Ce que nous apprend la crise du Covid pour les commerces de proximité : une digitalisation à visage humain existe

Source: The Conversation – in French – By Nizar Ghamgui, Assistant Professor in Entrepreneurship/Head of Entrepreneurship and Strategy Department, EM Normandie

Au cours de la pandémie de Covid (2020), certains commerçants ont accéléré leur numérisation en employant les moyens du bord. Que nous enseigne ce bricolage entrepreneurial ? Constitue-t-il un modèle à dupliquer ?


Quand on parle de transition numérique, on pense souvent aux multinationales, aux start-ups de la tech ou aux géants de l’industrie. Pourtant, c’est dans les commerces de proximité que s’opèrent parfois les transformations les plus concrètes, les plus agiles… et les plus inattendues.

Boulangeries, coiffeurs, fleuristes, petits restaurants ou librairies de quartier ont dû affronter de plein fouet les conséquences de la crise sanitaire liée au Covid-19 : fermetures, baisse de fréquentation, nouvelles attentes des consommateurs. Et dans l’urgence, faute de budget ou de consultants, beaucoup ont inventé une digitalisation low cost, bricolée mais efficace.

Le bricolage constitue une réponse particulièrement adaptée pour les microentreprises évoluant dans des environnements à ressources limitées, leur permettant de créer des solutions de transformation numérique à partir de moyens simples et accessibles.




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Notre étude menée auprès de seize commerçants locaux en France montre comment cette crise a agi comme un accélérateur de transition numérique, tout en déclenchant, souvent en parallèle, une prise de conscience écologique. Face à la double contrainte, se numériser et devenir plus durable, ces entrepreneurs ont fait preuve d’une agilité inattendue, que nous analysons à travers la notion de bricolage entrepreneurial.

Une adaptation pragmatique

Privés d’accès aux solutions clés en main souvent trop coûteuses, complexes ou inadaptées à leur réalité, les commerçants interrogés ont opté pour une approche résolument pragmatique. Plutôt que de privilégier des outils sur mesure, ils ont tiré parti de ce qu’ils connaissaient déjà ou pouvaient facilement s’approprier. Cette digitalisation low cost s’appuie ainsi sur des outils existants, gratuits ou à très faible coût : les réseaux sociaux (Facebook, Instagram), Google My Business pour la visibilité locale, ou encore les plateformes de livraison comme Uber Eats ou Deliveroo.

Cette approche pragmatique de la digitalisation low cost rejoint les travaux de Liu et Zhang qui montrent comment le bricolage entrepreneurial constitue un levier essentiel d’innovation des modèles d’affaires, en particulier dans des environnements contraints.

« Avant le Covid, on postait sur Facebook de temps en temps. Depuis, c’est devenu notre principal canal de communication », explique un restaurateur.

Dans certains cas, ces choix traduisent aussi un engagement éthique. Quelques commerçants ont ainsi privilégié des moteurs de recherche plus responsables comme Ecosia, du matériel reconditionné ou des solutions open source, évitant ainsi de surinvestir tout en limitant leur impact environnemental.

Cette digitalisation à petits pas ne cherche pas tant la performance technologique à tout prix, mais permet de maintenir le lien avec le client, de gagner en visibilité locale et d’expérimenter des usages numériques à leur rythme, sans alourdir les charges fixes ni dépendre de prestataires extérieurs.

Une transition collective et écologique

Ce passage au numérique ne s’est pas fait seul. Il s’est appuyé sur les réseaux personnels et informels : enfants, amis, anciens collègues, voire des clients volontaires. Ce bricolage relationnel compense le manque de formation ou de ressources humaines spécialisées.

« J’ai embauché un serveur dont la copine est community manager. Il va s’occuper des réseaux sociaux », raconte un gérant.

L’apprentissage reste empirique, souvent improvisé, mais il illustre un modèle d’entraide locale et horizontale. Toutefois, cette dépendance à un cercle restreint peut aussi freiner la montée en compétence à long terme. À côté de cette digitalisation bricolée, une orientation écologique a émergé. Là encore, pas de grands plans RSE, mais des actions modestes impliquant, par exemple, le tri des déchets et la valorisation des circuits courts.

Digital et résilience

Cette dynamique illustre également ce qu’ont montré Tobias Bürgel, Martin Hiebl et David Pielsticker, à savoir que les petites entreprises ayant engagé une digitalisation, même modeste, ont fait preuve d’une résilience accrue face aux effets de la pandémie de Covid-19. C’est le cas, par exemple, de salons de coiffure qui ont su diversifier leurs services et valoriser leurs pratiques écoresponsables.

« On envoie les cheveux coupés à une association qui les recycle pour ensuite dépolluer la mer », raconte une coiffeuse.

D’importants freins structurels

La résilience de ces commerces de proximité ne doit pas masquer leurs fragilités. La digitalisation des petites entreprises reste inégale car, comparées aux grandes entreprises, elles adoptent tardivement une stratégie digitale. Les freins sont nombreux :

Le manque de temps :

« Je suis seule en boutique, je n’ai pas le temps de m’occuper d’un site Internet. »

Le manque de moyens :

« Être écolo, c’est bien, mais les clients ne veulent pas payer plus cher. »

Une culture parfois distante du numérique :

« Le numérique ? Pour quoi faire ? Ça marche très bien comme ça. »

Cette réalité rappelle que l’innovation low cost ne remplace pas un véritable accompagnement. Sans financement, sans formation, sans soutien structurant, les avancées risquent de rester ponctuelles et fragiles.

France 24, 2021.

Mieux reconnaître le « bricolage stratégique »

Notre étude met finalement en lumière trois leviers pour l’avenir, comme valoriser le bricolage numérique en tant que stratégie légitime d’adaptation, notamment pour les petites structures. Une autre piste qui pourrait s’avérer fertile consiste à soutenir les dynamiques écologiques locales, même modestes, comme tremplin vers une économie plus responsable. Enfin, il importe de combler les lacunes structurelles (temps, compétences, financement) pour éviter que le bricolage ne se transforme en bricolage subi.

À terme, ce sont des politiques publiques sur mesure, de la formation adaptée et des aides spécifiques aux microentreprises qui pourront transformer ces tentatives en véritables trajectoires de transformation.

La pandémie a mis les commerces de proximité à l’épreuve. Mais elle a aussi révélé leur capacité à innover avec peu, à intégrer le numérique sans le dénaturer, et à faire rimer proximité avec agilité. Leur démarche n’est pas spectaculaire, mais elle est profondément instructive : la transition digitale ne se résume pas à une question de budget ; elle se construit, pas à pas, avec les ressources disponibles, l’intelligence collective et beaucoup d’innovation. C’est cette digitalisation low cost, sobre et ancrée, qu’il est urgent de reconnaître, d’encourager et de structurer.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. Ce que nous apprend la crise du Covid pour les commerces de proximité : une digitalisation à visage humain existe – https://theconversation.com/ce-que-nous-apprend-la-crise-du-covid-pour-les-commerces-de-proximite-une-digitalisation-a-visage-humain-existe-266271

La détention double, le phénomène méconnu qui incite à l’optimisation fiscale

Source: The Conversation – in French – By Liang Xu, Professeur associé, SKEMA Business School

Si une banque prête à une entreprise tout en possédant des actions de celle-ci, le gain est double : l’augmentation des bénéfices fait monter le cours de l’action, tout en améliorant la capacité de remboursement de l’entreprise. metamorworks/Shutterstock

Au sein de certaines entreprises, des investisseurs sont à la fois créanciers et actionnaires. Mais pourquoi l’optimisation fiscale est-elle favorisée dans cette configuration ? Qui en sort gagnant ?


C’est un phénomène étudié aux États-Unis, dont les implications sont transposables en Europe et en France. Une tendance bien utile aux entreprises qui les conduit à payer moins d’impôts. On peut appeler ce phénomène « dual holding » ou « détention double ».

En peu de mots, c’est une configuration dans laquelle, au sein d’une entreprise, des investisseurs – institutionnels, notamment – sont à la fois les créanciers de l’entreprise en question et ses actionnaires. Notre étude menée sur un échantillon d’entreprises états-uniennes, parmi lesquelles Microsoft, Procter & Gamble ou Walt Disney, cotées entre 1987 et 2017, montre que les entreprises dans cette situation ont davantage tendance à rechercher une optimisation fiscale, et donc à mener une politique agressive pour payer moins d’impôts.

En moyenne, les entreprises concernées affichent un taux effectif d’imposition inférieur de 1,1 % par rapport aux autres, ce qui équivaut à une économie annuelle d’environ 3,63 millions de dollars par entreprise.

Conflit d’intérêts entre actionnaires et créanciers

L’optimisation fiscale des entreprises a toujours été perçue comme une arme à double tranchant. Elle transfère des ressources potentielles de l’État vers les entreprises et peut exposer ces dernières à des risques réputationnels ou à des sanctions juridiques. Cependant, elle accroît souvent la valeur de ces entreprises pour les actionnaires.

Les travaux antérieurs sur la question ont étudié la conformité fiscale des entreprises dans une logique « principal / agent », en mettant l’accent sur les conflits entre actionnaires et dirigeants. Ce cadre d’analyse « principal / agent » décrit une situation dans laquelle une partie (le principal) délègue une tâche ou un pouvoir de décision à une autre (l’agent) pour qu’elle agisse en son nom. Comme les intérêts entre actionnaires et dirigeants peuvent diverger, des problèmes d’incitation et d’asymétrie d’information peuvent apparaître.

Ce que nous mettons en lumière, c’est un autre conflit d’intérêts : celui qui existe entre actionnaires et créanciers, c’est-à-dire ici des banques qui prêtent aux entreprises. Nous démontrons que la détention double reconfigure leur rapport et donc les comportements fiscaux des entreprises.

La détention double s’est rapidement répandue. La proportion d’entreprises états-uniennes comptant au moins un détenteur double est passée de 1,19 % en 1987 à 19,13 % en 2017. La pratique, loin d’être marginale, est devenue courante sur les marchés financiers, ce qui accroît son impact sur les stratégies fiscales.

Optimisation fiscale favorisée

Pourquoi l’optimisation fiscale est-elle favorisée lorsque les créanciers sont aussi actionnaires ?

Les actionnaires y sont favorables. Ils profitent des gains, tout en transférant une partie des risques vers les créanciers. Ces derniers, en revanche, sont des bénéficiaires dits « fixes ». Autrement dit, dans le cas d’un prêt, la banque est un créancier « fixe », car elle a seulement droit au remboursement du capital et des intérêts prévus dans le contrat.

Son gain n’augmente pas si l’entreprise fait de gros profits, mais elle subit tout de même les pertes si le comportement risqué de l’entreprise entraîne un défaut de paiement. Les bénéficiaires fixes supportent les conséquences négatives des risques accrus liés à l’optimisation fiscale, comme des sanctions réglementaires ou judiciaires, sans pouvoir en partager pleinement les bénéfices. C’est pourquoi ils exigent souvent des coûts d’emprunt plus élevés pour les entreprises pratiquant une optimisation fiscale intensive.

La présence de détenteurs doubles lisse ce conflit entre actionnaires et créanciers. Lorsque les deux rôles sont réunis dans un même investisseur, le risque n’est pas véritablement transféré, mais simplement déplacé d’une poche à l’autre au sein du même portefeuille. Dans le même temps, ces investisseurs bénéficient des économies d’impôts comme les autres actionnaires, ce qui les incite fortement à soutenir de telles stratégies. Résultat : les créanciers ont moins de raisons de freiner les politiques d’optimisation fiscale.

Stratégies fiscales agressives

Comment les détenteurs doubles poussent-ils les entreprises vers davantage d’optimisation fiscale ?

Comme beaucoup d’autres choix stratégiques, l’optimisation fiscale est décidée par les dirigeants au nom des actionnaires. Si certains dirigeants évitent de mener des stratégies trop agressives pour limiter leurs propres risques ou leur charge de travail, leurs décisions dépendent surtout des incitations. Lorsque la rémunération d’un président-directeur général est indexée sur des objectifs liés aux performances après impôts, il est naturellement enclin à recourir à des stratégies fiscales agressives. Or, les entreprises avec détention double intègrent plus fréquemment ce type d’objectifs dans la rémunération de leurs dirigeants, les encourageant à considérer l’optimisation fiscale comme un indicateur de succès – et donc à l’intensifier.

Au-delà des incitations, les détenteurs doubles apportent une expertise fiscale, nombre d’entre eux étant des banques disposant des ressources nécessaires pour accompagner leurs clients dans la planification fiscale. Alors que de simples créanciers hésiteraient à favoriser l’optimisation fiscale en raison des risques qu’elle comporte, les détenteurs doubles, eux, ont de bonnes raisons de le faire. En transférant leur savoir-faire fiscal vers les entreprises dans lesquelles ils investissent, ils leur permettent de découvrir de nouvelles possibilités d’économie et de mettre en place des stratégies plus sophistiquées.

Perception de l’optimisation fiscale

Quel impact la détention double a-t-elle sur la perception de l’optimisation fiscale par les créanciers ?

Lorsqu’une entreprise contracte un prêt bancaire, elle emprunte de l’argent à une banque sur le marché du crédit. Ces derniers voient l’optimisation fiscale comme un risque, ce qui pousse les créanciers à exiger des coûts d’emprunt plus élevés. Lorsque des détenteurs doubles sont présents, cette perception change.

Pourquoi ? Lorsque les prêteurs détiennent également des actions, une partie des risques liés à une stratégie fiscale agressive est compensée par la hausse de la valeur des titres. Par exemple, si une banque prête à une entreprise tout en possédant des actions de celle-ci, une stratégie fiscale réussie qui augmente les bénéfices fait monter le cours de l’action tout en améliorant la capacité de remboursement de l’entreprise. La banque est donc exposée à un risque global moindre et se montre plus encline à tolérer, voire à encourager, les efforts d’optimisation fiscale de l’entreprise.

La détention double contribue à apaiser, au moins en partie, les inquiétudes des créanciers vis-à-vis de l’optimisation fiscale et la rend donc plus attractive encore. Au détriment des gouvernements et de leur capacité à financer des biens publics essentiels, ou à rembourser leur dette.

The Conversation

Liang Xu ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. La détention double, le phénomène méconnu qui incite à l’optimisation fiscale – https://theconversation.com/la-detention-double-le-phenomene-meconnu-qui-incite-a-loptimisation-fiscale-266527

Comment Telegram est devenue le champ de bataille des conflits modernes

Source: The Conversation – France in French (3) – By Marie Guermeur, Sorbonne Université

Née comme une messagerie destinée à protéger au mieux la vie privée de ses utilisateurs, Telegram est devenue un théâtre d’affrontement permanent. Sur l’application, de multiples canaux diffusent l’horreur brute, la criminalité organisée prospère, les services secrets recrutent et, surtout, la propagande bat son plein. Décryptage du fonctionnement de cet outil qui s’est transformé en véritable arme de guerre numérique.


Longtemps perçue comme une alternative sécurisée aux réseaux sociaux de la galaxie Meta notamment par une frange d’internautes soucieux de la protection de leur vie privée et par les défenseurs des libertés numériques, séduits par son image « anti-système » et sa promesse d’un espace affranchi de la surveillance commerciale, Telegram, fondée en 2013 par les frères Durov, s’est imposée comme l’une des plateformes les plus influentes de la planète.

Pavel Durov, en est à sa seconde aventure numérique. Avant Telegram, il avait lancé VKontakte (VK), souvent qualifié de « Facebook russe ». Dès sa création en 2006, VK s’était distinguée comme un rare bastion de liberté sur le Web russe, jusqu’à ce que Durov refuse de livrer aux services secrets de son pays (le FSB) les données des blogueurs et de fermer les pages de l’opposition. Ce refus lui coûta progressivement le contrôle de l’entreprise, reprise ensuite par des proches du pouvoir. Aujourd’hui, Telegram, forte de près de 950 millions d’utilisateurs dans le monde, séduit par son chiffrement, sa promesse de confidentialité et la possibilité de créer des « canaux » rassemblant des centaines de milliers de personnes.

Mais derrière l’image de havre numérique pour défenseurs de la vie privée, Telegram est devenue un outil central pour des usages beaucoup plus sombres : trafic, voyeurisme et surtout… guerres de propagande.

Arrestation et mise en examen de Pavel Durov

Le 24 août 2024, le cofondateur de Telegram Pavel Durov, franco-russe, est arrêté et mis en examen en France. La justice lui reproche de ne pas avoir empêché la prolifération sur son réseau d’activités illégales : trafic de stupéfiants, pédocriminalité, escroqueries.

Mis en examen, Durov s’est défendu en soulignant le caractère inédit d’une telle procédure : « Arrêter le PDG d’une plateforme parce que certains utilisateurs commettent des crimes, c’était absurde », déclare-t-il alors. Depuis cette date, Telegram collabore davantage avec les autorités, selon plusieurs sources judiciaires. Mais la question reste entière : comment contrôler un espace aussi vaste et opaque ?

En Chine, une enquête de CNN a récemment révélé l’existence d’un gigantesque réseau de voyeurisme pornographique hébergé sur Telegram. Plus de 100 000 membres y échangeaient, à l’insu de leurs victimes, des milliards de photos et vidéos intimes et récits d’agression. L’affaire a choqué l’opinion publique et souligné l’extrême difficulté à contenir les dérives de l’application.

Car Telegram est un écosystème : tout y circule, de la contrebande de drogues aux fichiers frauduleux, en passant par des contenus extrêmes de propagande. Si le darknet exigeait autrefois des compétences techniques pour accéder à ces contenus, l’application rend aujourd’hui de tels échanges disponibles en quelques clics.

Du chiffrement à la cruauté

C’est sans doute sur le terrain de la guerre que Telegram s’impose le plus brutalement. Lors des attaques terroristes du Hamas contre Israël en octobre 2023, l’application est devenue un champ de bataille parallèle. Les groupes armés ont immédiatement compris le potentiel de l’outil : diffuser sans filtre des vidéos de violences, de tortures, de profanations de cadavres, accompagnées de messages galvanisant.

Le même jour, nous avons décidé d’infiltrer le canal du Hamas depuis la France. La facilité avec laquelle nous avons pu accéder à des contenus insoutenables a été glaçante : viols, exécutions, actes nécrophiles, corps – souvent d’enfants – mutilés et exhibés comme trophées de victoire. Chaque jour, des dizaines de vidéos de propagande inondaient les canaux, repoussant sans cesse les limites de l’indicible.

Le lendemain, les canaux liés à l’armée israélienne, Tsahal, adoptaient la même logique : images de massacres et de représailles, accompagnées de messages de haine et d’encouragement à la vengeance. La guerre des armes trouvait son double, instantané et cru, sur Telegram.

Les horreurs observées sont telles que nous avons choisi de ne pas toutes les relater ici. Mais il est essentiel que le lecteur comprenne l’ampleur de cette banalisation de la violence : sur cette plateforme, la cruauté devient quotidienne, accessible à tous et, souvent, reproduite à l’infini.

« Ce canal enfreint la législation locale »

En France, il a fallu attendre le 17 octobre 2023 pour qu’un blocage partiel du compte du Hamas soit mis en place, peu après la diffusion d’une vidéo montrant un otage. Dès lors, une tentative de connexion au canal faisait apparaître : « Ce canal enfreint la législation locale. » Trop tard pour éviter la propagation de scènes inimaginables, parfois accessibles à des mineurs, et pour certaines reprises sur des réseaux comme X. Car l’utilisation de VPN permet encore de contourner ces restrictions, laissant circuler sans entrave les pires images de guerre.

Cette banalisation de la violence interroge. En rendant la propagande accessible au grand public, Telegram transforme le spectateur en témoin, parfois complice, d’atrocités qui étaient jadis reléguées aux marges cachées d’Internet, à ce que l’on appelait le « darknet ». Les groupes armés, eux, ont compris l’impact psychologique de cette exposition massive. La guerre ne se joue plus seulement sur le terrain militaire ; elle s’écrit et se diffuse en direct, dans la poche de chacun.

Telegram, par sa souplesse et par son opacité, est devenue l’arme invisible des conflits contemporains.

De l’outil de contestation à l’arme de propagande

Bien avant d’être l’outil favori des groupes armés au Moyen-Orient, Telegram avait déjà marqué l’histoire des contestations. Du Printemps arabe aux manifestations iraniennes « Femme, vie, liberté » de 2022 après la mort de Mahsa Amini, l’application s’est imposée comme un refuge numérique pour les dissidents, pour les journalistes citoyens et pour les organisateurs de mobilisations. Son atout majeur : un chiffrement et une architecture décentralisée qui échappent aux régulations traditionnelles.

De 2015 à 2019, Telegram se dressait comme un outil central de mobilisation citoyenne en Iran. Néanmoins, en 2018, les autorités iraniennes ont procédé à l’interdiction de la plateforme, sous prétexte de préserver la sécurité nationale, anéantissant l’un des derniers canaux d’expression et de coordination accessibles à la société civile.

En Biélorussie, puis ailleurs en Europe de l’Est, les manifestants se sont organisés sur l’application, tandis que les États tentaient de reprendre la main sur ce canal incontrôlable. L’histoire de Telegram dans les révoltes est celle d’un couteau à double tranchant : un outil de contre-pouvoir, mais aussi une scène où s’exerce la lutte pour le contrôle de l’information.

Lorsque Israël a coupé l’accès à Internet dans la bande de Gaza, le 27 octobre 2023, Telegram est restée la seule fenêtre sur le monde. Les journalistes palestiniens, comme Motaz Azaiza, y ont diffusé en direct des images de frappes, de victimes et de quartiers dévastés, vues par des millions de personnes en quelques minutes. L’application suppléait ainsi les médias traditionnels, empêtrés dans la vérification des faits et les contraintes d’accès.

Sur ce même réseau circulaient aussi les vidéos officielles des Brigades Al-Qassam, la branche armée du Hamas, glorifiant leurs combattants et diffusant des images insoutenables. De leur côté, les chaînes proches de l’armée israélienne diffusaient leurs propres contenus militaires, souvent teintés de propagande. Telegram s’est transformé en un champ de bataille à part entière, où journalisme citoyen, propagande terroriste, communication officielle et rumeurs incontrôlées cohabitaient sur le même écran.

Une plateforme qui refuse de trancher

Contrairement à X (ex-Twitter) ou à Facebook, Telegram se distingue par l’absence de modération coercitive. Son cofondateur Pavel Durov revendique une conception radicale de la liberté d’expression, n’hésitant pas à héberger des groupes proscrits ailleurs. Cette latitude a bénéficié à des organisations, telles que Hayat Tahrir Al-Cham, ex-filiale d’Al-Qaida en Syrie, qui exerce désormais un contrôle politique et administratif étendu sur plusieurs régions du pays, où elle s’impose comme l’autorité de facto, tout en continuant à y diffuser sans entrave communiqués, vidéos et matériaux idéologiques.

Dans des zones auxquelles aucun journaliste étranger n’a accès et où les reporters locaux risquent leur vie, ces chaînes deviennent la seule source d’information disponible. Mais ce sont les groupes armés eux-mêmes qui décident de ce qui est montré, et de ce qui est passé sous silence.

L’exemple de la Syrie est frappant. En 2022, lors des pénuries de gaz, les chaînes prorégime imputaient la crise aux sanctions occidentales. En parallèle, celles de l’opposition diffusaient des vidéos de files interminables dans les stations-service, accusant l’Iran de sabotage. Aucune des deux versions n’a pu être vérifiée par des médias indépendants, mais toutes deux ont circulé massivement et nourri la colère populaire.

L’étude, publiée en 2024 par Hans W. A. Hanley et Zakir Durumeric lors de l’International Conference on Web and Social Media (ICWSM), intitulée Partial Mobilization : Tracking Multilingual Information Flows amongst Russian Media Outlets and Telegram montre l’usage systématique de Telegram par les médias russes pour orienter et modeler l’opinion publique autour de la guerre en Ukraine. Les auteurs développent une approche originale et extensible, capable de suivre les flux narratifs à travers différentes langues et plateformes, appliquée à 215 000 articles et 2,48 millions de messages Telegram. Les chercheurs soulignent une intensification marquée de l’usage de Telegram par les médias russes, qui y puisent régulièrement des thèmes qu’ils réinjectent ensuite dans leurs publications traditionnelles.

Leur méthodologie permet également d’identifier de manière automatisée des chaînes Telegram véhiculant des contenus pro-russes ou anti-ukrainiens, souvent en résonance avec les narrations des médias d’État. Telegram se révèle ainsi un vecteur stratégique clé, central dans la diffusion et la coordination de ces narratives (récits) à grande échelle.

Telegram, média ou machine d’influence ?

À cette dimension géopolitique s’ajoute une logique économique. Dans plusieurs pays en crise, comme le Liban, des équipes rédactionnelles de médias exclusivement installés sur Telegram se sont constituées. Certaines chaînes vendent des abonnements premium, d’autres acceptent des dons en cryptomonnaies, et beaucoup diffusent des contenus sponsorisés par des partis politiques. Sans transparence ni vérification, la frontière entre information et propagande devient poreuse.

Le danger n’est pas seulement la désinformation. C’est qu’à défaut d’alternatives, Telegram devienne la seule source d’information dans des environnements fragiles. Là où les civils n’ont pas de médias indépendants, et tandis que les milices et les États disposent de puissants relais, l’équilibre est faussé dès le départ.

Depuis le début de l’invasion russe, en février 2022, la direction générale du renseignement de l’Ukraine (DGRR, souvent désignée par son acronyme anglais HUR) a adopté une posture inédite : utiliser Telegram comme un relais officiel. Selon une étude publiée en août 2025 par le chercheur Peter Schrijver dans la revue scientifique The International Journal of Intelligence and CounterIntelligence, il s’agit d’un tournant majeur. Pour la première fois, un service de renseignement d’État conçoit sa communication non plus comme une sensibilisation ponctuelle, mais comme un processus continu d’engagement public.

Un instrument de renseignement public

Ce choix illustre ce que les spécialistes appellent la « communication participative du renseignement ». Sur Telegram, la DGRR ne se contente pas de diffuser des informations : elle coordonne le récit national tout en impliquant directement la population dans la défense du pays. Trois axes structurent cette stratégie. D’abord, l’institution met en avant ses opérations réussies, honore ses agents tombés et valorise ses valeurs de service et de sacrifice. La stratégie consiste à projeter l’image d’un renseignement compétent, héroïque et digne de confiance. Les chercheurs parlent d’un véritable « lobby du renseignement », une diplomatie de l’image destinée à rallier les civils autour d’un appareil habituellement secret.

Ensuite, la DGRR diffuse des documents ciblés visant l’adversaire : conversations interceptées, preuves de crimes de guerre, affaires de corruption, et parfois des données personnelles de militaires russes. Ces publications ont une double fonction : tactique, en fragilisant le moral et la crédibilité des troupes ennemies ; symbolique, en renforçant la légitimité morale de l’Ukraine sur la scène internationale.

Enfin, l’agence implique directement les citoyens. Les canaux Telegram incitent à signaler les mouvements ennemis, proposent un « Main Intelligence Bot » pour centraliser les informations et diffusent des conseils pratiques, notamment de cybersécurité pour les habitants des zones occupées. Dans ce modèle, le citoyen cesse d’être simple spectateur : il devient un acteur distribué de la défense nationale.

Telegram, né comme un refuge pour les défenseurs de la vie privée, est aujourd’hui devenu une scène mondiale où se mêlent contestation, propagande et espionnage. Mais derrière l’écran, c’est une autre guerre qui se joue : celle des récits, des images, sans filtre et sans règles. En rendant l’horreur accessible en un clic, l’application brouille les frontières entre information et manipulation. Dans les conflits du début de notre siècle, ce ne sont plus seulement les bombes qui frappent les populations… ce sont aussi les notifications.

The Conversation

Marie Guermeur ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Comment Telegram est devenue le champ de bataille des conflits modernes – https://theconversation.com/comment-telegram-est-devenue-le-champ-de-bataille-des-conflits-modernes-267339

Médecine, transports, technologies numériques… Et si on arrêtait d’inventer de nouveaux matériaux ?

Source: The Conversation – in French – By Mathilde Laurent-Brocq, Docteure – chercheuse en science des matériaux, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC); Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

Développer des matériaux nouveaux semble toujours nécessaire pour répondre à des besoins urgents en médecine ou dans le registre de la transition écologique. Pourtant, l’extraction des matières premières nécessaires à leur fabrication et leur mauvaise capacité de recyclage engendrent des impacts environnementaux très lourds. Comment résoudre ce dilemme ?


« L’un des pires scandales sanitaires depuis des décennies », « une famille de 10 000 polluants éternels », « la France empoisonnée à perpétuité », « la pollution sans fin des PFAS » : voilà ce que titrait la presse à propos des PFAS, acronyme anglais de per- and polyfluoroalkyl substances. Il est loin le temps où ces nouveaux composés chimiques étaient admirés et développés pour leurs nombreuses propriétés : antiadhésifs, ignifuges, antitaches, imperméabilisants… Aujourd’hui, c’est plutôt leur toxicité qui inquiète. Cela nous rappelle évidemment l’histoire de l’amiante, un très bon isolant, mais qui s’est révélé hautement toxique. Face à ces scandales à répétition, la question se pose : et si on arrêtait d’inventer de nouveaux matériaux ?

Mais tout d’abord, qu’est-ce qu’un matériau ? C’est une matière que nous utilisons pour fabriquer des objets. Scientifiquement, un matériau est caractérisé par une composition chimique (la concentration en atomes de fer, de silicium, de carbone, d’azote, de fluor…) et une microstructure (l’organisation de ces atomes à toutes les échelles). Ces deux caractéristiques déterminent les propriétés du matériau – mécaniques, électriques, magnétiques, esthétiques… – qui guideront le choix de l’utiliser dans un objet en particulier. Après avoir exploité les matériaux d’origine naturelle, nous avons conçu et produit de très nombreux matériaux artificiels, de plus en plus performants et sophistiqués. Bien sûr, personne ne souhaite revenir à l’âge de fer, mais a-t-on encore besoin de continuer cette course folle ?

D’autant que l’impact sur la santé n’est pas le seul inconvénient des nouveaux matériaux. Ces derniers requièrent souvent des matières premières ayant un impact environnemental majeur. Prenons l’exemple des fameuses terres rares, tels que l’erbium ou le dysprosium, omniprésents dans les aimants des éoliennes ou dans les écrans des appareils électroniques. Leur concentration dans les gisements varie de 1 % à 10 %, à comparer aux plus de 60 % des mines brésiliennes de fer.

On extrait donc énormément de roches pour obtenir une maigre quantité de terres rares. Il reste encore à traiter le minerai, à en séparer les terres rares, ce qui est coûteux en énergie, en eau et en produits chimiques. Donnons aussi l’exemple du titane, étoile montante de l’aéronautique et du secteur biomédical. La transformation de son minerai émet environ 30 tonnes de CO₂ par tonne de titane produite, soit 15 fois plus que pour le minerai de fer.

Grande mine à ciel ouvert dans un paysage montagneux
La mine de Mountain Pass, aux États-Unis en Californie, est un gigantesque gisement de terres rares à ciel ouvert.
Tmy350/Wikimedia, CC BY-SA

Des composés si complexes qu’on ne peut pas les recycler

Autre inconvénient des nouveaux matériaux : leur recyclage est peu performant, voire inexistant, du fait de leurs compositions chimiques complexes. Par exemple, la quatrième génération de superalliages, utilisés dans les moteurs d’avion, contient au moins 10 éléments chimiques différents. Un smartphone en contient facilement une trentaine. Il existe une très grande variété de ces nouveaux matériaux. On dénombre 600 alliages d’aluminium classés dans 17 familles et une centaine de plastiques durs largement utilisés dans l’industrie, bien plus en comptant les nombreux additifs qui y sont incorporés.

Alors, imaginez nos petits atomes de dysprosium perdus à l’échelle atomique dans un aimant, lui-même imbriqué à d’autres matériaux du moteur de l’éolienne, le tout enseveli sous une montagne de déchets en tous genres. Il existe des techniques capables de trier puis de séparer ces éléments, mais elles font encore l’objet de nombreuses recherches. En attendant, plus d’une trentaine d’éléments chimiques ont un taux de recyclage inférieur à 1 %, autant dire nul.

Tableau périodique des éléments indiquant en couleur pour chaque élément son taux de recyclage
Estimation du taux de recyclage en fin de vie des métaux et métalloïdes, d’après les données du rapport « Recycling rates of metals : A status report » du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE).
Mathilde Laurent-Brocq/CNRS, Fourni par l’auteur

Nous aurons pourtant besoin de nouveaux matériaux

Mais, au moins, est-ce que cela vaut la peine de produire et de (trop peu) recycler à grands frais environnementaux ces matériaux ? Laissons de côté les applications gadget et inutiles, tels que les écrans pliables, pour nous concentrer sur la transition énergétique.

Le déploiement des véhicules électriques et des énergies renouvelables semble indissociable du développement des matériaux qui les constitueront. Pour l’énergie nucléaire produite dans les réacteurs de quatrième génération ou par l’ambitieux projet de fusion nucléaire, les matériaux sont même le principal verrou technologique.

Ces nouveaux matériaux tiendront-ils leurs promesses ? Engendreront-ils un bénéfice global pour la société et pour l’environnement ? Le passé nous montre que c’est loin d’être évident.

Prenons l’exemple de l’allègement des matériaux de structure, mené pendant des dizaines d’années, avec l’objectif final (et louable) de réduire la consommation en carburant des véhicules. Ce fut un grand succès scientifique. Néanmoins le poids des voitures n’a cessé d’augmenter, les nouvelles fonctionnalités annulant les gains de l’allègement. C’est ce que l’on appelle l’« effet rebond », phénomène qui se manifeste malheureusement très souvent dès qu’une avancée permet des économies d’énergie et/ou de matériau.




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J’ai participé à l’organisation d’une session du Tribunal pour les générations futures (TGF), une conférence-spectacle qui reprend la mise en scène d’un procès pour discuter de grands enjeux de société. La question était « Faut-il encore inventer des matériaux ? » Plusieurs témoins ont été appelés à la barre : des chercheurs en science des matériaux, mais aussi un responsable d’un centre de recherche et développement (R&D) et une autrice de science-fiction. Après les avoir écoutés, les jurés ont répondu « Oui » à une large majorité.

Personnellement, malgré toute la conscience des effets délétères que je vous ai présentés, je pense également que cela reste nécessaire, car nous ne pouvons pas priver les générations futures des découvertes à venir. Actuellement, des laboratoires travaillent sur des matériaux qui permettraient de purifier l’air intérieur ou d’administrer des médicaments de manière ciblée.

Évidemment que nous souhaitons donner leur chance à ces nouveaux matériaux ! Sans parler des découvertes dont nous n’avons aucune idée aujourd’hui et qui ouvriront de nouvelles perspectives. De plus, nous ne souhaitons pas entraver notre soif de connaissances. Étudier un nouveau matériau, c’est comme explorer des galeries souterraines et chercher à comprendre comment elles se sont formées.

Image en noir et blanc d’un alliage métallique vu de très près par microscopie électronique à balayge
Observations au microscope électronique à balayage de la surface d’un alliage métallique après rupture. « Explorer les galeries », comme sur l’image zoomée en bas à droite, aide à identifier la cause de la rupture. À terme, le but est de concevoir des alliages plus résistants.
Mathilde Laurent-Brocq/CNRS, Fourni par l’auteur

Dès la conception, prendre en compte les impacts environnementaux

Alors oui, continuons à inventer des matériaux, mais faisons-le autrement. Commençons par questionner les objectifs de nos recherches : pour remplir quels objectifs ? Qui tire profit de ces recherches ? Quelle science pour quelle société ?

Ces questions, pourtant anciennes, sont peu familières des chercheurs en sciences des matériaux. La science participative, par exemple grâce à des consultations citoyennes ou en impliquant des citoyens dans la collecte de données, permet de créer des interactions avec la société.

Cette démarche se développe en sciences naturelles où des citoyens peuvent compter la présence d’une espèce sur un territoire. Des collectifs citoyens espèrent même intervenir dans les discussions concernant les budgets et les objectifs des programmes de recherche. En science des matériaux, de telles démarches n’ont pas encore émergé, probablement limitées par le recours fréquent à des équipements expérimentaux complexes et coûteux ou à des simulations numériques non moins complexes.

Ensuite, éliminons dès le départ les applications néfastes et intégrons les enjeux environnementaux dès le début d’un projet de développement d’un matériau. Appliquons la démarche d’écoconception, qui a été définie pour les produits et les services. Évaluons les émissions de gaz à effet de serre, mais aussi la consommation de ressources, la pollution ou encore la perte de biodiversité qui seront induites par la production, l’utilisation et la fin de vie d’un matériau. Pour un nouveau matériau, la plupart de ces informations n’existeront pas et devront donc être mesurées en laboratoire puis extrapolées. C’est un défi en soi et, pour le relever, une unité d’appui et de recherche (UAR) baptisée Unité transdisciplinaire d’orientation et de prospective des impacts environnementaux de la recherche en ingénierie (Utopii), regroupant le CNRS ainsi que plusieurs universités et écoles d’ingénieur, vient d’être créée.

Et dans les nombreux cas de matériaux à l’impact environnemental néfaste, mais aux performances très prometteuses, que faire ? Les superalliages, dont la liste des composants est longue comme le bras, n’ont pas été développés par un irréductible ennemi du recyclage, mais parce que leur tenue à haute température est bien plus intéressante que leurs prédécesseurs. C’est le choix cornélien actuel de nombreux matériaux : performance, parfois au profit de la transition énergétique, ou respect de l’environnement.

Changer notre façon de faire

Pour sortir de cette impasse, un changement de point de vue s’impose. Et si, comme le propose le chercheur en biologie Olivier Hamant, on s’inspirait du vivant pour basculer de la performance vers la robustesse ?

La performance, c’est atteindre à court terme un objectif très précis : une bonne stratégie dans un monde stable aux ressources abondantes. La robustesse au contraire, c’est la capacité de s’adapter aux fluctuations, grâce à de la polyvalence, de la redondance, de la diversité.

Dans notre monde aux aléas croissants, la robustesse est très probablement préférable. Alors, comment l’appliquer aux nouveaux matériaux ? En créant des matériaux réparables, au moins en partie, qui supportent les contaminations du recyclage, ou bien qui s’adaptent à plusieurs applications ? Il semble que tout reste à inventer.

The Conversation

Mathilde Laurent-Brocq a reçu des financements du CNRS et de l’Université Paris Est Créteil.

ref. Médecine, transports, technologies numériques… Et si on arrêtait d’inventer de nouveaux matériaux ? – https://theconversation.com/medecine-transports-technologies-numeriques-et-si-on-arretait-dinventer-de-nouveaux-materiaux-267560

Qu’est-ce que le « défilement anxiogène » ?

Source: The Conversation – France (in French) – By Marie Danet, Maîtresse de conférence en psychologie – HDR, Université de Lille

Le « défilement anxiogène » décrit ce geste familier où l’on fait défiler, parfois pendant des heures, des flux de mauvaises nouvelles. Un « réflexe numérique » qui manifeste nos biais cognitifs et notre façon de gérer les incertitudes.


Apparu en 2018, le terme de « défilement anxiogène », ou « doomscrolling », en anglais, s’est imposé pendant la pandémie de Covid. Dans la littérature scientifique, il renvoie à une habitude numérique : consulter des fils d’actualité, souvent sur smartphone, de façon compulsive avec une focalisation sur les contenus inquiétants, déprimants ou négatifs.

Comment expliquer ce phénomène ? Tout d’abord, par le biais de négativité qui focalise notre attention d’humains sur les contenus néfastes et qui nous incite donc à faire défiler les informations anxiogènes sans percevoir le temps qui passe. Ensuite, sur le plan cognitif, par l’incertitude qui active un mécanisme émotionnel de recherche d’informations rassurantes parmi les contenus négatifs. Mais cette quête, loin de réduire l’anxiété, tend à la renforcer en entretenant la vigilance et le doute.

Cette pratique de défilement est renforcée, d’une part, par la technologie qui offre un flux d’actualités illimités et, d’autre part, par les recommandations des algorithmes qui augmentent notre exposition à des informations saillantes, souvent négatives.

Une transformation du rapport à l’information

À partir d’une échelle de mesure du défilement anxiogène, on a observé que cette habitude numérique est associée à une détresse psychologique, à une moindre satisfaction de vie et à des usages problématiques des réseaux – sans pour autant pouvoir conclure à un lien de causalité.

Les liens entre défilement anxiogène et émotions négatives pourraient s’expliquer en partie par l’intolérance à l’incertitude. Selon une étude, celle-ci prédit en effet une augmentation du défilement anxiogène et une baisse du bien-être. Par ailleurs, l’intolérance à l’incertitude expliquerait le lien entre l’anxiété-état (tendance stable à ressentir de l’anxiété plus fréquemment ou intensément que la moyenne) et le défilement anxiogène. Cette pratique serait donc une façon de faire face, de réguler ses émotions sans pour autant être une stratégie efficace puisqu’elle ne permettrait pas un apaisement.

Cependant, le défilement anxiogène n’est pas juste une pratique individuelle. Il serait aussi le reflet d’un rapport au monde, de la façon dont les technologies numériques et le design de captation de l’attention peuvent transformer notre relation à l’information, avec un accès en temps réel à des événements négatifs. À côté de ce défilement anxiogène passif, le doomsurfing (exploration active d’un sujet) et le doomchecking (retour à des sources fiables pour vérifier) peuvent avoir une valeur de connaissance, d’information, s’ils ne dépassent pas nos limites émotionnelles.

Cette distinction rappelle que notre but n’est pas seulement de « nous sentir mieux », mais aussi d’être correctement informés. Pourtant, du point de vue de la connaissance, le défilement anxiogène est le moins recommandable, car il expose à la désinformation.

Comprendre le terme de défilement anxiogène et les mécanismes individuels et algorithmiques associés, c’est déjà commencer à le déjouer, en transformant un défilement passif en une pratique d’information plus consciente, plus choisie et moins délétère pour le bien-être.


La série « L’envers des mots » est réalisée avec le soutien de la délégation générale à la langue française et aux langues de France du ministère de la culture.

The Conversation

Marie Danet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Qu’est-ce que le « défilement anxiogène » ? – https://theconversation.com/quest-ce-que-le-defilement-anxiogene-267836

Le fabuleux destin des comédies musicales françaises sur le continent asiatique

Source: The Conversation – in French – By Bernard Jeannot-Guerin, Enseignant chercheur en études culturelles, Université de Lorraine

En juin 2023 à Xiamen (Chine), la chanteuse Cécilia Cara assure la promotion de la tournée de _Roméo et Juliette, de la haine à l’amour_, de Gérard Presgurvic, créée en 2001.

Youtube/capture d’écran.

« Molière », le spectacle musical de Dove Attia, vient d’entamer une tournée en Chine, emboîtant le pas à « Notre-Dame de Paris » et au « Roi Soleil » en Corée du Sud ou aux « Misérables » et à « Mozart, l’opéra rock » au Japon. Souvent boudées par la critique, les comédies musicales à la française s’exportent en Asie, où elles rencontrent un succès grandissant.


En 2023, 35 % des spectacles de comédie musicale en Chine étaient francophones, et les chiffres dépassent de loin les données de production françaises. Passage désormais obligé, la tournée asiatique consacre le spectacle francophone en reconnaissant ce que la France considère précisément comme des défauts mercantiles : le spectaculaire, le vedettariat et le kitsch.

Entre goût populaire et attrait populiste

Si, en France, les pratiques pluridisciplinaires se démocratisent aujourd’hui dans les conservatoires, il existe en Asie une tradition pluridisciplinaire du spectacle vivant. Lee Hyun-joo, Jean-Marie Pradier et Jung Ki-eun montrent qu’en Corée, les acteurs savent performer tant pour la télévision que pour le théâtre et pour la comédie musicale.

La comédie musicale participe du paysage culturel asiatique : les shows de Broadway sont depuis longtemps importés. Mais l’hyperspectacle français attire pour ce qu’on lui reproche ici même : faisant la promotion des tubes au mépris de la diégèse, les productions s’accordent à surmédiatiser la chanson pop, à la véhiculer dans des théâtres traditionnels avec la même volonté politique d’occidentalisation qui présida à l’importation d’un art lyrique issu des opéras.

Il s’agit également de faire valoir la musicalité de la langue française et l’image de ses interprètes. C’est d’ailleurs ainsi que Nicolas Talar, producteur de Notre-Dame de Paris, pense le marché du spectacle vivant : il parle d’une langue commune.

À la frontière de la K-pop : « sweet power » et culture adolescente

Le spectacle de comédie musicale à la française contribue peut-être au « sweet power », tel que défini par Vincenzo Cicchelli et Sylvie Octobre : un attrait pour l’esthétique et une globalisation culturelle qui adoucissent les clichés impérialistes portés jadis par les spectacles plus traditionnels.

En donnant la part belle aux figures juvéniles tiraillées entre révolte, tourments et exaltation, la comédie musicale française se rapproche des idols (ces artistes des deux sexes sélectionnés adolescents, principalement pour leur physique) de la K-Pop dont l’esthétique « cute » séduit les adolescentes. Spécialiste des questions de l’émotion dans la littérature française, Siyang Wang a analysé l’attrait suscité par le spectacle le Rouge et le Noir en Chine et signale que « les spectatrices de moins de 25 ans représentent plus de 50 % du public, tandis qu’elles ne constituent qu’un pourcentage minoritaire (10 %-20 %) du public de la comédie musicale traditionnelle ».

En 2018, en Chine, la ferveur pour le personnage de Mozart, incarné par le créateur du rôle Mikelangelo Loconte, a pris de l’ampleur quand le jeune Yanis Richard a repris le rôle avec extravagance et sensibilité dans la tournée 2024, se faisant surnommer « Kid Mozart ». Côme, finaliste de The Voice en France en 2015, campe de son côté un Julien Sorel timide et mélancolique dans le Rouge et le Noir. En Chine, il est rebaptisé « Julien qui sort du roman » pendant la tournée de 2019.

Les chansons portées par ces figures juvéniles permettent à la communauté de fans – qui a « soif de chaleur humaine » – d’adopter des relations parasociales avec les personnages et leurs interprètes.

Vincent Cicchelli et Sylvie Octobre nous rappellent que le contenu des chansons de K-pop, « dans lesquelles les fans se reconnaissent, explorent ainsi les amours, les joies mais aussi les troubles, les angoisses et les diverses formes de vulnérabilités liées à l’adolescence ».

De Paris à Shanghai, il s’agit d’offrir une pop globale : les voix sirupeuses, la plastique du chanteur de charme ou la verve insolente de la star prépubère sont autant d’éléments humanisant le héros et ralliant le fan à son idole. Le personnage-star devient un ami imaginaire, voire un amour idéalisé.

Les interprètes sont à l’image des groupes préfabriqués de la K-pop qui permettent l’ascension de jeunes artistes. Depuis les années 2000, les performers français des comédies musicales sont globalement issus des télécrochets. Le casting permet à ces nouveaux venus promus par la télévision de se faire un nom dans un show détonnant et de parfaire leur image grâce au jeu médiatique. La projection et l’identification du public – français comme asiatique, d’ailleurs – à ces modèles de réussite spectaculaire contribuent à faire de la scène une fabrique du rêve.

Baroque, paillettes et guitares électriques

Si Roméo et Juliette et 1789, les amants de la Bastille ont été adaptés en langue japonaise, qu’est-ce qui pousse le public asiatique à plébisciter les shows français en langue originale ? La comédie musicale séduit, car elle convoque un sujet patrimonial, socle fondamental d’un livret dont le public n’a besoin que de connaître les grands axes. Seule compte la fable, symbole d’une culture européenne qui fait rêver. L’engouement pour le chant, la danse, les arrangements et les effets de machinerie renforce l’expressivité du mouvement dramatique et nourrit l’attrait populaire.

La spécialiste des contes de fée Rebecca-Anne C. Do Rozario a d’ailleurs montré en quoi l’emphase du sujet historique, mythique ou littéraire suscite l’emphase scénique, et amplifie les émotions du spectateur. La surenchère visuelle dans Molière ou dans 1789 convoque une imagerie affective renvoyant à la magie d’une cour de France imaginaire où dominent strass et dorures.

Le costume est d’une importance capitale pour mobiliser ces images affectives : les tons pastel avoisinent le gothique chic dans l’univers psychédélique de Mozart. Les tenues en cuir de Roméo et Juliette transportent l’intrigue dans le monde d’aujourd’hui, tandis que les formes et les couleurs tenant d’un baroque de convention offrent du pittoresque et de la lisibilité.

Les sujets classiques sont aussi redynamisés par les rythmes pop-rock et l’amplification de la musique électronique sur lesquels le public chante et danse comme dans un concert. Laurent Bàn, performer français ovationné dans les tournées asiatiques, a expérimenté l’aspect récréatif de ces spectacles cathartiques, selon lui plus important qu’en Europe :

« Le public sait que, pendant deux heures, il peut crier, applaudir, hurler, pleurer. »

L’imaginaire français : entre tradition et kitsch

Dans sa thèse, Tianchu Wu explique en quoi Victor Hugo est un des écrivains les plus plébiscités par le public asiatique. Symboles d’une culture française romantique et humaniste, les Misérables (1862, traduit dès 1903, ndlr) et Notre-Dame de Paris (1831, traduit dès 1923, ndlr) circulent largement et sont l’objet d’un transfert culturel qui assoit des valeurs affectives et traditionnelles. Cet imaginaire culturel français prime sur les enjeux réalistes comme le signale Zhu Qi, en affirmant que, dans la réception de ces œuvres, « le romantisme l’emporte sur le réalisme ».

Les tableaux successifs qui composent les spectacles musicaux français campent les lieux communs de la famille, de l’amitié et de l’amour inconditionnel, reçus en Asie comme l’expression de valeurs traditionnelles et appréhendées avec la facilité de lecture d’un livre d’images. Donnant volontiers dans l’imagerie kitsch, ces shows drapent les grandes figures du romantisme de glamour romanesque, sur fond de lyrisme édulcoré.

À la suite des musicals de Broadway adaptés en Asie, le spectacle français y rencontre désormais son public, peut-être plus qu’ailleurs, et devient un modèle de création à l’image des opéras européens, qui y sont importés depuis longtemps.

The Conversation

Bernard Jeannot-Guerin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Le fabuleux destin des comédies musicales françaises sur le continent asiatique – https://theconversation.com/le-fabuleux-destin-des-comedies-musicales-francaises-sur-le-continent-asiatique-267658

Le prix Nobel d’économie 2025 met à l’honneur la création et la destruction économique

Source: The Conversation – in French – By John Hawkins, Head, Canberra School of Government, University of Canberra

Les économistes Joel Mokyr, Philippe Aghion et Peter Howitt. Niklas Elmehed © Nobel Prize Outreach

Les travaux de Joel Mokyr, Philippe Aghion et Peter Howitt portent sur les facteurs qui stimulent la croissance économique, et le rôle joué par l’innovation scientifique dans la naissance et la disparition d’entreprises.


Trois économistes, créateurs d’un modèle de croissance endogène, ont remporté cette année le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel.

La moitié du prix de 11 millions de couronnes suédoises (environ 1,01 million d’euros) a été attribuée à Joel Mokyr, un historien de l’économie d’origine néerlandaise de l’Université Northwestern (Illinois).

L’autre moitié a été attribuée conjointement à Philippe Aghion, économiste français au Collège de France et à l’Insead, et à Peter Howitt, économiste canadien à l’Université Brown (Rhode Island).

Collectivement, leurs travaux ont porté sur l’importance de l’innovation dans la stimulation d’une croissance économique durable. Ils mettent en évidence un principe : dans une économie florissante, les vieilles entreprises meurent au moment même où de nouvelles entreprises naissent.

L’innovation, moteur d’une croissance durable

Comme l’a noté l’Académie royale des sciences de Suède, la croissance économique a sorti des milliards de personnes de la pauvreté au cours des deux derniers siècles. Bien que nous considérions cela normal, c’est en fait très inhabituel dans l’histoire de l’humanité. La période qui s’est écoulée depuis 1800 est la première dotée d’une croissance économique durable. Attention à ne pas prendre cela pour acquis. Une mauvaise politique pourrait voir nos économies stagner de nouveau.

L’un des jurés du prix Nobel a donné les exemples de la Suède et du Royaume-Uni où il y eut peu d’amélioration du niveau de vie entre 1300 et 1700, soit durant quatre siècles.

Les travaux de Joel Mokyr ont montré qu’avant la révolution industrielle, les innovations sont davantage une question d’essais et d’erreurs qu’une réelle compréhension scientifique. L’historien de l’économie fait valoir qu’une croissance économique durable n’émergerait pas dans

« un monde d’ingénierie sans mécanique, de sidérurgie sans métallurgie, d’agriculture sans science du sol, d’exploitation minière sans géologie, d’énergie hydraulique sans hydraulique, de teinturerie sans chimie organique et de pratique médicale sans microbiologie et immunologie ».

Joel Mokyr donne l’exemple de la stérilisation des instruments chirurgicaux, préconisée dans les années 1840. Les chirurgiens furent offensés par la seule suggestion qu’ils pourraient transmettre des maladies. Ce n’est qu’après les travaux de Louis Pasteur et de Joseph Lister, dans les années 1860, que le rôle des germes a été compris et que la stérilisation est devenue courante.

Le chercheur américano-israélien montre l’importance pour la société d’être ouverte aux nouvelles idées. Comme l’a souligné le comité Nobel :

« Des praticiens prêts à s’engager dans la science ainsi qu’un climat sociétal propice au changement étaient, selon Mokyr, les principales raisons pour lesquelles la révolution industrielle a commencé en Grande-Bretagne. ».

Gagnants et perdants

Les deux autres lauréats de cette année, Philippe Aghion et Peter Howitt, mettent en évidence que les innovations créent à la fois des entreprises gagnantes et perdantes.

Aux États-Unis, environ 10 % des entreprises sont créées et 10 % mettent la clé sous la porte, chaque année. Pour promouvoir la croissance économique, il faut comprendre ces deux processus.

Leur article scientifique de 1992 s’appuyait sur des travaux antérieurs sur le concept de « croissance endogène » – l’idée que la croissance économique est générée par des facteurs à l’intérieur d’un système économique, et non par des forces qui empiètent de l’extérieur. Cela a valu un prix Nobel à Paul Romer en 2018.




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Leurs travaux se sont également appuyés sur les recherches antérieures sur « la destruction créatrice » menées par Joseph Schumpeter.

Le modèle créé par Philippe Aghion et Peter Howitt implique que les gouvernements doivent faire attention à la façon dont ils conçoivent les subventions pour encourager l’innovation. Si les entreprises pensent que toute innovation dans laquelle elles investissent va simplement être dépassée (ce qui signifie qu’elles perdraient leur avantage), elles n’investiront pas autant dans l’innovation.

Leur travail appuie également l’idée que les gouvernements ont un rôle à jouer dans le soutien et la reconversion des travailleurs qui perdent leur emploi dans des entreprises qui sont évincées par des concurrents plus innovants. Cela permettra également de renforcer le soutien politique aux politiques qui encouragent la croissance économique.

« Nuages noirs » à l’horizon ?

Les trois lauréats sont tous en faveur de la croissance économique, contrairement aux inquiétudes grandissantes concernant l’impact d’une croissance sans fin sur la planète.

Dans un entretien accordé après l’annonce du prix, cependant, Philippe Aghion a appelé à ce que la tarification du carbone rende la croissance économique compatible avec la réduction des émissions de gaz à effet de serre.

Il met également en garde contre l’accumulation des « nuages sombres » de droits de douane qui s’amoncellent à l’horizon. La création d’obstacles au commerce pourrait réduire la croissance économique, selon le chercheur français, ajoutant que nous devons nous assurer que les innovateurs d’aujourd’hui n’étouffent pas les innovateurs de demain par des pratiques anticoncurrentielles.

Rachel Griffith oubliée

Le prix d’économie n’était pas l’un des cinq initialement prévus dans le testament du chimiste suédois Alfred Nobel en 1895. Il s’appelle officiellement le prix Sveriges Riksbank en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel. Il a été décerné pour la première fois en 1969. Ce prix décerné à Joel Mokyr, Philippe Aghion et Peter Howitt s’inscrit dans la tendance qui voit l’attribution de ces récompenses dominée par des chercheurs travaillant dans des universités états-uniennes.

Cela perpétue également le schéma de surreprésentation masculine. Seuls 3 des 99 lauréats en économie sont des femmes.

On aurait pu imaginer que la professeure d’économie Rachel Griffith, plutôt que Joel Mokyr, partagerait le prix avec Philippe Aghion et Peter Howitt cette année. Puisqu’en effet, Griffith a co-écrit l’ouvrage Competition and Growth avec Philippe Aghion et co-écrit un article sur la concurrence avec ses deux coreligionnaires.

The Conversation

John Hawkins ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Le prix Nobel d’économie 2025 met à l’honneur la création et la destruction économique – https://theconversation.com/le-prix-nobel-deconomie-2025-met-a-lhonneur-la-creation-et-la-destruction-economique-268232

Vente par la Russie d’hydrocarbures à la Chine en yuan : fin du dollar, opportunité pour l’euro ?

Source: The Conversation – in French – By Suwan Long, Assistant Professor, LEM-CNRS 9221, IÉSEG School of Management

De 80 % à 85 % du pétrole de l’Union européenne étant encore facturé en dollar états-unien (USD), le paiement du pétrole russe en yuan par la Chine pourrait marquer un tournant monétaire historique. William Potter/Shutterstock

Le yuan (monnaie chinoise, officiellement appelée renminbi) s’impose dans le commerce du pétrole et du gaz entre la Russie et la Chine. Cette évolution présente des risques pour l’Union européenne, mais aussi une opportunité pour l’euro dans le contexte énergétique.


Lors du 25ᵉ Sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) tenu à Tianjin, en septembre 2025, les dirigeants chinois et russes ont ouvertement défendu un commerce de l’énergie en dehors du dollar états-unien. Cette poussée vers la dédollarisation, illustrée par l’augmentation des ventes de pétrole et de gaz de la Russie à la Chine en yuan (monnaie chinoise, officiellement renminbi), marque un bouleversement dans le commerce de l’énergie.

Pour l’Union européenne, et plus précisément pour les entreprises de la zone euro, où les importations de pétrole sont encore très largement facturées en dollars, cette évolution agit comme une arme à double tranchant.

Le yuan, central dans les accords énergétiques Russie–Chine

En quelques années, le yuan s’est affirmé comme monnaie de réglage importante dans les échanges énergétiques russo-chinois. En 2022, les entreprises Gazprom et China National Petroleum Corporation (CNPC) commencent à réduire leurs paiements en dollar pour certains contrats, en favorisant l’usage du rouble et du yuan. En 2023, le commerce bilatéral a atteint un record de 240 milliards de dollars (+ 26 %), avec la moitié du pétrole russe exporté vers la Chine.

En 2024, le commerce bilatéral Chine-Russie atteint 244,81 milliards de dollars états-uniens, en hausse de 1,9 % par rapport à 2023, selon les douanes chinoises. Ce chiffre s’explique par la montée des échanges sur la paire CNY/RUB, c’est-à-dire le taux de change entre le yuan chinois et le rouble russe. Autrement dit, de plus en plus d’entreprises russes achètent ou vendent directement des yuans contre des roubles, alors qu’auparavant, elles passaient presque toujours par le USD/RUB, le taux entre dollar des États-Unis et rouble.

Ce glissement reflète un transfert progressif du commerce de l’énergie russe, autrefois dominé par le dollar, vers la monnaie chinoise.

Ce basculement s’est confirmé à Tianjin, où Xi Jinping, Vladimir Poutine et Narendra Modi ont soutenu l’usage accru des monnaies nationales. Le président de la République populaire de Chine a même proposé la création d’une banque de développement destinée à contourner le dollar et à limiter l’impact des sanctions.

Plus de 80 % du pétrole de l’UE facturé en dollar

L’OCS réunit dix membres : la Chine, la Russie, l’Inde, le Pakistan, l’Iran, le Kazakhstan, le Kirghizstan, le Tadjikistan, l’Ouzbékistan et le Bélarus. Ils représentent près de la moitié de la population mondiale et un quart du PIB. Le commerce de la Chine avec ses partenaires a atteint 3,65 trillions de yuans (500 milliards de dollars états-uniens) en 2024.

Le commerce de la Chine avec ses partenaires est de plus en plus souvent réglé en yuan, transformant progressivement la monnaie chinoise en instrument international de facturation et d’échange, au-delà de son usage domestique. Le dollar conserve toutefois son statut dominant, représentant encore 58 % des réserves mondiales en 2024.

L’Union européenne (UE) reste largement dépendante du dollar pour ses importations d’énergie. Entre 80 et 85 % du pétrole de l’Union européenne est facturé en dollar états-unien (USD), alors qu’une part infime provient des États-Unis. Ce choix s’explique par le rôle du dollar comme monnaie commune de transaction sur les marchés mondiaux. Il sert d’intermédiaire entre producteurs et acheteurs, quelle que soit leur nationalité. L’UE se rend de facto vulnérable aux variations du dollar et aux décisions de la Réserve fédérale des États-Unis.

Nouvelle complexité pour les entreprises européennes

Si le commerce mondial du pétrole et du gaz cessait d’être dominé par le dollar pour se répartir entre plusieurs monnaies comme le yuan ou la roupie, les entreprises européennes, surtout celles de la zone euro, devraient s’adapter à un environnement financier plus complexe.

Aujourd’hui, la plupart d’entre elles achètent leur énergie en dollars. Elles peuvent se protéger contre les variations du taux de change grâce à des « marchés de couverture » très développés. Ces marchés permettent de conclure des contrats financiers à l’avance pour bloquer un taux et éviter des pertes si la valeur du dollar change.

Avec le yuan, la situation serait plus difficile. Les outils financiers permettant de se couvrir sont encore limités, car la Chine contrôle les mouvements de capitaux et restreint la circulation de sa monnaie à l’étranger. Autrement dit, le yuan ne circule pas librement dans le monde. Cela réduit la liquidité, c’est-à-dire la capacité d’une entreprise à acheter ou vendre rapidement des yuans quand elle en a besoin. Moins la monnaie circule, moins il y a d’échanges possibles, et plus les transactions deviennent lentes et coûteuses. Pour les entreprises, cela signifie des paiements plus complexes et des coûts financiers plus élevés.

Des signes concrets montrent que ce scénario commence à se concrétiser. En mars 2023, la China National Offshore Oil Corporation et TotalEnergies ont conclu la première transaction de gaz naturel liquéfié (GNL) libellée en yuan via une bourse de Shanghai. Quelques mois après, l’entreprise pétrolière publique de la République populaire de Chine a réalisé une autre transaction en yuan avec Engie. Ces accords illustrent la montée en puissance du yuan dans les échanges énergétiques et annoncent un nouvel équilibre où les entreprises européennes devront composer avec une plus grande diversité de devises.

Rôle accru de l’euro dans la facturation énergétique

L’évolution du commerce mondial de l’énergie ouvre une opportunité stratégique pour l’Union européenne : renforcer le rôle de l’euro dans la tarification du pétrole et du gaz, et réduire sa dépendance vis-à-vis du dollar – ou, demain, du yuan.

L’euro est déjà la deuxième monnaie mondiale, représentant 20 % des réserves. Elle sert de référence pour plus de la moitié des exportations européennes. Dans le commerce de l’énergie, son rôle demeure limité. Dès 2018, la Commission européenne avait d’ailleurs recommandé d’accroître son usage dans la tarification énergétique, afin de consolider la souveraineté économique du continent.

Les progrès les plus visibles concernent le gaz. Selon la Banque centrale européenne, la réduction des approvisionnements russes a poussé l’Union européenne à s’intégrer davantage aux marchés mondiaux du gaz naturel liquéfié (GNL). Les prix européens sont désormais étroitement liés aux marchés asiatiques, ce qui rend l’UE plus sensible aux variations de la demande mondiale. Cette interdépendance renforce l’intérêt de développer des contrats de gaz libellés en euros.

La même logique pourrait s’appliquer au pétrole. l’Union européenne importe plus de 300 milliards d’euros d’énergie chaque année. Elle dispose d’un poids suffisant pour négocier avec ses partenaires commerciaux, notamment les producteurs du Golfe cherchant à diversifier leurs devises.

Vers une monnaie énergétique européenne ?

Faire de l’euro une monnaie de référence dans les échanges énergétiques ne se décrète pas, mais cela pourrait devenir un levier essentiel de la politique monétaire et énergétique européenne.

L’euro dispose d’atouts : il est relativement stable, pleinement convertible, et soutenu par la Banque centrale européenne. Si des cargaisons de pétrole ou de gaz étaient facturées en euros, cela réduire la dépendance au dollar, simplifierait la couverture monétaire pour les entreprises européennes, et renforcerait l’indépendance financière de l’Union.

Ce virage monétaire implique des défis concrets. Le marché de l’énergie en euros reste peu développé, et certains pays ou entreprises pourraient craindre des sanctions états-uniennes s’ils s’éloignent du dollar. Surmonter ces freins nécessite de renforcer les marchés de capitaux européens, de créer des produits de couverture expressément en euros pour l’énergie, et d’assurer une politique économique stable à l’échelle de la zone euro.

Cette démarche ne vise pas à remplacer le yuan, mais à établir une alternative équilibrée, où l’euro pèse dans la facturation, dans les réserves stratégiques et dans le paysage monétaire mondial.

The Conversation

Suwan Long ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Vente par la Russie d’hydrocarbures à la Chine en yuan : fin du dollar, opportunité pour l’euro ? – https://theconversation.com/vente-par-la-russie-dhydrocarbures-a-la-chine-en-yuan-fin-du-dollar-opportunite-pour-leuro-265602

Grok, est-ce que c’est vrai ? Quand l’IA oriente notre compréhension du monde

Source: The Conversation – in French – By Nadia Seraiocco, Professeure associée, École des médias, Université du Québec à Montréal (UQAM)

Des millions de personnes participent quotidiennement à des débats politiques sur la plate-forme numérique X. À l’ère de l’intelligence artificielle, les usagers peuvent compter sur l’IA Grok, intégrée à la plate-forme. On peut ainsi lui demander d’analyser une publication en quelques clics à peine.

Le hic : Grok admet sans détour, si on lui pose la question, que ses réponses peuvent varier selon le contexte de la requête et l’information disponible.

Pour réduire la désinformation, le propriétaire de la plate-forme, le milliardaire Elon Musk, a mis en place les Notes de la communauté. Mais ce système n’a plus la cote. L’usage des Notes a en effet considérablement diminué en 2025 : les soumissions de billets auraient chuté d’environ 50 % de janvier à mai, passant de près de 120 000 à moins de 60 000.

Professeure associée à l’UQAM en communication numérique, je constate avec préoccupation que Grok devient progressivement sur X le seul outil de vérification permettant aux usagers de vérifier de l’information : en un mot l’autorité et le fardeau de la vérité sont délégués à une IA.




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La philosophie de Musk

Il aura fallu de nombreuses études sur la dissémination des fausses nouvelles sur Twitter-X, puis l’élection américaine de 2020, qui a mené à la suspension du compte de Donald Trump, pour que le site, alors sous la gouverne de Jack Dorsay, s’attaque plus fermement à la désinformation.

Ainsi, en janvier 2021, Le projet « Birdwatch » est déployé auprès d’un groupe limité d’usagers. Cette initiative, sous l’impulsion du nouveau propriétaire du réseau, Elon Musk, se transforme pour devenir les « Notes de la communauté ». Ce concept inspirait confiance, car il s’appuyait sur la « sagesse des foules » et l’esprit collaboratif, deux valeurs aux racines des communautés en ligne.

Déléguer à l’IA la vérification des faits

En novembre 2023, Grok, l’intelligence artificielle générative de xAI, compagnie d’Elon Musk, est déployé sur X et offert gratuitement à tous les usagers. À chaque déploiement d’une nouvelle version de son IA, X communique que Grok est gratuit, mais en fait plusieurs conditions régissent l’accès sans frais, dont la date de création du compte et le nombre d’utilisations quotidiennes.

Contrairement à d’autres IA commerciales, Grok se présente ouvertement avec un positionnement idéologique aligné sur celui de Musk et sa vision de la liberté d’expression, comme le constate aussi la doctorante et enseignante française spécialisée en IA générative et pratiques informationnelles Amélie Raoul.

Très vite, plusieurs usagers du réseau prennent l’habitude d’interpeller @Grok dans les conversations.

Alors que les Notes de la communauté sont de moins en moins utilisées au profit du nombre de requêtes faites à Grok, Ars Technica rapporte en juillet 2025 les préoccupations soulevées par un groupe de chercheurs des universités Stanford, Washington et MIT, ainsi que de l’équipe de X. L’étude en question aborde l’utilisation de Grok, devenu le principal rédacteur de ce qui reste des Notes de la communauté.

Dans un monde idéal, humain et IA travailleraient ensemble, disent les chercheurs, l’un complétant les compétences de l’autre. Ainsi se dégagerait une cartographie pour une contribution au développement des connaissances augmentée par l’IA. C’est l’idéal, mais bien évidemment, il y a un mais.




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L’os dans la moulinette

Ce qui limite la collaboration idéale entre l’humain et la machine, les chercheurs l’admettent, est cette assurance, ce ton poli, mais persuasif, qu’emploie un robot comme Grok.

Dans le Guardian, Samuel Stockwell, chercheur britannique associé au Centre pour les technologies émergentes et la sécurité du Alan Turing Institute, s’est montré méfiant, puisque sans remparts solides pour encadrer l’IA, il pressent que les notes ainsi rédigées pourraient amplifier la désinformation. Sotckwell constate bien entendu que Grok peut, comme les autres IA générative, halluciner, mais également que ses réponses, pourtant pleines d’assurance, manquent souvent de nuance et de contextualisation.


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En dépit de ces mises en garde, un nombre croissant d’usagers se tournent vers Grok pour avoir le fin mot et comprendre le contexte des actualités récentes. Grok répond immédiatement, au contraire des notes rédigées par des usagers qui demandent les étapes de validation par la communauté et qui nécessairement prennent plus de temps.

Le journaliste indien de TechCrunch Jagmeet Singh] a souligné que Grok, lorsqu’on le questionne sur ses propres biais, avoue volontiers qu’il peut contribuer à la désinformation, une mise en garde peu utile pour qui connaît bien le fonctionnement des IA, mais qui devrait alerter les usagers.

L’évaluation des sources immédiates par Grok

À titre d’exemple, lors de l’assassinat du populaire créateur de contenu et débatteur de la droite, Charlie Kirk, Grok s’est souvent retrouvé confronté à ses lacunes en ce qui a trait à la prudence et à la vérification des faits.

Alors que plusieurs journalistes reprenaient les propos du gouverneur Cox appuyés sur des sources non divulguées – selon lesquelles le suspect Tyler Robinson aurait été radicalisé par la gauche –, le 14 septembre 2025, Grok affirmait sans précaution que le suspect était de gauche. Pourtant, lorsque l’autrice du présent article transmet à Grok un lien vers l’article du Vanity Fair du 12 septembre qui expose les origines des messages gravés sur les projectiles tirés par Robinson, Grok répond ceci :

Mes réponses sont générées dynamiquement selon le contexte de la requête, les connaissances disponibles et l’analyse en temps réel de sources comme l’article de Vanity Fair que vous avez lié. Si vous m’avez vu (ou un autre exemple de moi) le décrire ainsi dans des interactions passées, c’était probablement une interprétation tirée du contenu de ces gravures et de leurs références culturelles, qui comportent des éléments qui peuvent raisonnablement être perçus comme antagonistes envers les idéologies de droite ou fascistes.

Fil de discussion sur la plate-forme X
Grok, le gouverneur Cox et le FBI.
(Capture d’écran/Xcom), CC BY-NC-SA



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Un support publicitaire

Dans une entrevue récente sur cette pratique émergente, le professeur français de sociologie à Sciences Po, Dominique Boullier, qualifiait cet appel à l’autorité d’une intelligence artificielle générative de « solution de la facilité ».

Cela, parce que cette délégation totale de la vérification des faits à Grok met en relief les problèmes de fiabilité des agents conversationnels privés et l’opacité de leurs systèmes génératifs.

La confusion risque d’ailleurs d’augmenter avec l’ajout de fonctions commerciales venant repousser d’autant plus les limites de l’information et de la publicité : Depuis le 7 août, des publicités sont ajoutées aux contenus générés par Grok.

En outre, Grok et les principaux agents conversationnels d’IA générative, dont ChatGPT, ont en commun d’adopter une attitude que l’on pourrait dire flagorneuse, c’est-à-dire d’une servilité intéressée. C’est souvent ainsi que ces agents conversationnels arrivent à créer une apparence d’intimité, qui peut pour l’usager s’apparenter à une relation interpersonnelle, voire à de l’amour.

C’est ce que la journaliste américaine Remay M. Campbell exposait dans un article de la revue Scientific American. Elle y expliquait que cette empathie feinte pouvait même menacer la sécurité nationale, la bulle conversationnelle étant propice à révéler des informations sensibles en toute confiance. Or, la stratégie pot-de-miel est aussi utilisée en marketing à des fins de captation de l’attention.

Vers une autorité diffuse et complaisante

À l’ère de la postvérité, la communication rapide privilégiée par les réseaux favorise la prise de position forte sans nuance avec « une prime au choquant », dit Boullier dans son ouvrage de 2023 Propagations. Dans ce contexte, les IA commerciales s’insèrent dans le débat sans que ceux qui basent leur perception de ce qui est juste ou vrai soient pleinement conscients de leurs biais et leurs zones aveugles.

De ce fait, dans les discussions en ligne, il s’opère une délégation de l’autorité à des IA, changeantes, flagorneuses, et dont le maintient en opération dépend d’impératifs capitalistes et du bon vouloir des milliardaires des technologies.

Il est donc pertinent de demander : à l’image de quoi ces IA élaboreront-elles le monde ?

La Conversation Canada

Nadia Seraiocco ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Grok, est-ce que c’est vrai ? Quand l’IA oriente notre compréhension du monde – https://theconversation.com/grok-est-ce-que-cest-vrai-quand-lia-oriente-notre-comprehension-du-monde-262775

Pourquoi devriez-vous sérieusement arrêter d’essayer d’être drôle au travail

Source: The Conversation – France (in French) – By Peter McGraw, Professor of Marketing and Psychology, University of Colorado Boulder

Les gens rient lorsque les règles sont transgressées sans heurter les sensibilités. Un art d’équilibriste. Milan Markovic/E+ via Getty Images

Plutôt que de chercher à faire rire à tout prix, mieux vaut adopter la façon de penser des humoristes pour stimuler la créativité, renforcer l’esprit d’équipe et se démarquer sans déraper.


Comment progresser dans sa carrière sans trop s’ennuyer ? Une solution souvent évoquée dans les livres de management, sur LinkedIn
ou dans les manuels de team building, consiste à manier l’humour. Partager des blagues, des remarques sarcastiques, des mèmes ironiques ou des anecdotes spirituelles, dit-on, vous rendra plus sympathique, réduira le stress, renforcera les équipes, stimulera la créativité et pourra même révéler votre potentiel de leader.

Nous sommes professeurs de marketing et de management spécialisés dans l’étude de l’humour et des dynamiques de travail. Nos propres recherches – ainsi qu’un nombre croissant de travaux menés par d’autres chercheurs – montrent qu’il est plus difficile d’être drôle qu’on ne le croit. Les conséquences d’une mauvaise blague sont souvent plus lourdes que les bénéfices d’une bonne. Heureusement, il n’est pas nécessaire de faire hurler de rire son entourage pour que l’humour vous soit utile. Il suffit d’apprendre à penser comme un humoriste.

L’humour, un exercice risqué

La comédie repose sur le fait de tordre et de transgresser les normes – et lorsque ces règles ne sont pas brisées de la bonne manière, cela nuit plus souvent à votre réputation que cela n’aide votre équipe. Nous avons développé la « théorie de la violation bénigne »
pour expliquer ce qui rend une situation drôle – et pourquoi tant de tentatives d’humour tournent mal, notamment au travail. En résumé, le rire naît lorsque quelque chose est à la fois « mal » et « acceptable ».

Les gens rient lorsque les règles sont transgressées sans danger. Si l’un des deux éléments manque, la blague tombe à plat. Quand tout est bénin et qu’il n’y a aucune transgression, on s’ennuie. Quand il n’y a que transgression sans bénignité, on provoque l’indignation.

Il est déjà difficile de faire rire dans la pénombre d’un comedy club. Sous les néons d’un bureau, la ligne devient encore plus mince. Ce qui paraît « mal mais acceptable » à un collègue peut sembler simplement inacceptable à un autre, selon la hiérarchie, la culture, le genre ou même l’humeur du moment.

La série « The Office » excelle dans l’art d’exposer les conséquences d’une transgression ratée.

Une étude publicitaire

Dans nos expériences, lorsque des personnes ordinaires sont invitées à « être drôles », la plupart de leurs tentatives tombent à plat ou franchissent des limites. Lors d’un concours de légendes humoristiques avec des étudiants en école de commerce – décrit dans le livre de Peter McGraw sur l’humour à travers le monde, The Humor Code, les propositions n’étaient pas particulièrement drôles au départ. Pourtant, celles jugées les plus amusantes étaient aussi considérées comme les plus déplacées.

Être drôle sans être offensant est donc essentiel. C’est particulièrement vrai pour les femmes : de nombreuses études montrent qu’elles subissent des réactions plus négatives que les hommes lorsqu’elles adoptent des comportements perçus comme offensants ou transgressifs, tels que l’expression de la colère, l’affirmation de dominance ou même les demandes de négociation.

Risquer de perdre tout respect

Les recherches menées par d’autres spécialistes du comportement des leaders et managers racontent la même histoire. Dans une étude, les managers qui utilisaient l’humour efficacement étaient perçus comme plus compétents et plus sûrs d’eux, ce qui renforçait leur statut. Mais lorsque leurs tentatives échouaient, ils perdaient aussitôt crédibilité et autorité. D’autres chercheurs ont montré qu’un humour raté ne nuisait pas seulement au statut d’un manager, mais réduisait aussi le respect, la confiance et la volonté des employés de solliciter ses conseils.

Même lorsqu’une blague fait mouche, l’humour peut se retourner contre son auteur. Dans une étude, des étudiants en marketing chargés d’écrire des publicités « drôles » ont produit des annonces plus amusantes, mais moins efficaces, que ceux invités à rédiger des textes « créatifs » ou « persuasifs ».

Une autre étude a révélé que les patrons qui plaisantent trop souvent poussent leurs employés à feindre l’amusement, ce qui épuise leur énergie, réduit leur satisfaction et augmente le risque d’épuisement professionnel. Et les risques sont encore plus élevés pour les femmes en raison d’un double standard : lorsqu’elles utilisent l’humour dans une présentation, elles sont souvent jugées moins compétentes et de plus faible statut que les hommes.

En résumé, une bonne blague ne vous vaudra presque jamais une promotion. Mais une mauvaise peut mettre votre poste en danger – même si vous n’êtes pas un animateur de talk-show payé pour faire rire.

Inverser la perspective

Plutôt que d’essayer d’être drôle au travail, nous recommandons de vous concentrer sur ce que nous appelons « penser drôle » – comme le décrit un autre livre de McGraw, “Shtick to Business.

« Les meilleures idées naissent comme des blagues », disait le légendaire publicitaire David Ogilvy. « Essayez de rendre votre manière de penser aussi drôle que possible. » Mais Ogilvy ne conseillait pas aux dirigeants de lancer des blagues en réunion. Il les encourageait à penser comme des humoristes : renverser les attentes, s’appuyer sur leurs réseaux et trouver leur propre registre.

Les humoristes ont souvent pour habitude de vous emmener dans une direction avant de renverser la situation. Le comédien Henny Youngman, maître des répliques percutantes, a ainsi lancé cette célèbre boutade : « Quand j’ai lu les dangers de l’alcool, j’ai arrêté… de lire. »
La version professionnelle de cette approche consiste à remettre en cause une évidence.

Par exemple, la campagne « Don’t Buy This Jacket » de Patagonia, publiée en pleine journée du Black Friday 2011 sous forme de page entière dans le New York Times, a paradoxalement fait grimper les ventes en dénonçant la surconsommation.

Pour appliquer cette méthode, identifiez une idée reçue au sein de votre équipe – par exemple, que l’ajout de nouvelles fonctionnalités améliore toujours un produit, ou que multiplier les réunions favorise une meilleure coordination – et demandez-vous : « Et si c’était l’inverse ? » Vous découvrirez alors des pistes que les séances de brainstorming classiques laissent souvent passer.

Créer un fossé

Quand l’humoriste Bill Burr fait hurler de rire son public, il sait que certaines personnes ne trouveront pas ses blagues drôles – et il ne cherche pas à les convaincre. Nous avons observé que beaucoup des meilleurs comiques ne cherchent pas à plaire à tout le monde. Leur succès repose justement sur le fait de restreindre délibérément leur audience. Et nous constatons que les entreprises qui adoptent la même stratégie bâtissent souvent des marques plus fortes.

Par exemple, lorsque l’office du tourisme du Nebraska a choisi le slogan « Honnêtement, ce n’est pas pour tout le monde » dans une campagne de 2019 visant les visiteurs hors de l’État, le trafic du site web a bondi de 43 %. Certaines personnes aiment le thé chaud, d’autres le thé glacé. Servir du thé tiède ne satisfait personne. De la même manière, on peut réussir en affaires en décidant à qui une idée s’adresse – et à qui elle ne s’adresse pas – puis en adaptant son produit, sa politique ou sa présentation en conséquence.

Coopérer pour innover

Le stand-up peut sembler un exercice solitaire. Pourtant, les humoristes dépendent du retour des autres – les suggestions de leurs pairs et les réactions du public – et peaufinent leurs blagues comme une start-up agile améliore un produit.

Construire des équipes performantes au travail suppose d’écouter avant de parler, de valoriser ses partenaires et de trouver le bon équilibre entre les rôles. Le professeur d’improvisation Billy Merritt décrit trois types d’improvisateurs : les pirates, qui prennent des risques ; les robots, qui bâtissent des structures ; et les ninjas, capables de faire les deux à la fois – oser et organiser.

Une équipe qui conçoit une nouvelle application, par exemple, a besoin des trois : des pirates pour proposer des fonctionnalités audacieuses, des robots pour simplifier l’interface, et des ninjas pour relier le tout. Donner à chacun la possibilité de jouer pleinement son rôle permet de générer des idées plus courageuses, avec moins d’angles morts.

Les dons ne sont pas universels

Dire à quelqu’un « sois drôle » revient à lui dire « sois musical ». Beaucoup d’entre nous savent garder le rythme, mais peu ont le talent nécessaire pour devenir des rock stars.C’est pourquoi nous pensons qu’il est plus judicieux de penser comme un humoriste que d’essayer d’en imiter un.

En renversant les évidences, en coopérant pour innover et en assumant des choix clivants, les professionnels peuvent trouver des solutions originales et se démarquer — sans devenir la risée du bureau.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. Pourquoi devriez-vous sérieusement arrêter d’essayer d’être drôle au travail – https://theconversation.com/pourquoi-devriez-vous-serieusement-arreter-dessayer-detre-drole-au-travail-268320