comme le souligne Amnesty International, les interdictions de Trump « visent des personnes en fonction de leur race, de leur religion ou de leur nationalité, issues de pays à population majoritairement noire, brune et musulmane ». Pourtant, ces interdictions sont appliquées au Canada via ces zones de prédouanement, ce qui signifie que les droits et les protections contre la discrimination prévus par les lois canadiennes ne sont pas respectés.

En vertu des termes du traité de 2015, les agents de prédouanement bénéficient également d’une immunité pour les infractions civiles et administratives dans leur pays d’accueil. De plus, les États-Unis ont adopté une loi un an plus tard stipulant que les États-Unis ont compétence sur les infractions commises par le personnel américain en poste au Canada.

Comme l’a déclaré le commissaire à la protection de la vie privée du Canada, cette absence de responsabilité au Canada signifie qu’il existe peu de recours pour une personne au Canada qui est victime d’un incident avec des agents frontaliers américains lors du contrôle préalable. S’il n’y a pas de responsabilité, les lois canadiennes sont essentiellement sans signification.

Politique frontalière

Pour ces raisons, il est urgent que le Canada réévalue le programme de prédédouanement. D’autant plus que des efforts sont en cours pour déployer le prédédouanement canadien aux frontières terrestres avec les États-Unis.

En janvier 2025, avant l’investiture de Trump, un projet pilote de deux ans a été annoncé à l’installation de Cannon Corners, à la frontière entre New York et le Québec. Ce projet serait quelque peu différent des pouvoirs de police accordés aux agents frontaliers américains dans les aéroports canadiens, mais les objectifs du Canada sont similaires aux directives de sécurité américaines : déterminer l’admissibilité avant l’entrée au Canada.

En d’autres termes, le Canada met en place des initiatives de prédédouanement qui rendent plus difficile les demandes d’asile lorsqu’elles sont émises par des personnes traversant la frontière canado-américaine.

Hoekstra a remis en question l’avenir du prédédouanement. Cela offre une excellente occasion de se demander si les coûts du programme l’emportent sur les avantages dans le climat politique actuel. En effet, aussi pratiques et efficaces que puissent être les programmes de prédouanement, ils soulèvent des questions délicates concernant la souveraineté canadienne et les droits des citoyens canadiens.

La question devrait plutôt être de savoir si le Canada souhaite adopter une politique frontalière à l’américaine plutôt que d’essayer de mettre en place des politiques et des pratiques frontalières plus humaines.

La Conversation Canada

Emily Gilbert a reçu un financement du Conseil de recherches en sciences humaines.

ref. La fin du programme de prédédouanement frontalier entre le Canada et les États-Unis est-elle proche ? – https://theconversation.com/la-fin-du-programme-de-prededouanement-frontalier-entre-le-canada-et-les-etats-unis-est-elle-proche-267595

« Kaamelott » : du programme populaire à l’œuvre culte

Source: The Conversation – in French – By Fabrice Raffin, Maître de Conférence à l’Université de Picardie Jules Verne et chercheur au laboratoire Habiter le Monde, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)

Arthur Pendragon, interprété par Alexandre Astier, dans le premier trailer de _Kaamelott — Partie 1 — Premier volet_ (2021).

Crédit : Capture d’écran YouTube

Le deuxième volet de la trilogie Kaamelott – Partie 1 sort aujourd’hui, 22 octobre, sur grand écran. À travers ce qui fut d’abord un format court pour la télévision, Alexandre Astier a opéré un passage singulier : celui d’une forme populaire comique à une œuvre revendiquant une certaine profondeur artistique, en s’autolégitimant au fil du temps. L’évolution de la série, de la comédie de situation à la fresque tragique, illustre la tension entre le besoin de reconnaissance, la quête d’authenticité et la perte du collectif.


À quoi tient le succès ? Un contexte, une idée, un talent pour la mise en forme ? Il est rare qu’un auteur parvienne à fédérer largement, à laisser une empreinte dans la mémoire d’une génération, voire plusieurs. Alexandre Astier est de ceux-là. Et puis vient le reste : le travail, l’usure, l’ego, le besoin de reconnaissance.

Tout Kaamelott pourrait se lire à travers cette phrase de Perceval :

« C’est pas faux, mais un plan, c’est quand on réfléchit avant d’agir. Mais faut agir après, sinon c’est juste de la réflexion, et c’est pas un plan. » – Perceval, Kaamelott, Livre I.

C’est drôle, bien sûr, mais aussi d’une justesse étonnante : une petite leçon sur la condition humaine, la distance entre ce qu’on pense et ce qu’on fait, entre l’idéal et la maladresse. Cet humour bancal, où la logique devient absurde, raconte mieux que tout la fatigue des puissants, l’humanité des héros.

Renverser la verticalité du pouvoir

C’est sur ce rire-là, à la fois tendre et lucide, que reposent les premiers Livres (2005–2006). Trois minutes par épisode, un décor fixe, une cour d’incompétents où les discussions sur le Graal prennent des allures de réunions de service. Astier traite les héros comme des types normaux, fatigués, médiocres. Ce n’est pas une parodie, mais une façon de ramener le mythe à hauteur d’hommes, de femmes aussi. Kaamelott renverse la verticalité du pouvoir : il montre les puissants dans leur banalité, leur fragilité, leur lassitude.

Et si cela fonctionne, c’est aussi parce qu’Astier a fait parler les figures mythiques avec la langue du XXIe siècle. Dans un décor médiéval, les personnages s’expriment comme des employés de bureau, des amis de bistrot, des parents épuisés. Cette friction entre langue contemporaine et cadre légendaire crée l’identification. Elle donne au spectateur le sentiment d’appartenir au monde qu’il regarde, d’en comprendre les logiques, les silences, les ratés. Ce mélange de trivialité et d’archaïsme est un coup de génie : il fabrique la proximité sans détruire totalement le mythe et sa poésie.

Ce geste de désacralisation ouvre paradoxalement la voie à une transformation. Les sociologues Roberta Shapiro et Nathalie Heinich dans un texte de 1992, appellent « artification » le processus par lequel une pratique populaire se requalifie en art. Les premiers Livres en posent les conditions : une forme mineure, un humour accessible, une création située du côté du commun, conçue pour la télévision. Rien, alors, ne destine Kaamelott à devenir une « œuvre ». Et pourtant, c’est de cette marginalité que naît la possibilité du basculement.

Vers l’auto-légitimation

Le Livre V (2007) en marque la rupture. Les épisodes s’allongent, la lumière se densifie, le ton s’assombrit. Arthur doute, s’épuise, vacille. Le comique devient tragique. « Oui, mais j’essaye de faire en sorte que la comédie soit un genre sérieusement fait. » Ce glissement n’est pas un simple effet de style : c’est un changement de position. L’humoriste cherche la gravité, l’auteur la légitimité. La plupart du temps, comme l’ont montré Roberta Shapiro et Nathalie Heinich, l’artification passe par les institutions : critiques, festivals, musées, élites cultivées.

Astier, lui, ne passe par personne. Il se légitime seul. Ce que Heinich et Shapiro décrivent comme un processus social devient ici un geste individuel. L’auteur populaire s’auto-institue artiste, artistisation dit-on dans ce cas. À l’inverse du peintre Jean-Michel Basquiat – dans un autre champ artistique –, dont l’artification n’a pas résulté d’une affirmation personnelle, mais est passée par le biais des galeristes, des critiques et des collectionneurs qui ont fait sa reconnaissance artistique. Là où Basquiat a été consacré par les institutions du monde de l’art, Astier s’institue lui-même, sans médiation, par la seule cohérence de son œuvre et de sa posture.

Cette auto-artistisation, sociologiquement rare, traduit un renversement : ce n’est plus le haut qui consacre le bas, mais le bas qui s’élève par la forme. Avec le succès viennent les moyens financiers certes, mais le passage à l’œuvre se trouve plutôt dans l’affirmation de la démarche artistique que dans la possibilité économique.

C’est notamment à travers la musique que l’on observe ce mouvement. Astier, formé au conservatoire régional de Lyon, compose lui-même ses bandes originales. Dans les premiers Livres, elles sont discrètes, parfois synthétiques. À partir du Livre VI, elles deviennent symphoniques, portées par l’Orchestre philharmonique de Lyon. Les titres latins ou plus solennels – Dies Irae, la Bataille de Camlann – annoncent le passage du profane au sacré, de l’anecdotique à l’épopée. Dans Kaamelott – Partie 1 – Premier Volet (2021), le premier film de la trilogie qui fait suite à la série télévisée, la musique envahit l’image, la solennité devient quasi religieuse. Les critiques y ont vu de la pompe, un excès d’ambition. Mais il faut y entendre une forme de sincérité : le désir de faire œuvre, de hisser le rire au rang d’émotion durable.

Chez le philosophe et sociologue allemand Axel Honneth, la reconnaissance n’est pas qu’une forme d’approbation sociale, c’est une condition de la subjectivité morale : être reconnu, c’est se savoir légitime. Dans Kaamelott, cette quête se rejoue à l’échelle d’une création. Ce n’est plus la reconnaissance du public que cherche Astier, mais celle d’un regard symbolique : prouver que le comique peut être une forme sérieuse.

Ce besoin de reconnaissance transforme la relation au spectateur. Dans les premiers Livres, on rit avec les personnages. À partir du Livre V, on les observe : Le format sitcom (sketchs courts, chute comique) disparaît au profit d’une narration feuilletonnante ; les personnages ne sont plus des figures comiques mais des figures blessées ; le rire devient rare et, lorsqu’il subsiste, il est souvent amer ou réflexif. Le rire collectif se fait contemplation solitaire.

Astier concentre toutes les fonctions – écriture, réalisation, montage, musique – comme pour garantir la cohérence de son monde. C’est la réflexivité moderne, décrite par le sociologue britannique Anthony Giddens : celle d’un individu qui se construit dans le récit de sa propre cohérence. Arthur devient son double : un roi épuisé, obsédé par l’ordre, pris dans sa propre mélancolie.

Échapper au divertissement… sans y renoncer tout à fait

Cette recherche d’unité rejoint ce que le philosophe canadien Charles Taylor appelle « l’exigence d’authenticité » : être fidèle à soi, dire vrai. Astier rend sa série plus grave à la fois pour séduire et pour rester juste à ses propres yeux. Il veut que Kaamelott tienne, moralement et esthétiquement. Ce souci de sincérité a pourtant un coût : en cherchant sa cohérence intérieure, l’artiste s’éloigne de la logique collective qui fondait la série. Le rire partagé des premiers Livres laisse place à une introspection plus solitaire, où le créateur s’isole, à l’image de son roi.

L’historien et sociologue américain Christopher Lasch décrivait déjà cette tension : une société hantée par la quête d’admiration et la peur du ridicule. Kaamelott en devient la traduction artistique. Le film, avec ses plans lents et ses musiques liturgiques, incarne cette ambivalence : l’envie d’échapper au divertissement et la crainte d’être pris pour un simple amuseur. Mais sous la pompe, quelque chose d’intact persiste : le rythme du gag, la musicalité du dialogue, la tendresse du ridicule.

Astier a accompli sur lui-même le processus que Shapiro et Heinich attribuaient aux institutions. Il a élevé une forme populaire à la dignité d’une œuvre, sans renoncer à ce qui la rendait vivante. Ce faisant, il a produit une sociologie en acte : celle d’un créateur qui se bat contre les hiérarchies culturelles sans jamais cesser de les rejouer.

S’il faut limiter la portée politique que voudrait distiller Astier dans son œuvre, c’est sans doute pour cela qu’on reste attaché à Kaamelott. Parce qu’au-delà de la gravité, il demeure ce rire : celui de Perceval et de Karadoc, un rire qui pense. Réfléchir avant d’agir, puis agir quand même. C’est peut-être cela, au fond, Kaamelott.

The Conversation

Fabrice Raffin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. « Kaamelott » : du programme populaire à l’œuvre culte – https://theconversation.com/kaamelott-du-programme-populaire-a-loeuvre-culte-267908

Accueillir les enfants réfugiés de la guerre d’Espagne : une cause qui mobilisa la France des années 1930

Source: The Conversation – in French – By Célia Keren, Maîtresse de conférences en histoire, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-Saclay

Des enfants se préparant à être évacués d’Espagne pendant la guerre civile espagnole, certains faisant le salut républicain. Photo transmise par la succession d’Olga Teresa Brocca Smith. Locospotter/ Wikimédia Commons, CC BY-SA

Durant la guerre civile espagnole (1936-1939), près de 15 000 enfants non accompagnés originaires de la jeune République sont envoyés en France. Filles et garçons, de 5 ans à 15 ans environ, sont généralement inscrits par leurs parents pour être placés dans des familles d’accueil françaises ou dans des maisons d’enfants créées pour eux. Loin d’être centralisée, cette opération humanitaire engage une constellation d’acteurs très divers, et souvent rivaux.

Comprendre l’engouement autour de cette cause, de la gauche de Front populaire aux intellectuels catholiques, du Vatican à des militantes féministes, c’est l’objectif de l’historienne Célia Keren dans l’ouvrage la Cause des enfants. Humanitaire et politique pendant la guerre d’Espagne (1936-1939) que publient les éditions Anamosa à l’automne 2025, et dont voici quelques extraits tirés de l’introduction.


Au cours de la guerre civile qui ensanglante l’Espagne de 1936 à 1939, près de 15 000 enfants espagnols sont envoyés en France sans leurs parents pour être mis à l’abri. Ils viennent de la zone dite « républicaine », gouvernée par la coalition de Front populaire élue en février 1936, par opposition à la zone dite « nationale » ou « franquiste » dirigée par la rébellion militaire menée par le général Francisco Franco. Filles et garçons de 5 à 15 ans environ, ces enfants sont généralement inscrits par leurs parents pour le départ à l’étranger, parfois des mois à l’avance. Ils y sont acheminés par groupes de quelques dizaines à quelques centaines, semaine après semaine. Une fois en France, ils sont placés dans des familles d’accueil volontaires ou dans des maisons d’enfants, des « colonies » créées exprès pour eux où un personnel éducatif et domestique spécialement recruté s’efforce de satisfaire leurs besoins. Outre la France, d’autres pays, parfois très éloignés, accueillent aussi des enfants espagnols sans leurs parents pendant la guerre : la Belgique en reçoit plus de 5 000, la Grande-Bretagne, près de 4 000, l’URSS, 3 000, le Mexique, environ 450, le Danemark, une centaine et la Suisse, 42. La trajectoire de ces enfants évacués est ainsi très différente de celle des nombreux réfugiés de guerre qui foulent le sol français à la même époque : leur départ d’Espagne et leur vie en France sont arrangés à l’avance, pris en charge financièrement – en un mot, organisés.

Maquette d’affiche (vers 1938).
Bibliothèque nationale de France, via Wikimedia

Pourtant, la conduite de cette opération, coûteuse et complexe, est tout sauf centralisée. Elle engage une constellation d’acteurs publics et privés dont la diversité de nature, d’orientation politique et d’obédience religieuse interpelle. On trouve ainsi, parmi les organisateurs de l’hébergement des enfants espagnols en France, la Confédération générale du travail (CGT) et certains de ses syndicats, comme celui des instituteurs, mais aussi l’évêché de Dax et l’archevêché de Bordeaux, un jésuite militant d’Action catholique, la municipalité communiste d’Ivry-sur-Seine, des fédérations de coopérateurs, un comité de socialistes suédois, des communistes tchèques, le Grand Orient de France, le pédagogue Célestin Freinet, des grandes bourgeoises insérées dans les réseaux pacifistes de la Société des Nations (SDN), d’anonymes professeures de lycée parisiennes, dont c’est le premier engagement, ou encore des intellectuels catholiques de renom comme Jacques Maritain ou François Mauriac. Si, en Espagne, les expéditions d’enfants vers l’étranger sont une politique publique relevant de l’État, ceci n’empêche nullement un éclatement comparable, différents ministères (l’Assistance sociale, l’Instruction publique, la Justice, les Affaires étrangères) rivalisant entre eux et avec les institutions et les forces politiques des régions autonomes, notamment celles du Pays basque où, à nouveau, la politique d’évacuation est disputée entre plusieurs partis et départements ministériels. Enfin, à Rome, le pape Pie XI lui-même décide d’envoyer un délégué apostolique au Pays basque espagnol pour œuvrer au retour rapide des enfants ainsi évacués.




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Cet inventaire à la Prévert donne son point de départ à cette enquête : pourquoi des acteurs aussi variés s’intéressent-ils à l’évacuation des enfants espagnols ? Que viennent faire la CGT, le Grand Orient de France, l’évêque de Dax et le pape Pie XI dans cette affaire ? Comment réussissent-ils à faire advenir leurs projets et y parviennent-ils toujours, d’ailleurs ? Enfin, comment se tissent, à travers les frontières nationales, religieuses et idéologiques, les relations entre ces groupes qui ne se retrouvent pas mobilisés d’ordinaire autour d’une même cause et qui sont forcés, sinon de collaborer, du moins d’interagir ?

Entre mémoire et oubli

En Espagne, l’évacuation des enfants espagnols à l’étranger constitue aujourd’hui un lieu de mémoire de la guerre civile. Dans les années 1980, les premières recherches sur le sujet participent d’un effort collectif d’exhumation d’une histoire qui aurait été injustement oubliée. […]

Vue de France en revanche, celle-ci est très peu connue. Non seulement la production scientifique sur le sujet est presque inexistante, mais il n’en existe aucune mémoire. À cela, les raisons sont nombreuses. Tout d’abord, l’histoire des 15 000 enfants espagnols évacués en France entre 1936 et 1939 est doublement écrasée, d’une part par l’exode, autrement plus massif, d’un demi-million de réfugiés espagnols entre la fin janvier et le début du mois de février 1939, d’autre part par le sauvetage, bien plus dramatique, d’enfants juifs pendant la Seconde Guerre mondiale.

Si l’histoire des enfants espagnols en France est à ce point oubliée, cependant, c’est surtout parce qu’aucun acteur collectif n’a joué le rôle qu’ont endossé, en Espagne, les associations d’ex-niños. Ni les anciens enfants espagnols accueillis et, pour certains, restés en France, ni, de manière plus étonnante encore, les organisations qui se mobilisèrent pour eux à l’époque n’ont commémoré et transmis cette histoire. Par exemple, alors que la CGT est, sans conteste, l’organisation la plus active à l’époque, puisqu’elle supervise l’hébergement de près de 10 000 enfants espagnols en France, elle n’a, depuis 1945, organisé aucun événement, aucune exposition, aucune production culturelle sur cette action, dont elle pourrait pourtant aisément se prévaloir. On n’observe pas non plus de mémoire locale : là où des colonies d’enfants espagnols étaient implantées, rien n’en est resté – ni trace ni plaque. […]

L’humanitaire ou l’intérêt d’une cause mineure

L’argument de ce livre est que la minoration, par leurs propres auteurs, de leur action en faveur des enfants espagnols ne relève pas seulement d’un biais rétrospectif. Elle reflète aussi une réalité de l’époque : le caractère secondaire de cette cause pour ceux et celles qui s’y investissent. Indépendamment de son ampleur, puisqu’elle concerne près de 15 000 enfants, et de la charge de travail concret impliquée, bien supérieure à celle de la rédaction d’un manifeste ou d’un discours de meeting, l’évacuation des enfants reste un problème mineur par rapport à cette question majeure qu’est le positionnement politique face à la guerre d’Espagne : quel parti faut-il prendre ? Doit-on même en prendre un ? Et si l’on soutient le camp républicain, faut-il s’opposer à la non-intervention ? Faut-il donner la priorité à la lutte contre la menace fasciste aux frontières de la France, qui plus est dans une république amie, gouvernée par une coalition de front populaire, ou faut-il sauvegarder la paix internationale à tout prix ?[…]

Face à ces dilemmes, s’investir dans une œuvre humanitaire comme l’aide aux enfants victimes de guerre devient pour de nombreux acteurs une « cause refuge ». Elle leur offre une manière de s’engager, tout en esquivant les questions qui fâchent. Certes, ce ne sont pas des enfants des deux camps qui sont reçus en France, mais seulement ceux qui sont originaires d’Espagne républicaine. En ce sens, les évacuations enfantines appartiennent à la panoplie d’initiatives solidaires déployées au service de la République espagnole, de l’envoi d’armes et de volontaires à celui de matériel médical et de denrées alimentaires, des grèves de solidarité à la réalisation de reportages photographiques et de films documentaires. Mais la dimension humanitaire de l’aide à l’enfance, sur laquelle tous les acteurs impliqués insistent, leur permet de la dépolitiser dans une large mesure en la situant, comme ils le clament tous, « au-dessus des partis » et surtout en dehors des questions géopolitiques et idéologiques que la guerre d’Espagne pose à l’Europe. Tout l’intérêt de l’aide à l’enfance est d’autoriser à jouer sur les ambivalences d’une cause qui n’est pas vraiment politique sans être tout à fait neutre.

The Conversation

Célia Keren ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Accueillir les enfants réfugiés de la guerre d’Espagne : une cause qui mobilisa la France des années 1930 – https://theconversation.com/accueillir-les-enfants-refugies-de-la-guerre-despagne-une-cause-qui-mobilisa-la-france-des-annees-1930-267283

Créer des ovules humains à partir de la peau : vers une nouvelle fertilité ?

Source: The Conversation – in French – By Jean-François Bodart, Professeur des Universités, en Biologie Cellulaire et Biologie du Développement, Université de Lille

L’absence d’ovocytes fonctionnels constitue une cause fréquente d’infertilité féminine. Une solution pourrait-elle être de créer des ovules à partir d’autres cellules ? Il faudra d’abord répondre à de nombreuses questions techniques et éthiques.


Créer des ovules humains à partir de simples cellules de peau est le défi scientifique qui vient d’être relevé pour la première fois chez l’humain. Ce type de méthode avait déjà été testée avec succès chez des animaux comme les souris. Les chercheurs de l’Oregon Health and Science University ont publié ces résultats dans la revue Nature Communications.

Les cellules de peau sont couramment utilisées dans ces approches, car leur prélèvement est simple, peu invasif et sûr pour les donneurs, tout en permettant une culture aisée en laboratoire. Malgré le succès expérimental, très peu des ovocytes fécondés ont atteint le stade d’embryons précoces (quelques jours de croissance) et avec des défauts génétiques importants, empêchant tout développement.

Cette preuve de faisabilité ouvre des perspectives prometteuses pour des couples stériles mais soulève de nombreuses questions éthiques : encadrement législatif, définition du consentement, protection de l’embryon et gouvernance de ces technologies.

L’infertilité liée à la perte fonctionnelle des ovaires

La reproduction sexuée repose sur la rencontre et la fusion de gamètes. Un gamète est une cellule sexuelle : chez la femme, il s’agit de l’ovocyte produit dans les ovaires ; chez l’homme, du spermatozoïde, produit dans les testicules. Les gamètes contiennent la moitié du patrimoine génétique de l’individu – on dit qu’ils sont « haploïdes » –, et leur fusion lors de la fécondation forme la première cellule de l’embryon, qui est diploïde et qui contient la totalité des 43 chromosomes organisés par paire.

L’absence d’ovocytes fonctionnels constitue une cause fréquente d’infertilité féminine. Cette situation concerne notamment les femmes atteintes d’insuffisance ovarienne prématurée, celles dont les ovaires ont été endommagés ou retirés par chirurgie, celles présentant des troubles hormonaux graves qui perturbent la maturation des ovocytes ainsi que des patientes ayant subi une chimiothérapie ou une radiothérapie, pouvant entraîner une stérilité irréversible. Parmi les cas les plus courants figurent aussi le syndrome des ovaires polykystiques (SOPK). D’autres maladies génétiques, comme le syndrome de Turner, empêchent également la production d’ovocytes.

Pour ces femmes privées de gamètes, les solutions actuelles restent limitées : la fécondation in vitro classique n’est envisageable qu’avec un don d’ovocytes, ce qui exclut tout lien génétique direct avec l’enfant. Les nouvelles technologies de procréation assistée fondées sur la création d’ovocytes à partir de cellules non sexuelles offrent, à terme, l’espoir inédit de restaurer la fertilité avec un patrimoine génétique propre à la patiente.

Comment des cellules de peau peuvent-elles devenir des ovocytes ?

La première étape de la génération d’ovocytes humains débute par le prélèvement de cellules de peau chez un donneur. Ces cellules, qui ne font pas partie de la lignée germinale, contiennent tout le patrimoine génétique de la personne. Outre leur prélèvement simple, peu invasif, ces cellules de peau sont ensuite sélectionnées alors qu’elles sont en « pause », c’est-à-dire avant qu’elles commencent à se diviser. Cette condition expérimentale est importante, qui évite une duplication des chromosomes de et facilite le contrôle du contenu d’ADN. Après isolement, le noyau d’une cellule cutanée est extrait afin de servir de donneur de matériel génétique. Ce noyau est ensuite transféré (injecté) dans un ovocyte de donneuse, dont le propre noyau a été retiré en laboratoire – il s’agit de la technique du transfert nucléaire.

Caryotype humain masculin en haute résolution, illustrant l’ensemble des 22 paires d’autosomes (chromosome qui ne joue aucun rôle dans la détermination du sexe) et les chromosomes sexuels XY (2n = 46).
Talking Glossary of Genetics/Wikipedia, CC BY

L’ovocyte ainsi modifié porte alors la totalité des chromosomes (46) de la cellule de peau, mais il n’est pas encore apte à la fécondation : il doit posséder seulement 23 chromosomes pour être considéré comme « haploïde » et fonctionner comme un gamète. Afin de réaliser cette étape, les chercheurs utilisent une technique très récente appelée « mitoméiose ». La cellule est artificiellement « conduite » à éliminer la moitié de ses chromosomes, en simulant une division équivalente à la méiose, processus naturel de production des gamètes. Cette approche permettrait d’obtenir une cellule haploïde, présentant les caractéristiques essentielles d’un ovocyte prêt à être fécondé par un spermatozoïde.

Les résultats de cette étude soulignent que cette étape est encore source de nombreuses anomalies chromosomiques : défaut de ségrégation, chromosomes en trop (trisomies) ou en moins (monosomies). La grande majorité des ovocytes artificiels ainsi obtenus ne sont pas viables.

Ces ovocytes artificiels fécondés ont-ils produit des embryons viables ?

Dans cette étude, 82 ovocytes artificiels ont été produits par transfert nucléaire et mitoméiose, puis fécondés par l’injection de spermatozoïde à l’intérieur de l’ovocyte. La grande majorité des embryons n’a pas progressé au-delà du stade de 4 à 8 cellules. Parmi ces ovocytes fécondés, seulement environ 9 % ont atteint le stade du sixième jour du développement embryonnaire, mais dont la viabilité et la compatibilité avec une future implantation restent à démontrer. Tous présentaient cependant des anomalies majeures dont des défauts de ségrégation chromosomique ayant entraîné des aneuploïdies, c’est-à-dire des déséquilibres dans le nombre de chromosomes.

Ces anomalies sont aggravées par l’absence de recombinaison génétique normalement assurée lors d’une méiose naturelle, ce qui compromet le développement embryonnaire. En effet, lors de la reproduction humaine, la recombinaison génétique pendant la méiose permet des échanges de fragments d’ADN des chromosomes paternels et maternels, offrant à chaque enfant un patrimoine génétique unique, ce qui favorise la diversité et la santé des individus. Malgré un taux limité de fécondation et quelques embryons atteignant un stade avancé, les anomalies génétiques constatées empêchent donc à ce jour la production d’embryons viables à partir d’ovocytes synthétiques humains.

D’inévitables questions éthiques

L’utilisation expérimentale de ces ovocytes artificiels issus de cellules somatiques soulève des interrogations qu’il est nécessaire d’anticiper avant toute application clinique et qui doivent faire l’objet d’évaluations complémentaires. À ce jour, aucun pays n’autorise l’application clinique des gamètes artificiels.

En matière de consentement, il est nécessaire de définir qui contrôle l’usage des cellules somatiques utilisées pour produire des gamètes et quels sont les droits des enfants issus de ces techniques, notamment concernant leur accès à l’information sur leurs origines génétiques.

La sécurité et la santé des enfants représentent un autre enjeu fondamental. Les risques épigénétiques et génomiques liés à ces gamètes de synthèse sont encore mal connus. Il existe notamment une possibilité d’altérations de l’empreinte génétique : un mécanisme où certains gènes ne s’expriment que s’ils viennent du père ou de la mère. Ce dernier est crucial pour le développement normal, car un défaut de cette empreinte peut provoquer des maladies génétiques.

Les gamètes artificiels humains, comme les embryons humains de synthèse, posent des problèmes inédits, même si les régimes légaux de ces derniers sont différents. Le recours à ces nouvelles méthodes pourrait conduire à une multiplication d’embryons créés pour la recherche ou la validation technique.

En France, la loi de bioéthique interdit la création d’embryons à des fins de recherche : la recherche ne peut porter que sur des embryons conçus in vitro dans le cadre d’une assistance médicale à la procréation, qui ne font plus l’objet d’un projet parental, et dans le respect d’un cadre réglementaire strict (autorisation, pertinence scientifique, finalité médicale ou amélioration des connaissances, interdiction de culture au-delà de quatorze jours).

Entre promesses et vigilance

Ces méthodes ouvrent des perspectives pour offrir des possibilités thérapeutiques à la perte fonctionnelle des ovaires, mais aussi des opportunités de comprendre les toutes premières étapes du développement humain et d’explorer la réparation ou la création de tissus humains pour d’autres usages médicaux, au-delà de la reproduction. Chaque innovation scientifique relative au domaine de l’embryon humain ou de la reproduction doit conduire à de nouvelles exigences sur un encadrement juridique strict, une réflexion collective et une gouvernance transparente pour garantir le respect des droits des personnes et des principes fondamentaux des droits humains.

The Conversation

Jean-François Bodart ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Créer des ovules humains à partir de la peau : vers une nouvelle fertilité ? – https://theconversation.com/creer-des-ovules-humains-a-partir-de-la-peau-vers-une-nouvelle-fertilite-267756

Un an après les excuses de Biden, les droits des peuples autochtones aux États-Unis à nouveau fragilisés sous Trump

Source: The Conversation – in French – By Sonia Félix-Naix, Professeure agrégée d’anglais Membre du CIRPaLL (Centre Interdisciplinaire de Recherche sur les Patrimoines en Lettres et Langues), Université d’Angers

En octobre 2024, Joe Biden, alors encore président, présentait des excuses historiques aux peuples autochtones des États-Unis, dans la lignée des démarches entreprises par le Canada et par l’Australie en 2008. Un an plus tard, le retour de Donald Trump à la Maison Blanche a marqué un net revirement. Depuis janvier 2025, la nouvelle administration s’emploie à démanteler les avancées obtenues sous Biden et à imposer son propre récit national. Alors que les excuses de 2024 semblaient ouvrir la voie à un dialogue durable, la dynamique actuelle met un frein au processus de réparation historique et alimente les inquiétudes au sein des communautés autochtones.

Les excuses officielles présentées, le 25 octobre 2024, aux populations autochtones d’Amérique du Nord par le président Joe Biden, au-delà du baroud d’honneur de fin de mandat, ont inscrit les États-Unis dans un mouvement global de réparation des injustices historiques héritées de la colonisation, entamé dans d’anciennes colonies britanniques comme l’Australie et le Canada dès les années 1970.

Après l’Australie et le Canada en 2008, les États-Unis ont à leur tour reconnu le placement forcé de milliers d’enfants autochtones dans des pensionnats d’État pendant des dizaines d’années, et ainsi commencé à faire une place aux populations amérindiennes dans le récit national.

Le président américain Joe Biden présente des excuses formelles à la Gila River Crossing School, dans la communauté indienne de Gila River, à Laveen Village, près de Phoenix, en Arizona, le 25 octobre 2024.

La reconnaissance des « générations volées » en Australie

En Australie, les Aborigènes sont, depuis l’indépendance du pays en 1901 et la construction d’une nation australienne blanche (politique « White Australia » de restriction de l’immigration non européenne), les grands oubliés de l’histoire du pays.

L’anthropologue australien W. E. H. Stanner aborde la problématique de l’exclusion des peuples autochtones de l’histoire du pays lors d’une conférence en 1968 consacrée au « grand silence australien » concernant l’histoire des Aborigènes en Australie depuis la colonisation britannique, à ce « culte de l’oubli » pratiqué à l’échelle nationale. Dès lors, le débat s’invite tant chez les historiens australiens que dans l’opinion publique, interrogeant la place des peuples autochtones dans le récit national.

L’année 1992 marque un tournant dans l’attitude observée par le gouvernement australien face aux peuples aborigènes : le premier ministre Paul Keating reconnaît la responsabilité des Australiens non aborigènes dans les crimes commis contre les populations autochtones depuis le début de la colonisation du pays lors du désormais célèbre discours de Redfern.

Le premier ministre Paul Keating lors du discours de Redfern au parc Redfern, à Sydney, en 1992.
John Paoloni

Quelques années plus tard, en 1995, le procureur général d’Australie demande l’ouverture d’une enquête nationale sur le placement forcé de milliers d’enfants aborigènes dans des internats religieux gérés par des missionnaires (les « mission schools ») entre les années 1910 et 1970.

Les résultats de l’enquête, publiés en 1997 dans le rapport « Bringing them home », font l’effet d’une bombe dans l’opinion publique australienne, jusqu’alors largement ignorante des souffrances infligées aux familles aborigènes. Les Australiens prennent la mesure de ce que leurs gouvernements successifs ont fait subir aux familles aborigènes : enlèvements d’enfants, adoptions forcées, mauvais traitements, crimes. Jusque dans les années 1970, des milliers d’enfants furent ainsi placés dans les écoles des missionnaires : on les appelle les « générations volées » (« stolen generations »).

Si ces générations volées laissent à partir de la fin du XXe siècle une trace indélébile dans l’histoire du pays qui ne peut désormais plus être ignorée, il faudra cependant attendre 2008 pour que des excuses officielles soient enfin présentées aux Aborigènes par le premier ministre Kevin Rudd.

Les excuses officielles du gouvernement canadien aux Premières Nations

2008 est également l’année des excuses officielles du gouvernement canadien aux populations autochtones du Canada (les Premières Nations, Métis et Inuits) par la voix du premier ministre Stephen Harper.

Ces excuses font suite à la plus grande procédure de recours collectif (« class action ») engagée dans l’histoire du Canada, qui aboutit à l’Indian Residential Schools Settlement Agreement, en 2006, puis à la création d’une commission de réconciliation (Truth and Reconciliation Commission), en 2015. Au Canada, on estime à 150 000 le nombre d’enfants placés dans les pensionnats d’État (« residential schools ») en un peu plus d’un siècle.

De nouvelles excuses officielles sont présentées quelques années plus tard, en 2021, par le premier ministre Justin Trudeau, à l’attention des survivants des pensionnats de la province du Newfoundland et du Labrador, province exclue du discours de Harper en 2008, et de leurs familles.

Le discours de Trudeau intervient alors que le pays est secoué par des révélations macabres liées au traitement inhumain des enfants des Premières Nations dans les pensionnats d’État : au printemps 2021, les restes de 215 enfants sont identifiés sur le site d’une ancienne école de Colombie-Britannique.




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D’autres étapes ont jalonné la prise de conscience de l’administration canadienne sur le sort des enfants des Premières Nations, leur octroyant au XXIe siècle une place et une visibilité dans la vie politique et dans le paysage médiatique du pays. Ainsi, les conclusions d’une grande enquête nationale sur les nombreuses disparitions de jeunes filles amérindiennes, publiées en 2019, dressent une liste de recommandations intimant le gouvernement à intégrer les cultures et langues autochtones dans la culture nationale, à mettre en place des actions de réparations et à éduquer le public et les médias.




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Au Canada, comme en Australie, la parole se libère et les histoires se racontent. Afin de s’assurer que l’histoire des Premières Nations ne retombe pas dans l’oubli, des ressources pédagogiques nationales ont été créées à destination des enseignants canadiens pour leur permettre d’intégrer cette part de l’histoire du pays dans leur enseignement.

Le processus de réparation des injustices historiques aux États-Unis

Après la colonisation des territoires nord-américains par les Européens, entamée au début du XVIIe siècle, et surtout de l’expansion des États-Unis entre 1803 et 1890 (la « conquête de l’Ouest »), on estime à environ 240 000 la population survivante d’Amérindiens (Native Americans) à la fin du XIXe siècle.

Décimés par les maladies européennes, les déplacements forcés, les massacres et les guerres, les Amérindiens sont relocalisés de force dans des réserves, sur des territoires souvent stériles et inhospitaliers, forcés à la sédentarisation, et leurs enfants envoyés dans des écoles gérées d’abord par les communautés religieuses et les paroisses, puis par l’État fédéral états-unien.

Entre les années 1870 et 1970, des dizaines de milliers d’enfants autochtones furent placés dans des pensionnats gérés par l’État fédéral (boarding schools). Comme en Australie et au Canada, les enfants y étaient la plupart du temps placés de force et sans le consentement de leurs parents. L’objectif affiché était de « civiliser » les enfants autochtones afin de permettre leur assimilation dans la société blanche américaine.

Il faudra attendre 1978 et l’Indian Child Welfare Act pour que les Amérindiens puissent retrouver leur droit fondamental à décider de l’éducation de leurs enfants. Comme l’a répété le président Biden dans son discours du 25 octobre 2024, cette histoire-là n’est pas enseignée dans les écoles.

Aux États-Unis, le processus de réparation des injustices historiques concernait jusqu’alors les Noirs américains, descendants des millions d’esclaves importés d’Afrique du XVIIe au XIXe siècle, et non les Amérindiens. Il était grand temps de briser le silence assourdissant qui a entouré l’histoire des populations autochtones nord-américaines pendant plus de deux siècles, comme l’a reconnu le président Biden : « Cela aurait dû être fait depuis longtemps. »

À travers le pays apparaissent ainsi les témoignages tant attendus d’un processus de reconnaissance de la face sombre de l’histoire de la conquête de l’Ouest, d’une volonté de réparation, d’une volonté aussi d’en finir avec le mythe du bon cow-boy et du mauvais Indien, créé au XIXe siècle et encore très vivace pendant la majeure partie du XXe siècle. En témoignent l’exposition sur le massacre de Sand Creek (ré)ouverte fin 2022 au musée de l’histoire du Colorado de Denver, ou la mise à jour, la même année, de la section consacrée aux peuples et cultures indigènes du musée d’histoire naturelle de Houston, effectuée en partenariat avec des conseillers issus de tribus amérindiennes.

Installation de l’exposition sur « The Sand Creek Massacre », History Colorado Museum, 10 novembre 2022.
Sonia Félix-Naix_, Fourni par l’auteur

Un an après : l’histoire états-unienne selon Trump

Les excuses officielles présentées par Joe Biden posèrent la première pierre d’un processus de reconnaissance des souffrances et injustices imposées aux Amérindiens et de leur place dans l’histoire des États-Unis, participant ainsi à une réécriture globale de l’histoire de la colonisation, une histoire alimentée à la fois par de nouvelles considérations pré- et post-coloniales, une histoire différente de celle, hégémonique, jusqu’alors écrite par les colons européens et leurs descendants.

Mais un an plus tard, l’écriture de l’histoire des États-Unis a pris une nouvelle direction avec l’administration Trump. En effet, dans un décret signé le 27 mars 2025 et intitulé « Restoring Truth and sanity to American history » (« Restauration de la vérité et du bon sens dans l’histoire américaine »), le président Trump accuse l’administration Biden d’avoir promu « l’idéologie corrosive » d’un « mouvement révisionniste » qui chercherait à construire une histoire « raciste, sexiste et oppressive » de la nation.

En quelques mois, les pages sombres de l’histoire états-unienne doivent disparaître des sites Internet fédéraux, des monuments et parc nationaux, des grands musées. L’Amérique blanche chrétienne reprend le contrôle sur un récit national qu’elle veut façonner à l’image de ses mythes et en accord avec sa propre version de l’histoire.

The Conversation

Sonia Félix-Naix ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Un an après les excuses de Biden, les droits des peuples autochtones aux États-Unis à nouveau fragilisés sous Trump – https://theconversation.com/un-an-apres-les-excuses-de-biden-les-droits-des-peuples-autochtones-aux-etats-unis-a-nouveau-fragilises-sous-trump-265812

Pourquoi les limaces sont si difficiles à contrôler dans les champs et les jardins

Source: The Conversation – France (in French) – By Sergei Petrovskii, Professor of Applied Mathematics , University of Leicester

En 2024, la succession d’un hiver doux et de temps pluvieux a entraîné des dépenses inédites en produits antilimaces. Lisa-S/Shutterstock

Véritable cauchemar du jardinier ou de l’agriculteur, les limaces sont aussi très mystérieuses. Pour aider à minimiser les ravages qu’elles provoquent, des scientifiques ont étudié leurs déplacements.


Presque tous ceux qui ont un jardin savent à quel point les limaces peuvent être nuisibles. Elles demeurent aussi l’un des ravageurs les plus destructeurs pour certaines cultures. Des études montrent ainsi que les rendements de céréales comme le blé, sont considérablement réduits par leur présence. Sur 46 parcelles de céréales à paille, étudiées en Bourgogne-Franche-Comté en 2024, la moitié présentait des signes de ravages provoqués par les limaces à la fin de l’automne.

Mais des recherches récentes sur les déplacements des limaces pourraient aider les agriculteurs à mettre en place des stratégies de prévention contre ces nuisibles qui leur coûtent cher.

Au Royaume-Uni, un rapport publié en 2014 par l’Agriculture and Horticulture Development Board estimait ainsi que les limaces généraient des dépenses allant jusqu’à 100 millions de livres sterling par an, en l’absence de mesures de contrôle efficaces. En France les achats de produits antilimaces ont explosé de 320 % entre 2023 et 2024 pour atteindre 21 millions d’euros, du fait de conditions météorologiques de plus en plus clémentes pour les limaces.

Du côté du consommateur, les limaces agissent également aussi comme un repoussoir : on aime en général pas trop en trouver une dans sa salade.

Gagner sa vie en cultivant des aliments est déjà laborieux en raison de la pénurie de main-d’œuvre, de la hausse des coûts, du changement climatique et d’autres défis. Les fléaux provoqués par les limaces s’ajoutent à tout cela, car il reste difficile de mettre au point des solutions abordables et fiables pour lutter contre ces nuisibles.

Il existe certes des pesticides, mais plusieurs aspects du comportement des limaces font que leur efficacité est aléatoire. Par exemple, la plupart des produits ne ciblent que les limaces actives à la surface ou très près de celle-ci. Or, une grande partie de leur population se trouve à différentes profondeurs dans le sol. En effet, elles se déplacent dans le sol en fonction des conditions météorologiques, des caractéristiques du sol et de plusieurs autres facteurs.

Lorsque les conditions météorologiques sont difficiles, elles peuvent devenir moins actives, rester plus profondément enfouies dans le sol, se cacher dans des endroits dissimulés ou difficiles d’accès, sous des pierres ou dans une végétation dense telle que des touffes d’herbe. Cela donne la fausse impression qu’elles ont disparu, alors qu’elles peuvent réapparaître rapidement et en nombre dès que le temps s’améliore.

Certains pesticides chimiques tels que le métaldéhyde sont également à utiliser avec grande précautions et soumis à une réglementation très stricte en raison de leurs effets néfastes sur l’environnement, en particulier sur les rivières et les lacs.

Plusieurs animaux peuvent eux faire office d’agents de biocontrôle. Certains nématodes, semblent par exemple efficaces, mais les agriculteurs les jugent trop coûteux pour être commercialement viables. Les nématodes sont des créatures microscopiques également connues sous le nom de vers ronds, et certaines espèces peuvent effectivement infecter et tuer des mollusques tels que les limaces. Ils constituent toutefois une bonne option pour les jardiniers, qui ont généralement besoin d’en appliquer beaucoup moins car ils ont un espace plus petit à protéger.

Suivi des groupes de limaces

Pour les agriculteurs, une piste de solution alternative apparaît dans des recherches montrant que la répartition des limaces dans un champ cultivable est inégale. Des études sur les limaces dans les principales cultures, notamment le blé et le colza, ainsi que dans les cultures de couverture et les champs laissés en jachère, ont déjà remarqué qu’on retrouve un grand nombre de limaces dans certaines zones qui étaient collées à d’autres secteurs où les limaces étaient en revanche peu nombreuses. Notre article de 2020 a confirmé cela dans tous les champs cultivés que nous avons étudiés.

De fait, la répartition spatiale des animaux dans leur environnement naturel est rarement uniforme. On pourrait s’attendre à ce que les animaux se rassemblent dans les zones où la densité alimentaire est plus élevée. Mais dans de nombreux cas, les animaux forment des « parcelles » même dans des environnements où les ressources alimentaires sont réparties de manière uniforme. Les chercheurs ne savent pas exactement pourquoi.

Si l’on parvient à prédire les zones à forte densité de limaces, les agriculteurs pourraient dès lors concentrer les pesticides et les nématodes dans ces zones, ce qui serait plus abordable et meilleur pour l’environnement. Une autre étude réalisée en 2020 a montré que cela pourrait aider les agriculteurs à réduire leur utilisation de pesticides d’environ 50 %.

Deux limaces glissant sur une terrasse
Les limaces peuvent être un véritable casse-tête pour les agriculteurs et les jardiniers.
Foxxy63/Shutterstock

Cependant, cela n’est possible que si l’emplacement des zones à forte densité de limaces ne change pas beaucoup. Jusqu’à récemment, les informations sur la formation et la pérennité des zones de limaces étaient rares. Notre étude de 2022 a toutefois révélé que des zones stables de concentration de limaces apparaissaient dans toutes les cultures que nous avons étudiées. Ces parcelles se formaient toujours aux mêmes endroits tout au long de la saison de croissance des végétaux et cultures.

Dans le cadre d’un précédent projet de recherche, nous avons équipé des limaces de balises radio afin de suivre leurs déplacements dans les champs. Cette étude a révélé que les limaces présentaient un comportement collectif, ce qui signifie qu’elles circulent différemment lorsqu’elles se déplacent en groupe. Les changements sont subtils. Leur vitesse moyenne et le zigzaguement de base de leurs trajectoires ne changent pas beaucoup. Cependant, en y regardant de plus près, on constate qu’elles effectuent des virages plus serrés et que chaque limace développe une légère préférence dans le sens de ses virages. Elles ont également tendance à se reposer davantage lorsqu’elles sont ensemble.

Nous avons utilisé les données des balises radio pour créer un modèle numérique des populations de limaces que nous avons étudiées. Cela nous a permis d’examiner des facteurs qui seraient difficiles, voire impossibles, à étudier sur le terrain.

Que vous aimiez ou détestiez les limaces, nous devons les comprendre afin d’aider les agriculteurs à produire notre alimentation à tous.

The Conversation

Keith Walters bénéficie actuellement d’un financement de recherche de la part d’Innovate UK. Par le passé, il a reçu des subventions de recherche du gouvernement britannique, de conseils de recherche, d’organismes de prélèvement industriels et de diverses autres sources.

Natalia Petrovskaya et Sergei Petrovskii ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.

ref. Pourquoi les limaces sont si difficiles à contrôler dans les champs et les jardins – https://theconversation.com/pourquoi-les-limaces-sont-si-difficiles-a-controler-dans-les-champs-et-les-jardins-267992

Agents intelligents : quand 2025 réactive un imaginaire vieux de trente ans

Source: The Conversation – France (in French) – By Magali Gourlay-Bertrand, Enseignante en Management, Arts et Métiers ParisTech

La célèbre formule de Tancrède Falconeri dans le Guépard, « Il faut que tout change pour que rien ne change », peut-elle s’appliquer au monde de la tech ? En matière d’agents intelligents, si le contexte se modifie, les imaginaires persistent. Mais l’utopie d’hier est en train de se réaliser aujourd’hui.


« En vous connectant à votre ordinateur, vous voyez une liste de messages électroniques triés par ordre d’importance par votre assistant numérique personnel (PDA). Une liste similaire d’articles d’actualité vous est ensuite présentée ; l’assistant attire votre attention sur un article en particulier, qui décrit des travaux proches des vôtres. Après une discussion avec d’autres PDA, il a déjà récupéré pour vous un rapport technique pertinent depuis un site File Transfer Protocol (FTP), anticipant qu’il pourrait vous intéresser. »

Ce scénario ne date pas de 2025, mais de 1995. Il figure dans l’article fondateur Intelligent Agents : Theory and Practice, signé par Wooldridge et Jennings. Ce texte, cité plus de 12 000 fois sur Google Scholar, définit l’agent intelligent comme une entité dotée :

  • d’autonomie (agir sans intervention directe) ;
  • de réactivité (répondre aux stimuli) ;
  • de proactivité (poursuivre des buts) ;
  • et de sociabilité (interagir avec humains ou autres agents).

Autrement dit, un logiciel capable non seulement d’exécuter des tâches, mais aussi d’anticiper, de dialoguer et de coopérer dans un environnement distribué.

Et le « technoglobalisme » émergea

Cet imaginaire s’appuie sur des promesses techniques déjà esquissées, comme le Knowledge Navigator d’Apple (1987), cet assistant numérique dialoguant avec son utilisateur. En 1995, plusieurs projets prolongent cette ambition : au MIT, le projet Letizia explore une forme de navigation web assistée, et Microsoft tente d’humaniser l’ordinateur avec Bob. Dans le champ éducatif, AgentSheets ouvre la voie à des environnements multiagents interactifs.

Mais 1995, c’est aussi un moment charnière de la mondialisation. L’Organisation mondiale du commerce (OMC) succède à l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (General Agreement on Tariffs and Trade, ou GATT). L’Accord de libre-échange nord-américain (Alena) entre en vigueur. Le Marché commun du Sud (Mercosur) s’institutionnalise. Le G7 de Bruxelles consacre pour la première fois la « société de l’information ». L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) parle alors de « technoglobalisme » pour désigner l’interaction entre mondialisation économique et diffusion des technologies. Dans cette double dynamique – révolution numérique et accélération des flux mondiaux – l’agent intelligent s’impose comme la figure d’un futur du travail distribué, flexible et interconnecté.




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Cet imaginaire est également amplifié par la culture populaire de cette époque : Ghost in the Shell (1989) et Neon Genesis Evangelion (1995), ou encore les univers cyberpunk des romans Neuromancien de Gibson et Snow Crash de Stephenson, qui déploient des univers saturés de logiciels autonomes. Recherche, industrie et fiction participent d’un même imaginaire, dans lequel l’agent intelligent prend place comme une figure attendue du futur numérique.

La force des imaginaires sociotechnologiques

Il faut le rappeler : les agents intelligents, au sens strict, n’existent pas encore. Ni ChatGPT, ni Gemini, ni Copilot, ne réunissent les conditions posées par Wooldridge et Jennings, il y a trente ans. Aucun système n’allie aujourd’hui véritable autonomie, proactivité, réactivité et sociabilité.

Si vous préparez un voyage, ChatGPT peut répondre à vos questions, mais il ne va pas de lui-même comparer les vols ou réserver un hôtel. Même enrichi de plugins et d’extensions, ChatGPT reste un assistant conversationnel : il élargit ses capacités sans devenir pour autant un agent autonome capable d’anticiper, de s’ajuster ou de coopérer de sa propre initiative.

C’est là que réside la force des imaginaires technologiques. Comme l’ont montré Mads Borup et ses collègues, les attentes scientifiques et industrielles sont performatives. Elles structurent les investissements, attirent les talents et orientent les choix. Ces promesses fonctionnent comme des paris sur l’avenir, comme des « enchères » lancées pour rallier d’autres acteurs et ressources. L’idée de « superintelligence » ou « d’Artificial General Intelligence AGI », cette idée d’une intelligence artificielle (IA) capable de tout faire, joue à cet égard un rôle de parapluie protecteur, assez large pour abriter une diversité de tentatives.

IA et fantômes du passé

Et même lorsque ces projets échouent, ils laissent des traces durables, comme des « fantômes » du passé : des sentiers technologiques, des cadres de pensée et de conception qui nourrissent les promesses suivantes. C’est le principe de la « path dependency ». Exaltés en 1995, oubliés dans les années 2000, réincarnés avec Siri ou Alexa dans les années 2010, les agents intelligents ressurgissent aujourd’hui avec l’IA générative, selon un cycle de hype.

Cette résilience des imaginaires est confirmée par une vaste revue de littérature menée récemment par Hendriks, Karhunmaa et Delvenne. À partir de l’étude de plus de 300 articles académiques, ils montrent que la notion d’imaginaires sociotechniques – ces visions collectivement partagées et institutionnalisées de futurs désirables, portées par des représentations communes de l’ordre social et popularisées en 2015 par Jasanoff et Kim – s’est largement diffusée au-delà des Science and Technology Studies, dans des disciplines allant de la sociologie à l’anthropologie ou aux Media studies. L’idée que les technologies ne sont jamais neutres, mais qu’elles incarnent toujours une certaine conception de la société, s’est profondément ancrée dans les communautés scientifiques.

Hendriks et ses collègues identifient quatre axes analytiques, qui, appliqués aux agents intelligents, se déclinent de la manière suivante :

  • Le travail du futur se lit dans la manière dont ces systèmes sont toujours décrits comme inachevés mais inéluctablement en progrès et en cela performatifs, ce qui maintient vivante la promesse de leur accomplissement.

  • La question de la temporalité ne renvoie pas seulement aux cycles d’enthousiasme et d’oubli de hype, mais aussi à la persistance d’un même horizon narratif depuis 1995, malgré des incarnations techniques très différentes.

  • L’axe de la comparaison souligne que l’imaginaire de l’agent varie selon les échelles : il peut être conçu comme auxiliaire personnel (l’utilisateur individuel), comme levier de productivité (l’organisation) ou comme enjeu stratégique (les États et les blocs géopolitiques).

  • Le tournant spatio-matériel rappelle que ces visions ne tiennent pas seulement aux discours : elles s’ancrent dans des infrastructures – data centers, terminaux mobiles, plates-formes… – qui donnent corps aux promesses.

L’ombre de l’utopie

Aucun imaginaire ne va sans son ombre. Chaque utopie est hantée par sa dystopie : derrière l’assistant numérique bienveillant, surgit le spectre de la surveillance totale ; derrière l’abondance énergétique promise, la crainte d’une planète surconsommée ; derrière l’ami artificiel, la peur de l’isolement ou de la dépendance. Cet aller-retour constant entre espérance et crainte structure depuis trente ans la manière dont nos sociétés accueillent, financent et gouvernent les innovations.

France 24, 2020.

Un drame récent a brutalement rappelé les limites de ces systèmes. Aux États-Unis, un adolescent de 16 ans s’est suicidé après, présume-t-on, avoir suivi les conseils de ChatGPT, qu’il avait peu à peu investi comme ami, confident puis complice de son projet mortifère. Et ce ne serait pas un cas isolé. Ces faits tragiques interrogent : si déjà des systèmes incomplets suscitent de tels attachements, qu’en sera-t-il avec des agents plus aboutis ?

Une course à l’agent

En parallèle, l’industrie relance la promesse. Microsoft annonce l’avènement des human-agent teams, où chaque salarié devient un « agent boss », responsable de former et de superviser ses assistants numériques. Sam Altman, le CEO d’OpenAI, prédit une « intelligence trop bon marché pour être mesurée », annonçant un futur d’abondance. Google avance avec Project Mariner, la Chine mise sur Manus, l’Inde sur Kruti, et SoundHound dévoile Amelia 7.0. La course effrénée à l’agent intelligent s’accélère.

Comme en 1995, la culture populaire accompagne cet élan : la série Pantheon, diffusée cette année en France et adorée par les ingénieurs de la Silicon Valley, met en scène des intelligences numériques prolongées et Apple TV prépare une adaptation du roman culte Neuromancer. Trente ans après Wooldridge et Jennings, l’imaginaire des agents intelligents revient à ses sources littéraires, au moment même où l’industrie tente de les réaliser.

Trop d’attentes ?

Derrière la fascination, la question est politique : qui gouverne ces imaginaires ? Comme le rappellent les chercheurs Laurent Bibard et Nicolas Sabouret, « il n’y a pas de problème d’IA, il n’y a que le problème de nos attentes ». Autrement dit, ce ne sont pas les technologies elles-mêmes qui imposent une trajectoire, mais les récits et anticipations qui leur donnent sens et qui orientent les choix collectifs.

Les agents, réels ou rêvés, ne sont pas seulement une affaire technique : leurs infrastructures consomment massivement énergie et eau, et posent des défis de régulation. L’IA Act européen, entré en application cette année, tente d’en poser les premiers garde-fous.

En 1995, les agents intelligents s’inscrivaient dans l’élan de la mondialisation et de la dérégulation des marchés. En 2025, leur résurgence s’ancre dans un monde fracturé : tensions entre blocs (États-Unis, Chine, Europe, Inde), montée des populismes, multiplication des régulations. L’agent intelligent n’est plus le symbole d’une circulation fluide. Il devient un enjeu de souveraineté et de gouvernance globale, au cœur des rivalités technologiques. Jamais une technologie n’avait été si vite propulsée au rang d’enjeu politique global.

Les PDG de la tech parlent comme des chefs d’État ; les institutions réagissent en temps réel pour tenter de fixer des règles. Mais ce récit s’inscrit dans une tradition technosolutionniste, qui postule que chaque problème trouvera sa réponse dans l’innovation technique. À sa marge, certains courants, comme le dark enlightenment, idéologie néoréactionnaire, fantasment un futur gouverné par les élites technologiques plutôt que par les institutions démocratiques. L’agent intelligent devient une arme discursive, mobilisée pour légitimer de nouveaux ordres sociaux. La question n’est donc pas seulement qui gouverne ces imaginaires, mais jusqu’où ces imaginaires gouvernent nos choix, nos institutions et nos vies.

The Conversation

Magali Gourlay-Bertrand ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Agents intelligents : quand 2025 réactive un imaginaire vieux de trente ans – https://theconversation.com/agents-intelligents-quand-2025-reactive-un-imaginaire-vieux-de-trente-ans-265042

Airbnb : comment les hôtes se racontent en ligne

Source: The Conversation – France in French (3) – By Victor Piganiol, Docteur en géographie du tourisme, rattaché au laboratoire UMR PASSAGES 5319 CNRS | enseignant d’histoire-géographie (Bordeaux), Université Bordeaux Montaigne

La porte Cailhau à Bordeaux (Gironde). Sur Airbnb, les annonces ne vendent pas qu’un hébergement : elles racontent une personne, un style de vie, un quartier… Kirill Neiezhmakov/Shutterstock

L’annonce Airbnb n’est pas un simple descriptif du logement à louer. À partir d’un corpus de trois cents annonces bordelaises et d’une centaine d’entretiens avec des loueurs de la ville, l’étude présentée ici montre qu’il s’agit d’un véritable médium narratif, où se jouent la mise en scène du chez-soi, le (re)placement du logement dans la ville et la construction d’un récit d’hospitalité.


À Bordeaux (Gironde), et ailleurs, les annonces ne vendent pas qu’un hébergement : elles racontent une personne, un style de vie, un quartier – entre « authenticité » et « prestige discret ». Titres, photographies, descriptifs et prix deviennent des leviers pour convaincre « vite et bien ». Ce faisant, l’hôte endosse tour à tour les rôles de marketeur, d’agent immobilier et, parfois, d’opérateur touristique, en scénarisant son logement pour inspirer confiance, justifier les prix et se démarquer de la concurrence.

De ce point de vue, les annonces Airbnb constituent un matériau empirique de premier ordre pour étudier cette fabrique discursive de l’hospitalité.

Le titre, premier élément lu

Le parcours des utilisateurs sur l’application est clair : les voyageurs commencent par l’annonce – ils lisent le titre, parcourent les photos puis vérifient la localisation sur la carte – et ne consultent le profil de l’hôte qu’ensuite, pour confirmer leur choix ou poser une question. Le titre de l’annonce condense ainsi en quelques mots la promesse du bien – et de l’expérience – proposée : il doit situer, qualifier et, si possible, distinguer.

Dans ce cadre, trois leviers dominent alors :

(1) L’emplacement, assorti d’un jugement de valeur subjectif : à propos du quartier, la proximité d’un (ou plusieurs) lieu repère, l’accès aux transports en commun (tram/gare), la possibilité de stationner son véhicule. Voici plusieurs exemples :

« 1 min pont de Pierre et Porte de Bourgogne » ;
« Hyper centre, rue de la Merci » ;
« Bordeaux centre-ville et parking ».

(2) La « qualité » intrinsèque du logement (type, surface, agencement, esthétique) :

« Magnifique appartement en pierre + cour privative » ;
« Vue sur les façades du 18e » ;
« Échoppe typique bordelaise ».

(3) Les équipements dits « rares » :

« Jacuzzi privatif » ;
« Profitez du toit-terrasse » ;
« Studio | wifi | garage | BBQ ».

Certains loueurs mixent les trois leviers dans des annonces cumulatives :

« Bel appartement avec parking en hypercentre » ;
« Charme, proximité tram, lit king size, plancha » ;
« Dans l’hypercentre – clim’ + douche à l’italienne ».

Lors d’un entretien, mené à Bordeaux en 2023, Romain, hôte, résume sa stratégie :

« J’ai écrit un titre qui pète puis mis une dizaine de photos sympas… c’est comme sur Tinder, mais avec les appartements. »

Laurie raconte quant à elle avoir revu titre, photos et descriptif, avec l’aide de ChatGPT, pour gagner en visibilité :

« Au départ, j’avais écrit un titre bateau, du style “Logement Bordeaux”, mais ça ne marchait pas trop. Tout n’était pas lié au titre, bien sûr, mais cela a sûrement renforcé mon invisibilisation. J’ai décidé de changer ma façon de faire, en modifiant le titre, les photos, le texte, les disponibilités… Je me suis appuyée sur ChatGPT et depuis c’est beaucoup mieux. »

Le titre actuel de son annonce – « Appartement cosy dans l’hypercentre de Bordeaux » – exemplifie la mobilisation des leviers d’emplacement et de qualité intrinsèque du logement.

« Faites de belles photos ! » : l’image qui précède l’usage

Airbnb incite explicitement à publier de nombreuses photos de qualité. La « photo d’accroche » – première image visible dans les résultats et en tête de l’annonce – a pour rôle d’attirer le clic et de servir de preuve visuelle à la promesse formulée dans le titre. Elle montre un intérieur impeccable – une « scène » – débarrassé des traces du quotidien, avec des configurations et une décoration standardisés, au point de faire exister un chez-soi idéal plutôt qu’un logement vécu.

La frontière public/privé, déjà travaillée par les catalogues d’ameublement et la presse déco, est ici déplacée : l’exhibition n’est plus seulement esthétique, elle est monétisée, géolocalisée, évaluée et orientée par l’algorithme – jusqu’à organiser l’entrée d’inconnus dans le chez-soi.

Quatre cadrages dominent pour la photo d’accroche :

Un schéma illustrant les quatre types de cadrages possibles sur les annonces Airbnb
Les quatre types de photographies dans les annonces Airbnb.
Image fournie par l’auteur, Fourni par l’auteur

(1) Le logement vu de l’extérieur (façade, porte, allée, parfois depuis un point haut, etc.).

Photographie prise depuis l’espace de la ville vers le logement.
Airbnb

(2) L’intérieur du logement : une pièce ou un équipement (salon, cuisine, jacuzzi, piscine, etc.).

Photographie prise à l’intérieur du logement.
Airbnb

(3) L’extérieur cadré depuis l’intérieur : vue à travers une fenêtre, une terrasse, un jardin, etc.

Photographie prise depuis l’intérieur du logement vers l’espace de la ville.
Airbnb

(4) L’extérieur du logement (paysage urbain, monument emblématique, plaque de rue, etc.) – quand l’environnement « vend » aussi bien ou mieux que l’intérieur.

Photographie prise depuis l’espace de la ville vers l’espace de la ville.
Airbnb

À Bordeaux intra-muros, l’immense majorité des annonces montrent d’abord un intérieur – la plupart des logements loués sont en effet des appartements sans balcon ni jardin. Dans les quartiers d’échoppes – petites maisons mitoyennes en pierre du XIXe siècle, typiques de Bordeaux, souvent avec une cour ou un jardin étroit –, ou dans la première couronne, on voit davantage d’images d’extérieurs (jardin, terrasse, piscine, coin plancha).

Au-delà du cadrage, les choix du moment de la journée et de la lumière, de l’angle, des retouches et, parfois, le recours à un photographe professionnel (préconisé par Airbnb) relèvent d’une stratégie : capitaliser sur l’atout principal du logement, masquer ses faiblesses, et faire coïncider l’image avec le récit de l’annonce, quitte à parfois assumer des écarts entre les photographies et la réalité.

Décrire l’hébergement : trois options narratives

Sur le plan textuel, dans la rubrique « À propos de ce logement », les hôtes mêlent librement récit, mode d’emploi et conseils. Malgré l’hétérogénéité des textes, trois options récurrentes structurent la description :

(1) Le logement comme point de chute : une base de séjour depuis laquelle rayonner facilement dans la ville. Le descriptif détaille alors l’emplacement (temps de marche, lignes de tram, monuments, marchés, lieux de sortie, écosystème culturel).

(2) Le logement comme destination en soi : esthétique, confort et équipements « rares » font du lieu une attraction liée à une activité (se reposer, se ressourcer, se détendre, profiter).

(3) Le mélange : bon emplacement et qualités intrinsèques du logement. C’est l’option la plus répandue.

Plusieurs extraits d’entretiens avec des loueurs illustrent l’alternance de ces trois options narratives :

« Mon appartement a un énorme avantage : sa localisation dans le cœur de ville. Je joue donc cette carte à fond… Le titre convainc les voyageurs qu’ils sont au bon endroit, l’appartement est facile d’accès, avec une vue imprenable sur la Grosse Cloche. Les touristes sont à 7 min à pied de (la place touristique de) Pey-Berland, à 10 min du Grand-Théâtre. Bordeaux est une ville à taille humaine, vous pouvez pratiquement tout faire à pied, revenir déjeuner à l’appartement, faire la sieste et repartir vous promener l’après-midi. » – Ayron, hôte bordelais.

« Nous sommes relativement loin du centre-ville (10 min à vélo), alors il nous a fallu mettre la lumière sur d’autres aspects que l’emplacement, notamment le côté “sympa” du quartier, la bonne ambiance, le voisinage, les commerces présents, le calme, la végétation surtout au printemps. […] Le barbecue et la terrasse permettent de faire des repas entre amis, d’accueillir d’autres invités que les seuls locataires, de se sentir chez soi mais ailleurs que chez soi. Nous avons beaucoup insisté sur cela dans l’annonce. » – Julie, hôtesse bordelaise.

Ces choix narratifs se forgent avec l’expérience : au fil des séjours et des retours, les hôtes ajustent leur discours aux attentes et aux profils (couples, familles, professionnels) et transforment la description en positionnement d’usage – séjour urbain à pied, halte familiale, retraite-détente, déplacement pro – qui oriente les attentes. En un mot : ils s’adaptent.

Construire un récit. Quand l’hôte devient opérateur touristique

Certains hôtes ne se contentent pas de décrire, mais racontent carrément un séjour possible. Dans la pratique, ce récit dépasse l’application. Dans le logement, on trouve un livret d’accueil ou un guide maison (imprimé ou en QR code), des cartes annotées, des affichettes « À savoir » ; en amont et pendant le séjour, des messages complètent l’ensemble. Ce dispositif cadre l’usage du logement et outille la découverte, en proposant par exemple des bons plans selon la météo, des itinéraires ou des repères dans le quartier.

Chez les plus investis, le récit dépasse même l’hébergement. Ils proposent des balades thématiques, rejoignent des réseaux de greeters – des habitants bénévoles qui font découvrir gratuitement leur quartier aux visiteurs – et adoptent plus largement une posture d’« aiguilleur » au fil des échanges. La plateforme encourage par ailleurs cette scénographie, en décernant des « badges » à certains propriétaires et en valorisant l’entraide entre loueurs et locataires.

Dans mon analyse de 600 commentaires laissés par des voyageurs sur 20 annonces bordelaises, entre 2019 et 2023, la reconnaissance explicite du rôle d’« opérateur touristique » de l’hôte reste minoritaire (env. 150 occurrences, dont env. 70 clairement formulées). Ce travail narratif aide certains hôtes à se distinguer, mais il n’est pas systématiquement relevé par les voyageurs dans leurs avis.

Stratégies d’emplacement vs déterminisme locatif

Des hôtes en position défavorable – éloignés des centres urbains et des pôles touristiques, ou proposant un logement qui n’est pas spécialement remarquable – renversent la contrainte grâce au récit de leur annonce. Ils ciblent les bons publics, reconfigurent leur récit (« accès voiture », « proximité rocade », « calme », « jardin », « piscine », « stationnement »), ou misent tout sur l’environnement, en détaillant par exemple les bars à proximité et l’histoire du quartier.

La maîtrise de « compétences spatiales » s’avère ici décisive. Par cette expression, j’entends la capacité à situer finement le logement (temps de marche, transports, accès), à rendre son accessibilité lisible en termes de repères concrets, puis à le relier à des usages (courses, culture, promenades) en changeant d’échelle selon le public. Maîtriser ces compétences – situer, rendre lisible, relier – est décisif pour transformer un simple point sur la carte en séjour désirable.

Dans le prolongement de ces stratégies de distinction, le prix traduit la mise en scène décrite plus haut : il aligne la promesse (titre, photos, récit) avec un segment de clientèle. Bas, il signale l’opportunité et déclenche les premières réservations/avis ; haut, il marque la qualité et filtre la demande.

Dans les faits, les hôtes prennent en compte un ensemble de variables d’ajustement (saisonnalité, week-end/semaine, remises de dernière minute, minimum de nuits, événements) et aiguillent leurs indicateurs de performance (taux d’occupation, rythme des réservations, avis) pour remonter dans les résultats de l’application ou se spécialiser sur un public précis.

Les annonces Airbnb, un observatoire des tensions économiques autour du logement

Dans une métropole comme Bordeaux, où l’accès au logement est dit « tendu », la tarification ouvre un enjeu central : l’arbitrage entre courte et longue durée. Quand le rendement attendu et la flexibilité perçue sont supérieurs en meublé touristique, des propriétaires basculent vers la courte durée, surtout dans les quartiers les plus demandés, avec à la clé une rareté accrue de l’offre longue durée et, indirectement, une pression sur les loyers. D’où la question décisive : que produisent, quartier par quartier, ces arbitrages tarifaires sur l’offre disponible et sur les prix – et que peuvent les dispositifs de régulation pour y répondre ?

La Métropole a déjà mis en place un arsenal de mesures : enregistrement obligatoire avec numéro à afficher, changement d’usage assorti d’une compensation à payer, plafonds de nuitées pour les résidences principales, contrôles et amendes administratives, ainsi que des obligations de partage de données imposées aux plateformes.

L’étude des annonces Airbnb est utile pour documenter et évaluer ces politiques : elle permet de cartographier les concentrations de meublés de tourisme par quartier, d’identifier les caractéristiques signalant des usages problématiques de la plateforme (location de logements entiers, multiannonces, « arrivée autonome » avec une boîte à clés, recours à des conciergeries), de repérer des signaux de professionnalisation, de suivre les évolutions avant/après règlementation, enfin de relier ces indicateurs aux tensions locales (offre disponible, niveaux de loyers). Autrement dit, les annonces ne sont pas seulement un discours : elles forment un observatoire de l’hospitalité et un baromètre spatial précieux pour ajuster la régulation, quartier par quartier.

The Conversation

Victor Piganiol ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Airbnb : comment les hôtes se racontent en ligne – https://theconversation.com/airbnb-comment-les-hotes-se-racontent-en-ligne-265311