Face aux polycrises, l’État doit devenir stratège

Source: The Conversation – in French – By David Vallat, Professeur des universités en management stratégique – chercheur au laboratoire MAGELLAN (IAE de Lyon), iaelyon School of Management – Université Jean Moulin Lyon 3

La polycrise implique l’imbrication de crises multiples : financières (subprimes de 2008), sanitaires (Covid-19), géopolitiques (guerre en Ukraine, Gaza, Iran), environnementales (climat, biodiversité), sociales (migrations, inégalités) et informationnelles (désinformation, guerres narratives). Ak_aman/Shutterstock

La polycrise désigne l’interconnexion de crises géopolitiques, environnementales, sociales ou informationnelles qui se renforcent mutuellement et qui fragilisent nos sociétés démocratiques. Ce phénomène est le symptôme d’un monde devenu structurellement instable, où l’action publique, si elle ne se transforme pas en profondeur, est condamnée à l’impuissance.


Nous vivons une époque marquée par une instabilité permanente, dans laquelle les crises se succèdent ou se superposent, et où les structures sociales et politiques peinent à conserver leur cohérence. Les crises qui nous menacent ne sont plus ponctuelles ni isolées, mais interconnectées ; elles renforcent les fragilités structurelles des sociétés contemporaines, à commencer par un individualisme galopant, fruit de la postmodernité.

Le temps des polycrises

Nous vivons au temps des polycrises, menaces internes et externes pour nos sociétés démocratiques. La notion de polycrise renvoie à l’imbrication de crises multiples : financières (par exemple, celle des subprimes de 2008), sanitaires (Covid-19), géopolitiques (guerre en Ukraine, guerre des proxys de l’Iran contre Israël), environnementales (climat, biodiversité), sociales (migrations, inégalités) et informationnelles (désinformation, guerres narratives). Ces crises ne sont pas juxtaposées, mais s’entrelacent et se renforcent.

Ainsi la crise des subprimes, née du marché immobilier aux États-Unis, s’est rapidement transformée en crise financière mondiale, puis en crise de la dette souveraine en Europe. C’est dans ce contexte de fragilisation économique que l’Europe a dû faire face à un afflux massif de migrants consécutif à la guerre civile en Syrie. De même, la pandémie de Covid-19 a mis en lumière la dépendance logistique à des chaînes d’approvisionnement mondialisées, provoqué une onde de choc économique et accentué les inégalités, tout en fragilisant la légitimité des institutions. La situation économique de l’Europe se dégrade d’autant plus que les États européens doivent investir en armement pour faire face aux velléités impériales russes.

Ces enchaînements ne relèvent pas du hasard : ils traduisent l’interconnexion structurelle des systèmes modernes. L’accélération des flux – de capitaux, de données, de personnes, de virus – rend les sociétés extrêmement sensibles aux perturbations.

La mondialisation, en abolissant les distances, a créé un monde « petit », mais aussi extraordinairement fragile. Un effondrement énergétique local peut avoir des répercussions alimentaires, sécuritaires et sociales à l’échelle planétaire. Par exemple la guerre en Ukraine a contribué à la hausse du prix du blé en Égypte.

Le défi est que ces crises sont multiniveaux. Elles touchent à la fois l’individu (perte de repères, isolement), les institutions (crise de confiance) et les États (incapacité à coordonner des réponses globales). Cette complexité rend difficile la hiérarchisation des priorités. À quelles urgences répondre d’abord ? À la crise climatique, à la dette publique, à la sécurité énergétique, à l’implosion des services publics, à la cybersécurité ? Chaque réponse sectorielle risque d’aggraver une autre dimension du problème.

Face aux polycrises, la désintégration du commun

La modernité s’est construite sur des fondations solides : la foi dans le progrès, dans la raison, dans la science, dans l’autonomie de l’individu et dans la séparation des sphères religieuses et politiques. Le récit moderne visait l’émancipation et la maîtrise du monde. Selon Francis Fukuyama, la fin de la guerre froide avait même marqué « la fin de l’Histoire », une forme d’aboutissement idéologique avec la démocratie libérale comme horizon indépassable. Cela signifie que toute contradiction fondamentale dans la vie humaine pourrait être résolue dans le cadre du libéralisme moderne, sans qu’il soit nécessaire de recourir à une structure politico-économique alternative. Dès lors, les relations internationales se concentreraient principalement sur les questions économiques et non plus sur la politique ou la stratégie, réduisant ainsi les risques de conflit violent d’envergure internationale.

Mais cette vision a été largement remise en cause par la postmodernité – pour ne pas dire par les attaques du 11-Septembre (2001). En 1979, Jean-François Lyotard parle de « condition postmoderne » pour désigner l’effondrement des « grands récits » (libéralisme, Lumières, etc.), au profit d’une fragmentation de la connaissance et des identités. Ce relativisme culturel, conjugué à une désaffection des institutions, conduit à une perte de sens collectif.

Zygmunt Bauman prolonge cette analyse en introduisant le concept de « modernité liquide », dans laquelle les structures sociales sont devenues instables, les identités mouvantes, et les engagements précaires. Le nomadisme devient une caractéristique centrale de l’individu « liquide » : il traverse sa propre vie comme un touriste, changeant de lieu, d’emploi, de conjoint, de valeurs, d’engagements, et parfois d’orientation sexuelle, de genre, d’identité. L’individu devient son propre repère dans un environnement incertain et mouvant. Le choix individuel devient déterminant et l’affirmation de soi par la consommation et par la mise en scène sur les réseaux sociaux prime sur tout cadre commun.

Dans les sociétés liquides, la perte des repères collectifs va de pair avec une crise du sens. Ce vide symbolique est comblé non pas par un retour à des récits communs structurants, mais par une prolifération de narratifs concurrents, souvent émotionnels, simplificateurs et orientés. Ce phénomène est intensifié par l’usage massif des réseaux sociaux, devenus le principal canal de diffusion de l’information – ou de sa falsification. La guerre contemporaine n’est donc plus seulement militaire ou économique : elle est aussi cognitive.

L’heure des prédateurs

Giuliano da Empoli a bien théorisé cette dynamique dans l’Heure des prédateurs (2025). Il y montre comment les plateformes numériques – pensées dès leur origine pour capter l’attention – sont devenues des outils de guerre idéologique. En favorisant les contenus clivants et émotionnels, elles structurent un espace public fragmenté, polarisé, où la vérité devient relative. Le factuel est concurrencé par le ressenti, et la viralité prime sur la véracité. La réalité devient une construction narrative mouvante, au sein de laquelle chaque communauté s’enferme dans ses propres certitudes, nourries par des algorithmes de recommandation qui amplifient les biais de confirmation.

La manipulation informationnelle est ainsi devenue un enjeu stratégique majeur. Des acteurs étatiques, comme la Russie, exploitent cette faiblesse des démocraties pour influencer les opinions publiques adverses. Ces campagnes n’ont pas seulement pour but de convaincre, mais de désorienter, de diviser et de démoraliser.




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Comme l’explique da Empoli, le chaos devient une stratégie de pouvoir : affaiblir le lien social, c’est affaiblir la capacité de résistance collective. Non seulement les réponses aux polycrises sont moins efficaces, mais l’ampleur des crises est amplifiée par l’effet « caisse de résonance » des réseaux sociaux. La manipulation informationnelle vise aussi à faire apparaître celui qui décide au mépris des règles, de la loi, des contraintes, comme le vrai leader qui écoute son peuple. Ainsi les Trump, Poutine, Bolsonaro, etc. seraient les dignes descendants de Cesare Borgia (le prince de Machiavel) qui agissent plus qu’ils ne parlent. En agissant, ils produisent un narratif qui leur est favorable.

Cette guerre des narratifs s’inscrit également dans une logique postmoderne où les signes prennent le pas sur les faits. Dans une société liquide, où les institutions sont fragilisées, les citoyens en viennent à se méfier de tout : des médias traditionnels, des experts, des politiques. Le complotisme devient un refuge identitaire, et l’émotion remplace la délibération rationnelle.

Les conséquences sont profondes : la décision publique devient plus difficile à légitimer, les conflits sociaux s’enveniment, et les sociétés entrent dans une spirale de défiance. Ce brouillage informationnel complique également la gestion des crises. La pandémie de Covid-19 ou l’invasion russe en Ukraine ont été accompagnées de vagues massives de fausses informations, entravant les réponses sanitaires ou diplomatiques.

Retour de l’État stratège ?

Dans ce contexte, repenser la place de la raison, de la vérification des faits et de la formation à l’esprit critique devient une priorité. La guerre des narratifs n’est pas seulement une bataille pour l’attention : c’est une lutte pour la souveraineté cognitive des sociétés.

Les polycrises que nous affrontons ne relèvent ni de l’accident ni du hasard. Elles sont les symptômes d’un monde devenu structurellement instable, où l’action publique, si elle ne se transforme pas en profondeur, est condamnée à l’impuissance. Le temps des ajustements à la marge est révolu. Ce qu’il faut, c’est une réinvention stratégique de la gouvernance, capable de penser et d’agir dans la complexité, sans se réfugier dans l’idéologie, l’ignorance volontaire ou le court-termisme.

L’un des paradoxes contemporains est que, face à l’incertitude, l’État est plus que jamais attendu, mais moins que jamais préparé – la crise Covid en a fait la démonstration). Réduit trop souvent à une logique de gestion ou de communication, l’État a vu s’affaiblir sa capacité à anticiper, à mobiliser, à coordonner.

Il est urgent de réhabiliter un État stratège, capable de pouvoir exercer sa souveraineté de manière démocratique et éclairée, comme nous y invite de façon détaillée le Conseil d’État dans une étude annuelle.

Quels points retenir de ce document très riche concernant la dialectique polycrise-société liquide ? D’abord, il s’agit d’identifier nos fragilités, nos dépendances – en premier lieu, la dette publique et notre affaiblissement économique relatif. Les rapports de force entre États sont plus vifs que jamais : il est également nécessaire de sortir de l’irénisme, qui minimise les risques et les menaces, et d’assumer une logique de puissance, trop peu souvent associée à notre culture démocratique. Il faut, enfin, revivifier la démocratie en donnant plus d’autonomie et de responsabilité aux citoyens, tout en rappelant constamment les valeurs républicaines qui fondent notre socle commun.

The Conversation

David Vallat ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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Les ultrasons en psychiatrie : pour mieux diagnostiquer et pour traiter, demain, les troubles en santé mentale

Source: The Conversation – in French – By Jean-Michel Escoffre, Chargé de Recherche – Inserm, Inserm

En psychiatrie, les travaux de recherche se multiplient pour évaluer l’intérêt des ultrasons afin d’améliorer le diagnostic comme la prise en charge de la dépression, des troubles obsessionnels compulsifs et d’autres pathologies en santé mentale. Les ultrasons présentent l’avantage de permettre une exploration et un traitement des aires du cerveau de manière non invasive.


Les ultrasons, ou ondes ultrasonores, sont des ondes mécaniques (comme le son qui est composé d’ondes sonores) qui engendrent des oscillations dans les milieux qu’elles traversent. Ces ondes ultrasonores peuvent être exploitées à des fins médicales.

En effet, les ultrasons sont une technologie non invasive très largement exploitée en médecine pour le diagnostic et le traitement de nombreuses pathologies. Leur potentielle application en psychiatrie est un sujet de recherche émergent qui ouvre de nouvelles perspectives pour la prise en charge des maladies psychiatriques.

Bien que les ultrasons soient principalement associés à l’imagerie biomédicale, leur utilisation en psychiatrie, comme modalité d’exploration fonctionnelle du cerveau ou comme technique de neuromodulation cérébrale, est de plus en plus explorée.

Cette révolution technologique promet de transformer radicalement le diagnostic et le traitement des troubles psychiatriques en proposant des solutions plus ciblées et moins invasives.

Portabilité, non invasivité et coûts limités des ultrasons

Le développement de marqueurs objectifs, pour le diagnostic et le pronostic des maladies psychiatriques, tels que les troubles bipolaires, la schizophrénie, la dépression, l’autisme, etc., est l’un des défis majeurs en psychiatrie.




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À ce jour, l’essentiel du diagnostic de ces troubles repose sur des critères cliniques et comportementaux. L’imagerie cérébrale conventionnelle, comme l’imagerie de résonance magnétique (IRM) et la tomographie par émission de positons, permet de visualiser les structures cérébrales impliquées dans ces troubles et leur métabolisme. Cependant, ces modalités d’imagerie médicale demeurent coûteuses et fréquemment limitées en termes de disponibilité et d’accessibilité.

En revanche, les ultrasons présentent des avantages uniques pour le diagnostic des maladies psychiatriques, notamment du fait de leur portabilité (diagnostic au lit du patient ou à domicile), de leur non invasivité et de leur coût. Ainsi, grâce à des techniques d’imagerie cérébrale qui font appel aux ultrasons, il est désormais possible de visualiser des dysfonctionnements, au niveau du cerveau, qui sont associés à certains troubles psychiatriques.

Vers le diagnostic « ultrasonore »

Aujourd’hui, une des applications prometteuses des ultrasons en psychiatrie concerne l’imagerie fonctionnelle cérébrale. L’imagerie ultrasonore fournit, en effet, des informations sur les propriétés mécaniques du tissu cérébral qui peuvent se révéler précieuses pour caractériser des situations pathologiques en santé mentale.

Un ensemble d’études a montré, par exemple, que la dépression était associée à des amplitudes de battements cérébraux excessives, dans cette population connue pour son surrisque de lésions cérébrales et d’accidents vasculaires cérébraux.

De plus, de nos travaux récents menées sur le long terme montrent que les mouvements naturels du cerveau observés par imagerie ultrasonore ont tendance à revenir à la normale lorsque les personnes souffrant de dépression commencent à aller mieux.

Autrement dit, on observe une sorte de « réactivation » du cerveau en même temps qu’une amélioration de l’état mental.

Ces mouvements pourraient donc servir d’indicateur utile pour savoir si un traitement contre la dépression fonctionne, notamment dans le cas du protoxyde d’azote médical, un gaz parfois utilisé pour ses effets antidépresseurs.

Quand les ultrasons soigneront des maladies psychiatriques

Outre leur potentiel diagnostique, les ultrasons sont également explorés pour, à terme, traiter diverses maladies psychiatriques résistantes aux traitements pharmacologiques ou à la psychothérapie.

Parmi les technologies les plus prometteuses, nous en citerons trois.

  • Les ultrasons focalisés de faible intensité, qui permettent de moduler spécifiquement l’activité électrique de régions cérébrales, ou encore de délivrer des molécules thérapeutiques au niveau du cerveau (ultrasons combinés à des microbulles de gaz) sous le contrôle de l’IRM ou par neuronavigation.

  • Les ultrasons focalisés de haute intensité, qui concentrent cette fois les ondes ultrasonores dans une zone précise du cerveau afin d’induire sa destruction sélective et irréversible par un procédé thermique (ultrasons focalisés de haute intensité) ou mécanique (histotripsie ultrasonore), réduisant ainsi l’activité anormale de cette région.

Cette modalité est en cours d’évaluation clinique pour le traitement de la dépression et des troubles obsessionnels compulsifs résistants aux médicaments traditionnels.

Une étude a montré l’efficacité et l’innocuité de cette approche pour traiter les troubles obsessionnels compulsifs en ciblant une zone spécifique du cerveau appelée la capsule interne. Elle a permis d’améliorer les symptômes obsessionnels compulsifs, dépressifs et anxieux chez les patients souffrant de troubles obsessionnels compulsifs, sans induire d’effets indésirables graves.

  • La neuromodulation ultrasonore, qui consiste à focaliser les ultrasons sur des régions cérébrales impliquées dans des troubles psychiatriques, sans les détruire.

Contrairement à d’autres techniques de neurostimulation, cette stimulation mécanique permet de moduler l’activité électrique des régions superficielles et profondes du cerveau, de manière non invasive. Une récente étude a révélé que la neuromodulation ultrasonore d’une zone précise du cerveau de patients souffrant de dépression a amélioré leurs symptômes dépressifs.

Aujourd’hui, de nombreuses études précliniques et cliniques évaluent le potentiel thérapeutique de cette modalité ultrasonore pour le traitement de la schizophrénie, de la dépression, ou encore de l’autisme.

Demain, faciliter la délivrance de médicaments dans le cerveau ?

Les ultrasons pourraient également être utilisés pour faciliter la délivrance ciblée de médicaments dans le cerveau. Cette méthode, appelée « sonoporation », associe des ondes ultrasonores avec des microbulles de gaz pour augmenter la perméabilité des vaisseaux sanguins, afin de mieux faire pénétrer des médicaments dans les tissus cérébraux irrigués par ces vaisseaux.

Cette approche pourrait améliorer l’efficacité des traitements médicamenteux pour les troubles psychiatriques, en permettant aux médicaments d’atteindre plus efficacement les zones cérébrales concernées.

À ce jour, cette modalité ultrasonore fait uniquement l’objet d’études précliniques dans des modèles animaux de maladies psychiatriques telles que l’autisme, l’addiction aux drogues et la dépression.

Améliorer à terme la qualité de vie des malades

Les perspectives offertes par les ultrasons ouvrent un champ d’innovations diagnostiques et thérapeutiques qui pourrait améliorer considérablement la qualité de vie des personnes atteintes de troubles psychiatriques.

Bien que cette technologie soit encore en phase de développement, ses applications potentielles sont vastes et pourraient transformer la manière dont les troubles psychiatriques sont diagnostiqués et traités.

De l’imagerie cérébrale fonctionnelle à la neuromodulation, en passant par l’administration ciblée de médicaments, les ultrasons offrent des moyens innovants pour mieux comprendre et pour traiter des maladies psychiatriques.

Toutefois, bien que ces technologies soient prometteuses, leur pratique courante en psychiatrie requiert des études cliniques et des validations additionnelles, qui incluent la détermination de leur efficacité à long terme, la sécurité des procédures ainsi que leur accessibilité pour les patients.

The Conversation

Jean-Michel Escoffre est chargé de mission auprès de l’Institut Thématique Technologies pour la Santé de l’Inserm. Il est trésorier de Centre-Sciences. Il a reçu des financements de l’Agence nationale de la recherche, l’Inserm, l’université de Tours, la Région Centre-Val de Loire, la Ligue contre le cancer et de la Fondation pour l’Audition.

Thomas Desmidt a reçu des financements de DGOS PHRC Protobrain,2017.

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Arts participatifs : des œuvres en quête de reconnaissance

Source: The Conversation – in French – By Nathalie Poisson-Cogez, Professeure d’Enseignement Artistique, ESA / École Supérieure d’Art / Dunkerque – Tourcoing

À la croisée de l’expérience esthétique et de l’engagement citoyen, les œuvres participatives, pour lesquelles des artistes professionnels et des personnes « non-artistes » créent ensemble au cœur des territoires, bousculent les codes. Porteuses d’ambitions fortes, reliant l’art et la vie quotidienne, ces démarches sont pourtant toujours en quête de reconnaissance, tant de la part des institutions que des mondes de l’art.


Il arrive que des personnes non professionnelles de l’art soient invitées à prendre part à la conception et/ou à la réalisation d’œuvres. Cet art dit participatif couvre un large éventail de pratiques. Nous avons par exemple étudié des projets d’art citoyen portant sur des expérimentations inscrites dans un temps long (deux à quatre ans), investissant des lieux a priori non dédiés à l’art, générant – au fil de processus ouverts et évolutifs – des réalisations singulières qui bousculent la notion d’œuvre : un Fol Inventaire de toutes les plantes de la Terre, la carte sensible d’un quartier populaire, des impromptus de poésie à 2 mi-mots, un café-œuvre ou encore une immense robe avec soixante poches garnies d’objets insolites…

La notion d’œuvre artistique en question

L’artiste Pablo Helguera distingue les créations prétendument participatives se bornant en réalité à un apport limité, dans le cadre d’un projet prédéterminé, et celles où les personnes associées dès la genèse d’une œuvre sont susceptibles de la (re)modeler. Dans cette lignée, deux concepts ont été récemment élaborés : celui d’art en commun par l’historienne de l’art Estelle Zhong Mengual et celui de co-création par l’artiste chercheuse Marie Preston. Désacralisant la posture d’auteur (l’auctorialité), ces notions invitent à reconnaître le potentiel créatif de chaque personne et même à envisager qu’une œuvre puisse être cosignée par les différentes parties prenantes. Cette approche peut donner lieu, dans certains cas, assez rares, à une répartition des éventuels bénéfices financiers, au-delà de la seule rétribution symbolique (reconnaissance, sentiment de fierté, etc.).

Très souvent, les initiateurs d’actions participatives insistent sur la primauté du mode de faire sur le « résultat » final, ce qui tend à laisser dans l’ombre l’étendue et la valeur artistique des formes créées, lesquelles sont tantôt tangibles ou immatérielles, uniques ou reproductibles, pérennes ou éphémères, spectaculaires ou furtives. Par ailleurs, la documentation recueillie au fil du processus (un blog, une édition, un film, etc.) constitue parfois, outre sa fonction d’archive, un objet-trace doté d’un statut d’œuvre à part entière.

Ces réflexions concernent les pratiques artistiques contemporaines dans leur ensemble (participatives ou non) où, en réaction aux logiques productivistes, la notion d’œuvre, sa matérialité sont interrogées, et même son bien-fondé, certains artistes revendiquant sa disparition. Le critique d’art Stephen Wright évoque même « un art sans œuvre, sans auteur et sans spectateur ».

Tisser ambition artistique et droits culturels

Nées d’une immersion à l’occasion de temps de résidence, certaines propositions participatives découlent d’un travail dit situé qui fait possiblement de l’artiste un « passeur de territoire ». S’affranchissant des logiques classiques de diffusion, elles s’inscrivent davantage dans une démarche d’infusion. Pour « tenter de réduire, à défaut de pouvoir les abolir, les distances métriques, mais aussi culturelles, linguistiques et cognitives », les artistes déploient différents moyens : marches sensibles ; déplacements en triporteur ou avec un âne ; bureau mobile installé sur la place du marché ; moments de convivialité autour d’un banquet…

Au-delà du seul déplacement physique, l’enjeu est de renouveler les liens entre art et société. Remontant aux années 1970, identifiées dans un rapport emblématique paru en 2001 : Les Nouveaux territoires de l’art du sociologue Fabrice Lextrait, de telles initiatives font écho aux concepts d’esthétique relationnelle et de créations en contexte forgés respectivement par les historiens de l’art Nicolas Bourriaud et Paul Ardenne. Un certain nombre d’entres-elles se sont fédérées au sein de l’association Autre(s) pARTs. Fondées idéalement sur la réciprocité et l’horizontalité, ces démarches participatives résonnent également avec les théories de « l’aller-vers » du champ social.

Outre le fait qu’elles associent souvent plusieurs disciplines artistiques (arts visuels, spectacle vivant…), ces propositions composent également avec d’autres pratiques (cuisine, jardinage, bricolage…) et d’autres champs (travail social, santé, écologie…) que celui de l’art. Élargissant ainsi sa définition même, elles rejoignent les analyses de l’historien de l’art Maurice Fréchuret autour du rapprochement entre l’art et la vie et incarnent la notion d’art comme expérience élaborée par le philosophe John Dewey. Brouillant les frontières, elles donnent naissance à des formes hybrides, parfois déroutantes.

Comme le note le sociologue Pascal Nicolas-Le Strat :

« L’art apparaît désormais comme une pratique diffuse, articulée aux autres activités sociales, en prise avec de nombreuses dimensions de l’existence. »

Signes des tensions persistantes entre exigence artistique et dimension sociale, dans leur immense majorité, les financements (publics ou privés) des pratiques participatives relèvent davantage d’enveloppes consacrées à l’action culturelle et non à la création. Généralement centrées sur des critères quantitatifs, les subventions peuvent générer des situations d’instrumentalisation des démarches de création et/ou des personnes sollicitées ou encore des risques d’injonction à la participation, comme le pointe le sociologue Loïc Blondiaux.

En l’absence de dispositifs adaptés, les créations partagées émergent grâce à l’inventivité le plus souvent d’associations, mais également des quelques institutions qui leur accordent de la considération. Plutôt que de les corseter par des modes de soutien trop contraignants, il s’agirait d’accepter la part d’indétermination inhérente à ces projets en leur accordant « une avance de confiance », et en corollaire, comme pour toute autre création artistique, un droit à l’erreur.

Vers une reconnaissance des mondes de l’art et des politiques publiques ?

La visibilité des œuvres participatives, censées être « vécues de l’intérieur », devrait-elle rester cantonnée, comme c’est souvent le cas, aux contextes singuliers dont elles sont issues ? Pourquoi ne pourraient-elles pas, sous réserve de l’accord des principaux intéressés, rencontrer une plus large audience ? En effet, au-delà des enjeux d’émancipation et de « vivre ensemble » classiquement invoqués, les créations partagées avec une réelle diversité de personnes recèlent un potentiel pour déranger les écritures contemporaines et contribuer ainsi au renouvellement des formes et pratiques artistiques. Face aux limites de la démocratisation culturelle, elles représentent une piste pour faire vivre une véritable démocratie culturelle.

À Sevran (Seine-Saint-Denis), depuis 2018, le Théâtre de la Poudrerie, scène conventionnée « art et territoire » les met en lumière à travers sa Biennale de la création participative. La toute récente Fédération des arts participatifs invite à les considérer « comme une composante essentielle et légitime de la création contemporaine ». Pour sa part, le chercheur Philippe Henry appelle à un soutien public renforcé à des initiatives en mesure de « construire une démocratie artistique et culturelle vraiment digne de ce nom ». Cette reconnaissance garantirait à ces projets complexes de meilleures conditions matérielles et humaines de réalisation, tout en actant une interdépendance entre éthique et esthétique.


Cet article est publié dans le cadre de la série « Regards croisés : culture, recherche et société », publiée avec le soutien de la Délégation générale à la transmission, aux territoires et à la démocratie culturelle du ministère de la culture.

The Conversation

Nathalie Poisson-Cogez a reçu des financements de la fondation Daniel et Nina Carasso pour effectuer un travail d’évaluation des projets d’art citoyen évoqués au début de l’article.

Réjane Sourisseau a reçu des financements de la fondation Daniel et Nina Carasso pour effectuer un travail d’évaluation des projets d’art citoyen évoqués au début de l’article.

ref. Arts participatifs : des œuvres en quête de reconnaissance – https://theconversation.com/arts-participatifs-des-oeuvres-en-quete-de-reconnaissance-262169

La Californie, un colosse économique, mais un creuset d’inégalités (en dix graphiques)

Source: The Conversation – in French – By Julien Pillot, Enseignant-Chercheur en Economie, INSEEC Grande École

De la ruée vers l’or à la génération hippie, sans oublier la révolution informatique, la Californie ne semble pas avoir volé son surnom d’État en or ou Golden State, en VO. Mais qu’en est-il réellement, alors que les anicroches entre le président Trump et le gouverneur démocrate de Californie Gavin Newsom se multiplient. Quel est le poids réel de cet État au plan fédéral ? Décryptage de la puissance économique californienne et… de ses faiblesses.


Avec un PIB de 4 103 milliards de dollars, la Californie s’est hissée, en 2024, au 4e rang des économies les plus prospères et même au 3e rang si on exclut les États-Unis dont elle fait partie intégrante. Seules la Chine, la « manufacture de la planète », forte de ses 1,4 milliard d’habitants, et l’Allemagne, qui compte 2,12 fois plus d’habitants, présentent un PIB supérieur au Golden State qui, décidément, n’a jamais aussi bien porté son nom (Graphique 1).

Petite radiographie de l’économie californienne à partir de dix graphiques et indicateurs clés qui mettent l’accent à la fois sur l’excellence productive de cet État, mais aussi sur certaines inégalités sociales et territoriales qui se creusent rapidement.

Graphique 1 : PIB annuel des principales économies mondiales (en dollars USD courants, 2024)


Fourni par l’auteur

Une économie prospère…

Entre 2005 et 2024, l’économie californienne a connu un taux de croissance sensiblement supérieur à la moyenne nationale. Quant aux économies européennes, elles ne soutiennent pas la comparaison (Graphique 2). Parmi les dix économies les plus développées de la planète, seules la Chine et l’Inde ont fait mieux sur la même période, tandis que le Brésil faisait jeu égal.

Graphique 2 : Évolution du PIB 2005-2024 (base 100 en 2005 / en dollars USD courants)


Fourni par l’auteur

C’est bien simple : depuis 2005, le taux de croissance de la Californie n’a été inférieur à la moyenne nationale qu’en 2009 et 2010 – en plein cœur de la crise financière des subprimes – et, en 2022 et en 2023 (en raison d’une inflation de près de 9 % qui a frappé plus durement la Californie que le reste du territoire américain). À ce rythme, il n’y a rien d’anormal à voir le 31e État des États-unis prendre toujours plus de poids dans l’économie fédérale, jusqu’à peser désormais plus de 14 % de son PIB (Graphique 3). Loin devant le Texas et l’État de New York qui, avec 9,3 % et 7,9 % respectivement, complètent le podium.

Graphique 3 : Évolution de la part de la Californie dans le PIB des États-Unis (en dollars USD courants)

Échelle de gauche (en dollars USD courants) : PIB des États-Unis. Échelle de droite (en %) : part de la Californie dans le PIB états-unien.
Fourni par l’auteur

Un secteur privé particulièrement productif

Si la croissance de l’économie californienne a été si soutenue au long de ce dernier quart de siècle, c’est qu’elle repose sur quelques secteurs d’activité qui ont le vent en poupe : la finance, l’immobilier, la tech et les services aux entreprises, l’industrie (notamment défense, aéronautique, automobile, biotech…) et la santé (Graphique 4). Le secteur privé lucratif compte ainsi pour 90 % du PIB californien.

Graphique 4 : Contribution au PIB californien par secteur d’activité en 2023 (en %)


Fourni par l’auteur

L’autre moteur de l’économie californienne repose sur le dynamisme des investissements en recherche et développement. En 2022, l’Unesco estimait que la Californie représentait plus de 28 % des dépenses de recherche et développement (R&D) réalisées par les entreprises états-uniennes. Il faut bien admettre que tout concourt à attirer de tels investissements tant la Californie dispose d’un écosystème favorable à l’innovation : finance dynamique, pôles universitaires de renom, travailleurs qualifiés, industries de pointe, et politiques incitatives.




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Là encore, il n’y a guère de mystère à ce que cet État figure parmi les économies les plus pourvoyeuses d’emplois très qualifiés dans la recherche, dans l’ingénierie et dans l’innovation. En 2021, la Californie concentrait à elle seule plus de 21 % des emplois en R&D de l’ensemble de l’économie fédérale, dont près d’un quart des emplois du secteur privé lucratif (Graphique 5).

Graphique 5 : Part des emplois en recherche et développement (R&D) en Californie, par secteurs d’activité en 2021


Fourni par l’auteur

De bons niveaux de vie

La prospérité de l’économie californienne se traduit par un PIB par tête sans commune mesure avec les autres économies développées (Graphique 6). Exprimé en dollars courants, un Californien est ainsi en moyenne 1,8 fois plus riche qu’un Allemand, 2,2 fois plus qu’un Français, et même 7,6 fois plus qu’un Chinois.

Graphique 6 : PIB par tête (2023, dollars USD courants)


Fourni par l’auteur

Le coût de la vie en Californie est cependant très élevé, et réaliser une comparaison internationale des niveaux de vie nécessite un traitement en termes réels, c’est-à-dire exprimé en parité de pouvoir d’achat (Graphique 7).

Les écarts, s’ils restent conséquents, s’en trouvent significativement réduits. Par exemple, l’écart avec la France n’est plus que de 1,42 et avec l’Allemagne, de seulement 1,2. Plus intéressant encore, la Californie présente un niveau de vie similaire à la moyenne américaine.

Graphique 7 : PIB par tête, PPA (2023, dollar international courant)


Fourni par l’auteur

Des inégalités qui croissent

Car, à y regarder de plus près, la croissance économique du Golden State est loin de profiter de façon homogène aux quelque 39,2 millions de Californiens.

En effet, il existe en Californie de très importantes disparités territoriales et si la Bay Area – la région de San Francisco, qui abrite la fameuse Silicon Valley – a effectivement connu une explosion de ses revenus, elle fait figure d’exception et tire, à elle seule, une grande part de la croissance californienne.

Avec un PIB par tête de 131 000 dollars en 2023, la Bay Area pèse plus du double de certains comtés moins dynamiques, tels que la Central Valley (hors Sacramento), l’Inland Empire (Riverside, San Bernardino…), et le Northern California (Shasta, Gold Country…). A titre de comparaison, l’écart de PIB/tête intracalifornien n’était jamais supérieur à 32 000 dollars en 1998 (Graphique 8).

Graphique 8 : PIB par tête par région (en dollars USD courants de 2023)


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Bien évidemment, cette explosion des inégalités territoriales s’explique essentiellement par la croissance dans la tech et dans les services aux entreprises, qui a particulièrement profité aux 7,8 millions de résidents de la Bay Area et, à un degré moindre, aux comtés de San Diego, Orange et Los Angeles.

De telles disparités se ressentent naturellement sur les salaires. Pour bien s’en rendre compte, il suffit de comparer le salaire médian de la Bay Area (34 dollars USD de l’heure) avec celui d’autres comtés tels que celui de San Diego (28 dollars de l’heure), Inland Empire (22 dollars de l’heure) ou encore la Sierra et la Central Valley (21 dollars de l’heure).

Graphique 9 : Taux de chômage par État en 2024 (en %)


Fourni par l’auteur

Recrudescence des travailleurs pauvres

Deux autres indicateurs montrent les fragilités internes à l’économie californienne : le taux de chômage et le taux de travailleurs pauvres. Le taux de chômage en Californie est, en effet, structurellement supérieur à la moyenne nationale (Graphique  9).

L’État paie ainsi ses grandes disparités régionales, mais aussi une dépendance à des secteurs volatils, ainsi qu’un déclin démographique (une perte de 600 000 habitants entre 2020 et 2022), essentiellement imputable à un coût de la vie devenu rédhibitoire, qui entame la demande intérieure et l’ajustement du marché du travail.

Plus inquiétante encore est la recrudescence de « travailleurs pauvres », c’est-à-dire de personnes en emploi, mais dont les revenus ne permettent pas de franchir le seuil de pauvreté (fixé, en 2023, à 43 990 dollars (USD) pour un foyer de deux adultes en âge de travailler et de deux enfants à charge. Ce seuil est une moyenne nationale, avec des ajustements régionaux selon le coût de la vie. Il est, par exemple, de 50 380 dollars (USD) dans le secteur de Bay Area et de 36 280 dollars (USD) dans celui de Central Valley.

Arte, 2024.

Un coût de la vie préoccupant

Le coût de la vie, et notamment du logement, explique cette situation préoccupante où, en 2023, 9,8 % des travailleurs californiens âgés de 25 ans à 64 ans vivaient dans la pauvreté. Soit un contingent de près de 1,5 million de personnes auquel il faut ajouter 2,3 millions de travailleurs (14,7 %) en situation précaire (foyer dont le revenu est compris entre 1 et 1,5 fois le seuil de pauvreté).

Sans grande surprise, ce sont les régions où le coût de la vie est le plus élevé et où la main-d’œuvre moins qualifiée peine à s’insérer et à trouver des salaires permettant de vivre décemment de son travail qui sont concernées au premier chef (Graphique 10). Le taux de travailleurs pauvres atteint des sommets dans l’agriculture (24,6 %), dans le BTP (24,2 %), dans la restauration (22,4 %) et dans les services à la personne (20,8 %).

Graphique 10 : Part des travailleurs californiens sous le seuil de pauvreté en 2023 (en %)


Fourni par l’auteur

Si le Golden State n’a jamais aussi bien porté son nom, force est de constater que la ruée vers l’or est loin d’avoir profité à l’ensemble de la population et des territoires.

La Bay Area en général et, en particulier, la Silicon Valley sont des poches de richesse dans un État en proie à de véritables préoccupations socio-économiques : trop grande dépendance à certains secteurs d’activité, difficultés d’insertion des travailleurs non qualifiés, explosion du coût de la vie et du nombre de travailleurs pauvres, déclin démographique…

« Il n’y a pas de classes sociales en Californie, il y a des échelles de salaire et des barreaux qui manquent »,

écrit, en 1986, le Québécois Jacques Godbout dans son roman Une histoire américaine. Pouvait-il imaginer à quel point l’histoire lui donnerait raison ?

The Conversation

Julien Pillot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. La Californie, un colosse économique, mais un creuset d’inégalités (en dix graphiques) – https://theconversation.com/la-californie-un-colosse-economique-mais-un-creuset-dinegalites-en-dix-graphiques-263544

Être grand-parent à distance : ce qui se perd lorsque les familles sont séparées et comment combler le fossé

Source: The Conversation – in French – By Sulette Ferreira, Transnational Family Specialist and Researcher, University of Johannesburg

Devenir grand-parent est souvent perçu comme une expérience profondément intime et concrète : tenir un nouveau-né dans ses bras, partager ses premiers sourires, assister à ses premiers pas hésitants. Cette expérience repose traditionnellement sur la présence physique et sur des visites spontanées.

Pour de nombreux grands-parents dont les enfants ont émigré, ces moments précieux ne se vivent plus avec le contact physique. Ils se déroulent désormais à travers des écrans et sont soumis aux contraintes des décalages horaires. Ils sont aussi marqués par un sentiment d’éloignement.

C’est le cas en Afrique du Sud, un pays où l’émigration est en hausse, en particulier parmi les jeunes familles. Plus d’un million de Sud-Africains vivent aujourd’hui à l’étranger. Cela a des effets profonds et durables et touche plusieurs générations.

Dans une étude récente, j’ai exploré l’impact de l’émigration mondiale sur les relations entre les grands-parents sud-africains et leurs petits-enfants nés à l’étranger. J’ai examiné ce que signifie endosser le rôle de grand-parent à distance, souvent pour la première fois, et comment l’absence de proximité physique remodèle les relations entre générations.

J’ai publié divers articles sur la migration et les relations entre générations dans les familles qui vivent entre deux pays. Je dirige également un cabinet privé qui se concentre sur les défis émotionnels liés à l’émigration.

Dans le cadre de ma thèse de doctorat, j’ai mené des entretiens approfondis avec 24 parents sud-africains dont les enfants adultes avaient émigré. Ce projet a jeté les bases de mon programme de recherche plus large sur les effets émotionnels de la migration. Cet article de recherche est basé sur les expériences de 44 participants.

Pour ces grands-parents, l’émigration représente plus qu’une simple séparation géographique. Le rythme familier de la vie avec leurs petits-enfants, des visites spontanées aux fêtes communes, est bouleversé. Il en résulte un sentiment de perte profond et permanent, non seulement lié à l’absence des interactions quotidiennes avec leurs petits-enfants, mais aussi à la disparition progressive d’un rôle cher à leur cœur, autrefois ancré dans la présence physique et les liens quotidiens.

Les résultats montrent que l’absence de proximité physique engendre de profondes barrières émotionnelles, particulièrement durant les premières années de la vie d’un petit-enfant, qui sont déterminantes. Pourtant, malgré la distance, les grands-parents parviennent à trouver des moyens créatifs et significatifs de rester émotionnellement présents.

Dans les familles transnationales, les grands-parents jouent un rôle de gardiens de la continuité culturelle et de soutien émotionnel, mais aussi d’acteurs actifs qui redéfinissent ce que signifie être grand-parent dans le contexte de la migration mondiale.

Témoignages des grands-parents

La question centrale de ma recherche était de savoir comment la distance avait redéfini le rôle de certains grands-parents dans les familles sud-africaines. Elle a également examiné comment les grands-parents s’adaptent et négocient leurs rôles à différentes étapes de la vie de leurs petits-enfants.

Les critères de sélection étaient les suivants : être citoyen sud-africain, parler couramment l’anglais, vivre en Afrique du Sud, être parent d’un ou plusieurs enfants adultes ayant émigré et vécu à l’étranger pendant au moins un an, et être de toute origine ethnique, culture, sexe, statut socio-économique et âgé de 50 à 80 ans.

J’ai complété les entretiens par des enquêtes qualitatives distribuées via mon groupe de soutien en ligne.

Les grands-parents ont fait état de diverses difficultés, telles que la perte de leur implication quotidienne, la charge émotionnelle liée à la séparation et les difficultés de communication numérique qui nécessitaient des stratégies d’adaptation continues pour maintenir le lien.

L’étude montre que la distance n’affaiblit pas nécessairement les liens intergénérationnels, mais oblige les grands-parents à redéfinir leur présence.

Mes recherches ont clairement montré que le lieu de naissance est un facteur déterminant dans la formation du lien entre grands-parents et
petits-enfants.

Les grands-parents d’enfants nés en Afrique du Sud et qui déménagent ensuite dans un autre pays sont souvent impliqués dès le début. Ils aident à prendre soin des enfants au quotidien, célèbrent les étapes importantes et profitent de visites spontanées. Ces interactions quotidiennes nourrissent des liens émotionnels forts.
Comme l’a confié Annelise, une participante :

Quand votre petit-enfant naît ici, vous le connaissez depuis sa naissance, vous le voyez tous les jours, vous partagez tout.

Lorsque ces petits-enfants émigrent, la rupture peut être profonde. Les grands-parents perdent non seulement un contact régulier, mais aussi leur rôle de soutiens actifs.

Lorsque les petits-enfants naissent à l’étranger, un parcours émotionnel différent se dessine. La joie et l’excitation sont souvent tempérées par la nostalgie et la tristesse.

La réalité des relations transfrontalières oblige les grands-parents à redéfinir leur rôle. Pour de nombreuses familles, la grossesse renforce les liens entre les générations, en particulier entre les mères et les filles. Cette phase est généralement marquée par des rituels communs, qui façonnent l’identité de mère et de grand-parent. Ces rituels favorisent les liens affectifs et le sentiment d’appartenance.

Mais pour les grands-parents qui sont séparés, ces moments peuvent être remplacés par des captures d’écran et des messages vocaux, rendant les étapes importantes lointaines et intangibles.

Cette absence précoce peut être ressentie comme une exclusion de la grand-parentalité elle-même, comme si ce rôle était refusé avant même d’avoir commencé. Ce phénomène correspond étroitement au concept de « perte ambiguë » développé par la psychologue américaine Pauline Boss, qui désigne un deuil sans fin.

Malgré cela, de nombreux grands-parents restent activement impliqués. Certains deviennent ce que les sociologues américaines Judith Treas et Shampa Mazumdar appellent des « seniors en mouvement » : ils se déplacent plus, et organisent leur vie autour de billets d’avion, des renouvellements de visa et des séjours temporaires consacrés aux petits-enfants.

Mais les défis sont de taille.

Rester proche malgré la distance

Il est difficile de maintenir une relation au-delà des frontières.

Deux stratégies clés sont ressorties de mes recherches : la communication virtuelle et les visites transnationales.

Toutes les personnes que j’ai interrogées utilisaient largement la technologie : lecture hebdomadaire d’histoires sur Zoom, enregistrements de lectures ou « colis » remplis de lettres, de recettes ou d’objets artisanaux.

Les visites physiques étaient limitées par un ensemble d’obstacles financiers, logistiques, émotionnels et relationnels.

Les vols sont tout simplement trop chers, et avec ma santé, je ne pense pas pouvoir supporter le voyage. Cela me brise le cœur, mais ce n’est tout simplement pas possible. Je ne pense pas que je le reverrai un jour.

J’ai également constaté que le rôle des parents était essentiel. En partageant des photos, en prenant l’initiative d’appeler et en faisant en sorte que les grands-parents soient présents dans les conversations quotidiennes, certains parents ont contribué à renforcer les liens affectifs.

Ma fille et mon gendre sont tous deux très doués pour m’envoyer régulièrement des photos et des vidéos… Ils savent tous les deux à quel point mes deux petits-enfants me manquent, alors ils me tiennent au courant… Ils m’appellent également chaque semaine et encouragent les enfants à se concentrer sur nos appels.

Conclusions

Le rôle des grands-parents transnationaux remet en question le modèle traditionnel d’implication active. Il nécessite de repenser la notion de présence.

Mes recherches montrent que les grands-parents y parviennent grâce à leur créativité, leur souplesse émotionnelle et leur amour indéfectible. Ils sont en train de forger un nouveau type de grands-parents à travers les continents, où les liens transcendent la distance.

The Conversation

Sulette Ferreira est chercheuse à l’université de Johannesburg.

ref. Être grand-parent à distance : ce qui se perd lorsque les familles sont séparées et comment combler le fossé – https://theconversation.com/etre-grand-parent-a-distance-ce-qui-se-perd-lorsque-les-familles-sont-separees-et-comment-combler-le-fosse-263875

Pollution, un mot qui permet aussi d’opérer un classement social

Source: The Conversation – France (in French) – By Camille Dormoy, Docteure en sociologie, spécialiste des politiques publiques de gestion des déchets/économie circulaire, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)

Le mot « pollution n’est pas neutre, loin de là. Emprunté, d’un point de vue étymologique, au vocabulaire du sacré pour désigner ce qui « souille » ce dernier, le mot n’est pas aussi factuel qu’il y paraît. Ce qu’on considère comme polluant n’est pas seulement défini par des critères scientifiques ou sanitaires, mais également de règles sociales implicites. Il revêt aujourd’hui des enjeux de pouvoir : qui peut désigner la pollution peut non seulement désigner ce qui pollue, mais également « qui » pollue.


Tout le monde s’accorde sur l’objectif : réduire la pollution. Au-delà des discussions sur la ou les meilleures façons d’agir, dès qu’il s’agit de désigner ce qui pollue et, surtout, qui pollue, les désaccords éclatent. Loin d’être purement techniques, les conflits liés à la pollution révèlent des fractures sociales, culturelles et politiques.

Il faut dire que l’étymologie du mot n’est pas neutre : pollution est emprunté du latin pollutio, qui signifie « souillure », « profanation », est lui-même dérivé de polluere, (souiller). Un terme qui souligne la distinction entre le sacré et ce qui ne l’est pas, c’est-à-dire le profane.

Mary Douglas, en 2002.
United Nations International School (UNIS).

L’anthropologue britannique Mary Douglas (1921-2007) s’est intéressée à cette distinction entre acceptable et inacceptable, profane et sacrée qui donne à la pollution sa portée symbolique et politique, dans une perspective anthropologique.

Son ouvrage de 1966 De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou (dans son titre original, Purity and Danger: An Analysis of Concepts of Pollution and Taboo) est devenu un classique. Elle y explique que la pollution n’est pas seulement un effet secondaire de nos modes de vie, mais aussi une question de pouvoir.

Quand « sale » veut surtout dire « hors norme »

Mary Douglas propose une idée aussi simple que subversive : la saleté, c’est, d’abord, ce qui dérange l’ordre des choses. Autrement dit, ce qu’on considère comme polluant n’est pas toujours seulement défini par des critères scientifiques ou sanitaires.

Cela dépend avant tout des règles implicites de chaque société, de ce qu’elle juge acceptable ou non. Ce n’est pas l’objet ou le geste en soi qui est « sale », c’est le fait qu’il transgresse des règles, des normes. Dès qu’il ne rentre pas dans la bonne case, il devient suspect, dérangeant, indésirable.

Un sac plastique dans un marché bio choque, mais dans un supermarché discount, il passe inaperçu. Des poules dans un jardin de campagne symbolisent l’autonomie alimentaire, mais dans une résidence de centre-ville, elles deviennent un problème de voisinage. Dans une piscine municipale, le chlore est associé à la propreté et à la désinfection, mais dans l’eau du robinet, il est soupçonné d’empoisonner ou de perturber le goût, en particulier dans les milieux qui valorisent l’eau « pure » (de source, filtrée, ou encore osmosée).

À travers ces quelques exemples, on voit que ce n’est pas tant la matière qui fait la pollution, mais le contexte dans lequel elle survient. Ce qu’on considère comme propre, polluant ou sain ne dépend pas seulement de critères scientifiques, mais aussi de normes sociales souvent invisibles.

La pollution ne désigne donc pas seulement une nuisance matérielle, elle fonctionne comme un révélateur de frontières symboliques : ce qui dérange, ce qui transgresse, ce qui fait éclater les catégories établies et qui menace un ordre social donné.




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La pollution, un langage du pouvoir pour désigner les bonnes façons d’habiter ?

Transposée à nos sociétés industrielles, la grille d’analyse de Mary Douglas permet de relire autrement les conflits écologiques contemporains. Ceux-ci ne se limitent pas à des désaccords techniques ou à des niveaux de risque mesurables : ils renvoient à des visions du monde incompatibles, à des manières d’habiter et de cohabiter dans un espace donné.

Ce que l’on nomme polluant – ou sale, ou incivique – n’est que rarement et seulement une substance ou un comportement objectivement problématique. C’est une manière de désigner ce qui dérange un ordre établi et, surtout, ceux qui sont perçus comme menaçant cet ordre.

À Étouvie, un quartier populaire d’Amiens, mon enquête ethnographique a mis en lumière la façon dont certaines pratiques ordinaires, comme la mécanique de rue (c’est-à-dire, le fait de réparer son véhicule directement dans l’espace public), le nourrissage d’animaux ou les dépôts d’encombrants sont régulièrement qualifiées de polluantes, souvent bien au-delà de leur impact réel.

Ces gestes, chargés d’un jugement moral, deviennent les marqueurs d’un écart à la norme. Dans le contexte local que j’ai étudié, ce sont souvent les habitants de longue date – ceux qui se perçoivent comme « autochtones » – qui en sont les auteurs désignés. Progressivement, ils se trouvent disqualifiés au profit d’un groupe de nouveaux arrivants ou d’habitants extérieurs, plus actifs dans les instances locales et plus légitimes aux yeux des institutions.

Ces plaintes sur la « propreté du quartier » ne relèvent pas de simples préférences esthétiques ou de velléités écologiques : elles sont productrices de pouvoir. En désignant ce qui est sale ou polluant, certains habitants acquièrent une légitimité pour s’imposer dans les comités de quartier, dans les associations ou dans les réunions publiques.

C’est là que se négocient non seulement les règles de propreté, les formes de contrôle local, mais aussi les grandes lignes des politiques et des aménagements à venir. Nommer ce qui est polluant devient ainsi une manière de gouverner les manières d’habiter.

Un phénomène urbain, mais aussi rural

Ces mécanismes ne se jouent pas uniquement en milieu urbain ou populaire. Dans certaines communes rurales, j’ai observé un phénomène comparable entre des habitants récemment installés en périphérie et des agriculteurs en place. Ces néoruraux, souvent porteurs d’une sensibilité écologique affirmée, rejettent fortement les pratiques agricoles dites conventionnelles, et s’opposent, par exemple, à l’implantation d’un méthaniseur.

Pour disqualifier leurs voisins agriculteurs, ils mobilisent un vocabulaire de la pollution, non pas en invoquant la contamination des sols ou de l’air, mais en désignant une forme de trouble paysager et sensoriel : « les tracteurs qui pourrissent la rue », « les traînées de boue sur les trottoirs » ou « les buttes de terre jusque devant les portails ». Ce n’est pas tant la matière elle-même qui pose ici problème, mais ce qu’elle incarne : une manière de produire, de circuler, d’habiter le territoire, perçue comme incompatible avec l’idée que ces habitants se font du « bon » rural.

Unité de méthanisation agricole.
Jérémy-Günther-Heinz Jähnick, CC BY-NC-SA

Dans les deux cas, urbain et rural, la pollution devient un levier de classement social et spatial. Elle ne désigne pas uniquement ce qui salit, mais ce qui déborde d’un cadre attendu, d’un paysage imaginé, d’une norme implicite. Elle permet de dire : ceci est hors de sa place. Et donc, ceci n’a pas lieu d’être ici.




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Penser la pollution autrement : ne pas moraliser mais politiser

Associée à l’industrie, aux fumées, aux déchets toxiques, la pollution a longtemps désigné des atteintes massives à l’environnement, portées par des acteurs identifiables.

Mais, depuis quelques années, le mot a glissé vers d’autres usages. Aujourd’hui, il s’applique aussi à des comportements individuels et à des gestes jugés « inappropriés » : mal trier ses déchets, entreposer des objets sur le trottoir, laisser des traces de son passage. Ce glissement n’est pas anodin.

Comme l’a montré Mary Douglas, la pollution n’est jamais seulement une affaire de substances. C’est un langage : une manière de dire ce qui dérange, ce qui déborde, ce qui n’est pas « à sa place ». Elle sert à dessiner les frontières entre le propre et le sale, le légitime et l’inacceptable.

Dans les quartiers populaires comme dans les villages périurbains, les conflits autour des déchets ou des pratiques agricoles ne parlent pas seulement de propreté ou d’écologie. Ils révèlent des luttes pour définir ce qui est normal, pour dire qui a sa place et qui ne l’a pas.

Cette lecture éclaire aussi un paradoxe : certaines pollutions massives, chimiques ou diffuses, restent invisibles dans l’espace public. Trop silencieuses, trop abstraites, elles échappent aux radars symboliques. On repère un sac plastique mal trié. On perçoit l’odeur d’un méthaniseur. Mais un perturbateur endocrinien ou un seuil dépassé (par exemple la pollution aux oxydes d’azote, aux particules fines, à l’ozone…) en termes de qualité de l’air passent davantage inaperçus, non parce qu’ils sont inoffensifs – ce qu’ils ne sont pas –, mais parce qu’ils ne troublent pas immédiatement notre ordre sensible.

Ainsi, les conflits écologiques ne portent pas seulement sur des substances à éliminer ou sur des comportements à corriger. Ils engagent une lutte plus fondamentale, celle du pouvoir de nommer ce qui dérange, de désigner ce qui – objets, gestes ou populations – est « hors de place ». Car celui qui définit la saleté définit aussi l’ordre. La vraie question est ainsi de savoir qui détient ce pouvoir.

The Conversation

Camille Dormoy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Pollution, un mot qui permet aussi d’opérer un classement social – https://theconversation.com/pollution-un-mot-qui-permet-aussi-doperer-un-classement-social-262724

Classe d’accueil: les élèves qui y séjournent trop longtemps font face à des choix éducatifs plus restreints

Source: The Conversation – in French – By Roberta Soares, Assistant Professor, Faculty of Education, L’Université d’Ottawa/University of Ottawa

De longs séjours dans des classes distinctes d’apprentissage linguistique, ainsi que les placements en éducation spécialisée ou en formation générale des adultes, peuvent avoir des conséquences profondes dans la vie des élèves immigrants. (Kenny Eliason sur Unsplash), CC BY-NC-ND

Différents pays et régions adoptent divers modèles d’intégration des élèves immigrants qui doivent apprendre ou perfectionner leur langue de scolarisation. Au Québec, un modèle pour les jeunes est la classe d’accueil.

Elle fait partie du programme d’intégration linguistique, scolaire et sociale du ministère de l’Éducation du Québec. Selon les documents provinciaux, la classe d’accueil est destinée aux élèves « ayant besoin de soutien » pour améliorer leurs compétences linguistiques.

La classe d’accueil peut être offerte de la maternelle au secondaire dans la province, mais elle est surtout présente au secondaire et dans les régions où le nombre d’élèves apprenant la langue de scolarisation est élevé, comme à Montréal.

Les élèves qui ne maîtrisent pas suffisamment le français pour être classés en classe ordinaire sont orientés vers la classe d’accueil pour l’apprentissage du français. Au secondaire, les élèves en classe d’accueil étudient principalement le français, mais aussi les mathématiques, les arts et l’éducation physique, et ce, séparément des élèves fréquentant la classe ordinaire.

Entrevues avec des élèves et des intervenants scolaires

Ma recherche doctorale portait sur les procédures de classement des élèves du secondaire immigrants nouvellement arrivés avant et après leur séjour en classe d’accueil à Montréal.

J’ai recueilli et analysé différents types de données : documents, observations en milieu scolaire et entrevues auprès de 37 intervenants scolaires et de sept élèves afin de connaître leurs expériences et leurs points de vue sur le sujet.

Ma recherche suggère que, même si la classe d’accueil est considérée comme une « transition » vers la classe ordinaire, la réalité est plus complexe.

En fait, certains élèves pourraient ne jamais intégrer la classe ordinaire. Mes recherches révèlent de longs séjours en classe d’accueil, des élèves immigrants classés en dessous du niveau d’âge habituel des élèves de la classe ordinaire et des classements en éducation générale pour adultes et en adaptation scolaire.

Défis pour les élèves immigrants

Certains élèves peuvent rester des années en classe d’accueil s’ils ne sont pas jugés prêts à intégrer la classe ordinaire.

Pour certains adolescents plus âgés qui arrivent sans maîtriser la langue de la société d’accueil, il y a de fortes chances qu’ils soient, après le secondaire, dirigés vers l’éducation des adultes. Ils peuvent se retrouver à étudier avec des adultes beaucoup plus âgés qu’eux, ce qui peut nuire à leur motivation.

Le classement en adaptation scolaire veut dire que ces élèves peuvent être considérés comme ayant des difficultés d’apprentissage ou qu’ils peuvent être orientés vers des programmes techniques les préparant directement au marché du travail.

Une approche « déficitaire » de l’accompagnement des élèves

Selon les intervenants scolaires que j’ai interrogés dans le cadre de mon étude, seuls certains élèves répondent aux exigences du milieu d’accueil en termes de performance et de comportement et peuvent donc réussir leurs études.

Les élèves qui ne s’adaptent pas peuvent être perçus comme présentant des « déficits » individuels ou culturels, par exemple des difficultés d’apprentissage ou des retards scolaires. Certains intervenants scolaires ont aussi souligné des problèmes structurels du milieu d’accueil. Ils ont notamment mentionné que les systèmes scolaires manquaient de ressources pour répondre aux besoins des élèves immigrants.

Mes recherches suggèrent que ce qui était censé être un soutien temporaire devient un mécanisme de tri qui peut orienter les immigrants vers un parcours éducatif susceptible de les conduire à des difficultés.

Il est donc nécessaire d’examiner de manière critique la manière dont sont prises les décisions de classement et de maintien des élèves dans la classe d’accueil.

Familles insuffisamment informées

Selon les élèves de mon étude, eux et leurs parents ne sont pas suffisamment informés du système éducatif de leur province d’accueil.

Par conséquent, ils ont tendance à accepter les décisions de classement – en classe d’accueil, en éducation générale pour adultes et en adaptation scolaire – sans en comprendre pleinement les implications.

D’autres recherches ont également montré que les parents immigrants peuvent ne pas connaître le système éducatif local et hésiter à remettre en question les recommandations des professionnels de l’éducation.

En fait, comme ils se concentrent sur la sécurité et l’apprentissage de leurs enfants, ils ont tendance à faire confiance au système éducatif et à ses professionnels pour les guider.

Les décisions de classement façonnent l’avenir

De longs séjours en classe d’accueil, ainsi que des classements en adaptation scolaire et en éducation des adultes, peuvent avoir de profondes conséquences sur la vie des élèves immigrants, en particulier ceux qui sont racialisés, qui sont issus de milieux défavorisés ou qui ont interrompu leur scolarité.

D’après les témoignages des élèves participant à mon étude, le classement en classe d’accueil, en éducation spécialisée ou en éducation des adultes peut renforcer la dynamique d’altérisation. Comme l’ont souligné d’autres chercheurs, les formes d’éducation « spécialisées » ou « séparées » contribuent souvent à la perception des élèves à travers le prisme de la différence, notamment raciale, linguistique et culturelle.

Le discours sur l’intégration peut masquer les processus de catégorisation et de gestion des élèves fondés sur la conformité aux normes dominantes.

Cependant, cela ne signifie pas que les personnes qui, au sein des systèmes scolaires, facilitent le classement en classe d’accueil, en adaptation scolaire ou en éducation des adultes, manquent de bonnes intentions envers les élèves immigrants.

De nombreux personnels scolaires semblent faire de leur mieux dans des conditions difficiles. Il s’agit d’un enjeu systémique, profondément ancré dans la structure du système scolaire. Néanmoins, si le système lui-même reproduit les inégalités, reconnaître les bonnes intentions ne suffit pas.


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Ainsi, pour assurer une éducation équitable à tous les élèves, il est essentiel de :

1) veiller à ce que les familles immigrantes disposent d’informations claires et accessibles sur leurs droits et leurs options, en leur fournissant un soutien adéquat, comme des services de traduction, et en garantissant la pleine participation des élèves et des parents à la prise de décision.

2) Offrir une formation et un soutien aux enseignants qui encouragent une réflexion axée sur les atouts plutôt que sur les déficits, afin de légitimer et d’adopter différentes façons d’apprentissage.

3) Envisager des modèles inclusifs au sein des classes ordinaires, en mettant à disposition des ressources scolaires suffisantes pour faciliter un plus large éventail d’options de classement.

Ainsi, en adoptant des approches plus souples, plus équitables et plus centrées sur l’élève, nos systèmes scolaires peuvent mettre en œuvre différentes façons de soutenir la réussite scolaire des élèves.

La Conversation Canada

Cette recherche a reçu l’appui financier du Fonds de recherche du Québec – Société et Culture (FRQSC) et du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH). 

ref. Classe d’accueil: les élèves qui y séjournent trop longtemps font face à des choix éducatifs plus restreints – https://theconversation.com/classe-daccueil-les-eleves-qui-y-sejournent-trop-longtemps-font-face-a-des-choix-educatifs-plus-restreints-262853

Corps humain : l’hypothèse d’un budget énergétique limité pour gérer notre santé

Source: The Conversation – in French – By Frédéric N. Daussin, Professeur d’Université en STAPS, Université de Lille

Des travaux de recherches émergents s’intéressent aux liens entre, d’une part, les dépenses énergétiques du corps humain et, d’autre part, la longévité ou encore la survenue de certaines pathologies. Une bonne gestion de l’énergie dont dispose l’organisme – par le sommeil, par la pratique d’une activité physique comme le yoga et par les interactions sociales – pourrait avoir un impact positif sur la santé.


L’énergie est l’élément vital pour la vie de l’être humain. Elle alimente toutes les réactions cellulaires nécessaires à notre bon fonctionnement, pour faire battre notre cœur, respirer, penser ou bouger.

L’énergie transformée de la nourriture que l’on mange en molécules d’ATP au sein de nos cellules provient d’organites appelés mitochondries.




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Les mitochondries sont principalement connues pour leur capacité à fournir l’énergie mais elles participent également à d’autres processus essentiels tels que la production d’hormones ou la mort cellulaire.

Une approche énergétique du fonctionnement du corps humain

En 1988, le professeur Doug Wallace a découvert que les mitochondries jouaient un rôle central dans la santé humaine et il a suggéré d’orienter les recherches scientifiques vers l’étude de leur fonctionnement pour mieux comprendre l’étiologie de nombreuses maladies. En effet, une incapacité à produire suffisamment d’énergie ne permet pas à nos cellules de fonctionner correctement.

Ce dysfonctionnement jouerait un rôle dans des pathologies comme certaines maladies cardiovasculaires, neurodégénératives ou encore des cancers.

Fondée sur cette approche énergétique du fonctionnement du corps humain, une théorie émergente soutient que nous disposerions d’un budget énergétique limité que notre corps répartirait en fonction de ses priorités.

Répartition de l’énergie et santé, une théorie émergente

Trois grands types de besoins énergétiques sont identifiés :

  • les besoins vitaux, indispensables à la survie, représentent une dépense énergétique fixe. Ils permettent de faire battre le cœur et de respirer …

  • les besoins couvrant toutes les actions ponctuelles, qui ont pour effet de produire un stress sur notre organisme. Ces besoins peuvent être liés à différents types de stress tels qu’un effort physique ou une situation de stress psychologique. Par exemple, lors d’une situation stressante psychologiquement, notre corps augmente sa fréquence cardiaque ou sa sudation. Or, toutes ces réponses ont un coût ;

  • les besoins d’entretien du corps, comme l’augmentation de la masse musculaire à la suite d’un entraînement en force ou encore les actions de réparation suite à des dommages oxydants.

En temps normal, et en moyenne, les besoins vitaux représenteraient 60 % des besoins énergétiques d’une personne au repos, ceux liés à l’entretien du corps 30 % et les 10 % restant seraient dédiés aux réponses à un stress. Cette répartition suivrait une hiérarchie inspirée de la pyramide de Maslow. On couvre d’abord les besoins vitaux ; puis, si on a les ressources nécessaires, on couvre ceux liés au stress, et enfin ceux associés à l’entretien de notre corps.

Notre budget n’est pas extensible à l’infini. Dans certaines situations, notre organisme peut être amené à faire des choix. Une ressource énergétique insuffisante met en compétition les besoins et il est possible qu’il n’y ait plus assez d’énergie pour maintenir ses fonctions vitales.

Selon ce modèle, le coût énergétique de la réponse de l’organisme pour lutter contre un virus, lors d’une infection comme le Covid, peut dépasser notre capacité. Dans les cas graves, cela vient amputer notre budget associé aux fonctions vitales entraînant la mort de la personne.

Dépense énergétique et longévité

Heureusement, notre organisme est capable d’ajuster sa production d’énergie et sa gestion. Il est ainsi capable de répondre à des besoins importants sur de courtes périodes. Par exemple, lors d’un exercice physique, le corps est capable de multiplier jusqu’à 20 fois sa production d’énergie de repos. Mais suite à cet effort, un temps de récupération sera nécessaire. L’alternance de périodes d’hypermétabolisme (activité) et d’hypométabolisme (repos) est essentielle pour maintenir l’intégrité du corps humain.

À l’inverse, une période de stress prolongée empêchera le corps de se réparer correctement. Une cellule qui n’a pas suffisamment d’énergie réduira sa capacité entretenir ses composants et se traduira par une accumulation de dommages. L’augmentation de ces dommages favorise les dysfonctionnements et peut conduire au développement de pathologies chroniques qui, en retour, réduisent l’espérance de vie.

Une étude états-unienne menée pendant quarante ans a, ainsi, mis en évidence que les personnes ayant une dépense énergétique au repos élevée présentaient un risque de mortalité jusqu’à 1,5 fois plus élevé que celles ayant une dépense énergétique plus faible. Ce résultat, soutenu par une autre étude, suggère qu’un rythme métabolique trop élevé peut raccourcir la vie… comme une chandelle qui brûlerait trop vite.

Notre mode de vie et ses effets délétères

Nos modes de vie modernes sont caractérisés par l’augmentation du stress, le manque de sommeil ou l’obésité qui perturbent l’allocation de notre énergie et favorisent le risque de développer des pathologies ou le vieillissement.

Par exemple, en réponse à une situation de stress psychosocial, notre corps produit une quantité importantes d’hormones qui nous permettent de répondre à la situation. Mais ces hormones coûtent de l’énergie, et ont donc pour effet d’accroître les besoins énergétiques.

Ce cercle vicieux altère l’entretien des cellules et peut accélérer la diminution de la longueur des télomères (les extrémités des chromosomes qui diminuent avec l’âge) ou encore augmenter le stress oxydant.

Quelles stratégies pour gérer notre énergie ?

Il est possible d’agir pour mieux répartir notre énergie et pour préserver notre santé. Une bonne santé requière de consacrer suffisamment d’énergie à nos processus d’entretien pour nous permettre de vieillir en bonne santé.

Plusieurs stratégies ont démontré leur efficacité pour réduire notre demande énergétique de repos et ainsi libérer de l’énergie et la rendre disponible pour l’entretien de nos cellules :

  • Un sommeil adéquat permet de réduire notre métabolisme de repos. Quelques heures de sommeil permettent de compenser des coûts énergétiques élevés.

  • La pratique d’activité de relaxation ou de méditation limite le stress et la consommation d’énergie. Par exemple, la pratique régulière du yoga est associée à une diminution de la consommation d’énergie au repos.

  • Maintenir des interactions sociales et éviter l’isolement favorise la diminution de notre consommation d’énergie au repos. Une méta-analyse portant sur plus d’un million de personnes a mis en évidence le fait que l’isolement social augmente le risque de mortalité.

La vie en société permettrait de partager les efforts pour affronter les menaces, ce qui pourrait expliquer pourquoi la consommation énergétique au repos a diminué lors des trente dernières années.

Bref, pour gérer votre énergie, mieux vaut dormir suffisamment, bouger, et maintenir des liens sociaux.

The Conversation

Frédéric N. Daussin a reçu des financements de la région Hauts-de-France et de la Fondation de l’université de Lille.

Martin Picard a reçu des financements du NIH (États-Unis) et de Baszucki Group.

ref. Corps humain : l’hypothèse d’un budget énergétique limité pour gérer notre santé – https://theconversation.com/corps-humain-lhypothese-dun-budget-energetique-limite-pour-gerer-notre-sante-262154

Corps humain : l’hypothèse d’un budget énergétique limité pour gérer notre santé santé

Source: The Conversation – in French – By Frédéric N. Daussin, Professeur d’Université en STAPS, Université de Lille

Des travaux de recherches émergents s’intéressent aux liens entre, d’une part, les dépenses énergétiques du corps humain et, d’autre part, la longévité ou encore la survenue de certaines pathologies. Une bonne gestion de l’énergie dont dispose l’organisme – par le sommeil, par la pratique d’une activité physique comme le yoga et par les interactions sociales – pourrait avoir un impact positif sur la santé.


L’énergie est l’élément vital pour la vie de l’être humain. Elle alimente toutes les réactions cellulaires nécessaires à notre bon fonctionnement, pour faire battre notre cœur, respirer, penser ou bouger.

L’énergie transformée de la nourriture que l’on mange en molécules d’ATP au sein de nos cellules provient d’organites appelés mitochondries.




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Les mitochondries sont principalement connues pour leur capacité à fournir l’énergie mais elles participent également à d’autres processus essentiels tels que la production d’hormones ou la mort cellulaire.

Une approche énergétique du fonctionnement du corps humain

En 1988, le professeur Doug Wallace a découvert que les mitochondries jouaient un rôle central dans la santé humaine et il a suggéré d’orienter les recherches scientifiques vers l’étude de leur fonctionnement pour mieux comprendre l’étiologie de nombreuses maladies. En effet, une incapacité à produire suffisamment d’énergie ne permet pas à nos cellules de fonctionner correctement.

Ce dysfonctionnement jouerait un rôle dans des pathologies comme certaines maladies cardiovasculaires, neurodégénératives ou encore des cancers.

Fondée sur cette approche énergétique du fonctionnement du corps humain, une théorie émergente soutient que nous disposerions d’un budget énergétique limité que notre corps répartirait en fonction de ses priorités.

Répartition de l’énergie et santé, une théorie émergente

Trois grands types de besoins énergétiques sont identifiés :

  • les besoins vitaux, indispensables à la survie, représentent une dépense énergétique fixe. Ils permettent de faire battre le cœur et de respirer …

  • les besoins couvrant toutes les actions ponctuelles, qui ont pour effet de produire un stress sur notre organisme. Ces besoins peuvent être liés à différents types de stress tels qu’un effort physique ou une situation de stress psychologique. Par exemple, lors d’une situation stressante psychologiquement, notre corps augmente sa fréquence cardiaque ou sa sudation. Or, toutes ces réponses ont un coût ;

  • les besoins d’entretien du corps, comme l’augmentation de la masse musculaire à la suite d’un entraînement en force ou encore les actions de réparation suite à des dommages oxydants.

En temps normal, et en moyenne, les besoins vitaux représenteraient 60 % des besoins énergétiques d’une personne au repos, ceux liés à l’entretien du corps 30 % et les 10 % restant seraient dédiés aux réponses à un stress. Cette répartition suivrait une hiérarchie inspirée de la pyramide de Maslow. On couvre d’abord les besoins vitaux ; puis, si on a les ressources nécessaires, on couvre ceux liés au stress, et enfin ceux associés à l’entretien de notre corps.

Notre budget n’est pas extensible à l’infini. Dans certaines situations, notre organisme peut être amené à faire des choix. Une ressource énergétique insuffisante met en compétition les besoins et il est possible qu’il n’y ait plus assez d’énergie pour maintenir ses fonctions vitales.

Selon ce modèle, le coût énergétique de la réponse de l’organisme pour lutter contre un virus, lors d’une infection comme le Covid, peut dépasser notre capacité. Dans les cas graves, cela vient amputer notre budget associé aux fonctions vitales entraînant la mort de la personne.

Dépense énergétique et longévité

Heureusement, notre organisme est capable d’ajuster sa production d’énergie et sa gestion. Il est ainsi capable de répondre à des besoins importants sur de courtes périodes. Par exemple, lors d’un exercice physique, le corps est capable de multiplier jusqu’à 20 fois sa production d’énergie de repos. Mais suite à cet effort, un temps de récupération sera nécessaire. L’alternance de périodes d’hypermétabolisme (activité) et d’hypométabolisme (repos) est essentielle pour maintenir l’intégrité du corps humain.

À l’inverse, une période de stress prolongée empêchera le corps de se réparer correctement. Une cellule qui n’a pas suffisamment d’énergie réduira sa capacité entretenir ses composants et se traduira par une accumulation de dommages. L’augmentation de ces dommages favorise les dysfonctionnements et peut conduire au développement de pathologies chroniques qui, en retour, réduisent l’espérance de vie.

Une étude états-unienne menée pendant quarante ans a, ainsi, mis en évidence que les personnes ayant une dépense énergétique au repos élevée présentaient un risque de mortalité jusqu’à 1,5 fois plus élevé que celles ayant une dépense énergétique plus faible. Ce résultat, soutenu par une autre étude, suggère qu’un rythme métabolique trop élevé peut raccourcir la vie… comme une chandelle qui brûlerait trop vite.

Notre mode de vie et ses effets délétères

Nos modes de vie modernes sont caractérisés par l’augmentation du stress, le manque de sommeil ou l’obésité qui perturbent l’allocation de notre énergie et favorisent le risque de développer des pathologies ou le vieillissement.

Par exemple, en réponse à une situation de stress psychosocial, notre corps produit une quantité importantes d’hormones qui nous permettent de répondre à la situation. Mais ces hormones coûtent de l’énergie, et ont donc pour effet d’accroître les besoins énergétiques.

Ce cercle vicieux altère l’entretien des cellules et peut accélérer la diminution de la longueur des télomères (les extrémités des chromosomes qui diminuent avec l’âge) ou encore augmenter le stress oxydant.

Quelles stratégies pour gérer notre énergie ?

Il est possible d’agir pour mieux répartir notre énergie et pour préserver notre santé. Une bonne santé requière de consacrer suffisamment d’énergie à nos processus d’entretien pour nous permettre de vieillir en bonne santé.

Plusieurs stratégies ont démontré leur efficacité pour réduire notre demande énergétique de repos et ainsi libérer de l’énergie et la rendre disponible pour l’entretien de nos cellules :

  • Un sommeil adéquat permet de réduire notre métabolisme de repos. Quelques heures de sommeil permettent de compenser des coûts énergétiques élevés.

  • La pratique d’activité de relaxation ou de méditation limite le stress et la consommation d’énergie. Par exemple, la pratique régulière du yoga est associée à une diminution de la consommation d’énergie au repos.

  • Maintenir des interactions sociales et éviter l’isolement favorise la diminution de notre consommation d’énergie au repos. Une méta-analyse portant sur plus d’un million de personnes a mis en évidence le fait que l’isolement social augmente le risque de mortalité.

La vie en société permettrait de partager les efforts pour affronter les menaces, ce qui pourrait expliquer pourquoi la consommation énergétique au repos a diminué lors des trente dernières années.

Bref, pour gérer votre énergie, mieux vaut dormir suffisamment, bouger, et maintenir des liens sociaux.

The Conversation

Frédéric N. Daussin a reçu des financements de la région Hauts-de-France et de la Fondation de l’université de Lille.

Martin Picard a reçu des financements du NIH (États-Unis) et de Baszucki Group.

ref. Corps humain : l’hypothèse d’un budget énergétique limité pour gérer notre santé santé – https://theconversation.com/corps-humain-lhypothese-dun-budget-energetique-limite-pour-gerer-notre-sante-sante-262154

Ce que les pleurs de bébé nous disent vraiment – et pourquoi l’instinct maternel est un mythe

Source: The Conversation – in French – By Nicolas Mathevon, Professeur (Neurosciences & bioacoustique – Université de Saint-Etienne, Ecole Pratique des Hautes Etudes – PSL & Institut universitaire de France), Université Jean Monnet, Saint-Étienne

Le son déchire le silence de la nuit : un sanglot étouffé, puis un hoquet, qui dégénère rapidement en un vagissement aigu et frénétique. Pour tout parent, soignant ou soignante, c’est un appel à l’action familier et urgent. Mais un appel à quoi ? Le bébé a-t-il faim ? A-t-il mal ? Se sent-il seul ? Ou est-il simplement inconfortable ? Ces cris peuvent-ils être compris instinctivement par les parents ?


En tant que bioacousticien, j’ai passé des années à étudier les communications sonores des animaux : des cris des bébés crocodiles, encore dans leurs œufs incitant leur mère à creuser le nid, aux cris des oiseaux diamants mandarins, permettant la reconnaissance au sein du couple. Alors que nous comprenons de mieux en mieux comment et pourquoi les animaux non humains communiquent par des sons, les vocalisations humaines non verbales sont encore peu étudiées. J’ai ainsi été surpris de découvrir, en tournant mon attention vers notre propre espèce, que les pleurs des bébés humains recelaient autant, sinon plus, de mystère.

Pourtant, les pleurs causent parfois bien des soucis aux parents et aux autres personnes qui s’occupent d’un bébé. Au-delà de ces soucis du quotidien, les pleurs de nourrisson peuvent entraîner, chez des personnes qui se sentent dépassées par la situation, une perte du contrôle d’elles-mêmes et être à l’origine du syndrome du bébé secoué (SBS), une maltraitance aux conséquences, dans certains cas, fatales pour l’enfant.

Depuis plus d’une décennie, mes collègues et moi, à l’Université et au CHU de Saint-Étienne, enregistrons des bébés, appliquons les outils de l’analyse des sons, et menons des expériences psychoacoustiques et de neuro-imagerie. Nos découvertes remettent en question nos croyances les plus établies et offrent un nouveau cadre, fondé sur des preuves, pour comprendre cette forme fondamentale de communication humaine.

Première constatation, et peut-être l’une des plus importantes : il est impossible de déterminer la cause d’un pleur de bébé uniquement à partir de sa sonorité.

Démystifier le « langage des pleurs »

De nombreux parents subissent une pression immense pour devenir des « experts et expertes en pleurs », et toute une industrie a vu le jour pour capitaliser sur cette anxiété. Applications, appareils et programmes de formation coûteux promettent toutes et tous de traduire les pleurs des bébés en besoins spécifiques : « J’ai faim », « Change ma couche », « Je suis fatigué·e ».

Nos recherches, cependant, démontrent que ces affirmations sont sans fondement.

Pour tester cela scientifiquement, nous avons entrepris une étude à grande échelle. Nous avons placé des enregistreurs automatiques dans les chambres de 24 bébés, enregistrant en continu pendant deux jours à plusieurs reprises au cours de leurs quatre premiers mois. Nous avons ainsi constitué une énorme base de données de 3 600 heures d’enregistrement contenant près de 40 000 « syllabes » de pleurs (les unités composant les pleurs).

Les parents, dévoués, ont scrupuleusement noté l’action qui avait réussi à calmer le bébé, nous donnant une « cause » pour chaque pleur : la faim (calmée par un biberon), l’inconfort (calmé par un changement de couche) ou l’isolement (calmé par le fait d’être pris dans les bras). Nous avons ensuite utilisé des algorithmes d’apprentissage automatique, entraînant une intelligence artificielle (IA) sur les propriétés acoustiques de ces milliers de pleurs pour voir si elle pouvait apprendre à en identifier la cause. S’il existait un « pleur de faim » ou un « pleur d’inconfort » distinct, l’IA aurait dû être capable de le détecter.

Le résultat fut un échec retentissant. Le taux de réussite de l’IA n’était que de 36 % – à peine supérieur aux 33 % qu’elle obtiendrait par pur hasard. Pour nous assurer qu’il ne s’agissait pas seulement d’une limite technologique, nous avons répété l’expérience avec des auditeurs et des auditrices humaines. Nous avons demandé à des parents et non-parents, d’abord, de s’entraîner sur les pleurs d’un bébé spécifique, comme le ferait un parent dans la vie réelle, puis d’identifier la cause de nouveaux pleurs du même bébé. Ils n’ont pas fait mieux, avec un score de seulement 35 %. La signature acoustique d’un pleur de faim n’est pas plus distincte de celle d’un pleur d’inconfort.

Cela ne signifie pas que les parents ne peuvent pas comprendre les besoins de leur bébé. Cela signifie simplement que le pleur en lui-même n’est pas un dictionnaire. Le pleur est le signal d’alarme. C’est votre connaissance du contexte essentiel qui vous permet de le décoder. « La dernière tétée remonte à trois heures, il a probablement faim. » « Sa couche semblait pleine. » « Il est seul dans son berceau depuis un moment. » Vous êtes le détective ; le pleur est simplement l’alerte initiale, indifférenciée.

Ce que les pleurs nous disent vraiment

Si les pleurs ne signalent pas leur cause, quelle information transmettent-ils de manière fiable ? Nos recherches montrent qu’ils véhiculent deux informations importantes.

La première est une information statique : l’identité vocale du bébé. Tout comme chaque adulte a une voix distincte, chaque bébé a une signature de pleur unique, principalement déterminée par la fréquence fondamentale (la hauteur) de son pleur. C’est le produit de son anatomie individuelle – la taille de son larynx et de ses cordes vocales. C’est pourquoi vous pouvez reconnaître le pleur de votre bébé au milieu d’une nurserie. Cette signature est présente dès la naissance et change lentement au cours du temps avec la croissance du bébé.

Fait intéressant, si les pleurs des bébés ont une signature individuelle, ils n’ont pas de signature sexuelle. Les larynx des bébés filles et garçons sont de la même taille. Pourtant, comme nous l’avons montré dans une autre étude, les adultes attribuent systématiquement les pleurs aigus aux filles et les pleurs graves aux garçons, projetant leur connaissance des voix adultes sur les nourrissons.

La seconde information est dynamique : le niveau de détresse du bébé. C’est le message le plus important encodé dans un pleur, et il est transmis non pas tant par la hauteur (aiguë ou grave) ou le volume (faible ou fort), mais par une caractéristique que nous appelons la « rugosité acoustique ». Un pleur d’inconfort simple, comme avoir un peu froid après le bain, est relativement harmonieux et mélodique. Les cordes vocales vibrent de manière régulière et stable.

Pleur d’inconfort d’un bébé (il ne signale pas de problème grave)
Nicolas Mathevon272 ko (download)

Mais un pleur de douleur réelle, comme nous l’avons enregistré lors de séances de vaccination, est radicalement différent. Il devient chaotique, rêche et grinçant.

Pleurs d’un bébé après une vaccination.
Nicolas Mathevon293 ko (download)

Le stress de la douleur pousse le bébé à forcer plus d’air à travers ses cordes vocales, les faisant vibrer de manière désorganisée et non linéaire. Pensez à la différence entre une note pure jouée à la flûte et le son rauque et chaotique qu’elle produit quand on souffle trop fort. Cette rugosité, un ensemble de phénomènes acoustiques incluant le chaos et des sauts de fréquence soudains, est un signal universel et indubitable de détresse.
Un « ouin-ouin » mélodieux signifie « Je suis un peu contrarié », tandis qu’un « RRRÂÂÂhh » rauque et dur signifie : « Il y a urgence ! »

L’« instinct maternel » n’est qu’un mythe

Alors, qui est le plus à même de décoder ces signaux complexes ? Le mythe tenace de l’« instinct maternel » suggère que les mères sont biologiquement programmées pour cette tâche. Nos travaux démentent cette idée. Un instinct, comme le comportement figé d’une oie qui ramène un œuf égaré en le roulant jusqu’à son nid, est un programme inné et automatique. Comprendre les pleurs n’a rien à voir avec cela.

Dans l’une de nos études clés, nous avons testé la capacité des mères et des pères à identifier le pleur de leur propre bébé parmi une sélection d’autres. Nous n’avons trouvé absolument aucune différence de performance entre elles et eux. Le seul facteur déterminant était le temps passé avec le bébé. Les pères qui passaient autant de temps avec leurs nourrissons que les mères étaient tout aussi compétents. La capacité à décoder les pleurs n’est pas innée ; elle s’acquiert par l’exposition.

Nous l’avons confirmé dans des études avec des non-parents. Nous avons constaté que des adultes sans enfants pouvaient apprendre à reconnaître la voix d’un bébé spécifique après l’avoir entendue pendant moins de soixante secondes. Et celles et ceux qui avaient une expérience préalable de la garde d’enfants, comme le baby-sitting ou l’éducation de frères et sœurs plus jeunes, étaient significativement meilleurs pour identifier les pleurs de douleur d’un bébé que celles et ceux qui n’avaient aucune expérience.

Tout cela a un sens sur le plan évolutif. Les êtres humains sont une espèce à reproduction coopérative. Contrairement à de nombreux primates où la mère a une relation quasi exclusive avec son petit, les bébés humains ont historiquement été pris en charge par un réseau d’individus : pères, grands-parents, frères et sœurs et autres membres de la communauté. Dans certaines sociétés, comme les !Kung d’Afrique australe, un bébé peut avoir jusqu’à 14 soignants et soignantes différentes. Un « instinct » câblé et exclusivement maternel serait un profond désavantage pour une espèce qui repose sur le travail d’équipe.

Le cerveau face aux pleurs : l’expérience reconfigure tout

Nos recherches en neurosciences révèlent comment fonctionne ce processus d’apprentissage. Lorsque nous entendons un bébé pleurer, tout un réseau de régions cérébrales, appelé le « connectome cérébral des pleurs de bébé », entre en action. Grâce à l’imagerie à résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), nous avons observé que les pleurs activent dans le cerveau les centres auditifs, le réseau de l’empathie (nous permettant de ressentir l’émotion de l’autre), le réseau miroir (nous aidant à nous mettre à la place de l’autre) ainsi que des zones impliquées dans la régulation des émotions et la prise de décision.

De manière intéressante, cette réponse n’est pas la même pour tout le monde. En comparant l’activité cérébrale des parents et des non-parents, nous avons constaté que si le cerveau de chacun réagit, le « cerveau parental » est différent. L’expérience avec un bébé renforce et spécialise ces réseaux neuronaux. Par exemple, le cerveau des parents montre une plus grande activation dans les régions associées à la planification et à l’exécution d’une réponse, tandis que les non-parents montrent une réaction émotionnelle et empathique plus brute, non tempérée. Les parents passent de la simple sensation de détresse à la résolution active de problèmes.

De plus, nous avons constaté que les niveaux individuels d’empathie – et non le genre – étaient le prédicteur le plus puissant de l’intensité d’activation du réseau de « vigilance parentale » du cerveau. S’occuper d’un enfant est une compétence qui se perfectionne avec la pratique, et elle remodèle physiquement le cerveau de toute personne dévouée, qu’elle ait ou non un lien de parenté avec le bébé.

De la gestion du stress à la coopération

Comprendre la science des pleurs n’est pas un simple exercice de recherche fondamentale ; cela a de profondes implications dans le monde réel. Les pleurs incessants, en particulier ceux liés aux coliques du nourrisson (qui touchent jusqu’à un quart des bébés), sont une source majeure de stress parental, de privation de sommeil et d’épuisement. Cet épuisement peut mener à un sentiment d’échec et, dans les pires cas, être un déclencheur du syndrome du bébé secoué, une forme de maltraitance tragique et évitable.

Le fait de savoir que vous n’êtes pas censé·e « comprendre de manière innée » ce que signifie un pleur peut être incroyablement libérateur. Cela lève le fardeau de la culpabilité et vous permet de vous concentrer sur la tâche pratique : vérifier le contexte, évaluer le niveau de détresse (le cri est-il rugueux ou mélodique ?) et essayer des solutions.

Plus important encore, la science met en lumière la plus grande force de notre espèce : la coopération. Les pleurs insupportables deviennent supportables lorsque le bébé peut être confié à un ou une partenaire, un grand-parent ou une amie pour une pause bien méritée.

Alors, la prochaine fois que vous entendrez le pleur perçant de votre bébé dans la nuit, souvenez-vous de ce qu’est vraiment cette vocalisation : non pas un test de vos capacités innées ou un jugement sur vos compétences parentales, mais une alarme simple et puissante, modulée par le degré d’inconfort ou de détresse ressenti par votre enfant.

C’est un signal façonné par l’évolution, interprétable non par un mystérieux instinct, mais par un cerveau humain attentionné, attentif et expérimenté. Et si vous vous sentez dépassé·e, la réponse la plus scientifiquement fondée et la plus appropriée sur le plan évolutif est de demander de l’aide.


Pour en savoir plus sur les pleurs des bébés, voir le site web : Comprendrebebe.com.

Nicolas Mathevon est l’auteur de Comprendre son bébé. Le langage secret des pleurs, éditions Tana, 2025.


Le projet « Les pleurs du bébé : Une approche intégrée – BABYCRY » est soutenu par l’Agence nationale de la recherche (ANR) qui finance en France la recherche sur projets, au titre de France 2030 (référence ANR-23-RHUS-0009). L’ANR a pour mission de soutenir et de promouvoir le développement de recherches fondamentales et finalisées dans toutes les disciplines, et de renforcer le dialogue entre science et société. Pour en savoir plus, consultez le site de l’ANR.

The Conversation

Nicolas Mathevon a reçu des financements de l’ANR, IUF, Fondation des Mutuelles AXA.

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