La responsabilité sociale des entreprises, un outil pour court-circuiter les syndicats ?

Source: The Conversation – in French – By Nicolas Poussing, Researcher, Université de Rennes 1 – Université de Rennes

La responsabilité sociale des entreprises est souvent perçue comme un levier pour améliorer les relations de travail, en renforçant le lien direct entre employeurs et salariés. Mais ce dialogue direct ne conduit-il pas à contourner les représentants du personnel et/ou les syndicats, allant jusqu’à affaiblir la place de ces derniers ?


Depuis 2001, la Commission européenne définit la responsabilité sociale des entreprises (RSE) comme un engagement volontaire allant au-delà des obligations légales, destiné à répondre aux attentes des parties prenantes : actionnaires, clients, fournisseurs, ONG, territoires… Mais parmi tous ces acteurs, un consensus émerge pour estimer que les salariés restent la partie prenante la plus centrale, car ils conditionnent directement la crédibilité et l’efficacité des stratégies RSE.

Pour répondre à leurs attentes, les entreprises investissent dans des actions très concrètes : rémunération, santé et sécurité, conditions de travail, qualité des relations professionnelles, négociation collective, respect de la dignité au travail, lutte contre les discriminations, communication interne ou encore droits des salariés. Loin d’une logique descendante et unidirectionnelle de la RSE, ces pratiques encouragent une participation plus active et directe des employés, en les tenant informés, en les consultant et en les impliquant dans la vie de l’entreprise… et capables dès lors de co-construire la RSE.




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Deux voies pour dialoguer avec les salariés

Dans l’entreprise, le dialogue avec les salariés prend aujourd’hui deux formes. La première, la plus ancienne, passe par leurs représentants élus, un héritage de la révolution industrielle et de l’essor du syndicalisme. La seconde, plus récente, qui se renforce dans le cadre de la RSE, privilégie une relation directe, à base d’enquêtes internes, de boîtes à idées, de groupes de discussion ou encore de réunions avec la direction.

Avec le numérique, ce dialogue s’est élargi grâce aux intranets, messageries et plates-formes collaboratives. Ces dispositifs participatifs traduisent une volonté d’associer davantage les salariés aux décisions qui concernent leur quotidien de travail.

Multiples frictions

Face à la montée des stratégies de responsabilité sociale des entreprises (RSE), les syndicats adoptent une attitude prudente, parfois méfiante. Rappelons le contexte : les interactions directes entre employeurs et salariés progressent alors même que les syndicats voient leur influence reculer. Les représentants des salariés sont de plus en plus affaiblis et, selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), le taux de syndicalisation diminue dans bon nombre de pays.

Toutefois, leur légitimité demeure forte sur les enjeux sociaux et salariaux, mais beaucoup moins sur les questions environnementales, pourtant centrales dans la RSE. Cette dernière couvre un éventail très large de sujets, qui, traditionnellement, ne sont pas traités par les syndicats. En outre, les syndicats défendent avant tout les salariés au niveau local ou national, quand la RSE invite à élargir la focale aux chaînes mondialisées de fournisseurs ou de sous-traitants.

Les représentants du personnel court-circuités

Un dernier point de friction réside dans le fait que les organisations syndicales redoutent que les engagements volontaires de la RSE ne viennent se substituer aux réglementations contraignantes de l’État. Certaines refusent aussi d’être considérées comme une partie prenante « parmi d’autres », au même niveau que les consommateurs ou les ONG.

Dans ce contexte, la montée en puissance de la RSE pose une question centrale : les représentants du personnel risquent-ils d’être court-circuités ? Face à une RSE qui encourage des échanges plus directs entre employeurs et salariés, les entreprises pourraient être tentées de privilégier ces canaux participatifs, au détriment des instances représentatives traditionnelles. Derrière cette évolution se joue un enjeu démocratique : la place des représentants élus dans le dialogue social est-elle appelée à se réduire ?

Ce que montrent les données

Pour répondre à cette question, une étude basée sur plus de 1 000 entreprises et de leurs représentants du personnel a été menée au Luxembourg. La législation luxembourgeoise impose la représentation des salariés dans les entreprises, et les syndicats continuent d’exercer une influence sur la prise de décision. Les syndicats représentatifs disposent, entre autres, du droit de conclure des conventions collectives à différents niveaux, y compris au niveau de l’entreprise.

Dans les entreprises de plus de 15 salariés, des élections doivent être organisées tous les cinq ans pour désigner une délégation du personnel, ces élections récurrentes constituant également un moyen pour les syndicats d’affirmer leur présence. Selon l’article L. 414-2 du Code du travail, la mission des représentants du personnel est de « sauvegarder et défendre les intérêts des salariés ». Les employeurs ont l’obligation d’informer les représentants du personnel sur divers sujets, notamment les stratégies de l’entreprise, sa situation économique et son évolution prévisible. Les pratiques de dialogue social varient fortement selon les secteurs et les entreprises, comme le reflète le taux de couverture des conventions collectives.

Les résultats montrent que l’adoption d’une stratégie RSE transforme en profondeur les relations sociales. Les entreprises engagées dans la RSE multiplient les échanges directs avec leurs salariés : réunions plus fréquentes, espaces d’expression facilités, possibilité accrue de poser des questions. Dans le même temps, elles entretiennent aussi davantage de contacts avec les représentants du personnel… mais privilégient aussi la consultation plutôt que la négociation.

Un dialogue social à deux vitesses ?

En clair, la RSE favorise à la fois l’intensification des relations directes avec les salariés et certaines formes d’échanges avec leurs représentants, sans pour autant que les unes remplacent les autres. Toutefois, si les relations directes et indirectes ne sont pas en concurrence, la nature de ces interactions diverge et la différence est de taille : participatives avec les salariés, largement unidirectionnelles avec leurs représentants. Ce « dialogue social à deux vitesses » pourrait donc, à terme, affaiblir le rôle des syndicats, relégués en dehors d’une communication bilatérale et de solutions véritablement négociées.

Ministère du travail, 2024.

Ce risque est d’autant plus grand au sein des PME, où la représentation syndicale est relativement moins nombreuse que dans les plus grandes entreprises. Ce type d’entreprises présente également des ressources limitées qui peuvent les conduire à prioriser un type de relation (ici, direct avec leurs salariés). Des effets sectoriels sont également à noter : les entreprises industrielles ont moins de contacts avec les syndicats mais recherchent davantage de solutions négociées que celles du commerce.

Comment expliquer ce dialogue social à deux vitesses ? Doit-on voir ici la marque du scepticisme des représentants du personnel et des syndicats à l’égard de la RSE et une volonté de rester dans leur zone de confort ? En clair, une volonté de ne pas prendre part à des négociations sur des sujets hors de leur périmètre traditionnel. Au contraire, ce résultat est-il l’expression de l’opportunisme des employeurs qui chercheraient volontairement à réduire la voix des syndicats et limiter leurs rôles dans de nouveaux champs stratégiques, notamment environnementaux. Enfin, nous pouvons aussi faire l’hypothèse que les salariés ont moins confiance dans leurs représentants et préfèrent une communication plus directe, sans intermédiaire.

Si nos résultats ne permettent pas de trancher définitivement sur la responsabilité qui est en cause (celle des syndicats et/ou celle des employeurs), ils montrent l’importance de la RSE comme un levier clé du dialogue social à condition qu’il intègre pleinement employeurs, salariés et syndicats pour co-créer les solutions d’avenir. Pour y parvenir, une communication bilatérale avec les syndicats ainsi que des solutions véritablement négociées restent à mettre en place dans les entreprises.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. La responsabilité sociale des entreprises, un outil pour court-circuiter les syndicats ? – https://theconversation.com/la-responsabilite-sociale-des-entreprises-un-outil-pour-court-circuiter-les-syndicats-261390

Sortir du piège de la dette : les alternatives au modèle FMI pour le Sénégal

Source: The Conversation – in French – By Souleymane Gueye, Professor of Economics and Statistics, City College of San Francisco

Depuis février 2025, le Sénégal est secoué par les révélations du rapport de la Cour des comptes sur une dette publique bien plus élevée que ce qui avait été annoncé. Une première mission du Fonds monétaire international (FMI) , en mars dernier, avait confirmé une sous-évaluation massive de la dette (passée à près de 100 % du PIB). Le FMI a dépêché une deuxième mission “spéciale” du 19 au 27 août suite à un deuxième audit. Celui-ci a montré que la dette réelle du pays était bien plus lourde que prévu, atteignant près de 119 % du PIB en 2024.

Depuis plus de quarante ans, le Sénégal s’est engagé dans une coopération continue avec le FMI. Cette relation, justifiée à ses débuts par le besoin de rétablir les équilibres macroéconomiques, s’est traduite par une succession de programmes d’ajustement structurel, de stabilisation budgétaire et de réformes économiques.

Si elle a permis une certaine stabilité du cadre macroéconomique, elle a aussi généré une dépendance chronique vis-à-vis de l’endettement extérieur et a freiné la capacité du pays à définir une stratégie économique souveraine. Les révélations récentes de la Cour des comptes et la révision spectaculaire de la dette publique par le FMI confirment que ce modèle est à bout de souffle.

Dans une étude récente, j’ai examiné l’évolution des relations entre le Sénégal et le FMI. J’estime que cette coopération de plus de quatre décennies a laissé des traces profondes sur l’économie nationale. Aujourd’hui, l’enjeu pour le Sénégal est de redéfinir ce partenariat et de repenser les relations avec le FMI, afin d’éviter de reproduire le suivisme des régimes précédents.

Une coopération héritée de l’ajustement structurel

Les années 1980 inaugurent une ère d’austérité avec les premiers plans d’ajustement structurel. Sous l’impulsion du FMI, le Sénégal a réduit les dépenses sociales, privatisé des secteurs stratégiques et ouvert son économie à une concurrence internationale déséquilibrée.

Les promesses de modernisation se sont vite traduites par un affaiblissement de l’État, la disparition de pans entiers du tissu productif national et une pauvreté endémique. Le secteur agricole, notamment les filières arachidière, cotonnière et rizicole, ainsi que dans le secteur industriel les industries de transformation des produits halieutiques et du phosphate, ont particulièrement été touchés.

L’objectif officiel de réduction des déficits s’est payé d’un coût social et économique élevé, dont les séquelles sont encore visibles dans le pays.




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Des réformes macroéconomiques sans transformation sociale

Au tournant des années 2000, avec les initiatives PPTE (Pays pauvres très endettés) et les mécanismes concessionnels, le Sénégal a bénéficié des initiatives d’allégements de dette et de la facilité pour la réduction de la pauvreté et la croissance. Mais la logique est restée la même : dépendre des financements extérieurs pour stabiliser le cadre macroéconomique, sans s’attaquer aux causes structurelles du sous-développement.

Le Plan Sénégal Émergent (PSE) lancé en 2014 a certes dopé la croissance par les infrastructures et l’énergie, mais sans transformation profonde du marché du travail ni réduction significative de la pauvreté et des inégalités. Il a contribué à accroître le taux de pauvreté, qui atteint 39 %. Il a aussi approfondi les inégalités : les 20 % les plus riches concentrent 48 % des revenus, tandis que les 20 % les plus pauvres ne disposent que de 5 %, soit un indice de 0,45.

De plus, il a créé les conditions d’une insécurité alimentaire inquiétante, touchant près de 3 500 000 personnes. Le chômage des jeunes (27,7 %), la précarité et l’informalité demeurent massifs.

Les politiques de développement du capital humain et social n’étaient pas au coeur des préoccupations des autorités étatiques. Il s’en est suivi une inadéquation entre la formation, la qualification professionnelle et les besoins réels du marché du travail d’une part et d’autre part, aucune attention n’était accordée à la mise en place de politiques d’emplois sérieuses en direction des jeunes, des femmes et des couches les plus vulnérables de la société.

L’absence manifeste d’une bonne stratégie de développement économique diversifiée adossée aux réalités économiques du pays explique aussi le manque de création d’emplois durant la mise en exécution du PSE.

D’autres facteurs expliquent le manque de transformation du marché de l’emploi, notamment la négligence du secteur agricole et la mauvaise gouvernance marquée par la corruption. Cette situation favorise une gestion défaillante des ressources publiques et crée une dissymétrie entre les investissements massifs dans les infrastructures et le secteur minier, d’une part, et leur faible impact réel sur le marché du travail, d’autre part. En conséquence, le développement économique et social du pays reste limité.

Le choc des révélations de 2025

Le rapport de la Cour des comptes (février 2025), confirmé par l’audit du cabinet Forvis Mazars, a révélé l’ampleur des « déclarations erronées » des autorités du régime précédent dans la gestion des finances publiques. La dette, présentée comme soutenable, est passée brutalement de 74,4 % à 111 % du PIB en 2023, puis 118,8 % en 2024.

Cette révision dramatique démontre l’absence de transparence et l’inefficacité des mécanismes de contrôle censés accompagner la coopération avec le FMI. L’institution elle-même, en validant pendant plusieurs années des données sous-estimées, porte une responsabilité dans cette crise de crédibilité.

De la transparence à la dépendance renforcée

La mission du FMI d’août 2025 a salué l’engagement du Sénégal à corriger ses pratiques budgétaires et annoncé une série de mesures techniques : centralisation de la gestion de la dette, audits des arriérés, création d’une base de données unifiée, renforcement du Compte unique du Trésor.

Si ces mesures peuvent améliorer la gouvernance financière, elles ne changent rien à la logique de dépendance. Le nouveau communiqué de presse du FMI, présenté comme aligné sur la Vision 2050 (référentiel de développement du Sénégal), reprend les conditionnalités classiques du FMI : rigueur budgétaire, discipline macroéconomique et promesse d’inclusion sociale. Mais l’expérience historique démontre que ces engagements se traduisent rarement en progrès tangibles pour les populations.

Le piège d’une économie à deux vitesses

L’économie sénégalaise affiche en 2025 une croissance record de 12,1 % grâce au boom pétrolier et gazier. Mais la croissance hors hydrocarbures reste limitée à 3,1 %, confirmant le risque d’une économie duale où la manne énergétique masque la stagnation des autres
secteurs. Cette dépendance aux hydrocarbures, adossée à un endettement massif, fragilise l’avenir du pays et l’expose aux chocs extérieurs. En poursuivant dans cette voie, le Sénégal risque de voir ses marges de souveraineté réduites à néant.

Pour une rupture nécessaire

Quarante ans de coopération avec le FMI montrent une constante : la dépendance aux financements extérieurs et la reproduction des déséquilibres structurels. Face à cette impasse, une rupture s’impose. Elle passe par :

  • la mobilisation des ressources internes (épargne nationale, appel à la diaspora, lutte contre la corruption et les détournements) ;

  • une politique industrielle et agricole endogène, tournée vers la création d’emplois et la sécurité alimentaire ;

  • la réorientation des priorités budgétaires vers l’éducation, la santé et la protection sociale ;

  • une gouvernance renforcée, fondée sur la transparence et l’appropriation nationale des réformes.

Le nouveau cycle de coopération proposé par le FMI, malgré son habillage technique et son discours sur la transparence, risque de reproduire le schéma de dépendance qui a marqué les décennies passées. Le Sénégal se trouve face à un choix historique : continuer dans la voie du suivisme, au prix d’une souveraineté économique toujours plus réduite, ou engager une véritable rupture pour construire un modèle de développement autonome, inclusif et résilient.

C’est seulement au prix de cette rupture que le pays pourra transformer la manne énergétique en un levier de prospérité partagée et durable. Il pourra aussi inscrire les financements extérieurs dans une logique de transformation systémique et structurelle de l’économie, au service des priorités nationales définies dans l’Agenda national de transformation Vision 2050.

The Conversation

Souleymane Gueye does not work for, consult, own shares in or receive funding from any company or organisation that would benefit from this article, and has disclosed no relevant affiliations beyond their academic appointment.

ref. Sortir du piège de la dette : les alternatives au modèle FMI pour le Sénégal – https://theconversation.com/sortir-du-piege-de-la-dette-les-alternatives-au-modele-fmi-pour-le-senegal-263755

Cameroun : l’élection présidentielle risque d’entraîner une instabilité, quel que soit le vainqueur

Source: The Conversation – in French – By Manu Lekunze, Lecturer, University of Aberdeen

Les Camerounais éliront le 12 octobre 2025. Le président sortant, Paul Biya, au pouvoir depuis près de 43 ans, sera candidat.

En 2025, comme lors de la dernière élection de 2018 et de toutes les élections présidentielles depuis 1992, il est raisonnable de s’attendre à ce que le parti au pouvoir l’emporte. Et les partis d’opposition contesteront certainement les résultats.

Si Biya remporte l’élection, à la fin de son nouveau mandat en 2032, il aura été au pouvoir pendant un demi-siècle. Ce sera un exploit qu’aucun autre chef d’État n’aura réalisé à l’ère moderne.

De plus, en 1968, Biya occupait simultanément les fonctions de directeur du cabinet civil du président et de secrétaire général de la présidence (le poste le plus important du gouvernement après celui de président). En 1979, il est devenu Premier ministre et, en novembre 1982, il a succédé à Ahmadou Ahidjo à la présidence.

Par conséquent, compte tenu du niveau d’éducation limité d’Ahidjo et de ses problèmes de santé à la fin de son mandat, on peut dire que Biya tient les rennes du pouvoir depuis 1968.

En tant que spécialiste de la sécurité internationale, j’ai mené des recherches sur la sécurité au Cameroun depuis plus de 10 ans, notamment sur l’insurrection séparatiste dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, Boko Haram dans la région de l’Extrême-Nord, et les implications sécuritaires du maintien au pouvoir de Biya.

À mon avis, malgré les nombreuses critiques adressées au régime de Biya, il a su contribuer à réguler la vie publique et préserver une certaine stabilité. Au cours des 42 dernières années, les investisseurs étrangers et les partenaires de sécurité externes n’ont pas eu à s’inquiéter de changements politiques radicaux au Cameroun.

Cette élection, qu’elle débouche sur un nouveau mandat ou sur une transition, risque de compromettre la stabilité à laquelle les partenaires externes du Cameroun se sont habitués. Elle pourrait accroître les tensions ethniques ou régionales résultant d’une marginalisation prolongée. Elle pourrait également amorcer un processus de transition qui pourrait prendre du temps à se consolider, laissant place à l’instabilité, y compris à davantage de conflits armés.

Menaces d’insurrection

Parmi les griefs les plus souvent cités par les séparatistes figurent l’abolition du système fédéral et le changement du nom officiel du Cameroun en 1984, qui est passé de République unie du Cameroun à République du Cameroun (nom adopté par l’ancienne colonie française du Cameroun en 1960).

Les séparatistes font valoir que le mot « unie » indiquait clairement que le Cameroun actuel était composé de deux parties égales. La suppression de ce mot signifie que l’une a absorbé l’autre.

Ils sont également mécontents de la sous-représentation des anglophones aux postes gouvernementaux de haut niveau.

En tant que secrétaire général de la présidence, Biya n’était pas un simple spectateur lors du référendum de 1972 qui a mis fin au système fédéral de gouvernement du pays. Il est également chargé de nommer les hauts fonctionnaires depuis 1982.

Certains séparatistes pensent que si son gouvernement avait répondu aux protestations de 2016, celles-ci n’auraient pas dégénéré en insurrection.

Les manifestations organisées en 2016 par des avocats et des enseignants anglophones contre la domination perçue des francophones ont déclenché une répression violente de la part des forces de sécurité. Cela a conduit à la formation de groupes séparatistes armés qui ont déclaré un État indépendant appelé « Ambazonie » et ont déclenché un conflit armé avec le gouvernement.

De même, on pourrait dire que l’approche de Biya en matière de politique étrangère a contribué à la croissance et à la puissance de Boko Haram, un groupe terroriste régional, au Cameroun. Le groupe a exploité les failles de l’architecture sécuritaire du Cameroun et la stratégie de Biya consistant à faire profil bas sur la scène politique internationale.

L’International Crisis Group et plusieurs analystes estiment que si le gouvernement camerounais avait réprimé les activités de Boko Haram, l’insurrection aurait eu du mal à prendre l’ampleur qu’elle a connue en 2014 et 2015.

À mon avis, la réticence de Biya à attirer l’attention internationale sur le Cameroun l’a rendu hésitant à agir contre Boko Haram.

En résumé : il est peu probable que le statu quo permette de faire face à la menace d’une insurrection persistante.




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Les élections peuvent aggraver les divisions

Maurice Kamto était le principal candidat de l’opposition lors de la dernière élection présidentielle. Sa contestation des résultats a provoqué une certaine crise post-électorale. Sa candidature à l’élection de 2025 a été rejetée.

Kamto appartient à l’ethnie Bamiléké, originaire de la région Ouest, où règne déjà un sentiment d’exclusion politique.

Issa Tchiroma, figure de l’opposition qui a occupé des fonctions ministérielles pendant de longues périodes depuis 1992, a démissionné en 2025 pour se porter candidat aux élections d’octobre. Tchiroma est originaire du nord (régions de l’Adamaoua, du Nord et de l’Extrême-Nord). Il existe une certaine attente quant à la rotation de la présidence entre le nord et le sud. C’est au tour du nord, car Biya, le deuxième président, est originaire du sud, tandis que le premier président, Ahidjo, était originaire du nord.

Tchiroma risque de dénoncer un traitement injuste s’il ne remporte pas les élections. Il a déjà protesté publiquement contre le fait qu’on l’empêche de quitter le pays.

Les violences dans la région natale de Kamto, le Bamiléké, ou dans le nord de Tchiroma pourraient étendre les zones du territoire camerounais touchées par l’insurrection. Certaines parties du nord-ouest (où opèrent les séparatistes) et de l’ouest sont reliées à l’Adamaoua, puis aux régions du nord et de l’extrême nord (où opère Boko Haram). Une coalition entre les Bamiléké et le nord contre le sud (base électorale de Biya) pourrait sérieusement compromettre la sécurité du Cameroun. Cette division pourrait entraîner plus qu’une insurrection périphérique.

Si le Cameroun est déstabilisé en raison du maintien au pouvoir de Biya ou d’une transition bâclée, cela menacera la sécurité dans la région de l’Afrique centrale.

La voie à suivre

Mes recherches sur l’insurrection séparatiste montrent clairement que les responsables camerounais et leurs soutiens internationaux doivent s’attaquer au sentiment de marginalisation ou d’exclusion politique.

L’âge et la longévité de Biya au pouvoir, ainsi que la perspective d’un nouveau mandat de sept ans, soulèvent des questions quant à la transition éventuelle et à l’origine ethnique du prochain président.

Il serait nécessaire de parvenir à un consensus prudent afin de garantir qu’un groupe politiquement important comme les Peuls, les Bamilékés ou les anglophones ne se sente pas sérieusement marginalisé ou exclu de la vie politique.

The Conversation

Manu Lekunze reçoit un financement des conseils de recherche britanniques

ref. Cameroun : l’élection présidentielle risque d’entraîner une instabilité, quel que soit le vainqueur – https://theconversation.com/cameroun-lelection-presidentielle-risque-dentrainer-une-instabilite-quel-que-soit-le-vainqueur-264427

Les performances des universités et des écoles de commerce se rapprochent-elles ?

Source: The Conversation – France (in French) – By Pascal Favard, Professeur d’économie, Université de Tours IRJI François-Rabelais, Université de Tours

Singularité française, l’enseignement supérieur en économie et gestion peut être dispensé dans les universités ou dans des écoles de commerce. Quelles sont les différences sur le marché du travail entre ces voies ? Quelle filière possède le meilleur rapport entre coût et bénéfice ?


Le paysage français de l’enseignement supérieur a profondément évolué depuis le début des années 2000, dans un contexte de massification des études longues, de réforme LMD et de mise en concurrence des établissements. Ainsi, l’accès au niveau master (bac+5), autrefois réservé à une minorité, s’est élargi, mais selon des voies différenciées aux logiques parfois divergentes (académiques, professionnalisantes, ou tournées vers la recherche)

Dans le champ « droit économie et gestion », deux modèles dominent : d’un côté, les écoles de commerce, sélectives et payantes, associées à la professionnalisation et au prestige ; de l’autre, les masters universitaires, publics, plus accessibles et souvent perçus comme plus académiques.

Une fonction de signal

Les écoles de commerce bénéficient jusqu’à présent d’une forte attractivité, en partie grâce à leur fonction de signal. Le diplôme transmet une image valorisée du diplômé. Les classements, omniprésents, renforcent cet effet de signal auprès des étudiants comme des employeurs. Les modalités de sélection (concours, classes préparatoires, admissions sur dossier) consolident l’idée d’une excellence scolaire synonyme de réussite professionnelle.




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Le rôle des associations étudiantes et des réseaux d’anciens, activement cultivés par les écoles, contribue également à l’insertion. Ces réseaux, loin d’être anecdotiques, sont des instruments stratégiques de réputation maintenant utilisés par certaines universités.

Des raisons d’investir

Ces éléments peuvent expliquer pourquoi tant de familles acceptent d’investir plusieurs milliers d’euros. Ce « prix » génère des inégalités d’accès, même si certaines de ces écoles ont su profiter du système de l’alternance pour aider, indirectement, les étudiants financièrement en leur permettant d’être rémunérés pendant leurs études.Il peut aussi y avoir des exonérations partielles des frais d’inscription sur critères sociaux.

Le master universitaire constitue une autre voie jugée pertinente par de nombreux étudiants. D’abord, les coûts sont faibles : 254 euros annuels en 2025. Reposant par ailleurs majoritairement sur le dossier du candidat, la sélection reste limitée puisque tout étudiant titulaire d’une licence doit pouvoir obtenir une place. Cela permet une ouverture plus large, quoique parfois perçue comme un manque de lisibilité sur le marché du travail.

Une offre restructurée

Depuis quelques années, de nombreuses universités ont restructuré leur offre, développant des parcours sélectifs, des doubles diplômes, et des spécialisations notamment dans des domaines en tension. Cette diversification, intégrant la notion de projet professionnel, a ouvert des débouchés professionels, notamment via l’alternance, les partenariats d’entreprises et la recherche appliquée.

Cette transformation de l’offre de formation des universités fait que, contrairement aux idées reçues, certains masters offrent des débouchés souvent développés dans le cadre de stratégies d’ancrage territorial ou sectoriel et permettent aux étudiants d’acquérir des compétences directement mobilisables sur le marché du travail.

Quelles performances respectives ?

Dans ce contexte, où les diplômés des deux filières, écoles ou universités, peuvent prétendre aux mêmes emplois, la question de la performance respective des formations se pose en termes de capital humain acquis et de rendement. Notre travail de recherche analyse l’insertion professionnelle des diplômés du sous-domaine « sciences économiques, sciences de gestion et communication » dans le domaine Droit, Économie, Gestion, en comparant universités et écoles. Il s’inscrit dans la continuité de travaux antérieurs et montre une insertion plus favorable des diplômés d’écoles de commerce avant 2010.

Argan et Gary-Bobo (2023) observaient une baisse des rendements salariaux des diplômés de master entre 1992 et 2017, tous domaines confondus. Si le domaine « droit, économie et gestion » semble partiellement épargné, des écarts persistent. Deux questions guident notre approche : les diplômés d’écoles de commerce « gagnent-ils » systématiquement davantage que ceux des universités ? Et la dégradation salariale a-t-elle affecté davantage les seconds ?




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Un retard qui se comble

Nous mobilisons trois vagues de l’enquête Génération du Centre d’études et de recherches sur les qualifications (Cereq) réalisées en 2004, en 2010 et en 2017. Les résultats révèlent une évolution notable. Pour la génération 2004, l’avantage des écoles de commerce est marqué : insertion plus rapide, plus de postes de cadre, meilleurs salaires. Mais dans les générations suivantes cet écart s’atténue, voire s’inverse. Les diplômés universitaires, notamment en sciences économiques, comblent progressivement leur retard. En matière d’emploi et de postes à responsabilité, leur situation devient équivalente, et leurs salaires dépassent parfois ceux des diplômés d’écoles de commerce. Seuls les diplômés en sciences de gestion et de communication restent légèrement en retrait.

Trois facteurs peuvent expliquer cette convergence :

  • la professionnalisation croissante des masters, avec une offre repensée et davantage connectée aux entreprises ;

  • les compétences en analyse de données, fréquentes dans les cursus en sciences économiques, deviennent un avantage déterminant à l’ère du big data, y compris dans les secteurs traditionnels ;

  • l’expansion rapide de l’offre des écoles de commerce s’accompagne d’une hétérogénéité croissante de qualité, côté établissements comme étudiants. Cela pourrait diluer la valeur du signal que constituait jusqu’alors leur diplôme.

Ces résultats, une fois mis en perspective avec l’écart en termes de coût financier parfois très significatif entre les différents types de formations, invitent à une réflexion attentive de la part des familles quant aux critères déterminants dans le choix d’une filière. Au-delà des considérations de prestige ou de réputation, il nous semble opportun de s’interroger sur la nature réelle des bénéfices attendus, au regard de l’investissement consenti.

Nos résultats devront être corroborés dans les années qui viennent, alors que le dernier baromètre de l’Agence pour l’emploi des cadres (Apec) indique un recul de l’emploi des cadres. Par ailleurs, pour estimer le rendement des diplômes des uns et des autres, il conviendrait de suivre les parcours des uns et des autres durant toute leur carrière professionnelle.


Dylan Suaud, stagiaire de recherche au Laboratoire d’économie de Poitiers (LèP), a participé à cet article.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. Les performances des universités et des écoles de commerce se rapprochent-elles ? – https://theconversation.com/les-performances-des-universites-et-des-ecoles-de-commerce-se-rapprochent-elles-260017

La franc-maçonnerie est-elle une religion malgré elle ?

Source: The Conversation – France (in French) – By Philippe Ilial, Professeur de Lettres-Histoire. Chargé de cours en Histoire Moderne. Chercheur associé au CMMC, Université Côte d’Azur

« La franc-maçonnerie est une religion pour ceux qui n’en ont pas. » Cette phrase résume parfaitement l’ambiguïté qui entoure cette « société ». Car la franc-maçonnerie est souvent perçue comme une religion – ou du moins comme une spiritualité parallèle. Pourtant, elle s’en défend avec force. Alors pourquoi cette confusion ? Pourquoi, alors que la maçonnerie se veut fondamentalement non dogmatique, voire adogmatique selon les obédiences, continue-t-on à l’assimiler à une religion ?


Apparu dans l’Angleterre du XVIIe siècle, le latitudinarisme est un courant philosophique et théologique qui cherchait à unir les chrétiens au-delà de leurs divisions. Les Constitutions d’Anderson de 1723, texte fondateur de la franc-maçonnerie anglaise, s’inscrit clairement dans cette mouvance, mais elle ne crée pas une religion universelle. Les “Constitutions” établissent une maçonnerie résolument chrétienne, où seuls sont admis ceux qui professent la religion « sur laquelle tous les hommes sont d’accord » – à savoir dans l’esprit de ces Britanniques du début du XVIIIe siècle, le christianisme dans sa version la plus large. Les musulmans, les juifs, les déistes purs en sont explicitement exclus. En effet, nous sommes alors en plein cœur de l’Europe chrétienne, mais divisée entre catholiques, protestants… et anglicans.

Cette approche latitudinaire – chrétienne donc – crée une spiritualité minimale, un cadre suffisamment large pour accueillir anglicans, presbytériens, luthériens, mais pas au-delà. C’est ce qui explique que la maçonnerie des origines ait pu être perçue comme une forme de religion, une religion chrétienne minimaliste.

L’hébraïsme maçonnique, un leurre ?

Le qualificatif de judéo-chrétien est régulièrement usité pour qualifier la franc-maçonnerie. Cette « appellation » participe à la ranger du côté des religions. Alors, cette assertion est-elle véridique ? La référence à l’Ancien Testament dans la symbolique maçonnique ne fait pas de l’Ordre maçonnique une institution judéo-chrétienne. Bien au contraire, d’ailleurs les Juifs furent longtemps exclus de la maçonnerie !

L’utilisation du Temple de Salomon, des colonnes Jakin et Boaz (les deux piliers qui soutiennent le temple de Salomon forment un rappel latitudinaire), ou des références à la Kabbale – en ce qui concerne certains degrés dits de perfection – ne sont en fait qu’un alibi latitudinaire au service d’une vision fondamentalement chrétienne. Pour les rédacteurs des Constitutions d’Anderson, l’Ancien Testament n’est qu’une préfiguration du Nouveau, et son utilisation en loge vise à créer un « plus petit dénominateur commun » selon l’historien Pierre-Yves Beaurepaire. Les chrétiens envisagent l’Ancien Testament comme un texte prophétique qui annonce le Nouveau tandis que le monde juif le considère comme une finalité !

Ainsi, lorsque l’on parle d’hébraïsme maçonnique, il faut comprendre un hébraïsme réinterprété, christianisé, vidé de sa substance juive originelle. Le Delta lumineux avec l’œil divin n’est plus une simple reprise du Tétragramme hébraïque, mais devient la symbolique chrétienne de la Providence !

À ce stade du raisonnement, relisons Pierre-Yves Beaurepaire qui affirme que la franc-maçonnerie n’est pas une religion (Op. cit.) pour deux raisons fondamentales.

Un christianisme minimaliste

En premier lieu, son latitudinarisme originel est en réalité un christianisme minimaliste, loin de l’universalisme qu’on lui prête parfois. Cet universalisme des origines est donc chrétien ; c’est le basculement dans la modernité avec l’aventure coloniale du XIXe siècle qui va permettre à l’Europe, donc à la franc-maçonnerie de se confronter à l’altérité. La notion de laïcité va aussi participer à ouvrir les portes des temples maçonniques à d’autres religions, comme le montre Daniel Tollet.

Ensuite, son hébraïsme apparent est un vernis symbolique au service d’une vision chrétienne du monde, ce que montre très bien Roger Dachez dans son article Hébraïsme et franc-maçonnerie, heurt et malheur d’une filiation incertaine (La chaîne d’Union n°51, 2010).

Pourtant, la franc-maçonnerie continue d’être perçue comme religieuse parce qu’elle utilise des formes sacrées, des rituels, une symbolique qui parlent à l’inconscient collectif. En cela, elle répond à un besoin de sacré que les religions traditionnelles ne satisfont plus dans nos sociétés actuelles très sécularisées, donc détachée du religieux – un phénomène décrit notamment par Denis Pelletier. La question qui demeure est donc celle-ci : « dans un monde où les grands récits religieux s’effritent, la franc-maçonnerie offre-t-elle une voie pour explorer le sacré sans dogme ? » Sans dogme car la force de la maçonnerie réside dans le fait qu’elle propose sans imposer.

Rites et rituels maçonniques : entre sacralisation et fonction sociale

Si donc la franc-maçonnerie n’est pas une religion, elle en partage certaines caractéristiques fonctionnelles. C’est là que se situe la confusion. Comme l’envisage l’universitaire spécialiste de l’Angleterre des Lumières, Cécile Révauger, on peut envisager la maçonnerie comme une spiritualité sans théologie, des rites sans dogme, une communauté sans Église…

Trois éléments essentiels créent cette ambiguïté : la sacralisation de l’espace, une forme particulière de croyance évolutive, et surtout un système rituel d’une extraordinaire richesse ; car c’est cette mécanique rituelle qui fait de la franc-maçonnerie un système parareligieux si particulier.

Une distinction anthropologique fondamentale

Le rituel constitue le cadre cérémoniel global, ce que les anthropologues appellent le « cérémonial englobant ». L’ouverture des travaux maçonniques se fait toujours autour d’un ouvrage sacré ou sacralisé, souvent l’Ancien Testament, les Constitutions d’Anderson ou le livre de la Constitution de l’obédience dont il est question. C’est ce texte sacralisé qui régit l’ouverture et la fermeture des travaux, comme le missel régit la messe. Les rites sont les actes particuliers, des « unités minimales de sens » selon l’expression de Roger Dachez, comme le comportement du maçon, à savoir la batterie, le signe, la marche, l’agenouillement devant l’autel…

Les rites maçonniques incarnent ce que l’on a coutume d’appeler un « invariant anthropologique » que l’historien des religions Mircea Eliade avait identifié, à savoir que toute société humaine crée du rite pour conjurer le désordre. En loge, le profane entre dans un état de « chaos » symbolique (bandeau sur les yeux…). Les rites successifs qu’il va subir pour renaître à l’état de maçon (purification, serment, lumière) reconstruisent un ordre symbolique, ainsi la loge devient un microcosme organisé, à l’image du Temple de Salomon, dont tout temple maçonnique est l’allégorie.

La Bible comme « objet-frontière »

Concrètement, c’est la place de la Bible sur l’autel des serments dans de nombreuses loges qui laisse place à la confusion entre démarche maçonnique et religion. Contrairement à l’image que la Bible véhicule, l’ouvrage n’est pas ici un vestige religieux. Pierre-Yves Beaurepaire, professeur d’Histoire moderne à l’université Côte d’Azur et grand spécialiste de la franc-maçonnerie, propose de la considérer à la fois comme un outil de travail symbolique (elle sert de support aux serments) (Dictionnaire de la Franc-maçonnerie, Armand Colin, 2014), un objet mémoriel chrétien partagé et un artefact davantage culturel que religieux ; en effet, lorsqu’un athée prête serment sur la Bible, il ne sacralise pas le texte, mais sa propre parole donnée. Nuance essentielle.

Le rituel – constitué par l’addition des rites – est en maçonnerie « consciemment théâtralisés » : le frère sait qu’il joue un rôle, il n’est jamais dans cette posture dans sa vie profane. Ainsi, lorsque les maçons tracent leurs signes, suivent leurs rituels, ils ne pratiquent pas une religion, mais plutôt actualisent une forme de sacralité propre qui s’adapte à la société dans laquelle ils évoluent.

La franc-maçonnerie est-elle une religion sans Dieu ni dogme ? En refermant cette réflexion, une évidence s’impose ; la franc-maçonnerie fascine parce qu’elle brouille les frontières entre sacré et profane, tout en refusant catégoriquement le statut de religion. Ce paradoxe s’éclaire lorsque l’on réalise qu’elle opère une alchimie unique entre trois niveaux : un langage religieux détourné (temples, bibles, rites) qui parle à l’inconscient collectif, comme l’a montré Émile Durkheim ; une spiritualité latitudinaire où chacun projette ses croyances et des fonctions anthropologiques universelles (rites de passage, cohésion sociale).

Si tant de francs-maçons y voient une « religion sans dogme », c’est sans doute parce que la maçonnerie répond à des besoins humains fondamentaux que les religions traditionnelles ont longtemps captés comme le besoin d’appartenance (la chaîne d’union qui a lieu à la fin de chaque tenue peut être l’équivalence d’une communion ou d’une messe), le besoin de transcendance (la quête de connaissance remplace la révélation divine), le besoin de ritualité (les tenues maçonniques structurent le temps comme les offices religieux le faisaient jadis).

Mais la différence est cruciale, car là où les religions imposent, la maçonnerie propose – théorème partagé par Pierre-Yves Beaurepaire et Claude Delbos dans « Les sept devoirs du franc-maçon adogmatique ». Comme le résume le premier dans une conférence publique donnée dans le cadre du laboratoire de recherche CMMC, « la loge est un laboratoire du sacré bien plus qu’un sanctuaire » religieux ! Un laboratoire où se joue une pièce de théâtre chrétienne dans un cadre hébraïsé…

The Conversation

Philippe Ilial ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. La franc-maçonnerie est-elle une religion malgré elle ? – https://theconversation.com/la-franc-maconnerie-est-elle-une-religion-malgre-elle-262390

Quand la galaxie trumpiste accuse l’Europe de pratiquer la censure

Source: The Conversation – France in French (3) – By Stefania Di Stefano, Chercheuse postdoctorale au sein de la Chaire sur la modération des contenus, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)

Alors même que, aux États-Unis, la liberté d’expression, la liberté des médias ou encore la liberté académique font l’objet d’attaques sans précédent de la part de l’administration Trump, Washington prétend que c’est l’Union européenne qui serait un dangereux censeur. En cause : les mesures visant à modérer les contenus haineux sur les réseaux sociaux.


Comment déterminer la maturité d’une démocratie ? Comment reconnaître qu’elle sombre progressivement vers un régime autoritaire ?

Le début du second mandat présidentiel de Donald Trump incarne sans aucun doute un tel glissement, avec fracas et sans souci pour l’image de bienséance qu’une personne exerçant une telle fonction devrait renvoyer. Depuis le retour du milliardaire new-yorkais à la Maison Blanche le 20 janvier, les attaques contre les libertés sur le territoire états-unien sont nombreuses et variées.

Les universités ont été l’une des premières cibles du président. Gel des fonds fédéraux, instrumentalisation du système d’accréditation universitaire pour influencer les formations, révocation des visas pour les étudiants étrangers… Autant de mesures attaquant frontalement la liberté académique. Des mesures visant surtout à remodeler l’éducation supérieure selon une idéologie définie par le régime trumpiste et restreignant la libre pensée.

La liberté de la presse n’est pas épargnée par la nouvelle version du « free speech » portée par le président. Dernière victime à avoir été « fired » : Stephen Colbert, présentateur du populaire « Late Show » sur CBS. Cette émission satirique s’attaquait régulièrement et sans ménagement à Donald Trump. Elle n’a plus sa place dans les programmes télévisés. Pour dénoncer le silence s’installant progressivement dans les médias, la série humoristique South Park a sorti un nouvel épisode caricaturant le président, laissant cependant un sentiment amer aux spectateurs.




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Pourtant, et dans une sorte d’inversement psychologique, Washington accuse l’Union européenne (UE) de mettre en œuvre, sur le Vieux Continent, une censure massive.

Les textes européens dans le viseur de l’administration Trump

Si l’UE est critiquée, c’est en réalité pour les valeurs qu’elle représente et pour les libertés qu’elle protège. En effet, les États-Unis dépeignent l’encadrement juridique des plateformes numériques à l’œuvre au sein de l’UE comme la manifestation d’une censure quasi orwelienne.

Se fondant sur un rapport à charge, la Commission judiciaire de la Chambre des représentants a tenu une audition sur « la menace européenne sur la liberté d’expression et l’innovation américaines », affirmant notamment que le Règlement sur les services numériques (Digital Services Act, DSA) porte atteinte au droit des Américains de s’exprimer librement en ligne aux États-Unis.

Pour rétablir les faits et la correcte interprétation du droit européen, une coalition d’universitaires européens et américains a transmis une lettre expliquant les principales applications du DSA.

Se présentant en « défenseur de la démocratie », l’administation Trump utiliserait même la suspension des enquêtes ouvertes à l’encontre des grandes entreprises technologiques américaines comme monnaie d’échange dans les négociations douanières avec la Commission européenne. Les plateformes ont en effet comparé les sanctions imposées pour violation des dispositions européennes à des « droits de douane », s’appuyant aussi sur la (fausse) affirmation que le cadre juridique de l’Union cible spécifiquement les entreprises états-uniennes.

Trump a ouvertement pris la défense de ces « amazing Tech Companies », menaçant d’imposer des droits de douane supplémentaires aux pays ciblant ces entreprises avec leurs législations.

Message posté par Donald Trump sur son réseau Truth Social le 25 août 2025.

En encadrant l’activité des plateformes numériques, notamment par le biais du fameux règlement général sur la protection des données (RGPD) ou du DSA, l’Europe établit-elle un régime de censure ?

Afin de permettre l’expression de toutes et tous, le droit à la liberté d’expression doit être encadré par la loi. Les contours de cette liberté sont délimités par les droits fondamentaux des tiers et comprennent notamment la protection de la vie privée, la non-discrimination, ou encore la dignité humaine. Ce sont justement ces limites que rappelle le DSA. Le texte vise à s’assurer que les contenus circulant sur les plateformes respectent ces principes cardinaux. Et si la désinformation ou les discours haineux sont des problèmes préoccupants, la critique du pouvoir reste, en Europe, protégée par la liberté d’expression, laquelle est garantie par le DSA.

La modération délaissée par les grandes plateformes

Cet encadrement déplaît fortement au régime trumpiste ainsi qu’à certaines grandes plateformes numériques américaines. Celles-ci estimaient pourtant, il y a quelques années, que des réglementations étaient nécessaires pour un système efficace de gouvernance des contenus en ligne. En suivant désormais la ligne trumpiste, les plateformes ont tendance à fausser délibérément le concept de censure en l’assimilant à celui de modération des contenus. Cette dernière vise toutefois à s’assurer que les contenus circulant sur les plateformes sont conformes aux conditions générales du service mais, aussi, aux lois et droits fondamentaux protégés par les textes fondateurs.

Mais ce n’est pas seulement d’un point de vue théorique que la modération des contenus, mise en place par le DSA, est attaquée. Cela passe aussi par les nombreuses baisses budgétaires au sein des plateformes, entraînant une réduction des ressources humaines consacrées à la sécurité en ligne. Ces mesures sont par ailleurs couplées à une « simplification » des politiques de modération des contenus, qui s’affranchissent des protections sur des sujets considérés comme « woke », notamment la protection de la communauté LGBTQIA+ ou la lutte contre la haine en ligne.

Dernière annonce en date ? Meta déclarant, un vendredi au cœur de l’été, la suspension de ses publicités ciblées à caractère politique. Sans même évoquer le moment de l’annonce, comment interpréter un tel signal ? L’initiative concerne les publicités à caractère politique, électoral ou traitant de « questions sociales ». Raison invoquée : le règlement européen relatif à la transparence et au ciblage de la publicité à caractère politique, qui rendrait le ciblage des usagers trop complexe.

Pourtant, une étude conduite par l’organisation AI Forensics, avant l’entrée en application de ce règlement, avait démontré que Meta laissait la propagande pro-russe envahir les publicités politiques ciblées, avec un système de détection des contenus complètement défaillant.

L’Union européenne, modèle d’anti-trumpisme ?

Certes, l’Europe n’est pas parfaite. Certes, l’Europe vit aussi d’importantes dérives identitaires. Mais l’Europe tente, dans un monde de plus en plus complexe, de garantir à toutes et tous la possibilité de s’exprimer en ligne.

Aujourd’hui, les victimes des attaques visant la liberté académique et la liberté de la presse ne se trouvent pas en Europe, mais aux États-Unis. Dans ces conditions, l’Europe doit porter encore plus haut et encore plus fort ses valeurs. Elle doit offrir un modèle dans lequel les libertés sont protégées par la loi et les institutions, et non par la volonté d’un homme.

The Conversation

Suzanne Vergnolle a reçu des financements de la région Île-de-France.

Stefania Di Stefano ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Quand la galaxie trumpiste accuse l’Europe de pratiquer la censure – https://theconversation.com/quand-la-galaxie-trumpiste-accuse-leurope-de-pratiquer-la-censure-263855

Transition verte : peut-on vraiment comparer les dépendances aux métaux rares et au pétrole ?

Source: The Conversation – France (in French) – By Lucas Miailhes, Doctorant en Science Politique/Relations Internationales, Institut catholique de Lille (ICL)

Et si la transition énergétique n’était pas le simple glissement d’une dépendance au pétrole vers une dépendance aux métaux critiques ? Les discours politiques empruntent souvent cette analogie séduisante, mais la réalité est plus complexe. Le risque serait que cette comparaison donne un mauvais cadrage aux enjeux de la transition énergétique.


Alors que la transition énergétique accélère en Europe, une idée semble s’être imposée dans le débat public. Notre dépendance aux énergies fossiles aurait glissé vers une nouvelle dépendance, cette fois aux matières premières critiques, comme le lithium ou les terres rares.

Il n’est pas rare que cette comparaison soit faite dans les débats télévisés, mais également à l’occasion de déclarations politiques, tant au niveau national qu’international. Par exemple, lors d’un discours de 2023 traitant de la relation Chine-Union européenne (UE), la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen traçait un parallèle clair entre la dépendance de l’UE aux énergies fossiles et sa dépendance naissante aux matériaux critiques :

« Les transitions […] seront permises par les matières premières. Le lithium et les terres rares sont déjà en train de remplacer le gaz et le pétrole au cœur de notre économie. […] Nous devons éviter de tomber dans la même dépendance que pour le pétrole et le gaz. »

Si cette analogie alerte, à juste titre, sur la vulnérabilité europénne des approvisionnements en métaux – pour une large part envers la Chine, elle repose sur une vision simpliste et trompeuse des chaînes d’approvisionnement mondiales, de la nature physique de ces ressources et des rapports de force géoéconomiques.

Elle participe à véhiculer de fausses croyances non seulement sur la nature du commerce international de ces matières premières critiques, mais aussi, plus globalement, sur la nature de la transition énergétique.

Peut-on vraiment comparer le lithium au gaz russe ? Le cobalt au baril de Brent ? La réponse est : non. Pour plusieurs raisons.

Matières consommables contre recyclables

À la différence du pétrole ou du gaz, qui sont des consommables détruits par leur usage, les métaux ne disparaissent pas une fois utilisés. Grâce à leurs propriétés physiques, ils peuvent être recyclés indéfiniment sans perte de qualité, contrairement à des matériaux comme le plastique, dont la recyclabilité est limitée.

Cette caractéristique leur permet d’être réinjectés dans des boucles de réutilisation au sein d’une économie circulaire. Si le recyclage des métaux employés dans les technologies bas carbone, comme les batteries lithium-ion, reste aujourd’hui marginal, c’est moins en raison de verrous techniques que du faible volume de produits en fin de vie actuellement disponible.

Mais à mesure que les premiers équipements arriveront en fin de cycle, le recyclage pourra devenir une source majeure d’approvisionnement en métaux dits « secondaires ».

L’Agence internationale de l’énergie (AIE) estime que le recyclage pourrait réduire de 25 à 40 % les besoins en nouvelles extractions. Selon la fédération européenne Transport & Environment, en intégrant les rebuts de production, le recyclage pourrait couvrir jusqu’à 40 % de la demande européenne d’ici 2030 – et près des deux tiers à l’horizon 2040.

Contrairement à ce qu’ont été le pétrole et le gaz pour l’UE, la dépendance actuelle du continent européen pourrait donc bien se réduire rapidement, pour peu que l’Europe investisse dans ce maillon de souveraineté.




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Des enjeux de dépendance qui se posent différemment

La question de la sécurité d’approvisionnement en métaux ne se pose pas dans les mêmes termes que celle du gaz ou du pétrole. Alors que les hydrocarbures concernent l’ensemble des consommateurs de façon directe (notamment afin de fournir du carburant pour les transports ou une source d’énergie pour le chauffage), les métaux ne deviennent stratégiques que dans la mesure où un pays développe des capacités industrielles qui en dépendent. Autrement dit, s’ils sont nécessaires à une production nationale d’énergie bas carbone.

Cette distinction est essentielle, car elle permet de hiérarchiser les vulnérabilités : on ne s’inquiète pas de la dépendance en matériaux pour lesquels il n’existe pas de tissu industriel local.

Par exemple, l’industrie de fabrication de panneaux solaires est au point mort en France. Pour l’heure, l’approvisionnement en métaux pour ces derniers n’est pas un sujet prioritaire de sécurité d’approvisionnement.

À l’inverse, les métaux indispensables à la production de batteries pour véhicules électriques – comme le lithium, le nickel, le cobalt, le manganèse ou le graphite – sont devenus des enjeux majeurs pour la France et pour l’Europe, en raison du déploiement local massif de projets de gigafactories.

Carrière de kaolin d’Échassières (Allier), actuellement exploitée par la société Imerys, également à l’initiative du projet de mine de lithum.
TomTooM03/Wikimedia Commonns, CC BY

C’est précisément cette logique industrielle qui a été invoquée pour justifier le projet d’ouverture d’une mine de lithium à Échassières, dans l’Allier, afin d’alimenter les usines de batteries du nord de la France.




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Une dépendance chinoise à relativiser

En dépit de sa position dominante sur le marché de nombreux métaux critiques, la Chine ne peut pas « arsenaliser » (c’est-à-dire, instrumentaliser à des fins géopolitiques) aussi facilement la dépendance aux métaux que la Russie a pu le faire avec le gaz.

En effet, les chaînes de valeur des matières premières critiques (lithium, terres rares, etc.) sont beaucoup plus fragmentées et capables de se réorganiser. Certes, Pékin détient une position dominante dans l’extraction des terres rares et dans le raffinage du lithium, mais sa capacité à s’en servir comme levier de coercition est entravée par plusieurs facteurs :

Bref, à la différence du gaz russe – centralisé, peu substituable à court terme et distribué par des infrastructures fixes –, les métaux s’échangent sur des marchés mondiaux plus diversifiés, flexibles et adaptables. Ils sont donc moins facilement « arsenalisables ».




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Et puis, et c’est probablement ce qui révèle une lecture erronée des rapports de force géoéconomiques, les marchés du lithium et des terres rares sont beaucoup plus petits que ceux du pétrole et du gaz, tant en valeur qu’en volume. En 2024, le marché mondial des hydrocarbures pesait près de 6 000 milliards de dollars, contre seulement environ 28 milliards pour le lithium et de 4 milliards à 12 milliards pour les terres rares.

Depuis la fin des années 2010, l’Agence internationale de l’énergie alerte régulièrement sur l’explosion à venir de la demande pour ces matériaux, portée par l’électrification des usages. Pourtant, même en cumulant leurs pics de production respectifs, les terres rares et le lithium, même s’ils sont centraux pour la transition énergétique, ne représentent qu’une part infime du marché pétrogazier mondial.

Ne pas confondre transition énergétique et accumulation de sources d’énergie

L’idée même de transition énergétique des énergies fossiles vers les métaux tend à dissimuler une réalité bien plus prosaïque : celle de l’accumulation des sources d’énergie plutôt que de leur substitution.

Comme le théorise l’historien Jean-Baptiste Fressoz, l’histoire énergétique ne connaît pas de véritables ruptures où une énergie en remplacerait totalement une autre. Au contraire, les transitions s’effectuent par empilement : chaque nouvelle source vient s’ajouter aux précédentes, sans les faire disparaître. Cette dynamique remet en cause les récits optimistes qui laissent penser que les énergies fossiles seraient bientôt reléguées au passé.

Malgré les scénarios prospectifs et les engagements des grandes économies à atteindre la neutralité carbone, il est probable que l’usage du pétrole et du gaz se maintiendra dans de nombreux secteurs. Les technologies bas carbone ne remplaceront pas tous les usages permis par les hydrocarbures, en particulier dans les domaines où ils restent difficilement substituables, notamment dans l’industrie : il reste difficile de produire de l’acier vert.

Autrement dit, loin d’acter la fin des fossiles de façon nette et précise, la transition énergétique risque de passer par une phase de coexistence prolongée.

En définitive, l’idée d’un transfert de dépendance du pétrole vers les métaux ne résiste pas à l’analyse. Ni leurs propriétés physiques, ni la structure des marchés, ni la géopolitique de leur approvisionnement ne permettent de calquer les logiques de la rente fossile sur celles des matières premières critiques.

Penser la transition énergétique à travers le prisme d’une substitution binaire masque la complexité des interdépendances industrielles et pourrait conduire à de fausses priorités stratégiques. Repenser la dépendance, ce n’est donc pas rejouer la guerre du gaz avec de nouveaux matériaux, mais comprendre les spécificités des chaînes de valeur des technologies bas carbone – et concevoir des réponses politiques à la hauteur de ces réalités.

The Conversation

Lucas Miailhes ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Transition verte : peut-on vraiment comparer les dépendances aux métaux rares et au pétrole ? – https://theconversation.com/transition-verte-peut-on-vraiment-comparer-les-dependances-aux-metaux-rares-et-au-petrole-262752

« Bloquons tout » est-il vraiment la saison 2 des Gilets jaunes ?

Source: The Conversation – France in French (3) – By François Buton, Directeur de recherche au CNRS, ENS de Lyon

Entre échos des luttes récentes et crispations politiques persistantes, « Bloquons tout » révèle les fragilités d’un système représentatif confronté à des colères sociales multiples.


Lancé en juillet, le « mouvement du 10 septembre » ou « Bloquons tout » est l’objet de toutes les attentions de la part de la société, du gouvernement, de la classe politique, des médias, des renseignements territoriaux. Plusieurs éléments de ce mouvement font à l’évidence écho avec celui des Gilets jaunes, survenu en novembre 2018. Il s’agit d’une mobilisation par en bas, lancée par différents groupes déjà organisés mais amplifiée par les réseaux sociaux (surtout Telegram), sans leadership mais structurée par des sites internet (Indignons-nous et Les essentiels qui témoignent d’emblée d’une forte hétérogénéité entre des contestataires plutôt souverainistes et défenseurs d’une France chrétienne et d’autres se réclamant de la gauche radicale.

L’opposition au projet de budget

Si la mobilisation présente des revendications nombreuses, plus ou moins élaborées, elle est à première vue motivée par le pouvoir d’achat et la dénonciation des inégalités : l’opposition au projet de budget du Premier ministre François Bayrou, dénoncé pour faire payer le fardeau de la diminution du déficit (40 milliards d’euros d’économie) aux travailleurs, aux chômeurs, aux salariés, aux précaires, aux malades, fait écho au sentiment d’injustice des Gilets jaunes à l’annonce d’une nouvelle taxe sur le carburant. Le projet de loi de finances est critiqué par l’ensemble des forces politiques opposées au gouvernement, et semble mal reçu par la population, qui soutient le mouvement à venir, si l’on en croît une enquête par sondage réalisée les 20 et 21 août (Toluna Harris Interactive pour RTL) et abondamment citée.

Ainsi, 59 % des Françaises et des Français soutiennent l’objectif de réduction des dépenses publiques, mais 63 % soutiennent le mouvement (70 % se disent favorables à des manifestations, 58 % à des blocages), 75 % s’opposant à la suppression de 2 jours fériés et 71 % se disant favorables à une « contribution de solidarité payée par les Français les plus aisés ». Depuis plusieurs semaines, l’organisation d’assemblées locales, la production de carte des rassemblements à venir, la variété des modes d’action envisagés (de la désobéissance civile au blocage de lieux de production) rappellent aussi la mobilisation de 2018.

Les Gilets jaunes, et autres luttes

La comparaison avec les Gilets jaunes fait donc sens, et ne manque pas d’être faite dans les commentaires : les Gilets jaunes sont dans « toutes les têtes », comme modèles positifs ou négatifs, comme motifs d’espoir ou d’inquiétude. Pour nous qui avons longtemps travaillé sur ce mouvement, le rapprochement est pertinent mais délicat à manier. La comparaison terme à terme ne doit pas faire oublier l’historicité des luttes : les Gilets jaunes sont un précédent, les protestataires potentiels du 10 septembre ont pu y participer, acquérir des savoir-faire protestataires, et tirer des enseignements quant à l’efficacité des actions du mouvement, de ses limites ou impasses, de sa durée ou encore de la répression subie.

Mais l’histoire des luttes est riche d’autres contestations, antérieures (Nuit debout), et surtout postérieures à 2018 : manifestations monstres de l’opposition à la réforme des retraites, manifestations des agriculteurs (certains en « bonnets jaunes »), occupations contre des projets autoroutiers (A 69) ou agricoles (Sainte-Soline), grèves diverses, mouvement d’opposition au pass sanitaire, ou encore, pétition elle aussi monstre (plus de 2 millions de signataires) contre la loi Duplomb en juillet dernier. Il est donc nécessaire de faire la part des apprentissages respectifs de toutes ces mobilisations dans ce qui se prépare pour le 10 septembre en différents points du territoire.

La comparaison des « profils » des Gilets jaunes et des « bloqueurs » potentiels n’est pas plus facile à mener, non seulement parce qu’on ne connaît par définition pas encore les bloqueurs, mais au mieux une partie de celles et ceux qui se mobilisent sur les réseaux sociaux et qui acceptent de répondre à des questionnaires, ou celles et ceux qui se réunissent dans des assemblées, mais aussi parce qu’il reste à définir qui a été Gilet jaune avant d’en présenter les profils.

Les Gilets sont là, mais pas tous

Dans nos propres enquêtes, nous avons par exemple choisi de nous intéresser à des « super Gilets », des primo-contestataires le plus souvent, engagés intensément (parfois à corps perdus), et longtemps (certaines et certains le sont encore !) dans un groupe local. Ces Gilets ne sont pas représentatifs de l’ensemble du mouvement, où d’autres étaient des militants plus expérimentés, et dont la grande majorité n’a participé qu’à quelques actes ou assemblées : des enquêtes estiment à 3 millions le nombre de citoyennes et de citoyens ayant participé à au moins une action gilet jaune en 2018-2019.

Quand nous les contactons pour leur demander ce qu’ils pensent de « Bloquons tout », ce qu’ils font et envisagent de faire, les réponses sont très variables. Certains, parés de leur gilet, ont investi les assemblées locales ou les boucles Telegram comme ils l’ont fait dans la plupart des contestations depuis 7 ans ; d’autres au contraire suivent de près ou de loin, attendant de voir, écœurés par la supposée « récupération » politique, sceptiques quant aux chances de succès d’une contestation de plus dans la rue, ou refroidis par le manque de soutien de la population et la dureté de la répression, y compris judiciaire, lors du mouvement de 2018 (« que les autres se mouillent »).

Bien des attitudes sont possibles, que nous pouvons expliquer finement dans chaque cas, mais dont nous savons qu’ils et elles ne représentent pas tous « les » Gilets jaunes. Une chose est sûre : des Gilets jaunes sont là, et d’autres sont prêts à participer.

Mais une différence majeure avec les Gilets jaunes, précisément en raison de leur antériorité, réside dans l’hyper attention médiatique à l’œuvre depuis quelques semaines pour le mouvement « Bloquons tout ». Tout en oubliant de mentionner la défiance immense des contestataires à leur égard (gageons que le thème reviendra avec les premières manifestations), les médias couvrent massivement la préparation, en lui posant les questions habituelles : qui sont les bloqueurs, qui peut incarner le mouvement voire en être les leaders, qui se « cache derrière », que veulent-ils, à quoi s’attendre, voire que craindre ? Or, l’hyper attention médiatique a sans doute eu pour effet de bousculer les responsables politiques et syndicaux de tous bords, quand ils et elles n’avaient pas pris les devants.

Au-delà de la « récupération »

Une autre différence majeure avec 2018, où les partis et les syndicats avaient ignoré voire condamné le 17 novembre, réside en effet dans la précocité de la politisation de la contestation qui vient. Le terme, qui a plusieurs sens, ne désigne pas pour nous la « récupération » du mouvement par telle ou telle force politique – expression largement employée, mais qui relève d’une catégorie politique stigmatisante. Il renvoie à l’idée que l’ensemble des forces du champ politique s’accordent, au-delà de leurs différences, pour redéfinir le mouvement et ses revendications comme politique, c’est-à-dire comme relevant de « la » démocratie politique (les élus et les partis) et de « la » démocratie social (les syndicats). D’un côté, les confédérations appellent à une autre « mobilisation massive » le 18 septembre, amplifiant les grèves annoncées ça et là ; de l’autre, depuis la « rentrée politique » des universités d’été, mi-août, les responsables de partis se prononcent en soutien ou contre le mouvement et discutent de la légitimité de ses revendications et de ses modes d’action.

Le coup politique le plus spectaculaire revient évidemment au premier ministre François Bayrou qui annonce le 25 août engager la responsabilité de son gouvernement en demandant un vote de confiance à l’Assemblée le 8 septembre sur son projet contesté de loi de finances. Cette décision spectaculaire permet en effet à l’agenda proprement politique de repasser au premier plan : éloges ou critiques du geste (un retour à la démocratie parlementaire pour Jean-Luc Mélenchon), consultations diverses et variées, prises de position sur tel ou tel point du projet (notamment la suppression de deux jours fériés). Le rejet de la confiance, qui est acquis, va faire entrer le pays dans une crise politique voire institutionnelle susceptible d’occuper l’agenda médiatique au détriment de la « crise » sociale .

Tout se passe donc aujourd’hui comme si les élus reprenaient la main au détriment des citoyennes et citoyens ordinaires. La dernière petite phrase de François Hollande (« Je ne peux pas m’associer à quelque chose que je ne maîtrise pas » révèle à cet égard une forme d’inconscient de la classe politique, qui dit « entendre l’exaspération », mais n’entend s’engager que dans ce qu’elle maîtrise, à savoir les jeux politiques et institutionnels, et ne donner la parole au peuple que sous la forme du suffrage électoral.

Les mouvements sociaux comme forces de proposition

Ce faisant, les élus font preuve d’un aveuglement qui ne laisse pas d’étonner. Une autre leçon du mouvement des Gilets jaunes, en effet, c’est qu’il a profondément transformé ses primo-contestataires sinon en militants, du moins en citoyens ayant le sentiment d’être enfin dignes d’être entendus, capables de débattre et de se prononcer sur les sujets politiques et même institutionnels (le RIC) qui engagent le pays, et refusant de se contenter de glisser un bulletin de vote dans l’urne tous les cinq ans.

Ce qu’on lit aujourd’hui sur les boucles Telegram ou ce qu’on entend dans les premières assemblées locales atteste la même résolution à ne pas se faire infantiliser et renvoyer à son labeur quotidien en vertu d’un défaut supposé de « titres à parler » (Jacques Rancière). La défiance à l’égard des élus nationaux, forte en 2018, l’est encore plus aujourd’hui : les fameuses « cotes de popularité », pour autant qu’elles aient la moindre signification, indiquent que les opposants les plus « populaires » ont la confiance d’au mieux un citoyen sur trois.

On peut douter que les petits jeux d’une crise institutionnelle et politique fascinent les Français, puisque les gouvernants ne les écoutent ni quand ils manifestent massivement (contre les retraites), ni quand ils votent contre une majorité (en 2024, qui n’est pas sans rappeler le référendum de 2005), et répondent par des conférences citoyennes ou grands débats dont ils ignorent les résultats et par une répression de plus en plus violente.

Dans ce contexte, « Bloquer tout » peut signifier bien des choses : pour certains, c’est mettre le chaos dans un pays pourtant « déjà bloqué ; pour d’autres, ce qui pose problème, c’est plutôt le blocage ou la fermeture du champ politique, qui entend réserver les décisions aux seuls représentants (les syndicats et les partis). Les Gilets jaunes n’ont pas seulement protesté contre une taxe, ils ont aussi appris chemin faisant à proposer une autre forme de démocratie ; il est peut-être temps de reconnaître que les mouvements sociaux apportent des solutions, et pas seulement des problèmes.

François Buton co-dirige en octobre aux PUF Les métamorphoses de la politisation (avec Eric Agrikolianski) et en novembre aux éditions du Croquant Devenir des Gilets jaunes (avec Emmanuelle Reungoat).

The Conversation

François Buton a reçu des financements pour des projets de recherche de la MSH SUD, du réseau des MHS, de l’ENS de Lyon et de l’ANR.

Emmanuelle Reungoat a reçu des financements d’institutions publiques pour des projets de recherche, la MSH-SUD, le RnMSH et l’ANR.

ref. « Bloquons tout » est-il vraiment la saison 2 des Gilets jaunes ? – https://theconversation.com/bloquons-tout-est-il-vraiment-la-saison-2-des-gilets-jaunes-264549

IA et langues : de nouvelles pratiques à l’école, à quel prix ?

Source: The Conversation – in French – By Grégory Miras, Professeur des Universités en didactique des langues, Université de Lorraine

Former les élèves aux usages de l’IA est présenté comme une priorité politique pour les années à venir. Mais comment intégrer les préparations nécessaires aux cursus scolaires sans alourdir les coûts écologiques ? Il faut aussi compter avec un certain nombre d’enjeux éthiques.


L’année scolaire 2025-2026 s’ouvre dans un contexte de démocratisation massive de l’intelligence artificielle (IA) générative. Dans son dossier de rentrée, le ministère de l’éducation précise d’ailleurs que les élèves du second degré bénéficieront désormais d’un parcours de formation spécifique, sur la plateforme PIX. Faut-il voir dans ces nouveaux outils une menace à l’apprentissage et la maîtrise des langues, le français et celles dites étrangères ?

À l’heure où l’IA-anxiété devient un phénomène social, voici quelques éléments de réflexion pour les plus inquiets mais aussi les plus convaincus.

Converser avec l’IA : coût écologique et éthique

Si l’IA générative séduit par sa capacité à produire du texte ou à traduire instantanément, elle comporte des coûts cachés. S’entraîner à formuler des requêtes (prompt en anglais) amène à une interaction langagière qui mobilise d’immenses ressources humaines, matérielles et énergétiques, souvent invisibles à l’utilisateur. La Direction de région académique du numérique pour l’éducation de l’académie de Versailles rappelle aux enseignants que :

  • une requête d’environ 400 tokens sur ChatGPT/GPT-4o mini consomme environ 2 Wh d’électricité (ou 2 g de CO2 rejeté), soit plus de 6 fois la consommation d’une recherche Google classique estimée à 0,3 Wh ;

  • la création d’une image en haute définition par une IA consomme autant d’énergie que la recharge complète d’un téléphone portable ;

  • les centres de données (data centers) liés à l’IA et aux cryptomonnaies ont consommé près de 460 TWh d’électricité en 2022, soit environ 2 % de la production mondiale.

S’exercer à développer un esprit critique face à l’IA devient incontournable. Cependant, amener les élèves à utiliser massivement les IA pour mieux les comprendre provoque un paradoxe. Une piste consiste alors à privilégier des IA éducatives dites « responsables », à l’image du modèle Vittascience, qui assure la transparence de ses données d’entraînement et de son fonctionnement. Entraînés à partir d’une quantité limitée de données, ces modèles apparaissent comme moins énergivores.

Il est également possible de proposer des ateliers, par exemple des escapes games, qui mobilisent des éléments pratiques pour aborder les principaux points en jeu sans nécessairement s’exercer sur des outils numériques.

D’un point de vue éthique, les grands modèles de langage (LLM) sont entraînés sur des corpus massifs constitués de textes issus de contenus en ligne. Cette alimentation soulève des questions majeures, en particulier autour de la propriété et de l’usage des données linguistiques.

Qui possède les mots, les expressions, les récits mis à disposition sur Internet ? Dans quelle mesure la réutilisation de ces ressources respecte-t-elle le droit d’auteur, la rémunération des créateurs ou encore la diversité linguistique et culturelle ?

Une machine à (re)produire des inégalités langagières ?

Enseignants comme parents accusent volontiers l’IA d’aider à tricher lors de devoirs écrits, creusant ainsi les inégalités scolaires et langagières. Pourtant, celles-ci préexistaient largement à son arrivée. Les élèves ne bénéficient pas tous des mêmes soutiens selon leur environnement familial. Certains peuvent compter sur des parents disposant d’un capital social et culturel élevé, capables de relire un devoir, de le corriger ou de l’enrichir.

L’arrivée des LLM a pu apparaître, dans le mandat de l’Unesco, comme une forme de démocratisation : « La promesse de « l’IA pour tous » doit permettre à chacun de bénéficier de la révolution technologique en cours et d’accéder à ses fruits, notamment en termes d’innovation et de connaissances. » Cette « IA pour tous » offrirait à chaque apprenant des outils disponibles en permanence (correcteur virtuel, un traducteur instantané, etc.), pouvant s’adapter à des besoins particuliers (élèves allophones, troubles du spectre autistique, un TDAH).

Cependant, les outils d’IA peuvent introduire de nouvelles inégalités, plus fallacieuses, comme le souligne Jeremy Knox, professeur à l’Université d’Oxford. En effet, cette amplification dépend à la fois de l’accès effectif aux technologies (déjà issu des inégalités sociales), des compétences nécessaires pour en tirer parti (littéracie numérique) et de la qualité des données qui les alimentent.

Dans une étude récente, des chercheurs en sociologie de l’information à l’Université de Stanford montrent que les auteurs de textes scientifiques en anglais, dont ce n’est pas la langue première, sont défavorisés dans l’évaluation scientifique, leur style d’écriture étant jugé de moindre qualité. L’arrivée de ChatGPT réduit légèrement ces biais en améliorant la traduction tout en contribuant à déplacer ces inégalités, non plus sur la maîtrise de l’anglais, mais sur l’hypothèse d’un usage de l’IA dans la production de ces textes. On imagine aisément un tel phénomène dans les évaluations scolaires.

L’humain derrière la machine parlante

Ces cinq dernières années, on assiste à une multiplication de guides éducatifs d’utilisation de l’IA tout autant qu’à une explosion des appels à financements éducatifs et de recherche autour de ces technologies. Ils permettent de financer des projets d’envergure comme le cluster IA-Enact porté par l’Université de Lorraine.

Toutefois, la multiplication de ces financements suscite des inquiétudes légitimes quant à l’ampleur des sommes investies au détriment d’autres sources de financement destinées à soutenir une vision alternative de la société. Aussi, il parait nécessaire de rappeler que certains cadres autour de l’IA soulignent l’importance de (re)penser une perspective centrée sur l’humain avant de réfléchir à la technologie en elle-même, comme le propose le Cadre de compétence en IA destiné aux enseignants par l’Unesco.

La structure de haut niveau du cadre de compétences en IA : aspects et niveaux de progression (Extrait du cadre de compétence en IA destiné aux enseignants par l’Unesco).

Dans ce contexte, l’école a un rôle central à jouer en sensibilisant les élèves à l’IA tout en développant leurs compétences en littéracies numériques et informationnelles. Mais, l’enseignement de la langue ne se limite pas à la transmission d’un code linguistique conforme aux normes grammaticales et syntaxiques, il s’agit avant tout d’enseigner la langue comme vecteur d’identité, comme manière de penser le monde et comme moyen privilégié de rencontre avec l’autre.

Penser l’école, et par extension une société avec ou sans l’IA, implique ainsi une réflexion autour du modèle social en construction. L’enseignante-chercheuse Karën Fort, lors d’une conférence en linguistique appliquée organisée par l’Association française de linguistique appliquée, soutient la nécessité de développer et diffuser des IA libres et plus ciblées aux différents usages en opposition aux modèles libéraux et capitalistes de la Silicon Valley. L’école ne devrait-elle pas principalement considérer l’IA comme un outil parmi d’autres pour soutenir les valeurs humaines indispensables au développement de futurs citoyens ?

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. IA et langues : de nouvelles pratiques à l’école, à quel prix ? – https://theconversation.com/ia-et-langues-de-nouvelles-pratiques-a-lecole-a-quel-prix-263840

Médicaments innovants : la France face à la guerre des prix lancée par Trump

Source: The Conversation – France in French (3) – By Augustin Rigollot, Normalien en économie et philosophie, spécialisé en économie de la santé (UPEC), externe en 6e année de médecine, Université de Montpellier

Seuls 63 % des nouveaux médicaments, répondant à des besoins thérapeutiques non pourvus, sont disponibles en France. HonshovskyiVadym/Shutterstock

Face aux tarifs douaniers de Donald Trump, les politiques publiques françaises cherchent à résoudre une équation complexe. Comment inciter les organismes publics et privés à créer des médicaments innovants, répondant à des besoins thérapeutiques non pourvus, dans un cadre budgétaire contraint, le tout rapidement et équitablement ? Mission impossible ?


Le 12 mai 2025, Donald Trump annonce un décret pour faire baisser le prix des médicaments aux États-Unis, accusant les autres pays de profiter de prix trop avantageux. Le 4 août, il adresse un ultimatum en ce sens à 17 grandes compagnies pharmaceutiques.

Cela fait craindre, en France et en Europe, une hausse du prix des médicaments, notamment les nouvelles molécules qui traitent des besoins thérapeutiques non pourvus. Le marché pharmaceutique des États-Unis étant le plus grand au monde, une baisse de prix dans la première économie mondiale entraînera symétriquement une hausse du prix dans les autres pays. Aux États-Unis, la négociation des prix a surtout lieu entre laboratoires et assureurs privés, avec une intervention étatique limitée, aboutissant à des prix particulièrement élevés. En Europe au contraire, les prix sont généralement plus bas, car négociés par le payeur public, avec un fort pouvoir étatique. Or, l’administration Trump souhaite que les États-Unis bénéficient systématiquement du prix le plus bas parmi les prix constatés dans les autres pays. Cela ne laisse que deux choix aux laboratoires:

  • baisser le niveau des prix aux États-Unis au niveau des prix les plus bas, notamment dans l’Union européenne (UE), les industriels du médicament supportant alors une lourde perte de revenu à l’échelle globale, obérant leur capacité à investir dans l’innovation ;

  • augmenter le niveau de prix des médicaments dans les pays de l’UE et ailleurs dans le monde en les faisant tendre vers les prix américains, afin de préserver leurs marges mondiales et de limiter la baisse de leurs revenus aux États-Unis.

Au total, les pays bénéficiant actuellement des remises les plus fortes seront les plus atteints par les hausses éventuelles, et le prix global de l’innovation thérapeutique augmentera: un risque pour son accessibilité.

Cette actualité met en lumière les modèles de santé du monde, entre financement par les assurances publiques, comme en France, et par les assurances privées, comme aux États-Unis. Dès lors, de quels leviers la France dispose-t-elle face à une hausse du prix des médicaments innovants ? Qu’en est-il tout particulièrement de ceux luttant contre le cancer (oncologie) ?

Prix bas du médicament en France

La France bénéficie d’une négociation médico-économique efficace du prix du médicament. Celui-ci y est donc bien plus bas qu’outre-Atlantique, ce qui expose fortement notre pays à une éventuelle hausse des prix. Il y a une raison historique : la France représente un fort volume de vente de médicaments en Europe, solvable par une assurance obligatoire publique. De facto, le débouché est garanti pour les industriels, un argument pour négocier des prix plus faibles.

La France dispose d’un environnement réglementaire contraignant sur les prix. Les prix bas dans notre pays permettent que les restes à charge pour les ménages soient très contenus, se situant parmi les plus faibles d’Europe.

Répartition des dépenses pharmaceutiques selon le financeur.
Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques

Cependant, la France fait face à une contrainte budgétaire croissante, illustrée par les 5 milliards d’euros d’économie prévus dans les comptes sociaux 2026. Ses marges de manœuvre face à une hausse du prix de l’innovation seraient donc particulièrement réduites.

Accessibilité des médicaments

La France présente une accessibilité plus faible à l’innovation pharmaceutique que ses voisins européens  63 % des nouveaux médicaments sont disponibles en France, contre 88 % en Allemagne. Par exemple, en oncologie (diagnostic et traitement des cancers), la France se positionne au 6ᵉ rang en terme de disponibilité en Europe en 2020. Pour expliquer ce défaut d’accessibilité, les industriels pointent les carences du marché français du médicament. Parmi les freins à l’accessibilité, le syndicat des industries du médicament (LEEM) souligne le prix trop bas des médicaments en France, qui ne serait pas attractif par rapport aux pays comparables européens. Ce manque d’attractivité ne se limite pas au prix, et serait renforcé par des délais d’accès trop longs au marché français, notamment par rapport à l’Allemagne. Ce contexte n’incite pas les industriels à prioriser le marché français pour leurs lancements.

La procédure d’accès précoce permet de nuancer grandement cet argument du délai d’accès.

En France, lors d’une procédure d’accès précoce dérogatoire, le médicament arrive sur le marché 18 jours avant son autorisation de mise sur le marché (AMM), contre 549 jours après l’AMM pour la procédure normale.
Assurance maladie en France

Grâce à cette procédure dérogatoire, un médicament présumé innovant, répondant à un besoin médical majeur et grave, est remboursé sur le marché sans devoir attendre la fin de la procédure d’autorisation de mise sur le marché (AMM). Cela a permis de réduire drastiquement ces délais d’accès pour plus de 120 000 patients en France, concernant une centaine de molécules coûteuses et innovantes, surtout en oncologie.

Motifs d’inquiétude

Une autre préoccupation, solidariste, reflète plutôt les attentes du payeur public. Elle est illustrée par l’avis 135 du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) de 2021. Ce dernier s’inquiète de la pérennité de notre modèle social.

« Les prix très élevés de certains traitements innovants pourraient compromettre l’équilibre financier des systèmes de soins dans leur fonctionnement actuel. »




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Depuis cet avis, les motifs d’inquiétude ont crû parallèlement à la hausse des prix de l’innovation. Désormais le médicament le plus cher du monde, le Libmeldy (traitement de la leucodystrophie métachromatique), atteint, pour l’ensemble du traitement, 2,5 millions d’euros en Europe et aux États-Unis environ 4,25 millions de dollars.

Contrats de partage du risque

Parmi les nombreux dispositifs qui s’offrent à nous, certains permettent de maîtriser le prix et l’accès au marché, très en amont dans la négociation, tout en soutenant les innovations performantes. C’est le cas des contrats de partage du risque, dit risk sharing agreement. Ils sont documentés depuis une quinzaine d’années et inscrits, par exemple, dans l’article 54 du projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) en 2023 pour les médicaments de thérapie innovante (MTI). Ces accords entre un laboratoire pharmaceutique et le payeur public visent à limiter les conséquences financières des nouveaux traitements.

Ces contrats sont encore peu exploités en France. Ils constituent un vivier d’efficience que les politiques publiques pourraient utiliser en cas d’inflation du prix de l’innovation thérapeutique, sur fond de guerre tarifaire venant des États-Unis de Donald Trump.

Fonctionnement schématique des contrats de partage de risque.
Schéma de l’auteur, d’après Launois et Ethgen (2013), Fourni par l’auteur

On distingue :

L’exemple italien en oncologie

L’Italie est souvent considérée comme le pays européen le plus avancé dans les accords de partage de risque, en particulier en oncologie. En 2017, le montant économisé via ces contrats y était estimé à près d’un demi-milliard d’euros (35 millions sur les seuls contrats de performance). En oncologie, les molécules couvertes par ce dispositif auraient vu leur délai d’accès au marché diminuer de 256 jours.

Ce déploiement en Italie a été accompagné tôt par un système pointu de collecte et d’évaluation des données de performance en vie réelle, géré par l’Agence italienne de santé publique (AIFA). En 2016, elle disposait déjà de 172 registres de données de vie réelle portant sur plus de 300 contrats de partage de risque, concernant environ 900 000 patients. Le coût supplémentaire de ce suivi était estimé dans une fourchette de 30 0000 à 60 000 euros par médicament et par an la première année, dégressif ensuite. La question du partage de ce coût entre le payeur public et l’industriel doit également être prise en compte.

Une telle logique de collecte des données de performance en vie réelle a fait défaut en France. Cela explique en partie notre retard et le faible nombre de contrats de performance – une quinzaine en dix ans, selon l’économiste de la santé Gérard de Pouvourville.

Aujourd’hui, reste le défi de développer ces contrats sans que le suivi de la performance accapare des ressources soignantes dans un contexte de pénurie de temps et de moyens médicaux.

Solidarité mise à rude épreuve

Le problème de l’équilibre entre le soutien à l’innovation, son accessibilité et la soutenabilité du système de santé n’est pas seulement français. C’est un enjeu si important qu’il a été intégré à la Stratégie pharmaceutique pour l’Europe en 2020. Le projet européen Hi-Prix y cherche une réponse, avec la création du Pay for Innovation Observatory, qui recense en ligne l’ensemble des dispositifs de financement de l’innovation.

Face à l’inflation du prix des médicaments innovants, sans commune mesure avec leur soutenabilité pour les systèmes de santé, émerge aussi un débat éthique, que ne pourront résoudre les seules prédictions économiques.

Si le prix de l’innovation, notamment pour les maladies orphelines ou rares, continue d’augmenter et si, en même temps, des avancées diagnostiques, notamment les techniques géniques, lèvent l’incertitude sur les aléas et les états de santé futurs des individus, il existe un risque de fragiliser le consentement à payer, base du contrat tacite de solidarité assurantielle dans nos sociétés.

The Conversation

Augustin Rigollot a reçu au cours des 5 dernières années des financements individuels ou collectifs de différentes fondations : Fondation Bettencourt-Schueller, Fondation Groupe Dépêche, Fondation Axa, Fondation MGEN, Fondation de l’Ecole Normale. Ces financements, de nature générale, n’avaient pas pour objet les recherches liées à cet article.

Augustin Rigollot a travaillé en 2023 au sein de la Chaire Hospinnomics de la Paris School of Economics sous la direction de Lise Rochaix pour le projet Hi-Prix cité dans cet article.

ref. Médicaments innovants : la France face à la guerre des prix lancée par Trump – https://theconversation.com/medicaments-innovants-la-france-face-a-la-guerre-des-prix-lancee-par-trump-261414