Combien l’employeur doit-il payer pour attirer des cadres en dehors des zones urbaines ?

Source: The Conversation – France (in French) – By Pierre Fleckinger, Professeur d’économie, chercheur associé à Paris School of Economics, titulaire de la chaire etilab, Mines Paris – PSL

Pourquoi certaines régions, comme l’Île-de-France, continuent-elles à concentrer richesses et habitants, tandis que d’autres peinent à se développer ? La clé se trouve dans le cercle vertueux – ou vicieux – de la densité. Le prix de l’immobilier joue un rôle non négligeable dans cette problématique stratégique à l’heure d’une éventuelle ré-industrialisation.


La question du développement économique des territoires est avant tout une histoire de poule et d’œuf. Comme la poule est issue de l’œuf qu’a pondu… une poule, un territoire a besoin de travailleurs pour prospérer… mais ces mêmes travailleurs ne s’y installent que si le territoire est suffisamment attractif. Ainsi, un territoire dense offre de meilleures perspectives professionnelles mais aussi des commodités recherchées, comme des écoles, des hôpitaux, des théâtres, des transports ou encore des services publics… Autant de raisons pour les travailleurs de préférer les régions plus développées.

Nous avons étudié cette dynamique à travers une question précise : comment font les entreprises situées dans des territoires peu denses pour attirer malgré tout des talents ? Une réponse pzut être trouvée du côté de la théorie économique des « différences compensatrices », qui explique les écarts de salaires en fonction des professions et de l’hétérogénéité des territoires.

Quand la réalité dément la théorie…

Selon cette théorie des différences compensatrices, les écarts de salaires s’expliquent à la fois par les compétences des individus et par les conditions de travail – qui incluent la qualité de vie. Plus les conditions proposées sont difficiles, plus le salaire doit être élevé pour attirer des travailleurs. Dit autrement, imaginons deux individus possédant des compétences équivalentes, si l’un des deux vit dans une zone moins dense que l’autre, offrant moins de commodités, alors il devrait logiquement être mieux payé (pour compenser cet écart).




À lire aussi :
« Réindustrialiser ne fera pas revenir à la situation des années 1980 »


Or, les données racontent une tout autre histoire. Au contraire, comme on l’observe dans le tableau 1 ci-dessous, les salaires moyens bruts horaires diminuent avec la densité. Pour les cadres, par exemple, ils passent de 43 euros dans les zones les plus denses à 35 euros dans les zones les moins denses – soit une différence de plus de 23 %.

Le prix de la densité

Mais ce constat est incomplet. Car les avantages liés à la densité ont un prix : logements plus chers, congestion urbaine, coût de la vie plus élevé… Les prix des logements, en particulier, comme l’illustre le tableau 2, passent de 1 357 euros par m2 dans les zones les moins denses à 3 042 euros par m2 dans les zones les plus denses, soit un rapport de plus de 1 pour 2 entre le premier et le dernier quartile.

Source : auteurs.
Fourni par l’auteur

Deux intuitions émergent de ces chiffres :

Le pouvoir d’achat immobilier constitue un facteur clé de compensation pour les ménages vivant dans des zones peu denses, car le logement représente une part importante du budget (environ 20 % en 2017) [Insee, Revenus et patrimoine des ménages, 2021] et son prix varie fortement selon la densité locale.

De plus, la baisse des prix immobiliers tend à jouer un rôle de compensation lorsque les autres avantages liés à la densité (prix à la consommation, qualité de vie, accès aux services, etc.) s’amenuisent. Cette compensation est donc plus marquée dans les zones les moins denses et pour les personnes qui valorisent particulièrement les bénéfices de la densité urbaine.

En somme, ce n’est pas tant le salaire en valeur absolue qui compense la faible densité, mais bien le niveau de vie relatif, que nous pouvons mesurer par le rapport entre revenu et prix de l’immobilier.

Moins dense mais meilleur niveau de vie

Comment vérifier que vivre dans une zone moins dense se traduise vraiment par un gain de niveau de vie, surtout pour les plus qualifiés ? Pour répondre à cette question, il faut comparer non plus seulement les salaires, mais le rapport entre revenu et coût de la vie – que nous avons estimé en intégrant le prix de l’immobilier.

C’est un exercice difficile, car de nombreux facteurs entrent en jeu : compétences individuelles (âge, diplôme, genre), caractéristiques du marché du travail (offre et demande d’emplois, organisation des entreprises, exportations, automatisation), et enfin éléments territoriaux (densité, infrastructures, effets d’agglomération). Si l’on ne prend pas systématiquement en compte ces variables, on risque de confondre l’effet réel de la densité avec d’autres déterminants.

Pour dépasser cet obstacle, nous avons mobilisé un volume de données considérable : l’ensemble des contrats de travail signés dans l’industrie manufacturière en 2019, enrichi de données d’entreprises et d’indicateurs locaux. Cette richesse statistique nous a permis d’isoler au mieux l’effet propre de la densité, en comparant des profils similaires à travers des territoires de différentes densités.

Un salaire qui progresse comme le prix de l’immobilier

Les résultats sont clairs. Plus la densité augmente, plus le salaire brut nominal progresse… mais le pouvoir d’achat immobilier recule. Une hausse de 1 % de la densité accroît de 0,15 % le temps de travail nécessaire pour acheter un mètre carré de logement. Autrement dit, les salaires montent avec la densité, mais pas assez pour compenser l’explosion des prix immobiliers.

Cet effet touche particulièrement les cadres. Ce sont eux qui voient le plus leurs salaires progresser dans les zones denses… mais ce sont aussi ceux qui perdent le plus en pouvoir d’achat immobilier. En choisissant de s’installer dans une zone moins dense, ils acceptent un sacrifice salarial, mais bénéficient d’un gain considérable sur le logement.

Pourquoi cette « prime » est-elle plus forte pour les cadres ? Dans une optique de différences compensatrices, notre résultat indique que les cadres sont les plus sensibles aux avantages liés à la densité, puisqu’ils sont prêts pour en bénéficier à perdre relativement plus en pouvoir d’achat immobilier.

BFM Business – 2022.

Un enjeu de politique publique

Nos résultats doivent toutefois être interprétés avec prudence. Plusieurs éléments méritent d’être approfondis :

Le niveau de formation des travailleurs : faute de données sur le niveau de formation, il est possible que les différences observées reflètent en partie une disparité de profils entre zones denses et moins denses. Si l’on pouvait isoler mieux l’effet de cette variable, la prime identifiée serait probablement encore plus marquée.

La dimension familiale : les décisions de mobilité se prennent rarement seul. L’attractivité d’un territoire dépend aussi des emplois pour le conjoint, des écoles pour les enfants, ou encore des infrastructures de santé.

L’évolution au cours de la vie : les priorités changent avec l’âge. La proximité d’un lycée importe peu sans enfants adolescents, tandis que l’accès aux soins devient crucial en vieillissant.

L’effet du Covid et du télétravail : les données mobilisées datent de 2019. Or, la crise sanitaire a modifié l’arbitrage entre grands centres et territoires moins denses, en donnant un nouvel élan au travail à distance.

Ceci étant rappelé, les zones moins denses sont des candidates naturelles à l’effort de réindustrialisation, ne serait-ce que pour des raisons foncières évidentes. Y attirer des travailleurs qualifiés est un enjeu de taille pour les entreprises. La politique publique se doit d’intégrer ces considérations d’attractivité de l’emploi selon la densité, tandis que les entreprises peuvent trouver un équilibre en s’y installant et bénéficiant du coût de la vie moins cher, à condition que les commodités et l’infrastructure ne soient pas dissuasives.

L’écart grandissant sur ce plan entre zones (très) denses et zones moins denses risque de priver durablement des espaces ayant pourtant un important potentiel de (re)développement industriel. Pour résoudre le problème de la poule et de l’œuf et enclencher des cercles vertueux, seule une coordination de la puissance publique et des entreprises au niveau local pourra permettre une réindustrialisation pérenne, qui bénéficiera aux employés, aux entreprises et aux territoires.

The Conversation

Antoine Prevet est directeur executif de l’etilab financé notamment par la Région Île-de-France, Crédit Agricole Île-de-France, Forvis Mazars ainsi que des ETI partenaires : Réseau DEF, Septodont, ETPO, SOCOTEC, Diot-Siaci, Acorus, Henner, Ceva, Prova, E’nergys et Hopscotch.

Pierre Fleckinger ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Combien l’employeur doit-il payer pour attirer des cadres en dehors des zones urbaines ? – https://theconversation.com/combien-lemployeur-doit-il-payer-pour-attirer-des-cadres-en-dehors-des-zones-urbaines-264389

« L’Étranger » : pourquoi le roman de Camus déchaîne toujours les passions

Source: The Conversation – France (in French) – By Catherine Brun, Professeur de littérature de langue française, Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3

Depuis sa publication en 1942, il y a plus de quatre-vingts ans, « l’Étranger », ce roman devenu un classique traduit en plus de 70 langues, best-seller des éditions Gallimard, n’a cessé de fasciner, de susciter des adaptations de tous ordres et de déclencher des polémiques. Comme s’il pouvait encore tendre à notre temps un miroir sagace et en révéler les fractures.


Ces dernières années, les essais se suivent pour dénoncer un Camus colonial sinon colonialiste. Et l’on répète volontiers ce que Mouloud Feraoun d’abord, Kateb Yacine ensuite, lui ont reproché, le premier « que parmi tous ces personnages de [la Peste] il n’y eût aucun indigène et qu’Oran ne fût à [ses] yeux qu’une banale préfecture française », et le second de s’en être tenu à une position « morale » plutôt que politique.

Un débat sans fin

Les analyses de l’universitaire, théoricien littéraire et critique palestino-américain Edward Saïd allaient dans ce sens : selon lui, outre que Camus « a eu tort historiquement puisque les Français ont abandonné l’Algérie et toute revendication sur elle », il a « ignor[é] ou néglig[é] l’histoire ».

Les récentes écritures fictionnelles de l’Étranger, dont la plus connue est à ce jour le Meursault, contre-enquête, de Kamel Daoud, qui fut précédé de peu par Aujourd’hui Meursault est mort, de Salah Guemriche, ont encore creusé ce sillon en faisant de l’anonymat de « l’Arabe » assassiné sur la plage l’objet d’un renversement nécessaire, et le symptôme de « la déshumanisation systématique » attachée au colonialisme, pour reprendre les termes du psychiatre, écrivain et et militant anticolonialiste Frantz Fanon, qui fut fortement impliqué dans la lutte pour l’indépendance de l’Algérie.

Les camusiens, eux, rappellent que Camus a voulu faire œuvre de dire « le moins », que l’écrivain ne fait que refléter dans son œuvre la tragique séparation des communautés et leur ignorance réciproque, et qu’un auteur ne doit pas à être confondu avec son personnage.

Le débat semble, toutefois, voué à la répétition. Aucun consensus ne se dégage quant aux véritables positions de l’auteur de l’Étranger en matière de fait colonial en général et d’Algérie coloniale en particulier. Chacun paraît attaché à « son » Camus, et l’Étranger, selon les lectures, est regardé comme le révélateur de la conscience ou de l’inconscience coloniale.

Une lecture passionnée

Car il s’agit moins de l’Étranger dans ces échanges – de sa composition, de son style, de ses images, de sa philosophie – que de ce qu’il incarne pour chacune des composantes de la société française postcoloniale – si l’on veut bien entendre, comme y invite la philosophe franco-algérienne Seloua Luste Boulbina, que la colonisation imprègne tout autant l’inconscient collectif du pays colonisateur que celui du pays colonisé – quoique de façon fort différente.

La matité de l’Étranger, son opacité nous révèlent à nous-mêmes. Ses énigmes nous parlent de nous : de ce que nous avons saisi du roman lorsque nous l’avons lu d’abord, de ce qu’on nous en a dit, de ce qu’on en a entendu, de ce que nous en percevons au fil du temps, du malaise qu’il a fait (ou pas) naître en nous. Avions-nous véritablement été heurtés par l’anonymat de l’Arabe, à la première lecture ? N’est-ce pas le drame de Meursault, identifié à l’étranger, que nous avions épousé d’abord ? N’avions-nous pas condamné l’inhumanité d’une société vouée à condamner ses réfractaires ? Et si, à l’inverse, nous avions d’emblée été sensibilisés aux enjeux (post)coloniaux du roman, cette lecture avait-elle été programmée par d’autres lecteurs ? Lesquels ? Et pour quoi faire ?

Comment s’étonner que la place de l’Étranger demeure sinon passionnelle, du moins éminemment embarquée en France? Comme l’a fait apparaître le chercheur en sciences politiques Paul Max Morin, sur la base d’une enquête menée auprès de 3 000 jeunes âgés de 18 ans à 25 ans et après une centaine d’entretiens avec des petits-enfants d’appelés, de pieds-noirs, de harkis, de juifs d’Algérie, de militants du Front de libération nationale (FLN) ou de l’Organisation de l’armée secrète (OAS), 39 % des jeunes Français déclarent « avoir un lien familial avec une personne ayant été […] concernée d’une façon ou d’une autre par la guerre d’Algérie ». Comment ne pas admettre que l’actualité de l’Étranger ou plutôt que ses actualités soient d’autant plus vives que son inactualité est grande et que le roman s’offre comme une surface de projection de nos rêves ou de nos refus de reconnaissance ?

Certes, il serait souhaitable de ne pas dissocier les textes de leurs contextes, et les travaux académiques se doivent de resituer ce qui peut l’être, de batailler contre les anachronismes et les amalgames. Mais peut-on, et doit-on, nier le caractère inévitablement situé, pour ne pas dire impliqué et passionné de nos démarches – même les plus savantes ? Sans cet ancrage vital, sans une vectorisation profonde de nos interrogations, que vaudrait notre besoin d’art ? Dans le même temps, une telle affectivité n’expose-t-elle pas à toutes les instrumentalisations politiques ? De quel « étranger » nous parle-t-on quand on nous parle, aujourd’hui, de l’Étranger ? Depuis quelle rive, et à quelles fins ?

De ce point de vue, rien ne vaut le retour aux textes, aux contextes : non pour prétendre opposer quelque objectivité ou quelque scientificité aux lectures manifestement subjectives, mais pour les border, les borner, les mettre en perspective et les prendre pour ce qu’elles sont – des témoignages de nos blessures, de nos vulnérabilités.

The Conversation

Catherine Brun ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. « L’Étranger » : pourquoi le roman de Camus déchaîne toujours les passions – https://theconversation.com/letranger-pourquoi-le-roman-de-camus-dechaine-toujours-les-passions-268911

Une nouvelle étude en Ouganda montre que des chimpanzés appliquent des insectes sur leurs blessures

Source: The Conversation – France in French (2) – By Kayla Kolff, Postdoctoral researcher, Osnabrück University

Observé par hasard, l’usage d’insectes par les chimpanzés pour soigner leurs blessures révèle leur capacité à faire face de manière inventive à la douleur, et à s’entraider.


Les animaux réagissent aux blessures de multiples façons. Jusqu’ici, les preuves d’un usage de substances biologiquement actives pour soigner leurs plaies restaient très rares. Pourtant, une étude récente a rapporté le cas d’un orang-outan appliquant une plante médicinale sur une blessure, ouvrant une piste prometteuse.

Chez les chimpanzés, on sait qu’ils lèchent leurs plaies et qu’ils y pressent parfois des feuilles, mais ces comportements demeurent encore mal compris. On ignore à quelle fréquence ils surviennent, s’ils relèvent d’un geste intentionnel, et jusqu’où les chimpanzés peuvent faire preuve d’inventivité pour se soigner.

De récentes observations de terrain menées en Ouganda, en Afrique de l’Est, apportent aujourd’hui des éclairages fascinants sur la manière dont les chimpanzés font face à leurs blessures.

En tant que primatologue, je m’intéresse de près à la vie cognitive et sociale de ces animaux, et à ce que leurs comportements liés à la maladie peuvent révéler sur les origines évolutives du soin et de l’empathie chez l’être humain. Les chimpanzés comptent parmi nos plus proches parents vivants, et mieux les comprendre, c’est aussi en apprendre davantage sur nous-mêmes.

Dans nos recherches menées dans le parc national de Kibale, en Ouganda, nous avons observé à cinq reprises des chimpanzés appliquant des insectes sur leurs propres plaies ouvertes, et une fois sur la blessure d’un congénère.

De tels comportements montrent que les chimpanzés ne restent pas passifs face à une blessure. Ils explorent leur environnement, parfois seuls, parfois en interaction avec d’autres. S’il est encore prématuré de parler de « médecine », ces observations révèlent leur capacité à réagir de manière inventive – et parfois coopérative – aux blessures.

Chaque nouvelle découverte enrichit notre compréhension des chimpanzés et nous offre un aperçu des racines évolutives partagées avec nos propres réponses face à la douleur et à l’instinct de soin.

Attraper d’abord l’insecte

Nous avons observé ces applications d’insectes par hasard, alors que nous suivions et filmions le comportement des chimpanzés en forêt, en portant une attention particulière à ceux qui présentaient des plaies ouvertes. Dans tous les cas recensés, la séquence d’actions semblait délibérée. Le chimpanzé attrapait un insecte volant non identifié, l’immobilisait entre ses lèvres ou ses doigts, puis le pressait directement sur sa blessure. Le même insecte pouvait être réappliqué plusieurs fois, parfois après avoir été brièvement tenu dans la bouche, avant d’être finalement rejeté. D’autres chimpanzés observaient parfois la scène avec attention, comme mus par la curiosité.

Le plus souvent, ce comportement était dirigé vers la propre plaie du chimpanzé. Toutefois, dans un cas rare, une jeune femelle a appliqué un insecte sur la blessure de son frère. Une étude menée sur la même communauté avait déjà montré que les chimpanzés pouvaient tamponner les plaies d’individus non apparentés à l’aide de feuilles, ce qui soulève la question de savoir si l’application d’insectes pourrait, elle aussi, s’étendre au-delà du cercle familial. Qu’ils visent un proche ou un individu extérieur, ces gestes de soin révèlent les bases précoces de l’empathie et de la coopération.

La séquence observée ressemble fortement aux applications d’insectes déjà documentées chez les chimpanzés du Gabon. Cette similitude laisse penser que ce comportement pourrait être bien plus répandu chez les chimpanzés qu’on ne l’avait supposé jusqu’ici.

La découverte réalisée dans le parc national de Kibale élargit notre compréhension des réactions des chimpanzés face aux blessures. Plutôt que de les laisser sans soin, ils adoptent parfois des comportements qui semblent délibérés et ciblés.

Premiers secours version chimpanzé ?

La question évidente est de savoir à quoi sert ce comportement. Nous savons déjà que les chimpanzés utilisent volontairement certaines plantes d’une manière bénéfique pour leur santé : en avalant par exemple des feuilles rugueuses qui aident à expulser les parasites intestinaux, ou en mâchant des tiges amères susceptibles d’avoir des effets antiparasitaires.

Les insectes, en revanche, posent une autre question. Rien ne prouve encore que leur application sur des plaies accélère la cicatrisation ou réduise le risque d’infection. De nombreux insectes produisent des substances antimicrobiennes ou anti-inflammatoires, ce qui rend l’hypothèse plausible, mais des tests scientifiques restent nécessaires.

Pour l’instant, on peut affirmer que ce comportement semble ciblé, structuré et volontaire. Le cas unique d’un insecte appliqué sur un autre individu est particulièrement intrigant. Les chimpanzés sont des animaux très sociaux, mais l’entraide active demeure relativement rare. À côté de comportements bien connus comme le toilettage, le partage de nourriture ou le soutien lors des conflits, l’application d’un insecte sur la blessure d’un frère suggère une autre forme de soin, qui dépasserait le simple maintien des liens sociaux pour peut-être améliorer concrètement l’état physique d’autrui.

Des questions en suspens

Ce comportement soulève de vastes interrogations. Si l’application d’insectes s’avère réellement médicinale, cela pourrait expliquer pourquoi les chimpanzés l’adoptent. Mais cela amène aussitôt une autre question : comment ce geste apparaît-il au départ ? Les chimpanzés l’apprennent-ils en observant leurs congénères, ou bien surgit-il de manière plus spontanée ?

Vient ensuite la question de la sélectivité : choisissent-ils certains insectes volants en particulier, et, si oui, les autres membres du groupe apprennent-ils à sélectionner les mêmes ?

Dans la médecine traditionnelle humaine, des insectes volants comme les abeilles ou les mouches vertes sont appréciés pour leurs effets antimicrobiens ou anti-inflammatoires. Reste à déterminer si les insectes utilisés par les chimpanzés procurent des bénéfices similaires.

Enfin, si les chimpanzés appliquent réellement des insectes dotés de propriétés médicinales, et qu’ils les placent parfois sur les blessures d’autrui, cela pourrait constituer une forme d’entraide active, voire de « comportement prosocial » – un terme qui désigne les actions profitant à autrui plutôt qu’à celui qui les accomplit.

Voir les chimpanzés du parc national de Kibale immobiliser un insecte volant pour le presser délicatement sur une plaie ouverte rappelle combien leurs capacités restent encore largement à découvrir. Cela s’ajoute aussi aux preuves croissantes que les racines des comportements de soin et de guérison plongent bien plus loin dans le temps de l’évolution. Si l’application d’insectes s’avère réellement médicinale, cela renforce l’importance de protéger les chimpanzés et leurs habitats, habitats qui préservent en retour les insectes qui peuvent contribuer à leur bien-être.

The Conversation

Kayla Kolff a reçu un financement de la Fondation allemande pour la recherche (DFG), projet n° 274877981 (GRK-2185/1 : Groupe de recherche en formation DFG « Situated Cognition »).

ref. Une nouvelle étude en Ouganda montre que des chimpanzés appliquent des insectes sur leurs blessures – https://theconversation.com/une-nouvelle-etude-en-ouganda-montre-que-des-chimpanzes-appliquent-des-insectes-sur-leurs-blessures-268681

Ce que les statues coloniales dans l’espace public racontent de la France

Source: The Conversation – France in French (3) – By Bertrand Tillier, Professeur d’histoire des patrimoines, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Que faire des statues coloniales dans l’espace public ? Y ajouter une plaque, discrète et rarement lue ? Les déboulonner, au risque de ne laisser qu’un vide qui n’aide guère à penser l’histoire ? À Nancy (Meurthe-et-Moselle), une œuvre collective, imaginée par Dorothée-Myriam Kellou pour le musée des Beaux-Arts, sera inaugurée le 6 novembre 2025.

Située face à la statue du sergent Blandan, figure de la conquête française de l’Algérie, cette Table de désorientation, invite le passant à interroger l’impensé colonial. Les contre-monuments de ce type offrent-ils une réponse pertinente ? Pour répondre à cette question, il est indispensable de saisir ce qu’ont représenté les statues coloniales.


Durant un siècle – posons des dates butoirs, puisqu’il le faut bien, même si elles pourraient être assouplies –, c’est-à-dire de la conquête de l’Algérie inaugurée en 1830 à la fastueuse célébration de son centenaire, la France fit ériger en métropole et sur le sol des territoires conquis (principalement sur le continent africain) un petit millier de statues monumentales figuratives. Ainsi distribuée dans l’espace physique et social, la statuaire publique peut être considérée comme un panthéon déconcentré et diffracté, déployé à l’échelle d’une nation et de son empire colonial.

Dans les Damnés de la terre, Frantz Fanon en a esquissé une typologie comprenant le militaire « qui a fait la conquête » (Blandan, Bugeaud, Faidherbe ou Lyautey) et « l’ingénieur qui a construit le pont » (Lesseps) : conquérir et bâtir étant des modalités complémentaires d’appropriation d’un territoire. À ces deux figures tutélaires, on peut en ajouter d’autres qui en sont comme des inflexions ou des extensions : l’aventurier érigé en explorateur et « découvreur » (Francis Garnier ou le sergent Bobillot en Indochine) ; l’administrateur civil, politique ou militaire (Joseph Galliéni en Afrique et en Asie, Joseph Gabard au Sénégal ou Jérôme Bertagna en Algérie et en Tunisie) ; le bienfaiteur, propriétaire foncier ou industriel (Borély de la Sapie en Algérie) ; l’homme d’Église occupé à convertir les populations autochtones (le cardinal Lavigerie en Algérie) ; le scientifique qui domine par le savoir (Paul Bert et Louis Pasteur en Indochine) et le créateur, artiste ou auteur (le peintre Gustave Guillaumet ou l’écrivain Pierre Loti), soucieux de valoriser les paysages, la culture, le pittoresque par son œuvre et par le rayonnement de celle-ci.

En louant ces figures, la statuaire publique procéda donc d’une double affirmation : celle des vertus de la colonisation et celle des mérites individuels de ses artisans les plus illustres.

Ces figures statufiées avaient vocation à symboliser et à signifier la colonisation à destination de la société française, qui devait s’enorgueillir de l’œuvre accomplie, et à celle des populations colonisées, qu’il fallait acculturer aux valeurs occidentales. On touche là à l’imaginaire du pouvoir performatif qu’on prêtait à la statuaire publique, dans un siècle à la fois statuomaniaque et statuophobe.

Une statue, deux lectures

Quand elle s’adressait aux Occidentaux, la statue monumentale proposait un héros, un destin exemplaire, un modèle de grandeur, un sujet d’admiration auquel on donnait un visage, un corps, une attitude et un récit ayant une valeur didactique citoyenne, puisque dans les territoires colonisés, les colons jouissaient pleinement de leurs droits civiques, à la différence des « indigènes » qui n’en avaient aucun.

En revanche, quand elle était destinée aux populations colonisées, la statue agissait moins dans cette économie exemplaire de la grandeur à imiter que dans la perspective d’une gestion de la force et même d’une affirmation de la terreur.

Une même statue était donc l’objet simultané d’un double régime de réception, qui se caractérisait par l’appartenance de ceux qui la regardaient, soit à la catégorie des colonisateurs (les vainqueurs et les dominateurs), soit à celle des colonisés (les vaincus et les asservis).

En somme, on pourrait dire que la statuaire publique établissait une partition fondée, d’un côté, sur la réception de ceux qui se reconnaissaient culturellement et idéologiquement dans le message, l’exemplarité ou les valeurs qu’elle transmettait et, de l’autre, sur la réception de ceux qui en étaient les spectateurs assujettis. Ces derniers continuaient à être contraints à un système de domination, où la statue prolongeait et rejouait les violences de la conquête et de la répression, en les inscrivant durablement dans le visible par le biais de la monumentalité.

Dans un cas comme dans l’autre, s’établit « la mission psychologique du monument » définie par l’historien Reinhart Koselleck : séduire, surprendre, élever ou impressionner – peut-être même terrifier – l’esprit de celles et ceux qui le regardaient.

Les rouages d’un système

Cette histoire de la statuaire publique comme instrument de l’empire colonial français ne saurait être déconnectée ni de l’histoire militaire des conquêtes et de leurs violences ni de l’histoire économique de l’exploitation forcée des populations colonisées et des spoliations des biens culturels ou des ressources naturelles.

En effet, l’entreprise coloniale reposa sur un ensemble de décisions, de pratiques, d’actes et de propos qui firent système, pour accaparer les territoires conquis par la brutalité afin d’en soustraire les richesses et d’en soumettre les populations dont les droits furent bafoués.

Les statues monumentales érigées dans l’espace public colonisé par les puissances coloniales participèrent donc de cette ambition totale, à laquelle faisait également écho l’odonymie) des rues et des communes.

En outre, cette histoire de la sculpture coloniale monumentale publique s’inscrit dans l’ensemble des politiques qu’on pourrait qualifier de politiques culturelles coloniales, qui recouvrent l’histoire de l’administration, de l’urbanisme, des institutions (par exemple, celle des musées d’art ou d’ethnologie, ou bien celle des expositions coloniales), de l’éducation, de la presse (qui fut un haut lieu de résonance et de promotion de la colonisation)… Sans oublier l’histoire des représentations, puisque les statues appartinrent à une écologie des images coloniales, où elles co-existèrent, circulèrent et furent données à voir avec des images de presse, des photographies, des cartes postales, des gravures de manuels scolaires ou des affiches de propagande.

Des effets miroirs entre l’espace métropolitain et l’espace colonisé

Entre 1830 et 1930, la politique de la statuaire coloniale française consista à transférer vers les territoires colonisés les modèles et les pratiques déjà en usage en métropole. On y reproduisit les mêmes types d’initiatives, les mêmes visées symboliques, et souvent les mêmes héros. Représentés selon des modalités stables, leurs statues étaient parfois reproduites à l’identique (répliques) ou conçues pour dialoguer avec d’autres (pendants), à l’image des effigies de Jules Ferry présentes à Paris, à Saint-Dié-des-Vosges, à Haïphong ou à Tunis.

Cette entreprise monumentale se fondait sur une volonté de constituer ce que le politiste et historien Benedict Anderson a théorisé comme des « communautés imaginées » scellées par des valeurs et une histoire décrétées communes, avec des effets miroirs entre l’espace métropolitain et l’espace colonisé, et leurs populations respectives.

Tous ces monuments, qui sont dans d’écrasantes proportions des objets figuratifs, relèvent du portrait (en médaillon, en buste ou en pied), de la figure en pied ou du type allégorique : les populations dites « autochtones », les races, la Patrie, la République, l’Histoire, la Liberté, l’Agriculture… et du bas-relief donnant à voir des épisodes narratifs sous la forme de tableaux-sculptures intégrés aux piédestaux, en complément de la figure principale nécessairement plus figée.

À ces répertoires iconographiques conjugués en vue d’augmenter la performativité didactique de la monumentalité, il convient d’ajouter le piédestal et son environnement solennisant d’emmarchements et de grilles. Celui-ci emprunte son langage opératoire à l’architecture et renvoie à cet imaginaire qui, fondé sur la puissance politique de bâtir, jouit d’un pouvoir de représentation sociale, de distribution spatiale et de légitimation symbolique.

En tant que combinaison d’éléments sculptés et architecturaux, la statuaire publique produit donc des représentations de la colonisation, au sens que le philosophe Louis Marin a donné à ce terme : représenter consiste à re-présenter, c’est-à-dire « exhiber, exposer devant les yeux/montrer, intensifier, redoubler une présence ». Ceci explique non seulement pourquoi, en grand nombre, les monuments érigés en Algérie furent « rapatriés » en France après l’indépendance de l’ancienne colonie (1962), mais aussi pourquoi ils furent réclamés par les autorités métropolitaines et comment ils s’inscrivirent alors sans susciter d’émoi dans de nouveaux contextes urbanistiques et mémoriels : le duc d’Orléans (d’Alger à Neuilly-sur-Seine en région parisienne), le général Juchault de Lamoricière (de Constantine à Saint-Philibert-de-Grand-Lieu en Loire-Atlantique) ou Jeanne d’Arc (d’Oran à Caen en Normandie).

L’histoire de la statue du sergent Blandan, de Boufarik (entre Alger et Blida) où elle fut inaugurée en 1887 à Nancy (Meurthe-et-Moselle) où elle fut installée en 1963, en est l’emblème. L’inauguration, le 6 novembre 2025 d’un « contre-monument » érigé dans ses parages, conçu par Dorothée-Myriam Kellou, s’inscrit dans ce contexte d’une histoire polyphonique, où la négociation et la pédagogie l’emportent sur le déboulonnement et le retrait de l’espace public.

La Table de désorientation dans laquelle il a pris forme veut faire tenir ensemble les fils inextricables d’une histoire toujours vive, qui est celle de la colonisation et de la décolonisation, de leurs mémoires contradictoires et de leurs héritages complexes, dont l’espace public est le théâtre.

The Conversation

Bertrand Tillier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Ce que les statues coloniales dans l’espace public racontent de la France – https://theconversation.com/ce-que-les-statues-coloniales-dans-lespace-public-racontent-de-la-france-268697

Taxer les aliments ultra-transformés : solution ou fléau ?

Source: The Conversation – in French – By Nina Klioueva, Université de Montréal

Les aliments ultra-transformés dominent désormais l’alimentation des Canadiens. Leur présence massive en épicerie, leurs prix bas et leur commodité en font des choix faciles, surtout pour les ménages pressés ou à faible revenu. Mais leur surconsommation accroît les risques de maladies chroniques. Une question s’impose : taxer ces produits pourrait-il vraiment améliorer la santé publique sans pénaliser les plus vulnérables ?

Au Canada, 46 % de l’apport calorique total provient d’aliments ultra-transformés, une proportion qui grimpe à 50 % chez les adolescents. Autrement dit, près de la moitié de ce que nous mangeons quotidiennement provient de produits industriels modifiés et enrichis d’additifs, de sucres libres, de gras saturés et de sodium. Ces aliments, conçus pour être hyperappétissants et se conserver longtemps, sont directement liés à une hausse de l’obésité, du diabète de type 2, des maladies cardiovasculaires et de certains cancers. Devant ces constats, plusieurs pays ont choisi d’agir : certains ont adopté des politiques réglementaires strictes, alors que d’autres misent sur la sensibilisation et la responsabilité volontaire des entreprises alimentaires.

Le débat autour de la taxation de ces produits s’inscrit dans un enjeu plus large d’équité sociale. D’un côté, les taxes nutritionnelles visent à réduire la consommation de produits nocifs pour la santé. De l’autre, elles risquent de frapper plus durement les ménages à faible revenu, qui dépendent souvent de ces aliments bon marché. Trouver un équilibre entre efficacité et justice sociale devient donc essentiel.

Des exemples internationaux inspirants

Certains pays ont déjà franchi le pas et démontrent que des mesures ambitieuses peuvent avoir un réel impact. Le Chili, souvent cité en exemple, a mis en œuvre dès 2016 une politique complète et cohérente. Celle-ci impose des étiquettes d’avertissement noires sur les produits contenant trop de sucre, de sel, de gras saturés ou de calories. Elle interdit la publicité de malbouffe destinée aux enfants entre 6 h et 22 h, bannit les boissons sucrées et les chips dans les écoles, et prohibe l’utilisation de personnages de dessins animés sur les emballages ciblant les moins de 14 ans. Résultat : la consommation de boissons sucrées a chuté de 24 % entre 2015 et 2017. Au-delà des chiffres, cette réforme a contribué à une prise de conscience collective et à une meilleure compréhension du lien entre alimentation et santé.

Le Mexique offre un autre exemple marquant. En 2014, il a instauré une taxe sur les produits dépassant 275 kcal pour 100 g, ainsi que sur les boissons sucrées. Cette mesure a entraîné une réduction moyenne de 17 % des achats parmi les ménages à faible revenu. Ces résultats démontrent qu’une taxation bien ciblée peut modifier les comportements alimentaires à court terme. Toutefois, elle met aussi en lumière ses limites sociales. En effet, les produits ultra-transformés demeurent souvent les plus accessibles sur le plan économique et logistique. Pour plusieurs familles, ces aliments représentent une source de calories bon marché et faciles à préparer.

Ainsi, une taxation seule ne suffit pas : elle doit être accompagnée d’initiatives favorisant l’accès à des aliments sains et abordables. Sans cela, elle risque de creuser davantage les inégalités alimentaires. L’instauration d’une taxe peut réduire les choix alimentaires des ménages les plus modestes, sans garantir un accès équivalent à des alternatives saines et abordables, comme les fruits et légumes. C’est pourquoi l’Organisation mondiale de la Santé cherche aujourd’hui à mieux définir la catégorie des aliments ultra-transformés, afin d’harmoniser les politiques publiques et de guider les pays dans leurs stratégies de prévention.

Le Canada à la croisée des chemins

Face à ces expériences étrangères, le Canada amorce lentement un virage, mais le cadre réglementaire reste en retard. Le pays prévoit d’introduire, en janvier 2026, un étiquetage nutritionnel sur le devant des emballages, inspiré du modèle chilien. Cette mesure vise à aider les consommateurs à repérer d’un coup d’œil les produits riches en sucre, en sel ou en gras saturés. Elle constitue une étape importante vers une meilleure transparence alimentaire.

Cependant, la fiscalité alimentaire canadienne demeure inchangée depuis près de 35 ans. Le système actuel taxe ou exonère certains produits selon des critères désuets, comme la taille du format ou l’état prêt-à-consommer, plutôt que selon le degré de transformation ou la valeur nutritionnelle réelle. Résultat : certaines incohérences persistent. Par exemple, un grand format de boisson gazeuse peut être non taxé, alors qu’un repas sain et préparé à base d’ingrédients frais peut l’être. Ce paradoxe entretient la confusion chez les consommateurs et peut involontairement encourager la surconsommation de produits transformés à bas prix.


Déjà des milliers d’abonnés à l’infolettre de La Conversation. Et vous ? Abonnez-vous aujourd’hui à notre infolettre pour mieux comprendre les grands enjeux contemporains.


Pour que la politique fiscale canadienne soutienne réellement la santé publique, une révision complète du système s’impose. Il serait souhaitable d’intégrer des critères nutritionnels clairs, alignés sur les recommandations de Santé Canada et sur les données scientifiques les plus récentes. De plus, une taxation efficace devrait s’accompagner de subventions ciblées favorisant l’achat de fruits, légumes, légumineuses et produits peu transformés.




À lire aussi :
Pourquoi apprendre à cuisiner dès l’enfance est un outil de santé publique


Vers une approche plus juste et équilibrée

La taxation des aliments ultra-transformés peut constituer un levier puissant pour améliorer la santé publique, mais son efficacité dépend du contexte dans lequel elle s’inscrit. Une politique isolée, centrée uniquement sur la taxe, risque d’être perçue comme punitive et injuste. En revanche, une stratégie intégrée, combinant taxation modérée, étiquetage clair, subventions pour les aliments sains et programmes d’éducation alimentaire, pourrait produire des effets durables et équitables.

Une telle approche permettrait de réduire la consommation de produits malsains tout en soutenant les populations les plus vulnérables. Elle éviterait de créer un paradoxe où une mesure de santé publique, conçue pour protéger la population, contribuerait en réalité à accentuer les inégalités sociales. Le défi du Canada est donc de repenser sa fiscalité alimentaire en s’appuyant sur les leçons des autres pays, tout en veillant à ne laisser personne derrière.

La Conversation Canada

Nina Klioueva a reçu des financements sous forme de bourse de maîtrise en recherche pour titulaires d’un diplôme professionnel – volet régulier du FRQ, ainsi qu’une Bourse d’études supérieures du Canada – maîtrise (BESC M) des IRSC.

Maude Perreault a reçu du financement du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

ref. Taxer les aliments ultra-transformés : solution ou fléau ? – https://theconversation.com/taxer-les-aliments-ultra-transformes-solution-ou-fleau-268051

Les psychoses ont souvent la même origine, mais les diagnostics sont multiples. Voici pourquoi cela pose problème

Source: The Conversation – in French – By Sameer Jauhar, Clinical Associate Professor, Imperial College London

Une étude révèle que les changements cérébraux à l’origine des symptômes psychotiques sont remarquablement similaires dans ces troubles mentaux supposés distincts. (Fahroni/Shutterstock)

Pendant des décennies, les psychiatres ont traité la psychose comme s’il s’agissait de troubles distincts. Les personnes souffrant d’hallucinations et de délires pouvaient être diagnostiquées comme schizophrènes, bipolaires, dépressives sévères ou autres troubles apparentés. Elles recevaient alors des traitements complètement différents selon le diagnostic. Mais de nouvelles recherches suggèrent que cette approche pourrait être fondamentalement erronée.

Notre dernière étude, publiée dans la revue Jama Psychiatry, révèle que les changements cérébraux à l’origine des symptômes psychotiques sont remarquablement similaires dans ces troubles mentaux considérés comme distincts. Ces résultats pourraient changer la façon dont les médecins choisissent les traitements pour les millions de personnes dans le monde qui souffrent de psychose.

La psychose, en ensemble de symptômes difficiles

La psychose en soi n’est pas une maladie, mais plutôt un ensemble de symptômes graves, qui empêchent de distinguer la réalité de sa propre perception. Les personnes touchées peuvent entendre des voix inexistantes, adhérer avec conviction à des croyances erronées, ou éprouver une pensée confuse et incohérente. Ces symptômes apparaissent soudainement et sont terrifiants, qu’ils surviennent seuls ou en parallèle avec la dépression ou la manie.

Nous avons étudié 38 personnes souffrant de leur premier épisode psychotique accompagné de symptômes de l’humeur, en les comparant à des volontaires en bonne santé. À l’aide d’une technologie de pointe d’imagerie cérébrale, nous avons mesuré la synthèse de dopamine, un neurotransmetteur lié à la motivation et à la récompense, dans différentes zones cérébrales.

Une découverte qui change la perspective

Nous avons constaté que les personnes souffrant d’épisodes maniaques présentaient une synthèse de dopamine plus élevée dans les zones du cerveau liées au traitement des émotions que celles souffrant de dépression. Toutefois, un schéma commun est apparu chez tous les participants : une synthèse de dopamine accrue dans les zones cérébrales liées à la réflexion et à la planification était systématiquement associée à des symptômes psychotiques plus graves (hallucinations et délires), quel que soit leur diagnostic officiel.

Cette découverte remet en question certains aspects de la pratique psychiatrique moderne. De nos jours, les décisions thérapeutiques reposent largement sur des catégories diagnostiques qui ne reflètent pas nécessairement ce qui se passe réellement dans le cerveau des patients. Deux patients présentant les mêmes symptômes peuvent recevoir des médicaments différents simplement parce que l’un a été diagnostiqué comme souffrant de trouble bipolaire et l’autre de dépression.

Notre étude montre que le dysfonctionnement de la dopamine n’est pas uniforme dans la psychose. Pour aller au-delà de la prescription par procédé par tâtonnements, il faut adapter les traitements à la biologie sous-jacente plutôt qu’aux seules catégories diagnostiques.

Un psychiatre et son patient
Ces résultats pourraient nous aider à nous éloigner de la prescription unique pour tous.
(Yurii Maslak/Shutterstock)

Vers une psychiatrie de précision

Les implications pourraient être profondes. Plutôt que de baser le traitement uniquement sur des catégories psychiatriques, les médecins pourraient bientôt utiliser des marqueurs biologiques pour identifier les médicaments les plus efficaces pour chaque patient. Cette approche, appelée psychiatrie de précision (inspirée de la médecine personnalisée), s’inspire de la manière dont les oncologues adaptent déjà les traitements contre le cancer à la composition génétique de tumeurs.

Pour les personnes atteintes de psychose, cela pourrait signifier un rétablissement plus rapide et moins d’effets secondaires, en remplaçant les médicaments qui ne fonctionnent pas. Trouver le bon traitement prend souvent des mois d’essais, durant lesquels les symptômes persistent.

Nos recherches suggèrent que les personnes dont la psychose s’accompagne de symptômes d’humeur importants pourraient bénéficier de médicaments ciblant les circuits cérébraux liés aux émotions. Celles qui n’ont pas de troubles de l’humeur pourraient nécessiter des traitements agissant sur les zones du cerveau impliquées dans la pensée et la planification. Certaines personnes pourraient même bénéficier de traitements qui ciblent simultanément les problèmes cognitifs, les hallucinations et les délires.


Déjà des milliers d’abonnés à l’infolettre de La Conversation. Et vous ? Abonnez-vous gratuitement à notre infolettre pour mieux comprendre les grands enjeux contemporains.


Limites et perspectives

Cela ne signifie pas que les diagnostics psychiatriques sont inutiles. Ils restent essentiels pour organiser les services de santé, faciliter la communication entre les professionnels et déterminer l’accès au traitement. Mais ils ne sont peut-être plus le meilleur guide pour choisir les médicaments.

L’étude a porté sur un nombre relativement restreint de personnes, et les résultats doivent être reproduits dans des groupes plus importants avant de modifier la pratique clinique. Néanmoins, cette recherche représente une avancée significative vers une approche plus scientifique et plus biologique du traitement de l’un des symptômes les plus difficiles à traiter en psychiatrie.

À mesure que notre compréhension du cerveau progresse, les catégories rigides qui ont dominé la psychiatrie pendant des décennies commencent à s’estomper. Si le cerveau (et la nature) ne respecte pas les frontières diagnostiques, nos traitements ne devraient pas non plus les respecter.

La Conversation Canada

Le Dr Jauhar a déclaré avoir reçu des honoraires personnels de Recordati, LB Pharmaceuticals, Boehringer Ingelheim, Wellcome Trust, Lundbeck, Janssen et Sunovion, ainsi qu’un soutien non financier de la part du National Institute for Health and Care Excellence, de la British Association for Psychopharmacology et du Royal College of Psychiatrists, en dehors du travail soumis.

Robert McCutcheon reçoit des honoraires personnels de Boehringer Ingelheim, Janssen, Karuna, Lundbeck, Newron, Otsuka et Viatris, en dehors du travail soumis.

ref. Les psychoses ont souvent la même origine, mais les diagnostics sont multiples. Voici pourquoi cela pose problème – https://theconversation.com/les-psychoses-ont-souvent-la-meme-origine-mais-les-diagnostics-sont-multiples-voici-pourquoi-cela-pose-probleme-263971

Obésité : pourquoi les nouveaux médicaments ne sont pas des remèdes miracles

Source: The Conversation – in French – By Alexandre Duparc, Cardiologue, Université de Toulouse

Wegovy, Mounjaro, Saxenda… Les analogues de l’hormone intestinale glucagon-like peptide-1 (GLP-1) ont beaucoup fait parler d’eux ces dernières années, en raison de leur efficacité en matière de perte de poids. Mais ces médicaments ne suffiront pas à vaincre l’obésité, dont la forte progression est due à de nombreux facteurs.


La lutte contre l’obésité est l’un des enjeux majeurs de la médecine du XXIe siècle. Cette maladie chronique, aux nombreuses complications physiques, psychologiques et sociales a vu sa prévalence mondiale doubler entre 1990 et 2022, date à laquelle elle touche, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), plus d’un milliard de personnes (880 millions d’adultes et 160 millions d’enfants.

La France n’est pas épargnée. On considère qu’environ 8 millions de Françaises et de Français sont actuellement concernés par l’obésité. Sa prévalence est passée de 8,5 % en 1997 à 15 % en 2012, puis 17 % en 2020 et cette tendance va se poursuivre dans les années à venir.

Récemment, de nouveaux médicaments – les analogues de l’hormone intestinale glucagon-like peptide-1 (GLP-1) – ont intégré l’arsenal thérapeutique, suscitant de nouveaux espoirs. Cependant, ils ne permettront pas à eux seuls de vaincre l’obésité. Explications.

De nouvelles molécules efficaces

L’OMS définit le surpoids et l’obésité comme une accumulation anormale ou excessive de graisse, présentant un risque pour la santé. Une personne est considérée comme en surpoids si son indice de masse corporelle (IMC) est supérieur à 25, et comme obèse si celui-ci dépasse 30.




À lire aussi :
Pourquoi il est possible d’être obèse sans être en surpoids


Historiquement, la prise en charge thérapeutique de cette maladie s’est structurée autour d’une approche pluridisciplinaire et globale alliant conseils d’hygiène de vie (activité physique, alimentation), suivi psychologique, prévention et traitement des complications. Pour les cas les plus sévères, le recours à la chirurgie bariatrique peut être envisagé.

Les thérapeutiques médicamenteuses sont longtemps restées en retrait. On se souvient de l’échec du dexfenfluramine (nom commercial Isomeride, autorisé en France de 1985 à 1997), puis du benfluorex (nom commercial Mediator, autorisé de 1976 à 2009). Tous deux ont été retirés du marché en raison de leurs effets secondaires aux conséquences dramatiques, notamment cardiaques (dégradation des valves cardiaques) et pulmonaires (hypertension artérielle pulmonaire). Le Mediator reste associé à l’un des plus retentissants scandales sanitaires des dernières décennies.

Depuis peu, une nouvelle classe de molécules est à la disposition du corps médical pour lutter contre l’obésité : les analogues du peptide glucagon-like 1 (GLP-1). Cette petite hormone permet d’augmenter la production d’insuline, et donc de mieux absorber le glucose. Elle a un effet central bénéfique sur la satiété et retarde la vidange gastrique (le vidage de l’estomac). Parmi ces nouveaux médicaments figurent le liraglutide (commercialisé sous les noms Saxenda pour l’obésité ou Victoza pour le diabète), le sémaglutide (noms commerciaux Wegovy pour l’obésité ou Ozempic pour le diabète) et le tirzépatide (Mounjaro).

Prescrites sous forme d’injections hebdomadaires, ces molécules étaient déjà indiquées en routine dans la prise en charge du diabète de type 2. Plusieurs essais cliniques de grande envergure chez les sujets obèses ou en surpoids mais indemnes de diabète ont démontré l’efficacité de ces médicaments en complément d’une prise en charge alliant diététique et activité physique. Le bénéfice semble dépasser la seule perte de poids, puisqu’on constate également une amélioration de certains paramètres cardiovasculaires et métaboliques.

L’autorisation de mise sur le marché permet actuellement de les prescrire en complément d’un régime hypocalorique et d’une augmentation de l’activité physique, chez l’adulte ayant un indice de masse corporelle supérieur à 30 kg/m2 ou supérieur à 27 en cas de co-morbidité liée au poids. Toutefois, l’Assurance maladie ne les rembourse pas.

Ces traitements, qui apparaissent comme simples, efficaces et moins invasifs que la chirurgie, ont soulevé un enthousiasme légitime. Il est cependant illusoire d’imaginer que le combat contre l’obésité puisse se réduire à l’injection hebdomadaire d’un médicament. En effet, les causes de l’obésité et du surpoids sont multifactorielles, et dépassent la problématique du seul déséquilibre entre apports et dépenses caloriques.

Obésité, surpoids : des multiples causes

Les travaux de recherche ont révélé que les risques de surpoids et d’obésité dépendent de plusieurs déterminants : des facteurs génétiques (et épigénétiques), endocriniens (autrement dit, hormonaux), médicamenteux (certains traitements augmentent le risque), psychologiques, sociologiques ou encore environnementaux.

Concernant ce dernier point, on sait aujourd’hui que de nombreuses substances omniprésentes dans l’environnement sont classées comme obésogènes. Elles peuvent perturber notre métabolisme hormonal (perturbateurs endocriniens), modifier notre microbiote intestinal, ou agir à l’échelle génétique et épigénétique.

Dans ce contexte, le concept d’exposome, défini comme « l’ensemble des expositions environnementales au cours de la vie, y compris les facteurs liés au mode de vie, dès la période prénatale », prend tout son sens.




À lire aussi :
Épigénétique, inactivation du chromosome X et santé des femmes : conversation avec Edith Heard


Dans certains cas, les effets des déterminants impliqués dans l’obésité peuvent rester latents pendant de nombreuses années, et les conséquences ne s’exprimer que tardivement, voire aux générations suivantes. Le diéthylstilbestrol (plus connu sous son nom commercial Distilbène) est un exemple emblématique de ces effets métaboliques transgénérationnels, non seulement en matière de surpoids et d’obésité, mais également en ce qui concerne le risque de cancers.

C’est pour rendre compte de ces phénomènes causaux que le concept de developmental origins of health and disease (DOHaD) – origines développementales de la santé et des maladies – a été forgé.

Une fois exposée la complexité de l’obésité, il apparaît donc évident que les cibles sur lesquelles agissent les analogues du GLP-1 (production d’insuline, satiété) sont loin d’être les seules impliquées dans la maladie.

Par ailleurs, on constate que les sources d’obésité ont, pour la plupart, des conséquences négatives sur la santé qui vont au-delà de la seule prise de poids. Ainsi, la consommation excessive de sucres raffinés, d’aliments ultratransformés, de viande rouge, de charcuterie, le manque de fibres, l’exposition à des toxiques, ou encore la sédentarité sont autant de facteurs de risques de santé dégradée.

Des molécules qui ne font pas de miracles

Les analogues du GLP-1 ne peuvent pas « guérir » l’obésité. Ce n’est d’ailleurs pas ce que prétendent les auteurs des études qui en ont testé l’efficacité.

Selon les résultats de l’étude STEP3, la perte de poids sous sémaglutide est de 15 % après 68 semaines de traitement (contre 5 % dans le groupe placebo). Si l’on considère le profil « type » des patients inclus dans cette étude, soit des individus ayant un IMC moyen à 37 (ce qui correspond à un poids de 100 kg pour une taille de 1m65), une perte de poids de 15 % les mènera à un IMC à 31. Ils passeront alors d’une obésité sévère à une obésité modérée. Si le gain en termes de santé est considérable, ces sujets présenteront encore un surrisque médical significatif.

Il convient également de se questionner sur la tolérance du traitement, ainsi que sur son observance chez des patients dont les ordonnances peuvent être très longues du fait des polypathologies. Par ailleurs, le maintien de l’efficacité au long cours reste à déterminer, a fortiori si l’ensemble des facteurs causaux n’est pas éradiqué.

Se posent aussi les problématiques de la prise de poids à l’arrêt du traitement, ainsi que de la sarcopénie, c’est-à-dire la perte musculaire, qualitative ou quantitative. En effet, une perte de poids ne se résume jamais seulement à une perte de masse graisseuse, mais s’accompagne également d’une perte de masse maigre, notamment musculaire. Ce phénomène pourrait être prévenu ou compensé grâce à l’exercice physique.

L’importance de la prévention

À ce jour, les analogues du GLP-1 sont envisagés comme traitement de l’obésité une fois que celle-ci est installée. Il s’agit donc d’une approche curative. Les articles scientifiques partent du principe que les mesures de préventions, dites « hygiénodiététiques » sont insuffisantes alors que les modalités d’élaboration de ces mesures ne sont que rarement questionnées, pas plus que la possibilité de s’attaquer aux nombreux facteurs qui entravent leur mise en pratique.

Les conseils adressés au grand public sont en effet essentiellement diffusés sous forme de messages ou d’injonctions à modifier les comportements individuels. Ils font donc implicitement reposer la responsabilité sur chacun et chacune, et sont, en ce sens, potentiellement culpabilisants. Parallèlement, ils passent le plus souvent sous silence les autres facteurs causaux qui structurent notre exposition globale.

Parmi les facteurs qui entravent la prévention, citons :

  • la facilité d’accès à des aliments favorisant l’obésité (sucrés, salés, ultratransformés), bon marché, vantés par la publicité, peu régulés et peu taxés alors que leur caractère néfaste est avéré ;

  • l’obstruction à la généralisation d’outils pourtant largement validés tels que le Nutri-Score, illustrant le fait que la question sanitaire passe généralement après les intérêts économiques, tant à l’échelle française qu’européenne ;

  • le contexte environnemental défavorable, exposant les individus à de multiples polluants. Nombre d’entre eux favorisent l’obésité, notamment via des mécanismes hormonaux ;

  • les manquements des politiques d’aménagement du territoire qui devraient promouvoir les mobilités actives et l’accès aux infrastructures d’activités physiques et sportives sur l’ensemble du territoire (urbain, semi-urbain et rural) et lutter ainsi contre la sédentarité et le manque d’activité physique ;

  • l’impact des déterminants socio-économiques ou psychologiques qui rendent difficilement applicables les comportements vertueux en termes d’alimentation et d’activité physique.

Rappelons le poids des inégalités (socio-économiques, de genre, ethno-raciales, territoriales…) dans la santé en général et particulièrement dans les questions touchant à l’obésité . En France, 17 % des individus dont le niveau de vie est inférieur au premier quart de la distribution sont obèses contre 10 % pour ceux dont le niveau de vie appartient au quartile de niveau de vie supérieur.




À lire aussi :
Obésité et « manque de volonté » : les préjugés négatifs ont la vie dure


L’augmentation de la pauvreté, de la précarité et le creusement des inégalités sociales sont à ce titre inquiétants, car ils ne peuvent que dégrader les conditions de santé des populations les plus défavorisées.

Prévenir coûterait moins cher que guérir

Terminons sur un point impossible à ne pas considérer : celui du coût du traitement par analogues du GLP-1, évalué à environ 300 euros par mois et par patient.

Sans remboursement, ce traitement ne sera accessible qu’aux plus aisés. S’il est pris en charge par l’Assurance maladie, le coût potentiel apparaît comme vertigineux. L’OMS prévoit en effet que d’ici 2030, près de 30 % de la population française pourrait être concernée par l’obésité.

Conclusion, la communauté des soignants, associée à celle des patients, ne peut compter exagérément sur cette classe de médicaments. Pour lutter contre l’obésité, il faut continuer à valoriser une prise en charge pluridisciplinaire, alliant des savoirs académiques, issus de différentes disciplines scientifiques, avec des savoirs souvent qualifiés d’« expérientiels » : ceux des patients, des professionnels de l’éducation et de la prévention en santé, des décideurs en matière de politiques de santé, etc.

Cette approche est certes moins spectaculaire et moins facilement médiatisable que les annonces tonitruantes qui accompagnent les découvertes de thérapies innovantes, mais elle est indispensable. La prévention ne s’oppose pas au traitement curatif : elle le précède, et l’accompagne.

On ne peut espérer diminuer significativement et durablement la prévalence de l’obésité qu’en ciblant l’ensemble des facteurs qui la sous-tendent, individuels, sociaux et environnementaux. Cela implique l’élaboration et la mise en œuvre de politiques de santé publique larges, ambitieuses et respectueuses de la démocratie sanitaire.

Il faut avoir conscience que cela ira vraisemblablement à l’encontre d’intérêts économiques de court terme. Mais la santé publique en vaut sans aucun doute la chandelle.

The Conversation

Alexandre Duparc n’a pas de conflit d’intérêt financier à déclarer. Il est membre de L’Atecopol et de Scientifiques en Rébellion

Philippe Terral a reçu des financements de l’ANR, l’INCa, l’IRESP, la Fondation de France.

Tania Pacheff est membre de l’association “no plastic in my food” (ex-Cantine sans plastique France)

Olivier Lairez ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Obésité : pourquoi les nouveaux médicaments ne sont pas des remèdes miracles – https://theconversation.com/obesite-pourquoi-les-nouveaux-medicaments-ne-sont-pas-des-remedes-miracles-259846

Les vaccins à ARNm anti-Covid 19 vont-ils révolutionner le traitement du cancer ?

Source: The Conversation – in French – By Adam Grippin, Physician Scientist in Cancer Immunotherapy, The University of Texas MD Anderson Cancer Center

Avec un peu d’aide, les cellules immunitaires peuvent devenir de puissantes destructrices de tumeurs. Steve Gschmeissner/Science Photo Library/Getty Images

Les vaccins contre le Covid-19 à base d’ARN messager, qui ont sauvé 2,5 millions de vies dans le monde pendant la pandémie, pourraient aussi stimuler le système immunitaire, aidant ainsi à combattre le cancer. C’est la conclusion, aussi inattendue que marquante, d’une nouvelle étude publiée dans la revue Nature.


En 2016, notre équipe, dirigée par le pédiatre oncologue Elias Sayour, développait des vaccins à ARN messager (ARNm) pour tenter de soigner des patients atteints de tumeurs cérébrales. Au cours de ces travaux, nous avons découvert que l’ARNm était capable d’entraîner le système immunitaire à détruire les tumeurs. Et ce, même lorsque ledit ARNm n’a aucun lien avec le cancer.

Partant de ce constat, nous avons émis l’hypothèse que les vaccins à ARNm conçus pour cibler le SARS-CoV-2, le virus responsable du Covid-19, pourraient également présenter des effets antitumoraux.

Renforcer les capacités naturelles de l’organisme

Afin de le vérifier, nous avons examiné les résultats cliniques de plus de 1 000 patients atteints de mélanome ou de cancer du poumon à un stade avancé, auxquels avait été prescrit un traitement par inhibiteurs de points de contrôle immunitaire. Cette prise en charge fait partie des immunothérapies : son objectif est de renforcer les capacités naturelles de l’organisme à éliminer les cellules cancéreuses.

Couramment utilisée par les médecins, l’approche basée sur l’emploi d’inhibiteurs de point de contrôle consiste à bloquer une protéine produite et utilisée par les cellules tumorales. Ladite protéine est employée par ces dernières « pour éteindre » les cellules immunitaires, et ainsi éviter d’être repérées et éliminées par les défenses de l’organisme. Bloquer cette protéine tumorale permet de remettre les cellules cancéreuses sur le radar du système immunitaire.

Nos résultats ont révélé que, de façon remarquable, les patients qui ont reçu le vaccin anti-Covid-19 à ARNm des laboratoires Pfizer ou Moderna dans les cent jours qui ont suivi le début de l’immunothérapie avaient plus de deux fois plus de chances d’être en vie au bout de trois ans que ceux qui n’avaient reçu aucun des deux vaccins.

Fait surprenant, les patients porteurs de tumeurs connues pour répondre généralement mal à l’immunothérapie ont eux aussi tiré un bénéfice très important de cette vaccination : leur taux de survie globale à trois ans s’est nettement amélioré, puisqu’il a été multiplié par cinq.

Ce lien entre administration d’un vaccin anti-Covid-19 à ARNm et amélioration de la survie est resté robuste même après ajustement pour des facteurs tels que la gravité de la maladie et la prise en compte d’éventuelles comorbidités (des pathologies ou troubles présents en même temps que la maladie, ndlr).

Pour comprendre le mécanisme sous-jacent à ces résultats, nous avons eu recours à des modèles animaux. Ces travaux nous ont permis de découvrir que les vaccins anti-Covid-19 à ARNm agissent comme un signal d’alarme. Ils déclenchent la reconnaissance et la destruction des cellules tumorales par le système immunitaire, contrecarrant ainsi la capacité du cancer à désactiver les cellules immunitaires.

Lorsque de tels vaccins sont associés à une immunothérapie par inhibiteurs de points de contrôle, les deux traitements se coordonnent, ce qui libère contre les cellules cancéreuses toute la puissance du système immunitaire.

Le pédiatre oncologue Elias Sayour (University of Florida Health), qui a dirigé ces travaux, explique que des vaccins à ARNm non spécifiques du cancer d’un patient peuvent « réveiller le “géant endormi” qu’est le système immunitaire pour qu’il lutte contre le cancer » (vidéo en anglais).

En quoi est-ce important ?

Au cours de la dernière décennie, l’immunothérapie par inhibiteurs de points de contrôle a révolutionné le traitement du cancer. Elle a permis de guérir de nombreux patients auparavant considérés comme incurables. Toutefois, ces thérapies restent inefficaces chez les patients présentant des « tumeurs froides » (peu infiltrées par les cellules immunitaires, ndlr), qui parviennent à échapper à la détection immunitaire.

Nos observations laissent penser que les vaccins à ARNm pourraient fournir l’étincelle nécessaire pour transformer ces « tumeurs froides » en « tumeurs chaudes » (qui contiennent des lymphocytes T et répondent mieux aux immunothérapies, ndlr). Nous sommes en train de monter un essai clinique pour confirmer ces résultats. Si ses conclusions sont positives, nous espérons que le recours à cette intervention, largement disponible et peu coûteuse, permettra à des millions de patients de profiter des bénéfices de l’immunothérapie.

D’innombrables flacons transparents étiquetés « CANCER mRNA vaccine 10 ML » posés sur une table
L’association de l’immunothérapie et des vaccins à ARNm pourrait permettre à un plus grand nombre de patients de percevoir les bénéfices de cette prise en charge.
Thom Leach/Science Photo Library/Getty Images

D’autres travaux de recherche sont en cours

Contrairement aux vaccins destinés à lutter contre les maladies infectieuses, qui sont utilisés pour prévenir une infection, les vaccins thérapeutiques contre le cancer sont employés en vue d’entraîner le système immunitaire des patients à mieux combattre les tumeurs.

Comme de nombreux autres scientifiques, nous travaillons activement à concevoir des vaccins à ARNm personnalisés destinés aux patients atteints de cancer. Pour y parvenir, nous prélevons un petit échantillon de la tumeur d’un patient, puis nous cherchons à prédire quelles protéines tumorales constitueraient, pour cet individu, les meilleures cibles pour le vaccin en question, grâce à des algorithmes d’apprentissage automatique. Toutefois, cette approche peut s’avérer coûteuse et les vaccins résultants, complexes à fabriquer.

A contrario, les vaccins à ARNm anti-Covid-19 n’ont pas besoin d’être personnalisés. Par ailleurs, ils sont déjà disponibles dans le monde entier, à faible coût ou gratuitement, et pourraient être administrés à tout moment au cours du traitement d’un patient.

Nos résultats, qui indiquent que ces vaccins possèdent d’importants effets antitumoraux, suggèrent que l’on pourrait aussi les utiliser pour contribuer à étendre à tous les patients les bénéfices anticancéreux des vaccins à ARNm. Dans cette optique, nous nous préparons à tester cette stratégie thérapeutique dans le cadre d’un essai clinique national.

Perspectives

L’essai clinique que nous allons mener concernera des personnes atteintes d’un cancer du poumon. Les participants recevant un inhibiteur de point de contrôle immunitaire seront répartis aléatoirement dans deux groupes. Les membres de l’un des groupes recevront un vaccin anti-Covid-19 à ARNm au cours de leur traitement, tandis que ceux de l’autre n’en recevront pas.

Cette étude nous permettra de déterminer si les vaccins à ARNm contre la Covid-19 devraient être inclus dans les protocoles de soins standards prodigués aux personnes qui reçoivent un inhibiteur de point de contrôle immunitaire. En définitive, nous espérons que cette approche aidera de nombreux patients traités par immunothérapie, en particulier ceux qui, aujourd’hui, disposent de peu d’options thérapeutiques efficaces.

Ce travail illustre comment un outil né d’une pandémie mondiale pourrait se transformer en une nouvelle arme pour lutter contre le cancer, étendant rapidement à des millions de patients les avantages des traitements existants. En exploitant un vaccin familier d’une nouvelle manière, nous espérons que des patients atteints du cancer et jusqu’à présent laissés pour compte pourront avoir accès aux bénéfices de l’immunothérapie.

The Conversation

Adam Grippin reçoit des financements du National Cancer Institute (NCI), de l’American Brain Tumor Association et de la Radiological Society of North America. Il est l’inventeur de brevets liés aux thérapies à base d’ARNm qui font l’objet d’une option de licence par iOncology. Il est actuellement employé par le MD Anderson Cancer Center et consultant pour Sift Biosciences.

Christiano Marconi travaille pour l’université de Floride. Il reçoit des fonds du centre de cancérologie UF Health Cancer Center.

ref. Les vaccins à ARNm anti-Covid 19 vont-ils révolutionner le traitement du cancer ? – https://theconversation.com/les-vaccins-a-arnm-anti-covid-19-vont-ils-revolutionner-le-traitement-du-cancer-268419

La grande histoire de la Sécurité sociale de 1945 à nos jours

Source: The Conversation – in French – By Léo Rosell, Ater, Université Paris Dauphine – PSL

Pour les 70 ans de la Sécurité sociale en 2015, un timbre commémoratif réunissait Pierre Laroque, premier directeur général de la « Sécu » (à gauche de l’image), et Ambroise Croizat, ministre communiste du travail et de la sécurité sociale (à droite). Wikitimbres

Créée en 1945, la Sécurité sociale répondait à un objectif ambitieux : mettre les Français à l’abri du besoin et instaurer un ordre social nouveau. Fruit d’un compromis entre l’État et le mouvement ouvrier, cette institution a profondément façonné la solidarité sociale en France. Retour sur l’histoire d’un système révolutionnaire, aujourd’hui confronté à des défis de gouvernance et de légitimité.

Cet article est publié en partenariat avec Mermoz, la revue du Cercle des économistes dont le dont le numéro 8 a pour thème « Notre modèle social, un chef-d’œuvre en péril »..


La Sécurité sociale fête ses quatre-vingts ans. Née en 1945, dans un pays où tout est à reconstruire, cette institution sociale affiche alors l’ambition de créer un « ordre social nouveau ». La Sécurité sociale vise à mettre l’ensemble de la population « à l’abri du besoin » et à la libérer de « la peur du lendemain ».

À la Libération, la solidarité en armes exprimée dans la Résistance devait, en quelque sorte, se transcrire dans une solidarité sociale. Cette idée caractérise le compromis institutionnel à l’origine de la Sécurité sociale, entre un État social émancipateur et un mouvement ouvrier puissant et organisé. Dans les décennies suivantes, la démocratie sociale originelle disparaît progressivement, d’abord au profit d’un paritarisme plus favorable au patronat, puis dans le sens d’une gouvernance reprise en main par l’État.

Une longue histoire

Commençons par rappeler que tout ne s’est pas créé en 1945. Le plan français de sécurité sociale est le fruit d’un processus qui s’inscrit dans le temps long, et l’on peut en faire remonter les origines philosophiques à la Révolution française, un moment important de « laïcisation de la charité religieuse » qui avait cours depuis le Moyen Âge et sous l’Ancien Régime. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793 pose ainsi pour la première fois le principe selon lequel « les secours publics sont une dette sacrée » de la nation. Après la chute des robespierristes, qui portaient cette aspiration, les expérimentations en matière de secours publics disparaissent.

Commence alors un XIXe siècle marqué par le refus de l’État d’intervenir directement dans les affaires économiques et sociales, mais aussi par le retour de la charité assistancielle. En parallèle, deux traditions se développent en matière de protection sociale : d’une part, une conception républicaine, qui revendique une solidarité nationale, et d’autre part, une tradition ouvrière, qui repose sur l’entraide collective au sein des caisses de secours mutuels et qui est attachée à une gestion par les travailleurs eux-mêmes. La fin du siècle est quant à elle marquée par le développement d’une philosophie, le solidarisme, inspirée de l’œuvre de Léon Bourgeois. Ce courant de pensée postule que la société doit être organisée autour de la solidarité nationale. Il inspire la « nébuleuse réformatrice » à l’origine de l’État social, à travers les premières lois sur les accidents du travail en 1898, sur les retraites ouvrières et paysannes en 1910 ou encore sur les assurances sociales en 1928-1930.

Mais ces anciennes législations sont imparfaites, car elles ne couvrent que les salariés les plus pauvres, elles dispensent des prestations jugées insuffisantes et on y adhère selon le principe de la « liberté d’affiliation ». Cela signifie que le système compte une multiplicité de caisses, d’origine patronale, mutualiste, confessionnelle, syndicale ou départementale, dont l’efficacité est inégale. Compte tenu de ce bilan critique, le programme du Conseil national de la résistance (CNR), adopté dans la clandestinité le 15 mars 1944, entend réformer cette ancienne législation, à travers « un plan complet de sécurité sociale ». Le Gouvernement provisoire de la République française va donc s’y atteler, une fois le territoire national libéré.

Une réforme révolutionnaire

Ce contexte a permis la réalisation d’une « réforme révolutionnaire ». La Sécurité sociale repose sur des mesures prises par le pouvoir politique : elle s’est construite à partir d’ordonnances, comme celles du 4 et du 19 octobre 1945 portant création de la Sécurité sociale, sur des lois, comme celle du 22 mai 1946 portant généralisation de la Sécurité sociale, ou encore sur de nombreux décrets. En revanche, elle n’en est pas moins révolutionnaire par sa portée, par son ambition, celle de créer un « ordre social nouveau », pour reprendre une expression du haut fonctionnaire Pierre Laroque, elle-même déjà présente chez Jean Jaurès. Le 23 mars 1945, Laroque proclame :

« C’est une révolution qu’il faut faire et c’est une révolution que nous ferons ! »




À lire aussi :
Mesurer le non-recours pour éviter de dépenser « un pognon de dingue »


Si le rôle de l’institution est incarné par Pierre Laroque, premier directeur de la Sécurité sociale, celui du mouvement ouvrier l’est par Ambroise Croizat. Ancien ouvrier dès l’âge de treize ans, dirigeant de la Fédération des métaux de la Confédération générale du travail (CGT) et député communiste sous le Front populaire, Ambroise Croizat devient président de la commission du travail et des affaires sociales de l’Assemblée consultative provisoire à la Libération, puis ministre du travail et de la sécurité sociale, du 21 novembre 1945 au 4 mai 1947.

Avec Pierre Laroque, ils mettent en œuvre le régime général de la Sécurité sociale, qui repose sur quatre principes fondamentaux. Tout d’abord, il doit s’agir d’un régime universel : l’ensemble de la population, de la naissance à la mort, doit bénéficier de la Sécurité sociale. De plus, le millier de caisses qui existaient du temps des assurances sociales est remplacé par un système obligatoire reposant sur une seule caisse primaire par département, une caisse régionale et une caisse nationale, prenant en charge l’ensemble des risques sociaux.

Le financement par la cotisation sociale constitue le troisième principe. Renvoyant à la formule « de chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins », ce mode de financement par répartition permet au budget de la Sécurité sociale d’être autonome et donc de ne pas dépendre des arbitrages budgétaires de l’État. Enfin, le quatrième principe, sans doute le plus original, renvoie à la démocratie sociale : les caisses de la Sécurité sociale sont gérées « par les intéressés eux-mêmes ».

Des oppositions diverses

De nombreuses oppositions vont tenter de retarder, voire d’empêcher, cette réalisation. Dans les milieux patronaux d’abord, hostiles vis-à-vis de la cotisation patronale, de la caisse unique et de la gestion des caisses par les travailleurs. La Mutualité et les assurances privées craignent de perdre le rôle qu’elles avaient dans les anciennes assurances sociales. Les médecins libéraux ont peur d’être « fonctionnarisés » et de perdre leur liberté d’exercice, tandis que les cadres n’ont pas envie d’être associés au même régime que les salariés. Face à ces obstacles, Croizat et Laroque font preuve de pragmatisme, en donnant partiellement satisfaction à la Mutualité, ou encore aux cadres, avec la création d’un régime complémentaire, l’Agirc. Les artisans, commerçants, professions libérales et agriculteurs obtiennent la mise en place de régimes particuliers.

Entre 1945-1967, la gestion des caisses de la Sécurité sociale est donc organisée selon le principe de la démocratie sociale, en reconnaissant un pouvoir syndical fort. En effet, les conseils d’administration des caisses sont composés à 75 % par des représentants des salariés et à 25 % par ceux du patronat. Ces administrateurs sont d’abord désignés selon le principe de la représentativité syndicale. Le syndicat chrétien de la CFTC refuse alors de participer à la mise en œuvre du régime général car il perd la gestion de ses anciennes caisses confessionnelles, mais aussi parce qu’il craint de subir l’hégémonie de la CGT. Les militants cégétistes disposent de fait d’un quasi-monopole dans la mise en œuvre du régime général sur le terrain.

La Sécurité sociale à la française n’est donc pas un système étatique. Sur le plan juridique, les caisses primaires et régionales sont de droit privé, tandis que la caisse nationale est un établissement public à caractère administratif. L’État, à travers le ministère du travail et de la sécurité sociale – et la direction de la Sécurité sociale qui en dépend –, voit son pouvoir limité à certaines prérogatives, qui restent importantes : en plus du pouvoir normatif, qui s’exprime par la fixation du taux de cotisation et du montant des prestations, l’État dispose aussi d’une fonction de contrôle sur l’activité des caisses.

Une gestion ouvrière fragilisée

Au cours de l’année 1947, le changement de contexte politique a des conséquences directes sur la Sécurité sociale. Le 24 avril 1947, des « élections sociales » sont instaurées pour renforcer sa dimension démocratique et donnent lieu à une véritable campagne politique. La CGT obtient environ 60 % des voix, la CFTC 26 % et la Mutualité 10 %. Le 4 mai, les communistes sont exclus du gouvernement. L’entrée dans la logique de la guerre froide fragilise la gestion ouvrière de la Sécurité sociale, en particulier à la suite de la scission syndicale entre la CGT et Force ouvrière.

En 1958, l’instauration de la Ve République permet à l’État d’intervenir plus directement. Les ordonnances Debré instaurent la nomination des directeurs de caisses par l’exécutif, et non plus leur élection par les conseils d’administration. En 1960, les pouvoirs des directeurs augmentent, au détriment de ceux des conseils d’administration. Au cours de la même année, le corps de l’Inspection générale de la Sécurité sociale est créé, de même que le Centre d’études supérieures de la Sécurité sociale – devenue l’EN3S en 2004 –, participant à la professionnalisation du personnel des caisses.

À partir de 1967, la démocratie sociale disparaît, au profit d’un nouveau principe, le paritarisme. Instauré par les ordonnances Jeanneney, le paritarisme repose en théorie sur un partage du pouvoir entre partenaires sociaux, à parts égales entre syndicats de salariés et patrons. Dans les faits, ce nouveau mode de gestion renforce le pouvoir du patronat, qui joue de la division syndicale. De même, les élections sociales sont supprimées, et la caisse unique est divisée en quatre branches autonomes, chacune présidée par un haut fonctionnaire.

Tout se passe comme si le compromis de 1945 entre l’État social et les syndicats ouvriers s’était renversé au profit d’une nouvelle alliance entre la « technocratie » et le patronat. En tout cas, l’ensemble de ces mesures répond aux revendications du Conseil national du patronat français (CNPF).

La crise de l’État-providence

Les années 1980-1990 voient s’imposer un autre discours, celui sur la « crise de l’État-providence ». Un État réformateur, avec à sa tête le socialiste François Mitterrand depuis 1981, réalise certes la promesse d’une retraite à 60 ans et celle de restaurer les élections sociales. Mais l’affaiblissement des syndicats et le « tournant de la rigueur » de 1983 consacrent l’objectif de réduction des dépenses publiques, partagé par tous les gouvernements successifs.

L’instauration de la contribution sociale généralisée (CSG) en 1990-1991 participe quant à elle de la fiscalisation du financement de la Sécurité sociale, au détriment de la cotisation sociale, ce qui justifie politiquement une intervention accrue de l’État.

Une parlementarisation de la gestion de la Sécurité sociale se développe ainsi entre 1996 et 2004. Le rôle du Parlement et l’influence des directives européennes en matière budgétaire et réglementaire se traduisent par plusieurs mesures prises en 1996 : l’instauration par ordonnances d’une loi de financement de la Sécurité sociale votée chaque année, la suppression définitive des élections sociales et la création de deux outils de gouvernance budgétaire, l’objectif national des dépenses de l’Assurance maladie (Ondam) et la Caisse d’amortissement de la dette sociale (Cades). En 2000, c’est au tour du Conseil d’orientation des retraites (COR) d’être créé.

France Inter, 2025.

Néomanagement et logique comptable

Enfin, depuis 2004, s’est imposée une gouvernance managériale, fortement inspirée du « nouveau management public ». Cette évolution est symbolisée par la réforme de l’assurance-maladie et celle de l’hôpital public, avec l’instauration de la tarification à l’activité (T2A). Les différentes branches sont désormais gérées par des directeurs généraux aux pouvoirs élargis, tandis que des Conventions d’objectifs et de gestion (COG) sont contractées tous les quatre ans entre l’État et les branches, puis déclinées au niveau des caisses.

Une logique comptable de définition d’objectifs et d’évaluation des résultats s’impose donc devant l’exigence de répondre à des besoins et de garantir l’accès aux droits des bénéficiaires. Cette gouvernance managériale parvient parfois à mener des réformes impopulaires, comme la réforme des retraites de 2023 passée via l’usage de l’article 49.3 de la Constitution et le détournement d’un PLFSS rectificatif. Néanmoins, se pose dès lors la question du consentement populaire à ce mode de gestion, qui fragilise une institution centrale du pacte social républicain.

Les commémorations du 80e anniversaire de la Sécurité sociale ont ainsi été propices à la remise en cause d’une gouvernance, dénoncée comme étant antidémocratique, y compris parfois au sein même des élites de l’État social. Certains appellent à renouer avec les ambitions portées, en son temps, par Pierre Laroque, leur illustre prédécesseur, notamment en termes de démocratie sociale.


Cet article est publié en partenariat avec Mermoz, la revue du Cercle des économistes dont le numéro 8 a pour objet « Notre modèle social, un chef-d’œuvre en péril ». Vous pourrez y lire d’autres contributions.

Le titre et les intertitres sont de la rédaction de The Conversation France.

The Conversation

Léo Rosell ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. La grande histoire de la Sécurité sociale de 1945 à nos jours – https://theconversation.com/la-grande-histoire-de-la-securite-sociale-de-1945-a-nos-jours-268673

Crise au Mali: ce que révèle le blocus djihadiste de Bamako

Source: The Conversation – in French – By Olivier Walther, Associate Professor in Geography, University of Florida

Une coalition de groupes djihadistes affiliés à Al-Qaïda a assiégé la capitale du Mali. Depuis plus d’un mois, ils attaquent les convois d’approvisionnement de ce pays enclavé d’Afrique de l’Ouest. Ces attaques ciblent notamment ceux qui approvisionnent Bamako en carburant. Cette stratégie vise à exercer une pression considérable sur la junte militaire qui dirige le pays depuis cinq ans.

La situation sécuritaire s’est tellement détériorée que les États-Unis ont demandé à tous leurs ressortissants de quitter immédiatement le pays. Après plus de 10 ans d’insurrection armée, le blocus djihadiste conduira-t-il à la chute de la capitale ? The Conversation Africa s’est entretenu avec des chercheurs du Sahel Research Group de l’université de Floride.


Quelle est la situation actuelle à Bamako ?

Les attaques contre les infrastructures de transport et les convois circulant entre les centres urbains au Sahel ont considérablement augmenté depuis la fin des années 2010. Nos recherches montrent que certains axes routiers de transport au Mali sont particulièrement ciblés par les groupes djihadistes. L’un des plus importants relie Bamako à Gao, un centre économique stratégique où se trouve une importante base militaire. Ces attaques s’accompagnent du blocus d’autres centres urbains tels que Farabougou, Tombouctou, Kayes et, plus récemment, Bamako.

Bamako, située dans le sud-ouest du pays, a déjà été victime d’attaques djihadistes, notamment en 2015 et en 2024. Mais il s’agissait alors d’attaques terroristes limitées. Le blocus actuel reflète une ambition et une capacité bien plus grandes de la part des djihadistes. En juillet, des attaques coordonnées dans le sud-ouest du Mali ont marqué une nouvelle étape dans l’expansion vers le sud du Jama’at Nusrat al-Islam wal-Muslimin.

Depuis plusieurs semaines, Bamako est isolée de ses sources d’approvisionnement extérieures, en particulier en carburant, qui doit être importé depuis ses voisins côtiers. Le gouvernement a récemment été contraint de déclarer la fermeture des écoles et des universités en raison du manque de moyens de transport.

Pourquoi Bamako ?

Bamako est de loin la ville la plus importante du Mali en termes de population, d’économie et de politique. Sa chute aurait des conséquences catastrophiques pour l’avenir du pays.

Avec une population de 4,24 millions d’habitants en 2025, selon Africapolis, l’agglomération urbaine de Bamako est plus de dix fois plus grande que la deuxième ville du pays, Sikasso. L’importance de Bamako n’est pas seulement démographique. Toutes les fonctions exécutives y sont concentrées, notamment les ministères, la télévision nationale et l’aéroport international.

Bamako représente également une part importante de l’économie nationale. Nos études suggèrent que plus de 90 % des entreprises formelles sont situées dans la zone métropolitaine de Bamako.

La prise de Bamako rendrait inutile la conquête de territoires plus vastes et pourrait décider du sort du conflit malien. Le contrôle d’une capitale sert souvent de critère de facto pour la reconnaissance politique. Par exemple, bien qu’il ne commandait guère plus que Kinshasa dans ses dernières années, Mobutu Sese Seko a continué d’être reconnu comme le dirigeant du Zaïre jusqu’à ce que Laurent-Désiré Kabila s’empare de la capitale en mai 1997.

La prise de la capitale a également été une étape centrale dans la résolution de nombreuses guerres civiles africaines. En 2011, la prise d’Abidjan par les forces d’Alassane Ouattara, de la France et des Nations unies a mis fin à la deuxième guerre civile ivoirienne.

La prise d’une capitale africaine par des djihadistes, plutôt que par des rebelles conventionnels, déclencherait-elle une intervention extérieure des puissances occidentales ou africaines ? Cela semble peu probable. À l’exception de ses partenaires de l’Alliance des États du Sahel, le gouvernement malien est très isolé sur le plan diplomatique.

Une nouvelle intervention française paraît hautement improbable, après le retrait forcé de Paris et la montée du sentiment anti-français dans la région. Quant aux États-Unis, ils privilégient désormais les relations transactionnelles à de nouvelles interventions militaires, surtout en Afrique.

La rupture du Mali avec la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) rend toute réponse régionale coordonnée peu probable. Même le Burkina Faso et le Niger, voisins du Mali et partenaires de l’Alliance des Etats du Sahel (AES), sont eux-mêmes enlisés dans leur propre insurrection djihadiste.

Quel avenir pour Bamako et le Mali ?

Trois grands scénarios semblent envisageables :

  • une offensive militaire qui permet à la junte malienne de briser le blocus

  • un règlement négocié qui conduirait vraisemblablement à un nouvel Etat

  • un chaos politique en cas de chute de Bamako.

Le premier scénario suppose une mobilisation massive des forces armées maliennes, appuyées par l’Alliance des États du Sahel et sans doute par des mercenaires russes. Elle suppose pour cela que l’armée concentre ses efforts dans la région de Bamako et reprenne le contrôle des axes stratégiques

Ce scénario paraît peu probable. L’armée malienne reste limitée et, jusqu’à présent, peu de combats ont eu lieu dans les zones urbaines. Tombouctou, Gao et Kidal ont été conquises ou « libérées » sans combat. Les forces gouvernementales, les rebelles et les djihadistes ont préféré se retirer lorsque leurs adversaires ont avancé.

Le deuxième scénario, sans doute plus réaliste, serait une sorte d’accord politique négocié entre les autorités militaires maliennes et les djihadistes. Nous suggérons depuis de nombreuses années qu’un accord politique est le seul moyen de mettre fin à un conflit qu’aucune des parties ne peut gagner militairement.

Ces derniers mois, les appels au dialogue se multiplient. Des responsables religieux, politiques et économiques y contribuent, même si la question divise. Parmi les partisans les plus favorables au dialogue sont Alioune Nouhoum Diallo, ancien président de l’Assemblée nationale, et Mossadeck Bally, président du Conseil national du patronat du Mali.

Les partisans du dialogue citent souvent les expériences de règlements obtenus grâce au dialogue entre les islamistes et les acteurs étatiques ailleurs dans la région, en particulier dans certaines parties du Maghreb. Ces cas ont toutefois été façonnés par des traditions très différentes en matière de relations entre l’État et l’islam.

Un tel accord politique obligerait le Mali à abandonner son principe de laïcité inscrit dans la Constitution, ce que toutes les élites au pouvoir, y compris les leaders actuels, ont toujours refusé. Et vu la position de force des djihadistes, le gouvernement serait contraint à des concessions qui affaibliraient sa légitimité.

Cependant, si Bamako tombait, un dialogue médiatisé deviendrait plus probable. Gérer une ville aussi grande, maintenir les échanges commerciaux et l’approvisionnement en carburant nécessiterait des arrangements avec les pays voisins, hostiles aux djihadistes. Dans ce cas, les groupes armés pourraient accepter une autorité plus modérée dans le cadre d’un compromis pragmatique. Parmi les personnalités susceptibles de mener ou de négocier un tel processus on cite souvent l’imam Mahmoud Dicko, actuellement en exil. Même loin de son pays, il continue d’exercer une influence sur la politique malienne.

Le dernier scénario est la chute de Bamako et la prise du pouvoir par les djihadistes. Bien qu’entrer dans la capitale soit désormais envisageable, former un gouvernement uni et stable serait bien plus difficile. La coalition djihadiste est traversée par des divisions, des rivalités et des scissions. Elle entretient en outre une relation conflictuelle avec l’État islamique – Province du Sahel, actif dans l’est du Mali.

Si les djihadistes prenaient Bamako, l’État islamique chercherait sûrementà être impliqué dans l’exercice du pouvoir au niveau national. Ce qui pourrait déclencher des affrontements entre eux, comme on l’a vu en Somalie ou en Afghanistan.

La situation reste donc très confuse et imprévisible. Aucun de ces scénarios ne semble imminent, mais une chose paraît certaine : la crise qui déchire le cœur du Sahel est loin d’être résolue.

The Conversation

Olivier Walther bénéficie d’un financement de l’OCDE.

Leonardo A. Villalón a précédemment reçu un financement pour ses recherches universitaires sur le Sahel dans le cadre de l’initiative Minerva du gouvernement américain.

Alexander John Thurston, Baba Adou, and Cory Dakota Satter do not work for, consult, own shares in or receive funding from any company or organisation that would benefit from this article, and have disclosed no relevant affiliations beyond their academic appointment.

ref. Crise au Mali: ce que révèle le blocus djihadiste de Bamako – https://theconversation.com/crise-au-mali-ce-que-revele-le-blocus-djihadiste-de-bamako-268870