Voici pourquoi la poutine est devenue le nouveau plat identitaire québécois

Source: The Conversation – in French – By Geneviève Sicotte, Professeure, Études françaises, Concordia University

En quelques décennies, la poutine a acquis le statut de nouveau plat identitaire québécois.

On connaît sa composition : frites, fromage en grains et sauce, le tout parfois surmonté de diverses garnitures. C’est un mets qu’on peut trouver simpliste, un fast-food qui assemble sans grande imagination des aliments ultra-transformés et pas très sains.

Pourquoi s’impose-t-il aujourd’hui avec tant de force ?

Dans La poutine. Culture et identité d’un pays incertain publié cette semaine aux PUM, j’explore cette question. J’essaie de comprendre ce qui fait qu’un aliment devient un repère et même un emblème pour une collectivité. Mon hypothèse est que la poutine doit sa popularité au fait qu’elle mobilise de manière dynamique des enjeux sensibles de l’identité québécoise actuelle.

Pour analyser l’imaginaire qui s’élabore autour du plat, j’approfondis ici quelques pistes : ses liens avec la tradition culinaire québécoise et la convivialité particulière qui la caractérise.




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Un plat pour repenser le passé

La poutine est relativement récente : elle apparaît dans les années cinquante et ne devient populaire que dans les dernières décennies du XXe siècle. Mais en fait, malgré cette modernité, elle touche à des enjeux liés au passé et permet de les repenser. C’est un premier facteur qui explique son nouveau statut de plat emblématique.

La cuisine traditionnelle du Québec était d’abord associée à la subsistance. Fondée surtout sur les ressources agricoles, modeste, simple et parfois rudimentaire, elle devait emplir l’estomac. Pour cette raison, elle a longtemps été dénigrée, comme en témoignent les connotations négatives attachées à la soupe aux pois ou aux fèves au lard.

Des valorisations sont bien survenues au fil du XXe siècle. Mais même si on trouve aujourd’hui des mets traditionnels dans certains restaurants ou qu’on les consomme ponctuellement lors de fêtes, on ne saurait parler de revitalisation. Peu cuisinés, ces mets sont surtout les témoins d’une histoire, d’une identité et de formes sociales dans lesquelles une bonne partie de la population ne se reconnaît pas.

Or dans l’imaginaire social, la poutine semble apte à repositiver cette tradition. D’emblée, elle permet que des traits culinaires longtemps critiqués — simplicité, économie, rusticité et abondance — soient transformés en qualités. Elle procède ainsi à un retournement du stigmate : le caractère populaire de la cuisine, qui a pu susciter une forme de honte, est revendiqué et célébré.

Par ailleurs, la poutine se compose d’ingrédients qui agissent comme les marqueurs discrets des influences britanniques, américaines ou plus récemment du monde entier qui constituent la cuisine québécoise. Mais l’identité qu’évoquent ces ingrédients semble peu caractérisée et fortement modulée par le statut de fast-food déterritorialisé du plat. Le plébiscite de la poutine s’arrime ainsi à une situation politique contemporaine où le patriotisme québécois n’est plus un objet de ralliement dans l’espace public. Le plat devient un repère identitaire faible et, dès lors, consensuel.

Un plat convivial

Les manières de manger révèlent toujours des préférences culturelles, mais c’est d’autant plus le cas quand la nourriture consommée est ressentie comme emblématique. C’est pourquoi il faut également traiter de l’expérience concrète de la consommation de poutine et de la convivialité qu’elle suppose, qui portent elles aussi des dimensions expliquant son essor.

Le casseau abondant de frites bien saucées révèle une prédilection pour un certain type de climat et de liens sociaux. Il est posé sans façon au centre de la table et souvent partagé entre les convives qui y puisent directement. Les relations entre les corps et avec l’espace qui se dévoilent par ces usages, ce qu’on appelle la proxémie, prennent ici une dimension personnelle et même intime.

La convivialité associée à la poutine rejette ainsi les codes sociaux contraignants et valorise un registre libre et familier, où la communauté emprunte ses formes au modèle familial restreint plutôt qu’au social élargi.

Une nourriture de réconfort

Une fois consommé, le mets emplit l’estomac et rend somnolent. Ce ressenti physiologique fait peut-être écho à l’ancienne cuisine domestique qui visait la satiété. Toutefois, il trouve aussi des résonances contemporaines.

La poutine appartient en effet à la catégorie très prisée des nourritures de réconfort, ce phénomène typique d’une époque hédoniste. Mais la poutine n’est pas seulement un petit plaisir du samedi soir. Elle devient le signe de préférences culturelles collectives : les corps se rassemblent dans une sociabilité de proximité qui vise le plaisir et qui permet de mettre à distance des enjeux sociaux et politiques potentiellement conflictuels.


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En outre, le plat fait l’objet de consommations festives qui accentuent sa portée identitaire. Dans ces occasions, la convivialité devient codifiée et parfois ritualisée. La poutine des vacances marque la fin des obligations, le moment où s’ouvre un été de liberté ; la première poutine des immigrants signe leur intégration à la société québécoise ; la poutine nocturne permet d’éponger les excès avant de réintégrer le monde des obligations ; les festivals de la poutine constituent des moments de rassemblement joyeux de la collectivité.

Ces fêtes sont de véritables performances de l’identité, des moments où s’inventent des modalités renouvelées du vivre-ensemble qui valorisent le plaisir, l’humour, la modestie et les liens de proximité. Elles offrent une image qui, malgré qu’elle puisse être idéalisée, joue un rôle actif dans la représentation que la collectivité se fait d’elle-même. Et cela se manifeste même dans le domaine politique, notamment lors des campagnes électorales !

La poutine, passage obligé des campagnes électorales


Un plat emblématique pour célébrer une identité complexe

Loin d’être un signe fixe, un plat identitaire est dynamique et polyphonique. Quand nous le mangeons, nous mobilisons tout un imaginaire pour penser ce que nous sommes, ce que nous avons été et ce que nous voulons être.

La poutine illustre clairement cela. Elle réfère au passé, mais le reformule et l’inscrit dans le présent. Elle valorise une certaine forme de collectivité, mais il s’agit d’une collectivité plutôt dépolitisée et non conflictuelle, rassemblée autour de valeurs familiales et familières.

Privilégiant l’humour et la fête, elle évite le patriotisme sérieux et affirme son existence avec modestie. La poutine devient ainsi un support permettant de manifester l’identité québécoise actuelle dans toute sa complexité. C’est ce qui explique qu’elle s’impose comme nouveau plat emblématique.

La Conversation Canada

Geneviève Sicotte a reçu des financements de l’Université Concordia, du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) et du Fonds de recherche du Québec, Société et culture (FRQSC).

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Quand Hérodote dénonçait les régimes autoritaires, cinq siècles avant notre ère

Source: The Conversation – in French – By Debbie Felton, Professor of Classics, UMass Amherst

Darius I, roi de Perse (au centre), et sa cour, sur un vase peint entre 340 et 320 avant notre ère, exposé au Musée archéologique national de Naples (Italie). Carlo Raso/ Flickr, CC BY-SA

L’historien grec Hérodote (484 avant notre ère-425 avant notre ère) a cherché à comprendre la défaite de l’Empire perse face à la Grèce, moins puissante mais démocratique. Ses réflexions nous éclairent sur les dangers et les faiblesses des régimes autoritaires.


A marble bust of a bearded man with name Herodotus inscribed in Greek at the base
Une sculpture de l’histoirien et écrivain grec Hérodote.
Metropolitan Museum of Art de New York/Wikimedia

En tant que professeur de lettres classiques, je sais que les inquiétudes face à l’autoritarisme remontent à des millénaires. Une première discussion apparaît dans l’œuvre d’Hérodote, écrivain grec du Vᵉ siècle avant Jésus-Christ, dont l’Histoire – parfois appelée Histoires – est considérée comme le premier grand récit en prose de la littérature occidentale.

Hérodote y analysa l’invasion de la Grèce par les Perses – l’événement décisif de son temps. Pour comprendre comment la Grèce, une puissance bien plus petite, réussit à obtenir une victoire majeure sur la Perse, il étudia la nature d’un leadership efficace, qu’il considérait comme un facteur déterminant dans l’issue du conflit.

Un bouleversement inattendu

La Perse était déjà un vaste empire lorsqu’elle envahit la Grèce, un petit pays composé de cités-États indépendantes. Les Perses s’attendaient à une victoire rapide et facile.

Au lieu de cela, les guerres médiques durèrent plus d’une décennie, de 490 à 479 avant notre ère. Elles s’achevèrent par la défaite des Perses – un événement inattendu. La Perse abandonna alors son expansion vers l’ouest, tandis que diverses cités grecques formèrent une alliance fragile, qui dura près de cinquante ans.

Pour expliquer ce résultat surprenant, Hérodote décrivit l’évolution des sociétés perses et grecques avant ce conflit décisif. Selon lui, le fait que de nombreuses cités grecques disposaient de gouvernements représentatifs leur permit d’accéder à la victoire.

Ces systèmes permettaient aux individus de participer aux discussions stratégiques et amenèrent les Grecs à s’unir pour combattre pour leur liberté. Par exemple, lorsque la flotte perse se dirigeait vers la Grèce continentale, le général athénien Miltiade déclara :

« Jamais nous n’avons été en si grand danger. Si nous cédons aux Perses, nous souffrirons terriblement sous le tyran Hippias. »

Hérodote avait tendance à placer ses réflexions politiques dans la bouche de personnages historiques, tels que Miltiade. Il rassembla sa pensée sur le gouvernement dans ce que les historiens appellent le « Débat constitutionnel », une conversation fictive entre trois personnages bien réels : des nobles perses nommés Otanès, Mégabyze et Darius.

A scrap of dark brown fabric covered with Greek writing
Un fragment de l’Histoire, d’Hérodote, Livre VIII, sur papyrus, datant du début du IIᵉ siècle de notre ère.
Sackler Library, Oxford/Wikimedia

L’ascension de la Perse

Pendant des siècles avant d’envahir la Grèce, la Perse n’était qu’une petite région habitée par divers peuples iraniens anciens et dominée par le royaume voisin des Mèdes. Puis, en 550 av. n. è., le roi Cyrus II de Perse renversa les Mèdes et étendit le territoire perse pour fonder ce qui devint l’Empire achéménide.

Grâce à son gouvernement efficace et à sa tolérance envers les cultures qu’il avait conquises, les historiens l’appellent « Cyrus le Grand ».

Son fils et successeur, Cambyse II, eut moins de succès. Il ajouta l’Égypte à l’Empire perse, mais, selon Hérodote, Cambyse agit de manière erratique et cruelle. Il profana la tombe du pharaon, se moqua des dieux égyptiens et tua Apis, leur taureau sacré. Il exigea également que les juges perses modifient les lois afin qu’il puisse épouser ses propres sœurs.

Après la mort de Cambyse II, sans héritier, diverses factions se disputèrent le trône de Perse. C’est dans cette période d’instabilité qu’Hérodote situa sa réflexion sur les systèmes politiques alternatifs.

Les arguments en faveur de la démocratie

Otanès, le premier orateur du Débat constitutionnel, déclare :

« Le temps est révolu où un seul homme parmi nous peut détenir un pouvoir absolu. »

Il recommande que le peuple perse prenne lui-même en main les affaires de l’État.

« Comment la monarchie peut-elle rester notre norme, alors qu’un monarque peut faire tout ce qu’il veut, sans aucun compte à rendre ? », demande Otane.

Plus grave encore, un monarque « bouleverse les lois », comme l’a fait Cambyse II.

Otanès préconise le gouvernement du plus grand nombre, qu’il appelle « isonomie », c’est-à-dire « égalité devant la loi ». Dans ce système, explique-t-il, les responsables politiques sont élus, doivent rendre des comptes pour leur comportement et prendre leurs décisions en toute transparence.

Oligarchie et monarchie, une chute inévitable ?

Le noble compagnon d’Otanès, Mégabyze, est d’accord pour que les Perses abolissent la monarchie, mais il exprime des inquiétudes concernant le gouvernement par le peuple. « La masse est inutile – rien n’est plus insensé et violent qu’une foule », affirme Mégabaze. Selon lui, les « gens du commun » ne comprennent pas les subtilités de l’art de gouverner.

À la place, Mégabyze propose l’oligarchie, ou le « gouvernement par quelques-uns ». Choisir les meilleurs hommes de Perse et les laisser gouverner les autres, insiste-t-il, car ils « trouveront naturellement les meilleures idées ».

Mais Mégabyze n’explique pas qui pourrait être considéré comme faisant partie des « meilleurs hommes », ou qui serait chargé de les sélectionner.

Le troisième orateur, Darius, considère la démocratie et l’oligarchie comme également imparfaites. Il souligne que même des oligarques bien intentionnés se disputent entre eux parce que « chacun veut que son opinion l’emporte ». Cela conduit à la haine et à pire encore.

Darius affirme au contraire qu’« en faisant preuve de bon jugement, un monarque sera un gardien irréprochable du peuple ». Il soutient que, puisque la Perse a été libérée par un seul homme, le roi Cyrus II, les Perses doivent maintenir leur monarchie traditionnelle.

Darius n’explique pas comment garantir le bon jugement d’un monarque. Mais son argument l’emporte. Il devait en être ainsi, puisque, dans les faits, Darius devint le roi de Perse. Les rois, ou « shahs » régnèrent sur la Perse – qui prit le nom d’Iran en 1935 – jusqu’à ce que la révolution iranienne de 1979 abolisse la monarchie et établisse la République islamique d’Iran.

Les leçons à retenir d’Hérodote

Hérodote lui-même était largement favorable à la démocratie, mais son débat constitutionnel ne prône pas un seul type de gouvernement. Il valorise plutôt des principes de bon gouvernement. Parmi eux : la responsabilité, la modération et le respect du « nomos », un terme grec qui englobe à la fois la coutume et la loi.

Hérodote souligne : « Autrefois, de grandes cités sont devenues petites, tandis que de petites cités sont devenues grandes. » La fortune humaine change constamment, et l’échec de la Perse à conquérir la Grèce n’en est qu’un exemple.

L’histoire a vu l’ascension et la chute de nombreuses puissances mondiales. Les États-Unis chuteront-ils à leur tour ? Le président actuel, Donald Trump, n’est pas techniquement un monarque, mais certains estiment qu’il agit comme tel. Son administration et lui ont ignoré des décisions de justice, empiété sur les pouvoirs du Congrès et cherché à réduire ses critiques au silence en s’attaquant à la liberté d’expression, pourtant protégée par la Constitution américaine. Hérodote considérait que la monarchie perse, dont les rois estimaient leur propre autorité suprême, constituait la faiblesse qui mena à leur foudroyante défaite en 479 avant notre ère.

The Conversation

Debbie Felton est affiliée au parti démocrate (enregistrée sur les listes électorales).

ref. Quand Hérodote dénonçait les régimes autoritaires, cinq siècles avant notre ère – https://theconversation.com/quand-herodote-denoncait-les-regimes-autoritaires-cinq-siecles-avant-notre-ere-263774

Protéger les écoles des prochaines canicules : des solutions « low-tech » à expérimenter dès maintenant

Source: The Conversation – France (in French) – By Amaury Fievez, Doctorant et pilote de projets de recherche sur l’adaptation aux canicules dans les écoles primaires via des démarches lowtech, Mines Saint-Etienne – Institut Mines-Télécom

Nous sommes en train de vivre les étés les plus frais de ce siècle. L’intensification des vagues de chaleur entraînera des impacts de plus en plus importants sur nos sociétés. La fermeture de nombreuses écoles primaires lors de la canicule du mois de juin 2025 n’en est qu’un des premiers exemples. Et c’est dès à présent qu’il faut se préparer à protéger les établissements des prochaines canicules.


Les prévisions de Météo France sont sans équivoques : tous les scénarios climatiques convergent vers une augmentation de la fréquence et de l’intensité des épisodes de forte chaleur. Selon les scénarios les plus pessimistes du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) documentant les recherches sur le dérèglement climatique), l’Europe pourrait passer d’ici la fin du siècle d’un continent où l’on meurt de froid à un continent où l’on meurt de chaud.

Un tel bouleversement provoque un changement culturel majeur. Dans certaines régions du monde, dont le climat actuel est proche de notre climat futur, la société est active principalement le matin et le soir, le cœur de la journée amenant à un repos forcé. De ce fait, le secteur de l’éducation ne sera pas épargné car les canicules apparaîtront également de plus en plus tôt (et tard) dans la saison estivale, comme nous avons pu le constater au mois de juin 2025, entraînant la fermeture de milliers d’écoles et contraignant les familles à devoir se réorganiser.

Sur près de 50 000 écoles, très peu sont adaptées au climat futur et la plupart présentent d’ailleurs déjà une forte vétusté et une inadaptation au climat actuel. L’augmentation de la chaleur dans les écoles entraîne plusieurs conséquences, notamment :

  • une baisse de la concentration des enfants (et donc une baisse des résultats scolaires) ainsi que des risques sanitaires : les enfants étant un public plus sensible aux fortes chaleurs en raison principalement d’une moins bonne compréhension de leur confort thermique ;

  • une augmentation des coûts d’exploitation des bâtiments (factures d’électricité, contrat de maintenance des équipements) pour la collectivité si des climatisations sont installées pour atténuer les effets des vagues de chaleur ;

  • un impact sur l’organisation de l’ensemble de la société avec la fermeture de plus en plus fréquente des écoles en raison de températures intérieures trop élevées.

Quelles solutions s’offrent à nous ?

Malgré ce constat assez alarmant, on ne peut pas dire qu’on manque de connaissances ou d’idées pour commencer à s’adapter collectivement à ce changement de climat. Avant d’aller chercher des solutions techniques très complexes, il faut s’intéresser aux actions « low-tech ».

La ventilation nocturne des écoles, c’est-à-dire le fait de faire circuler l’air extérieur dans le bâtiment pendant la nuit, peut permettre un refroidissement important. Ce « stock de fraîcheur », que nous constituerions alors dans les murs, les sols, les meubles et les plafonds, serait « diffusé » pendant la journée à l’intérieur des salles de classe.

De même, la protection solaire de toutes les surfaces vitrées (surtout celles orientées au sud, ouest et est) sont essentielles pour éviter que la chaleur ne rentre dans le bâtiment. On peut retenir l’image suivante : une fenêtre non protégée laissant passer le rayonnement solaire revient à allumer un petit radiateur électrique dans la salle de classe. En période de canicule, on s’en passerait volontiers !

Des solutions… de bon sens ?

Il n’y a pas de grandes innovations techniques à réaliser pour ventiler des écoles la nuit ou pour installer des volets sur les fenêtres. D’autres le faisaient et le font toujours, et il n’est pas nécessaire d’aller jusqu’à l’international pour avoir des exemples. En effet, nous sommes nombreuses et nombreux à avoir des souvenirs plus ou moins anciens de séjours dans des maisons du sud de la France, où les volets étaient systématiquement fermés en journée et les fenêtres systématiquement ouvertes la nuit. De même, la température n’étant pas la seule variable jouant sur notre confort thermique, l’installation de brasseurs d’air peut avoir un effet bénéfique important.

Bien moins consommateur qu’une climatisation, un ventilateur améliore notre confort par la mise en mouvement de l’air. Il ne s’agit pas que d’une « sensation » de fraîcheur ; l’effet sur la thermorégulation (le mécanisme par lequel notre corps régule sa température interne pour qu’elle reste aux alentours de 36,5 °C) est réel : l’air en mouvement vient « voler » de l’énergie thermique sur notre corps par le phénomène de « convection ».




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Mais contrairement à ce qu’on pourrait penser en première approche, ces solutions ne sont pas simples à mettre en œuvre, notamment dans les écoles, car de nombreux blocages apparaissent rapidement, par exemple lorsqu’il s’agit d’y laisser les fenêtres ouvertes la nuit. Le risque d’intrusion est souvent le premier sujet de discorde, qu’il concerne des personnes mal intentionnées ou des animaux nuisibles.

La crainte des dégâts liés aux intempéries (vent, pluie, etc.) est également présente et questionne notamment les sujets assurantiels. Enfin, des questions très pratiques vont se poser : qui ouvre le soir et qui referme le matin ?

Pour autant, le dérèglement climatique nous affecte déjà en tant que société. Les réponses que nous devons apporter doivent être à la hauteur de l’enjeu : ces contraintes organisationnelles doivent être dépassées. Là se situe l’innovation dont nous avons besoin.

Le projet RACINE : la recherche par l’expérimentation ?

Le projet de recherche sur l’adaptation aux canicules à l’intérieur de nos écoles (dit projet Racine, porté par l’Action des collectivités territoriales pour l’efficacité énergétique (ou, programme Actee) et sous la direction scientifique de l’école des Mines de Saint-Étienne, vise à expérimenter la mise en œuvre de ces solutions low-tech dans les écoles primaires.

Les quinze écoles pilotes participant à l’expérimentation ont été équipées de capteurs (thermiques et hygrométriques) au début de l’été, permettant notamment de confirmer l’importance de la ventilation nocturne des écoles. Sur ce graphique, nous pouvons voir l’évolution des températures des salles de classe d’une des écoles sur toute la durée de la canicule de juin 2025 et de les comparer avec l’évolution de la température extérieure. Alors que cette dernière descend assez bas au cœur de la nuit, même au cœur de la canicule, celles des salles de classe ne descendent que très peu, car elles ne sont pas ventilées.

On peut voir des baisses de température dans les classes en tout début de matinée, en raison de l’ouverture des fenêtres par le personnel de ménage. Toutefois, cette courte aération ne permet que le renouvellement de l’air et non le stockage de froid sur plusieurs heures dans la structure du bâtiment.


Fourni par l’auteur

Cet exemple est tout à fait représentatif des autres écoles de RACINE et nous pouvons sans prendre trop de risques émettre l’hypothèse qu’elle est représentative de l’ensemble des écoles françaises. La suite de notre travail consistera à mobiliser cet important gisement de fraîcheur en permettant la ventilation nocturne de ces écoles. Les solutions peuvent être techniques (installation de dispositifs anti-intrusion et de moustiquaires) ou organisationnelles. L’arrivée du dérèglement climatique s’accompagnera-t-elle du retour du gardiennage dans nos écoles ?

Même si ce potentiel de rafraîchissement est colossal, il ne sera pas illimité. L’intensification des canicules, en particulier lorsqu’il est couplé à l’effet « d’îlot de chaleur urbain » (accumulation de la chaleur dans les centres-villes), élèvera également les températures nocturnes. Sans pour autant rendre ce sujet obsolète, ces « nuits tropicales » réduiront les possibilités de rafraîchissement par ouverture des fenêtres la nuit.

D’autres solutions devront alors être mises en œuvre, notamment des travaux plus importants sur les écoles (par exemple l’isolation de l’enveloppe du bâtiment) ou la mise en place de systèmes de refroidissements actifs. En revanche, l’adaptation ne pourra pas se faire sans des changements sociétaux importants, comme le décalage des heures de cours voire le décalage du début et de la fin de l’année scolaire.




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Il ne faut pas se tromper dans la liste des priorités. Tout comme on construit une maison en commençant par les fondations, l’adaptation des écoles aux canicules doit démarrer par la mise en œuvre des actions les plus sensées et les plus accessibles. Climatiser des écoles dont la conception et l’utilisation relèvent plus du four solaire que d’un bâtiment adapté au climat futur n’est pas tout à fait optimal. Pour construire une société robuste, il faut intégrer la gestion de la chaleur dans notre quotidien. L’adaptation sera culturelle avant d’être technique.

The Conversation

Amaury Fievez travaille pour ACTEE (Action des Collectivités Territoriales pour l’Efficacité Energétique), programme de CEE porté par la FNCCR.

ref. Protéger les écoles des prochaines canicules : des solutions « low-tech » à expérimenter dès maintenant – https://theconversation.com/proteger-les-ecoles-des-prochaines-canicules-des-solutions-low-tech-a-experimenter-des-maintenant-265428

ChatGPT : la proposition d’OpenAI pour éviter les hallucinations pourrait tuer son propre chatbot

Source: The Conversation – France in French (2) – By Wei Xing, Assistant Professor, School of Mathematical and Physical Sciences, University of Sheffield

Parce que les classements comparatifs d’IA pénalisent les modèles qui préfèrent ne pas répondre plutôt que de piocher une réponse au hasard, les hallucinations perdurent, estime OpenAI dans son dernier article de recherche. Mais la solution que propose le géant de l’intelligence artificielle pourrait conduire à sa propre perte.


Dans un article récent, des chercheurs d’OpenAI expliquent pourquoi ChatGPT et d’autres grands modèles de langage peuvent inventer des choses – un phénomène connu dans le monde de l’intelligence artificielle sous le nom d’« hallucination ». Ils révèlent aussi pourquoi ce problème pourrait être impossible à résoudre, du moins pour le grand public.

L’article en question propose l’explication mathématique la plus rigoureuse à ce jour sur les raisons pour lesquelles ces modèles énoncent des contre-vérités avec assurance. Il montre qu’il ne s’agit pas simplement d’un effet secondaire malheureux de la façon dont les IA sont actuellement entraînées, mais d’un phénomène mathématiquement inévitable. Le problème s’explique en partie par des erreurs dans les données sous-jacentes utilisées pour entraîner les IA. Mais grâce à une analyse mathématique de la façon dont les systèmes d’IA apprennent, les chercheurs prouvent que même avec des données d’entraînement parfaites, le problème persiste.

La façon dont les modèles de langage répondent aux requêtes – en prédisant un mot à la fois dans une phrase, sur la base de probabilités – produit naturellement des erreurs. Des chercheurs ont d’ailleurs montré que le taux d’erreur total pour générer des phrases est au moins deux fois plus élevé que le taux d’erreur que la même IA aurait sur une simple question fermée par oui ou non, car les erreurs peuvent s’accumuler au fil des prédictions successives. Autrement dit, les taux d’hallucination sont fondamentalement liés à la capacité des systèmes d’IA à distinguer les réponses valides des réponses invalides. Comme ce problème de classification est intrinsèquement difficile dans de nombreux domaines de connaissance, les hallucinations deviennent inévitables.

Il s’avère également que moins un modèle rencontre un fait durant son entraînement, plus il est susceptible d’halluciner lorsqu’on l’interroge à ce sujet. Pour les dates de naissance, par exemple, les auteurs démontrent que si 20 % de ces dates n’apparaissent qu’une seule fois dans les données d’entraînement, on doit s’attendre à ce que les modèles de base se trompent sur au moins 20 % des questions portant sur les anniversaires. Et effectivement, interrogé sur la date de naissance d’Adam Kalai (un des auteurs de l’article), DeepSeek-V3 a donné avec assurance trois dates différentes et toutes fausses lors de tentatives séparées : « 03-07 », « 15-06 » et « 01-01 ». La date correcte se situe en automne, donc aucune de ces réponses n’était même proche de la réalité.

Le piège de l’évaluation

Ce qui est plus troublant, c’est l’analyse de l’article sur les raisons pour lesquelles les hallucinations persistent malgré les efforts « post-training » (comme l’apprentissage par renforcement à partir de rétroaction humaine). Les auteurs ont examiné dix grands comparatifs d’IA, y compris ceux utilisés par Google, OpenAI, ainsi que les meilleurs classements qui évaluent les modèles d’IA. Leur travail a révélé que neuf de ces benchmarks utilisent des systèmes de notation binaires qui attribuent zéro point aux IA exprimant une incertitude.

Cela engendre ce que les auteurs appellent une « épidémie » où l’incertitude et le refus de répondre sont pénalisés. Lorsqu’un système d’IA dit « je ne sais pas », il reçoit le même score que s’il fournissait une information complètement fausse. La stratégie optimale dans ce type d’évaluation devient alors évidente : toujours deviner.

Et les chercheurs le prouvent mathématiquement. Avec cette évaluation binaire, quelles que soient les chances qu’une réponse particulière soit correcte, le score attendu en se contentant de deviner dépasse toujours celui d’une IA qui s’abstient lorsqu’elle ne sait pas.

La solution qui ferait tout exploser

La solution proposée par OpenAI consiste à ce que l’IA évalue la confiance qu’il attribue à sa réponse avant de la fournir, et que les comparatifs l’évaluent en fonction de cela. L’IA pourrait alors recevoir une consigne, par exemple : « Réponds seulement si tu es confiant à plus de 75 %, puisque les erreurs sont pénalisées de 3 points tandis que les bonnes réponses rapportent 1 point. »

Le cadre mathématique adopté par les chercheurs d’OpenAI montre que, avec des seuils de confiance appropriés, les systèmes d’IA exprimeraient naturellement de l’incertitude plutôt que de deviner. Cela permettrait donc de réduire les hallucinations.

Le problème réside dans l’impact que cela aurait sur l’expérience utilisateur. Imaginez les conséquences si ChatGPT commençait à répondre « je ne sais pas » à 30 % des requêtes – une estimation plutôt prudente fondée sur l’analyse que fait l’article de l’incertitude factuelle dans les données d’entraînement. Les utilisateurs, habitués à recevoir des réponses assurées à presque toutes leurs questions, abandonneraient probablement rapidement un tel système.

J’ai déjà rencontré ce genre de problème dans un autre domaine de ma vie. Je participe à un projet de surveillance de la qualité de l’air à Salt Lake City, dans l’Utah. Lorsque le système signale des incertitudes concernant les mesures pendant des conditions météorologiques défavorables ou lors du calibrage de l’équipement, l’engagement des utilisateurs est moindre comparé aux affichages donnant des mesures sûres – même lorsque ces mesures « sûres » se révèlent inexactes lors de la validation.

La question économique liée au calcul

Il ne serait pas difficile de réduire les hallucinations en s’appuyant sur les conclusions de l’article. Des méthodes pour quantifier l’incertitude existent depuis des décennies et pourraient être utilisées pour fournir des estimations fiables de l’incertitude et guider une IA vers des choix plus judicieux. Mais même si l’on pouvait surmonter le problème de l’aversion des utilisateurs pour cette incertitude, un obstacle encore plus important se poserait : le coût des calculs. Les modèles de langage « conscients de l’incertitude » nécessitent beaucoup plus de puissance de calcul que les approches actuelles, car ils doivent évaluer plusieurs réponses possibles et estimer les niveaux de confiance. Pour un système traitant des millions de requêtes chaque jour, cela se traduit par des coûts opérationnels considérablement plus élevés.

Des approches plus sophistiquées, comme l’apprentissage actif, où les systèmes d’IA posent des questions de clarification pour réduire l’incertitude, peuvent améliorer la précision mais augmentent encore les besoins en calcul. Ces méthodes fonctionnent bien dans des domaines spécialisés comme la conception de puces, où des réponses erronées coûtent des millions de dollars et justifient un calcul intensif. Pour des applications grand public, où les utilisateurs attendent des réponses instantanées, l’aspect économique devient prohibitif.

La donne change radicalement pour les systèmes d’IA qui gèrent des opérations commerciales critiques ou des infrastructures économiques. Lorsque des agents d’IA prennent en charge la logistique de la chaîne d’approvisionnement, le trading financier ou le diagnostic médical, le coût des hallucinations dépasse largement celui de rendre les modèles capables de décider lorsqu’ils sont trop incertains. Dans ces domaines, les solutions proposées par l’article deviennent économiquement viables – et même nécessaires. Ces agents d’IA « incertains » coûteront simplement plus cher.

Une incitation structurelle à l’hallucination

Cependant, les applications grand public dominent toujours les priorités de développement de l’IA. Les utilisateurs veulent des systèmes qui fournissent des réponses assurées à n’importe quelle question. Les benchmarks d’évaluation récompensent les systèmes qui devinent plutôt que ceux qui expriment de l’incertitude. Les coûts de calcul favorisent les réponses rapides et confiantes plutôt que les réponses lentes et incertaines.

La baisse des coûts énergétiques par token et les avancées dans les architectures de puces pourraient éventuellement rendre plus abordable le fait que les IA décident si elles sont suffisamment sûres pour répondre à une question. Mais la quantité de calcul resterait relativement élevée, comparée à celle requise pour deviner aujourd’hui. En résumé, l’article d’OpenAI met involontairement en lumière une vérité inconfortable : les incitations économiques qui orientent le développement de l’IA grand public restent fondamentalement incompatibles avec la réduction des hallucinations. Tant que ces incitations ne changeront pas, les hallucinations persisteront.

The Conversation

Wei Xing ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. ChatGPT : la proposition d’OpenAI pour éviter les hallucinations pourrait tuer son propre chatbot – https://theconversation.com/chatgpt-la-proposition-dopenai-pour-eviter-les-hallucinations-pourrait-tuer-son-propre-chatbot-265886

Maintenir une bonne santé cognitive à tout âge, c’est possible

Source: The Conversation – in French – By Benjamin Boller, Professeur agrégé en neuropsychologie, Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR)

La réserve cognitive n’est pas figée à l’enfance ni à l’âge adulte : elle peut se construire, se maintenir et même s’amplifier tout au long de la vie grâce à des expériences variées comme l’apprentissage, les interactions sociales riches et les loisirs cognitivement stimulants. (Shutterstock)

Vieillir tout en restant mentalement alerte, est-ce un objectif atteignable ou une utopie ?

C’est tout à fait possible, à condition de cultiver des habitudes bénéfiques pour le fonctionnement cérébral tout au long de la vie.

Chercheur en neurosciences cognitives et en neuropsychologie du vieillissement, je propose d’apporter un éclairage sur la possibilité de maintenir une bonne santé cognitive en vieillissant, à la lumière des avancées scientifiques récentes.


Cet article fait partie de notre série La Révolution grise. La Conversation vous propose d’analyser sous toutes ses facettes l’impact du vieillissement de l’imposante cohorte des boomers sur notre société, qu’ils transforment depuis leur venue au monde. Manières de se loger, de travailler, de consommer la culture, de s’alimenter, de voyager, de se soigner, de vivre… découvrez avec nous les bouleversements en cours, et à venir.


L’importance de la réserve cognitive

Parmi les stratégies les plus efficaces identifiées par la recherche, le développement et le maintien d’une bonne réserve cognitive se démarquent.

La réserve cognitive désigne la capacité du cerveau à résister aux effets du vieillissement ou des maladies neurodégénératives, sans qu’ils ne se traduisent par un déclin fonctionnel marqué. Ce concept est désormais central dans les approches de prévention du déclin cognitif.

Dans son rapport mis à jour en 2024, la commission permanente de la revue scientifique The Lancet sur la prévention, l’intervention et les soins liés à la démence a mis en évidence qu’environ 45 % des cas de démence pourraient être évités ou retardés en agissant sur 14 facteurs de risque modifiables.

Ces facteurs incluent notamment l’inactivité physique, la dépression et l’isolement social.

Mais l’un des facteurs les plus précoces et les plus significatifs est le faible niveau d’éducation, généralement acquis durant l’enfance.

Au-delà de l’éducation

L’éducation a longtemps été considérée comme le principal indicateur de la réserve cognitive. Elle reflète une exposition prolongée à des activités intellectuellement stimulantes qui favorisent le développement de réseaux cérébraux efficaces.

Toutefois, cette vision s’avère aujourd’hui partielle. En effet, la réserve cognitive n’est pas figée à l’enfance ni à l’âge adulte : elle peut se construire, se maintenir et même s’amplifier tout au long de la vie grâce à des expériences variées comme l’apprentissage, les interactions sociales riches et les loisirs cognitivement stimulants. On peut par exemple penser à la pratique d’un instrument de musique, la réalisation de jeux de société complexes comme les échecs, ou encore la participation à des activités bénévoles qui nécessitent des notions de planification et de résolution de problèmes.

Comprendre la réserve cognitive

La littérature scientifique propose plusieurs modèles complémentaires pour comprendre les mécanismes de la réserve cognitive.

Certains mettent l’accent sur la structure même du cerveau, en suggérant que des caractéristiques, comme le nombre de neurones, influencent la capacité de tolérance aux lésions cérébrales. C’est le modèle de la réserve cérébrale qui repose sur l’idée que certaines personnes disposent dès la naissance d’un plus grand nombre de neurones, ce qui leur permettrait de mieux faire face au vieillissement.

D’autres avancent que des modes de vie actifs peuvent ralentir les effets du vieillissement cérébral en renforçant la résistance biologique, c’est-à-dire la capacité du cerveau à rester intact et fonctionnel en vieillissant, en montrant peu de signes visibles de détérioration malgré l’âge. C’est le modèle du maintien cérébral.

Un troisième ensemble de modèles insiste sur la souplesse fonctionnelle du cerveau, qui lui permet de mobiliser différemment ses ressources ou de recruter des réseaux neuronaux alternatifs pour compenser les pertes liées à l’âge. On parle alors du modèle de la réserve cognitive.

Ces différents modèles s’inscrivent dans un cadre conceptuel commun qui distingue la réserve cérébrale, le maintien cérébral et la réserve cognitive.

Chacun repose sur une idée spécifique, mais ils sont complémentaires et soutenus par des données empiriques.

Le modèle de la réserve cognitive reste le plus étudié, notamment en raison de son lien avec des facteurs modifiables comme le niveau d’éducation ou la pratique régulière d’activités cognitivement stimulantes.

trois femmes âgées jouent divers instruments de musique
La pratique d’un instrument de musique est une bonne manière de maintenir une bonne santé cognitive.
(Shutterstock)

La réserve cognitive est dynamique

Cette clarification aide à harmoniser les recherches et à orienter efficacement les stratégies de prévention. Elle rappelle surtout que la réserve cognitive, loin d’être une entité figée, évolue en interaction avec l’expérience et les apprentissages et peut donc être renforcée tout au long de la vie.

Des travaux récents appuient cette vision dynamique. Une équipe de chercheurs québécois, dont je fais partie, a montré que l’apprentissage structuré de stratégies de mémoire, telles que la méthode des lieux (associer chaque information à un lieu familier) ou la visualisation mentale (transformer l’information en images pour mieux la retenir), pouvait induire des modifications significatives de l’activité cérébrale.


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Une combinaison d’augmentations et de diminutions d’activation, c’est-à-dire de variations dans le niveau d’activité des régions du cerveau, a été observée dans différentes zones cérébrales lors des phases d’apprentissage de l’information à mémoriser et de rappel de cette information. Cette observation reflète que l’utilisation de stratégies de mémoire permet une meilleure souplesse fonctionnelle du cerveau.

Les résultats ont également montré que chez les personnes plus scolarisées, certaines régions s’activent de manière plus ciblée pendant l’apprentissage et le rappel, ce qui laisse penser que leur cerveau utilise des stratégies plus efficaces.

D’autres recherches ont également souligné le rôle de l’éducation dans la structure et le fonctionnement cérébral. Une étude que j’ai menée avec des collaborateurs a mis en évidence une association entre le nombre d’années de scolarité, le volume de matière grise et l’activation cérébrale en contexte de mémoire. Une autre étude, à laquelle j’ai participé, a montré une plus grande flexibilité d’activation selon la complexité des tâches chez les individus plus éduqués.

L’ensemble de ces travaux confirme que la réserve cognitive peut se développer avec l’expérience et être modulée par l’entraînement cognitif à tout âge.

Stimuler son cerveau tout en s’amusant

Dans cette même optique, l’étude Engage du Consortium canadien en neurodégénérescence associée au vieillissement vise à étudier les effets comportementaux et neurophysiologiques de la pratique de loisirs cognitivement stimulants chez les personnes aînées.

Cette intervention hybride associe des entraînements cognitifs formels (stratégies de mémorisation, attention) à des loisirs structurés tels que l’apprentissage de la musique, d’une langue seconde ou des jeux vidéo.

Elle offre un modèle écologique, c’est-à-dire une approche qui se rapproche des conditions réelles de la vie quotidienne, plaisant et motivant, propice à un engagement soutenu.

En démontrant que ces interventions naturelles produisent des effets comparables à ceux des programmes classiques d’entraînement cognitif qui consistent souvent en des exercices répétitifs faits sur ordinateur ou sur papier, pour travailler des fonctions comme la mémoire ou la concentration, Engage pourrait transformer les approches de prévention du déclin cognitif lié à l’âge.

À chacun sa manière de maintenir une bonne santé cognitive

À l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR), à mon laboratoire en neuropsychologie du vieillissement (NeuroAge), nous menons un projet complémentaire.

En collaboration avec les professeurs Paul John, du Département des langues modernes et de traduction, et Simon Rigoulot du Département de psychologie, nous explorons les effets de l’apprentissage de l’anglais comme langue seconde sur la cognition et l’activité cérébrale chez les personnes aînées.

Grâce à un protocole intégrant cours, tutorat et mesures cognitives et en électroencéphalographie, ce projet vise à documenter les bénéfices cognitifs et neuronaux d’un apprentissage significatif, motivant et accessible.

Les résultats préliminaires sont prometteurs et soutiennent l’idée que l’engagement intellectuel, même tardif, peut générer des bénéfices mesurables.

Nous sommes actuellement en phase de recrutement à l’Université du Troisième Âge de l’UQTR. Toute personne âgée intéressée par l’apprentissage de l’anglais et désireuse de stimuler sa cognition est invitée à nous rejoindre.

Maintenir une bonne santé cognitive à tout âge passe par une combinaison d’interventions accessibles, motivantes et stimulantes.

La réserve cognitive, loin d’être figée, se construit tout au long de la vie. Que ce soit par l’éducation, des loisirs stimulants, des stratégies d’apprentissage ou des relations sociales riches, chacun peut contribuer activement à préserver ses fonctions cognitives.

Les avancées de la recherche nous offrent aujourd’hui des outils concrets pour vieillir en santé et notamment, en bonne santé cognitive.

La Conversation Canada

Benjamin Boller a reçu des financements des Fonds de Recherche du Québec

ref. Maintenir une bonne santé cognitive à tout âge, c’est possible – https://theconversation.com/maintenir-une-bonne-sante-cognitive-a-tout-age-cest-possible-250369

Les classes populaires en ont-elles vraiment marre de l’écologie ?

Source: The Conversation – in French – By Alex Roy, Chercheur associé en sociologie urbaine, ENTPE

C’est un mot qui peut provoquer des tensions dans toutes les classes sociales, notamment les classes populaires. Celui d’écologie, qui se retrouve parfois associé à des solutions inaccessibles, à des discours moralisateurs. Pourtant, comme le montrent les résultats d’une recherche-action, menée en Bourgogne-Franche-Comté, auprès de collectifs citoyens avec des personnes en situation de précarité, ces dernières sont tout sauf insensibles aux enjeux environnementaux. Elles sont même pourvoyeuses de solutions.


C’est une situation pour le moins paradoxale. Des enquêtes, comme celles de Parlons climat ou de l’Agence de la transition écologique (Ademe), montrent que les préoccupations environnementales restent globalement importantes dans l’ensemble de la population française. Mais, en parallèle de cela, une petite musique monte dans le champ politico-médiatique : celle d’un backlash (ou retour de bâton) écologique. Autrement dit, les commentateurs observeraient une forme de retour en arrière sociétal lié à un rejet des politiques et des discours environnementaux que l’on retrouve sous le vocable de l’« écologie punitive ». Une fois n’est pas coutume, une partie des classes populaires seraient à l’origine de cette opposition, à l’instar du mouvement des gilets jaunes. Ce présupposé n’est pas sans effets sur les politiques environnementales qui font aujourd’hui l’objet d’un détricotage.

Pourtant, si l’on se fie aux travaux de terrain du chercheur en science politique Théodore Tallent, l’opposition populaire demeure relative et, lorsqu’elle est constatée, elle n’est pas un rejet généralisé de l’écologie. Il s’agit plutôt d’une critique de solutions écologiques vues comme coûteuses et d’une critique de la manière dont les politiques environnementales sont menées : perçues comme injustes et imposées d’en haut.

En creux se dessine aussi une quête de reconnaissance d’une écologie ancrée dans les réalités des classes populaires, prenant en considération les contraintes économiques, les inégalités environnementales, et valorisant les pratiques de débrouillardise écologique, l’attachement aux liens sociaux humains et non humains de proximité.

Une étude que nous avons menée entre 2023 et 2025 vient appuyer ce constat. Prefigs (« précarité-écologie-futur-imaginaires-organisations-savoirs ») est un projet de recherche-action participative réalisé en partenariat avec quatre associations de Bourgogne-Franche-Comté qui ont chacune mobilisé un collectif citoyen dans leur territoire respectif : à Belfort (Territoire de Belfort), à Prémery (Nièvre), à Autun et à Tournus (Saône-et-Loire).

Lors de vingt-sept ateliers participatifs et de multiples réunions, l’objectif était de proposer un cadre favorable à un empowerment écologique, c’est-à-dire un pouvoir d’agir collectif, fondé sur l’expérience des personnes en situation de précarité avec une portée transformative. Pour ce faire, nous avons constitué des collectifs d’enquête capables de formuler un problème commun, puis d’esquisser des actions locales susceptibles de s’étendre à plus grande échelle. Ce sont 123 personnes qui se sont impliquées volontairement, pour la plus grande partie bénévolement, au sein de la démarche. Soixante-trois d’entre elles connaissent la précarité économique et sociale ou différentes formes de vulnérabilité, à l’instar du handicap mental (trois personnes concernées).

Une série d’ateliers dits « régionaux » ont, dans un second temps, permis de croiser les expériences locales de ces quatre terrains pour construire un récit commun d’une transition écologique juste et élaborer collectivement des recommandations pour l’action publique. Aux 123 participants et participantes volontaires des premiers ateliers se sont alors ajoutés 115 autres personnes qui se sont joints à des ateliers locaux et régionaux de restitution.

Derrières les critiques de l’écologie, les inégalités sociales

Dans notre enquête réalisée avec ces collectifs citoyens, nous nous sommes confrontés aux critiques de l’écologie. Ce sont elles qui façonnent le présupposé du backlash. Au lieu de les balayer d’un revers de main ou de les contourner en évitant d’employer le terme d’écologie, nous avons, au contraire, voulu ouvrir un espace de dialogue démocratique. Un participant en situation de précarité a ainsi pu rapporter :

« Dans tous les quartiers de France, ce n’est pas ce truc de faire un jardin qui va régler les problèmes sociaux. L’écologie bio on le fout partout. À un moment, faut arrêter ! »

Un autre a, pour sa part, déploré à propos des voitures électriques :

« C’est un truc de riches. La moins chère, c’est combien ? 30 000 euros ? C’est dix fois mon budget quand je vais acheter une voiture, c’est du 2 400 euros ! »

Loin d’être la résultante d’un climato-scepticisme, les critiques exprimées révèlent les contraintes qu’éprouvent les personnes en situation de précarité, mais aussi en situation intermédiaire. Ce sont les difficultés du quotidien sur les manières de se déplacer en milieu rural, de se nourrir convenablement à faible coût ou de maintenir un milieu de vie agréable autour de soi qui se sont exprimées. Mais c’est aussi une anxiété qui a été partagée liée à la crise écologique venant assombrir les perspectives pour l’avenir, tout en ayant des impacts concrets dans le présent. « Peut-être que l’humain va disparaitre », « On est dans le mur, le mal est fait » font ainsi partie des inquiétudes qui ont été verbalisées lors des ateliers.

Les collectifs de Prefigs ont alors exposé leurs préoccupations environnementales, des valeurs d’antigaspillage, leurs savoirs de la débrouillardise populaire écologique ainsi que quelques pratiques qualifiées volontiers d’écogestes. Ce dernier point est intéressant, car il est vrai que les écogestes ont également fait l’objet de critiques, parfois virulentes. Ainsi, dans le quartier populaire du Mont, à Belfort, les « petits gestes pour la planète » ont été décriés par certains (« Ce n’est pas ça qui va sauver le monde », a pu assurer un participant), mais aussi largement valorisés par d’autres :

« Moi j’y crois, j’essaie de polluer le moins possible, trier mes déchets, moins rouler, pas prendre l’avion »,

a-t-on pu entendre, ou encore :

« On fait à notre échelle, du tri […]. Le jardin, c’est petit, il y a peu de monde et on ne nourrira pas le quartier. Mais c’est une petite piste d’avancée. »

Encore une fois, ce qui se cache bien souvent derrière la critique des écogestes, c’est davantage le rejet d’une moralisation venant d’en haut, que les pratiques en elles-mêmes. Alors oui, quelques solutions écologiques ont été décriées à l’instar de la voiture électrique et de l’alimentation bio. Mais la principale raison avancée, c’est l’inaccessibilité économique de ces biens. Car les participants et participantes à Prefigs, en situation de précarité ou non, n’ont pas remis en question l’intérêt d’une alimentation saine et durable ou d’un mode de transport moins carboné.

« Ce qu’il nous faut, c’est un truc simple, a résumé un participant ayant l’expérience de la précarité. On a juste besoin d’un petit coin pour se reposer, qui ne prend pas trop d’énergie, qui ne dépense pas beaucoup dans l’écologie. Ça, c’est l’idéal. Un toit, un coin où se reposer, mais minimaliste, pas besoin de plus. Tu vois que, pendant la vie, on n’a pas besoin de plus pour être heureux. »

L’enquête Prefigs met finalement en évidence une « écologie en tension » : tour à tour rejetée, lorsqu’elle est perçue comme une injonction moralisatrice ou élitiste, et vécue comme une évidence, lorsqu’elle se fond dans les pratiques ordinaires (cuisine, jardinage, récupération, covoiturage). Celles-ci, bien que modestes, produisent des affects positifs et participent d’une responsabilisation située, ouvrant des pistes pour penser une écologie ancrée dans les réalités sociales.

La transition écologique juste au concret

Alors que les enjeux de préservation sont souvent vus comme un supplément d’âme des populations aisées, les personnes en situation de précarité qui ont participé à Prefigs se sont engagées avec d’autres dans des actions concrètes dénonçant le manque de considération à la fois environnementale et sociale.

Pendant les deux années d’enquête les collectifs citoyens ont, d’abord, identifié une situation jugée problématique, générée par la précarité, par les inégalités environnementales, par le changement climatique, par la raréfaction des ressources, de la biodiversité et des liens sociaux. Les difficultés du quotidien ont ainsi rejoint les enjeux globaux pour étudier les conditions d’une mobilité moins carbonée en milieu rural (à Prémery), d’une alimentation saine et durable pour tous (à Tournus), d’une habitabilité des milieux de vie en quartiers populaires attentive aux humains comme aux non-humains (à Autun et à Belfort).

Puis les collectifs se sont engagés dans l’élaboration de solutions locales de transition écologique juste, en organisant un système de covoiturage, une caisse locale alimentaire, des jardins partagés, des animations participatives, et en créant une œuvre collective, intitulée la Forêt magique.

Cette dernière est un bon exemple pour illustrer le processus de mobilisation écologique en milieux populaires. Dans l’Autunois, les débats autour des déchets ont été au cœur des échanges, révélant une double lecture : certaines personnes attribuent la saleté du quartier à la responsabilité individuelle des habitants et habitantes, d’autres pointent les insuffisances des services publics, notamment dans la collecte et le tri. Ce questionnement a permis la construction progressive d’une responsabilité collective envers leur cadre de vie.

Ce processus a trouvé une expression concrète à travers la création d’un objet transitoire, la Forêt magique, une maquette réalisée à partir de matériaux de récupération et donnant à voir les différentes représentations de ces concepteurs sur la biodiversité. L’objet est transitoire, car il a servi ensuite de support pour élargir le débat de la « relation à la nature », au-delà du groupe initial, pour toucher un public diversifié (enfants, élus et élues du territoire, associations, grand public) dans le cadre d’un partenariat avec la communauté de communes.

À l’instar du groupe autunois, des agencements partenariaux avec les institutions locales ont permis la montée en échelle territoriale et sociale de ces initiatives en élargissant le cercle des personnes impliquées. Ainsi, à Belfort, les habitants et habitantes d’un quartier populaire se sont organisés en « amicale des voisins » et ont établi des relations avec le bailleur social et la commune pour déployer leurs projets autour de l’amélioration du cadre de vie (jardin collectif, compostage, mobilier urbain, plantation d’arbres fruitiers, etc.). La communauté de communes des Bertranges a pris en charge la réalisation d’une étude de faisabilité économique pour développer le système de covoiturage imaginé par le collectif de Prémery. Le groupe tournugeois, initialement constitué des membres d’une épicerie sociale, s’est élargi à d’autres partenaires pour monter un comité local visant la préfiguration d’une sécurité sociale alimentaire.

Ces initiatives locales façonnent « par le bas » ce que le Labo de l’économie sociale et solidaire (ESS) appelle une « transition écologique juste ». Ce terme désigne une transformation radicale et démocratique visant la soutenabilité écologique, l’émancipation et la satisfaction digne des besoins de tous et toutes. Inspirée de la justice environnementale nord-américaine, la transition écologique juste repose sur quatre piliers :

  • réduire les inégalités (justice distributive),
  • garantir la participation (justice procédurale),
  • reconnaître les différences culturelles et sociales,
  • et renforcer le pouvoir d’agir.

Vers de nouveaux récits porteurs d’action collective

Les résultats du projet Prefigs démontrent ainsi que les barrières à l’engagement collectif des personnes en situation de précarité (sentiment d’impuissance, désaffiliation, injonctions institutionnelles, fatigue, perte de dignité, résignation) ne sont pas une fatalité. La sensibilité environnementale n’est pas l’apanage d’une classe sociale, d’autant moins lorsqu’elle est fondée sur la prise en compte des inégalités sociales et des contraintes économiques.

Tout l’enjeu est donc de rendre visible cette écologie qui s’élabore par le bas, dans des initiatives citoyennes et associatives, accompagnée parfois par les pouvoirs publics. Ce sont de nouveaux récits à construire. Et ils se construisent déjà, qu’ils prennent le nom de « transition écologique juste », de « social-écologie » ou encore d’« écologie populaire ». Ces récits ont une vocation existentielle. C’est un espace d’activités socioécologiques qui cherche la reconnaissance de son existence en vue d’une pérennisation dans un contexte de précarisation budgétaire forte du milieu associatif.

Mais ces récits ont aussi une vocation transformative : des collectifs citoyens et associatifs interpellent les pouvoirs publics dans leur responsabilité à intégrer ce référentiel socioécologique pour son rôle de planification écologique à toutes les échelles.

Selon les participants et participantes à notre journée de restitution finale de Prefigs, la planification d’une transition écologique juste passe par la formation de la fonction publique et des élus ou élues à ces enjeux, par le soutien des expérimentations locales sans chercher à les contrôler, par le décloisonnement des silos de secteurs d’action publique, par la création d’espaces de délibération démocratique inclusifs, par des dispositifs de compensation économique des mesures écologiques, par la démocratisation des savoirs scientifiques disponibles et par des aménagements facilitant le changement de pratiques prenant en compte les contraintes des habitants et des habitantes.

The Conversation

Le projet a reçu des financements de l’ADEME, programme TEES et de la DREAL BFC

Le projet a reçu des financements de l’ADEME, programme TEES et de la DREAL BFC

ref. Les classes populaires en ont-elles vraiment marre de l’écologie ? – https://theconversation.com/les-classes-populaires-en-ont-elles-vraiment-marre-de-lecologie-264496

La liberté d’expression aux États-Unis résistera-t-elle aux coups de boutoir de Donald Trump ?

Source: The Conversation – in French – By Jérôme Viala-Gaudefroy, Spécialiste de la politique américaine, Sciences Po

Donald Trump avait annoncé que son second mandat serait placé sous le signe de la liberté d’expression et Charlie Kirk, durant toute sa carrière, s’en était fait le chantre. Et pourtant, l’assassinat de Kirk a offert à Trump l’occasion de s’en prendre avec plus de virulence que jamais aux voix critiques à son égard ou défendant des opinions contraires aux siennes. Sa censure par intimidation s’est étendue aux médias, à la culture et à l’université, dans un écosystème fragilisé par la concentration capitalistique. Mais en s’en prenant ouvertement à la liberté d’expression, principe sacré de l’imaginaire états-unien, le pouvoir n’est-il pas allé trop loin ?


La suspension de l’émission Jimmy Kimmel Live !, annoncée le 17 septembre par la chaîne qui la diffuse depuis sa création il y a vingt-deux ans, n’est pas un accident mais l’illustration d’un mode opératoire. L’État n’interdit pas ; il contraint des acteurs privés – par la menace publique et le levier réglementaire – à museler la parole des opposants et des critiques.

Le prétexte Charlie Kirk

Rapide rappel des derniers événements. Le 10 septembre 2025, l’influenceur et activiste d’extrême droite Charlie Kirk, proche de Donald Trump, est assassiné lors d’une prise de parole en public à l’Utah Valley University. L’onde de choc est nationale.

Immédiatement, le président des États-Unis instrumentalise l’affaire. Dans un discours prononcé depuis le Bureau ovale, il présente Kirk – qui était connu pour ses propos racistes, islamophobes, xénophobes, transphobes, pro-armes et misogynes, pour ses récurrentes remises en cause de l’origine humaine du changement climatique ainsi que pour ses techniques d’intimidation – comme un « martyr de la vérité et de la liberté ».

Trump profite de l’occasion pour accuser la « gauche radicale » et « les médias » d’avoir instauré le climat qui a abouti à l’assassinat de Kirk, et promet de s’en prendre à l’une comme aux autres.

Le 15 septembre, Jimmy Kimmel commente l’affaire dans son émission diffusée depuis 2003 sur la chaîne ABC : il se moque du manque d’empathie de Trump et laisse notamment entendre – à tort – que le tueur faisait partie du « gang MAGA [Make America Great Again] ».

Le 17 septembre, Brendan Carr, le président de la Commission fédérale des communications (FCC), s’exprime publiquement dans un podcast et demande aux diffuseurs de « prendre des mesures à l’encontre de Kimmel », suggérant une possible révocation des licences de diffusion des stations affiliées au réseau d’ABC dans le cas contraire. Une déclaration inédite pour une agence normalement indépendante qui a le pouvoir de réguler aux États-Unis les communications (radio, télévision, câble, satellite et télécoms), en délivrant des licences, allouant des fréquences et faisant appliquer les règles d’intérêt public. Le jour même, Disney, maison mère d’ABC, suspend indéfiniment l’émission Jimmy Kimmel Live.

Le lendemain, sur sa plate-forme Truth Social, Donald Trump se fend d’un message félicitant ABC d’avoir « enfin eu le courage de faire ce qui devait être fait ». Il va jusqu’à encourager la chaîne NBC à en faire de même avec les humoristes Jimmy Fallon et Seth Myers (eux aussi connus pour leur hostilité à l’égard de l’administration actuelle), deux « losers complets » selon lui.

Post de Donald Trump sur Truth Social, le 18 octobre.
Truth Social

Sous pression du public, Disney annonce finalement, le 22 septembre, le retour à l’antenne de l’émission de Kimmel sur la chaîne ABC dès le lendemain.

Cette affaire est le signe d’une nouvelle escalade dans une stratégie plus large de pression politico-réglementaire exercée sur les médias, la culture, l’éducation et même l’économie par le gouvernement Trump.

Ce que dit le droit : la ligne rouge de la coercition

Cette forme de pression verbale venant de l’administration (appelée familièrement « jawboning » en anglais) contredit pourtant clairement le premier amendement de la Constitution qui garantit précisément la liberté d’expression face au pouvoir gouvernemental, que celui-ci soit fédéral, étatique et local, législatif, exécutif ou judiciaire.

Même si ce sont des compagnies privées (ABC/Disney) qui ont suspendu Jimmy Kimmel, la pression gouvernementale sur des acteurs privés pour réduire l’expression est clairement inconstitutionnelle. Du point de vue du droit, il faut en effet distinguer les sanctions privées (c’est-à-dire prises par les employeurs) – licites – d’une pression étatique.

Très récemment (arrêt NRA v. Vullo, 2024), la Cour suprême a d’ailleurs réaffirmé, à l’unanimité, qu’un responsable public violait le Premier amendement s’il s’appuyait sur la menace de sanctions réglementaires pour amener des acteurs privés à écarter un discours jugé indésirable. Rappelons que depuis les années 1960, les arrêts de la Cour suprême ont tous reposé sur une interprétation très libérale du Premier amendement, incluant une tolérance pour les contenus subversifs comme pour les discours de haine, sauf s’il s’agit d’une « action illégale imminente qui est susceptible de se produire » (arrêt Brandenburg v. Ohio, 1969).

Il est donc particulièrement choquant que la ministre de la justice, Pam Bondi, ose promettre, peu après l’assassinat de Kirk, qu’elle poursuivra tous ceux qui tiennent un discours de haine. Elle a d’ailleurs dû opérer du rétropédalage dès le lendemain de cette déclaration, reconnaissant implicitement que le hate speech, stricto sensu, reste protégé.

Dans le cas contraire, il faut d’ailleurs souligner que Charlie Kirk aurait été le premier à se retrouver devant un juge et à être certainement condamné pour ses propos, comme il l’aurait été en Europe.

« Marché des idées » : le pluralisme en soldes

Ce véritable « culte du droit à la liberté d’expression » repose sur une philosophie illustrée par la métaphore libérale du « marché des idées », devenue depuis les années 1960 une analogie courante dans le droit américain. Or ce qu’illustre très bien l’affaire Kimmel, c’est précisément que « le marché des idées » a en réalité produit une concentration du pouvoir (fusions médias/tech, alignements politiques), rendant l’espace public manipulable et inégal.

Depuis une quinzaine d’années, les opérateurs de stations locales (TV et radio) ont racheté et regroupé des dizaines, voire des centaines de chaînes pour former de grands conglomérats, comme Nexstar Media Group ou Sinclair Broadcast Group. Aux États-Unis, la diffusion nationale d’un réseau repose sur une fédération de stations locales affiliées. Ces groupes peuvent, légalement et contractuellement, préempter ou remplacer un programme du réseau sur leurs marchés – ce qui leur donne un levier décisif sur ce que le « public national » voit effectivement à l’antenne.

Ce sont précisément ces deux acteurs – Nexstar et Sinclair – qui ont d’abord menacé de ne plus diffuser l’émission de Jimmy Kimmel, fragilisant encore le modèle déjà précaire des late-night talk shows.

Sinclair, connu pour ses positions politiques conservatrices, a même laissé entendre qu’il maintiendrait la diffusion de Kimmel sur ses stations affiliées au réseau ABC si l’animateur présentait des excuses à la famille de Charlie Kirk et effectuait « un don personnel significatif » à celle-ci ainsi qu’à Turning Point USA, l’organisation fondée par Kirk.

Disney a donc tenté de contenir le risque d’un bras de fer avec ces grands groupes de diffuseurs de programmes, d’autant qu’un accord majeur avec les médias sportifs NFL–ESPN était en cours et que toute polémique pouvait compliquer ses rapports avec le régulateur fédéral (FCC).

De la même façon, Paramount, propriétaire de CBS, qui a déprogrammé, en juillet 2025, The Late Show with Stephen Colbert, émission phare du late-night, attendait elle aussi un feu vert de la FCC pour sa fusion avec Skydance, dont l’un des principaux actionnaires est le multimilliardaire Larry Ellison (fondateur d’Oracle), proche de Donald Trump.

Très politique et régulièrement critique de Donald Trump, The Late Show était une cible récurrente de la droite trumpiste (plaintes à la FCC en 2017 après une blague sur Trump, campagnes appelant à le « faire taire »). À la différence d’ABC, CBS a décidé de mettre fin à l’émission en mai 2026 – officiellement, sous couvert d’un motif financier.

D’après le New York Times, Ellison envisagerait une droitisation de CBS News, un accord avec TikTok et même un rachat potentiel de Warner Bros Discovery (qui possède HBO, Warner Bros., CNN) – autant de projets qui, là encore, supposent un passage devant le régulateur.

Cette concentration des médias se passe dans un contexte inquiétant de disparition de la presse locale (plus d’un tiers des titres ont disparu depuis 2005), d’attaques visant les médias publics et de l’omniprésence sur les réseaux sociaux de « l’indignation tapageuse » (outrage) pilotée par des entrepreneurs d’attention négative, comme Musk (X) ou Zuckerberg (Facebook) et amplifiée par des algorithmes qui rendent leurs utilisateurs captifs.

De la dissuasion à l’autocensure : dynamique d’intimidation

Les menaces que fait peser la concentration des médias sur la liberté d’information, et donc sur la liberté d’expression, sont largement ignorées, voire encouragées, par la Cour suprême, sans parler du climat de peur et d’intimidation à la fois économique et physique qui pèse aujourd’hui sur tous ceux qui critiquent publiquement l’administration en place.

Les compromis coûteux pour apaiser Donald Trump se multiplient. En décembre 2024, Disney/ABC a soldé son litige avec Trump en versant 15 millions de dollars à sa future bibliothèque présidentielle, en publiant une note exprimant ses regrets et en réglant environ 1 million de dollars de frais d’avocats. Le motif de la plainte pour diffamation qu’avait déposée Trump (un journaliste de la chaîne avait fait état des poursuites pour violences sexuelles engagées contre lui) était pourtant considéré par les spécialistes comme juridiquement faible.

De son côté, CBS/Paramount a mis fin en juillet 2025 au contentieux autour de l’émission 60 Minutes – Trump avait affirmé qu’avait été diffusé avant l’élection un montage « trompeur » d’une interview de Kamala Harris qui aurait favorisé la candidate démocrate à ses dépens – en acceptant de payer 16 millions de dollars destinés là aussi à la future bibliothèque présidentielle de Trump, sans excuse ni admission de faute cette fois.

Et ce n’est pas fini : le 16 septembre 2025, Donald Trump a déposé en Floride, où il pensait obtenir un verdict plus favorable, une plainte en diffamation contre le New York Times, l’accusant d’avoir publié des informations fausses et biaisées qui nuisent à sa réputation politique et commerciale et exigeant des dommages et intérêts s’élevant à… 15 milliards de dollars. La plainte a été rejetée par un juge fédéral le 19 septembre pour vice de forme.

On est passé de la « cancel culture » – ces campagnes de dénonciation, de retrait de soutien et de boycott, menées sous la pression du public et des réseaux sociaux – à une gouvernance par intimidation. Les conservateurs parlent de « consequence culture », et tentent ainsi de déplacer la norme sociale de la censure vers la responsabilisation des médias, mais la source de la sanction (marché/entreprises vs État) demeure la ligne rouge constitutionnelle.

Au-delà du fond, l’action s’inscrit dans une stratégie plus large mise en œuvre par Trump : celle de mettre au pas les grands médias. L’objectif est de dissuader une couverture critique en créant un effet dissuasif (« chilling effect »).

Tout cela dans un climat délétère de montée des menaces physiques contre les élus, les journalistes, les personnels électoraux, les juges, les enseignants et leurs familles – des menaces dont les effets sur la liberté sont difficilement mesurables.

Nul doute, cependant, que l’assassinat de Charlie Kirk, mais aussi celui en juin dernier de l’élue locale démocrate Melissa Hortman et de son mari dans le Minnesota ne vont pas encourager la prise de parole publique, dans la tradition des Townhall Meetings (« réunion de quartier »), pourtant nécessaires à la délibération démocratique.

Promesse de dérégulation, pratique de domination

L’ironie tragique de la situation, c’est que Donald Trump est arrivé au pouvoir en promettant plus de liberté d’expression : l’un de ses tout premiers décrets, le jour même de son investiture, avait pour titre « Restaurer la libre expression et arrêter la censure fédérale ».

Il s’agissait principalement pour lui, à ce moment-là, d’encourager la dérégulation des plates-formes des réseaux sociaux. À présent, le trumpisme opère une transformation rhétorique qui renverse le sens des mots : l’invocation rituelle de la « liberté d’expression » sert en fait à justifier des pratiques anti-libérales (pression d’État, consolidation médiatique, punition expressive).

L’ampleur des attaques publiques contre un principe sacré aux États-Unis a soulevé un tollé, y compris chez certaines personnalités républicaines de premier plan, comme Tucker Carlson, Ted Cruz ou encore Rand Paul.

Le revirement de Disney sur la diffusion de l’émission de Jimmy Kimmel intervient après une forte levée de boucliers (protestations publiques, lettre de centaines d’artistes, annulations d’abonnements à Disney+) qui pourrait avoir changé le rapport de force. Malgré cela, Nexstar et Sinclair refuser toujours de diffuser l’émission sur leurs réseaux. Quant à Donald Trump, il menace de poursuivre ABC, et de « tester » la chaîne, en rappelant sur son réseau social le précédent règlement « de 16 millions de dollars » en sa faveur obtenu en décembre 2024.

Il est donc clair que cette bataille pour la liberté d’expression et la démocratie n’est pas finie. Une leçon semble toutefois se dessiner : seule une pression venant du bas (des consommateurs, des citoyens et des électeurs) peut contrer les dérives autoritaires de Donald Trump et de son administration.

The Conversation

Jérôme Viala-Gaudefroy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. La liberté d’expression aux États-Unis résistera-t-elle aux coups de boutoir de Donald Trump ? – https://theconversation.com/la-liberte-dexpression-aux-etats-unis-resistera-t-elle-aux-coups-de-boutoir-de-donald-trump-265775

Niger : comment les Touaregs ont trouvé le chemin du dialogue avec l’État

Source: The Conversation – in French – By Adib Bencherif, Professor, Université de Sherbrooke

Les communautés touarègues sont l’un des nombreux groupes ethniques vivant au Niger. Leur mode de vie varie. Certains Touaregs sont nomades, d’autres relèvent plus du semi-nomadisme et enfin, une grande partie des communautés s’est aussi sédentarisée dans les villes et villages. Le défi d’intégration des nomades est souvent un défi vécu par les États sahéliens. De plus, une sorte de substrat culturel d’appartenance au monde nomadique semble traverser l’ensemble des communautés touarègues. Ainsi, si des membres de la communauté touarègue, ayant conservé en partie un mode de vie nomade, éprouvent des défis d’inclusion, cela peut se répercuter sur l’ensemble des Touaregs. Contrairement au cas malien, au Niger les communautés touarègues ont une relation plus apaisée avec l’État. Cela n’a pas toujours été le cas. Cette relation est le fruit d’une évolution notable dans les relations entre ces communautés nomades et l’État. Le rôle joué par les élites touarègues participe à ces changements. Le professeur Bencherif a récemment publié un article scientifique sur cette question. Il s’est entretenu avec The Conversation Africa.


Comment les élites touarègues perçoivent-elles l’évolution de leur relation avec l’État nigérien ?

Pour les élites touarègues avec lesquelles j’ai échangé, l’histoire avec l’État nigérien est marquée par une série d’épisodes que l’on peut considérer comme des « épreuves » vécues par les populations touarègues. Pour la majorité d’entre elles, la rébellion armée des années 1990 incarne le tournant dans leur relation avec l’autorité centrale.

En effet, après l’accord de paix de 1995, la relation entre ces communautés nomades et l’État se serait pacifiée. Les élites touarègues évoquent souvent la suspicion qui s’était installée après le coup d’État manqué de 1976, ainsi que la répression sanglante de Tchintabaraden – ville du centre-ouest du pays – en 1990, comme des périodes difficiles vécues par leurs communautés. Toutefois, ces épisodes et périodes cités ne sont pas vus exclusivement à travers le prisme du conflit : ils sont appréhendés comme des moments où la communauté touarègue a dû réaffirmer son existence face au pouvoir central.

Contrairement au cas malien, où la répression de 1963 dans la région de Kidal (nord du Mali) demeure un traumatisme capable d’être ravivé, les élites nigériennes mettent en avant, dans leurs récits, une évolution plus apaisée dans leur pays. Elles racontent un chemin qui, malgré les violences, a débouché sur davantage de dialogue. Ainsi, beaucoup soulignent qu’au Niger, les rébellions armées des années 1990 et de 2007-2009 ont toujours eu pour but d’ouvrir une négociation avec l’État plutôt que de rompre définitivement avec lui.

Une nouvelle fierté s’exprime à travers la présence de Touaregs comme députés, maires ou ministres, signe concret d’intégration. Mais au Mali, malgré des réussites individuelles similaires, cette visibilité n’a pas suffi à apaiser les tensions.




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Quels sont les catalyseurs de l’apaisement au Niger ?

C’est une question sur laquelle je travaille depuis plusieurs années dans une démarche comparée avec le Mali, via le prisme des récits des élites touarègues, et en me focalisant sur des enjeux spécifiques comme l’économie morale associée aux trafics de drogue. Au Niger, les chefferies traditionnelles jouent un rôle clé. D’abord, l’État les a intégrées à l’administration et protégées par la loi. Elles servent de relais institutionnel, de médiateurs, et leur statut est protégé par des textes de loi. Ce lien avec le pouvoir central a évité la marginalisation des communautés nomades

Ensuite, les accords de paix des années 1990 ont ouvert la voie à l’intégration d’anciens chefs de groupes armés et militants dans les institutions. Beaucoup sont devenus fonctionnaires, élus, ou officiers, à l’instar des anciens ministres Rhissa Ag Boula et Issyad Ag Kato. Ainsi le passage des armes aux urnes a été rendu possible grâce aux perspectives d’avenir que l’État a su offrir à ces anciens combattants.

Enfin, l’existence d’une institution comme la Haute autorité à la consolidation de la paix a donné une continuité au processus. Son évolution nominale, au cours du temps, symbolise aussi l’idée que le Niger est entré dans un temps d’apaisement durable, au moins sur la question des communautés touarègues, et en mettant de côté tous les nouveaux défis associés à l’insécurité provoquée par les groupes djihadistes du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (JNIM) et de l’Etat islamique dans le grand Sahara (EIGS).




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À cela s’ajoute un facteur souvent évoqué par mes interlocuteurs : le contraste avec le Mali. En voyant leur voisin s’enliser dans une guerre interminable depuis 2012, beaucoup d’élites touarègues insistent sur la nécessité de préserver coûte que coûte les acquis du dialogue. Les différends peuvent se régler au sein des institutions, pas à l’extérieur.

Ainsi, après le coup d’État du général Abdourahamane Tchiani en 2023, les anciens cadres de la rébellion armée des années 1990 ont appelé à retrouver le chemin du dialogue entre les acteurs politiques. Ils ont invité la jeunesse à ne pas reprendre les armes et à rester dans le cadre du jeu institutionnel.

Plusieurs d’entre eux collaborent avec le régime militaire, privilégiant le pragmatisme et l’action au sein de l’appareil de l’État. Leur objectif est de préserver les intérêts des communautés touarègues et de maintenir le dialogue intercommunautaire, notamment pour lutter contre l’extrémisme violent qui sévit, entre autres, dans la région de Tillabéry.

Quel impact la crise au Mali a-t-elle eu sur la situation concrète des Touaregs au Niger ?

La crise malienne a eu un effet miroir. Les élites nigériennes n’ont cessé de comparer leur trajectoire à celle du Mali lors de mes enquêtes de terrain en 2016 et 2017 dans ces deux pays, et la conclusion était claire pour elles. La situation a été mieux gérée au Niger.

Au Mali, la méfiance entre l’État et certaines communautés touarègues, surtout de la région de Kidal, n’a cessé de s’accentuer. L’accord de paix de 2015 n’a jamais été pleinement appliqué. Les négociations et affrontements se sont poursuivis pendant la période intérimaire censée mettre en œuvre cet accord. Le conflit armé a même été réactivé, à la suite des combats ayant eu lieu autour de l’occupation des bases de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali (Minusma) et après le retrait acté de l’accord de paix par le régime militaire d’Assimi Goïta en 2024.

Au Niger, au contraire, les dirigeants et les élites touarègues (aux affaires ou non) valorisent leur capacité à dialoguer avec l’État, à l’exception de cas très singuliers comme l’ancien chef rebelle Rhissa Ag Boula, prompt à réactiver son capital social de chef de guerre. À noter qu’au Mali certains cadres et leaders touaregs s’efforcent de collaborer avec les autorités de Bamako. Certaines élites touarègues sont même associées aux principales instances et collaborent étroitement et sont intégrées au sein du régime de Goïta.

L’écart est toutefois devenu particulièrement visible après le coup d’État de 2023 qui a renversé le président Mohamed Bazoum au Niger. Alors que la situation aurait pu rallumer la flamme d’une rébellion, la majorité des anciens chefs de fronts touaregs y ont publiquement appelé à la retenue. Cette prise de position tranche fortement avec les logiques maliennes, où la tentation de la lutte armée demeure récurrente.

Il y a donc un réel jeu de miroir inversé qui a présentement lieu sur ladite « question touarègue », dans ces deux pays. Dans le contexte actuel, où les récits véhiculés par l’Alliance des États du Sahel (AES) visent à présenter une réalité homogène entre le Niger, le Mali et le Burkina Faso, on tend à oublier les spécificités et les trajectoires vécues par ces pays. Il importe donc de conserver une distance critique face aux réinterprétations constantes des faits passés.




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Les récits des élites reflètent-ils une réconciliation durable ou une paix sous conditions au Niger ?

Les témoignages révèlent une réconciliation durable mais ambivalente. Les élites affirment que la rébellion armée appartient au passé. Beaucoup jugent légitime seulement celle des années 1990 et condamnent celle de 2007.

Selon les élites touarègues, tant les anciens leaders des années 1990 que la génération suivante estiment que les jeunes doivent désormais investir le champ politique, se présenter aux élections et entrer dans l’administration. L’idée de reprendre le maquis est jugée contre-productive et même nuisible à l’image de la communauté. Mais, de l’autre côté, les frustrations persistent.

Plusieurs interlocuteurs rappellent que les inégalités régionales sont encore fortes, que l’accès aux ressources et aux postes reste limité, et que certains jeunes continuent de se sentir exclus, plus particulièrement dans le monde nomade où l’activité pastorale devrait être plus encouragée et protégée.

Dans ce contexte, la paix apparaît comme une paix « sous conditions » : elle repose sur la capacité de l’État central à maintenir un dialogue constant et à offrir des perspectives d’inclusion réelle aux nouvelles générations appartenant aux communautés nomades, dont les communautés touarègues.

Ainsi, la paix actuelle avec les Touaregs est-elle réelle mais fragile. Elle ne repose pas sur un oubli des conflits passés, mais sur une vigilance partagée : éviter que les erreurs du Mali voisin ne se reproduisent au Niger.

Pour l’heure, le principal défi concerne la marginalisation et la radicalisation de certaines franges parmi les populations nomades, notamment peules, au Sahel central. À cela s’ajoute le développement des groupes djihadistes dans la région, qui conduit à une forme de gouvernance djihadiste sur certains territoires des trois pays du Liptako-Gourma, région transfrontalière située à la jonction du Burkina Faso, du Mali et du Niger.

The Conversation

Adib Bencherif receives funding from SSHRC-CRSH (767 2015 1494 and 756 2019 059).

ref. Niger : comment les Touaregs ont trouvé le chemin du dialogue avec l’État – https://theconversation.com/niger-comment-les-touaregs-ont-trouve-le-chemin-du-dialogue-avec-letat-265640

Les richesses de la Gaza antique exposées à l’Institut du monde arabe

Source: The Conversation – in French – By Christian-Georges Schwentzel, Professeur d’histoire ancienne, Université de Lorraine

Détail d’une mosaïque byzantine, site de Jabaliya. J.-B. Humbert/IMA

La cité de Gaza, fondée il y a environ 3 500 ans, fut, dans l’Antiquité, l’un des principaux carrefours commerciaux entre Orient et Occident. C’est cette position stratégique exceptionnelle et l’extraordinaire richesse qui en découlait que révèle l’exposition « Trésors sauvés de Gaza : 5 000 ans d’histoire », présentée à l’Institut du monde arabe, à Paris, jusqu’au 2 novembre 2025.


L’exposition « Trésors sauvés de Gaza : 5 000 ans d’histoire » met en lumière les divers et nombreux sites historiques de Gaza qui ont récemment été détruits par des bombardements.

On y découvre un choix de 130 objets, datant du VIIIᵉ siècle avant notre ère au XIIIᵉ siècle de notre ère, qui témoignent de la foisonnante imbrication des cultures dans l’antique cité de Palestine, forte de ses échanges avec l’Égypte, l’Arabie, la Grèce et Rome.

Mais cette prospérité suscita la convoitise des États voisins et d’envahisseurs étrangers. Gaza s’est ainsi trouvée, dans l’Antiquité, au cœur de guerres d’une violence inouïe dont témoignent les auteurs anciens.

Le débouché maritime de la route des aromates

À Gaza arrivaient les aromates, encens et myrrhe, transportés à dos de chameaux, dans des amphores, depuis le sud de la péninsule Arabique. L’encens est une résine blanche extraite d’un arbre, dit boswellia sacra, qu’on trouve en Arabie du sud. On pratiquait une incision dans le tronc de l’arbre dont s’écoulait la sève qu’on laissait ensuite durcir lentement.

La myrrhe provenait également du sud de l’Arabie. C’est une résine orange tirée d’un arbuste, nommé commiphora myrrha.

Le siège de Gaza par Alexandre le Grand, peinture de Tom Lovell (1909-1997).

Les Nabatéens, peuple arabe antique, qui contrôlaient le sud de la Jordanie actuelle, le nord-ouest de l’Arabie et le Sinaï, convoyaient ces produits vers Gaza, en partenariat avec d’autres peuples arabes, notamment les Minéens, dont le royaume se trouvait dans l’actuel Yémen. Au IIIᵉ siècle avant notre ère, les papyrus des archives de Zénon de Caunos, un fonctionnaire grec, évoquent l’« encens minéen » vendu à Gaza.

Il y avait également des épices qui arrivaient à Gaza depuis le sud de l’Inde après avoir transité par la mer Rouge. Zénon mentionne le cinnamome et la casse qui sont deux types de cannelle. Le nard, dit parfois « gangétique », c’est-à-dire originaire de la vallée du Gange, provenait lui aussi du sous-continent indien.

Le nard entrait dans la composition d’huiles parfumées de grande valeur, comme en témoigne un passage de l’évangile selon Jean. Alors que Jésus est en train de dîner, à Béthanie, dans la maison de Lazare, intervient Marie, plus connue sous le nom de Marie-Madeleine.

« Marie prit alors une livre d’un parfum de nard pur de grand prix ; elle oignit les pieds de Jésus, les essuya avec ses cheveux et la maison fut remplie de ce parfum. » (Jean, 12, 3)

Flacon en forme de dromadaire accroupi, chargé de quatre amphores, découvert à Gaza, VIᵉ siècle de notre ère.
Wikipédia, Fourni par l’auteur

Parfums d’Orient

Depuis Gaza, les aromates étaient ensuite acheminés par bateau vers les marchés du monde grec et de Rome. L’Occident ne pouvait alors se passer de l’encens et de la myrrhe utilisés dans un cadre religieux. On en faisait deux types d’usage sacré : sous la forme d’onctions ou de fumigations. On produisait des huiles dans lesquelles on faisait macérer les aromates ; on enduisait ensuite de la substance obtenue les statues ou objets de culte. On faisait aussi brûler les aromates dans les sanctuaires pour rendre hommage aux dieux.

Résine d’encens.
Wikimédia, Fourni par l’auteur

Ces pratiques étaient devenues aussi courantes que banales à partir du IVᵉ siècle avant notre ère. Il était impensable de rendre un culte sans y associer des parfums venus d’Orient. Les fragrances qu’exhalaient les aromates étaient perçues comme le symbole olfactif du sacré. Outre cet usage cultuel, les aromates pouvaient aussi entrer dans la composition de cosmétiques et de produits pharmaceutiques.

La convoitise d’Alexandre le Grand

Mais la richesse de Gaza suscita bien des convoitises. Dans la seconde moitié du IVᵉ siècle avant notre ère, le Proche-Orient connaît un bouleversement majeur en raison des conquêtes d’Alexandre le Grand, monté sur le trône de Macédoine, royaume du nord de la Grèce, en 336 avant notre ère. Deux ans plus tard, Alexandre se lance à la conquête de l’Orient.

Après une série de succès fulgurant, en 332 avant notre ère, le Macédonien arrive sous les murailles de Gaza qu’il encercle. Bétis, l’officier qui commande la ville, mène une résistance acharnée, mais il ne dispose que de « peu de soldats », écrit l’historien romain Quinte-Curce
(Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 6, 26).

Alexandre fait alors creuser des tunnels sous le rempart. « Le sol, naturellement mou et léger, se prêtait sans peine à des travaux souterrains, car la mer voisine y jette une grande quantité de sable, et il n’y avait ni pierres ni cailloux qui empêchent de creuser les galeries », précise Quinte-Curce. Les nombreux tunnels aménagés sous la ville, jusqu’à nos jours, témoignent encore de cette caractéristique du sol de Gaza et sa région.

Après un siège de deux mois, une partie de la muraille s’effondre dans la mine creusée par l’ennemi. Alexandre s’engouffre dans la brèche et s’empare de la ville.

« Bétis, après avoir combattu en héros et reçu un grand nombre de blessures, avait été abandonné par les siens : il n’en continuait pas moins à se défendre avec courage, ayant ses armes teintes tout à la fois de son sang et de celui de ses ennemis. »

Affaibli, le commandant de Gaza est finalement capturé et amené à Alexandre. Avec une extrême cruauté, le vainqueur lui fait percer les talons. Puis il y fait passer une corde qu’il relie à son char, avant d’achever Bétis en traînant son corps autour de la ville, jusqu’à ce qu’il l’ait réduit en lambeaux. Quant aux habitants de Gaza qui ont survécu au siège, ils sont vendus comme esclaves.

Lors du pillage qui s’ensuit, Alexandre s’empare d’une grande quantité de myrrhe et d’encens. L’auteur antique Plutarque raconte que le vainqueur, très fier de son butin, en envoya une partie à sa mère, la reine Olympias, restée en Macédoine, et à Léonidas qui avait été son instructeur militaire dans sa jeunesse (Plutarque, Vie d’Alexandre, 35).

Monnaie (tétradrachme) d’argent de Ptolémée III, frappée à Gaza, 225 avant notre ère.
Fourni par l’auteur

La renaissance de Gaza

Après la mort d’Alexandre, la ville est reconstruite et placée sous la domination des Ptolémées, successeurs d’Alexandre en Égypte et au Proche-Orient. Les souverains ptolémaïques collaborent alors avec l’élite des marchands de Gaza et les transporteurs nabatéens. Cette politique est largement bénéfique : elle enrichit à la fois les Gazéens, les Nabatéens et les Ptolémées qui prélèvent des taxes sur les produits acheminés dans la ville.

Au cours du IIᵉ siècle avant notre ère, Gaza devient la capitale d’un petit État indépendant, allié du royaume nabatéen. Suivant le modèle des cités grecques, les Gazéens élisent à leur tête un commandant militaire qui porte le titre de « stratège ».

Nouveau siège, nouvelle destruction

C’est alors que le roi juif Alexandre Jannée, qui appartient à la dynastie des Hasmonéens régnant sur la Judée voisine, décide d’annexer Gaza. En 97 avant notre ère, il attaque la ville qu’il assiège. Un certain Apollodotos exerce la fonction de « stratège des Gazéens », écrit Flavius Josèphe (Antiquités Juives, XIII, 359). Face à la menace, il appelle à l’aide Arétas II, le puissant souverain nabatéen, qui règne depuis Pétra, au sud de la Jordanie actuelle, sur une large confédération de peuples arabes. C’est pour cette raison qu’il porte le titre de « roi des Arabes », et non pas des seuls Nabatéens, selon Flavius Josèphe.

Dans l’espoir d’une arrivée prochaine d’Arétas II, les habitants de Gaza repoussent avec acharnement les assauts de l’armée d’Alexandre Jannée.

« Ils résistèrent, écrit Flavius Josèphe, sans se laisser abattre par les privations ni par le nombre de leurs morts, prêts à tout supporter plutôt que de subir la domination ennemie. » (« Antiquités juives », XIII, 360)

« Les soldats massacrèrent les gens de Gaza »

Mais Arétas II arrive trop tard. Il doit rebrousser chemin, après avoir appris la prise de la ville par Alexandre Jannée. Apollodotos a été trahi et assassiné par son propre frère qui a pactisé avec l’ennemi. Grâce à cette trahison, Alexandre Jannée, vainqueur, peut pénétrer dans la ville où il provoque un immense carnage.

« Les soldats, se répandant de tous côtés, massacrèrent les gens de Gaza. Les habitants, qui n’étaient point lâches, se défendirent contre les Juifs avec ce qui leur tombait sous la main et en tuèrent autant qu’ils avaient perdu de combattants. Quelques-uns, à bout de ressources, incendièrent leurs maisons pour que l’ennemi ne puisse faire sur eux aucun butin. D’autres mirent à mort, de leur propre main, leurs enfants et leurs femmes, réduits à cette extrémité pour les soustraire à l’esclavage. » (Flavius Josèphe, « Antiquités juives », XIII, 362-363)

Monnaie de bronze de Cléopâtre VII frappée à Gaza, 51 avant notre ère.
Fourni par l’auteur

Trente ans plus tard, la ville renaîtra à nouveau de ses cendres, lorsque les Romains, vainqueurs de la Judée hasmonéenne, rendent Gaza à ses anciens habitants. Puis la ville est placée, pendant quelques années, sous la protection de la reine Cléopâtre, alliée des Romains, qui y frappe des monnaies. La cité retrouve alors son rôle commercial de premier plan et redevient pour plusieurs siècles l’un des grands creusets culturels du Proche-Orient.


Christian-Georges Schwentzel vient de publier les Nabatéens. IVᵉ siècle avant J.-C.-IIᵉ siècle. De Pétra à Al-Ula, les bâtisseurs du désert, aux éditions Tallandier.

The Conversation

Christian-Georges Schwentzel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Les richesses de la Gaza antique exposées à l’Institut du monde arabe – https://theconversation.com/les-richesses-de-la-gaza-antique-exposees-a-linstitut-du-monde-arabe-265405

L’arabe en France, une langue en quête de légitimité

Source: The Conversation – France (in French) – By Ali Mostfa, Maître de conférences, HDR, en études sur le fait religieux en islam, UCLy (Lyon Catholic University)

La langue arabe n’est pas proposée comme langue vivante principale (LV1 ou LV2), mais seulement comme LV3 optionnelle. Tanim Mahbub/Pixabay, CC BY

Deuxième langue la plus parlée en France, et l’une des plus répandues au monde, l’arabe reste pourtant peu enseigné dans le système scolaire, marginal dans les institutions culturelles et largement perçu comme une langue de l’« Autre ». Cette dissociation interroge : la langue arabe est présente mais non reconnue, transmise mais rarement légitimée, entendue mais peu écoutée. Quelle place la société française lui accorde-t-elle – ou refuse-t-elle encore de lui accorder ?


Parmi les langues parlées en France, l’arabe occupe une place singulière. Largement pratiquée dans ses formes dialectales par des millions de citoyens issus de l’immigration maghrébine, la langue arabe structure de nombreuses identités culturelles, même lorsque sa maîtrise dans sa forme classique reste partielle. Présent dans l’histoire migratoire, familiale, musicale, esthétique et affective de la France contemporaine, l’arabe peine pourtant à se faire une place dans l’espace public.

Cette difficulté tient en grande partie à un amalgame persistant entre la langue arabe et des représentations négatives de l’islam. Pour beaucoup de familles, transmettre l’arabe est devenu source d’ambivalence, voire de renoncement, par crainte de nourrir des soupçons de communautarisme ou de rejet de la République française. Le documentaire Mauvaise langue (France Télévisions, 2024) montre combien l’arabe est « perçu comme le cheval de Troie du grand remplacement, de cette invasion fantasmée, de cet islamisme qui fait peur ». Cette honte linguistique intériorisée freine la transmission au sein des familles. Comme l’explique le journaliste Nabil Wakim dans l’Arabe pour tous. Pourquoi ma langue est taboue en France (2020), l’usage de la langue reste souvent cantonné à l’oralité domestique, aux fêtes ou aux souvenirs de vacances, rarement envisagé comme une langue de savoir ou de citoyenneté.

En 2016, la polémique autour de l’offre de langues vivantes dès l’école primaire en a fourni une illustration éclatante. La ministre de l’éducation nationale Najat Vallaud-Belkacem avait alors défendu une meilleure reconnaissance de l’arabe parmi les langues proposées dès le cours préparatoire, dans une logique de plurilinguisme républicain. Une partie de la droite et de l’extrême droite l’avait alors accusée de vouloir céder au communautarisme, qualifiant les cours projetés de « véritables catéchismes islamiques ».

La langue arabe à l’école publique : une menace pour la République française ?

Le passage du dispositif Elco (l’enseignement des langues et cultures d’origine) aux Eile (enseignements internationaux de langues étrangères) en 2020 devait répondre aux critiques de longue date sur l’opacité et la marginalité de ces cours. Or, cette réforme s’est opérée dans un contexte politique tendu, marqué par le discours du président Emmanuel Macron aux Mureaux (Yvelines), le 2 octobre 2020, annonçant sa stratégie contre le « séparatisme islamiste ». Dans ce discours, le président déclarait :

« Parce que l’école doit d’abord inculquer les valeurs de la République [française], non celles d’une religion, nous allons mettre fin aux Elco, les enseignements des langues et cultures d’origine. »

Par cette phrase, le président de la République associe implicitement l’enseignement des langues d’origine, et en particulier de l’arabe, à la transmission de la religion, ce qui entraîne une confusion entre apprentissage linguistique et prosélytisme. Cette formulation a renforcé dans l’opinion publique l’idée que l’arabe serait par nature incompatible avec l’espace laïc scolaire, et que l’apprentissage de cette langue relèverait d’une logique communautaire.

Le remplacement de l’Elco par les Eile visait donc, dans cette perspective, à réinscrire ces enseignements dans un cadre républicain contrôlé. Mais ce geste de normalisation a aussi renforcé la stigmatisation de l’arabe comme langue à surveiller, et non comme langue à promouvoir.

Dans l’école, l’enseignement de l’arabe reste largement marginalisé. Comme le souligne le rapport « Repères et références statistiques 2024 » du ministère de l’éducation nationale, l’arabe n’apparaît pas parmi les langues vivantes principales (LV1 et LV2), mais seulement comme LV3 optionnelle, suivie par moins de 6 % des élèves concernés. Pourtant, dans le cadre du dispositif Eile, l’arabe est la seule langue à avoir été pérennisée dans certaines académies, avec une demande croissante… mais une offre limitée à une heure et demie hebdomadaire. Bien qu’un nombre important d’élèves descendants de familles arabophones soient présents dans les établissements scolaires, leur langue demeure quasiment invisibilisée comme langue de savoir et reléguée à la sphère privée, absente de l’espace public.

Selon le ministère de l’éducation nationale, seuls 18 790 élèves étudient l’arabe, soit à peine 3 % des collégiens et lycéens. En 2025, seuls 7 postes sont ouverts au CAPES d’arabe et 5 à l’agrégation, contre 784 et 246 en anglais, 287 et 98 en espagnol, et seulement 9 au CAPES et 4 à l’agrégation de chinois. À l’université, seuls quelques établissements publics proposent l’arabe. Le rapport de recherche de Marcelo Tano « Les effectifs étudiants du secteur Lansad universitaire en France », Lansad (2022), indique que 0,29 % des étudiants non spécialistes sont inscrits en arabe, soit 6 926 sur 2,5 millions.

Ce déficit de reconnaissance entretient une forme d’invisibilité durable. La langue arabe est présente dans les foyers, les pratiques culturelles et cultuelles, mais elle est rarement reconnue comme une langue de création intellectuelle, de littérature ou d’émancipation critique. La circulaire Sarkozy de 2006, relative à la régularisation des parents sans papiers, stipulait que la pratique d’une langue étrangère pouvait être interprétée comme un signe d’attachement au pays d’origine, un facteur défavorable à l’obtention d’un visa.

Au-delà du soupçon, une politique de reconnaissance à construire

De nombreux sociolinguistes et spécialistes de la didactique des langues s’accordent à dire qu’ignorer certaines langues minorées – et en particulier ici, l’arabe – revient à entretenir une hiérarchie artificielle entre langues dites « de culture » et langues dites « communautaires » ou « religieuses ». Cette hiérarchie n’est pas neutre, elle participe d’un processus d’invisibilisation systémique.

Cette marginalisation linguistique ne peut être dissociée des rapports de pouvoir qui traversent la société française. Lorsque la langue arabe est exclue des parcours scolaires ordinaires, c’est la légitimité même de ceux qui la parlent qui est implicitement fragilisée. Dans la lignée des travaux de Pierre Bourdieu, des chercheurs en didactique et en sociologie de l’éducation soulignent que l’opposition publique à l’enseignement de l’arabe s’est souvent accompagnée d’une tendance à considérer cette langue et cette culture d’origine comme un obstacle scolaire, voire comme une « langue de l’échec ». Ce refus de reconnaissance symbolique affecte directement la construction de soi et le sentiment d’appartenance des citoyens concernés.

Car une langue ne se réduit pas à un instrument utilitaire : elle est vecteur de mémoire, de savoir, de transmission et d’émancipation. La restreindre à la sphère privée ou religieuse revient à appauvrir l’espace commun. C’est précisément ce que dénonçait le linguiste Dell Hymes en appelant à rendre audible ce plus que portent les langues minorées, dans leurs formes, dans leurs usages et dans leurs imaginaires. Ce plus, c’est aussi ce que l’arabe apporte à la société française : un héritage pluriel, une sensibilité linguistique unique, une richesse d’expression encore trop peu valorisée.

De la langue d’origine à la langue de la République française

L’institution scolaire joue un rôle décisif dans la définition de la place des enfants issus de minorités dans la société. Enfants de l’immigration, de l’adoption internationale, enfants voyageurs, plurilingues ou entre plusieurs mondes, tous traversent des expériences familiales, sociales et linguistiques complexes. L’école est pour eux – et avec eux – le lieu où peut s’initier une inscription citoyenne, une appartenance reconnue, un avenir partagé. Mais lorsque les inégalités des conditions linguistiques persistent, elles se traduisent non seulement par des écarts durables dans l’accès au diplôme et à l’insertion professionnelle, mais aussi par une hiérarchie implicite entre langues dites « légitimes » et langues dites « suspectes ». Ce tri symbolique fragilise la reconnaissance des élèves comme membres à part entière de la communauté nationale.

Pour que les Eile remplissent leur promesse, encore faut-il former davantage d’enseignants, proposer des horaires hebdomadaires significatifs, et garantir une valorisation égale à celle des autres langues vivantes dans les parcours scolaires. Parallèlement, une politique culturelle ambitieuse devrait permettre à la langue arabe de circuler hors de l’école : dans les bibliothèques, dans les centres culturels, dans les festivals – à l’image, encore timide, de ce qui s’est amorcé au festival d’Avignon en 2025 – afin de lui redonner toute sa visibilité, sa beauté, sa puissance esthétique.

C’est dans ces lieux de rencontre entre les enfants, les langues et les récits que peut se jouer, ou « se rater », pour reprendre les termes de plusieurs pédagogues, l’expérience fondatrice d’une école réellement hospitalière à la pluralité.

The Conversation

Ali Mostfa ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. L’arabe en France, une langue en quête de légitimité – https://theconversation.com/larabe-en-france-une-langue-en-quete-de-legitimite-263658