Harcèlement moral institutionnel à France Télécom : quand la politique dysfonctionnelle de l’entreprise devient un délit pénal

Source: The Conversation – in French – By Michel Rocca, Professeur d’économie politique, Université Grenoble Alpes (UGA)

L’arrêt historique rendu par la Cour de cassation, le 21 janvier 2025, dans l’affaire France Télécom marque un tournant majeur en droit du travail et en droit pénal. Rappelons que la direction de l’entreprise (devenue Orange en 2013) avait mis en œuvre, à compter de 2006, deux plans de restructuration qui prévoyaient le départ de 22 000 employés et la mobilité de 10 000 autres (sur quelque 120 000 employés). En 2008 et en 2009, 35 salariés s’étaient suicidés. Cet arrêt ouvre la voie à une nouvelle ère de responsabilisation des organisations, publiques comme privées, en matière de santé au travail.


En consacrant la notion de « harcèlement moral institutionnel », la plus haute juridiction française reconnaît définitivement que la responsabilité pénale d’une entreprise et de ses dirigeants peut être engagée lorsqu’une politique managériale, menée en connaissance de cause, a pour effet de dégrader les conditions de travail des salariés.

L’arrêt de la Cour de cassation du 21 janvier 2025 condamne définitivement sept dirigeants, mais aussi la personnalité morale de France Télécom au titre d’un « harcèlement moral institutionnel » résultant de la politique de l’entreprise. Avec cette nouvelle notion, la responsabilité pénale d’une société et de ses dirigeants peut désormais être engagée lorsqu’ils ont mis en œuvre, « en connaissance de cause », une politique d’entreprise ayant pour « objet » ou pour « effet » une dégradation des conditions de travail des salariés.

Au début des années 2000, le PDG Didier Lombard lance en effet le plan Nouvelles Expériences des Télécommunications (Next), qui prévoyait 22 000 départs en trois ans, soit 20 % de départs parmi les salariés ayant le statut de fonctionnaire. Sans procéder à des licenciements classiques, l’entreprise imagine alors une politique visant à précipiter les départs.

Les différents niveaux de l’encadrement installent un climat de pressions constantes, effectuent des réorganisations permanentes et abusives, des mutations forcées ou des mises à l’isolement. Les brimades de salariés sont fréquentes. Entre 2008 et 2011, plus de soixante employés se suicident, et quarante tentent de mettre fin à leur jour. Ce plan Next sera d’ailleurs qualifié par la presse de « plan de l’éradication ».

L’arrêt consacre la notion de harcèlement moral institutionnel

En pratique, cet arrêt vient ainsi consacrer la notion même de harcèlement moral institutionnel. Comme le rappelle Michel Miné, le harcèlement moral institutionnel « figure désormais au plus haut niveau de la jurisprudence […] un grand arrêt de droit pénal, mais aussi de droit du travail ».

Complétant le droit relatif au harcèlement moral, cette évolution a une portée considérable pour les salariés de toutes les organisations, mais également pour leurs directions et leurs responsables RH. Ces derniers sont désormais pénalement responsables des effets de leurs politiques. C’est donc un nouvel univers de la santé au travail qui s’ouvre potentiellement.

L’arrêt de janvier 2025 concerne aussi les situations antérieures à 2025

En s’appuyant principalement sur les travaux parlementaires relatifs à la loi n°2002-73 du 17 janvier 2002 de modernisation sociale, la rédaction de cet arrêt de la Cour de cassation inscrit dans le droit deux ouvertures à très forte portée progressiste. Ces ouvertures répondent précisément aux attentes des salariés dont la santé s’est détériorée du fait de politiques organisationnelles ou managériales. Michel Miné résume très bien cette évolution en notant que

« le juge n’est pas là pour juger des choix stratégiques, mais pour examiner les effets des méthodes de gestion qui en découlent ».

À la suite de cet arrêt, un tribunal administratif sera désormais légitime pour « déterminer si la méthode employée pour mettre en œuvre la politique d’entreprise excède le pouvoir normal de direction et de contrôle du chef d’entreprise » (§70). Tout n’est donc plus possible au seul motif que c’est la liberté d’entreprendre qui appelle des choix stratégiques d’entreprise… non discutables. En matière de santé au travail, le choix de gestion dans l’organisation ne bénéficie plus d’une totale immunité : il peut être jugé.

Ensuite, cet arrêt crée, à côté du harcèlement moral déjà défini par l’article L.1152-1 du Code du travail, une forme de harcèlement moral sans qu’une relation entre des personnes individuellement identifiées soit nécessaire. Sans nécessité d’une action d’une personne sur une autre, le harcèlement moral institutionnel peut être exercé à l’égard « d’autrui » (terme de l’arrêt). Sans besoin de prouver un ciblage individuel, le harcèlement peut donc indifféremment concerner une équipe, un service, un groupe de salariés et, par extension, l’ensemble des membres d’une organisation. En fait, « pourvu que ces dernières fassent partie de la même communauté de travail et aient été susceptibles de subir ou aient subi les conséquences » de la politique managériale (§40).

Les conséquences de cet arrêt sont en réalité aussi vastes que profondes. Première conséquence de l’arrêt de janvier 2025, des situations antérieures à 2025 sont concernées. Il est en effet considéré que cette évolution du droit était « prévisible » de sorte qu’elle peut s’appliquer à des faits antérieurs.

Toutes les politiques managériales dysfonctionnelles ou pathogènes sont concernées

Si la temporalité est étendue, le champ l’est aussi. En condamnant également la personne morale France Télécom, la Cour de cassation étend potentiellement le champ à toutes formes d’organisation : de la TPE à la collectivité territoriale en passant par l’hôpital ou l’université, toutes les politiques managériales dysfonctionnelles ou pathogènes sont potentiellement concernées.

Cette nouveauté est intéressante : les organisations publiques et bureaucratiques sont en effet particulièrement sujettes à ces politiques aux effets dévastateurs et peu abordés, comme nous l’avons montré ailleurs à partir de la pratique du harcèlement en meute.

Ainsi, dans les mois qui viennent, les premiers jugements de différentes juridictions vont être connus et discutés. Le juge administratif sera particulièrement scruté pour connaître son degré de suivisme de l’arrêt de la Cour de cassation ; juridiction qui représente le plus haut niveau de jurisprudence : va-t-il vraiment suivre l’arrêt qui consacre le harcèlement moral institutionnel et, ainsi importer ce délit dans l’environnement public ?

L’égalité devant la loi devrait imposer que ce type de décision soit également adoptée par les juridictions administratives. Il semble assez probable que le juge administratif suive cette voie, avec toutefois quelques modulations. Un premier arrêt de la Cour administrative d’appel de Bordeaux en avril 2025 va dans ce sens. Ainsi, la jurisprudence pourrait par exemple, amener à condamner une université pour « faute de service » en cas de harcèlement moral institutionnel. Le juge devra au fond arbitrer entre un jugement mettant en avant la « responsabilité pour carence » (manquement à l’obligation de protéger les agents) ou « une qualification pénale ». Si rien n’est encore joué sur le sens de cet arbitrage, il n’en demeure pas moins que le temps de l’impunité semble révolu : les victimes peuvent désormais agir sur le terrain pénal contre l’institution elle-même, en complément des recours en droit du travail ou administratif.

Deuxième conséquence, le périmètre des acteurs impliqués et l’incidence sur leurs responsabilités sont en définitive précisés par cet arrêt de janvier 2025. C’est surtout leur mise en cause pénale qui est mise en lumière.

Dit simplement, si une politique managériale promeut, en connaissance de causes, des méthodes de gestion pathogènes pour la santé des salariés, tout dirigeant, mais aussi tout cadre actif dans la promotion de cette politique peut être jugé responsable. La Cour de cassation signale ainsi, dans son arrêt de janvier 2025, le « suivisme » des directions et services de ressources humaines (DRH) dont « les procédures et les méthodes ont infusé dans toute la politique managériale ». Fait majeur, une DRH est potentiellement « complice du délit » de harcèlement moral institutionnel quand elle accompagne des politiques pathogènes dont les effets sont connus.

Au minimum, une vigilance accrue est donc attendue des DRH en matière d’adoption de méthodes de gestion afin de ne pas être dans l’abus immanquablement porteur de risque pénal. Plus largement, la posture professionnelle de la DRH est sérieusement questionnée : connaissant l’objet ou les effets d’une politique sur la santé des salariés, doit-elle toujours accompagner sa direction, dont elle dépend de manière souvent très étroite ? Si la DRH a par exemple connaissance de la volonté d’un dirigeant de cibler un ou plusieurs salariés, au point que des atteintes à leur santé soient envisageables, quelle doit être sa posture ou son éthique, pour reprendre une notion chère à la communauté des responsables de ressources humaines ?

Vers une responsabilité de tous en matière de santé au travail ?

Par enchaînement, il est possible de tracer des perspectives au regard de ce nouvel état des lieux des responsabilités quand un harcèlement moral institutionnel est avéré pour le juge.

Comment évaluer, par exemple, la responsabilité des élus de conseils des collectivités publiques, des élus d’un conseil d’administration d’universités, d’hôpitaux ou d’associations dès lors qu’ils marquent une trop grande complaisance vis-à-vis de la poursuite de politiques managériales dont ils ont à connaître les effets sur la santé des salariés ? Ne sont-ils pas, comme « organes de décisions » partie prenante des atteintes à la santé, comme l’ont été des cadres de France Télécom ?

Naturellement, le même questionnement peut être adressé aux représentants du personnel et à leur posture. Pour la plupart d’entre eux, ils ont évidemment chevillé au corps le souci de documenter les atteintes à la santé des salariés liés au management du travail et d’accompagner les salariés en souffrance, y compris pas l’outil juridique. L’affaire de France Télécom est d’ailleurs emblématique du rôle exemplaire des représentants syndicaux. Ils ont consciencieusement mobilisés les dispositifs légaux prévus à cet effet dans les organisations (les outils de la commission Santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT), notamment).

Une interrogation demeure pourtant : quelle est la responsabilité de représentants des salariés qui, par complaisance, faiblesse, intérêt ou connivence avec les directions, minimisent ou ignorent l’importance de la prise en charge cette nouvelle question du harcèlement moral institutionnel ? Dans l’affaire France Télécom, les élus CFDT et FO étaient par exemple dans « un déni de la situation » selon le syndicat Solidaires, acteur central de la démarche d’accompagnement et de dépôt de plainte. N’oublions pourtant jamais que « l’homme est responsable de son ignorance, l’ignorance est une faute », pour Milan Kundera.

Pour le citoyen-salarié, avec la reconnaissance juridique du harcèlement moral institutionnel, une nouvelle étape est sans nul doute franchie : le temps de l’impunité des directions et du management semble en tout cas révolu, quelle que soit l’organisation concernée. Tout montre que le citoyen-salarié peut donc se sentir un peu moins seul face à ses éventuelles souffrances, comme ce fut déjà le cas avec la reconnaissance juridique du « harcèlement moral », en 2002, à la suite des travaux pionniers de Marie-France Hirigoyen et de Christophe Desjours.

En définitive, le premier défi de la caractérisation juridique de cette nouvelle facette du harcèlement moral semble maintenant relevé. Si les faits sont donc assez documentés, notamment par les représentants du personnel, le juge peut travailler. Encore faudra-t-il, in fine, que les différentes juridictions fassent demain écho, dans un délai raisonnable, à cette immense attente de justice face aux errances de directions et de manageurs aux politiques déviantes et pratiques toxiques, toutes porteuses de profondes souffrances au travail, souvent inaudibles. C’est le prochain défi de santé au travail qui est devant nous.

The Conversation

Michel Rocca ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Harcèlement moral institutionnel à France Télécom : quand la politique dysfonctionnelle de l’entreprise devient un délit pénal – https://theconversation.com/harcelement-moral-institutionnel-a-france-telecom-quand-la-politique-dysfonctionnelle-de-lentreprise-devient-un-delit-penal-266415

Parler de « vivant » plutôt que de « nature » : effet de mode ou tournant politique ?

Source: The Conversation – in French – By Virginie Arantes, Postdoctoral Researcher – Projet Chine CoREF, CNRS/EHESS (CECMC), Université Libre de Bruxelles (ULB)

Le terme s’est imposé en librairie, en politique. Il est aussi de plus en plus repris par des institutions. Il apparaît souvent comme un synonyme de « nature ». Mais que signifie ce « vivant » dont on se réclame de plus en plus ? Les autrices et auteur de Rendre le vivant politique (éditions de l’Université de Bruxelles, 2025) sondent le succès nouveau de ce mot.


C’est un terme que l’on entend de plus en plus : « vivant ». Mais d’où vient-il ? que décrit-il ? et pourquoi est-il de plus en plus invoqué ?

Une rapide recherche du terme « vivant » dans Google Ngram Viewer, qui recense la fréquence des mots usités dans les livres numérisés sur Google Books, permet déjà de repérer deux moments où son usage explose : dans les années 1980 et aujourd’hui.

Mis en ligne par Google en décembre 2010, Ngram Viewer permet de visualiser la fréquence de suites de mots dans les livres numérisés sur Google Books. L’outil s’appuie sur plus de 5 millions d’ouvrages, soit environ 4 % des livres jamais publiés, et dont la très grande majorité est postérieure à 1800. L’interprétation des visualisations appelle à la précaution, mais cette courbe sert ici seulement à poser des questions au sujet de ce succès du « vivant » dans la production éditoriale.
Capture d’écran Google Ngram Viewer

Le pic des années 1980 peut sans doute s’expliquer par la montée en puissance du discours sur la biodiversité qui n’est plus confinée au registre scientifique. Mais comment expliquer le regain actuel ? Serait-il la manifestation d’un moment politique qui voit le « vivant » devenir un nouvel imaginaire structurant et un horizon de lutte ? Dans les librairies, la tendance est en tout cas nette. Le succès d’ouvrages comme Manières d’être vivant (Baptiste Morizot, 2020), Exploiter les vivants (Paul Guillibert, 2023) ou le Moment du vivant (sous la direction d’Arnaud François et de Frédéric Worms, 2016) témoigne d’une quête de sens et d’un désir de rupture avec une vision instrumentale de la nature.

Mais le mot ne circule pas qu’en rayon : il s’invite de plus en plus dans les slogans militants et partisans. En Belgique, le parti Écolo s’interroge : « Qui va protéger le vivant, qui va protéger ma santé ? », tandis qu’en France, le parti antispéciste Révolution écologique pour le vivant (REV) a été créé en 2018. On retrouve aussi ce terme dans le vocabulaire des politiques publiques, dans les mouvements sociaux, dans les dictionnaires d’écologie politique et jusque dans le langage éducatif.

Dans cette perspective, les défenseurs du vivant appellent à « faire corps » avec les écosystèmes. Ils proposent de repartir des milieux partagés à toutes les échelles – de la mare à l’océan – et de tenir compte de leurs liens, de la goutte d’eau à l’atmosphère.

« Anthropocène », « zone critique » : d’autres termes qui émergent en même temps que celui de « vivant ».

  • Ce déplacement de regard trouve un écho dans l’histoire récente des sciences. Il n’est pas anodin que la notion controversée d’anthropocène, apparue au début des années 2000 dans un colloque de géologues, résonne aujourd’hui dans les luttes pour le vivant. De même, il n’est pas plus surprenant que l’Institut de physique du globe de Paris (IPGP), fondé en 1921 pour étudier les forces telluriques et les champs magnétiques, s’intéresse désormais à la zone critique – cette fine couche où se nouent les interactions entre vie, sol et atmosphère. Chez Bruno Latour, cette zone prend une dimension philosophique : elle devient le lieu d’où penser le « nouveau régime climatique ».

Dans un contexte où les sociétés peinent à répondre à la crise environnementale – et où une partie du débat public rejette même l’écologie –, le terme « vivant » propose de décentrer le regard. Il invite à le déplacer, à voir dans la nature et les êtres qui la peuplent non pas des ressources à dominer, mais des existences avec lesquelles apprendre à cohabiter.

Pourquoi ce retour du vivant ?

Le « vivant » permet ainsi de dire ce que la « nature » ne permet pas.

Contrairement à « nature », souvent pensée comme un décor extérieur ou une ressource à exploiter, le « vivant » inclut les humains dans une communauté élargie avec les animaux, les végétaux et les écosystèmes, et s’interroge sur l’ensemble plutôt que sur telle ou telle partie. Il insiste sur les relations, sur les interdépendances et sur la fragilité des milieux que nous habitons. Cette nuance explique son succès croissant : il offre un langage qui relie la crise écologique à nos existences concrètes, à nos corps, à nos manières d’habiter le monde sans nous en couper. Il comble les lacunes des analyses trop focalisées sur la partie et qui perdent de vue le tout. Et c’est précisément parce qu’il nous attache à notre être sensible qu’il ouvre un espace de luttes, d’appropriations et d’expérimentations politiques.

Sa signification varie selon les contextes. En français, il évoque des dynamiques d’interdépendance entre humains et non-humains. En anglais (life, living beings, vital), il est souvent ramené aux Life Sciences, c’est-à-dire l’ensemble des sciences de la vie (biologie, médecine, génétique, agronomie, écologie scientifique), à une approche plus fonctionnelle et technique. En Amérique latine, le « vivant » prend une tournure institutionnelle : la Constitution de l’Équateur reconnaît ainsi la Pachamama (la Terre-Mère) comme sujet de droit – une manière de traduire dans le langage juridique des visions du monde autochtones, fondées sur l’harmonie entre les êtres humains et la nature. Le préambule du texte évoque d’ailleurs la volonté de « construire une nouvelle forme de coexistence publique, dans la diversité et en harmonie avec la nature, afin de parvenir au buen vivir, le sumak kawsay », c’est-à-dire le bien vivre ou la vie en plénitude.

Dans d’autres contextes, notamment occidentaux, la gestion écologique reste trop souvent marquée par des logiques de contrôle, de « maîtrise » de la nature et de ses risques, voire d’exclusion, comme le souligne la chercheuse en sciences politiques Krystel Wanneau lorsqu’elle analyse les dispositifs de « solutions fondées sur la nature » promus par les Nations unies. Elle prend ici comme exemple les problèmes d’inondation dans le nord de la France et aux Pays-Bas pour illustrer l’attrait de ces solutions redonnant de la place à la nature en s’inspirant des services offerts par les écosystèmes.

Dès le XIIe siècle, les Flamands ont ainsi mis en place les wateringues, des dispositifs de canaux pour contenir les inondations et gagner des terres agricoles sur la mer. Aujourd’hui, ces approches conciliant activités humaines et préservation écologique se multiplient, mais elles restent marquées par des tensions entre logiques administratives, agricoles, urbaines et écologiques pouvant reconduire des rapports de pouvoir inégaux entre politiques nationales et initiatives locales, comme dans le Nord-Pas-de-Calais. Partout dans le monde, ces approches de gestion des risques « avec » le vivant séduisent sur le papier, mais leur concrétisation se heurte à des conflits dont la résolution appelle de véritables débats démocratiques.

« Dunkerque veut aller plus loin et met en place un partenariat avec les agriculteurs des sections de son territoire pour les amener à ne pas évacuer l’eau systématiquement, mais à refaire des zones humides moins drainées, en contrepartie du paiement de leurs rôles par la communauté urbaine », explique le chercheur Bernard Barraqué dans son article « Les wateringues hier et aujourd’hui, en France et aux Pays-Bas » (2025).
CC BY

Pas étonnant donc qu’en parallèle, des alternatives démocratiques émergent. Le mouvement des villes en transition, lancé par l’enseignant britannique Rob Hopkins, promeut des modes de vie collectifs résilients, où « prendre soin du vivant » devient un mot d’ordre local. En France, les Soulèvements de la Terre, ou encore les mobilisations écologistes radicales étudiées par le politiste Luc Sémal, montrent que le vivant peut devenir un outil de mobilisation et de critique.

Parallèlement, certaines collectivités locales expérimentent des Parlements du vivant (dans l’agglomération Dracénie Provence Verdon [Var]) ou des micro-Parlements des vivants (à La Rochelle [Charente-Maritime], à Paris) pour faire participer les écosystèmes dans les décisions publiques afin de dépasser les oppositions modernes entre humain et non-humain, raison et émotion, corps et esprit. Ce changement reflète une tentative de réinventer notre rapport au monde, en mobilisant des savoirs sensibles longtemps marginalisés.

Mais cette prise de conscience ne suffit pas. Comme le montrent les historiens de l’environnement, l’anthropocène n’est pas qu’un moment de réveil écologique : c’est aussi le produit de trajectoires politiques et économiques anciennes, qui vont de l’industrialisation et de l’exploitation coloniale aux logiques extractives et financières contemporaines. Penser le vivant exige donc plus qu’un changement de regard. Il faut transformer les priorités, les institutions, les formes de pouvoir. Les chercheurs en théorie politique Marc-Antoine Sabaté et Emmanuel Charreau insistent : ce n’est pas parce qu’on parle du vivant qu’on agit en conséquence. Il ne suffit pas d’ouvrir les yeux, encore faut-il changer les cadres hérités de ces histoires longues. Avoir conscience du réchauffement climatique ne produit pas une action immédiate, mais plutôt l’inverse.

Ces tensions deviennent de plus en plus visibles en Europe. En Belgique, la Cour constitutionnelle a suspendu le report de l’interdiction des diesels Euro 5 à Bruxelles, mobilisant le droit à la santé et à un environnement sain. En France, le Conseil d’État a condamné l’État pour inaction climatique (affaire Grande-Synthe, dans le Nord), confirmant que seule la contrainte juridique oblige à agir.

Mais la crise des gilets jaunes rappelle que protéger le climat sans corriger les inégalités sociales peut générer de nouvelles fractures. Comme le note le chercheur en théorie politique Éric Fabri, reconnaître le vivant sans transformer les logiques propriétaires revient à reproduire les mêmes asymétries de pouvoir et, en fait, à reconduire le paradigme de la nature (ontologie naturaliste) dont la propriété est une expression juridique. L’histoire des idées est ici utile pour révéler à quel point la vision d’une nature dont l’humain est maître et possesseur est intimement liée à l’idéologie propriétaire. Ne pas la remettre en question, c’est ainsi accepter de continuer à porter les œillères modernes qui font de la nature un ensemble de ressources à s’approprier.

Le vivant bat en brèche cette représentation et invite à penser un rapport au monde qui ne soit pas hiérarchique, unilatéral ni fondé sur la domination.

Une révolution intellectuelle ou un discours récupéré ?

À mesure que le vivant devient un objet de débat, une question devient centrale : assiste-t-on à une transformation en profondeur de nos institutions, ou à une récupération d’un langage critique vidé de sa portée subversive ?

Comme le souligne le professeur en philosophie Philippe Caumières, parler du vivant n’a de sens que si cela s’accompagne d’un véritable renouveau de l’activité politique autonome. Or, aujourd’hui, deux dynamiques coexistent – et parfois s’opposent frontalement. D’un côté, on observe des tentatives sincères pour repenser notre rapport au vivant, à travers le droit, la politique, ou de nouvelles formes de gouvernance écologique. Mais en parallèle, le vivant devient aussi un outil de langage pour des logiques plus anciennes. États et entreprises invoquent la protection du vivant pour légitimer des politiques de contrôle, de marchandisation ou de surveillance.

C’est particulièrement visible en Chine : derrière la bannière de la « civilisation écologique », le Parti communiste chinois promet de réconcilier développement et environnement. Dans les faits, la conservation d’espèces emblématiques comme le panda ou la mise en place de parcs nationaux servent à renforcer le contrôle territorial, à limiter l’accès aux ressources ou à encadrer les populations locales, comme l’analyse la chercheuse en science politique Virginie Arantes, spécialiste de la Chine. Le vivant y devient un capital écologique et symbolique, mais aussi un instrument de gouvernement.

Ceci soulève une question centrale : le vivant remet-il en cause la distinction entre nature et culture, ou la redéfinit-il selon de nouvelles logiques ? Même lorsqu’on parle de vivant, les dynamiques d’exploitation et de pouvoir demeurent. Quel rôle peuvent jouer les humains dans ces conflits d’intérêts interespèces ? Peuvent-ils être arbitres sans imposer leurs propres normes comme seul étalon ? Cette tension traverse également les débats philosophiques. Bruno Latour appelait ainsi à reconstruire nos attachements au vivant et à reconnaître la pluralité des êtres avec lesquels nous cohabitons. Mais des penseurs, comme Frédéric Lordon ou Andreas Malm, rappellent que toute réflexion écologique qui oublie les rapports de classe et la dynamique du capitalisme risque de manquer sa cible. Penser le vivant, oui – mais sans perdre de vue les structures sociales et économiques qui façonnent les conditions de vie et le travail.

Le vivant n’est pas un mot magique. C’est un champ de lutte. Ce qui se joue, c’est la fabrication d’une frontière entre humain et nature, et la difficulté – voire l’impossibilité – d’entretenir avec celle-ci un rapport autre qu’extractiviste. Et la manière dont nous habitons le vivant, le nommons, le protégeons ou l’exploitons en dit long sur le monde que nous sommes en train de construire.

À mesure que le vivant devient un enjeu central, il peut ouvrir des voies nouvelles – ou servir à reconduire des logiques anciennes de domination.

Le défi est triple :

  • Transformer les prises de conscience en actions concrètes.
  • Mobiliser les savoirs permettant de réordonner les priorités politiques.
  • Questionner les formes d’appropriation du vivant, qu’elles soient économiques, juridiques ou politiques.

Plutôt qu’un consensus, le vivant est aujourd’hui une question. Il nous force à choisir : que préserver, pour quels mondes à venir, avec qui et pour qui ?


Cet article est inspiré de l’ouvrage Rendre le vivant politique, dirigé par Virginie Arantes, Éric Fabri et Krystel Wanneau, paru en 2025 aux éditions de l’Université de Bruxelles et consultable en ligne.

The Conversation

Virginie Arantes a bénéficié de financements du Fonds de la Recherche Scientifique – FNRS (Belgique) et du CNRS dans le cadre de son postdoctorat au sein du projet Chine CoREF. Ces soutiens n’ont exercé aucune influence sur les résultats ou les conclusions de sa recherche.

Eric Fabri a reçu des financements du Fonds National de la Recherche Scientifique FRS-FNRS pour financer ses recherches postdoctorales. Ces financements n’engendrent cependant aucun contrainte quant aux résultats des recherches menées.

Wanneau Krystel a reçu des financements de l’Agence nationale de recherche (ANR) dans le cadre de son postdoctorat au sein du projet ANR “SciOUTPOST”. Ces financements n’exercent aucune influence sur les résultats ou les conclusions de sa recherche.

ref. Parler de « vivant » plutôt que de « nature » : effet de mode ou tournant politique ? – https://theconversation.com/parler-de-vivant-plutot-que-de-nature-effet-de-mode-ou-tournant-politique-267899

La santé sexuelle des jeunes en situation de handicap : un sujet encore tabou ?

Source: The Conversation – in French – By Noëline Vivet, Doctorante en Santé Publique, Ined (Institut national d’études démographiques)

Les études consacrées à la sexualité des jeunes en situation de handicap physique, sensoriel, intellectuel ou mental restent trop peu nombreuses. Il est pourtant crucial de mener des recherches pour, et avec, ce public afin d’appréhender au mieux leurs besoins et spécificités dans la sphère intime et de mener des actions de prévention, notamment contre les violences sexuelles et le risque d’infections sexuellement transmissibles.


Imaginez un monde où l’on vous considère comme une personne asexuée, sans désirs ni besoins amoureux. Un monde où l’on vous infantilise, où vous manquez d’informations essentielles sur votre propre corps et sur vos relations intimes. C’est une réalité que vivent trop souvent les jeunes en situation de handicap.

En France, 5 % des jeunes personnes âgées de 10 ans à 24 ans vivent avec un handicap, qu’il soit physique, sensoriel, intellectuel ou mental. Si l’accès à l’éducation, à l’emploi et au logement s’améliore, un aspect essentiel de leur vie reste encore trop souvent négligé : leur santé sexuelle et reproductive, comme le montre l’analyse de la littérature scientifique que nous avons menée.

Très peu de recherche… le reflet d’un tabou ?

En recherchant dans les bases de données scientifiques parmi les articles publiés au cours d’une décennie (2013-2023), uniquement 21 références scientifiques ont pu être trouvées. Parmi ces articles, 13 décrivent des interventions d’éducation sexuelle qui ont concrètement été proposées à de jeunes personnes handicapées, six décrivent les besoins de ces jeunes au regard de leur sexualité et deux adressent des recommandations pour mieux comprendre le sujet.

Ce très faible nombre de travaux scientifiques nous interroge en tant que chercheuses et chercheurs. La sexualité des jeunes en situation de handicap reste un sujet tabou dans la société qui évite souvent la question, en projetant sur ces jeunes une représentation d’absence de sexualité. Est-ce que cette stigmatisation de la sexualité des jeunes personnes handicapées serait également intériorisée par les scientifiques, conduisant à ce qu’ils et elles négligent cette thématique dans leurs travaux ?

Comprendre les besoins spécifiques en santé sexuelle

En dix ans, au niveau international, seulement six publications scientifiques ont cherché à identifier les besoins concernant la sexualité des jeunes en situation de handicap (que ces personnes soient atteintes de spina bifida, d’autisme, de cancer, d’un handicap physique ou intellectuel). Considérant la diversité des handicaps, cela représente très peu de travaux.

Nous pouvons néanmoins faire l’hypothèse que les jeunes en situation de handicap ont des besoins de santé sexuelle au même titre que les jeunes sans handicap : besoins d’informations fiables et d’éducation appropriée sur leur corps, sur la contraception, sur les relations amoureuses et sexuelles, sur les infections sexuellement transmissibles (IST), sur le consentement, etc.

Les jeunes en situation de handicap ont également des besoins intimes spécifiques, liés à leur handicap. Par exemple, les jeunes ayant des troubles de l’apprentissage peuvent avoir besoin d’informations simplifiées et visuelles pour garantir leur compréhension.

Les jeunes ayant des handicaps moteurs peuvent avoir besoin de ressources et d’outils supplémentaires pour garantir leur vie affective et sexuelle (comme du matériel médical pour se mouvoir en autonomie pendant la vie sexuelle malgré leurs difficultés physiques).

Les jeunes autistes ont davantage besoin d’aide pour appréhender la communication et la lecture du consentement sexuel. Ou encore, les jeunes ayant des troubles mentaux peuvent avoir besoin d’un accompagnement spécifique pour comprendre les émotions et les relations.

Quelques études mettent en évidence le fait que les jeunes en situation de handicap sont plus vulnérables face aux violences sexuelles et aux IST que les autres jeunes.

Dans une étude réalisée auprès de femmes autistes de haut niveau (sans déficiences intellectuelles, ndlr), la moitié d’entre elles ont témoigné avoir subi, au cours de leur vie, une pénétration par la contrainte (notion incluant le mensonge et la manipulation). Les enfants en situation de handicap auraient « 2,9 fois plus de risques d’être victimes d’actes de violence sexuelle et 4,6 fois plus en cas de maladie mentale ou de déficiences intellectuelles ».

Pour prendre en compte ces besoins spécifiques et difficultés, il sera nécessaire d’adapter le contenu et les supports de l’éducation à la santé sexuelle en fonction du handicap (visuel, cognitif, etc.), mais également d’adopter une approche inclusive pour intégrer les jeunes en situation de handicap dans les supports et les ressources déjà existants.

Une éducation à la santé sexuelle pour – et avec – les jeunes

Parmi les 21 travaux scientifiques analysés, aucun n’a été réalisé selon une méthode de recherche participative, c’est-à-dire en incluant de jeunes en situation de handicap dans la construction de la recherche, dans la conception et dans la mise en œuvre des interventions d’éducation à la santé sexuelle.

Pourtant, la recherche participative s’est beaucoup développée ces dernières années. Elle semblerait particulièrement pertinente à la fois pour conduire des recherches pertinentes et pour concevoir des actions de promotion de la santé sexuelle adaptées à leurs besoins spécifiques.




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Recherche participative en santé : rapprocher les citoyens et les scientifiques au sein de projets de recherche


En effet, les points de vue des jeunes en situation de handicap sont essentiels pour garantir l’efficacité des actions et ainsi répondre de façon adaptée à leurs besoins. Ils et elles sont les mieux placées pour identifier ces besoins, pour proposer des solutions adaptées, et pour juger de la pertinence des actions d’éducation à la santé sexuelle.

Nous faisons l’hypothèse que cette absence d’implication des jeunes en situation de handicap dans la recherche pourrait refléter un manque de formation des chercheurs et chercheuses pour communiquer efficacement avec ces jeunes dans une visée de conduite des études de recherche. Il est probablement plus facile pour les scientifiques de s’adresser aux parents et aux professionnel·le·s qui accompagnent ces jeunes, mais cela ne permet pas de comprendre totalement les besoins propres des jeunes en situation de handicap.

Communiquer avec les jeunes en situation de handicap peut se révéler particulièrement difficile et challengeant. Les jeunes peuvent rencontrer des difficultés à s’exprimer au regard de leur handicap (limite d’accès à la parole, limite d’expression orale des émotions, etc.), mais également des difficultés à comprendre l’autre dans la communication.

L’entourage des jeunes ainsi que les professionnel·le·s manquent également de moyens et de connaissances pour communiquer efficacement avec les jeunes en situation de handicap. Communiquer avec ces jeunes nécessite donc de nouvelles méthodes de communication et d’adaptation qu’il faudrait anticiper et penser dans les études scientifiques.

Et maintenant ? Changeons notre regard sur ces jeunes et leur sexualité

Finalement, ce travail met en évidence l’urgence de changer le regard sur la sexualité des jeunes personnes handicapées. Il est indispensable de sortir des préjugés et de reconnaître enfin leurs besoins. Cela pourrait passer, dans un premier temps, par des formations des professionnel·le·s qui accompagnent ces jeunes, par la sensibilisation de la communauté scientifique et des financeurs de la recherche, mais également par la formation des professionnel·le·s de la recherche à interroger le handicap.

Cette déconstruction des a priori devra permettre également de changer le regard sur les jeunes personnes handicapées, afin de pouvoir enfin les considérer comme des partenaires indispensables dans le développement d’une éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle.

The Conversation

Elise de La Rochebrochard a reçu des financements de l’ANR et de l’Agence de la Biomédecine.

Philippe Martin a reçu des financements de l’Agence Nationale de la Recherche.

Noëline Vivet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. La santé sexuelle des jeunes en situation de handicap : un sujet encore tabou ? – https://theconversation.com/la-sante-sexuelle-des-jeunes-en-situation-de-handicap-un-sujet-encore-tabou-262879

Les « cassos », ces jeunes ruraux dont on ne veut pas

Source: The Conversation – France in French (3) – By Clément Reversé, Sociologie de la jeunesse, sociologie des espaces ruraux, Université de Bordeaux

« Cassos ». Derrière ce mot devenu banal se cachent des vies : parfois celles de jeunes ruraux précaires, sans diplôme, qui se sentent (à juste titre) disqualifiés par la société. À travers leurs récits se dessine le portrait d’une France invisible, marquée par un stigmate, une domination sociale et une fiction méritocratique.


« J’ai une vie de cassos. »

C’est par cette phrase que Loïc, jeune Charentais tout juste sorti de prison, se décrit lui-même. « Cassos » n’est pas une fonction objective, c’est un stigmate qui finit parfois par s’intérioriser, mais qui semble surtout devenir du langage ordinaire. Ce mot de honte ne semble plus seulement renvoyer au « cas social » imaginé par les classes moyennes et supérieures (qui sont les premiers à avoir utilisé pendant longtemps cette expression), il semble également (et peut-être surtout) se jouer au sein des classes populaires, face à une expérience vécue de la précarité, de la relégation et de l’isolement.

Dans la Vie de cassos. Jeunes ruraux en survie (2023), j’ai tenté de saisir le poids du stigmate et de la domination chez des jeunes dont on ne semble pas vouloir dans les territoires ruraux. Cet ouvrage est issu d’une enquête de sociologie auprès d’une centaine de jeunes sans diplôme vivant en milieu rural.

Ces derniers vivent dans une société qui ne leur laisse pas de prise sur leur destin. Le terme de « cassos » est une clé de lecture du rapport entre domination, identité et survie dans nos campagnes contemporaines.

Le « cassos » : un miroir de la société néolibérale

Ce que révèle cette enquête, c’est la fonction politique du stigmate. En désignant les plus précaires comme « inadaptés », voire comme des « assistés », la société contemporaine entretient la fiction méritocratique : si certains réussissent, c’est que les autres n’ont pas voulu jouer le jeu. Ce terme de « cassos » condense cette morale néolibérale en accusant les précaires d’être responsables de leur précarité et les stigmatisés d’être responsables de leur stigmate.

En outre, cette assignation peut être lue dans l’autre sens et devenir un miroir tendu à la société actuelle.

Derrière les visages d’Érika, de Lucas, de Safâ ou de Vincent, c’est la normalisation de la précarité qui se lit. En ce sens, « cassos » n’est pas un type social, mais une condition. Celle de quiconque se trouve disqualifié dans un monde où le diplôme, l’emploi stable et la reconnaissance deviennent des privilèges de plus en plus rares et difficiles d’accès. Ainsi, là où les discours politiques célèbrent l’autonomie et la responsabilisation des jeunes, ces jeunes font l’expérience de la dépendance contrainte : aux petits boulots, à l’aide publique et à la famille.

Le risque à terme est que cette « galère » ne soit pas seulement une « phase », mais se structure en condition d’existence à part entière. Ceux que l’on appelle les « cassos » ne sont pas des marginaux extérieurs à la société : ils en sont pleinement issus, et – si on prend le temps de les écouter – ils en révèlent les mécanismes avec une grande lucidité. « Cassos » cesse alors d’être une insulte et devient un diagnostic des symptômes de domination contemporaine.

Jeunes ruraux en galère : la pointe extrême de la domination

Louna, 22 ans, se souvient :

« Je voulais être archéologue, mais on m’a vite fait comprendre qu’il fallait garder les pieds sur terre. »

Sa phrase renvoie à la logique scolaire qui produit des « inégalités justes », c’est-à-dire présentées comme légitimes au nom du « mérite ». Pour ces jeunes, l’école n’est pas vraiment une promesse d’ascension, mais plutôt les débuts d’un parcours qui sera marqué par la honte sociale.

En quittant l’école (puisque tous les enquêtés sont des « décrocheurs scolaires »), ils tentent de s’investir dans un marché de l’emploi qui ne veut pas non plus d’eux. Les enquêtés finissent très souvent désaffiliés, car s’ils « touchent » à de l’emploi, leur insertion se fait généralement sans stabilité, dans la précarité et donc sans reconnaissance sociale ni autonomie par le travail. Pour financer son quotidien, on vend ses meubles, on mange de la semoule uniquement pour faire des économies, on pratique une prostitution de « débrouille », et parfois aussi on revend de la drogue. Comme pour Loïc :

« C’était pas un choix, c’était une nécessité. »

Cette galère n’est pas un écart à la norme ou à l’honorabilité, mais une condition d’existence ordinaire, marquée par la domination. Ces jeunes, précaires et stigmatisés comme « cas sociaux », incarnent cette pointe extrême de la domination en subissant à la fois le déclassement scolaire, le marché du travail fragmenté et l’interconnaissance locale (le fait que les habitants se connaissent directement ou indirectement, ne serait-ce que de réputation). Ce fut notamment le cas de Charlotte, 19 ans, qui, après s’être fait arrêter par la gendarmerie pour avoir consommé du cannabis au collège, est devenue le bouc émissaire du village :

« À partir du moment qu’il y avait une connerie de faite dans le village c’était moi. […] On a dû déménager à cause de ça avec ma mère et mon frère. »

Le stigmate comme langage

Ce qui frappe aussi, c’est la banalisation du terme « cassos » dans le langage commun. Non pas que les enquêtés soient « objectivement » des « cas sociaux » (cela n’aurait pas de sens), mais ils sont vulnérables à l’image que le monde extérieur fait d’eux. Dans les bouches de certains agents des services publics, comme dans celles des habitants, ce terme désigne ceux que l’on ne veut plus voir : « les familles à problèmes » ; « ceux du fond du bourg », me raconte un conseiller municipal d’une petite commune de Gironde. Ce dernier rajoute :

« C’est pas les bons [jeunes] qui partent […]. »

Mais plus que cela, les jeunes eux-mêmes peuvent s’en emparer ; « Y’a qu’un cassos comme moi pour faire ça », me dit un enquêté en riant. Il n’y a, certes, pas de retournement de stigmate comme cela a pu être le cas avec les mouvements queer, mais le dire peut être un moyen de se nommer avant d’être nommé : de retourner la honte en ironie acide. D’ailleurs, les travaux sur la stigmatisation montrent que cette dernière fonctionne d’autant mieux qu’elle est incorporée par les dominés. En effet, quand elles intériorisent les jugements négatifs qu’on porte sur elles, les personnes dominées finissent par y croire et se les appliquer, reproduisant ainsi la domination.

Ici, le « cassos » est un marqueur d’identité négative qui signale l’appartenance d’un individu à une « minorité du pire » au sein même des classes populaires. Pour ceux qui ne sont pas désignés comme tels, il convient alors de se distancer. Une mère de famille m’explique ainsi refuser que son fils aille chez un ami parce que « chez eux, ça sent le cassos ». En réalité, ce refus est avant tout en lien avec la réputation locale puisque ladite famille est « connue pour les mauvaises raisons ». En clair, être cassos c’est être expulsé de l’honorabilité locale : celle de la respectabilité, du travail, mais aussi du bon voisinage.

Les enquêtés ont d’ailleurs conscience de ne pas « [avoir] les bonnes cartes en main », ils le répètent souvent. Mais le mot « cassos » reste stigmatisant et surtout insultant. Enzo, 18 ans nous raconte l’un de ces évènements :

« Y’a une fois j’étais à la caisse du Leclerc et j’ai pas fait gaffe, mais je passe devant un mec. Là, le mec prend les nerfs et me dit “Nanani, marre des cassos” ou je sais pas quoi. J’ai serré, vraiment, j’ai cru que j’allais le démarrer. »

« Sans rien »

Cette jeunesse « sans monde ; sans rien » est privée d’espaces légitimes d’existence. Ces jeunes ne se reconnaissent ni dans les classes populaires « honorables » – qu’a pu, par exemple, étudier le sociologue Benoît Coquard en 2019 – ni dans une culture juvénile mainstream. Ils n’ont pas de place dans l’espace public local, ne se perçoivent ni comme « beaufs » ni comme « kékés » et se refusent à devenir des « assistés ».

Leur quotidien est fait d’instabilité entre de l’inactivité (beaucoup) et des emplois en intérim ou du « travail au black ». Le quotidien et l’expérimentation de la jeunesse sont souvent sacrifiés pour se « débrouiller » :

« Je sais ce que j’ai fait, j’ai mis de côté tout plein de choses […] en me disant que c’est un pari sur l’avenir. […] C’est pas un regret, j’avais pas trop le choix. » (Sheyenne, 19 ans.)

À la différence des « gars du coin » étudiés il y a un quart de siècle par le sociologue Nicolas Renahy, ces jeunes ruraux ne peuvent compter ni sur la solidarité locale ni sur leur travail. Tout d’abord puisqu’ils ne font pas partie des jeunes « honorables », mais aussi parce que cette solidarité et l’accès à l’emploi des jeunes se précarise de plus en plus. Ils sont marqués par une triple absence : de stabilité, de réseau et de reconnaissance. Ils sont ceux que le monde social rejette comme inutiles.

En outre, le rural renforce l’isolement symbolique de ces jeunes. Dans les villages où « tout se sait » et où tout le monde se connaît, ne serait-ce que de vue ou de réputation, la réputation négative se transmet comme un héritage.

The Conversation

Clément Reversé a reçu des financements de la région Nouvelle-Aquitaine.

ref. Les « cassos », ces jeunes ruraux dont on ne veut pas – https://theconversation.com/les-cassos-ces-jeunes-ruraux-dont-on-ne-veut-pas-265333

Le potentiel oxydant : un nouvel indice pour mesurer la pollution atmosphérique

Source: The Conversation – France (in French) – By Cécile Tassel, Doctorante en géochimie de l’atmosphère, Université Grenoble Alpes (UGA)

Elle est à l’origine de 7 % des décès en France. La pollution atmosphérique est un fléau invisible, mais bien réel. Mais pour s’attaquer à ce problème, il faut d’abord le mesurer.

C’est le travail de Cécile Tassel (Doctorante à l’Université Grenoble Alpes) et Gaëlle Uzu (Directrice de recherche à l’IRD). Ces géochimistes de l’atmosphère sont à l’origine d’une étude inédite tout juste parue dans Nature. Elles y utilisent un nouvel indicateur pour mesurer les dommages des particules fines : le potentiel oxydant. En réunissant des données issues de 43 sites dans toute l’Europe, il s’agit de la base de données la plus complète jamais réalisée sur ce sujet.


The Conversation : Jusque-là, les particules fines et la pollution atmosphérique étaient avant tout mesurées en fonction de leur diamètre et leur concentration massique, avec les PM10 (masse cumulée de toutes les particules inférieures à 10 µm) et les PM2,5 (particules inférieures à 2,5 µm). Quelles sont les limites de ces mesures ?

Gaëlle Uzu et Cécile Tassel : Effectivement. Depuis 1996, en France, la loi sur l’air et l’utilisation rationnelle de l’énergie (dite loi LAURE) a rendu obligatoire la mesure des particules fines, et l’indicateur réglementaire de référence a depuis lors été la concentration massique des particules en fonction de leur diamètre. La France était à l’époque pionnière et l’UE s’est beaucoup inspirée de cette loi pour élaborer la directive européenne. Ces données sont bien sûr capitales, car nos poumons sont censés ne voir entrer et sortir que des flux de gaz lors de la respiration. Mais ces particules fines, de par leur taille, peuvent entrer dans les poumons et perturber le fonctionnement de ces organes. La taille est donc bien sûr très importante, comme la fréquence répétée d’exposition à ces particules.

Mais ces indicateurs ne nous disent pas tout. Car il y a des particules d’origine naturelle (celles des embruns marins, des volcans, des forêts, avec les végétaux qui émettent des polyols), et d’autres d’origine humaine, émises notamment par le trafic routier.

Donc si on regarde seulement la concentration massique, on peut trouver qu’un bord de mer a la même concentration de particules fines que Grenoble, une ville notoirement polluée en hiver de par sa position géographique de fond de vallée. Seulement, en bord de mer, ces particules seront essentiellement du sel, du magnésium qui auront plutôt un effet hydratant bénéfique sur nos poumons, tandis qu’en ville ce sera plutôt des microgrammes émis par le trafic routier, qui n’auront pas du tout le même effet.

Pour avoir donc plus d’informations sur les caractéristiques physiques et chimiques des particules et leur dangerosité pour la santé, nous avons utilisé un autre indicateur : le potentiel oxydant.

Cet indicateur permet de mesurer le stress oxydatif dans les poumons. Ce stress est un mécanisme biologique qui signale un déséquilibre entre la quantité d’antioxydants qui nous protègent et les espèces réactives de l’oxygène, qui peuvent être libérées ou générées dans les poumons suite à l’inhalation de particules atmosphériques. En cas d’excès, un stress oxydatif croissant peut survenir, induire une inflammation des cellules pulmonaires et la mort de celles-ci. Il s’agit d’un mécanisme biologique clé dans l’apparition de maladies cardiovasculaires et respiratoires, qui font partie des premières causes de mortalité en France aujourd’hui.

Pour mieux comprendre et lutter contre ce fléau, nous avons donc réuni 11 500 mesures de potentiel oxydant issues de 43 sites répartis en Europe.

Du côté des institutions, ce nouvel indicateur a été recommandé dans la nouvelle Directive Européennes sur la qualité de l’air fin 2024.

À vous écouter, tout cela paraît limpide. Pourquoi alors cet indicateur est-il si peu utilisé ?

G. U. et C. T. : Déjà, c’est un indicateur relativement récent. Il a d’abord été utilisé dans des travaux de chimistes japonais et américains au début des années 2000, mais leurs études sont restées confidentielles pendant des années. Il faut en fait attendre 2015 pour que des liens soient faits entre d’un côté la santé humaine et de l’autre les sources de pollution. À partir de là, on a pu intégrer cet indicateur dans des études épidémiologiques un peu plus larges. On a également pu modéliser les sources au niveau européen.

Comme ces mesures sont relativement nouvelles, il n’existe pas encore de protocole standardisé pour mesurer le stress oxydatif, donc les résultats ne sont pas toujours comparables d’une étude à l’autre. Pour avoir cependant une comparaison à grande échelle, nous avons réalisé nos 11 500 mesures en provenance de toute l’Europe avec le même protocole. Concernant les antioxydants que l’on mesure, sur lequel il n’y a pas toujours non plus de consensus, nous avons décidé de réaliser deux types de test qui sont représentatifs de deux grandes familles d’antioxydants pulmonaires, et qui sont également les plus utilisés à ce jour dans la recherche.

Enfin, il n’existe pas encore d’appareil automatisé de mesure du potentiel oxydant en temps réel. Par ailleurs, modéliser cet indicateur est très coûteux en calcul.

Si l’on regarde maintenant du côté des sources de stress oxydatif, que constate-t-on ?

G. U. et C. T. : Les deux principales sont le trafic routier et le chauffage au bois. Pour le chauffage au bois, il est facile à détecter car quand on brûle du bois, on brûle de la cellulose. Or quand la cellulose brûle, elle crée des molécules de levoglucosan, et on ne connaît pas d’autres sources que la combustion du bois ou du charbon de bois qui en émettent. Donc quand on constate cette présence on sait que c’est lié au chauffage au bois. Cela arrive généralement entre octobre et mars. Il arrive très rarement qu’on en mesure en été, et ce sera alors sans doute plutôt dû à des barbecues, mais cela reste très négligeable. Le stress oxydatif lié au trafic routier est lui présent en continu, avec bien sûr des pics lors des vacances scolaires par exemple, ou en fonction des jours de la semaine.

Avec toutes ces mesures d’ampleur inédite à l’échelle d’un continent, quels constats avez-vous pu faire qui étaient impossibles avec la seule mesure de la taille et de la concentration des particules fines ?

G. U. et C. T. : On a par exemple vu que les niveaux à Athènes, où le préleveur est installé en face de l’Acropole, dans une zone plutôt boisée avait une concentration massique à peu près équivalente à celle d’une école de zone périurbaine d’une vallée alpine. Mais le potentiel oxydant est beaucoup plus élevé dans cette zone périurbaine du fait de sa topographie notamment, dans une vallée.

On a pu aussi constater que certains pics de concentration n’étaient pas tellement dus à des émissions locales, mais plutôt à des phénomènes météorologiques comme des épisodes de poussières sahariennes. En tant que tel, le potentiel oxydant d’un microgramme de poussière du Sahara n’est pas très élevé, c’est plutôt l’accumulation qui est néfaste. Nos poumons ne sont pas faits pour recevoir de grandes quantités de poussières de sable par mètre cube d’air inhalé pendant plusieurs jours, ça les irrite.

Enfin, de façon plus globale, nous observons des niveaux de potentiel oxydant beaucoup plus élevés dans les sites de trafic proches des grandes voies routières par rapport aux sites ruraux ou même urbains. Ces différences ne sont pas aussi marquées lorsqu’on mesure seulement la concentration massique.

Mais la bonne nouvelle, c’est que l’on peut jouer sur les deux sources d’émissions principales à savoir le chauffage au bois non performant et le trafic routier. Nos simulations montrent qu’une réduction d’au moins 15 % des émissions de chacune de ces deux sources permet d’abaisser les niveaux urbains moyens de potentiel oxydant au niveau de ceux observés dans les zones urbaines les moins polluées.

Après cette publication d’ampleur inédite, quelles sont les prochaines étapes pour mieux comprendre le stress oxydatif, et lutter contre la pollution atmosphérique ?

G. U. et C. T. : Nous avons, en publiant notre étude, proposé des valeurs cibles de potentiel oxydant à atteindre pour l’Europe et mis à disposition de tous notre base de données avec le code qui nous a permis de faire nos simulations de baisse des émissions. Elles peuvent donc désormais être répliquées à des niveaux plus locaux, pour fixer certains objectifs, réfléchir aux stratégies à mettre en place.

Plusieurs études tâchent également de modéliser spatialement le potentiel oxydant, mais c’est un volet de recherche toujours en cours. Des prototypes de mesures en ligne du potentiel oxydant sont aussi développés dans plusieurs laboratoires, dont l’Institut des Géosciences de l’Environnement, mais leur sensibilité ne dépasse pas encore les mesures en laboratoire.

The Conversation

Cécile Tassel est membre de l’Institut des Géosciences de l’Environnement (IGE) et de l’Institut pour l’Avancée des Biosciences (IAB). Sa thèse est financée sur les projets IDEX Université Grenoble Alpes (UGA) MOBIL’AIR/ACME.

Gaëlle Uzu a reçu des financements de l’Agence Nationale de la Recherche, de l’Europe, de l’Université Grenoble Alpes, et de sa fondation, d’Actis-FR et de l’Ademe.

ref. Le potentiel oxydant : un nouvel indice pour mesurer la pollution atmosphérique – https://theconversation.com/le-potentiel-oxydant-un-nouvel-indice-pour-mesurer-la-pollution-atmospherique-268134

L’Afrique peut réduire ses importations de médicaments en produisant localement les principes actifs

Source: The Conversation – in French – By Cloudius Ray Sagandira, Principal Researcher, Council for Scientific and Industrial Research

L’Afrique supporte une lourde charge en matière de santé. Elle représente 25 % du fardeau mondial des maladies alors qu’elle ne compte que 18 % de la population mondiale.

Cette situation reflète des problèmes profonds : l’accès aux soins, les infrastructures et les conditions socio-économiques sont très insuffisants.

Pourtant, le continent ne produit que 3 % des médicaments mondiaux. Il en importe plus de 70 %. Cela rend les médicaments chers et leur approvisionnement peu fiable, car dépendant des chaînes d’approvisionnement internationales.

La pandémie de COVID-19 a clairement mis en évidence cette vulnérabilité. Les principaux pays exportateurs de médicaments, tels que la Chine et l’Inde, ont imposé des restrictions à l’exportation pour privilégier leurs besoins nationaux. Les fabricants africains se sont alors retrouvés dans l’impossibilité de s’approvisionner en composants et médicaments essentiels. Ce qui a entravé beaucoup d’activités pharmaceutiques locales. Les médicaments essentiels, notamment les antibiotiques, les antipaludiques et les traitements contre le cancer, sont devenus rares.

Le cœur du problème réside dans la dépendance à l’importation des composants pharmaceutiques actifs. Ils sont essentiels et donnent aux médicaments leur efficacité. Sans ces principes actifs, on ne peut pas produire des médicaments.

L’Afrique importe plus de 95 % de ses principes pharmaceutiques actifs, principalement d’Inde et de Chine. Leur importation rend la production locale coûteuse et vulnérable aux prix pratiqués à l’étranger. Cette dépendance a un impact considérable sur l’accès aux médicaments essentiels.

La capécitabine, un médicament utilisé pour traiter certains cancers, en est un exemple. En Afrique du Sud, par exemple, un traitement de six mois à la capécitabine coûte environ 2 200 dollars américains. Ce prix illustre la crise d’accessibilité financière des soins contre le cancer dans toute la région.

La fabrication locale de principes actifs permettrait de réduire les coûts en supprimant les frais d’importation et les retards de livraison. Elle stimulerait également les économies locales en créant des emplois et en encourageant l’innovation.

Je suis chimiste et spécialisé dans le développement de procédés flexibles, peu coûteux et adaptés au contexte africain pour la production de principes actifs pharmaceutiques. Dans une récente étude, mes coauteurs et moi-même avons mis en évidence les avantages et les obstacles liés à la fabrication locale de principes actifs pharmaceutiques sur le continent.

Nous proposons des moyens durables pour mettre en place des capacités de production locales, en utilisant des technologies de fabrication modernes. L’une d’entre elles est la fabrication en flux continu, une méthode de production dans laquelle les médicaments sont fabriqués en flux continu plutôt qu’en lots. Elle permet une production plus rapide, plus sûre et plus régulière, avec moins de déchets et de coûts. Cela pourrait rendre la production africaine plus compétitive et plus durable.

Mais aucune technologie n’est à elle seule la solution. Il faudra combiner les méthodes traditionnelles et modernes, adaptées aux besoins locaux, pour bâtir une industrie pharmaceutique solide.

Certains pays ont déjà commencé à mettre en place ce type de systèmes de fabrication. Toutefois, leur déploiement à grande échelle se heurte encore à plusieurs obstacles. Il s’agit notamment du manque d’infrastructures pilotes, de financements et de main-d’œuvre qualifiée, ainsi que des coûts d’installation élevés.

Des progrès sont en cours

La bonne nouvelle, c’est que la dynamique s’accélère. Plusieurs entreprises africaines sont à la pointe de la production locale d’ingrédients pharmaceutiques. Parmi celles-ci, on peut citer :

  • Emzor Pharmaceuticals et Fidson Healthcare au Nigeria

  • Aspen Pharmacare et Chemical Process Technologies en Afrique du Sud

  • Eva Pharma en Égypte

  • Dei BioPharma en Ouganda.

Les gouvernements du Kenya, du Ghana, de l’Afrique du Sud et du Nigeria investissent également dans des partenariats public-privé pour soutenir cette transition.

Il faut des investissements considérables. Un rapport de la Banque africaine de développement estime que 11 milliards de dollars américains seront nécessaires d’ici 2030 pour financer la croissance de l’industrie pharmaceutique locale en Afrique. Cela inclut la fabrication de principes pharmaceutiques actifs et de vaccins.

Nous avons noté un certain nombre de développements encourageants.

En 2023, Emzor Pharmaceuticals a obtenu 14 millions d’euros de la Banque européenne d’investissement pour créer une usine de fabrication au Nigeria. L’objectif est d’accélérer la production de traitements contre le paludisme.

Le gouvernement sud-africain a récemment soutenu la création de FuturePharma. Il s’agit d’une installation en libre accès au Conseil pour la recherche scientifique et industrielle (CSIR). Son objectif est d’aider les entreprises pharmaceutiques à travers l’Afrique en leur fournissant des services de recherche, de soutien au développement et de formation de la main-d’œuvre. Il s’agit également d’un investissement visant à réduire les risques liés à la fabrication moderne de principes actifs pharmaceutiques.

En outre, les instituts de recherche et les universités sont à la pointe de la recherche et du développement dans le domaine de la fabrication en flux continu. Leurs travaux se concentrent sur l’adaptation de la technologie afin de rendre la production plus rentable, durable et viable au niveau local.

L’objectif est de créer un continent où chaque pays peut produire ses propres médicaments à un prix abordable et réagir rapidement aux crises sanitaires. Il s’agit également de développer une industrie pharmaceutique florissante.

Grâce à des partenariats croissants, à de nouvelles technologies et à des investissements en hausse, cet avenir est à portée de main.

Mais il existe des obstacles. L’Afrique importe encore la plupart des matières premières nécessaires à la fabrication des composants. Cela rend la production locale coûteuse et vulnérable aux prix fixés à l’étranger.

Le manque de personnel qualifié, la difficulté d’accès au financement et la vétusté des infrastructures freinent également les progrès.

Relever les défis

Pour surmonter ces obstacles, il faut :

  • investir dans la production locale de matières premières

  • offrir des allégements fiscaux et des subventions

  • améliorer l’approvisionnement en électricité

  • développer les programmes de formation.

Le développement des compétences est encouragé par diverses initiatives. Citons par exemple le Programme de développement de la main-d’œuvre du Conseil pour la recherche scientifique et industrielle et la bourse African STARS (Science, Technology and Research Scholars). Pilotés par l’université de Stellenbosch et l’Institut Pasteur de Dakar, ils contribuent à former une main-d’œuvre pharmaceutique qualifiée à travers l’Afrique.

Ces initiatives proposent des formations techniques et en leadership sur mesure. Elles permettent aux jeunes scientifiques issus du monde universitaire et de l’industrie de promouvoir une production locale durable et réactive de médicaments et de vaccins.

The Conversation

Cloudius Ray Sagandira bénéficie d’un financement de la Fondation nationale pour la recherche et du Conseil pour la recherche scientifique et industrielle.

ref. L’Afrique peut réduire ses importations de médicaments en produisant localement les principes actifs – https://theconversation.com/lafrique-peut-reduire-ses-importations-de-medicaments-en-produisant-localement-les-principes-actifs-267458

Le couple Toumanov : une page de la guerre froide qui a des échos aujourd’hui

Source: The Conversation – in French – By Cécile Vaissié, Professeure des universités en études russes et soviétiques, Université de Rennes 2, chercheuse au CERCLE (Université de Lorraine), Université Rennes 2

La salle des bobines dans les locaux de Radio Free Europe/Radio Liberty à Munich (Allemagne), où les émissions provenant des pays communistes étaient enregistrées et examinées par le personnel de la radio (1976).
RFE/RL

Durant la guerre froide, de nombreux Soviétiques captaient en cachette Radio Liberty, une station financée par les États-Unis et dont le QG se trouvait à Munich (alors en République fédérale d’Allemagne). Ils y écoutaient des dissidents originaires d’URSS qui leur faisaient connaître des informations inaccessibles dans leurs médias nationaux du fait de la censure. L’un de ces journalistes était Oleg Toumanov. Son épouse, Eta, enseignait le russe à des militaires américains. Mais Oleg – de même, très probablement, qu’Eta – travaillait en réalité pour le KGB…


Les histoires d’espions ont pour intérêt majeur non tant d’établir des faits – tout le monde y ment, ou à peu près – que de susciter des questions, celles-ci aidant à décrypter d’autres cas, plus contemporains.

Très révélateurs, les parcours d’Oleg Toumanov et de son épouse ont été rappelés lors d’une exposition intitulée « Des Voix de Munich dans la Guerre froide », organisée au musée municipal de Munich du 30 septembre 2022 au 5 mars 2023 et consacrée aux radios occidentales Radio Free Europe (RFE)/Radio Liberty (RL).

Oleg Toumanov (1944-1997) travaillait pour Radio Liberté (RL), mais aussi pour le KGB. Quant à son épouse… la question reste complexe.

Radio Liberté, l’une des radios occidentales émettant vers l’URSS

La guerre froide avait à peine commencé quand les États-Unis ont créé deux radios basées à Munich : Radio Free Europe (RFE), qui, dès 1950, émettait vers les pays d’Europe centrale contrôlés par l’URSS ; et Radio Liberty qui visait l’URSS et qui, lancée le 1er mars 1953 sous le nom de Radio Liberation from Bolshevism, est devenue, en 1956, Radio Liberation, puis, en 1959, Radio Liberté (RL). Ses programmes, comme ceux de RFE, étaient diffusés dans les langues des auditeurs potentiels.

Aujourd’hui, nous parlerions de « guerre des narratifs » : il s’agissait de faire parvenir aux sociétés dites « de l’Est » des informations sur l’Occident, mais aussi sur leurs propres pays, par exemple en lisant à l’antenne des textes de dissidents, et d’accompagner le tout d’éléments des cultures occidentales et dissidentes.

Les États-Unis considéraient pouvoir ainsi fragiliser l’URSS, et celle-ci a d’ailleurs brouillé RL dès ses débuts. Pour Mark Pomar, qui y a été employé, RL et RFE étaient l’expression d’émigrés souhaitant représenter leur pays tel qu’il serait sans les communistes, alors que Voice of America, apparue en février 1947, était, elle, conçue comme la voix officielle des États-Unis ; Radio Liberté était donc, aux yeux de Pomar, « une radio entièrement russe qui se trouvait être à Munich », mais dont les financements venaient de la CIA jusqu’en 1971, puis du budget américain.

Oleg Toumanov, une belle carrière chez Radio Liberté

Oleg Toumanov qui, en 1993, publiera des « souvenirs » en anglais sous le titre Confessions d’un agent du KGB, a travaillé à Radio Liberté pendant vingt ans.

Né à Moscou en 1944, il rejoint en 1963 la flotte soviétique. En novembre 1965, il quitte son bateau à la nage près des côtes libyennes ; une fois à terre, il déclare vouloir être transféré chez les Occidentaux. Le 5 décembre 1965, un avion américain le conduit en RFA, dans un centre américain pour réfugiés : il y est interrogé, y compris avec l’aide d’un détecteur de mensonges. Le 14 avril 1966, il obtient l’autorisation de résider en permanence en Allemagne. Peu après, et non sans avoir subi de nouveaux tests, il est recruté par Radio Liberté.

Sa carrière y est spectaculaire : engagé au département « nouvelles » du service russe, Toumanov intervient assez vite à l’antenne et signe, dès 1967, un contrat à vie avec RL. Quelques années plus tard, il est nommé rédacteur en chef du service russe : le plus haut poste que puisse décrocher un non-Américain.

Montage comprenant la carte de presse de Toumanov et sa photo.
Cold War Convsersations, site du podcast consacré à la guerre de l’historien Ian Sanders

Mais Toumanov disparaît le 26 février 1986. Il réapparaît à Moscou le 28 avril, lors d’une conférence de presse organisée par le ministère soviétique des Affaires étrangères, et dénonce les liens de RL avec la CIA. Par la suite, il expliquera avoir risqué d’être démasqué, suite à la défection de deux officiers du KGB. Avec l’aval de celui-ci, il a donc rejoint Berlin-Est et y a été débriefé, avant de prendre l’avion pour Moscou. Gorbatchev, au pouvoir en URSS depuis un an, vient de lancer la perestroïka.

Un parcours en questions

Ce parcours suscite bien des questions. L’une porte sur le moment où Toumanov a été recruté par les services soviétiques : sa « fuite d’URSS » était-elle une opération programmée par ceux-ci, comme Toumanov l’affirmera dans ses mémoires ? Ou, comme le croiront certains de ses collègues de RL, le jeune homme a-t-il été recruté alors qu’il se trouvait déjà en Occident ?

En outre, de quelles missions était-il chargé ? Il devait, écrira-t-il, infiltrer les cercles d’émigrés, et aurait transmis à ses officiers traitants – qu’il rencontrait à Berlin-Est, Vienne et Helsinki, mais jamais en RFA – des informations sur les employés de Radio Liberté. Il se chuchote aussi que, grâce à des documents transmis par Toumanov, l’URSS aurait découvert qu’une taupe travaillait pour les Américains dans les plus hauts cercles du PCUS.

Documentaire « Prague au service de Moscou : dans les secrets de la guerre froide », Andrea Sedláčková, 2024.

L’ancien marin aurait également joué un rôle clé dans une opération conçue pour désinformer l’Occident. En revanche, Toumanov n’était sans doute pas chargé d’infléchir la rhétorique de Radio Liberté : passer pour un adversaire féroce du pouvoir soviétique était l’une des conditions de son poste…

S’agissait-il d’un cas isolé ? Non. Des documents désormais accessibles montrent que RL était « l’une des principales cibles » des services secrets de l’Est. La « guerre des narratifs » était au cœur, aussi, de la guerre froide.

L’épouse de Toumanov, Eta-Svetlana Katz-Toumanov

Toumanov a épousé, en 1978, Eta Katz (ou Drits), qu’il avait rencontrée quinze jours plus tôt à Londres.

Photo prise à Munich d’Eta et Oleg Toumanov, peu après leur mariage.
Compte Facebook d’Eta Toumanov (Svetlana Tumanova)

Dans une interview d’avril 2023, elle dira être née en 1959 à Riga et venir d’une « famille juive dissidente » qui souhaitait émigrer, ce qui était alors « presque impossible ». Mais, en 1970, une dizaine de personnes, juives pour la plupart et regroupées autour d’Edouard Kouznetsov, tentent de détourner un avion pour partir en Israël. Leur tentative ratée et leur procès suscitent une importante mobilisation internationale : le combat des Juifs pour quitter l’URSS devient mondialement connu. Dans ce contexte, les Katz peuvent émigrer en juin 1971, et Eta elle-même parlera de « miracle ». À Londres, à seize ans, elle commence à travailler comme secrétaire pour le service russe de la BBC.

Trois ans plus tard, elle rencontre Toumanov et le suit à Munich. Il lui aurait révélé, une ou deux semaines plus tard, qu’il travaillait pour le KGB. La jeune femme aurait été horrifiée, mais les deux postes qu’elle a par la suite occupés font douter de l’authenticité de ce « choc ». D’abord, elle enseigne le russe dans un institut de l’Armée américaine, et ses étudiants sont des officiers américains qui se préparent à des missions en URSS. Puis, en 1982, suite à une proposition d’un cadre de Radio Liberté, elle devient l’assistante du directeur de cet institut et travaille dans la base américaine.

Roman graphique, exposition « Stimmen aus München im Kalten Krieg » (« Voix de Munich pendant la guerre froide »), Münchner Stadtmuseum, vue le 3 mars 2023.
Fourni par l’auteur

Cette planche montre le moment où Alexander, le chef d’Oleg à Radio Liberté, propose à Eta de travailler comme assistante du directeur de l’institut de langues, avec un accès à des informations secrètes. Eta y est présentée comme une jeune mère qui hésite à accepter un tel poste.

Pour les rédacteurs de l’exposition de Munich, « les employeurs américains de son mari escomptaient qu’Eta Toumanov travaillerait pour eux », ce qui n’est pas impossible.

Fiche biographique sur Eta Toumanov, présentée dans le cadre de l’exposition.
Fourni par l’auteur

Les questions que pose ce mariage

De nouvelles questions se posent donc. Est-il imaginable qu’Eta Toumanov ait occupé ses deux postes en Bavière sans collaborer avec les services secrets soviétiques, ainsi que le prétend son mari dans ses « souvenirs » ? Non. D’ailleurs, elle-même reconnaît aujourd’hui cette collaboration, même si elle déclare y avoir été « forcée » par son mariage.

Quelles informations a-t-elle alors transmises ? D’après ce qu’elle a confié à un journal israélien, il s’agissait de renseignements sur les emplacements, les mouvements et les armements des troupes américaines, et de nombreux détails personnels sur ses étudiants américains. A-t-elle aussi cherché à recruter certains d’entre eux ? À les influencer ? Et si Eta avait travaillé pour le KGB, ou pour d’autres services, avant même sa rencontre avec Toumanov ? Elle le nie.

Comme d’autres cas l’indiquent, l’Union soviétique a infiltré ses collaborateurs dans toutes les vagues d’émigration et a recruté des agents dans chacune de ces vagues. Et le parcours d’Eta, comme celui de son mari, semble ridiculiser le travail des services secrets occidentaux – en l’occurrence, américains et allemands – chargés de repérer, parmi les émigrés, ceux liés au KGB. Arrêtée en 1987 par la police allemande, Eta Toumanov est emprisonnée – six mois, selon elle ; plus de neuf, à en croire son mari. Accusée d’avoir travaillé pour le GRU, les services secrets militaires soviétiques, elle n’est condamnée qu’à cinq ans de probation.

Svetlana Toumanov à Moscou

En 1993, Eta Toumanov quitte Munich pour Moscou, prend la citoyenneté russe et adopte le prénom de Svetlana. En 2025, elle vit toujours dans la capitale russe où Poutine, soi-disant croisé en RDA, lui aurait fait attribuer un appartement. Sur sa page Facebook, elle se présente comme « retraitée des services de renseignement extérieur de la Fédération de Russie » et proclame, le 16 septembre 2023, sa « fierté » d’être l’une des cinq personnes dont les parcours sont mis en valeur dans l’exposition de Munich.

Elle poste de nombreuses photos, prises lors de mondanités ou de cérémonies, souvent en compagnie de descendants de « légendaires agents secrets » soviétiques, hauts gradés, voire tueurs, du NKVD, comme ici lors d’un hommage sur les tombes de ces agents secrets, hommage auquel participent, entre autres, la petite-fille de Pavel Soudoplatov, ainsi que le fils et la fille de Naum Eitingon avec leurs enfants et petits-enfants ; ou lors d’une soirée avec l’un des membres de la famille de Félix Dzerjinski, le créateur de la Tchéka. Mais le 22 décembre 2024, elle rend aussi hommage à Edouard Kouznetsov, qui vient de mourir.

Radio Liberté aujourd’hui

Après le coup raté d’août 1991, Eltsine a autorisé RFE/RL à ouvrir un bureau à Moscou. Quatre ans plus tard, ces radios ont quitté Munich pour Prague. La guerre froide était, soi-disant, terminée.

Toumanov est mort en octobre 1997 à Moscou et y a été enterré avec les honneurs militaires.

Radio Liberté a été parmi les premiers médias à être déclarés « agents de l’étranger » par les autorités russes en décembre 2017 et ses correspondants ont quitté la Russie en mars 2022, deux semaines après l’attaque russe de l’Ukraine.

Le 14 mars 2025, Donald Trump a appelé à réduire au maximum légal les financements de l’US Agency for Global Media (USAGM) et des radios à l’étranger. RFE et RL continuent néanmoins d’émettre et de publier, tout en combattant cette décision en justice.

The Conversation

Cécile Vaissié ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Le couple Toumanov : une page de la guerre froide qui a des échos aujourd’hui – https://theconversation.com/le-couple-toumanov-une-page-de-la-guerre-froide-qui-a-des-echos-aujourdhui-265038

La contribution de Henri de Saint-Simon à l’indépendance des États-Unis et à la libération de la France de ses « blocages »

Source: The Conversation – in French – By Patrick Gilormini, Economie & Management, ESDES – UCLy (Lyon Catholic University)

« Claude-Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon », gravure de Gottfried Engelmann d’après un portrait dessiné en 1825, quelques instants après la mort du philosophe. Godefroy Engelmann/Wikimedia Commons

Claude-Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon (1760-1825), pionnier du libéralisme et de la pensée industrielle, a marqué l’histoire des idées en France en posant les bases de la doctrine positiviste et en fondant l’école du saint-simonisme. Il prit les armes lors de la guerre d’indépendance des États-Unis (1775-1783) au sein de l’alliance franco-américaine et contribua à la victoire contre les Britanniques lors de la bataille de Yorktown. Ce texte revient sur ses expéditions en Amérique et leur influence sur la conception de son projet politique à son retour en France en 1783.


En 2026, les États-Unis commémoreront le 250e anniversaire de leur Déclaration d’indépendance. Un recueil des récits témoignant des jalons de cette histoire est déjà en cours.

La société de Cincinnati de France, fondée en 1784, perpétue à ce jour le souvenir des circonstances qui ont abouti à l’indépendance des États-Unis et de la fraternité d’armes qui unit officiers américains et français au cours des combats qu’ils menèrent ensemble. Gageons qu’elle pourra participer à cette commémoration alors que cette année 2025 marque le 200e anniversaire de la mort de Henri Saint-Simon.

En effet, le socialiste utopiste Henri Saint-Simon prit part sur mer, sous le commandement de l’amiral de Grasse, au succès décisif du corps de 1 000 hommes envoyé par le comte de Rochambeau (1725-1807) à Washington pour appuyer La Fayette et les troupes américaines envoyées en Virginie. Arrivés dans la baie de Chesapeake le 31 août 1781, les Français établissaient le blocus des rivières York et James, débarquaient puis appareillaient pour engager la bataille le 5 septembre et chasser les Anglais.

En pleine guerre des tarifs douaniers avec les États-Unis de Donald Trump, alors que des doutes persistent sur la solidité de l’alliance transatlantique, et en pleine crise budgétaire dans une France qui doute des vertus de la démocratie, il nous semble éclairant de rappeler dans quelle perspective le jeune Henri Saint-Simon apporta sa contribution à l’indépendance américaine et à l’économie politique française.

Saint-Simon s’écriant « Rochambeau me voilà ! »

Né en 1760, Henri Saint-Simon était un jeune homme au moment où éclata la révolution américaine en 1775 qui fut un conflit armé qui dura huit longues années.

Elle constitua également une guerre civile entre sujets britanniques et américains, ainsi qu’une rébellion contre les autorités coloniales, et une insurrection contre le roi d’Angleterre (George III) et le régime monarchique. Elle fut la première guerre de « libération nationale » de l’histoire moderne. Pour Saint-Simon, le monde marche vers un idéal d’égalité et de liberté, emporté par le plus généreux des rêves : le règne de la raison gouvernant un monde selon la justice.

S’il a le goût d’observer et la passion de savoir, Henri Saint-Simon aime plus encore agir. Saint-Simon avait commencé sa vie professionnelle comme officier dans l’armée. En 1777, son père lui a obtenu une sous-lieutenance au régiment de Touraine ; il devint deux ans plus tard capitaine dans le corps de cavalerie de ce régiment. Trois ans après la proclamation de l’indépendance des treize colonies insurgées (Massachusetts, New Hampshire, Connecticut, Rhode Island, New York, New Jersey, Pennsylvanie, Delaware, Maryland, Virginie, Caroline du Sud, Caroline du Nord et Géorgie), il part pour l’Amérique en 1779 pour servir sous les ordres de M. de Bouillé, gouverneur des îles du Vent, et sous ceux de Washington : « Je suis parti de France pour l’Amérique, à dix-huit ans ; j’ai combattu pendant cinq ans pour la liberté des Américains, et je suis revenu dans ma patrie dès l’instant que leur indépendance a été reconnue par l’Angleterre », écrira-t-il.

John Trumbull, « La reddition de Lord Cornwallis » (1820). Rotonde du Capitole. Washington D.C.
Wikimedia

La bataille de Yorktown, qui se déroule du 28 septembre au 19 octobre 1781, marque un tournant et signe la défaite de la Grande-Bretagne. Elle opposa les insurgés américains et leurs alliés français commandés par le comte de Rochambeau aux Britanniques commandés par Lord Cornwallis. Saint-Simon écrira un état détaillé décrivant « les troupes anglaises faites prisonnières à York en Virginie, le 19 octobre 1781 » dont le total s’élevait selon lui à 4550 prisonniers.

Après cette bataille, le régiment de Saint-Simon retournera à Fort Royal en Martinique (aujourd’hui Fort-de-France) avant de poursuivre sa navigation à Saint-Christophe puis à Basse-Terre en Guadeloupe et aux Saintes. Saint-Simon rentre en France en 1783 après le traité de Versailles du 3 septembre qui consacra l’indépendance des États-Unis. Quatre années leur seront encore nécessaires pour élaborer une Constitution et créer une véritable fédération. La France prend ainsi sa revanche sur l’Angleterre qui vingt ans plus tôt lui avait enlevé le Canada.

Avant de regagner la France, Henri Saint-Simon s’est rendu au Mexique pour présenter au vice-roi, administrateur colonial de la Nouvelle-Espagne, un projet de canal entre l’Atlantique et le Pacifique qui fut « froidement accueilli ». Ce projet préfigura l’implication de ses disciples dans la création de réseaux facilitant les flux de marchandises, de personnes, de capitaux et de connaissances tels que le canal de Suez. Saint-Simon quittera officiellement l’armée en mars 1790.

Les enseignements que Saint-Simon retint de son aventure américaine

Saint-Simon reviendra en France avec un dégoût pour le métier des armes qui le gagna pleinement quand il vit approcher la paix. Sa vocation est faite : il s’agit d’étudier la marche de l’esprit humain, pour travailler ensuite au perfectionnement de la civilisation. C’est ainsi que son projet scientifique contribuera à la création de la sociologie positiviste d’Auguste Comte, qui fut son secrétaire.

« En combattant pour l’indépendance de l’Amérique (il y a plus de quarante ans), j’ai conçu le projet de faire sentir aux Européens qu’ils mettaient la charrue avant les bœufs en faisant gouverner les producteurs par les consommateurs. Depuis ma vie entière est consacrée à ce projet… », se remémorera-t-il dans les années 1820.

Il s’inscrit ainsi au côté de son contemporain et maître Jean Baptiste Say dans une politique de l’offre qui pose le principe selon lequel « l’offre crée sa propre demande ». On retrouvera ces orientations dans les années 1980 avec le thatchérisme et les reaganomics, et aujourd’hui en France dans la politique économique des gouvernements successifs du président Emmanuel Macron : réductions fiscales considérables accordées aux grandes entreprises, lancement d’un programme de réindustrialisation notamment dans l’armement financé par l’endettement, déréglementation de l’activité économique…

Pour Henri Saint-Simon, la Révolution américaine signifia le commencement d’une nouvelle ère politique qui causera de grands changements dans l’ordre social en Europe. Il remarque avant tout que l’Amérique est un pays de tolérance puisqu’aucune religion n’y était dominante ni protégée d’une manière particulière ; qu’il n’y existe aucun corps privilégié, point de noblesse, nul reste de féodalité et que la nation n’est pas divisée en castes ; qu’aucune famille n’est en possession depuis plusieurs générations des principaux emplois publics et qu’aucun citoyen ne peut avoir de droit exclusif à gouverner l’État ; que le caractère dominant de la nation américaine est pacifique, industrieux et économe.

Cela permet à la jeune nation américaine d’établir un régime plus libéral et plus démocratique que celui des peuples européens encore marqués par l’esprit militaire. Pour Saint-Simon, le peuple français de 1789 était loin d’être capable de fonder un pareil ordre social :

« Le plus grand homme d’État, en Europe, celui du moins qui passe pour le plus habile, qu’on estime, qu’on avance, qu’on élève le plus c’est toujours celui qui trouve un moyen d’augmenter les revenus de l’impôt sans trop faire crier les imposés. Je sentis qu’en Amérique, le plus grand homme d’État serait celui qui trouverait le moyen de diminuer le plus possible les charges du peuple sans faire souffrir le service public. Le peuple ou les gouvernés de l’Ancien Monde se sont soumis à l’opinion qu’il fallait, pour le bien général, que les fonctionnaires fussent chèrement payés, de gros salaires étant supposés nécessaires pour la représentation. Je sentis que les Américains penseraient tout autrement, et que les fonctionnaires publics auraient d’autant plus de part à leur estime qu’ils étaleraient moins de luxe, qu’ils seraient d’un abord plus facile et plus simple dans leurs mœurs. »

À partir de cette expérience se dessinent déjà les principaux traits de ce que sera la doctrine de Saint-Simon et de ses héritiers jusqu’au Second Empire : le respect à la production et aux producteurs est infiniment plus fécond que le respect à la propriété et aux propriétaires ; le gouvernement nuit toujours à l’industrie quand il se mêle de ses affaires et qu’il nuit même dans le cas où il fait des efforts pour l’encourager ; les producteurs de choses utiles sont les seuls qui doivent concourir à sa marche et qu’étant les seuls qui paient réellement l’impôt ils sont les seuls qui aient de droit de voter ; les guerres, quel qu’en soit l’objet, nuisent à toute l’espèce humaine et nuisent même aux peuples qui restent vainqueurs ; le désir d’exercer un monopole est un désir mal conçu dans la mesure où ce monopole ne peut être acquis et maintenu que par la force ; l’instruction doit fortifier dans les esprits les idées qui tendent à augmenter la production et à respecter la production d’autrui ; et que toute l’espèce humaine ayant des buts communs, chaque homme doit se considérer dans les rapports sociaux comme engagé dans une compagnie de travailleurs.

C’est donc dans son expérience américaine qu’il conçoit son projet politique centré sur l’industrie. « La politique est pour me résumer en deux mots, la science de la production, c’est-à-dire la science qui a pour objet l’ordre des choses le plus favorable à tous les genres de production… Elle devient une science positive. »

Ce projet politique saint-simonien est favorable au libre-échange, comme en témoigna la signature d’un traité de libre-échange entre la France et le Royaume-Uni en 1860. Un aspect du libéralisme que les « MAGAnomics » ont oublié…

The Conversation

Patrick Gilormini est membre de la CFDT.

ref. La contribution de Henri de Saint-Simon à l’indépendance des États-Unis et à la libération de la France de ses « blocages » – https://theconversation.com/la-contribution-de-henri-de-saint-simon-a-lindependance-des-etats-unis-et-a-la-liberation-de-la-france-de-ses-blocages-265649

La diplomatie d’affaires, d’hier à aujourd’hui

Source: The Conversation – in French – By Frédéric Martineau, Doctorant en Diplomatie des affaires, Centre d’études diplomatiques et stratégiques (CEDS)

_Le doge Marino Grimani reçoit les cadeaux des ambassadeurs perses en 1603_, de Gabriele Caliari, 1603-1604, huile sur toile, 367 x 527 cm, Salle des quatre portes, Palais Ducal de Venise (Italie) . Fondazione Musei Civici di Venezia

L’entreprise est une diplomate comme les autres, ou presque. Depuis l’âge du bronze, les échanges commerciaux ont été intrinsèquement liés aux relations interétatiques, les marchands pouvant parfois réussir là où les dirigeants politiques échouaient. Pour autant, le commerce n’est pas automatiquement synonyme de paix, bien des conflits ayant été déclenchés par des différends de nature économique…


Les sociétés civiles attendent aujourd’hui un engagement croissant des entreprises, perçues comme des acteurs capables de suppléer la puissance publique dans les transformations sociales, économiques et environnementales. En France, le baromètre Edelman 2025 révèle ainsi un degré de confiance plus élevé envers les entreprises qu’envers le gouvernement. Face à la baisse de l’efficacité de la diplomatie institutionnelle – un phénomène qui s’explique par des moyens réduits, des réseaux d’influence affaiblis, des intérêts divergents et des expertises dispersées –, les entreprises ont progressivement développé leurs propres solutions de gestion des risques géopolitiques et géoéconomiques. Car les marchés ne fonctionnent pas en autarcie, mais dans un contexte social, politique et culturel spécifique.

D’un domaine réservé à la puissance publique, la diplomatie est devenue un terrain stratégique pour le secteur privé. Ce dernier s’est engouffré dans l’espace libéré par la perte plus ou moins volontaire de souveraineté traditionnelle. Cette évolution a conduit à l’émergence du concept de diplomatie des affaires ou d’entreprise : une réponse adaptative des multinationales face à un avenir incertain, un environnement volatil, des risques protéiformes.

Cette diplomatie alternative utilise les moyens et les outils traditionnels pour maintenir des relations positives durables avec toutes les parties prenantes – internes et externes, commerciales et non commerciales. L’entreprise assure ainsi la préservation de sa légitimité et du droit d’opérer dans les pays hôtes, garantissant son développement économique et son rayonnement international. Cependant, les intérêts de la puissance publique restent dominants, et peuvent aller à l’encontre du désir de l’entreprise de maintenir des relations positives avec l’ensemble de ses parties prenantes. L’embargo européen sur une liste de produits et de services russes en est un exemple récent. Les sanctions unilatérales américaines prises contre l’Iran visent aussi les entreprises de son écosytème pétrolier ; certaines sont de nationalité chinoise !

L’implication du secteur privé dans les questions diplomatiques n’est pas nouvelle. Ses contours se dessinent dès que le commerce accompagne l’essor des territoires de l’âge du bronze, autour de 3000 av. J.-C., quand une relative autonomie des institutions marchandes fonctionnait déjà en Mésopotamie et en Égypte.

Le rôle fondateur des échanges commerciaux à l’âge du bronze

Bien que notre connaissance de l’organisation des échanges anciens demeure imparfaite en raison d’une mémoire imprégnée de mythologie et de transmission orale, les marchands, les voyageurs et autres agents mercantiles jouèrent un rôle majeur dans l’évolution des sociétés, dépassant la qualité de plénipotentiaire des royaumes, des empires ou des cités-États.

Le début du commerce international coïncide avec la circulation du cuivre, de l’étain, des textiles en laine et du sel, matières d’importance égale au pétrole et au gaz actuels.

L’épave d’un navire marchand découverte dans le site archéologique sous-marin d’Uluburun (sud de la Turquie) regorgeait de matières premières venues du monde connu : ambre scandinave, épée italienne, sceptre de la mer Noire, étain d’Ibérie ou d’Ouzbékistan. Cette cargaison révèle l’existence, dès la fin de l’âge du bronze, d’un vaste réseau commercial s’étendant de l’Asie centrale à l’Europe. Il était géré par de petites communautés locales indépendantes, pas uniquement soumises au pouvoir politique.

Reconstitution de l’intérieur de l’épave du site d’Uluburun (en actuelle Turquie), datant de l’âge du bronze (1330-1300 avant notre ère). Le navire a coulé au large des côtes de Lycie et contenait, entre autres marchandises, dix tonnes de lingots de cuivre, des lingots d’étain et des jarres de résine et de denrées alimentaires.
Musée d’archéologie sous-marine de Bodrum, Turquie

Des documents de Méditerranée orientale décrivent le négoce comme le fait d’entreprises privées et d’intermédiaires autonomes, de riches marchands dont Sinaranu, connu sous le nom de « tamkaru », constitue un exemple historique marquant. Il était une figure notable d’Ougarit, une ancienne cité-État située dans l’actuelle Syrie à la fin de l’âge du bronze. Le terme « tamkaru » désignait un marchand professionnel impliqué dans le commerce à longue distance.

Ces échanges permirent l’ouverture de nouvelles routes et la construction d’infrastructures (ponts, ports, caravansérails) procurant des revenus aux royaumes traversés. Les archives assyriennes de Kanesh inventorient les coûts engagés pour soutenir ce commerce transitaire. De surcroît, les échanges tissèrent des liens économiques, diplomatiques et sociaux entre territoires éloignés : traités, contrats et alliances sécurisaient un environnement favorable au négoce. Dans l’une des lettres d’Amarna, tablettes en argile d’ordre diplomatique, Burna-Buriyash II, le roi de Babylone, se plaint ainsi à Akhénaton que ses marchands ont été assassinés à Canaan par des sujets du pharaon. Il demande que les coupables soient punis.

Infatigables voyageurs, ces marchands jouaient déjà le rôle de diplomates, d’émissaires ou d’agents de renseignements, comme l’attestent la correspondance royale d’Alasiya ou les mémoires de César.

Impact socioculturel et premières multinationales

Au-delà des richesses matérielles, le commerce international modifia profondément les sociétés. Les marchands favorisèrent les transferts de technologies et de savoir-faire, renforçant la puissance des États qui les soutenaient. Leurs voyages répandaient coutumes et modes de vie qui influençaient l’organisation sociale des pays traversés.

Irad Malkin souligne le rôle des commerçants dans la diffusion du grec archaïque en Méditerranée. Ils participèrent au partage de récits, de la langue et d’une culture matérielle sans coordination gouvernementale. D’autres exemples confortent son travail : la diffusion du bouddhisme le long de la route de la soie, ou les valeurs véhiculées par les marchands hanséatiques plus tard en Europe.

Mais le développement des échanges produisit aussi des effets négatifs : concurrence accrue, jalousies, ambitions géostratégiques menant parfois à la guerre.

Parmi tous les dommages involontaires provoqués par le commerce international, la propagation des maladies a certainement été le plus terrible. La peste noire, causée par la bactérie Yersinia Pestis, aurait été transmise à Constantinople et en Europe depuis la Chine ou l’Inde peu après l’an 500 de notre ère.

Indépendants ou sous influence, les marchands ont dû s’adapter à un environnement social, politique et économique en constante évolution. Pour survivre, ils déployèrent des savoir-faire qui dépassaient la capacité à négocier le meilleur prix ou à maximiser les profits.

Au Moyen Âge, ceux qui voyageaient le long de la route de la soie faisaient montre de diplomatie pour obtenir leur passage en toute sécurité entre les multiples puissances régionales.

Au XVIIe siècle, la Compagnie néerlandaise des Indes orientales fondée en 1602 par la république des Sept Provinces-Unies des Pays-Bas illustre l’institutionnalisation précoce de pratiques diplomatiques d’affaires pour atténuer les risques et les incertitudes tout en obtenant des positions avantageuses. Ces émanations de la volonté publique influençaient la promulgation de loi et la création d’organisations commerciales, et finançaient des guerres, en servant l’expansionnisme colonial.

Le développement des premières entreprises transnationales ne peut être évoqué en passant sous silence le commerce triangulaire, un système d’échanges entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique. Les navires européens embarquaient des marchandises vers l’Afrique où elles étaient échangées contre des captifs africains. Ces derniers étaient ensuite déportés de force vers les plantations des Amériques, où ils produisaient des biens coloniaux (sucre, coton, café, cacao, tabac), exportés vers l’Europe. Ce commerce a été particulièrement actif aux XVIIIe et XIXe siècles, même si l’esclavage existait depuis l’Antiquité. Les sociétés grecques et romaines, les civilisations arabes et asiatiques pratiquaient le commerce et la possession d’esclaves bien avant la traite atlantique.

Progressivement, davantage d’entreprises multinationales contribuèrent à façonner la politique étrangère, même sans autorité officielle déléguée. Bien que le terme « diplomatie » n’apparaisse qu’après la paix de Westphalie signée en 1648, les pratiques en cernaient déjà les contours. Codifié lors du Congrès de Vienne en 1815, il se rapportait principalement aux relations interétatiques et aux mécanismes visant à régler les différends et les conflits. De multiples conventions jusqu’en 1961 continueront de faire évoluer le cadre de l’activité diplomatique.

Ce n’est qu’en 1979 que les universitaires, et notamment Elmer Plischke, commencèrent à considérer que la diplomatie pouvait également s’appliquer aux particuliers et aux entreprises, même si la littérature commerciale aux États-Unis l’évoquait depuis 1950.

Vers une diplomatie d’entreprise moderne

Aujourd’hui, face à la fragmentation géopolitique et aux défis globaux (climat, santé, technologie), les entreprises négocient directement avec les États, participent aux forums internationaux, influencent les normes sectorielles. Cette évolution prolonge une tradition millénaire où commerce et diplomatie se mêlent pour construire les relations internationales.

La diplomatie d’affaires contemporaine hérite ainsi d’une longue histoire : celle de marchands qui, bien avant les diplomates modernes traditionnels, tissaient déjà les liens entre les peuples. Ces derniers n’hésitent plus à rejoindre le monde l’entreprise : Facebook a recruté en 2018 Nick Clegg, ancien vice-premier ministre du Royaume-Uni ; Al Gore, ancien vice-président des États-Unis, a rejoint le conseil d’administration d’Apple ; le Danemark a nommé un ambassadeur voué à l’industrie technologique. Début 2025, Huawei publiait une annonce de recrutement sur le réseau LinkedIn pour un poste de diplomate d’affaires !

The Conversation

Frédéric Martineau est Président de l’amicale des missions polaires et australes (AMAEPF).

ref. La diplomatie d’affaires, d’hier à aujourd’hui – https://theconversation.com/la-diplomatie-daffaires-dhier-a-aujourdhui-266319

Ablation du clitoris dans l’Angleterre victorienne : comment un scandale médical sur le « consentement éclairé », au XIXᵉ siècle, a ouvert un débat toujours actuel

Source: The Conversation – in French – By Véronique Molinari, Professeur en civilisation britannique, Université Grenoble Alpes (UGA)

Détail d’un dessin de Julius Adam (Photo d’illustration).

En Angleterre, au XIXe siècle, le milieu médical fut secoué par un scandale lié à des excisions du clitoris pratiquées par un chirurgien de renom. L’absence de consentement éclairé des patientes fut au cœur des débats, une question qui reste d’actualité concernant la santé des femmes, et au-delà.


En 2008, l’Assemblée mondiale de la santé de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) adoptait la résolution WHA61.16 sur l’élimination des mutilations génitales féminines (MGF), dans laquelle elle appelait à l’intervention concertée des gouvernements, des organismes internationaux et des organisations non gouvernementales.

Quand parle-t-on de mutilations génitales féminines ?

  • Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), les mutilations génitales féminines (MGF) comprennent toutes les interventions qui impliquent l’ablation partielle ou totale des organes génitaux externes de la femme ou toute autre lésion des organes génitaux féminins, qui sont pratiquées pour des raisons non médicales.

État des lieux des mutilations génitales féminines dans le monde

L’OMS estimait à l’époque que 100 à 140 millions de femmes dans le monde avaient été victimes de telles mutilations, le plus souvent pratiquées entre la petite enfance et l’âge de 15 ans. En 2025, elles sont plus de 230 millions à avoir subi des mutilations génitales féminines dans 30 pays d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Asie et 3 autres millions sont exposées à en subir chaque année. Cette augmentation ne serait pas attribuable à une plus grande fréquence de mutilations génitales féminines mais à l’augmentation de la population dans les pays concernés.

Quatre grandes catégories de mutilations génitales féminines, selon l’OMS :

  • Type 1 : ablation partielle ou totale du gland clitoridien (petite partie externe et visible du clitoris et partie sensible des organes génitaux féminins) et/ou du prépuce/capuchon clitoridien (repli de peau qui entoure le clitoris).
  • Type 2 : ablation partielle ou totale du gland clitoridien et des petites lèvres (replis internes de la vulve), avec ou sans excision des grandes lèvres (replis cutanés externes de la vulve).
  • Type 3 : « infibulation », ou rétrécissement de l’orifice vaginal par recouvrement, en sectionnant et en repositionnant les petites lèvres, ou les grandes lèvres, parfois par suture, avec ou sans ablation du prépuce/capuchon et gland clitoridiens.
  • Type 4 : toutes les autres interventions néfastes au niveau des organes génitaux féminins à des fins non médicales, consistant par exemple à piquer, à percer, à inciser, à racler ou à cautériser les organes génitaux.

Des cas d’excisions du clitoris au XIXᵉ siècle en Angleterre

La pratique de la « clitoridectomie », à savoir l’excision du clitoris – et parfois des lèvres –, généralement associée aujourd’hui à certaines régions du monde et communautés religieuses et culturelles a, pendant un temps, au cours du XIXᵉ siècle, également été prônée en Europe comme « remède » à la masturbation, à la nymphomanie, à l’hystérie et autres « troubles nerveux » supposés.

Elle est, en Angleterre, associée au nom d’Isaac Baker Brown, chirurgien et obstétricien de renom qui, en publiant un compendium de ses opérations, suscita, en 1866, un scandale majeur au sein de la toute jeune profession de gynécologues et obstétriciens.

Ce scandale, qui illustre l’une des tristes rencontres entre chirurgie et aliénisme ainsi que la peur suscitée par la sexualité féminine à l’époque victorienne, nous donne de façon plus inattendue, l’occasion d’identifier l’une des toutes premières mentions, au sein de la profession médicale britannique, de la notion de « consentement éclairé » (selon la définition de l’article 6 de la Déclaration universelle sur la bioéthique et les droits de l’homme.

Un scandale associé au nom d’Isaac Baker Brown

Portrait du chirurgien anglais Isaac Baker Brown
Isaac Baker Brown (1811–1873), chirurgien anglais (portrait publié dans le Medical Circular and General Advertiser, Volume 1, 1852, p. 261).

La clitoridectomie, il est important de le souligner au détriment du sensationnalisme, a été, en Grande-Bretagne, essentiellement l’histoire d’un seul homme, Isaac Baker Brown. Alors au sommet de sa carrière, le médecin postule que le remède aux maladies nerveuses de ses patientes consisterait tout simplement à retirer la cause de l’excitation, à savoir le clitoris.

Il se base sur les liens alors établis par certains médecins entre lésions du système nerveux central et excitation des nerfs périphériques (dont le « nerf pudendal ») et, pour ce faire, se réfère notamment aux conférences de Charles Brown Séquart, « Lectures on the Physiology and Pathology of the Central Nervous System », dispensées au Royal College of Surgeons of England.

Entre 1858 et 1866, Isaac Baker Brown pratique 47 clitoridectomies sur des femmes âgées de 21 à 55 ans, qu’il relate en détail dans On the Curability of Certain Forms of Insanity, Epilepsy, and Hysteria in Females. Toutefois, au lieu de renforcer sa notoriété, la publication de cet ouvrage enflamme les esprits et les plumes.

La revue médicale le Lancet ouvre les hostilités en juin 1866 : un confrère, Harry Gage Moore, y dénonce l’opération subie par l’une de ses patientes de 26 ans, sans aucun bénéfice et au prix d’intenses douleurs.

Rapidement, d’autres témoignages affluent :

« Certaines patientes auraient été opérées à leur insu ; d’autres, persuadées que l’intervention était bénigne. »

L’affaire prend une telle ampleur que Baker Brown accepte la création d’une commission d’enquête et promet de suspendre ses pratiques. Accusé, quelques mois plus tard, d’avoir manqué à sa parole, il se voit contraint de se présenter, en avril 1867, devant le Conseil de la toute jeune Société d’obstétrique de Londres (London Obstetrical Society), qui décidera, à 194 voix contre 38, son expulsion.

Éthique et « consentement éclairé »

Si l’on situe généralement l’apparition de l’expression « consentement éclairé » aux années 1950 (la décision Schloendorff v. Society of New York Hospital de 1914 ne concernait quant à elle que le « consentement simple »), c’est pourtant bien de cela dont il est question dans les débats autour de la clitoridectomie auxquels on assiste entre juin 1866 et avril 1867.

La lecture des courriers et procès-verbaux des différentes réunions révèle en effet une évolution très rapide du débat de la question de l’efficacité de l’opération, dénoncée par de nombreux confrères comme « une mutilation abominable et inutile » (Henry MacCormac M.D., “Askesis”, Medical Times and Gazette, 23 mars 1867, p. 317), à celle du lien de confiance entre médecin et patiente ou patient.

Si les patientes de Baker Brown, célibataires et mariées, se sont souvent présentées de leur propre chef à la London Surgical Home où Brown opère, il s’avère en effet que le médecin a parfois pratiqué l’excision lors d’interventions annexes, sans consentement préalable, et que même lorsque celui-ci avait été obtenu, de nombreuses femmes ignoraient la véritable portée de l’acte chirurgical.

Charles West relate ainsi le cas d’une de ses patientes, amputée de son clitoris par I. Baker Brown lors d’une opération pour une fissure anale (British Medical Journal, 15 décembre 1866 : 679).

Dès décembre 1866, The Lancet soutient l’affirmation de Charles West pour qui

« l’ablation du clitoris pratiquée à l’insu de la patiente et de ses proches sans explication complète de la nature de l’intervention… est extrêmement inappropriée et mérite la plus ferme réprobation »

(« The operation of excision of the clitoris », The Lancet, 22 décembre 1866 : 698).

Quelques mois plus tard, la revue va plus loin : même si l’opération pouvait s’avérer utile, est-il « éthiquement correct, interroge-t-elle, de mutiler une femme atteinte de troubles mentaux qui ne peut légalement consentir à une telle opération, même si cette dernière pouvait s’avérer utile » (« The Surgical Home », The Lancet, 2 février 1867 : 156).

La question éthique, liée à celle du consentement éclairé, apparaît par la suite au premier rang des accusations portées à l’encontre de Baker Brown lors du débat qui mène à l’exclusion de ce dernier de la profession, en avril 1867. Un éditorial paru quelques jours plus tard dans le Medical Times and Gazette et intitulé « Clitoridectomy and Medical Ethics » mérite également d’être mentionné dans la mesure où s’y trouve dénoncé le processus de diagnostic lui-même.

De jeunes femmes, expliquait l’article, pouvaient être profondément ignorantes de la nature et de la portée des questions posées lors de la consultation (« Ressentez-vous une irritation dans certains organes ? », « Est-ce très grave ? », « Cela vous pousse-t-il à les frotter ? ») ; elles pouvaient aussi être enclines à exagérer leurs sensations afin d’aller dans le sens du médecin et répondre positivement à toute question suggestive. Le consentement ne devait donc pas, éthiquement, être un « consentement routinier ».

L’éthique médicale exigeait à la fois le consentement et l’information préalable de la patiente (ses proches ne sont pas mentionnés cette fois-ci) quant à la nature et aux conséquences d’une opération. Celle-ci impliquait non seulement l’information, mais une véritable compréhension de la « portée réelle », de la « nature » et des conséquences « morales » de l’opération.

De tels prérequis correspondent indubitablement à ce que l’on définit aujourd’hui comme le « consentement éclairé » et semblent indiquer que celui-ci, contrairement à ce qui a pu être affirmé jusqu’à une date récente, fut conceptualisé en Grande-Bretagne avant le XXe siècle, anticipant de façon étonnante les principes modernes de bioéthique.

De l’Angleterre victorienne aux enjeux contemporains

L’affaire Baker Brown marque un tournant. Après 1867, la clitoridectomie dite « thérapeutique » disparaît du paysage médical britannique (elle perdurera toutefois bien au-delà aux États-Unis). Quand elle est évoquée dans les revues professionnelles de l’époque, c’est uniquement pour dénoncer une pratique « odieuse et non scientifique ».

Cet épisode illustre la complexité de la médecine victorienne. Oui, les représentations misogynes ont pesé lourd dans l’imposition de traitements douloureux aux femmes, mais il existe aussi, dès le XIXe siècle, une résistance interne, qui ne doit pas être occultée.

Ce scandale permet également de mesurer l’ancienneté du consentement médical, et du consentement éclairé en particulier, dont les modalités continuent d’être explorées dans le cas de troubles cognitifs, des compétences du malade à consentir ou barrières linguistiques ainsi que face à l’impact de l’utilisation croissante de l’IA dans le processus diagnostique et la décision thérapeutique ; la loi de bioéthique de 2021 introduit ainsi une information obligatoire en cas de recours à l’intelligence artificielle en santé.

The Conversation

Véronique Molinari a reçu des financements dans le cadre du projet IDEX ANR-15-IDEX-02 « Genre, santé mentale et médecine de l’intime au XIXe siècle : discours, pratiques, résistances et circulations transatlantiques » GESAME-19) Université Grenoble Alpes, 2023-24.

ref. Ablation du clitoris dans l’Angleterre victorienne : comment un scandale médical sur le « consentement éclairé », au XIXᵉ siècle, a ouvert un débat toujours actuel – https://theconversation.com/ablation-du-clitoris-dans-langleterre-victorienne-comment-un-scandale-medical-sur-le-consentement-eclaire-au-xix-siecle-a-ouvert-un-debat-toujours-actuel-263839