Menace terroriste en France : sur TikTok, une propagande djihadiste à portée des jeunes

Source: The Conversation – France in French (3) – By Laurène Renaut, Maîtresse de conférence au Celsa, Sorbonne Université

Dix ans après les attentats de 2015, la menace terroriste, toujours vive, s’est transformée : elle émane d’individus de plus en plus jeunes, présents sur le territoire français, sans lien avec des organisations structurées. La propagande djihadiste sur les réseaux sociaux, très facile d’accès, permettrait un « auto-endoctrinement » rapide. Entretien avec Laurène Renaut, spécialiste des cercles djihadistes en ligne.


The Conversation : Dix ans après les attentats de 2015, comment évolue la menace terroriste en France ?

Laurène Renaut : Le procureur national antiterroriste [Olivier Christen] a souligné que la menace djihadiste reste élevée et qu’elle a même tendance à croître au regard du nombre de procédures pour des contentieux djihadistes ces dernières années. Mais cette menace a muté. Elle est aujourd’hui endogène, moins commandée de l’étranger et plutôt liée à des individus inspirés par la propagande djihadiste, sans contact avec des organisations terroristes. Par ailleurs, il y a une évolution des profils depuis fin 2023 avec un rajeunissement des candidats au djihad armé. En 2023, 15 jeunes de moins de 21 ans étaient impliqués dans des projets d’attentats, 19 en 2024 et 17 en 2025. Ce phénomène de rajeunissement est européen, et pas seulement français. La seconde mutation réside dans une forme d’autoradicalisation de ces jeunes qui ne vont pas forcément avoir besoin de contacts avec les organisations terroristes pour exprimer des velléités de passage à l’acte au contact de la propagande djihadiste en ligne.

Enfin, ce qui semble se dessiner, ce sont des formes de basculement très rapides, que l’on n’observait pas il y a quelques années. Lorsque j’ai commencé mon travail de thèse, fin 2017, la radicalisation s’inscrivait sur du long terme, avec de nombreuses étapes, un environnement familial, des rencontres, des échanges en ligne. Or là, depuis fin 2023 début 2024, le délai entre le moment où ces jeunes commencent à consommer de la propagande en ligne et le moment où certains décident de participer à des actions violentes semble de plus en plus court.

Comment arrivez-vous à ces conclusions ?

L. R. : Je m’appuie ici sur les données fournies par le parquet national antiterroriste ainsi que sur des échanges avec des acteurs de terrain et professionnels de la radicalisation. Mon travail, depuis huit ans, consiste à analyser l’évolution des djihadosphères (espaces numériques où y est promu le djihad armé), sur des réseaux comme Facebook, X ou TikTok. En enquêtant sur ces communautés numériques djihadistes, j’essaie de comprendre comment les partisans de l’Organisation de l’État islamique parviennent à communiquer ensemble, malgré la surveillance des plateformes. Comment ils et elles se reconnaissent et interagissent ? Quels moyens ils déploient pour mener le « djihad médiatique » qu’ils considèrent comme essentiel pour défendre leur cause ?

Quels sont les profils des jeunes radicalisés dont on parle ?

L. R. : On sait que la radicalisation, quelle qu’elle soit, est un phénomène multifactoriel. Il n’y pas donc pas de profil type, mais des individus aux parcours variés, des jeunes scolarisés comme en décrochage scolaire, d’autres qui ont des problématiques familiales, traumatiques, identitaires ou de santé mentale. On retrouve néanmoins un dénominateur commun : une connexion aux réseaux sociaux. Et il est possible de faire un lien entre cette hyperconnexion aux réseaux, où circulent les messages djihadistes, et la forme d’autoradicalisation observée. On n’a plus besoin de rencontrer un ami qui va nous orienter vers un prêche ou un recruteur : il est aujourd’hui relativement facile d’accéder à des contenus djihadistes en ligne, voire d’en être submergé.

Peut-on faire un lien entre le rajeunissement et la présence des jeunes sur les réseaux sociaux ?

L. R. : Les organisations terroristes ont toujours eu tendance à cibler des jeunes pour leur énergie, leur combativité, parce qu’ils sont des proies manipulables aussi, en manque de repères, sensibles aux injustices et, bien sûr, aujourd’hui familiers des codes de la culture numérique. On sait aussi que les jeux vidéo sont devenus des portes d’entrée pour les recruteurs. Sur Roblox, par exemple, il est possible de harponner ces jeunes ou de les faire endosser des rôles de combattants en les faisant participer à des reconstitutions de batailles menées par l’État islamique en zone irako-syrienne.

Ce qu’on appelle l’enfermement algorithmique, c’est-à-dire le fait de ne recevoir qu’un type de contenu sélectionné par l’algorithme, joue-t-il un rôle dans ces évolutions ?

L. R. : Oui certainement. Sur TikTok, c’est assez spectaculaire. Aujourd’hui, si j’y tape quelques mots clés, que je regarde trois minutes d’une vidéo labellisée État islamique et que je réitère ce comportement, en quelques heures on ne me propose plus que du contenu djihadiste. Ce n’était pas du tout le cas lorsque je faisais ma thèse sur Facebook. Là, [sur TikTok,] je n’ai pas besoin de chercher, les contenus djihadistes viennent à moi.

Les réseaux sociaux sont censés lutter activement contre les contenus de propagande terroriste. Ce n’est donc pas le cas ?

L. R. : Ce que j’observe, c’est que la durée de vie de certains contenus violents sur TikTok reste importante et que des centaines de profils appelants au djihad armé et suivis par de larges communautés parviennent à maintenir une activité en ligne. Les spécialistes de la modération mettent en évidence que les contenus de nature pédocriminelle ou terroriste sont actuellement les mieux nettoyés et bénéficient d’une attention particulière des plateformes, mais celles-ci n’en demeurent pas moins submergées, ce qui explique que de nombreux contenus passent sous les radars. Sans compter que les partisans de l’État islamique déploient une certaine créativité, et même un savoir-faire, pour faire savoir qu’ils sont « là » sans se faire voir. Quand je tape « ma vengeance » par exemple (titre d’un chant djihadiste qui rend hommage aux terroristes du 13 novembre 2015), il est tout à fait possible, encore aujourd’hui, de retrouver des extraits de ce chant particulièrement violent. S’il est toujours présent en ligne, comme d’autres contenus de propagande, c’est parce que les militants djihadistes trouvent des astuces pour recycler d’anciens contenus et déjouer les stratégies de détection des plateformes (langage codé, brouillage du son et camouflage des images par exemple, afin d’éviter une reconnaissance automatique).

Le contenu de la propagande djihadiste sur les réseaux sociaux a-t-il évolué depuis 2015 ?

L. R. : En 2015, l’Organisation de l’État islamique avait encore une force de frappe importante en termes de propagande numérique. Puis elle est défaite militairement en Syrie et en Irak, en 2017, et on observe une nette baisse de la production de propagande. Mais il y a eu une certaine détermination chez ses partisans à rester en ligne, comme si les espaces numériques étaient des prolongements du champ de bataille militaire. Ont alors émergé des tactiques de camouflage et des incitations à une forme de résistance ou de patience avec une vision de long terme du combat pour « la cause ». L’objectif pour ces cybermilitants était d’être à la fois visibles pour leur réseau et invisible des « surveillants », tapis dans l’ombre mais prêts à agir le moment opportun.

Puis on note un pic d’activité de propagande qui coïncide aux massacres perpétrés par le Hamas, le 7 octobre 2023, en Israël. Il faut préciser que l’Organisation de l’État islamique est ennemie du Hamas qu’elle considère comme un groupe de faux musulmans (ou apostats). Néanmoins, le 7-Octobre a été un moment d’euphorie collective dans les djihadosphères, avec la volonté pour l’État islamique de promouvoir ses militants comme les seuls « vrais moudjahidine » (combattants pour la foi).

Aujourd’hui, dans les djihadosphères, cohabitent des contenus ultraviolents (formats courts) que certains jeunes consomment de manière frénétique et des contenus théoriques qui nécessitent une plus grande accoutumance à l’idéologie djihadiste.

Quels sont les principaux contenus des échanges de djihadistes sur les réseaux que vous étudiez ?

L. R. : On trouve des vidéos violentes, mais de nombreux contenus ne sont pas explicitement ou visuellement violents. Ils visent à enseigner le comportement du « vrai musulman » et à condamner les « faux musulmans » à travers le takfir (acte de langage qui consiste à déclarer mécréant une personne ou un groupe de personnes). Dans sa conception salafiste djihadiste, cette accusation de mécréance équivaut à la fois à une excommunication de l’islam et à un permis de tuer – puisque le sang du mécréant est considéré comme licite.

La grande question, que l’on retrouve de manière obsessionnelle, c’est « Comment être un vrai musulman ? Comment pratiquer le takfir ? Et comment éviter d’en être la cible ? » Pour l’État islamique et ses partisans, il y a les « vrais musulmans » d’un côté et les « faux musulmans » (apostats) ou les non-musulmans (mécréants) de l’autre. Il n’y a pas de zone grise ni de troisième voie. La plupart des débats dans les djihadosphères portent donc sur les frontières de l’islamité (l’identité musulmane) : à quelles actions est-elle conditionnée et qu’est-ce qui entraîne sa suspension ?

« Est-ce que je pratique l’islam comme il le faut ? Si je fais telle prière, si je parle à telle personne (à mes parents ou à mes amis qui ne sont pas musulmans, par exemple), est-ce que je suis encore musulman ? » Telles sont, parmi d’autres, les sources de préoccupation des acteurs de ces djihadosphères, la question identitaire étant centrale chez les jeunes concernés.

Dans cette propagande, il y a un lien très fort entre le fait de se sentir marginalisé et l’appartenance au « vrai islam »…

L. R. : Effectivement, un autre concept majeur, connecté au concept de takfir, c’est celui d’étrangeté (ghurba). Dans la propagande djihadiste, le « vrai musulman » est considéré comme un « étranger » et désigné comme tel.

Ce concept, qui n’est pas présent dans le Coran, renvoie à un hadith (recueil des actes et des déclarations du prophète Muhammad), qui attribue ces paroles au prophète Muhammed : « L’islam a commencé étranger et il redeviendra étranger, heureux soient les étrangers. » Pour l’expliquer brièvement, si l’islam a commencé étranger, c’est qu’il a d’abord été, tout comme ses premiers adeptes, incompris. En effet, ceux qui adhèrent à cette religion à l’époque et qui ont suivi le prophète lors de l’Hégire sont perçus comme des marginaux ou des fous et sont même réprimés.

Mais progressivement le message de Muhammed s’étend, et l’islam devient la norme dans une grande partie du monde ; les musulmans cessant d’y être perçus comme étranges ou anormaux. Selon la tradition prophétique, c’est à ce moment-là, quand la nation musulmane grandit, que les « vrais croyants » se diluent dans une masse de mécréants et de « faux musulmans » corrompus.

Aujourd’hui, l’État islamique s’appuie sur ce hadith pour dire que si on se sent étranger à cette terre de mécréance, à l’Occident, à sa propre famille, c’est qu’on est certainement sur le chemin du véritable islam. Leurs propagandistes se nourrissent d’une littérature apocalyptique qui met sur le même plan ces « étrangers » et « la secte sauvée » (al-firqah an-najiyah), le groupe de croyants qui combattra les mécréants jusqu’au Jugement dernier et qui, seul parmi les 73 factions de l’islam, gagnera le paradis.

Leur message est clair : aujourd’hui les « vrais musulmans » sont en minorité, marginalisés et mis à l’épreuve mais eux seuls accéderont au paradis. Cette rhétorique de l’étrangeté est centrale dans le discours djihadiste en ligne. Sur TikTok, on lit beaucoup de messages du type : « Si tu te sens seul ou rejeté, si personne ne te comprend, c’est peut-être parce que tu es un étranger, un “vrai musulman” appelé ici à combattre. »

The Conversation

Laurène Renaut ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Menace terroriste en France : sur TikTok, une propagande djihadiste à portée des jeunes – https://theconversation.com/menace-terroriste-en-france-sur-tiktok-une-propagande-djihadiste-a-portee-des-jeunes-269222

Menace terroriste en France : sur TikTok, la propagande djihadiste en quelques clics

Source: The Conversation – France in French (3) – By Laurène Renaut, Maîtresse de conférence au Celsa, Sorbonne Université

Dix ans après les attentats de 2015, la menace terroriste, toujours vive, s’est transformée : elle émane d’individus de plus en plus jeunes, présents sur le territoire français, sans lien avec des organisations structurées. La propagande djihadiste sur les réseaux sociaux, très facile d’accès, permettrait un « auto-endoctrinement » rapide. Entretien avec Laurène Renaut, spécialiste des cercles djihadistes en ligne.


The Conversation : Dix ans après les attentats de 2015, comment évolue la menace terroriste en France ?

Laurène Renaut : Le procureur national antiterroriste [Olivier Christen] a souligné que la menace djihadiste reste élevée et qu’elle a même tendance à croître au regard du nombre de procédures pour des contentieux djihadistes ces dernières années. Mais cette menace a muté. Elle est aujourd’hui endogène, moins commandée de l’étranger et plutôt liée à des individus inspirés par la propagande djihadiste, sans contact avec des organisations terroristes. Par ailleurs, il y a une évolution des profils depuis fin 2023 avec un rajeunissement des candidats au djihad armé. En 2023, 15 jeunes de moins de 21 ans étaient impliqués dans des projets d’attentats, 19 en 2024 et 17 en 2025. Ce phénomène de rajeunissement est européen, et pas seulement français. La seconde mutation réside dans une forme d’autoradicalisation de ces jeunes qui ne vont pas forcément avoir besoin de contacts avec les organisations terroristes pour exprimer des velléités de passage à l’acte au contact de la propagande djihadiste en ligne.

Enfin, ce qui semble se dessiner, ce sont des formes de basculement très rapides, que l’on n’observait pas il y a quelques années. Lorsque j’ai commencé mon travail de thèse, fin 2017, la radicalisation s’inscrivait sur du long terme, avec de nombreuses étapes, un environnement familial, des rencontres, des échanges en ligne. Or là, depuis fin 2023 début 2024, le délai entre le moment où ces jeunes commencent à consommer de la propagande en ligne et le moment où certains décident de participer à des actions violentes semble de plus en plus court.

Comment arrivez-vous à ces conclusions ?

L. R. : Je m’appuie ici sur les données fournies par le parquet national antiterroriste ainsi que sur des échanges avec des acteurs de terrain et professionnels de la radicalisation. Mon travail, depuis huit ans, consiste à analyser l’évolution des djihadosphères (espaces numériques où y est promu le djihad armé), sur des réseaux comme Facebook, X ou TikTok. En enquêtant sur ces communautés numériques djihadistes, j’essaie de comprendre comment les partisans de l’Organisation de l’État islamique parviennent à communiquer ensemble, malgré la surveillance des plateformes. Comment ils et elles se reconnaissent et interagissent ? Quels moyens ils déploient pour mener le « djihad médiatique » qu’ils considèrent comme essentiel pour défendre leur cause ?

Quels sont les profils des jeunes radicalisés dont on parle ?

L. R. : On sait que la radicalisation, quelle qu’elle soit, est un phénomène multifactoriel. Il n’y pas donc pas de profil type, mais des individus aux parcours variés, des jeunes scolarisés comme en décrochage scolaire, d’autres qui ont des problématiques familiales, traumatiques, identitaires ou de santé mentale. On retrouve néanmoins un dénominateur commun : une connexion aux réseaux sociaux. Et il est possible de faire un lien entre cette hyperconnexion aux réseaux, où circulent les messages djihadistes, et la forme d’autoradicalisation observée. On n’a plus besoin de rencontrer un ami qui va nous orienter vers un prêche ou un recruteur : il est aujourd’hui relativement facile d’accéder à des contenus djihadistes en ligne, voire d’en être submergé.

Peut-on faire un lien entre le rajeunissement et la présence des jeunes sur les réseaux sociaux ?

L. R. : Les organisations terroristes ont toujours eu tendance à cibler des jeunes pour leur énergie, leur combativité, parce qu’ils sont des proies manipulables aussi, en manque de repères, sensibles aux injustices et, bien sûr, aujourd’hui familiers des codes de la culture numérique. On sait aussi que les jeux vidéo sont devenus des portes d’entrée pour les recruteurs. Sur Roblox, par exemple, il est possible de harponner ces jeunes ou de les faire endosser des rôles de combattants en les faisant participer à des reconstitutions de batailles menées par l’État islamique en zone irako-syrienne.

Ce qu’on appelle l’enfermement algorithmique, c’est-à-dire le fait de ne recevoir qu’un type de contenu sélectionné par l’algorithme, joue-t-il un rôle dans ces évolutions ?

L. R. : Oui certainement. Sur TikTok, c’est assez spectaculaire. Aujourd’hui, si j’y tape quelques mots clés, que je regarde trois minutes d’une vidéo labellisée État islamique et que je réitère ce comportement, en quelques heures on ne me propose plus que du contenu djihadiste. Ce n’était pas du tout le cas lorsque je faisais ma thèse sur Facebook. Là, [sur TikTok,] je n’ai pas besoin de chercher, les contenus djihadistes viennent à moi.

Les réseaux sociaux sont censés lutter activement contre les contenus de propagande terroriste. Ce n’est donc pas le cas ?

L. R. : Ce que j’observe, c’est que la durée de vie de certains contenus violents sur TikTok reste importante et que des centaines de profils appelants au djihad armé et suivis par de larges communautés parviennent à maintenir une activité en ligne. Les spécialistes de la modération mettent en évidence que les contenus de nature pédocriminelle ou terroriste sont actuellement les mieux nettoyés et bénéficient d’une attention particulière des plateformes, mais celles-ci n’en demeurent pas moins submergées, ce qui explique que de nombreux contenus passent sous les radars. Sans compter que les partisans de l’État islamique déploient une certaine créativité, et même un savoir-faire, pour faire savoir qu’ils sont « là » sans se faire voir. Quand je tape « ma vengeance » par exemple (titre d’un chant djihadiste qui rend hommage aux terroristes du 13 novembre 2015), il est tout à fait possible, encore aujourd’hui, de retrouver des extraits de ce chant particulièrement violent. S’il est toujours présent en ligne, comme d’autres contenus de propagande, c’est parce que les militants djihadistes trouvent des astuces pour recycler d’anciens contenus et déjouer les stratégies de détection des plateformes (langage codé, brouillage du son et camouflage des images par exemple, afin d’éviter une reconnaissance automatique).

Le contenu de la propagande djihadiste sur les réseaux sociaux a-t-il évolué depuis 2015 ?

L. R. : En 2015, l’Organisation de l’État islamique avait encore une force de frappe importante en termes de propagande numérique. Puis elle est défaite militairement en Syrie et en Irak, en 2017, et on observe une nette baisse de la production de propagande. Mais il y a eu une certaine détermination chez ses partisans à rester en ligne, comme si les espaces numériques étaient des prolongements du champ de bataille militaire. Ont alors émergé des tactiques de camouflage et des incitations à une forme de résistance ou de patience avec une vision de long terme du combat pour « la cause ». L’objectif pour ces cybermilitants était d’être à la fois visibles pour leur réseau et invisible des « surveillants », tapis dans l’ombre mais prêts à agir le moment opportun.

Puis on note un pic d’activité de propagande qui coïncide aux massacres perpétrés par le Hamas, le 7 octobre 2023, en Israël. Il faut préciser que l’Organisation de l’État islamique est ennemie du Hamas qu’elle considère comme un groupe de faux musulmans (ou apostats). Néanmoins, le 7-Octobre a été un moment d’euphorie collective dans les djihadosphères, avec la volonté pour l’État islamique de promouvoir ses militants comme les seuls « vrais moudjahidine » (combattants pour la foi).

Aujourd’hui, dans les djihadosphères, cohabitent des contenus ultraviolents (formats courts) que certains jeunes consomment de manière frénétique et des contenus théoriques qui nécessitent une plus grande accoutumance à l’idéologie djihadiste.

Quels sont les principaux contenus des échanges de djihadistes sur les réseaux que vous étudiez ?

L. R. : On trouve des vidéos violentes, mais de nombreux contenus ne sont pas explicitement ou visuellement violents. Ils visent à enseigner le comportement du « vrai musulman » et à condamner les « faux musulmans » à travers le takfir (acte de langage qui consiste à déclarer mécréant une personne ou un groupe de personnes). Dans sa conception salafiste djihadiste, cette accusation de mécréance équivaut à la fois à une excommunication de l’islam et à un permis de tuer – puisque le sang du mécréant est considéré comme licite.

La grande question, que l’on retrouve de manière obsessionnelle, c’est « Comment être un vrai musulman ? Comment pratiquer le takfir ? Et comment éviter d’en être la cible ? » Pour l’État islamique et ses partisans, il y a les « vrais musulmans » d’un côté et les « faux musulmans » (apostats) ou les non-musulmans (mécréants) de l’autre. Il n’y a pas de zone grise ni de troisième voie. La plupart des débats dans les djihadosphères portent donc sur les frontières de l’islamité (l’identité musulmane) : à quelles actions est-elle conditionnée et qu’est-ce qui entraîne sa suspension ?

« Est-ce que je pratique l’islam comme il le faut ? Si je fais telle prière, si je parle à telle personne (à mes parents ou à mes amis qui ne sont pas musulmans, par exemple), est-ce que je suis encore musulman ? » Telles sont, parmi d’autres, les sources de préoccupation des acteurs de ces djihadosphères, la question identitaire étant centrale chez les jeunes concernés.

Dans cette propagande, il y a un lien très fort entre le fait de se sentir marginalisé et l’appartenance au « vrai islam »…

L. R. : Effectivement, un autre concept majeur, connecté au concept de takfir, c’est celui d’étrangeté (ghurba). Dans la propagande djihadiste, le « vrai musulman » est considéré comme un « étranger » et désigné comme tel.

Ce concept, qui n’est pas présent dans le Coran, renvoie à un hadith (recueil des actes et des déclarations du prophète Muhammad), qui attribue ces paroles au prophète Muhammed : « L’islam a commencé étranger et il redeviendra étranger, heureux soient les étrangers. » Pour l’expliquer brièvement, si l’islam a commencé étranger, c’est qu’il a d’abord été, tout comme ses premiers adeptes, incompris. En effet, ceux qui adhèrent à cette religion à l’époque et qui ont suivi le prophète lors de l’Hégire sont perçus comme des marginaux ou des fous et sont même réprimés.

Mais progressivement le message de Muhammed s’étend, et l’islam devient la norme dans une grande partie du monde ; les musulmans cessant d’y être perçus comme étranges ou anormaux. Selon la tradition prophétique, c’est à ce moment-là, quand la nation musulmane grandit, que les « vrais croyants » se diluent dans une masse de mécréants et de « faux musulmans » corrompus.

Aujourd’hui, l’État islamique s’appuie sur ce hadith pour dire que si on se sent étranger à cette terre de mécréance, à l’Occident, à sa propre famille, c’est qu’on est certainement sur le chemin du véritable islam. Leurs propagandistes se nourrissent d’une littérature apocalyptique qui met sur le même plan ces « étrangers » et « la secte sauvée » (al-firqah an-najiyah), le groupe de croyants qui combattra les mécréants jusqu’au Jugement dernier et qui, seul parmi les 73 factions de l’islam, gagnera le paradis.

Leur message est clair : aujourd’hui les « vrais musulmans » sont en minorité, marginalisés et mis à l’épreuve mais eux seuls accéderont au paradis. Cette rhétorique de l’étrangeté est centrale dans le discours djihadiste en ligne. Sur TikTok, on lit beaucoup de messages du type : « Si tu te sens seul ou rejeté, si personne ne te comprend, c’est peut-être parce que tu es un étranger, un “vrai musulman” appelé ici à combattre. »

The Conversation

Laurène Renaut ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Menace terroriste en France : sur TikTok, la propagande djihadiste en quelques clics – https://theconversation.com/menace-terroriste-en-france-sur-tiktok-la-propagande-djihadiste-en-quelques-clics-269222

Est-il possible de passer un hiver confortable sans chauffage (ou presque) ?

Source: The Conversation – France (in French) – By Gaëtan Brisepierre, Sociologue indépendant, École Nationale des Ponts et Chaussées (ENPC)

Et si le confort thermique en automne et en hiver n’était pas seulement une affaire de thermostat ? Une expérimentation sociale menée avec un groupe de ménages volontaires ouvre des perspectives intéressantes. Cette approche, pour être utile, ne doit bien entendu pas se substituer à l’impératif de rénovation énergétique du parc immobilier, mais la compléter. Elle explore ainsi une autre piste : celle d’une sobriété choisie plutôt que contrainte.


Alors que les Français viennent de rallumer le chauffage, que reste-t-il des deux années de sobriété énergétique que nous venons de vivre ? Souvenez-vous : en 2022, face au conflit en Ukraine et à ses répercussions sur le prix de l’énergie, le gouvernement lui-même demandait aux entreprises et aux citoyens de limiter la thermostat à 19 °C.

Même si une majorité de ménages déclare désormais se chauffer à 19 °C ou moins, la mise en pratique d’une véritable sobriété thermique reste encore limitée, voire assimilée à la précarité énergétique – qui reste toutefois un enjeu clé et une réalité vécue par plus d’un Français sur cinq.

Pourtant, il est possible, à certaines conditions, de passer l’hiver à une température comprise entre 14 °C et 18 °C chez soi, et même d’éteindre le chauffage, tout en se sentant bien.

L’hiver dernier, une quinzaine de familles ont tenté l’aventure du programme Confort sobre, accompagnés par un designer énergétique. Cette expérimentation a donné lieu à une étude sociologique et qui fera prochainement l’objet d’une publication scientifique.

Bien vivre à moins de 19 °C

Aucune de ces familles, toutes en chauffage individuel, n’envisage désormais de revenir à ses anciennes habitudes de chauffage. Les baisses de consommation d’énergie, mesurées par les ménages eux-mêmes, sont loin d’être le seul bénéfice perçu.

Les participants ont mis en avant un mieux-être lié à une ambiance plus fraîche : qualité du sommeil, moins de fatigue, réduction des maladies hivernales… Ils ont également valorisé l’autonomie gagnée en étant moins dépendants du chauffage, et se sentent ainsi mieux préparés aux crises à venir.

Ces ménages ayant fait le choix de s’engager dans un programme de sobriété ne sont pas forcément des « écolos extrémistes ». Certains avaient déjà, avant l’expérience, multiplié les actions pour réduire leur budget énergie, et voulaient voir s’il était possible d’aller plus loin sans perdre en confort. D’autres – parfois les mêmes – étaient dans un parcours de transformation écologique de leur mode de vie et voulaient réduire l’impact de leur consommation de chauffage.




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Le confort sobre : qu’est-ce que c’est ?

Le programme de sobriété ici expérimenté est une déclinaison adaptée aux particuliers de la « Méthode Design énergétique », inventée par Pascal Lenormand, déjà éprouvée dans des bâtiments du secteur tertiaire.

L’expression « confort sobre », utilisée pour nommer le programme, a contribué au vif intérêt qu’il a suscité : plus de 500 candidatures reçues ! Cet oxymore permet de contourner l’imaginaire de privation associé à la sobriété. A la fin du programme, il faisait partie du langage courant des participants.

Concrètement, les ménages sont été suivis pendant un hiver, avec cinq rendez-vous en visioconférence animés par Pascal Lenormand. Entre chaque visio, ils étaient invités à expérimenter de nouvelles pratiques chez eux à travers des missions bien plus larges que les habituels écogestes, par exemple, mieux isoler son propre corps en s’habillant différemment. Plusieurs « périodes d’entraînement » successives et progressives les ont encouragés à acquérir une posture d’expérimentateurs de leur propre confort.

Un groupe WhatsApp a été mis en place par l’équipe pour permettre aux participants de s’approprier collectivement l’expérience. À l’issue du programme, les participants ont décidé de le prolonger. Cette dynamique entre pairs a fortement soutenu les efforts de sobriété thermique, même si la radicalité de certains participants a pu en marginaliser d’autres, comme on l’illustrera plus loin.

Et dans la pratique ?

Les nouvelles pratiques adoptées par les ménages ont suivi la logique progressive prévue par le programme. La mesure des températures et des consommations d’énergie a fourni un bon point de départ. Souvent réalisé avec les moyens du bord et par les ménages eux-mêmes, ce suivi les a conduits à prendre conscience de leurs croyances limitantes sur le confort. Ils ont par exemple pu se rendre compte qu’ils étaient, tour à tour, confortables à 17 °C à certains moments de la journée, et frigorifiés à 19 °C à d’autres moments, en fonction de l’heure, de leur état de forme, etc.

L’arrêt du chauffage réglé sur une température de consigne par défaut a ouvert de nouvelles perspectives de pilotage, en s’appuyant sur le ressenti plutôt que sur la température mesurée. Cela a pu aller, dans certains cas et pour certains ménages, jusqu’à l’arrêt complet du chauffage.

Ce détachement de la logique du chauffage central s’est opéré par palier, avec des retours en arrière en fonction de la météo, de l’état de santé… Bien entendu, il est d’autant plus facile dans un logement bien isolé et/ou ensoleillé, qui reste tempéré malgré l’absence de chauffage.

La combinaison de différents types de pratiques thermiques comme alternatives au chauffage a permis de ressentir du confort malgré une ambiance fraîche, avec des configurations variées en fonction des pièces.

Port du bonnet en intérieur (photo envoyée sur le groupe WhatsApp par un participant, reproduite dans cet article avec son accord).
Fourni par l’auteur

L’adoption de tenues d’intérieur chaudes, en particulier, représentait un levier particulièrement efficace, qui a fait l’objet d’une recherche de personnalisation (charentaises versus crocs) par les participants en fonction de leur identité.

Ces pratiques thermiques recoupent un vaste répertoire hétéroclite de tactiques de compensation : ajouter un tapis, isoler une prise, faire du ménage ou du sport pour augmenter momentanément son métabolisme, accepter une sensation de froid passagère, utiliser ponctuellement un chauffage soufflant plutôt que le chauffage central, prendre une boisson chaude…

« Challenge douche froide » et transgression sociale

La consommation d’eau chaude est un thème qui a été spontanément abordé par certains des participants, même si la mise en œuvre des actions d’optimisation technique conseillées (par exemple, baisser la température du chauffe-eau) est restée rare. Plusieurs d’entre eux ont tout de même lancé un « challenge douche froide », ce qui a suscité un clivage dans le groupe, certains souhaitant rester à distance d’une pratique jugée radicale.

Ce clivage s’explique aussi par le fait que l’adoption de certaines pratiques de sobriété thermique puisse apparaître comme une transgression des normes sociales de confort en vigueur.

De fait, au sein des foyers, le bouleversement des habitudes nécessitait de tenir compte des sensibilités de chacun : conjoint suiveur ou récalcitrant, ado rebelle ou écolo, bébé et personne âgée dépendante. La difficile négociation avec les plus frileux passe par des compromis et par des exceptions. Cela a poussé certains participants à agir sans le dire, à imposer ou encore à renoncer.

Malgré le plan de sobriété en vigueur depuis 2023, certains des participants observaient un phénomène de surchauffage de certains locaux hors de chez eux : domiciles de leur entourage, lieux de travail, commerces, et tout particulièrement les lieux de santé et de la petite enfance. Ils déploraient alors le manque d’options : se découvrir, ou baisser discrètement le chauffage, ce qui n’était pas toujours possible.

Avec leurs invités en revanche, les ménages disposaient une capacité de prescription thermique. La proposition du designer d’organiser une soirée sans chauffage a été l’occasion d’expérimenter un nouvel art de recevoir : choisir des invités pas trop frileux, annoncer sans effrayer, réaménager le salon, proposer des accessoires comme le font certains cafetiers en terrasse (par exemple, plaids ou chaussons), des activités ou des dîners qui réchauffent (par exemple, une soirée raclette), etc.

La stigmatisation (« folle », « extrémiste ») subie par certains des participants de la part de leur entourage a parfois suscité une attitude de prudence, voire une dissimulation de leur participation à l’expérimentation (par exemple, relancer le chauffage quand les grands-parents viennent à la maison).

En revanche, les participants évoquaient plus volontiers leurs expériences thermiques dans le cadre de ce qu’on appelle les liens faibles : univers professionnel, voisinage élargi, cercles associatifs, etc.

Faut-il revoir nos normes de confort moderne ?

Depuis quelques années, les recherches convergent à commencer par celles des historiens, pour démontrer que les normes contemporaines du confort sont relatives. De multiples expérimentations sociotechniques en cours ouvrent le champ des possibles et pourraient bien contribuer à un nouveau départ en la matière.

Citons par exemple celle des pionniers belges de Slow Heat, de la designer Lucile Sauzet ou encore de l’architecte Martin Fessard. Notre expérimentation s’inscrit dans cette lignée et dessine les contours d’un nouvel idéal type de confort thermique, que nous proposons d’appeler : le confort sobre.

Il constitue une alternative au principe du chauffage central – chauffer (souvent uniformément) toutes les pièces d’un logement – composante essentielle du confort moderne, qui s’est démocratisé en France pendant les Trente Glorieuses (1945-1975). Le projet du confort sobre est de concilier les acquis de la modernité avec les exigences actuelles de la sobriété.




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Jusqu’à présent, la sobriété thermique est trop souvent réduite à l’application d’une température de consigne. Mais, parler de confort sobre, c’est dépasser la pensée unique des 19 °C. Notre expérimentation a montré à quelles conditions les ménages pouvaient entrer dans une démarche de réexamen approfondi de leurs besoins en chauffage pour aboutir à une forme de détachement volontaire. Ce type de démarche pourrait servir de base à la mise en place d’une véritable politique de sobriété énergétique, volontaire plutôt que contrainte.

En effet, la stratégie actuelle de transition énergétique des logements repose encore trop souvent sur une forme de solutionnisme technologique. Pourtant, les participants à l’expérimentation sur le confort sobre ont souvent écarté les systèmes de pilotage intelligent pour leur préférer un pilotage manuel.

L’amélioration de la performance énergétique des logements reste bien sûr essentielle et peut faciliter l’adoption du confort sobre. Mais ce dernier interroge la pertinence d’un modèle de rénovation globale appliquée à l’aveugle à tous les logements.

Bien entendu, cette expérimentation reste, à ce stade, un pilote uniquement testé avec une quinzaine de familles. Mais l’ampleur des changements constatés chez ces ménages et leur volonté de prolonger l’expérience – voire de l’approfondir – cet hiver indiquent que la piste est intéressante. Les modalités de l’accompagnement à distance (visio, WhatsApp…) laissent à penser qu’un élargissement à grande échelle est possible, par le biais des fournisseurs d’énergie par exemple.

The Conversation

Gaëtan Brisepierre a reçu des financements de Leroy Merlin Source et Octopus Energy.

ref. Est-il possible de passer un hiver confortable sans chauffage (ou presque) ? – https://theconversation.com/est-il-possible-de-passer-un-hiver-confortable-sans-chauffage-ou-presque-269056

Le collège unique, une ambition révolue ?

Source: The Conversation – France (in French) – By Lisa d’Argenlieu, Doctorante en management, Université Paris Dauphine – PSL

Entre l’autonomie des établissements et la montée d’un marché scolaire officieux, l’idéal du collège unique instauré il y a cinquante ans se fissure. Mais, sur le terrain, a-t-il été réellement été mis en œuvre ? Et comment aider les établissements à affronter les enjeux d’attractivité actuels ?


2025 marque le cinquantième anniversaire d’une célèbre loi : la loi Haby, qui instaure le collège unique, présente dans tous les discours sur les enjeux de méritocratie, et vue comme l’un des derniers chaînons d’égalité des chances et d’ascenseur social.

En cinquante ans, cet idéal s’est toutefois fissuré sous l’effet conjugué de l’autonomisation des établissements scolaires et des enjeux croissants de concurrence, provoqués par les différentes brèches légales à la carte scolaire.

Les chercheurs en sciences de l’éducation font état de cette évolution, provoquée par les dérogations stratégiques, les déménagements dans le secteur d’un collège ou encore la fuite vers le privé et intensifiée par la baisse démographique, l’augmentation de la ségrégation sociale et la pression aux résultats.

Dès lors, quelle forme prend l’idéal d’un collège unique tiraillé entre unification du programme et liberté des parents ? Le collège se retrouve désormais au cœur d’un marché scolaire officieux ou officiel, « l’espace d’interdépendance local ». A travers des pratiques de marketing scolaire, le système censé offrir le même vécu à tous les adolescents français se transforme.

Le collège unique a-t-il réellement existé ?

La Loi Haby traduit l’espoir d’une éducation commune à tous les jeunes, d’un report des échéances d’orientation et d’une élévation globale du niveau d’études. Elle a changé la façon dont l’école se définit. En décalant à 16 ans l’orientation professionnelle, les espoirs d’éducation de toutes les générations à venir ont été modifiées.

Le collège unique, c’est avant tout l’espoir d’une mixité sociale. Il repousse les logiques de tri social et de ségrégation de genre. Cette réforme s’inscrit dans une histoire longue et progressive d’ouverture de l’école. En 1975, tous les élèves fréquentent le même collège, et le brevet des collège remplace tous les diplômes de cette tranche d’âge.

Mais, derrière cet idéal, les interprétations divergent. Le collège unique est-il celui d’une homogénéité sociale et culturelle ou d’une égalité des chances à toute filière ? Au début des années 2000, dans le projet de loi sur la refondation de l’école, le député Yves Durand déclare que « le collège unique est une fiction ou, tout au plus, une appellation qui ne répond à rien ».

Dès sa mise en œuvre, il a dû aménager son idéal en proposant des dispositifs compensatoires pour réduire les inégalités de capital social, culturel et économique : sections d’éducation spécialisée (précurseurs des section d’enseignement général et professionnel adapté, Segpa), soutien ciblé, dispositif d’éducation prioritaire à partir des années 1980 (ZEP, puis REP et REP+). Pourtant, quarante ans plus tard, les écarts de réussite entre établissements demeurent forts. Peut-on alors encore parler d’un collège unique et de méritocratie, ou faut-il reconnaître un dualisme proche de celui qui opposait hier collèges d’enseignement secondaire (CES) et collèges d’enseignement généraux (CEG) ?

De l’autre côté du spectre, les familles ont progressivement remis en cause le principe du collège de secteur, pierre angulaire du collège unique. Dès les années 2000, et plus encore depuis 2007, avec l’assouplissement de la carte scolaire, les recherches en sciences de l’éducation montrent une montée des stratégies parentales de contournement. Ces stratégies d’évitement consistent à jouer avec les marges offertes par le système : demandes de dérogations motivées par des options sélectives, déménagement vers le secteur d’un collège spécifique, fuite vers le privé.

La montée d’un marché scolaire officieux

Le choc des savoirs a été décrié dans la presse comme l’effondrement du collège unique. Mais est-il vraiment le premier coup de bulldozer ou est-il le dernier à enlever la poussière d’un monument longtemps effondré ? Réorganisation en groupes de niveaux, multiplications des dispositifs différenciées : toutes ces mesures peuvent traduire la fin d’un idéal d’enseignement commun.

En 2007, les sociologues de l’éducation mettent en évidence le marché scolaire officieux français. Entre journées portes ouvertes, travail sur la réputation, ouverture d’options ou de sections bilingues, l’attractivité devient centrale dans le pilotage des établissements. Ce phénomène a été pointé par le mouvement #PasDeVague : la peur de la mauvaise publicité conduit certains chefs d’établissement à dissimuler les incidents, afin de préserver leur réputation.

Dans un contexte où la démographie baisse et où la mixité sociale s’effondre entre les établissements, certains établissements jouent leur survie. Et ceux qui semblent pécher sur le plan de l’attractivité travaillent sur leurs audiences, cherchent à devenir les meilleurs de leur créneau, voire à obtenir un solde de dérogation positive en REP.

Plan d’attractivité des collège de Seine-Saint-Denis pour lutter contre l’évitement scolaire (septembre 2024).

Ces initiatives traduisent certes une adaptation, mais aussi un renoncement au collège unique : en lieu d’émancipation, les collèges deviennent des reflets des réalités locales et de la diversité de visions de ce qu’est « un bon collège ». Dans une étude menée en 2022 pour comprendre la manière dont les parents perçoivent le marketing scolaire en France, il en ressort une conscience des parents vis-à-vis de l’usage du marketing dans les écoles. Cependant, ce marketing peut être mal perçu, comme le montre cette parole de parent en collège public :

« Le collège, il n’est pas là pour se vendre. Et nous, on n’est pas des clients, on n’est pas là pour choisir notre collège. »

Néanmoins, les parents peuvent apprécier à la fois les opportunités pour leurs enfants mais aussi les efforts que l’école met pour se différencier :

« Notre fille a trouvé ça fantastique le spectacle de la chorale et ça lui a donné super envie d’y aller donc c’est super pour la réputation. »

Le collège, entre échecs et transformations

Comme tout bien social, le collège n’a pas échappé à la logique de la massification : plus d’accès nécessite de se différencier par d’autres moyens. À mesure que le collège est devenu universel, il a vu émerger en son sein de nouvelles formes de hiérarchisation : options sélectives, filières élitistes, stratégies de distinction entre établissements. Comme l’écrivait François Dubet, dans ce contexte, « chaque acteur, chaque famille, a intérêt à accentuer ses avantages et accroître les inégalités scolaires en choisissant les formations, les filières et les établissements les plus efficaces ».

Le collège unique, tel que pensé en 1975, semble révolu. Mais doit-on y voir un échec, ou une transformation ? Et vers quoi ? Si l’on accepte que les établissements doivent se rendre attractifs, alors le marketing scolaire, encadré, peut-il être envisagé, non comme une défaillance, mais comme un levier de transparence et d’informations parmi tous les dispositifs de rééquilibrage ?

L’enjeu serait alors de donner les mêmes outils à tous les personnels d’éducation, d’offrir à leurs collèges un marketing scolaire adapté, sans dénigrer les autres mais en rendant les élèves fiers de leur établissement, et en leur permettant de se différencier sur leurs forces pour obtenir une mixité sociale de familles en accord avec le projet d’établissement.

The Conversation

Lisa d’Argenlieu ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Le collège unique, une ambition révolue ? – https://theconversation.com/le-college-unique-une-ambition-revolue-260959

Il y a 140 ans, la France attaquait Taïwan

Source: The Conversation – France in French (3) – By Paco Milhiet, Visiting fellow au sein de la Rajaratnam School of International Studies ( NTU-Singapour), chercheur associé à l’Institut catholique de Paris, Institut catholique de Paris (ICP)

_Prise de Ma Koung par l’escadre de l’amiral Courbet_ (1885), d’Édouard Adam (1847-1929). Le tableau se trouve au Musée d’Orsay, mais n’est actuellement pas exposé en salle. Wikipédia

Épisode peu connu des aventures militaires françaises au XIXe siècle, la guerre franco-chinoise de 1884-1885 fut marquée par plusieurs batailles, dont témoigne notamment le cimetière militaire français à Keelung, dans le nord de Taïwan. L’île, que les troupes françaises n’envahirent que très partiellement, est aujourd’hui sous la menace d’une invasion venue de République populaire de Chine. Même si les moyens employés ne seraient bien sûr pas les mêmes, les affrontements de Keelung demeurent porteurs de leçons stratégiques à ne pas négliger.


Depuis la loi du 28 février 2012, le 11 novembre – traditionnellement journée de commémoration de l’Armistice de 1918 et de la victoire de la Première Guerre mondiale – rend hommage à tous les « morts pour la France », quels que soient le lieu et le conflit, y compris ceux tombés lors des opérations extérieures. À près de 10 000 kilomètres de la tombe du Soldat inconnu face au Champs-Élysées (Paris), cette journée revêt une signification particulière au cimetière français de Keelung, sur la côte nord de l’île de Taïwan. Ce lieu, largement méconnu du grand public, abrite les sépultures de soldats français tombés durant la guerre franco-chinoise de 1884-1885, un conflit qui opposa les forces françaises de la IIIe République à l’empire Qing chinois.

Poignant vestige d’un affrontement meurtrier ayant coûté la vie à au moins 700 soldats français et à plusieurs milliers de combattants chinois, ce cimetière incarne la mémoire douloureuse d’une guerre coloniale brutale menée par la France en Asie dans sa quête de domination sur l’Indochine. Cent quarante ans après la fin du conflit, ces tombes rappellent le prix payé par ces hommes, loin de leur patrie, dans une guerre dont l’histoire reste peu enseignée.

Chaque 11 novembre, une cérémonie discrète, mais solennelle y est organisée par le Bureau français de Taipei, pour honorer ces « morts pour la France » et raviver la mémoire d’une page méconnue de l’histoire franco-chinoise et franco-taïwanaise.

Aux prémices de l’Indochine, une guerre franco-chinoise

Bien que plus tardive que celle d’autres puissances européennes comme le Portugal, les Pays-Bas ou le Royaume-Uni, l’entreprise coloniale française en Asie, amorcée sous Louis XIV, se généralise au XIXe siècle. Elle débute en Chine continentale, dans le but d’obtenir des avantages commerciaux équivalents à ceux accordés au Royaume-Uni par le traité de Nankin en 1842. Ce sera chose faite en 1844, avec la signature du traité de Huangpu.

En 1856, la deuxième guerre de l’opium éclate. La France y prend une part active, justifiant son intervention par l’assassinat d’un missionnaire français. En décembre 1857, les troupes franco-britanniques s’emparent de la ville de Canton, qu’elles occuperont pendant quatre ans. Le traité de Tianjin, signé en 1858, ouvre onze ports supplémentaires aux puissances étrangères, autorise l’établissement d’ambassades à Pékin, le droit de navigation sur le Yangzi Jiang, et la libre circulation des étrangers dans toute la Chine. En octobre 1860, les troupes alliées marchent sur Pékin et le palais d’été est pillé. Cette première guerre ouvre une période de rivalité entre la France et la Chine qui se prolongera jusqu’à la chute de Diên Biên Phu en 1953 – une véritable « guerre de cent ans », selon le professeur François Joyaux.

Mais en parallèle, un autre théâtre cristallise les tensions : l’Indochine. La France, qui mène une politique active sur le Mékong, établit la colonie de Cochinchine en 1862. Les ambitions françaises sur le Tonkin, région historiquement sous suzeraineté chinoise, exacerbent les tensions. Les « Pavillons noirs », anciens rebelles Taiping expulsés par la dynastie Qing, s’allient avec leurs anciens bourreaux pour attaquer les intérêts français. La riposte française entraîne une nouvelle guerre.

Keelung et l’extension du conflit à l’île de Formose

Bien que le traité de Hué, signé en 1884, place l’Annam et le Tonkin sous protectorat français, la Chine refuse de verser l’indemnité de guerre et attaque une colonne française à Bac Lê.

Le conflit s’intensifie et prend une dimension maritime. L’amiral Courbet prend la tête de l’escadre d’Extrême-Orient. En août 1884, la flotte du Fujian et l’arsenal de Fuzhou – construit par le Français Prosper Giquel – sont anéantis en trente minutes.

The Destruction of the Foochow Arsenal and Chinese Fleet by the French Squadron under Admiral Courbet, par Joseph Nash le jeune. Illustration pour le journal The Graphic, 18 octobre 1884.
Wikimedia

Contre l’avis de Courbet, qui souhaitait concentrer l’effort sur le nord de la Chine (notamment Port Arthur), Jules Ferry ordonna de poursuivre les opérations vers l’île de Formose (Taïwan) afin de saisir des gages territoriaux en vue de forcer la Chine à négocier.

D’abord repoussées à Keelung fin août, les forces françaises arrivent à s’emparer de la ville début octobre, mais échouent à capturer Tamsui. Par la suite, après l’échec du blocus de l’île par l’escadre de Courbet et l’impossibilité de s’enfoncer dans les terres, des renforts d’Afrique permettent une nouvelle offensive en janvier 1885 sur les hauteurs de Keelung. Malgré la conquête des Pescadores fin mars, les troupes françaises sont décimées par des épidémies de choléra et de typhoïde. Face au blocage tactique des forces françaises à Formose et au début des négociations d’un armistice franco-chinoise, les hostilités cessèrent à la mi-avril.

La bataille de Formose s’achève sur un retour au statu quo ante bellum. Dans le Tonkin, malgré les revers de Bang Bo et Lạng Sơn – qui provoquent la chute du gouvernement de Jules Ferry –, les forces françaises finissent par prendre le dessus. Le Traité de Tianjin, signé en juin 1885, met fin à la guerre : la Chine renonce à toute prétention souveraine sur l’Annam et le Tonkin, tandis que la France quitte Formose et restitue les Pescadores.

Deux ans plus tard, en 1887, l’Union indochinoise est officiellement créée, regroupant la Cochinchine, l’Annam, le Tonkin et le Cambodge. Le Laos y sera intégré en 1899. C’est le point de départ de l’Indochine française, future perle de l’empire, qui marquera pendant plusieurs décennies la présence de la France en Asie du Sud-Est.

Le cimetière de Keelung, une histoire tumultueuse

Chronologie du cimetière de Keelung.
P. Milhiet, C. Doridant, Fourni par l’auteur

Officiellement, près de 700 soldats français ont perdu la vie à Keelung. Parmi eux, 120 sont tombés au combat, 150 ont succombé à leurs blessures, et les autres ont été emportés par la maladie. À l’origine, les corps des soldats français furent répartis entre deux cimetières : l’un à Keelung, et l’autre à Makung, dans l’archipel des Pescadores.

D’abord sous protection chinoise, le cimetière est quasiment entièrement détruit puis relocalisé, après l’invasion japonaise de Formose en 1895. Plusieurs accords furent signés entre les autorités françaises et japonaises pour assurer l’entretien du nouveau cimetière. Cependant, après la Seconde Guerre mondiale, le site fut progressivement abandonné et tomba en ruine. En 1947, le consulat général de France à Shanghai entreprit une rénovation du cimetière. Puis, en 1954, les stèles et les corps restants du cimetière de Makung furent transférés à Keelung.

Avec la reprise progressive de relations non officielles entre la France et Taïwan, le site passa sous la responsabilité du secrétariat général de l’Institut français de Taipei. En 1997, la mairie de Keelung en reprit la gestion. Classé monument historique par la ville en 2001, le cimetière est désormais intégré à un parc urbain. Chaque année, le Bureau français de Taipei et l’association du Souvenir français y organisent des cérémonies commémoratives à l’occasion du 11-Novembre, en hommage aux soldats morts pour la France.

Lors de la Fête des fantômes, célébrée le 15e jour du septième mois lunaire selon les traditions bouddhiste et taoïste, les habitants rendent également hommage aux défunts du cimetière.

Quelles leçons géopolitiques au XXIᵉ siècle ?

Alors que de nombreux analystes évoquent l’ambition de Pékin de reprendre l’île par la force, les enseignements historiques de la bataille de Formose constituent un précieux legs tactique et stratégique pour mieux appréhender la complexité d’une telle entreprise. Récemment, un article du think tank états-unien RAND Corporation lui a même été consacré.

En 1885, Taïwan n’était certes qu’un objectif secondaire pour la France, qui cherchait avant tout à affaiblir la Chine impériale dans le cadre de sa conquête de l’Indochine. De surcroît, la dynastie Qing était en pleine décrépitude et au crépuscule de son règne. Pourtant, malgré une nette supériorité technologique, les forces françaises échouèrent à imposer durablement leur présence sur l’île, soulignant la résilience locale et les limites de la puissance militaire face à un environnement insulaire aux reliefs marqués.

L’expédition française fut d’ailleurs observée avec attention par un autre acteur régional alors en pleine ascension, qui convoitait également l’île : le Japon. Ainsi, l’amiral Tōgō Heihachirō, futur commandant en chef de la marine impériale japonaise, a même visité Keelung pendant l’occupation française et aurait été briefé par le maréchal Joffre (alors capitaine).

Si la planification de l’invasion de Taïwan par les États-Unis en 1944, ainsi que de récents wargames privilégiaient un débarquement au sud de l’île, la défense du nord reste aujourd’hui centrale dans la stratégie taïwanaise. En témoigne l’exercice militaire annuel taïwanais Han Kuang. Lors de la dernière édition en juillet 2025, la 99e brigade de la marine taïwanaise s’est notamment entraînée à se déployer rapidement du sud vers le nord de l’île et avait simulé la réponse à une tentative de pénétration des forces de l’Armée populaire de libération à Taipei via la rivière Tamsui, la même manœuvre qu’avait échoué à réaliser l’amiral Courbet cent quarante ans auparavant.

La bataille de Formose est donc une leçon tactico-stratégique qui conserve toute sa pertinence aujourd’hui, gravée dans les pierres tombales du cimetière français qui surplombe encore la rade, témoin silencieux des ambitions contrariées et des échecs humains sur cette île disputée.


Cet article a été co-rédigé avec Colin Doridant, analyste des relations entre la France et l’Asie.

The Conversation

Paco Milhiet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Il y a 140 ans, la France attaquait Taïwan – https://theconversation.com/il-y-a-140-ans-la-france-attaquait-ta-wan-269207

Du tendon d’Achille aux trompes de Fallope : quand la nomenclature anatomique cache des histoires de pouvoir et d’exclusion

Source: The Conversation – France in French (3) – By Lucy E. Hyde, Lecturer, Anatomy, University of Bristol

_Gabriele Falloppio expliquant l’une de ses découvertes au cardinal-duc de Ferrare_, par Francis James Barraud (1856-1924). WellcomeTrust, CC BY-SA

La description anatomique du corps humain comprend de nombreux termes qui doivent leur nom au savant qui a découvert ou étudié pour la première fois cette partie du corps, ou encore à un personnage de la mythologie. Ces appellations dites éponymes sont à elles seules des « petits monuments » d’histoire de la médecine, mais elles véhiculent aussi des biais et ne facilitent pas toujours la compréhension. Certaines sont pittoresques quand d’autres font référence à des heures sombres du passé.

Nous nous promenons avec les noms d’inconnus gravés dans nos os, notre cerveau et nos organes.

Certains de ces noms semblent mythiques. Le tendon d’Achille, le ligament situé à l’arrière de la cheville, rend hommage à un héros de la mythologie grecque tué par une flèche dans son point faible. La pomme d’Adam fait référence à une certaine pomme biblique.

Mais la plupart de ces noms ne sont pas des mythes. Ils appartiennent à des personnes réelles, pour la plupart des anatomistes Européens d’il y a plusieurs siècles, dont l’héritage perdure chaque fois que quelqu’un ouvre un manuel de médecine. Il s’agit de ce qu’on appelle l’éponymie, c’est-à-dire que ces structures anatomiques ont reçu le nom des personnes, par exemple, qui les ont découvertes plutôt qu’un nom inspiré ou issu de leur description physique ou fonctionnelle.

Prenons l’exemple des trompes de Fallope. Ces petits conduits (qui correspondent à un véritable organe, ndlr) situés entre les ovaires et l’utérus ont été décrits en 1561 par Gabriele Falloppio, un anatomiste italien fasciné par les tubes, qui a également donné son nom au canal de Fallope dans l’oreille.

Gabriele Falloppio (1523-1562) était un anatomiste et chirurgien italien qui a décrit les trompes de Fallope dans son ouvrage de 1561, Observationes Anatomicae.
commons.wikimedia.org/w/index.php ?curid=1724751

Ou encore l’aire de Broca, du nom de Paul Broca, médecin français du XIXᵉ siècle qui a établi un lien entre une région du lobe frontal gauche et la production de la parole. Si vous avez déjà étudié la psychologie ou connu quelqu’un qui a été victime d’un accident vasculaire cérébral, vous en avez probablement entendu parler de cette région du cerveau.

Il y a aussi la trompe d’Eustache, ce petit conduit relié aux voies respiratoires (mais qui fait néanmoins partie du système auditif, ndlr) et qui s’ouvre lorsque vous bâillez dans un avion. Elle doit son nom à Bartolomeo Eustachi, médecin du pape au XVIe siècle. Ces hommes ont tous laissé leur empreinte sur le langage anatomique.

Si nous avons conservé ces noms pendant des siècles, c’est parce que cela ne renvoient pas qu’à des anecdotes médicales. Ils font partie intégrante de la culture anatomique. Des générations d’étudiants ont répétés ces noms dans les amphithéâtres et les ont griffonnés dans leurs carnets. Les chirurgiens les mentionnent au milieu d’une opération comme s’ils parlaient de vieux amis.

Ils sont courts, percutants et familiers. « Aire de Broca » se prononce en deux secondes. Son équivalent descriptif, « partie antérieure et postérieure du gyrus frontal inférieur », ressemble davantage à une incantation. Dans les environnements cliniques très actifs, la concision l’emporte souvent.

Ces appellations sont également associées à des histoires, ce qui les rend plus faciles à mémoriser. Les étudiants se souviennent de Falloppio parce que son nom ressemble à celui d’un luthiste de la Renaissance. Ils se souviennent d’Achille parce qu’ils savent où diriger leur flèche. Dans un domaine où les termes latins sont si nombreux et si difficiles à retenir, une histoire devient un repère utile.

Le tendon d’Achille a été nommé en 1693 d’après le héros de la mythologie grecque, connu notamment par l’Iliade d’Homère, Achille.
Panos Karas/Shutterstock

Il y a aussi le poids de la tradition. Le langage médical s’appuie sur des siècles de recherche. Pour beaucoup, supprimer ces noms reviendrait à effacer l’histoire elle-même.

La face sombre de la nomenclature anatomique

Mais ces aspects mnémotechniques cachent un côté plus sombre. Malgré leur charme historique, les noms éponymes manquent souvent leur objectif principal. Ils indiquent rarement la nature ou la fonction de l’élément anatomique qu’ils désignent. Le terme « trompe de Fallope », par exemple, ne donne aucune indication sur son rôle ou son emplacement. Alors que quand on dit « trompe utérine » ou « tube utérin », c’est bien plus clair.

Les noms ou expressions éponymes reflètent également une vision étroite de l’histoire. La plupart ont vu le jour pendant la Renaissance européenne, une époque où les « découvertes » anatomiques consistaient souvent à s’approprier des connaissances qui existaient déjà ailleurs. Les personnes célébrées à travers ces expressions sont donc majoritairement des hommes blancs européens. Les contributions des femmes, des savants non européens et des systèmes de connaissances autochtones sont presque invisibles dans ce langage.

Cette pratique cache parfois une vérité vraiment dérangeante : le « syndrome de Reiter », par exemple, a été nommé d’après Hans Reiter, médecin nazi qui a mené des expériences particulièrement brutales sur des prisonniers du camp de concentration de Buchenwald (Allemagne). Aujourd’hui, la communauté médicale utilise le terme neutre « arthrite réactionnelle » afin de ne plus valoriser Reiter.

Chaque nom éponyme est comparable à un petit monument. Certains sont pittoresques et inoffensifs, d’autres ne méritent pas que nous les entretenions.

Les noms descriptifs, eux, sont simplement logiques. Ils sont clairs, universels et utiles. Avec ces noms, nul besoin de mémoriser qui a découvert quoi, seulement où cela se trouve dans le corps et quelle en est la fonction.

Si vous entendez parler de « muqueuse nasale », vous savez immédiatement qu’elle se trouve dans le nez. Mais demandez à quelqu’un de localiser la « membrane de Schneider », et vous obtiendrez probablement un regard perplexe.

Les termes descriptifs sont plus faciles à traduire, à normaliser et à rechercher. Ils rendent l’anatomie plus accessible aux apprenants, aux cliniciens et au grand public. Plus important encore, ils ne glorifient personne.

Que faire alors des anciens noms ?

Un mouvement croissant vise à supprimer progressivement les éponymes, ou du moins à les utiliser parallèlement à des termes descriptifs. La Fédération internationale des associations d’anatomistes (IFAA) encourage l’utilisation de termes descriptifs dans l’enseignement et la rédaction d’articles scientifiques, les éponymes étant placés entre parenthèses.

Cela ne signifie pas que nous devrions brûler les livres d’histoire. Il s’agit simplement d’ajouter du contexte. Rien n’empêche d’enseigner l’histoire de Paul Broca tout en reconnaissant les préjugés inhérents aux traditions de dénomination. On peut aussi apprendre qui était Hans Reiter sans associer son nom à une maladie.

Cette double approche nous permet de préserver l’histoire sans la laisser dicter l’avenir. Elle rend l’anatomie plus claire, plus juste et plus honnête.

Le langage de l’anatomie n’est pas seulement un jargon académique. C’est une carte du pouvoir, de la mémoire et de l’héritage inscrits dans notre chair. Chaque fois qu’un médecin prononce le mot « trompe d’Eustache », il fait écho au XVIe siècle. Chaque fois qu’un étudiant apprend le mot « trompe utérine », il aspire à la clarté et à l’inclusion.

Peut-être que l’avenir de l’anatomie ne consiste pas à effacer les anciens noms. Il s’agit plutôt de comprendre les histoires qu’ils véhiculent et de décider quels sont ceux qui méritent d’être conservés.

The Conversation

Lucy E. Hyde ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Du tendon d’Achille aux trompes de Fallope : quand la nomenclature anatomique cache des histoires de pouvoir et d’exclusion – https://theconversation.com/du-tendon-dachille-aux-trompes-de-fallope-quand-la-nomenclature-anatomique-cache-des-histoires-de-pouvoir-et-dexclusion-268946

L’avenir de la gastronomie française ne se joue pas uniquement dans l’assiette

Source: The Conversation – in French – By Mihaela Bonescu, Enseignant-chercheur en communication / marketing, Burgundy School of Business

Si les CAP, Bac pro ou BTS assurent le premier niveau de formation, les chefs prennent le relais pour consolider l’aspect technique des apprentis et insuffler les valeurs du métier. TatjanaBaibakova/Shutterstock

Une étude scientifique, menée auprès de 18 chefs de cuisine étoilés en Bretagne, dans les Pays de la Loire et en Bourgogne, met en lumière les défis pour pérenniser la gastronomie française. Les solutions : transmettre le métier par l’apprentissage, encourager le « fait maison » et promouvoir un bénéfice santé pour la population.


Le 29 septembre 2025, l’agenda du président de la République annonçait un « déjeuner de la gastronomie et de la restauration traditionnelle ». De nombreux représentants de la gastronomie française – restaurateurs et chefs de cuisine étoilés, éleveurs, vignerons, bouchers, charcutiers et autres acteurs – ont fait le déplacement à l’Élysée pour défendre la filière et demander l’aide de l’État. Parmi eux, le chef Mathieu Guibert qui souligne :

« Un peuple qui mange bien est un peuple heureux. »

Après la rencontre avec le chef de l’État, la défiscalisation du pourboire a été préservée, et le discours s’est recentré sur l’attractivité des métiers, la promotion de la qualité ou encore l’éducation au bien-manger. De surcroît, ces échanges ont entériné l’augmentation de maîtres-restaurateurs, titre garantissant le travail des produits frais en cuisine.

Alors, quelle vision du bien-manger ? Quels sont les défis pour pérenniser la haute gastronomie française ? Ces questions ont animé notre recherche menée durant l’année 2024 auprès de 18 chefs de cuisine étoilés, localisés en Bretagne, dans les Pays de la Loire et en Bourgogne.

Problème de recrutement et baisse des fréquentations

Le secteur de la restauration rencontre des difficultés de recrutement du personnel. Plus de 200 000 emplois demeurent non pourvus chaque année, dont environ 38 800 postes d’aides en cuisine.

À cela s’ajoute une baisse de la fréquentation des restaurants traditionnels par les consommateurs. Plusieurs pistes d’explication peuvent la justifier :

  • le prix – critère essentiel de leurs choix ainsi que l’augmentation des tarifs affichés par les restaurants ;

  • l’amplification de l’effet de saisonnalité – avec des pics d’activité durant les périodes de vacances et les week-ends ;

  • l’évolution des habitudes de manger – la déstructuration du repas (plateau-télé, repas sur le pouce, apéro dînatoire ou grignotage) prend le dessus sur le repas traditionnel familial, qui reste un moment de socialisation et de convivialité …

  • l’évolution des comportements de consommation vers des régimes alimentaires moins carnés, moins caloriques, s’inscrivant dans une consommation plus responsable tout en exigeant du goût et de la qualité, des produits frais et naturels, locaux et du terroir, issus du travail des artisans.

L’apprentissage, condition de survie du métier

Un premier résultat de cette étude souligne l’importance de la continuité du financement de l’apprentissage comme l’indique un chef :

« Les bonnes écoles sont souvent des écoles privées qui sont très coûteuses, donc, de nouveau, on met les pieds dans un système où l’argent a une place importante. »

À ces considérations financières se rajoute une nécessaire adaptation des contenus et des compétences attendues des programmes pédagogiques qui « sont en retard ».

L’enjeu est de préserver les bases techniques du métier. Les chefs interrogés le regrettent : « Les bases en cuisine, maintenant on ne les apprend plus à l’école. » Ils pensent « qu’il y a un problème de formation », car « les apprentis n’ont pas de lien avec le produit, on leur apprend juste à cuisiner, on devrait revoir un peu notre façon de former et d’aller à la base ».

La transmission de la maîtrise technique du métier de cuisinier – savoir-faire, tours de main, recettes – reste une préoccupation quotidienne pour que les jeunes apprentis progressent et choisissent ces filières de formation. Si des cursus, tels que les CAP, Bacs pro, brevets professionnels (BP) ou BTS, assurent le premier niveau de formation, ce sont par la suite les chefs qui prennent le relais auprès de la nouvelle génération pour consolider l’aspect technique du métier et insuffler des valeurs qui portent la communauté.

« C’est à nous de nous battre pour que les gens se fédèrent autour de nous et que les jeunes suivent. En tant que chef, c’est ça la transmission. »

Ambassadeurs du terroir et des territoires

Les chefs interrogés ont exprimé leur nette préférence pour les bons produits provenant d’un approvisionnement en circuit court, grâce au travail des petits producteurs situés souvent à quelques kilomètres du restaurant.

« J’essaye de pas dépasser les 100 kilomètres pour m’approvisionner. »

S’instaure une relation pérenne avec ces producteurs de proximité, relation qui implique la confiance comme condition. Avec le temps, cette relation de proximité peut se transformer en relation amicale et durable, comme l’affirme un chef :

« Moi, j’aime bien ce travail de confiance avec nos producteurs. »

Valoriser les richesses du territoire devient une évidence, avec une conscience éclairée de leur responsabilité sociale vis-à-vis de l’économie locale. Pour les chefs, « le travail pour s’épanouir, pour avancer, pour bien gagner sa vie, pour élever sa famille, pour développer un territoire, pour développer une société » est important, tout comme le fait de « participer à une communauté, à un système économique qui est géographiquement réduit ».

Les chefs de cuisine étoilés n’hésitent pas à s’engager dans la valorisation des aménités patrimoniales locales. Ils mobilisent le tissu des artisans locaux pour offrir aux consommateurs une « cuisine vivante », reflet du territoire, et se considèrent comme des « passeurs » et « ambassadeurs du terroir et du territoire ». Les chefs n’hésitent pas à rendre visible le travail des producteurs en mentionnant leur identité sur les cartes et les sites Internet des restaurants.




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Éduquer au bien-manger pour une meilleure santé

Les chefs interviewés pensent qu’ils ont un rôle à jouer dans l’amélioration de la santé publique par l’alimentation. Comment ? En insistant sur l’importance des repas, y compris à la maison, et sur la nécessité d’apprendre à cuisiner dès le plus jeune âge. « Bien manger, c’est important ; mais il faut surtout manger différemment », témoigne un chef interviewé.

Ils s’inquiètent de la place du bien-manger au sein des familles.

« Quand je discute avec des institutrices, des enfants de moins de dix ans viennent à l’école sans avoir petit-déjeuné. Là, on parle de santé publique ! »

Ils suggèrent d’introduire des cours de cuisine au sein des programmes scolaires pour sensibiliser les plus jeunes à la saisonnalité des produits, à la conservation des ressources naturelles et à la culinarité.

Même si des dispositifs officiels existent comme la loi Égalim, le programme national nutrition santé (PNNS) avec le célèbre mantra « Bien manger et bien bouger », leur application reste à développer au moyen d’actions concrètes. Si la défiscalisation reste un sujet en restauration, d’autres enjeux sont à considérer : la transmission du métier par l’apprentissage, le « fait maison » et le bien-manger pour conserver un bénéfice santé et le plaisir à table.

The Conversation

Pascale Ertus a reçu des financements de l’Académie PULSAR de la Région des Pays de la Loire, de l’Université de Nantes et du LEMNA (Laboratoire d’Economie et de Management de Nantes Université).

Mihaela Bonescu ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. L’avenir de la gastronomie française ne se joue pas uniquement dans l’assiette – https://theconversation.com/lavenir-de-la-gastronomie-francaise-ne-se-joue-pas-uniquement-dans-lassiette-267040

La menace méconnue de la transition énergétique

Source: The Conversation – in French – By Olivier Fontaine, Professeur de Chimie, et de sciences physiques, Université de Montréal

La voiture électrique s’est imposée comme le symbole de la transition énergétique. Elle promet une mobilité plus propre, moins dépendante du pétrole et plus respectueuse du climat. Pourtant, derrière cette image d’une société plus verte, un élément central de la batterie reste largement absent des débats publics : l’électrolyte.

Professeur de chimie dans l’Institut Courtois de l’Université de Montréal et membre honoraire de l’Institut Universitaire de France, mes recherches portent sur le stockage de l’énergie dans les batteries lithium. Mes travaux visent à concevoir des électrolytes plus durables, ce qui me conduit à m’inquiéter de la dépendance croissante des filières de batteries aux chaînes d’approvisionnement géopolitiquement fragiles.

L’électrification de nos parcs automobiles

La transition énergétique repose en grande partie sur l’électrification de nos parcs automobiles. Longtemps dépendants du pétrole, les pays industrialisés s’engagent désormais dans une transformation profonde de la mobilité.

La Chine a pris une longueur d’avance avec l’essor fulgurant de BYD, devenu en quelques années l’un des plus grands fabricants mondiaux de véhicules électriques. En proposant des modèles abordables et en misant sur des batteries à base de lithium-fer-phosphate, la Chine montre que l’électrification à grande échelle est possible et peut même redessiner les équilibres industriels mondiaux.

En Europe, les grands constructeurs historiques, de Volkswagen à Renault, ont opéré un virage décisif vers l’électrique. Soutenus par des politiques publiques volontaristes, ils investissent massivement dans de nouvelles usines de batteries et annoncent chaque année de nouveaux modèles zéro émission. Ce mouvement n’est pas seulement technologique, il est aussi stratégique : il s’agit de réduire la dépendance aux énergies fossiles et de répondre aux attentes croissantes des citoyens en matière de durabilité.

De nombreux pays ont proposé un objectif clair  : d’ici 2035, 100 % des voitures neuves devront être électriques. Cet horizon commun marque une rupture historique. Il signifie que l’automobile, pilier de nos sociétés modernes, doit s’adapter pour devenir compatible avec les limites de la planète.

L’analyse fine des composants de la batterie pourrait toutefois nous faire déchanter. Et pas seulement pour des raisons environnementales : notre dépendance aux électrolytes impose déjà de nouveaux enjeux géostratégiques que l’on ne peut plus ignorer.




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L’anatomie des batteries lithium

Une batterie lithium-ion s’articule autour de trois compartiments intimement liés : l’anode, le plus souvent en graphite, qui accueille les ions lithium lors de la charge, et la cathode, composée d’oxydes métalliques de nickel, de cobalt ou de manganèse, qui libère ces ions. L’électrolyte est l’espace qui relie l’anode et la cathode. Ce liquide, constitué de sels de lithium dissous dans des solvants organiques, rend possible la mobilité des ions lithium d’une électrode à l’autre.

Il est important de rappeler que les matériaux critiques aujourd’hui au cœur des électrodes ne sont pas une fatalité. Pour les cathodes, la recherche s’oriente déjà vers des compositions à faible teneur en cobalt, voire totalement exemptes de ce métal problématique, en misant sur des chimies riches en fer et en manganèse, lesquels sont abondants et bien répartis géographiquement.

Les batteries lithium-fer-phosphate se sont ainsi imposées comme une alternative robuste, moins coûteuse et plus respectueuse de l’environnement, déjà adoptée massivement en Chine – avec notamment le développement de BYD – et en pleine expansion ailleurs. D’autres approches explorent les batteries sodium-ion, qui s’affranchissent du lithium lui-même en exploitant un élément, le sodium, présent en quantité quasi illimitée.

Du côté des anodes, le graphite naturel ou synthétique, aujourd’hui majoritaire, peut être partiellement remplacé par du silicium ou par des carbones issus de biomasse, ouvrant la voie à une production plus durable et moins dépendante des chaînes d’approvisionnement critiques.

Ces alternatives témoignent de notre capacité à bâtir des solutions plus vertes pour les batteries et, par extension, pour les voitures électriques.

L’électrolyte, un enjeu géopolitique

Peu discuté dans le grand public, l’électrolyte pose quant à lui deux problèmes majeurs, environnementaux et géopolitiques.

Il faut d’abord savoir que les chaînes d’approvisionnement en électrolytes sont extrêmement concentrées et donc vulnérables. La Chine domine largement la transformation et la formulation de ces composants. Le Maroc est un fournisseur clé pour le phosphore, tandis que le Mexique joue un rôle essentiel pour le fluor. Une telle dépendance crée une fragilité géopolitique majeure : toute tension commerciale, instabilité politique ou décision unilatérale de restriction d’exportation pourrait perturber l’ensemble de l’industrie mondiale des batteries.


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L’Occident, qui s’est longtemps inquiété de sa dépendance au pétrole, risque de répéter la même erreur. En négligeant le rôle de l’électrolyte, nous pourrions remplacer une dépendance par une autre. L’autonomie énergétique associée aux véhicules électriques pourrait alors se révéler illusoire, menacée par ce talon d’Achille oublié.




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Pour réduire cette vulnérabilité géopolitique, plusieurs pistes s’imposent. D’une part, diversifier les chaînes d’approvisionnement en développant des partenariats stratégiques avec d’autres pays producteurs et en soutenant l’émergence d’industries locales de transformation. D’autre part, investir massivement dans la recherche pour concevoir des électrolytes alternatifs, moins dépendants de ressources critiques, voire issus de filières renouvelables. Enfin, renforcer les capacités de recyclage des électrolytes usagés offrirait une double réponse : sécuriser l’accès à des matières premières tout en réduisant l’empreinte environnementale du secteur.

L’électrolyte, un enjeu environnemental

Au-delà de la question géopolitique, la production des électrolytes soulève également des enjeux environnementaux. En effet, l’électrolyte n’est pas plus recyclable que sa production n’est verte.

Leur fabrication repose sur des intermédiaires chimiques dangereux et sur des solvants issus des hydrocarbures, ce qui engendre des impacts bien éloignés de l’image verte associée à la mobilité électrique. La durabilité environnementale réelle des voitures électriques ne peut donc être évaluée sans prendre en compte ce maillon négligé.

Il ne s’agit pas ici de comparer la batterie à la pétrochimie : les technologies sont radicalement différentes. L’enjeu est plutôt d’ouvrir les consciences sur le fait que la batterie n’est pas encore aussi verte qu’on le croit. Sa fabrication mobilise encore des solvants fluorés, parfois classés parmi les PFAS, des « polluants éternels », et la quasi-totalité des électrolytes usagés n’est aujourd’hui pas recyclée. Il reste du chemin à parcourir pour que la batterie devienne une alternative pleinement durable.




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Pour limiter ces impacts environnementaux, il est essentiel d’explorer de nouvelles voies : développer des électrolytes « verts » en remplaçant les solvants issus des hydrocarbures par des alternatives biosourcées, mettre en place des procédés de synthèse plus sobres en énergie et moins générateurs de déchets, et investir dans des technologies de recyclage capables de récupérer et réutiliser les composants électrolytiques.

De telles approches permettraient non seulement de réduire l’empreinte écologique de la batterie, mais aussi de rapprocher la promesse des véhicules électriques de la réalité d’une transition énergétique véritablement durable.

Une recherche d’alternatives est urgente

Avec des ventes mondiales de véhicules électriques appelées à être augmentées d’ici 2030, la demande en électrolytes va croître de façon exponentielle. Cela soulève des questions urgentes : comment sécuriser et diversifier les approvisionnements, comment réduire la dépendance stratégique, et comment développer des alternatives plus durables ?

L’électrolyte est le maillon oublié de la transition électrique. L’ignorer, c’est construire une indépendance énergétique sur des bases fragiles. Si nous voulons que la voiture électrique tienne réellement sa promesse de durabilité et de souveraineté, il est urgent d’intégrer l’électrolyte au cœur du débat public.

La Conversation Canada

Olivier Fontaine a reçu des financements de ANR.

ref. La menace méconnue de la transition énergétique – https://theconversation.com/la-menace-meconnue-de-la-transition-energetique-263997

Pourquoi les girafes ont-elles de si longues pattes ? Une nouvelle étude révèle une explication surprenante

Source: The Conversation – France in French (2) – By Roger S. Seymour, Professor Emeritus of Physiology, University of Adelaide

La longueur du cou des girafes est un défi colossal pour leur cœur, obligé de pomper le sang jusqu’à plus de deux mètres de haut. Une nouvelle étude montre que ces mammifères ont trouvé une solution inattendue à ce casse-tête de la gravité : leurs longues pattes.


Si vous vous êtes déjà demandé pourquoi les girafes ont un cou si long, la réponse semble évidente : cela leur permet d’atteindre les feuilles succulentes au sommet des grands acacias des savanes d’Afrique.

Seules les girafes peuvent atteindre directement ces feuilles, tandis que les mammifères plus petits doivent se partager la nourriture au niveau du sol. Cette source de nourriture exclusive permettrait aux girafes de se reproduire toute l’année et de mieux survivre aux périodes de sécheresse que les espèces plus petites.

Mais ce long cou a un prix. Le cœur de la girafe doit générer une pression suffisamment forte pour propulser le sang à plusieurs mètres de hauteur jusqu’à sa tête. Résultat : la pression artérielle d’une girafe adulte dépasse généralement 200 millimètres de mercure (mm Hg), soit plus du double de celle de la plupart des mammifères.

Ainsi, le cœur d’une girafe au repos consomme plus d’énergie que l’ensemble du corps d’un être humain au repos –,et même davantage que celui de tout autre mammifère de taille comparable. Pourtant, comme nous le montrons dans une nouvelle étude publiée dans le Journal of Experimental Biology, le cœur de la girafe bénéficie d’un allié insoupçonné dans sa lutte contre la gravité : ses très longues pattes.

Découvrez l’« élaffe »

Dans notre étude, nous avons estimé le coût énergétique du pompage sanguin chez une girafe adulte typique, puis nous l’avons comparé à celui d’un animal imaginaire doté de pattes courtes, mais d’un cou plus long, capable d’atteindre la même hauteur que la cime des arbres.

Cette créature hybride, sorte de Frankenstein zoologique, combine le corps d’un éland (Taurotragus oryx) et le cou d’une girafe. Nous l’avons baptisée « élaffe ».

Images d’une girafe, d’un éland et de l’« élaffe », mi-girafe mi-eland, avec l’emplacement de leur cœur respectif mis en évidence
L’« élaffe » imaginaire, avec le bas du corps d’un éland et un long cou de girafe, utiliserait encore plus d’énergie pour pomper le sang de son cœur jusqu’à sa tête.
Estelle Mayhew/Université de Pretoria (Afrique du Sud)

Nos calculs montrent que cet animal dépenserait environ 21 % de son énergie totale pour faire battre son cœur, contre 16 % pour la girafe et 6,7 % pour l’être humain.

En rapprochant son cœur de sa tête grâce à ses longues pattes, la girafe économise environ 5 % de l’énergie tirée de sa nourriture. Sur une année, cela représenterait plus de 1,5 tonne de végétaux – une différence qui peut littéralement décider de la survie dans la savane africaine.

Comment fonctionnent les girafes

Dans son ouvrage How Giraffes Work, le zoologiste Graham Mitchell explique que les ancêtres des girafes ont développé de longues pattes avant d’allonger leur cou – un choix logique sur le plan énergétique. Des pattes longues allègent le travail du cœur, tandis qu’un long cou l’alourdit.

Un troupeau de girafes dans une plaine herbeuse
Les ancêtres des girafes ont développé de longues pattes avant leur long cou.
Zirk Janssen Photography

Mais ces pattes ont un coût : les girafes doivent les écarter largement pour boire, ce qui les rend maladroites et vulnérables face aux prédateurs.

Les données montrent d’ailleurs que la girafe est le mammifère le plus susceptible de quitter un point d’eau… sans avoir pu boire.

Jusqu’où un cou peut-il s’allonger ?

Squelette de dinosaure dans un musée, disposé presque à la verticale avec son cou extrêmement long
De son vivant, le dinosaure giraffatitan aurait très probablement été incapable de lever la tête aussi haut.
Shadowgate/Wikimedia, CC BY

Plus le cou est long, plus le cœur doit fournir d’efforts. Il existe donc une limite physique.

Prenons le giraffatitan, un dinosaure sauropode de 13 mètres de haut dont le cou atteignait 8,5 mètres. Pour irriguer son cerveau, il aurait fallu une pression artérielle d’environ 770 mm Hg – près de huit fois celle d’un mammifère moyen. Une telle pression aurait exigé une dépense énergétique supérieure à celle du reste de son corps, ce qui est hautement improbable.

En réalité, ces géants ne pouvaient sans doute pas lever la tête aussi haut sans s’évanouir. Il est donc peu probable qu’un animal terrestre n’ait jamais dépassé la taille d’un mâle girafe adulte.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. Pourquoi les girafes ont-elles de si longues pattes ? Une nouvelle étude révèle une explication surprenante – https://theconversation.com/pourquoi-les-girafes-ont-elles-de-si-longues-pattes-une-nouvelle-etude-revele-une-explication-surprenante-269001

Maladie de Lyme : comment la bactérie « Borrelia burgdorferi » nous infecte

Source: The Conversation – France in French (3) – By Sébastien Bontemps-Gallo, Microbiologiste – Chargé de recherche, Centre national de la recherche scientifique (CNRS); Université de Lille

Cette image obtenue par microscopie électronique à balayage (fausses couleurs) montre des bactéries anaérobies à Gram négatif <em>Borrelia burgdorferi</em>, responsables de la maladie de Lyme. Claudia Molins/CDC

Pour échapper à notre système immunitaire, la bactérie responsable de la maladie de Lyme utilise une méthode de camouflage particulièrement efficace. Après avoir décrypté son fonctionnement, les scientifiques commencent à mettre au point des vaccins afin de s’attaquer à la bactérie avant qu’elle puisse recourir à ce stratagème.


Avec près de 500 000 personnes diagnostiquées chaque année aux États-Unis et entre 650 000 et 850 000 cas estimés en Europe, la maladie de Lyme, ou borréliose de Lyme, représente un problème de santé publique majeur dans tout l’hémisphère Nord.

Les symptômes de la maladie sont très variables : ils vont de lésions cutanées à des atteintes cardiovasculaires, articulaires ou neurologiques. Ces différences s’expliquent notamment par le fait que les bactéries impliquées peuvent différer en fonction de la zone géographique considérée. Mais malgré leurs différences, toutes les bactéries impliquées ont un point commun : leur capacité à se rendre invisible à l’oeil du système immunitaire de leur hôte.

Des symptômes variables

La maladie de Lyme résulte d’une infection bactérienne transmise par les tiques du genre Ixodes, de petits animaux hématophages qui se nourrissent du sang des animaux, et parfois du nôtre.

Le microbe responsable est une bactérie, Borrelia burgdorferi, ainsi nommée en l’honneur du Dr Willy Burgdorfer, qui l’a découverte en 1982 aux Rocky Mountain Laboratories (Montana, États-Unis).

Dix ans plus tard, le Pr Guy Baranton, à l’Institut Pasteur, a montré qu’en Europe, plusieurs bactéries proches de B. burgdorferi peuvent provoquer la maladie.

Ces espèces forment ce qu’on appelle le complexe Borrelia burgdorferi sensu lato (s.l.), littéralement les Borrelia burgdorferi « au sens large », par comparaison avec Borrelia burgdorferi sensu stricto, autrement dit Borrelia burgdorferi « au sens strict ».

Aux États-Unis, c’est surtout Borrelia burgdorferi sensu stricto qui cause la maladie, tandis qu’en Europe, Borrelia afzelii et Borrelia garinii dominent.

Ces différences expliquent la variabilité des formes que peut revêtir la maladie selon les régions. Ainsi, B. afzelii provoque plus souvent des manifestations cutanées, tandis que B. garinii est plutôt associée à des atteintes neurologiques.

Une bactérie pas comme les autres

Borrelia burgdorferi est une bactérie en forme de spirale, appelée spirochète, qui se déplace activement. Elle possède un petit patrimoine génétique, constitué d’ADN, dont la taille est environ trois fois moindre que celle du patrimoine génétique d’Escherichia coli, la bactérie bien connue dans les laboratoires de recherche.

Mais l’ADN de B. burdgorferi a une organisation unique. Les génomes bactériens sont habituellement constitués d’un seul chromosome circulaire. Mais au lieu d’un chromosome circulaire classique, B. burgdorferi possède un chromosome linéaire, comme les cellules humaines. Ce chromosome est accompagné de plus d’une dizaine de plasmides (petites molécules d’ADN) circulaires et linéaires.

Les gènes indispensables à la survie de la bactérie sont majoritairement retrouvés sur le chromosome linéaire, qui est bien conservé entre les différentes espèces du complexe B. burgdorferi s.l. (ce qui signifie qu’il diffère très peu d’une espèce à l’autre).

Les plasmides contiennent quant à eux des gènes qui permettent à la bactérie d’infecter, de se cacher du système immunitaire et de survivre dans la tique. Le nombre et le contenu de ces plasmides varient d’une espèce à l’autre, et ils peuvent se réorganiser comme des pièces de puzzle, offrant potentiellement à la bactérie de nouvelles capacités pour s’adapter.

S’adapter pour survivre : les secrets de B. burgdorferi

Pour survivre, B. burgdorferi doit être capable de prospérer dans des environnements opposés : celui de la tique et celui du mammifère. Lorsqu’une tique se nourrit sur un animal infecté, la bactérie colonise l’intestin de l’arachnide acarien (rappelons que les tiques ne sont pas des insectes !). Elle y reste en dormance entre deux repas sanguins. Dans cet organisme, elle doit supporter le froid (puisque les tiques – contrairement aux mammifères – ne régulent pas leur température corporelle), le manque de nourriture et un environnement acide.

Dès qu’une tique commence à se nourrir sur un animal à sang chaud tel qu’un mammifère, la chaleur du sang et les modifications chimiques associées à son absorption déclenchent un changement de programme moléculaire. Tout se passe comme si le sang jouait le rôle d’un interrupteur activant un « mode infection ». Ce mode permet aux bactéries B. burgdorferi de migrer vers les glandes salivaires de la tique, et donc d’être transmises à un nouvel hôte avec la salive.

Une fois dans le mammifère, les bactéries doivent encore contrer les défenses du système immunitaire. Heureusement pour elles, la salive de la tique contient des molécules protectrices vis-à-vis du système immunitaire de leur hôte commun. Certains de ces composés bloquent le système du complément, un groupe de protéines sanguines capables de détecter et de détruire les microbes.

C’est le cas des protéines de la salive de tique appelées Salp15. En se fixant à des protéines situées à la surface de la bactérie (nommées OspC), les protéines Salp15 se comportent comme un bouclier temporaire, qui protège la bactérie pendant qu’elle commence à se disséminer dans l’organisme.

Mais les bactéries B. burgdorferi ne s’arrêtent pas là. Elles changent continuellement d’apparence, pour mieux se fondre dans chacun des environnements où elles évoluent, tels des caméléons. Lorsqu’elles sont à l’intérieur de la tique, elles produisent des protéines appelées OspA, qui leur permettent d’adhérer à l’intestin du parasite. Mais juste avant la transmission, elles remplacent ces protéines OspA par des protéines OspC, qui leur permettent d’envahir les tissus de l’hôte.

Cependant, ces protéines OspC attirent rapidement l’attention du système immunitaire. Une fois la bactérie installée dans le mammifère, les protéines OspC sont donc à leur tour remplacées par d’autres protéines, appelées VlsE.

Le gène vlsE qui sert à les fabriquer a la particularité de subir des transformations (on parle de recombinaisons), ce qui permet aux bactéries B. burgdorferi de fabriquer différentes versions de la protéine VlsE, les rendant ainsi très difficiles à reconnaître par le système immunitaire de l’hôte.

Tout se passe en quelque sorte comme si les B. burgdorferi changeaient régulièrement de « vêtement », afin que le système immunitaire ne puisse pas les reconnaître. Ce jeu de cache-cache moléculaire, appelé « variation antigénique », les rend presque invisibles au système immunitaire, ce qui leur permet de continuer à se multiplier discrètement.

Depuis quelques années, les scientifiques tentent de contrer ce stratagème, en développant notamment des vaccins contre les bactéries B. burgdorferi.

Les pistes pour prévenir et contrôler la maladie de Lyme

En 2025, deux projets de vaccins ont ravivé l’espoir d’une victoire contre la maladie de Lyme. Ceux-ci ciblent la protéine OspA, présente à la surface de la bactérie lorsqu’elle se trouve dans la tique. À Paris, l’Institut Pasteur, en partenariat avec Sanofi, a présenté un candidat vaccin à ARN messager, basé sur la même technologie que celle utilisée contre la COVID-19.

De leur côté, les laboratoires pharmaceutiques Valneva et Pfizer développent un vaccin qui cible lui aussi OspA, mais via une autre approche, fondée sur l’emploi de protéines recombinantes. Ces protéines, produites en laboratoire, correspondent à plusieurs variantes d’OspA exprimées par différentes souches de Borrelia burgdorferi présentes en Amérique du Nord et en Europe. Lors de l’injection, elles sont associées à un adjuvant afin de renforcer la réponse immunitaire et d’induire une production plus efficace d’anticorps. Les premiers résultats de ce vaccin, baptisé VLA15, semblent encourageants.

Bien qu’ils soient différents dans leur conception, ces deux vaccins reposent sur une approche originale qui a déjà fait ses preuves. En effet, en 1998 aux États-Unis, la FDA (« Food and Drug Administration » – l’agence chargée de la surveillance des denrées alimentaires et des médicaments) avait autorisé la commercialisation du vaccin LYMErix, développé par l’entreprise pharmaceutique GSK, qui ciblait uniquement la protéine OspA produite par la souche américaine de Borrelia burgdorferi.

Commercialisé à partir de 1999, ce vaccin conférait une protection de 76 % contre la maladie aux États-Unis. Bien qu’imparfait, il s’avérait intéressant notamment pour les personnes les plus à risque de contracter la maladie. Il a cependant été retiré du marché en 2002 par GSK, en raison d’une polémique concernant la survenue de potentiels effets secondaires chez certaines personnes vaccinées.

L’analyse des données n’a pas permis de déceler de problème sur les cohortes étudiées, ce qui a amené la FDA à maintenir l’autorisation de mise sur le marché. Cependant, l’importante couverture médiatique a entraîné une chute des ventes, menant les responsables de GSK à décider de stopper la production et cesser la commercialisation.

Concrètement, les vaccins ciblant OspA permettent de bloquer la bactérie dans le corps de la tique, empêchant son passage à l’être humain. Lorsqu’une tique infectée pique une personne vaccinée, elle aspire du sang contenant les anticorps anti-OspA produits suite à la vaccination. Dans son intestin, ces anticorps se fixent sur la surface des bactéries Borrelia burgdorferi, les empêchant de migrer vers les glandes salivaires. Résultat : la bactérie n’atteint jamais le site de la piqûre, et l’infection est bloquée avant même de commencer.

Cette approche a été privilégiée, car cibler la bactérie directement dans le corps humain est beaucoup plus difficile. Comme on l’a vu, grâce aux recombinaisons du gène vlsE, qui s’active lorsque B. burgdorferi entre dans le corps d’un mammifère, la bactérie devient alors une experte dans l’art de se cacher.

Mais la lutte est loin d’être terminée : en continuant à décoder toujours plus précisément les stratégies de survie et d’évasion des bactéries Borrelia, les chercheurs espèrent ouvrir la voie à de nouveaux outils diagnostiques, de traitement et de prévention.

The Conversation

Sébastien Bontemps-Gallo travaille au Centre d’Infection et d’Immunité de Lille (Institut Pasteur de Lille, Université de Lille, Inserm, CNRS, CHU Lille). Il a reçu des financements de l’Agence Nationale de la Recherche, de l’I-SITE Université Lille Nord-Europe, de l’Inserm Transfert et du CNRS à travers les programmes interdisciplinaires de la MITI.

ref. Maladie de Lyme : comment la bactérie « Borrelia burgdorferi » nous infecte – https://theconversation.com/maladie-de-lyme-comment-la-bacterie-borrelia-burgdorferi-nous-infecte-267829