Sortir du petit geste : l’urgence d’une éducation politique en anthropocène

Source: The Conversation – in French – By Charles-Antoine Bachand, Professeur, Université du Québec en Outaouais (UQO)

Considérant l’ampleur des crises socioenvironnementales qui caractérisent l’anthropocène, de plus en plus de chercheurs estiment que les petits gestes écologiques ne suffiront pas et qu’il est urgent de plutôt miser sur des actions collectives. Pourtant, les systèmes scolaires peinent à faire une place à de telles actions dans leurs programmes de formation.

Professeur en fondements de l’éducation, c’est notamment à ce type d’enjeux que je m’intéresse. Que devrait enseigner l’école ? Comment peut-on permettre à l’école de réellement jouer son rôle social et démocratique ? Comment l’école peut-elle contribuer au pouvoir d’action des enfants et des citoyens ?

Dans cet article, je m’intéresse au concept de capabilités politiques collectives, et illustre pourquoi celles-ci pourraient contribuer à repenser l’éducation en anthropocène.

L’anthropocène, un problème politique

D’abord, notons que l’anthropocène est une expression de plus en plus utilisée pour identifier l’époque actuelle, alors que l’espèce humaine et les conséquences de ses actions se comparent à celles d’autres forces géologiques (volcans, mouvements tectoniques, etc.).

Or, contrairement aux autres forces géologiques, on peut espérer que l’humanité agit de façon délibérée et réfléchie. L’anthropocène n’est en ce sens pas simplement une époque de crises environnementales, mais bien plus un problème politique et collectif découlant des valeurs et des caractéristiques politiques, économiques et sociales de nos sociétés.

À ce sujet, plusieurs chercheurs ont souligné l’ambiguïté du concept d’anthropocène, qui tend à mettre tous les êtres humains dans le même panier et à leur attribuer la même responsabilité concernant les crises actuelles. Le terme Capitalocène est ainsi parfois proposé pour désigner plus précisément la responsabilité historique de la colonisation, du capitalisme et de l’exploitation du Sud par le Nord dans la naissance de cette nouvelle époque.

Pour notre part, comme le géologue catalan Carles Soriano, nous continuons de privilégier le terme anthropocène, tout en reconnaissant le bien-fondé des critiques apportées par ces collègues. À ce titre, Soriano précise que si la nouvelle époque dans laquelle nous nous trouvons est bien l’anthropocène, le premier âge de l’anthropocène pourrait être nommé le Capitalian afin de reconnaitre le rôle du capitalisme dans son apparition.

Pourquoi l’éducation doit-elle changer ?

Pourquoi, dès lors, repenser l’éducation ? Parce que l’anthropocène est d’abord social : l’action humaine l’a provoqué et doit donc être mobilisée pour en freiner les dégâts et en attaquer les causes (GES, érosion de la biodiversité, etc.). Il amplifie en outre les injustices et les souffrances humaines (zoonoses, inondations, sècheresses, migrations) et menace même l’habitabilité de la Terre.

En ce sens, former de simples « citoyens résilients » ou « éco-responsables » semble dérisoire. Les injustices qui nourrissent les crises environnementales – et que celles-ci accentuent – exigent un véritable pouvoir d’agir : la capacité, à la fois individuelle, collective et politique, de contester les structures injustes et de formuler des alternatives solidaires et durables.

Or, malgré une prise de conscience croissante, l’école reste marquée par une logique néolibérale où l’environnement est souvent réduit à une ressource. Les programmes abordent les crises environnementales sous un angle individualiste et apolitique, comme si l’on pouvait les contempler hors du monde qu’elle bouleverse. Ce traitement évoque à peine les répercussions sociales, et limite l’action à de simples gestes personnels, alors que les intérêts économiques dominent. De quoi, ajouter à l’écoanxiété des jeunes jugeant bien l’ampleur du porte-à-faux entre les actions proposées et la tâche à accomplir.


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Ce traitement est problématique : il occulte les causes structurelles des crises, rend invisibles les luttes des populations touchées et affaiblit les ressorts critiques de la citoyenneté démocratique nécessaires pour imaginer d’autres modes d’organisation sociale. C’est pourquoi, dans mes travaux, j’examine les potentialités de la capabilité politique collective (CPC) formulée par la chercheuse ontarienne Monique Deveaux. Issue des mouvements populaires, cette notion pourrait renouveler l’approche de l’action collective et de l’apprentissage démocratique en éducation.

Capabilités politiques collectives : un cadre pour l’éducation transformatrice

Le concept de capabilité est issu des travaux de l’économiste et philosophe indien Amartya Sen et de la philosophe états-unienne, spécialiste de philosophie morale et politique, Martha Nussbaum.

Très schématiquement, par ce concept, Sen rappelle que les libertés ne se mesurent pas aux seuls textes juridiques : elles dépendent des conditions concrètes qui permettent de les exercer. Le droit à l’éducation, par exemple, demeure théorique si l’école est inaccessible, coûteuse ou discriminatoire : l’enfant possède le droit, non la capabilité d’apprendre. La perspective des capabilités souligne donc qu’il ne suffit pas de proclamer un droit… encore faut-il instaurer les conditions matérielles, symboliques et institutionnelles qui rendent son exercice réellement possible pour toutes et tous.

Dans le cadre de ses travaux, Deveaux reprend ce concept en lui ajoutant une dimension collective et solidaire. Elle définit la capabilité politique collective (CPC) comme l’aptitude d’un groupe à se constituer en sujet politique capable de fixer des objectifs communs et de les poursuivre efficacement. Cette aptitude englobe des compétences adaptées au contexte qui n’existent qu’à l’échelle du collectif : élaborer des stratégies concertées, négocier, délibérer et décider ensemble, mais aussi créer de nouvelles structures adaptées aux besoins réels de la communauté.

Les CPC rendent ainsi possibles des réalisations (changer une loi, fonder une coopérative, mobiliser contre une injustice, etc.) qu’aucun individu ne pourrait atteindre seul. À ce titre, Deveaux identifie deux grandes familles de CPC : les compétences pour l’action revendicatrice (organisation, négociation, mobilisation) et les compétences de coopération et d’imagination (mutuelles, coopératives de travail).

Articuler pédagogie et transformation socioécologique

Alors que l’un des problèmes que pose l’anthropocène est justement l’action collective, ce qu’elle implique et comment il est possible de la développer, les CPC semblent offrir un cadre pour réfléchir ce que l’action collective exige.

Ainsi, une éducation en anthropocène fondée sur les CPC pourrait viser à développer chez les jeunes des capacités à s’organiser collectivement, à analyser les rapports de domination, à agir politiquement et à concevoir des alternatives viables à l’intérieur comme à l’extérieur des cadres institutionnels dominants.

Les jeunes auraient ainsi les outils nécessaires pour modifier leur monde, même lorsque les outils démocratiques, présents en théorie, ne sont pas disponibles (accès à la justice, à une représentation politique impartiale, etc.). Cela impliquerait néanmoins de ne plus mettre un accent aussi marqué sur le mérite individuel des élèves, mais sur leurs réussites collectives.

L’éducation deviendrait alors un levier pour renforcer le pouvoir d’agir collectif et pourrait dès lors réellement contribuer à une transition socioécologique juste.

Une éducation pour refonder le bien commun planétaire

Préparer la jeunesse à l’anthropocène, c’est l’armer pour l’incertitude, la conflictualité et la cocréation d’un monde habitable. Loin d’une injonction à l’adaptation technicienne, l’éducation doit devenir un espace critique d’invention collective. Les élèves‑citoyens doivent pouvoir agir ensemble pour la justice sociale et environnementale, interroger les normes dominantes et en élaborer de nouvelles.

Cette ambition rejoint l’appel de l’UNESCO à une « éducation transformatrice » et fait écho à l’une des préoccupations qu’avait un petit groupe de chercheurs auquel j’ai contribué lors de l’élaboration de son projet de compétence enseignante en lien avec le développement de l’agir écocitoyen chez les élèves.

Le cadre des capabilités politiques collectives offre ainsi un levier théorique et pratique indispensable : il déplace l’attention de la performance individuelle vers la puissance d’agir partagée, condition nécessaire à toute transition socioécologique juste.

La Conversation Canada

Charles-Antoine Bachand ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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Le cartable, miroir de l’histoire scolaire et de ses contradictions

Source: The Conversation – in French – By Sylvain Wagnon, Professeur des universités en sciences de l’éducation, Faculté d’éducation, Université de Montpellier

Dès son apparition, le cartable a endossé un rôle symbolique qui va bien au-delà de sa première fonction logistique. Participant à des stratégies de distinction sociale, il est régulièrement au cœur de débats sur le bien-être des élèves, reflétant les enjeux scolaires de l’époque.


Avec chaque rentrée scolaire revient le cortège des listes de fournitures, avec l’incontournable cartable. Cet objet familier accompagne les élèves depuis plus de deux siècles. Sa forme, son poids, son contenu et même son design racontent une histoire : celle de l’école, des liens entre les parents et l’institution scolaire, des évolutions sociales, culturelles et économiques.

De quelle manière le cartable, en tant qu’objet matériel et symbole pédagogique, reflète-t-il les transformations de l’école et les enjeux actuels de l’éducation ?

Objet historique et symbolique de la scolarisation

La fonction première du cartable est simple : transporter le matériel scolaire – manuels, cahiers, trousses – entre l’école et le domicile familial. Pourtant, dès ses origines, il dépasse cette utilité logistique. Il devient un emblème visuel de l’élève, un marqueur d’appartenance au monde scolaire.

Sa forme a évolué : confectionné artisanalement en toile ou en bois au XIXe siècle, il devient au XXe siècle un objet industrialisé. Dans les années 1960, le cuir cède la place à des matériaux plus légers et accessibles. Dès les années 1980, il devient support de consommation avec l’apparition de cartables à l’effigie de personnages de dessins animés, comme Goldorak, Barbie et plus tard Pokémon ou Diddl.

Le cartable participe à des stratégies de socialisation et de distinction sociale (« T’as ton tann’s » précise la publicité culte des années 1980) par des modèles haut de gamme ergonomiques ou des modèles genrés. Dans de nombreux cas, son choix devient un enjeu de surenchère et de conflit entre enfants et parents.

Dans certains pays, le cartable est élevé au rang de patrimoine : le randoseru japonais, offert à l’entrée à l’école primaire, est un exemple d’objet rituel, normé et transmis, souvent conservé toute une vie. À l’inverse, il peut aussi être un support de distinction générationnelle, de personnalisation (patchs, pins, porte-clés), de style instagrammable.

Avec les évolutions technologiques du XXIe siècle, il se double de cartables électroniques ou numériques et connectés intégrant une multitude de logiciels et documents, grâce à une tablette ou une clé USB.

Manuels, devoirs et transmission scolaires

Au-delà de sa forme, le contenu du cartable en dit long sur les choix éducatifs d’une époque. Il est le reflet matériel d’une pédagogie fondée sur la transmission, où les savoirs circulent via les manuels scolaires, les cahiers d’exercices et les devoirs à la maison. Support mobile d’un modèle éducatif, il est aussi le vecteur entre les parents et l’institution scolaire. Un cartable bien préparé, bien rangé, contenant l’ensemble des fournitures demandées ainsi que des manuels bien entretenus et protégés, notamment par des couvre-livres, est pour l’institution scolaire un signe de l’implication des parents.

1965 : Il y a quoi dans ton cartable ? (INA Officiel).

Depuis le milieu du XXe siècle, loin de s’alléger, le cartable n’a cessé de grossir en poids et en taille, avec l’arrivée de nouveaux cahiers au grand format, de livrets de suivi individualisé, de cahiers de correspondance et des supports numériques. Certains élèves y glissent une tablette fournie par les collectivités locales.

Mais malgré l’évolution des méthodes et des pratiques pédagogiques – désormais plus actives et centrées sur l’élève, mettant en valeur son travail personnel dans le processus d’apprentissage – le cartable demeure bel et bien présent. Ces approches, qui auraient pu conduire à un allègement du poids du cartable en limitant l’usage intensif des manuels scolaires et des devoirs, n’ont pas entraîné de réelle transformation. Le cartable reste le symbole matériel de l’école, du travail à faire à l’école comme à la maison.

En creux, le cartable révèle aussi des inégalités profondes. Certains enfants possèdent des sacs complets, ergonomiques, bien remplis ; d’autres, des sacs usés, incomplets ou parfois vides. Ces disparités traduisent des inégalités d’accès aux ressources éducatives. Les politiques de lutte contre la précarité – comme les distributions de fournitures scolaires à la rentrée par les collectivités ou par des associations – utilisent souvent le cartable comme indicateur de vulnérabilité scolaire.

Surcharge physique et fatigue cognitive

À partir des années 1990, la question du poids du cartable devient un enjeu de santé publique. Les alertes médicales se multiplient : maux de dos, fatigue musculaire, troubles posturaux. Depuis plus de vingt ans, plusieurs circulaires ministérielles recommandent de ne pas dépasser 10 % du poids de l’enfant, une norme rarement respectée encore aujourd’hui dans les écoles.

Face à ces alertes, des réponses matérielles sont mises en place : cartables à roulettes, sacs à dos ergonomiques, emploi du temps allégé, casiers dans les établissements. Des campagnes de sensibilisation, notamment des fédérations de parents d’élèves, sont lancées, mais les effets restent inégaux. Car si le contenant évolue, le contenu reste dense : manuels lourds, cahiers multiples, matériel artistique ou sportif, outils numériques.

« Le poids des cartables des collégiens » (France 3 Grand Est, 2021).

Le cartable devient alors le symptôme d’un système scolaire qui ne prend pas suffisamment en compte le bien-être des enfants. La surcharge de contenus et la pression constante des notations pèsent, au sens propre comme au figuré, sur les épaules des élèves.

Le cartable incarne alors une tension profonde entre, d’un côté, l’idéal d’une école capable de s’adapter aux mutations rapides de notre société, plus attentive aux besoins individuels et au développement global de l’enfant, et, de l’autre, l’inertie d’un modèle éducatif qui continue de reproduire les inégalités et d’imposer une vision traditionnelle de l’apprentissage.

Le cartable du futur

L’arrivée des technologies numériques reconfigure en profondeur la fonction du cartable. Celui-ci ne se limite plus au transport de cahiers et de manuels scolaires : il contient désormais des ordinateurs portables, tablettes, écouteurs, chargeurs, et autres outils numériques devenus indispensables.

L’usage généralisé des environnements numériques de travail (ENT) dans l’institution scolaire transforme la gestion des devoirs, le suivi des évaluations, ainsi que la communication entre les enseignants, les élèves et les familles.

Certaines expérimentations pédagogiques vont même jusqu’à envisager une école sans cartable physique, où l’ensemble des ressources serait dématérialisé et stocké dans le cloud. Cependant, ce modèle rencontre plusieurs limites : fracture numérique persistante, coût élevé des équipements, inégalités d’accès aux outils, mais aussi résistances culturelles, symboliques et pédagogiques face à une éducation entièrement virtuelle. Dans les faits, la matérialité du travail scolaire reste dominante, et le cartable, sous ses formes traditionnelles ou hybrides, demeure un élément central du quotidien scolaire.

Pour autant, le cartable évolue. Il tend à devenir plus écologique et éthique. Certains fabricants le conçoivent désormais à partir de matériaux recyclés et promeuvent des modèles eux-mêmes recyclables.

Le cartable reste donc un objet scolaire toujours essentiel, un témoin privilégié de l’école et de ses contradictions. Il nous invite à réfléchir à ce que signifie le fait d’apprendre, de transmettre, d’enseigner, d’éduquer. Considérer les évolutions de cet objet, ne serait-ce donc pas aussi une manière d’interroger le modèle scolaire que nous voulons construire pour demain ?

The Conversation

Sylvain Wagnon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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La politique multiforme de la Russie en Afrique du Nord et au Moyen-Orient

Source: The Conversation – in French – By Adlene Mohammedi, Expert associé au CERI, Sciences Po

Dans ses conquêtes comme dans ses concessions, la Russie a fait le choix de la flexibilité. Le mythe d’une Russie fidèle à de supposés « alliés » s’est heurté à la prudence et à la retenue dont elle a fait preuve face à la chute de Bachar Al-Assad en Syrie. En Europe, Moscou a décidé de combattre l’ordre qui lui a été imposé au lendemain de la guerre froide, allant jusqu’à envahir son voisin ukrainien. Au Moyen-Orient, il n’est pas question de tordre le réel, mais simplement de s’adapter aux rapports de force existants.


Toute réflexion sur la politique étrangère russe en Afrique du Nord et au Moyen-Orient implique un recul critique face à un état de l’art abondant où il est souvent question d’« alliances » inexistantes, de ruptures parfois fictives ou encore de capacités surestimées. Ces lectures séduisantes car géopolitiquement digestes (et conformes à une certaine représentation de la Russie) doivent être confrontées à la réalité d’une politique relativement prudente.

Au-delà de la rhétorique anti-occidentale – qui se heurte aux incertitudes qui entourent la relation russo-américaine aujourd’hui, et plus précisément la pérennité de la convergence avec le président Donald Trump –, quelques caractéristiques de la politique russe dans la région sont identifiables.

D’abord, nous avons affaire à une politique agile et flexible, qui allie relations stato-centrées et dialogue avec les acteurs non étatiques, méthodes conventionnelles (armée, diplomatie) et outils clandestins (mercenaires).

À cette flexibilité, il faut ajouter la notion de compartimentation : d’importantes relations bilatérales et d’étroites coopérations sont soigneusement protégées de tensions qui peuvent émerger dans des zones ou sur des sujets spécifiques. En d’autres termes, pour la Russie, la multiplication des partenariats et des canaux de communication prime les divergences relatives à tel ou tel dossier.

Enfin, « l’économisation » de sa politique étrangère (le fait de considérer les relations économiques comme une priorité de celle-ci), revendiquée depuis la fin de la période soviétique et étendue à la région Afrique du Nord-Moyen-Orient depuis les années 2000, est un facteur majeur de la stratégie russe.

En somme, derrière les tournants récents – au premier rang desquels la chute de l’ancien régime syrien, dont Moscou était une sorte de puissance tutélaire –, certaines constantes doivent être identifiées.

Cette capacité d’adaptation permanente à la réalité moyen-orientale était déjà perceptible à l’époque soviétique (l’URSS n’ayant pas particulièrement encouragé l’arrivée au pouvoir de partis communistes dans le monde arabe, par exemple). Et, en dépit du souverainisme affiché par Moscou au début de la guerre en Syrie, un dialogue s’est vite installé avec plusieurs acteurs non étatiques (des groupes islamistes aux combattants kurdes des Unités de protection du peuple, YPG) – avec l’ambition de les intégrer au camp « loyaliste ».

Mais, quand Hayat Tahrir al-Cham (HTC) a pris Damas en décembre 2024, on a pu constater que les anciens protecteurs de Bachar Al-Assad étaient tout à fait enclins à discuter avec les anciens djihadistes.

Loin des logiques d’alliances

L’affaiblissement de « l’Axe de la résistance » (de l’Iran au réseau milicien pro-iranien, qui inclut le Hezbollah libanais, en passant par l’ancien pouvoir syrien) et le changement de régime en Syrie affectent assurément l’avenir de la Russie en Méditerranée.

D’ailleurs, les nouvelles autorités syriennes ont mis fin au contrat encadrant la gestion russe du port de Tartous. Le dialogue est néanmoins maintenu avec le nouveau pouvoir syrien du président Ahmad Al-Charaa (ancien chef de HTC) et l’avenir de la Russie en Syrie est loin d’être scellé.

Ce dialogue, qui peut paraître contre-intuitif, n’a rien d’étonnant. Dès la fin de l’année 2016, au lendemain de la capitulation des groupes rebelles à Alep, on a vu Moscou transformer en « modérés » des groupes islamistes en vue d’un accord (parmi ces groupes qui finiront par se rapprocher de HTC, nous retrouvons, par exemple, Ahrar al-Cham).

D’ailleurs, parmi les groupes qui atteindront Damas en décembre 2024 depuis le sud du pays, on retrouve celui d’un homme qui avait signé un accord de réconciliation avec la Russie en 2018 : Ahmad Al-Awda, chef de la 8e division du 5e corps d’armée, formé d’anciens rebelles ayant fait allégeance à Moscou, qui a fait défection avant de rejoindre HTC.

Outre cette souplesse à l’égard des groupes islamistes en Syrie, qui succède à une indéniable rigidité dans les attaques contre les différents groupes rebelles au début de l’intervention russe en 2015-2016, les transactions russo-turques sur le sort du nord du pays (notamment Idleb, où s’est cristallisée la rébellion islamiste dominée par HTC après les victoires « loyalistes » permises par la Russie) sont au cœur de l’évolution de la crise syrienne.

C’est, d’ailleurs, parce que la Turquie (craignant un nouvel afflux de réfugiés) en a fait une ligne rouge que la Russie a fait preuve de retenue devant la perspective d’une offensive « loyaliste » de grande ampleur contre HTC à Idleb.

Dans un contexte marqué par la guerre en Ukraine, les priorités de Moscou étaient claires : entre la consolidation de la relation avec la Turquie (en dépit des différends, en Syrie comme en Libye), qui inclut un volet économique et énergétique non négligeable (tourisme, fourniture de gaz, partenariat dans le secteur du nucléaire civil) et un soutien coûteux et stérile à un pouvoir syrien incapable de reconquérir l’ensemble du territoire et honni par une grande partie de la population, le choix devenait évident.

Les attaques – d’abord israéliennes, puis états-uniennes – subies par l’Iran au mois de juin dernier ont été l’occasion de rappeler cette prudence. Certes, la Russie a fermement condamné ces frappes, mais Moscou – qui avait soutenu « l’Axe de la résistance » en Syrie contre les rebelles, mais pas contre Israël – a préféré jouer la carte de la médiation.

En termes de compartimentation, deux autres exemples peuvent être signalés. La proximité avec l’Algérie (la Russie étant son principal fournisseur d’armements, même si ses exportations ont fortement baissé ces dernières années dans un contexte de guerre en Ukraine) n’a pas semblé incompatible avec le soutien apporté par les mercenaires de Wagner à des adversaires déclarés d’Alger en Libye et au Mali. Dans une moindre mesure, on a vu la Russie soutenir, au Soudan, le général Abdel Fattah al-Burhan, alors que les Émirats – partenaires privilégiés de la Russie dans d’autres dossiers – ont été régulièrement accusés par ce dernier d’actions subversives.




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Les partenaires de la Russie pratiquent cette même compartimentation : des pays aussi différents que le Maroc (gros importateur de blé russe), l’Algérie et les monarchies du Golfe ont refusé de tourner le dos à la Russie au lendemain de la guerre en Ukraine, sans pour autant renoncer au soutien de Washington.

La Russie joue un rôle central dans le premier projet nucléaire civil égyptien à Al Dabaa, en finançant 85 % de son coût total par un prêt.
Autorité égyptienne des centrales nucléaires

Israël, un atout symbolique pour la Russie ?

Les crimes commis par Israël à Gaza, dont la violence est telle que de nombreux experts et ONG internationales les qualifient de génocide, offrent à Moscou quelques victoires symboliques à peu de frais. Dans la bataille communicationnelle, l’action russe en Ukraine est atténuée par l’argument du « deux poids deux mesures ».

Toujours dans la sphère communicationnelle, on peut noter que de nombreux soutiens de Moscou affichent des positions anti-israéliennes, tandis que de nombreux sympathisants pro-ukrainiens manifestent leur solidarité avec Israël.

Bien sûr, il existe une gauche européenne qui affiche sa solidarité à la fois avec les Ukrainiens et avec les Palestiniens, mais deux tendances peuvent être constatées aussi bien parmi de nombreux élus européens que sur les réseaux sociaux : une solidarité avec l’Ukraine qui s’accompagne d’une solidarité avec Israël au nom d’un occidentalisme plus ou moins revendiqué ; des militants pro-russes jouant pleinement la carte du « deux poids deux mesures » susmentionnée, et d’une supposée connivence russe avec le « Sud global » (dont la version russe est la notion de « majorité mondiale »).

Par ailleurs, deux autres points émergent : le minimum fourni par la Russie (en termes de condamnations ou de déclarations critiquant Tel-Aviv) suffit à la distinguer de la posture des alliés « occidentaux » d’Israël qui ont longtemps offert à celui-ci « un soutien inconditionnel », ce qui permet de séduire sans trop d’efforts certaines opinions publiques, notamment dans le monde arabe. L’action israélienne est une validation du pari du rapport de force au détriment du droit et l’impunité israélienne est synonyme d’un discrédit quotidien pour les voix qui s’élèvent contre l’invasion russe tout en fermant les yeux sur les offensives israéliennes (en Palestine, mais aussi en Syrie, au Liban, en Iran…).

En définitive, la Russie s’adapte tant bien que mal à l’évolution de la situation proche-orientale en misant sur un équilibre entre fermeté sur les principes et posture de médiation ; alors que des puissances moyen-orientales, comme la Turquie et l’Arabie saoudite, tentent à leur tour d’apparaître comme des puissances médiatrices dans la guerre en Ukraine.

Des doutes subsistent sur la réalité de la relation russo-américaine : d’un côté, abandonner l’idée de faire contre-poids à l’influence de Washington contredirait la rhétorique russe de la « désoccidentalisation » ; de l’autre, une normalisation des relations avec les États-Unis peut être perçue comme un atout non négligeable en vue du dépeçage de l’Ukraine, dossier prioritaire pour Moscou.

Une chose est sûre : c’est l’ordre post-guerre froide que la Russie veut bousculer, pas l’ordre moyen-oriental.

The Conversation

Adlene Mohammedi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. La politique multiforme de la Russie en Afrique du Nord et au Moyen-Orient – https://theconversation.com/la-politique-multiforme-de-la-russie-en-afrique-du-nord-et-au-moyen-orient-262888

Loi Duplomb, A69 : Comment le gouvernement Bayrou a contourné l’Assemblée nationale pour faire passer ses projets. La démocratie malmenée ?

Source: The Conversation – in French – By Jeremy Martinez, Maître de conférences, droit public, Université Paris Dauphine – PSL

La loi Duplomb ou la proposition de loi sur l’autoroute A69 ont été adoptées en contournant l’Assemblée nationale à travers des tactiques gouvernementales, faussant la logique parlementaire. Du côté de l’opposition, l’obstruction systématique par le dépôt de milliers d’amendements est également problématique. La démocratie représentative semble aujourd’hui dysfonctionnelle. Comment remédier à cette situation ?


La loi visant à lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur, dite « loi Duplomb », a suscité de nombreuses réactions sur les atteintes portées à l’environnement par le législateur. Mais elle soulève également un enjeu institutionnel non moins important, lié au fonctionnement de l’Assemblée nationale. En effet, cette loi, pourtant importante, a été adoptée par le Parlement sans que les députés aient eu l’occasion d’en discuter sur le fond dans l’hémicycle.

Le processus d’adoption de la loi Duplomb illustre un dysfonctionnement de la démocratie représentative. En raison de la composition fragmentée en trois blocs (notamment depuis la dissolution de 2024) de l’Assemblée nationale, les débats des députés sont contournés pour faciliter l’adoption des lois. Ce tour de force explique également le succès inédit de la pétition déposée pour réclamer l’abrogation de cette loi.

Reprenons les étapes qui ont conduit au contournement du débat parlementaire pour adopter la loi Duplomb.

L’opportunisme tactique du gouvernement

Confronté à une Assemblée nationale sans majorité absolue, le gouvernement fait preuve d’un opportunisme tactique pour mettre en œuvre son programme. D’abord, il utilise fréquemment la voie du pouvoir réglementaire pour adopter des actes sans les soumettre au Parlement. Ensuite, il met en œuvre l’ensemble des instruments du parlementarisme rationalisé que lui octroie la Constitution. L’application de l’article 49 alinéa 3 en est un exemple. Enfin, comme le montre l’exemple de la loi Duplomb, l’exécutif se rapproche du Sénat pour contourner l’instabilité de l’Assemblée nationale.

Il se tourne en effet plus fréquemment vers le Sénat pour déposer des projets de loi ou pour que ce dernier prenne l’initiative de propositions de loi « commandées ». Rappelons à cet égard que la loi Duplomb n’est pas la seule proposition de loi d’initiative sénatoriale. Il en est allé de même pour la proposition de loi sur l’autoroute A69.

Cet opportunisme du gouvernement contribue à fausser la logique parlementaire dès lors que l’Assemblée nationale est la seule, contrairement au Sénat, à pouvoir engager la responsabilité du gouvernement et qu’il se combine avec une instrumentalisation de la motion de rejet préalable (voir plus bas).

L’obstruction parlementaire par l’opposition

La loi Duplomb a aussi fait l’objet d’une importante obstruction parlementaire à l’Assemblée nationale avec le dépôt de 3 455 amendements. Si ce nombre est loin des 137 000 amendements déposés en 2006 contre la privatisation de Gaz de France, l’opposition a toutefois bel et bien suivi une stratégie analogue d’obstruction parlementaire : des amendements rédactionnels ont été déposés afin de renommer la proposition de loi en loi de « capitulation face au libre-échange généralisé », ou pour remplacer les termes « un mois » par « trente jours », ou encore pour reporter l’entrée en vigueur d’un article à 2110 (puis des amendements précisant que la date pouvait être fixée à 2109, à 2108 et ainsi de suite !).

Bien que non inédite, l’obstruction parlementaire a en outre pris une tournure assez originale cette année, dès lors qu’elle a concerné tous les groupes de l’Assemblée. S’il est plus fréquent que l’obstruction parlementaire vienne de l’opposition, elle a aussi été menée avec efficacité par les groupes parlementaires de la coalition gouvernementale à l’occasion de la proposition de loi pour l’abrogation de la réforme des retraites déposée lors de la niche parlementaire de l’un des groupes de l’opposition, en novembre 2024.

La motion de rejet préalable déposée par le rapporteur du texte

Les débats à l’Assemblée nationale sur la loi Duplomb n’ont pas été seulement entravés par l’obstruction parlementaire, ils ont été empêchés par l’adoption d’une motion de rejet préalable. Cette procédure, prévue par le règlement de l’Assemblée nationale (article 91, § 5), qui avait déjà été utilisée lors des discussions sur la loi « immigration », permet d’adopter une motion rejetant un texte avant même sa discussion sur le fond.

La particularité de la loi Duplomb réside dans le fait que la motion de rejet préalable n’a pas été présentée par l’opposition, mais par le rapporteur du texte lui-même. Elle s’est ainsi présentée comme une réponse à l’obstruction parlementaire, afin que le texte soit directement transmis à la commission mixte paritaire (CMP). La loi ayant été adoptée préalablement par le Sénat, mais rejetée par l’Assemblée, le gouvernement pouvait ainsi convoquer une commission mixte paritaire qui lui serait favorable (grâce à sa composition), afin de forcer l’adoption du texte par l’Assemblée nationale dès lors que la discussion en hémicycle sur le texte issu de la commission mixte paritaire est limitée par la Constitution (article 45 § 3).

Cet usage de la motion de rejet préalable pourrait être considéré comme un détournement de procédure en fonction de l’interprétation retenue des conditions fixées par l’article 91 § 5 du Règlement de l’Assemblée. A fortiori, quand cet usage se répète lors de l’adoption de la proposition de loi sur l’autoroute A69. Ce dernier exemple est toutefois encore plus symptomatique : il s’agissait d’une motion de rejet préalable déposée par le groupe La France insoumise (LFI) et votée par… le socle gouvernemental !

En fin de compte, le débat à l’Assemblée nationale est contourné stratégiquement par le gouvernement, empêché par ses groupes parlementaires et supplanté par le Sénat. Alors que faire ?

Une difficulté : le contrôle restreint du Conseil constitutionnel

Puisque le législateur doit respecter la Constitution, il est possible de se référer à la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Cette dernière impose au législateur de respecter le droit d’amendement (article 44 de la Constitution) et l’exigence de clarté et de sincérité du débat parlementaire (déduite des articles 3 de la Constitution et 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789). Le contrôle exercé par le Conseil constitutionnel peut-il garantir la bonne tenue des débats à l’Assemblée nationale en censurant une loi entachée d’un détournement de procédure ?

Le Conseil constitutionnel a rappelé dans sa décision sur la loi Duplomb que la Constitution s’oppose à un usage manifestement excessif du droit d’amendement. Ce contrôle s’appuie sur la nécessité affirmée, depuis longtemps maintenant, de préserver « le bon déroulement du débat démocratique et, partant, le bon fonctionnement des pouvoirs publics constitutionnels ». Il pourrait alors légitimement être avancé que l’usage détourné du droit d’amendement ou de la motion de rejet préalable entrave le bon déroulement du débat démocratique.

Toutefois, conformément à une décision de 1995 analogue, le juge n’a pas censuré cette loi pour vice de procédure. Il a considéré qu’au « regard des conditions générales du débat », cet usage ne s’opposait ni au droit d’amendement ni à l’exigence de clarté et de sincérité du débat parlementaire.

Le contrôle exercé par le Conseil constitutionnel sur les conditions d’adoption de la loi aboutit rarement à une censure de la loi, et ce, pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, la prise en compte « des conditions générales du débat » dissuade le Conseil constitutionnel de s’opposer à un usage détourné d’une procédure parlementaire (comme la motion de rejet préalable dans la loi Duplomb), dès lors qu’elle répond à une stratégie d’obstruction. On retrouve cette position de retrait du Conseil constitutionnel sur des lois adoptées dans un climat politique tendu à l’Assemblée nationale dans la décision rendue sur la réforme des retraites de 2023 faisant référence « aux conditions générales du débat marqué par le dépôt d’un nombre exceptionnellement élevé d’amendements ».

Ensuite, si l’obstruction parlementaire apparaît choquante lorsqu’elle est mise en œuvre, il n’en demeure pas moins qu’elle est difficile à sanctionner juridiquement. Aucun texte juridique ne définit ce qu’est une obstruction parlementaire : à partir de quel moment peut-on qualifier une obstruction parlementaire ? Lorsque les parlementaires proposent, par de multiples amendements, de modifier le titre d’une proposition de loi afin d’empêcher la discussion sur le fond, faut-il pour autant interdire de manière générale aux parlementaires de modifier des intitulés ? En outre, l’obstruction parlementaire venant principalement de l’opposition, cet argument est rarement invoqué devant le juge constitutionnel lors de recours formés par l’opposition elle-même…

Enfin, lorsque la loi est entachée de ces vices de procédure, cela implique logiquement une censure totale. Or, la légitimité du Conseil constitutionnel est généralement contestée lors de censures de lois particulièrement médiatiques, comme le montre, d’ailleurs, la décision du Conseil constitutionnel sur la loi Duplomb à propos de la censure de la possible autorisation du recours à l’acétamipride. Pour des cas de détournement de procédure, qui ne sont pas formellement contraires à la lettre de la Constitution (même s’ils s’opposent au règlement de l’Assemblée nationale), le Conseil constitutionnel est réticent à susciter une critique du gouvernement des juges qui n’en demanderait pas tant.

Si toutes ces raisons sont compréhensibles, il n’en demeure pas moins que la timidité du Conseil constitutionnel suscite un sentiment d’inachevé. Le contrôle du Conseil apparaît en effet comme la seule solution envisageable, en l’absence d’une possible révision de la Constitution dans la configuration politique actuelle (cf. les conditions posées par l’article 89 de la Constitution), pour préserver le fonctionnement de la démocratie représentative.

Une mise en cause du fonctionnement de la démocratie représentative

Il résulte de ces éléments que la place de l’Assemblée nationale au sein des pouvoirs publics ne dépend pas nécessairement de sa composition. En situation de majorité absolue, l’Assemblée est décrite comme une chambre d’enregistrement dans un régime présidentialiste. À défaut de majorité absolue, l’examen de la loi se trouve désormais être entravé.

Cela permet de comprendre que la démocratie représentative ne repose pas uniquement sur une révision constitutionnelle dont l’objet était la revalorisation du Parlement (telle que la révision de 2008) ni sur un équilibre politique idéal, issu des élections législatives, qui permettrait d’éviter la chambre d’enregistrement comme la cacophonie.

Plus qu’une révision juridique formelle ou un concours de circonstances électoral, la démocratie représentative repose aussi, et peut-être avant tout, sur la responsabilité collective des personnes élues pour en préserver le bon fonctionnement. Tel est in fine le rappel de la loi Duplomb : le droit constitutionnel est là pour limiter le pouvoir et orienter le comportement du personnel politique. Le cœur de la démocratie représentative, quant à lui, repose également sur une éthique de tout citoyen, et a fortiori sur une responsabilité des élus.

The Conversation

Jeremy Martinez ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Loi Duplomb, A69 : Comment le gouvernement Bayrou a contourné l’Assemblée nationale pour faire passer ses projets. La démocratie malmenée ? – https://theconversation.com/loi-duplomb-a69-comment-le-gouvernement-bayrou-a-contourne-lassemblee-nationale-pour-faire-passer-ses-projets-la-democratie-malmenee-263492

Violences de genre, répression sexuelle : pourquoi « Une journée particulière », sorti en 1977, reste plus que jamais d’actualité

Source: The Conversation – in French – By Magalie FLORES-LONJOU, Maître de conférences HDR en droit public, La Rochelle Université

En 2023, le film « Il reste encore demain » (sorti en Italie sous le titre « C’è ancora domani ») a connu un énorme succès dans les salles italiennes avec plus de 5 millions d’entrées. Traitant de la violence domestique dans l’Italie d’après-guerre, il entre en résonance avec nombre de questions de nos sociétés contemporaines et une autre œuvre cinématographique italienne : « Une journée particulière » (« Una giornata particolare »), d’Ettore Scola (1977).


En effet, près d’un demi-siècle après sa sortie, Une journée particulière continue d’attirer des spectateurs au point d’avoir donné lieu à une nouvelle adaptation théâtrale, suivie d’une tournée, et d’un ouvrage.

Le film narre la rencontre entre Antonietta (Sophia Loren), mère de famille nombreuse et épouse d’un modeste fonctionnaire fasciste au ministère des colonies à Rome, et Gabriele (Marcello Mastroianni), intellectuel homosexuel reclus dans son appartement dans l’attente de sa relégation en Sardaigne. Cette entrevue dans un immeuble vidé de ses occupants – à l’exception de la concierge, incarnation de l’adhésion au régime fasciste – se déroule le 6 mai 1938, où le Duce accueille Hitler devant une foule en liesse.

Una giornata particolare (Une journée particulière) – Bande-annonce.

À l’origine, Scola souhaitait traiter de la condition des femmes et des homosexuels dans les années 1970, mais il lui est apparu plus pertinent d’ancrer son récit dans la période fasciste, afin de souligner les continuités entre le régime mussolinien et la République italienne.

Faut-il que tout change pour que rien ne change ?

Il est en effet frappant de constater que, depuis la proclamation officielle du royaume d’Italie en 1861, femmes et minorités sexuelles ont constamment souffert d’une déconsidération que les dirigeants se bornent à prolonger, voire à accentuer, malgré les changements juridiques opérés.

D’un côté, la conception inégalitaire des rapports entre les femmes et les hommes fut entérinée dès le premier Code civil de l’Italie réunifiée (1865), largement inspiré du Code Napoléon (1804), et renforcée par la propagande mussolinienne : les femmes n’y tiraient leur dignité que de leurs rôles d’épouse et de mère, illustrée par le personnage d’Antonietta, symbole d’une féminité asservie aux besoins du virilisme triomphant.

Après la chute du régime fasciste et la proclamation de la République après le référendum du 2 juin 1946, l’Assemblée constituante adopta la Constitution, le 22 décembre 1947, dont l’article 3 énonçait l’égalité de tous les citoyens devant la loi. Pour autant, il fallut attendre la décennie 1970 pour que plusieurs législations (en matière de divorce, d’avortement, d’égalité juridique des conjoints et d’égalité des sexes dans le domaine du travail) soient adoptées.

Si des progrès législatifs ont été réalisés, notamment dès la fin des années 1990, la garantie de leurs droits reste inachevée. En matière d’interruption volontaire de grossesse, l’accès à la procédure reste difficile, du fait notamment d’un usage très répandu de l’objection de conscience parmi les médecins ; statistiquement, les femmes continuent d’être discriminées au travail ; et les violences physiques et psychologiques, quoique diminuant, n’en restent pas moins importantes.

D’un autre côté, le sort des minorités sexuelles n’a jamais été très enviable. Si le premier Code pénal de l’Italie unifiée (1890) ne sanctionnait pas les relations homosexuelles, des incriminations, indistinctes pour les rapports hétérosexuels et homosexuels (telles que l’outrage aux bonnes mœurs), étaient appliquées avec régularité et sévérité aux seconds, le tout combiné à une hostilité sociale persistante (stigmatisation, injures, violences physiques, condamnations morales ou religieuses). Durant la période mussolinienne, avec le Code pénal de 1930, l’absence de criminalisation de ces relations perdurait, mais leur répression n’en fut pas moins accentuée, au moyen notamment du confino di polizia, une mesure administrative soustraite au contrôle judiciaire, permettant aux autorités de déporter les « déviants » loin de leur lieu de résidence, à l’instar de Gabriele dans Une journée particulière.

Après la chute du fascisme, si l’homosexualité continuait à ne faire l’objet d’aucune incrimination spécifique et si la mesure de confino di polizia disparut dans les années 1950, pour cause d’inconstitutionnalité, les autorités officielles continuaient d’interpréter certaines infractions prévues dans le Code pénal dans un sens hostile à l’homosexualité.

Ce n’est qu’à la fin des années 1990 qu’un mouvement législatif a commencé à se dessiner afin d’assurer une certaine égalité de traitement aux personnes LGBTQIA+, tandis qu’un cadre juridique destiné à sécuriser les relations des couples homosexuels a finalement été obtenu. En effet, si l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la Convention européenne de sauvegarde des droits humains et des libertés fondamentales ne peut, en l’état actuel de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, contraindre les États à étendre l’institution du mariage aux personnes de même sexe, encore doivent-ils accorder, au titre du droit au respect de la vie familiale, une certaine reconnaissance juridique et une certaine protection à ces relations. Faute d’avoir introduit une telle reconnaissance, la République italienne fut condamnée par un arrêt de la Cour du 21 juillet 2015. Contraint, le Parlement italien adopta, en 2016, une loi relative aux unions civiles entre personnes de même sexe, accordant à ces couples les mêmes droits et devoirs que le mariage, à l’exception de l’adoption conjointe et de l’obligation de fidélité.

Les changements législatifs d’une époque à l’autre : progrès ou trompe-l’œil ?

Tout au long de l’histoire italienne, la situation des femmes et des homosexuels n’a été affectée que de façon relative par les changements politiques en apparence radicaux (monarchie constitutionnelle, régime fasciste, république). Ce relativisme est particulièrement mis en lumière par une analyse diachronique d’Une journée particulière.

D’une part, s’agissant des femmes et des minorités sexuelles, même si des réformes législatives se sont succédé en vue d’améliorer leur condition, durant les cinquante dernières années, des continuités sont à l’œuvre. D’autre part, la réalité sociale reste assez imperméable aux garanties juridiques offertes. Le droit ne saurait, à lui seul, opérer les changements nécessaires à une égalité réelle entre femmes et hommes dans le champ social et à une reconnaissance pleine et entière des minorités sexuelles.

En somme, le sort des groupes dominés dépend moins des alternances politiques et des réformes juridiques que d’un changement métapolitique, par définition beaucoup plus profond, des mentalités et des représentations du monde. En Italie, et sans doute ailleurs, ce changement-là n’est manifestement pas encore advenu.

En effet, si, durant la campagne des élections législatives de 2022 en Italie, un slogan du parti Fratelli d’Italia « Dieu, famille et patrie » avait dominé, la coalition gouvernementale a depuis respecté ce programme, s’agissant aussi bien des femmes que des minorités sexuelles. Ainsi, même si la loi de 1978 légalisant l’avortement n’a pas été modifiée, l’accès aux centres de consultation d’associations anti-interruption volontaire de grossesse a été autorisé. Quant aux violences envers les femmes, elles ont fini par susciter une prise de conscience collective après le meurtre, en 2023, de Giulia Cecchetin. De même le gouvernement Meloni est résolument hostile aux familles homoparentales, lesquelles ont dès lors tendance à se tourner vers les tribunaux pour obtenir une certaine protection – ainsi qu’en témoigne un récent arrêt de la Cour constitutionnelle qui a conclu à l’inconstitutionnalité de la loi qui refusait tout lien de filiation à la mère d’intention.

En illustrant de la sorte les possibles résonances entre œuvre de fiction et question de société, Scola, dans Une journée particulière, ne nous entretient donc pas que du passé : il nous parle aussi du présent.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. Violences de genre, répression sexuelle : pourquoi « Une journée particulière », sorti en 1977, reste plus que jamais d’actualité – https://theconversation.com/violences-de-genre-repression-sexuelle-pourquoi-une-journee-particuliere-sorti-en-1977-reste-plus-que-jamais-dactualite-262386

Comment Airbnb a changé le secteur du tourisme

Source: The Conversation – France (in French) – By Mustafeed Zaman, Professeur Associé en Marketing Digital, EM Normandie

Airbnb n’a même pas vingt ans. Et pourtant, le site est devenu un acteur majeur du tourisme. Sa création n’a pas seulement conduit à un transfert des hébergements, il a contribué à des changements profonds du secteur, répondant à de nouveaux besoins, mais créant aussi de nouveaux problèmes. Panorama des mutations induites par une entreprise née en 2007 du côté de San Francisco.


Avec 43 milliards d’euros générés par les locations de courte durée en 2023, la plateforme d’Airbnb est désormais le deuxième site d’e-tourisme le plus populaire en France (derrière Booking.com). Au cours de ces deux décennies, Airbnb a changé des habitudes et préférences de voyage, a redessiné la géographie du voyage et l’a rendu plus accessible.

Malgré les retombées économiques positives et la diversification des offres, les critiques se sont multipliées et les expériences locales des voyageurs se sont transformées en préoccupations pour les habitants locaux.

Changement d’habitudes

Airbnb et d’autres plateformes de la location de courte durée ont changé les habitudes de voyage. En 2023, plus d’un Français sur trois aurait réservé un hébergement de courte durée. Grâce à Airbnb (et aux autres plateformes de location de courte durée), les hôtes partagent leur vie privée sans hésitation et les voyageurs se sentent à l’aise chez des personnes qu’ils n’ont jamais rencontrées auparavant. C’est déjà un changement de comportement : les voyageurs sont à la recherche de l’authenticité des hébergements proposés par des locaux, de l’interaction avec des hôtes ou des « locaux » (expérience immersive), du confort de la maison (équipements proposés par l’hôte).




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Depuis le Covid-19, avec la démocratisation du télétravail, un nouveau segment est né – les nomades digitaux. Airbnb a contribué au développement de ce nouveau marché et la durée des séjours dépassant un mois est considérablement augmentée. Les espaces de travail adaptés aux ordinateurs portables et la qualité de la connexion wifi sont devenus les nouveaux critères de sélection sur la plateforme. D’ailleurs, certaines destinations (par exemple : le Portugal, l’Italie, Dubaï) proposent désormais un « visa nomade digital » afin d’attirer ces nomades du monde entier.

Des comportements inédits

Airbnb a également facilité le blended travel où les voyageurs prolongent leurs voyages d’affaires pour le loisir. Aux États-Unis, 68 % des millennials (nés entre 1980 et la fin des années 1990) et de la génération Z (née entre la fin des années 1990 et le début des années 2010) pratiquent cette nouvelle forme de voyages. Ce phénomène est alimenté par les plateformes de la location de courte durée qui sont beaucoup plus accessibles.

Par ailleurs, si les hôtels traditionnels acceptent les animaux de compagnie, les services proposés ne sont pas toujours adaptés à ces nouveaux voyageurs. Airbnb est perçu comme une solution, mieux adaptée pour les animaux de compagnie. Près d’une annonce sur trois sur Airbnb est « Pet Friendly » et, en 2023, Airbnb a constaté une hausse de près de 50 % du nombre de nuits réservées avec des animaux de compagnie dans les hébergements majoritairement situés dans les zones rurales.

Rendre le tourisme plus accessible

Le coût d’un séjour dans un Airbnb étant moins élevé que dans les hôtels traditionnels, cela permet aux voyageurs de rester plus longtemps. Par exemple, en janvier 2025, le prix moyen d’une nuit à l’hôtel à Paris était de 316 euros tandis qu’un studio ou un appartement d’une chambre en location sur Airbnb était de 148 euros (certains logements pouvaient héberger jusqu’à quatre personnes).

Les voyageurs qui séjournent dans des hôtels restent en moyenne 2,8 jours avec une dépense moyenne à 153 euros par jour (soit environ 428 euros par séjour). Tandis que dans des hébergements de courte durée, les voyageurs restent plus longtemps avec une durée moyenne de séjour de 5 jours. La dépense moyenne atteint 88 euros par jour.

Une nouvelle géographie touristique

Airbnb modifie la géographie touristique mondiale. En 2024, les voyageurs sur Airbnb ont visité un nombre record de 110 000 destinations à travers le monde, contribuant à une distribution plus équilibrée du tourisme et à un timide début de réduction du surtourisme. Aux seuls États-Unis, plus de 2 100 villes sans infrastructure hôtelière ont accueilli leurs premiers touristes venus par l’intermédiaire de la plateforme. Cela a généré 10,5 milliards de dollars de revenus pour les hôtes de ces zones en 2022. Dans les dix villes les plus visitées de l’Union européenne, en 2024, plus de 260 000 voyageurs sur Airbnb ont séjourné dans un quartier où l’offre hôtelière est inexistante. La moitié des voyageurs sur Airbnb au sein de l’Union européenne déclarent qu’ils n’auraient pas visité le quartier dans lequel ils ont finalement séjourné.

Véritable casse-tête

Malgré ces impacts positifs et l’initiative de répartir le tourisme hors des centres urbains surchargés, Airbnb est devenu un véritable casse-tête pour les grandes villes touristiques. À Paris (où Airbnb représente 76 % des annonces), 90 % des annonces concernent des logements entiers.

Selon l’étude publiée par la Ville de Paris, ce nombre est beaucoup plus élevé que, dans d’autres grandes villes, comme New York (où 54 % des annonces comprennent des logements entiers), Barcelone (60 %) ou Amsterdam (81 %), l’interaction avec les hôtes ou l’expérience immersive est pratiquement inexistante. Ces appartements sont souvent gérés par des agences de location, et les voyageurs récupèrent et rendent les clés grâce aux boîtes à clés.

Airbnb a contribué à la pénurie de logements et à l’augmentation des loyers dans le monde entier. À Barcelone, le prix du loyer a été multiplié par deux en une décennie. Actuellement, le loyer moyen atteint le salaire moyen (c’est-à-dire, 1 500 euros). Un peu partout, pour dissuader la location de courte durée, les autorités ont multiplié les mesures.

Interdiction des boîtes à clés

En France, la loi « visant à renforcer les outils de régulation des meublés de tourisme à l’échelle locale », dite « loi Anti-Airbnb », adoptée en 2024, a mis en place plusieurs mesures telles que la réduction de l’avantage fiscal, la possibilité de limiter la location d’une résidence principale à quatre-vingt-dix jours par an, la mise en place des quotas de meublés touristiques dans des zones tenues, l’obligation de diagnostic de performance énergétique (DPE), etc.

Certaines villes ont pris des mesures supplémentaires. Par exemple, depuis le 24 janvier 2025, la Ville de Paris a interdit les boîtes à clés sur l’espace public.

Les problèmes ne se limitent pas uniquement au coût de loyer. Pour certains critiques, Airbnb est tenu responsable de la destruction massive de vie du quartier (avec des allées et venues constantes, du bruit à des heures inappropriées, des dégradations). Les résidents locaux ont aussi commencé à riposter. À Malaga (Andalousie), les résidents ont apposé des autocollants devant les immeubles où des logements unifamiliaux ont été convertis en Airbnb. Les messages tels que « Rentrez chez vous », « Une famille vivait ici » ou « Attaque contre les citoyens de la ville » ne sont pas favorables aux touristes.

France 24, 2025.

Mésaventures en série

Les hôtes n’ont pas été épargnés. Airbnb a souffert des problèmes très médiatisés tels que l’impossibilité de déloger les squatteurs, la fausse facturation en montrant des images de dégradation générées par l’IA, le saccage des maisons louées sur Airbnb, des caméras de sécurité. Moins fréquents mais très médiatisés, ces problèmes ont détérioré l’image d’Airbnb.

Transformation de l’offre : de la plateforme de location au hub d’expérience touristique

En moins de deux décennies, Airbnb a transformé le marché de la location de courte durée et devenu le leader du marché. En 2024, la plateforme a représenté 44 % du chiffre d’affaires (CA) mondial de la location de courte durée, suivi par Booking.com (18 %) et Vrbo (9 %).

Bien que leader du marché, Airbnb est concurrencé par des plateformes qui, comme Booking.com, proposent également des logements entiers, des attractions sur place, ou HomeExchange, une plateforme d’échange de maisons et d’appartements.

Face à ces plateformes, Airbnb a diversifié ses offres proposant aussi désormais des expériences originales (de luxe) et des services.

LeHuffPost, 2023.

Aujourd’hui, il est possible d’y réserver un coiffeur, un masseur, une femme de ménage ou un traiteur. De l’usage occasionnel (uniquement pour les voyages), la plateforme d’Airbnb se positionne comme une plateforme à l’usage quotidien (pour les activités et expériences quotidiennes).

Même si ces activités ne représentent qu’une petite partie du chiffre d’affaires, elles vont générer plus de trafic sur la plateforme. Ces nouvelles offres vont certainement impacter l’industrie du tourisme. Pour les voyageurs, la plateforme pourrait devenir un hub d’expériences avec un vrai service de conciergerie.

En revanche, pour les professionnels du tourisme (notamment pour les guides locaux, les prestataires locaux, les services de conciergerie, etc.), cette nouvelle plateforme d’Airbnb serait à la fois une concurrente et une opportunité (comme un moyen d’être visible auprès des millions d’utilisateurs et une plateforme de commercialisation). Face à ces enjeux, ce changement de stratégie d’Airbnb continuerait-il à attirer autant les voyageurs ?

The Conversation

Mustafeed Zaman ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Comment Airbnb a changé le secteur du tourisme – https://theconversation.com/comment-airbnb-a-change-le-secteur-du-tourisme-263583

Près des autoroutes et des déchetteries : les gens du voyage face aux injustices environnementales

Source: The Conversation – France (in French) – By Léa Tardieu, Chargée de recherche en économie de l’environnement, Inrae

Aire d’accueil des gens du voyage de Beynost (Ain) en avril 2023 Benoît Prieur, CC BY

Une étude inédite démontre l’injustice environnementale dont sont victimes les communautés des gens du voyage. Les aires d’accueil où elles peuvent séjourner sont de fait très souvent placées dans des zones polluées ou présentant des nuisances environnementales.


Essayez de vous rappeler la dernière fois que vous avez vu une pancarte désignant « aire d’accueil des gens du voyage ». Vers où pointait-elle ? Dans la France urbaine et périurbaine, il y a de fortes chances qu’elle dirige vers une zone polluée ou sujette à d’autres nuisances environnementales. C’est ce que nous avons pu démontrer à travers une étude statistique inédite. Les gens du voyage, un terme administratif désignant un mode de vie non sédentaire qui englobe une multitude de communautés roms, gitanes, manouches, sintés, yénish, etc., sont de ce fait discriminés.

De précédentes recherches avaient déjà mis en évidence la discrimination environnementale systémique que subissent ces communautés en France. On peut citer par exemple l’ouvrage Où sont les « gens du voyage » ? Inventaire critique des aires d’accueil, du juriste William Acker, et les travaux en anthropologie de Lise Foisneau, notamment sur l’aire du Petit-Quevilly (Seine-Maritime) à la suite de l’accident industriel de Lubrizol, ou encore ceux de Gaëlla Loiseau.

Ils replacent ces discriminations dans un contexte historique, sociologique, juridique et politique, et soulignent le rôle prépondérant de la mise à distance des gens du voyage dans l’espace public et soulignent leur invisibilisation dans le débat public.

Pour compléter les études existantes et enrichir le débat sur les injustices environnementales en France, nous avons souhaité vérifier si ces injustices pouvaient s’observer au plan statistique. Dans une étude récemment publiée dans Nature Cities, nous comparons l’exposition aux nuisances environnementales dans les aires d’accueil et dans d’autres zones d’habitation comparables.

Où placer les aires d’accueil ?

La localisation des aires d’accueil des gens du voyage représente un domaine, relativement unique, dans lequel la puissance publique impose les lieux où une catégorie de la population a le droit de s’installer.

Ceci en fait un contexte particulièrement intéressant à étudier dans le cadre de la justice environnementale. En effet, la littérature sur la justice environnementale se concentre presque exclusivement sur les phénomènes de ségrégation spatiale, involontaires et systémiques. En revanche, le cas des aires de gens du voyage met en lumière une injustice produite directement par des décisions publiques répétées, et non par des dynamiques résidentielles spontanées.

En France, depuis la loi du 5 juillet 2000, dite loi Besson, la participation à l’accueil des gens du voyage est obligatoire pour les communes de plus de 5 000 habitants. Mais cette nécessité est, dans les faits, peu respectée. Les derniers chiffres officiels de la DIHAL font état des éléments suivants : seuls 12 départements sur 95 respectent les prescriptions prévues par leur schéma.

Pour décider du lieu d’installation d’une aire, les élus locaux peuvent soit l’établir sur leur territoire, soit participer à son financement sur une commune voisine, communauté de communes ou communauté d’agglomération dans le cadre d’un établissement public de coopération intercommunale (EPCI).

Actuellement, cependant, moins d’un établissement public de coopération intercommunale sur deux est en conformité. Malgré ces manques de conformité, la loi Besson a eu pour conséquence principale de faire construire les aires d’accueil majoritairement dans des aires urbaines.

Cartes des aires d’accueil de gens du voyage en France, en regard des aires urbaines
Les aires d’accueil de gens du voyage sont majoritairement situées dans les aires urbaines.
Léa Tardieu/Inrae, Fourni par l’auteur

Les schémas départementaux d’accueil et d’habitat des gens du voyage, approuvés par l’État par un arrêté signé du préfet du département, évaluent la situation au niveau du département et déterminent les objectifs et obligations pour une durée de six ans. Le schéma spécifie, entre autres, le nombre d’aires d’accueil et les communes ayant l’obligation d’en avoir.

Des aires concentrées dans les communes les plus exposées aux nuisances environnementales…

Nous avons dans un premier temps analysé les caractéristiques des communes accueillant les aires. La situation des communes de plus de 5 000 habitants au sein d’un EPCI s’avère déterminante.

Lorsqu’une seule commune de l’EPCI a plus de 5 000 habitants, celle-ci a, toutes choses égales par ailleurs, huit fois plus de chances d’accueillir une aire que les communes de moins de 5 000 habitants. En revanche, lorsque plusieurs communes de l’EPCI ont plus de 5 000 habitants, cette probabilité n’est que quatre fois plus élevée. Cette statistique indique qu’il existe bien, dans certains cas, une négociation entre les communes. Cette négociation peut avoir pour objectif de limiter le nombre d’aires d’accueil à installer sur leur territoire, et d’éviter d’en installer une dans la commune.

Nos résultats révèlent en outre que les communes de plus de 5 000 habitants qui ont une aire d’accueil contiennent, en moyenne, plus de nuisances environnementales que celles qui n’en accueillent pas. Cela est vrai pour tous les types de nuisances, à l’exception du risque d’inondation.

L’écart est particulièrement important pour certains types de nuisances. Par exemple, 55 % des communes accueillant une aire abritent une usine très polluante, contre 34 % des communes qui n’en accueillent pas. Concernant les déchetteries, ces proportions s’élèvent à 64 % et 47 %, respectivement.

Par ailleurs, les communes dans lesquelles la valeur locative des logements (qui reflète le prix du marché) est plus élevée sont moins susceptibles d’accueillir une aire.

Ces analyses ont été réalisées en prenant en compte certaines caractéristiques des communes (population, superficie, etc.) pour mesurer les différences entre communes comparables.

… et, au sein des communes, dans les zones les plus polluées

À l’intérieur même des communes, les aires sont placées dans des zones déjà défavorisées : revenus plus faibles, plus de logements sociaux et des foyers plus nombreux.

Mais les aires d’accueil sont surtout localisées à proximité des sources de pollution. Les zones autour d’une aire ont trois fois plus de probabilité d’être à proximité d’une déchetterie (moins de 300 mètres) et plus de deux fois plus de probabilité d’être à proximité d’une station d’épuration ou d’une autoroute (moins de 100 mètres). Elles ont aussi 30 % de risque supplémentaire d’être proches d’un site pollué et 40 % d’être à proximité d’une usine classée Seveso (présentant un risque industriel).

Autrement dit, les aires sont non seulement placées dans des zones les plus modestes au plan économique, mais parmi les zones modestes, elles sont aussi situées dans les zones les plus exposées aux nuisances environnementales.

Logique de moindre coût ou racisme environnemental ?

Nous envisageons deux mécanismes schématiques – qui ne s’excluent pas mutuellement en pratique – permettant d’expliquer cette discrimination environnementale. Les choix de localisation des aires d’accueil peuvent en effet découler d’un processus de minimisation des coûts ou encore résulter d’une discrimination intentionnelle de la part des pouvoirs publics.

Dans le premier cas, on notera que les terrains proches d’infrastructures bruyantes ou polluantes sont souvent moins chers, moins convoités, et donc plus faciles à mobiliser. Les maires et collectivités, soumis à des contraintes financières, peuvent donc être tentés d’installer les aires là où cela coûte le moins.

Nos données le confirment : les aires sont souvent implantées là où les loyers sont bas et l’accès aux services publics limité. Ceci a également été montré par les travaux de Lise Foisneau.

Mais une seconde explication ne peut être écartée : celle du racisme environnemental. L’antitziganisme est fortement ancré dans la société française, comme en témoignent de nombreux discours médiatiques ou politiques. Il est alors possible que certains élus cherchent à placer les aires loin des quartiers résidentiels pour éviter les réactions hostiles.

Une autre hypothèse pourrait être que certains élus locaux rendent les aires peu attractives afin d’en limiter la fréquentation. Nous constatons en effet que les aires ont tendance à être situées en bordure de communes et nos données montrent également qu’elles sont globalement éloignées des services publics, comme les écoles ou les centre de santé.

Au final, il est plus que probable que les discriminations environnementales que nous documentons résultent d’une combinaison de stratégies d’exclusion délibérées et d’objectifs de réduction des coûts.

L’absence de co-construction avec les principaux concernés et le nombre très limité de consultations menées aux niveaux local et national laissent à penser que l’injustice distributive qui touche les gens du voyage peut être une conséquence directe d’une injustice procédurale (c’est-à-dire qu’ils ne sont pas impliqués dans les processus de décisions qui les concernent). Celle-ci a été fréquemment documentée, notamment par des associations comme l’ANGVC et la FNASAT.

The Conversation

Philippe Delacote a reçu des financements de la Chaire Economie du Climat.

Antoine Leblois, Léa Tardieu et Nicolas Mondolfo ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.

ref. Près des autoroutes et des déchetteries : les gens du voyage face aux injustices environnementales – https://theconversation.com/pres-des-autoroutes-et-des-dechetteries-les-gens-du-voyage-face-aux-injustices-environnementales-258636

Des microbes intestinaux qui enivrent et abîment le foie : comment le microbiote peut se transformer en microbrasserie

Source: The Conversation – France in French (3) – By Bill Sullivan, Professor of Microbiology and Immunology, Indiana University

Il peut exceptionnellement arriver qu’un taux d’alcoolémie élevé ne soit pas dû à une consommation d’alcool… Nikamo/Shutterstock.com

Le « syndrome d’auto-brasserie » est une affection très rare et très peu documentée, impliquant la production d’alcool par des bactéries intestinales, qui entraîne l’intoxication des individus concernés. Au-delà des quelques cas cliniques décrits, des scientifiques se demandent si un phénomène similaire ne pourrait pas être impliqué dans certains cas de stéatose hépatique non alcoolique, une maladie aux causes multiples, beaucoup plus courante.


Imaginez : vous êtes agent de police, et vous remarquez une voiture qui zigzague dangereusement sur la chaussée. Vous arrêtez le conducteur : il est manifestement ivre. D’une voix pâteuse, il jure pourtant n’avoir pas touché une goutte d’alcool de la journée. Le croiriez-vous ? Probablement pas.

Pourtant, en 2024, un citoyen belge a été acquitté après avoir été verbalisé pour conduite en état d’ivresse à trois reprises en quatre ans. Son emploi dans une brasserie pouvait nourrir les soupçons, mais il affirmait n’avoir rien bu. Selon les trois médecins qui l’ont ausculté, il aurait souffert d’un syndrome d’auto-brasserie dont il ignorait l’existence.

Les personnes atteintes de ce syndrome très rare (une revue de la littérature scientifique de langue anglaise publiée en 2020 a révélé que seuls 20 cas avaient été identifiés depuis 1974, ndlr) hébergeraient dans leurs intestins des microbes produisant des quantités anormalement élevées d’alcool lorsqu’ils décomposent les sucres. En 2016, à New York, une femme avait, elle aussi, été acquittée après un diagnostic identique. Son taux d’alcoolémie atteignait quatre fois la limite légale.

Bien que le syndrome d’auto-brasserie soit exceptionnel, certaines des espèces bactériennes qui y sont associées pourraient être impliquées dans une autre maladie beaucoup moins rare, la stéatose hépatique.

En tant que microbiologiste, je suis passionné par l’étude des divers effets du microbiote intestinal sur la santé humaine, ainsi que sur l’humeur et le comportement, que j’ai aussi vulgarisés dans l’ouvrage Pleased to Meet Me: Genes, Germs, and the Curious Forces That Make Us Who We Are. Voici ce qu’il faut savoir sur ces bactéries productrices d’alcool et les soupçons qui pèsent sur elles.

Un foie malade sans abus alcool

L’accumulation de graisses dans le foie peut entraîner de graves problèmes de santé. L’inflammation chronique qui en résulte peut notamment favoriser la survenue d’une fibrose hépatique qui peut mener à une cirrhose, laquelle peut sur le long terme, évoluer en cancer du foie.




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On associe souvent la stéatose hépatique à l’alcoolisme. Pourtant, la stéatose hépatique métabolique associée à une dysfonction, ou MASLD, survient sans consommation excessive d’alcool. Anciennement appelée « stéatose hépatique non alcoolique » (SHNA, ou NASH en anglais pour Non-Alcoholic Steatohepatitis), et aussi désignée en français par l’expression « maladie du foie gras », cette affection est un continuum d’anomalies hépatiques qui touche de 80 millions à 100 millions d’Américains (en France, les données de la cohorte CONSTANCE de 2020 indiquent que la stéatose hépatique non alcoolique toucherait 18,2 % de la population, ndlr).

Les causes de la MASLD semblent multiples : obésité, résistance à l’insuline, excès de cholestérol ou encore infection par l’hépatite C. Des travaux semblent aussi suggérer que certains microbes pourraient aussi jouer un rôle.

Diagramme représentant la dégradation du foie, du foie sain à la stéatose, puis à la fibrose et enfin à la cirrhose
Les quatre stades de la stéatose hépatique non alcoolique.
wowow/Shutterstock

En 2019, notamment, des médecins ont identifié un patient souffrant à la fois du syndrome d’auto-brasserie et d’une MASLD sévère. L’analyse de ses selles a révélé la présence de la bactérie Klebsiella pneumoniae. Il s’est avéré que la souche isolée produisait quatre à six fois plus d’alcool que celles habituellement rencontrées chez des individus sains.

Sur 43 autres patients atteints de MASLD, 61 % hébergeaient une souche de K. pneumoniae produisant des quantités inhabituellement élevées d’alcool. En revanche, parmi les 48 personnes en bonne santé servant de témoins, seuls 6 % étaient concernées.

Les chercheurs ont également constaté que K. pneumoniae n’était que légèrement plus abondante dans l’intestin des malades que chez les témoins. C’était la quantité d’alcool produite qui différait. Ils se sont alors demandé si cet excès pouvait réellement engendrer la stéatose.

Une microbrasserie dans l’intestin ?

Pour vérifier si ces bactéries étaient bel et bien responsables de la situation des malades, les scientifiques ont mené des tests sur des animaux de laboratoire. Ils ont nourri des souris saines avec la souche hyper-alcoologène de K. pneumoniae. En un mois, les rongeurs ont développé une stéatose mesurable, qui a évolué en cirrhose au bout de deux mois. La progression de la maladie reproduisait fidèlement celle observée lorsque les souris étaient gavées d’alcool pur.

En outre, le transfert de microbiote provenant de souris ou d’humains atteints de MASLD dans des souris saines a également déclenché des lésions hépatiques.

Enfin, les chercheurs ont traité le microbiote de souris atteintes de MASLD avec un virus ciblant uniquement Klebsiella, pour détruire ces bactéries. Le transfert du microbiote ainsi débarrassé de Klebsiella dans des souris saines n’a provoqué chez ces dernières aucune maladie.

Illustration à la craie montrant des flèches doubles entre cerveau et intestin, peuplés de microbes
Les microbes présents dans l’intestin produisent des substances pouvant influencer l’humeur et la santé – pour le meilleur comme pour le pire.
T. L. Furrer/Shutterstock

Ces résultats suggèrent que certaines souches de K. pneumoniae fabriquent des quantités excessives d’alcool, capables d’induire une stéatose hépatique. Ils laissent aussi espérer que certaines formes de stéatose liées à Klebsiella puissent être traitées par antibiotiques. En effet, l’administration à des souris atteintes d’imipénem, un antibiotique de la famille des bêtalactamines, de la classe des carbapénèmes, a inversé l’évolution de la maladie.

Puisque K. pneumoniae transforme le sucre en alcool, un simple test sanguin mesurant l’alcoolémie après ingestion de sucre pourrait permettre de diagnostiquer cette forme particulière de stéatose. Les chercheurs ont montré que des souris hébergeant ces bactéries devenaient ivres et voyaient leur taux d’alcool sanguin grimper après avoir consommé du sucre.

Il faut souligner que l’on ignore encore l’ampleur de ce phénomène. Si Klebsiella est fréquemment présente dans l’intestin humain, on ne sait pas pourquoi certaines personnes hébergent des souches productrices de grandes quantités d’alcool.

Plus largement, ces travaux illustrent une fois encore le rôle du microbiote dans la régulation de l’humeur et du comportement. Comme pour la conductrice new-yorkaise acquittée, le simple fait de consommer un dessert très sucré pourrait, dans de rares cas, entraîner chez certaines personnes une ébriété sans qu’elles n’aient consommé d’alcool. Le salarié belge, quant à lui, tente de réduire sa production intestinale d’alcool en suivant à la fois un régime alimentaire spécifique et un traitement médicamenteux, selon les déclarations de son avocate. Reste à savoir si ces individus développent une tolérance accrue à l’alcool, de par leur exposition continue.


Cet article, initialement publié le 30 septembre 2019, a été actualisé en 2024 pour inclure les éléments sur la décision de justice belge.

The Conversation

Bill Sullivan ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Des microbes intestinaux qui enivrent et abîment le foie : comment le microbiote peut se transformer en microbrasserie – https://theconversation.com/des-microbes-intestinaux-qui-enivrent-et-abiment-le-foie-comment-le-microbiote-peut-se-transformer-en-microbrasserie-263737

Quête de minceur et d’ivresse express : comment la « drunkorexie » menace la santé des jeunes

Source: The Conversation – France in French (3) – By Ludivine Ritz, Maitre de Conférences en Psychologie spécialité Neuropsychologie des addictions, Université de Caen Normandie

Sauter des repas pour pouvoir consommer davantage d’alcool sans craindre d’augmenter ses apports caloriques… Cette très mauvaise idée est en train de prendre de l’ampleur, au point d’inquiéter le corps médical, et d’avoir donné naissance à un néologisme : la « drunkorexie », ou « alcoolorexie ».


La « drunkorexie » (ou « alcoolorexie ») est un néologisme formé à partir des mots drunk (de l’anglais, être ivre) et anorexie. Il est apparu pour la première fois, il y a une quinzaine d’années, dans un article du New York Times, « Se priver de nourriture, un cocktail à la main ». Tout en précisant que ce terme n’avait rien de médical, la journaliste Sarah Kershaw l’employait pour décrire comment certaines personnes adoptaient des comportements de jeûne volontaire afin de limiter la prise de poids liée à leur consommation d’alcool.

Depuis, le phénomène a fait l’objet de recherches plus approfondies. Il soulève des enjeux majeurs de santé mentale et interroge sur le rôle des normes esthétiques et de la pression sociale. Explications.

Quels sont les risques associés à la drunkorexie ?

La drunkorexie est définie comme un ensemble de comportements alimentaires à risque, incluant des formes de restriction (jeûner, sauter des repas), des conduites de purge (comme des vomissements provoqués) ou une activité physique excessive.

Ces comportements poursuivent deux objectifs principaux : éviter la prise de poids liée à la consommation d’alcool ou atteindre un état d’ivresse plus rapide. Ils peuvent être adoptés à différents moments, que ce soit en amont de la consommation (par anticipation), pendant celle-ci (notamment lors de soirées festives) ou après, dans une logique de compensation a posteriori.

Si la drunkorexie peut être perçue comme un comportement ponctuel ou stratégique, ses conséquences sont loin d’être anodines. Elle est tout d’abord associée à une consommation d’alcool plus fréquente et plus intense, ainsi qu’à des épisodes d’ivresse plus sévères, exposant les jeunes à des prises de risques accrues, tant sur le plan physique que social.

Par ailleurs, les effets de la drunkorexie ne se limitent pas à l’alcool. Plusieurs études montrent qu’elle s’inscrit souvent dans un tableau plus large de troubles alimentaires, présents y compris en dehors des contextes festifs. À terme, ces comportements pourraient favoriser l’installation durable de troubles du comportement alimentaire chez certains jeunes adultes.

Sur le plan psychologique, ce type de comportement semble également refléter une fragilité émotionnelle plus profonde. Dépression, anxiété, détresse psychologique, difficultés de régulation des émotions, antécédents de maltraitance ou insécurité dans les relations proches, sont fréquemment rapportés chez les jeunes concernés.

Enfin, les conséquences cognitives de la drunkorexie restent encore peu documentées, mais certaines hypothèses méritent d’être explorées : quel impact ce comportement peut-il avoir sur la mémoire, sur les capacités de raisonnement ou sur la réussite académique, lorsque l’alcool est consommé de manière répétée dans un contexte de restriction alimentaire ?

Une tendance inquiétante chez les jeunes

Si récent soit-il, ce phénomène n’en est pas moins fréquent. Plusieurs études indiquent qu’entre 6 % à 39 % des adolescents et jeunes adultes déclarent réduire leur alimentation avant de consommer de l’alcool. Plus de la moitié déclarent également adopter des comportements caractéristiques de la drunkorexie.

À ce jour, il n’existe pas de données épidémiologiques nationales permettant d’estimer précisément combien de personnes sont concernées par la drunkorexie. Les études disponibles portent généralement sur des populations ciblées (lycéens, étudiants, jeunes adultes) et indiquent des prévalences comparables, avoisinant la moitié des personnes consommatrices d’alcool.

Il n’existe pas encore de données permettant de décrire précisément l’évolution de la drunkorexie sur le long terme. Les études longitudinales sont difficiles à mettre en œuvre : elles demandent du temps, sont coûteuses et exposées à une perte importante de participants au fil du temps. En France, une étude de cohorte sur cinq ans, suivant des étudiants recrutés en première année à l’Université puis réévalués après deux et quatre ans, est actuellement en cours et devrait apporter des éléments nouveaux sur la dynamique de la drunkorexie chez les jeunes adultes.

Les réseaux sociaux jouent probablement un rôle clé dans la diffusion et la banalisation de la drunkorexie. Les plateformes comme Instagram, TikTok ou Snapchat exposent les jeunes à un flux constant d’images valorisant la minceur, la musculation ou certaines pratiques festives, créant ainsi un double impératif : afficher un corps conforme aux normes esthétiques tout en participant aux codes sociaux de la fête et de l’alcoolisation.

Dans cet environnement, la drunkorexie peut apparaître comme un compromis pour concilier ces deux injonctions, renforcée par le partage d’expériences, de conseils ou de défis en ligne.

Des comportements associés à la fête

Si ce phénomène est surtout observé chez les lycéens et les étudiants, il n’est pas exclusif à cette population. On le retrouve également chez les adultes, bien que sa prévalence tende à diminuer avec l’âge.

Ces comportements apparaissent le plus souvent dans des contextes festifs, où la consommation d’alcool est normalisée, voire encouragée. Chez les jeunes, ils sont rarement perçus comme problématiques. Au contraire, ils sont souvent intégrés à une routine associée aux soirées, renforcés par le sentiment de « faire comme tout le monde », ce qui participe à leur banalisation.

La drunkorexie est ainsi décrite comme une pratique courante, parfois automatique, dans les situations de forte consommation d’alcool. Elle peut aussi répondre à une volonté de se conformer aux normes du groupe, d’obtenir une forme d’approbation sociale ou de renforcer le sentiment d’appartenance.

Plusieurs études suggèrent par ailleurs que les jeunes femmes seraient plus exposées à la drunkorexie, en lien avec une perturbation de l’image de soi et une plus grande insatisfaction corporelle. D’autres travaux montrent, cependant, que les jeunes hommes peuvent également adopter ces pratiques, notamment dans le but d’intensifier les effets recherchés de l’alcool.

Pourquoi les jeunes sont-ils plus vulnérables ?

Les adolescents et les jeunes adultes évoluent dans des contextes où les normes sociales autour du corps et de la consommation d’alcool sont particulièrement marquées. L’idée qu’il faut être mince ou musclé pour être valorisé socialement coexiste souvent avec une pression à participer aux soirées et à consommer de l’alcool de manière excessive.

Dans ce cadre, la drunkorexie peut apparaître comme une stratégie d’ajustement à ces deux pressions contradictoires : rester conforme aux attentes liées à l’apparence tout en participant aux normes sociales de consommation.

Des travaux ont également mis en évidence l’importance des motivations de conformité : certains jeunes pratiquent la drunkorexie non seulement pour s’intégrer à un groupe ou se sentir acceptés, mais aussi pour éviter d’être stigmatisés ou se sentir exclus s’ils ne se conforment pas aux attentes en matière de consommation d’alcool et de contrôle du poids.

Que faire face à la drunkorexie ?

Si un proche semble adopter des troubles alimentaires avant ou après avoir bu de l’alcool et des signes de drunkorexie, il existe différents dispositifs d’aide.

En France, Alcool Info Service (0 980 980 930, 7 jours sur 7, de 8 heures à 2 heures du matin, appel anonyme et non surtaxé), Fil Santé Jeunes pour les 12-25 ans, ou les services de santé étudiants proposent écoute, conseils et orientation vers des professionnels de santé ou des structures spécialisées.

Il est également possible d’autoévaluer sa consommation d’alcool et de dépister un risque de trouble alimentaire. En cas de suspicion, le médecin traitant et les consultations Jeunes Consommateurs, peuvent assurer un suivi et orienter vers une prise en charge adaptée.




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Au-delà de la prise en charge individuelle, limiter la progression de la drunkorexie suppose des actions collectives et de santé publique, visant notamment à renforcer la prévention chez les plus jeunes, dès le collège et le lycée, en intégrant à la fois l’éducation sur les risques liés à l’alcool et la sensibilisation aux troubles alimentaires. Le repérage précoce de la drunkorexie passe par la formation des professionnels de santé et des acteurs du milieu éducatif à mieux identifier ces comportements.

Des campagnes de prévention ciblées, conçues pour répondre aux réalités des publics concernés, en tenant compte de l’âge, du sexe et des contextes psychosociaux, pourraient contribuer à réduire l’adoption de ces pratiques. Enfin, une réponse politique plus stricte, visant à une meilleure régulation des messages véhiculés sur les réseaux sociaux, en particulier ceux associant minceur et ivresse, pourrait réduire l’attractivité de la drunkorexie auprès des jeunes.

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RITZ Ludivine a reçu des financements de l’IRESP et la Société Française d’Alcoologie et d’Addictologie.

ref. Quête de minceur et d’ivresse express : comment la « drunkorexie » menace la santé des jeunes – https://theconversation.com/quete-de-minceur-et-divresse-express-comment-la-drunkorexie-menace-la-sante-des-jeunes-261241

La musique ne vous fait ni chaud ni froid ? Cela pourrait être dû au fonctionnement de votre cerveau

Source: The Conversation – in French – By Catherine Loveday, Professor, Neuropsychology, University of Westminster

Certaines personnes ne ressentent absolument rien quand elles écoutent de la musique. Les chercheurs ont en découvert la cause, logée dans le cerveau. Krakenimages/Shutterstock

Et si la musique vous laissait de marbre ? Alors qu’elle fait vibrer la plupart d’entre nous, 5 à 10 % de la population reste totalement indifférente aux mélodies. Ce trouble, appelé « anhédonie musicale », intrigue les chercheurs, qui en dévoilent aujourd’hui l’origine : un défaut de communication entre le cerveau auditif et le système de récompense.


Lorsque je demande à une salle remplie d’étudiants comment ils se sentiraient s’ils ne pouvaient plus jamais écouter de musique, la plupart sont horrifiés. Un bon nombre était encore en train d’écouter de la musique juste avant le début du cours. Mais il y en a toujours un ou deux qui avouent timidement que cela ne changerait rien à leur vie si la musique n’existait pas.

Les psychologues appellent cela « l’anhédonie musicale », c’est-à-dire l’absence de plaisir à écouter de la musique. Et un nouvel article publié par des neuroscientifiques espagnols et canadiens suggère qu’elle serait causée par un problème de communication entre différentes zones du cerveau.

Pour beaucoup d’entre nous, ne rien ressentirquand on écoute de la musique semble incompréhensible. Pourtant, pour 5 à 10 % de la population, c’est la norme.

Dans le cadre de mes recherches et de ma pratique auprès de personnes souffrant de pertes de mémoire, je leur demande souvent de choisir leurs chansons préférées dans le but de raviver chez elles des souvenirs marquants.

J’ai toujours été fascinée par le fait que certaines personnes me regardent d’un air perplexe et me disent : « La musique ne m’a jamais vraiment intéressé•e. » Cela contraste tellement avec la majorité des gens qui adorent parler de leur premier disque ou de la chanson qui a été jouée à leur mariage.

Des études récentes montrent des variations considérables dans l’intensité des émotions ressenties quand on écoute de la musique. Environ 25 % de la population est hyperhédonique, c’est-à-dire qu’elle éprouve un besoin presque obsessionnel de musique.

Les recherches dans ce domaine utilisent généralement le Barcelona Music Reward Questionnaire (BMRQ) (questionnaire de récompense musicale de Barcelone), qui interroge les personnes sur l’importance de la musique dans leur vie quotidienne : À quelle fréquence en écoutent-elles ? Leur arrive-t-il de fredonner des airs ? Y a-t-il des chansons qui leur donnent des frissons ?

Si le score obtenu est faible, alors on parle d’anhédonie musicale. Pour confirmer ce diagnostic, des chercheurs mesurent, en laboratoire, le rythme cardiaque, la température ou la sudation des personnes sondées, pendant qu’elles écoutent de la musique. Chez la plupart d’entre nous, ces marqueurs physiologiques varient en fonction de la musique écoutée, selon qu’elle nous touche beaucoup ou peu. Mais chez les personnes souffrant d’anhédonie musicale, l’effet physiologique est nul.

Une théorie a consisté à dire que le fait de moins apprécier la musique pourrait refléter une anhédonie plus générale, c’est-à-dire une absence de plaisir pour quoi que ce soit. Ces pathologies sont souvent liées à des perturbations au niveau des zones du système de récompense, telles que le noyau accumbens, le noyau caudé et le système limbique.

Il s’agit d’une caractéristique courante de la dépression qui, comme d’autres troubles de l’humeur, peut être corrélée à une absence de réponse à la musique. Cependant, cela n’explique pas l’anhédonie musicale « spécifique », qui touche des personnes qui prennent du plaisir avec d’autres récompenses, comme la nourriture, les relations sociales ou le cinéma par exemple, mais restent indifférentes à la musique.

Homme renfrogné devant un violon
Tous les enfants obligés de prendre des cours de musique ne remercient pas leurs parents une fois adultes.
foto-lite/Shuttersock

Une autre explication qui a été avancée consiste à dire que les personnes qui s’intéressent peu à la musique ne la comprennent tout simplement pas, peut-être en raison de difficultés à percevoir les mélodies et les harmonies.

Pour vérifier cette hypothèse, nous pouvons nous intéresser aux personnes atteintes d’amusie, un trouble de la perception musicale qui affecte la capacité à reconnaître des mélodies familières ou à détecter des notes fausses. Ce trouble survient lorsque l’activité est réduite dans des régions clés du cortex fronto-temporal du cerveau, qui gère le traitement complexe de la hauteur des notes et de la mélodie. Or, on connaît au moins un cas d’une personne atteinte d’amusie qui n’en aime pas moins la musique.

Quoi qu’il en soit, d’autres recherches montrent que les personnes souffrant d’anhédonie musicale ont souvent une perception musicale normale, ils reconnaissent les chansons ou distinguent sans problème les accords majeurs des accords mineurs.

Alors, que se passe-t-il ? Un article recense toutes les recherches menées à ce jour dans ce domaine. La récompense musicale semble être traitée par la connectivité existant entre les zones corticales auditives, situées au niveau du gyrus temporal supérieur, et les zones du système de récompense. Il arrive que ces zones soient intactes chez des sujets souffrant d’anhédonie musicale. C’est donc la communication entre les zones qui est gravement perturbée : les parties du cerveau chargées du traitement auditif et le centre de la récompense ne communiquent pas.

Les personnes qui réagissent normalement à la musique présentent une activité importante au niveau de cette connexion dans le cerveau, qui est plus élevée pour une musique agréable que pour des sons neutres. Une étude réalisée en 2018 a montré qu’il est possible d’augmenter le plaisir procuré par la musique en stimulant artificiellement ces voies de communication à l’aide d’impulsions magnétiques.

Cette nouvelle analyse pourrait permettre aux scientifiques de mieux comprendre les troubles cliniques dans lesquels les récompenses quotidiennes semblent réduites ou amplifiées, ce qui est le cas par exemple lors de troubles alimentaires, d’addictions au sexe ou aux jeux.

Ces résultats remettent également en question l’idée répandue selon laquelle tout le monde aime la musique. La plupart des gens l’aiment, mais pas toutes les personnes, et cette variation s’explique par des différences dans le câblage du cerveau. Parfois, cela résulte des suites d’une lésion cérébrale, mais le plus souvent, les individus naissent ainsi, et une étude réalisée en mars 2025 a mis en évidence l’existence d’un lien génétique.

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Catherine Loveday ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. La musique ne vous fait ni chaud ni froid ? Cela pourrait être dû au fonctionnement de votre cerveau – https://theconversation.com/la-musique-ne-vous-fait-ni-chaud-ni-froid-cela-pourrait-etre-du-au-fonctionnement-de-votre-cerveau-263588