Les bienfaits des animaux de compagnie sont connus. Il faut s’attaquer aux obstacles qui empêchent certains d’en profiter

Source: The Conversation – in French – By Renata Roma, Researcher Associate – Pawsitive Connections Lab, University of Saskatchewan

Les bienfaits des animaux de compagnie sont largement reconnus et étudiés.

Les animaux domestiques peuvent améliorer l’humeur et renforcer le système immunitaire. Ils incitent à rester actif et en forme, apportent de la compagnie et du réconfort émotionnel, tout en favorisant les liens sociaux. Ils peuvent même augmenter l’espérance de vie.

Malheureusement, tout le monde n’a pas accès à un animal de compagnie. Plusieurs groupes se heurtent à des obstacles lorsqu’il s’agit de passer du temps ou de vivre avec un animal. Parmi ces obstacles, citons le manque de logements adaptés et de ressources pour payer la nourriture et les soins vétérinaires.

Il peut également y avoir des freins plus concrets, tels que des clauses interdisant les animaux dans les contrats de location ou des politiques interdisant leur présence dans les maisons de retraite.




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Dans notre quête d’égalité sociale, il est essentiel de s’attaquer à ce qui empêche certaines personnes de profiter des bienfaits de la vie avec un animal de compagnie.

Défis et idées reçues

De nombreux facteurs peuvent empêcher les gens d’adopter un animal de compagnie. Parmi ceux-ci, citons le manque de logements appropriés et de ressources financières pour la nourriture et les soins vétérinaires. Une enquête canadienne a montré que les nouveaux immigrants et les jeunes de 18 à 34 ans sont les groupes les plus touchés par ces facteurs, et que les personnes âgées connaissent souvent des problèmes de logement et des difficultés financières.


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Les propriétaires d’animaux peuvent éprouver un sentiment de détresse lorsqu’ils ne sont pas en mesure de payer les services de toilettage, la nourriture ou les soins de leur animal, dont la qualité de vie risque alors d’être réduite. Dans un tel cas, on constate que le bien-être des propriétaires et de leur bête peut être compromis.

De plus, des recherches ont montré que les personnes qui gagnent plus d’argent possèdent davantage d’animaux compagnie. En ce qui concerne les facteurs économiques, il est inquiétant d’entendre dire que certaines personnes ne devraient pas avoir d’animaux. La Michelson Found Animals Foundation met en lumière plusieurs idées reçues, généralement associées aux finances, concernant la vie avec des animaux domestiques.

Certaines personnes pensent que si on vit dans un appartement plutôt que dans une maison dotée d’une cour et d’un espace vert, on ne devrait avoir que des chiens de petite taille. Cette croyance ne tient pas compte du niveau d’énergie de l’animal, car certains petits chiens sont beaucoup plus dynamiques que des chiens plus gros. Elle ne considère pas non plus la capacité du maître à stimuler mentalement et physiquement son animal.

D’autres estiment qu’une personne qui n’a pas les ressources financières pour répondre aux besoins d’un animal de compagnie ne devrait pas en avoir. Cette pensée ne fait que renforcer les inégalités sociales et reflète une forme de discrimination insidieuse.

Les problèmes financiers et les conditions de logement peuvent contraindre certaines personnes à se séparer de leur animal de compagnie, ce qui constitue un choix difficile sur le plan émotionnel. Une de nos recherches menées, menées avec Rebecca Raby, chercheuse sur l’enfance et la jeunesse, et des étudiants de l’université Brock, montrent que les enfants sans foyer ont souvent des sentiments d’intimité affective envers leurs animaux de compagnie en même temps que des sentiments de perte et de deuil. Dans le cadre de cette recherche, des enfants sans foyer ont raconté des histoires où ils avaient perdu un animal, que ce soit à la suite d’une séparation ou d’un décès.




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D’autres études indiquent que la plupart des personnes en situation d’itinérance sont des propriétaires d’animaux responsables, que leurs bêtes sont souvent en bonne santé et profitent de la compagnie humaine. Le lien émotionnel est réciproque et mutuellement bénéfique.

Animaux de compagnie pour tous

Les inégalités systémiques influencent la possibilité d’adopter un animal de compagnie. Nous devons mettre en place des stratégies et des politiques ciblées pour réduire les difficultés que rencontrent ces familles et ces communautés. Nous devons augmenter les possibilités de cohabitation avec des animaux afin de diminuer les inégalités sociales dans ce domaine.

Plusieurs études soulignent la nécessité d’améliorer l’accès aux soins vétérinaires gratuits ou peu coûteux. Il est également essentiel de rendre les refuges et les logements plus accueillants pour les animaux de compagnie. Les campagnes visant à réduire les idées reçues sur l’adoption d’animaux par certains groupes constituent également une stratégie importante.

Le Community Veterinary Outreach (CVO) est un exemple de programme qui contribue à rendre l’adoption d’un animal de compagnie plus accessible. Cet organisme de bienfaisance est présent dans plusieurs provinces du Canada. Il fournit des soins de santé aux humains ainsi que des soins préventifs aux animaux de compagnie. Il organise également des programmes d’éducation sur des sujets tels que le comportement, l’alimentation et l’hygiène dentaire des animaux. L’ensemble de ces services permet de soutenir des personnes vulnérables qui possèdent des animaux.

Un autre exemple est le programme canadien de financement PetCard, qui offre des options de paiement flexibles pour des services vétérinaires.

Nous devons toutefois intensifier notre collaboration et sensibiliser la population à l’importance des animaux de compagnie pour divers groupes de personnes. Élargir ce débat permettra de concevoir des politiques plus équitables, de favoriser la justice sociale et de rapprocher les communautés.

En négligeant la pertinence de cette réflexion, nous risquons de perpétuer des points de vue discriminatoires à l’égard de l’adoption d’animaux de compagnie.

Des bienfaits pour tous

Le fait que la situation économique d’une famille ou ses possibilités de logement restreignent son accès à un animal domestique est problématique, car cela fait en sorte que certaines personnes ne peuvent profiter du bien-être que procure la compagnie d’un animal. Ces bienfaits sont ainsi limités à un groupe privilégié.

Nous pouvons aider les humains et les animaux à bâtir des liens significatifs en promouvant un accès équitable à l’adoption d’animaux. Toutes les initiatives en ce sens doivent accorder la priorité aux besoins physiques et émotionnels des animaux de compagnie, en veillant à ce que le lien avec les humains leur soit bénéfique. Le bien-être et les droits des animaux de compagnie ne doivent jamais être négligés.

Pour créer une approche équitable qui permette à diverses populations de profiter de la compagnie d’animaux domestiques, nous devons concilier les besoins des humains et des animaux en tenant compte du bien-être de tous.

La Conversation Canada

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. Les bienfaits des animaux de compagnie sont connus. Il faut s’attaquer aux obstacles qui empêchent certains d’en profiter – https://theconversation.com/les-bienfaits-des-animaux-de-compagnie-sont-connus-il-faut-sattaquer-aux-obstacles-qui-empechent-certains-den-profiter-258038

La RDC et le Rwanda signent un accord de paix négocié par les États-Unis : quelles sont ses chances de succès ?

Source: The Conversation – in French – By Jonathan Beloff, Postdoctoral Research Associate, King’s College London

Les ministres des Affaires étrangères du Rwanda et de la République démocratique du Congo (RDC) ont signé un nouvel accord de paix le 27 juin 2025 sous l’égide des États-Unis.

Cet accord vise à favoriser une paix durable, à développer les échanges économiques et à renforcer la sécurité. La RDC est l’un des plus grands pays d’Afrique, avec plus de 110 millions d’habitants. Le Rwanda compte 14 millions d’habitants.

Après trois décennies de guerre et de tensions entre les deux pays voisins depuis le génocide des Tutsis de 1994, cet accord devrait permettre de jeter les bases d’un progrès bénéfique pour les deux nations.

Pour l’administration Donald Trump, c’est l’occasion de montrer l’efficacité de sa politique étrangère « transactionnelle », axée sur les échanges et les avantages à court terme pour chaque acteur.

La plupart des détails de l’accord n’ont pas été divulgués avant sa signature. Une information a toutefois filtré: la RDC aurait renoncé à exiger le retrait des soldats rwandais de son territoire.

Depuis 2021, le gouvernement congolais, des chercheurs et l’ONU accusent le Rwanda de soutenir militairement le M23, en guerre contre le gouvernement de Kinshasa depuis 2021. Le gouvernement rwandais nie toute implication active, mais éprouve une certaine sympathie pour le groupe rebelle congolais.

En vertu de l’accord de juin 2025, chaque partie a fait des concessions et formulé des demandes qui sont peut-être plus faciles à dire qu’à faire. Les deux pays veulent également montrer à l’administration Trump leur volonté de négocier et de parvenir à un accord. Ils espèrent ainsi conclure de futurs accords avec les États-Unis, sur lesquels Trump est resté vague.

La RDC possède d’immenses richesses minérales, notamment de l’or, des diamants, du tungstène, du coltan, de l’étain et du lithium. Ces derniers minéraux sont utilisés dans les puces informatiques, les batteries et d’autres technologies.




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La question est de savoir si ce dernier accord permettra d’instaurer la paix en RDC. La réponse est probablement non, si l’on en croit les recherches sur l’instabilité dans l’est de la RDC. la politique étrangère rwandaise et les dynamiques sécuritaires et politiques entre le Rwanda et la RDC depuis plus de 15 ans.

Cela s’explique principalement par le fait que :

  • les principaux acteurs impliqués dans la crise ont été écartés des négociations

  • aucune disposition n’a été prise pour garantir l’application de l’accord

  • les opportunités pour les entreprises américaines restent incertaines compte tenu de l’insécurité qui règne dans les régions minières.

Les racines de la crise

Après le génocide des Tutsis en 1994, d’anciens auteurs du génocide ont profité de l’immensité de la RDC pour planifier des attaques contre le Rwanda. Ils avaient l’intention de retourner au Rwanda pour achever le génocide. Les conséquences ont conduit à la première guerre du Congo (1996-1997) et à la deuxième guerre du Congo (1998-2003).

C’est au cours de cette deuxième guerre sanglante que la RDC a été démembrée par plusieurs groupes rebelles alignés sur divers pays et acteurs politiques. L’ONU accuse le Rwanda et l’Ouganda de se livrer à un commerce illégal massif de minerais. Les deux pays nient ces accusations.

Les conséquences du conflit se font encore sentir plus de 20 ans après. Malgré de multiples accords de paix et des programmes de désarmement, de démobilisation et de réintégration, on estime à 120 le nombre de groupes rebelles encore actifs au Congo.

L’un d’entre eux, les Forces démocratiques pour la libération du Rwanda (FDLR), vise à rétablir la division ethnique et le génocide au Rwanda. Le gouvernement rwandais craint l’idéologie génocidaire et haineuse de ce groupe.

En outre, les FDLR et d’autres acteurs extrémistes tels que Wazalendo prennent pour cible les Banyarwanda. Ce groupe ethnique, qui réside principalement dans l’est de la RDC, est historiquement lié au Rwanda. Il a été la cible d’attaques qui ont contraint des dizaines de milliers de personnes à fuir vers le Rwanda.




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Ces attaques ont conduit à la résurgence du M23. Malgré ses échecs en 2013, le M23 a réalisé des avancées majeures fin 2021 en réponse aux attaques contre les Banyarwanda. Le groupe rebelle a mené une campagne militaire couronnée de succès qui lui a permis d’occuper de vastes territoires dans l’est de la RDC.

Leur succès est largement attribué aux Forces de défense rwandaises, bien que Kigali nie cette affirmation.

Les concessions mutuelles

Le dernier accord de paix tente de concilier les intérêts sécuritaires, politiques et économiques des deux nations.

Les détails de l’accord n’ont pas été rendus publics, mais certaines hypothèses peuvent être formulées à partir de son cadre général et des documents fuités.

La première hypothèse est que chaque pays s’engage à respecter la souveraineté de l’autre et à cesser tout soutien aux groupes armés. Cela inclura une coordination conjointe en matière de sécurité et une collaboration avec la mission de maintien de la paix de l’ONU déjà en place. En outre, les réfugiés congolais qui ont fui l’est de la RDC, estimés à plus de 80 000, seront autorisés à rentrer chez eux. Enfin, les deux pays mettront en place des mécanismes visant à favoriser une plus grande intégration économique.

La RDC a également signalé sa volonté d’attirer les investisseurs américains. Les vastes richesses minérales de la RDC restent largement sous-exploitées. Les investissements américains pourraient permettre de développer une exploitation minière plus sûre et plus rentable que les méthodes actuelles. Kinshasa a également accepté de lutter contre la corruption et de simplifier le système fiscal.

Si la plupart de ces mesures incitatives visent les entreprises d’extraction minière, elles concernent également les sociétés de sécurité privées. L’incapacité de l’armée congolaise à vaincre le M23 montre à quel point la situation sécuritaire est fragile. Certains en RDC estiment que cela justifie une intervention étrangère.

Cependant, les garanties sécuritaires offertes dans le cadre de cet accord restent floues. Ces incertitudes pourraient freiner sa mise en œuvre et compromettre son succès.

Les faiblesses

Plusieurs raisons expliquent pourquoi ce dernier accord a peu de chances de mener à la paix.

Premièrement, le M23 n’a pas participé aux négociations. Or, ce groupe est le principal acteur militaire dans l’est de la RDC. Étant donné qu’il s’agit du principal acteur militaire dans l’est de la RDC, son engagement en faveur du processus de paix ne peut être garanti.

Deuxièmement, d’autres forces rebelles dans différentes régions du pays se sentiront également exclues. Elles pourraient voir cet accord comme une opportunité pour obtenir davantage de concessions de la part du gouvernement congolais.

Troisièmement, il existe peu de mécanismes pour faire respecter l’accord. Depuis la deuxième guerre du Congo, de nombreux traités, accords et programmes de désarmement ont été conclus, sans grand succès. L’accord de Pretoria conclu entre le Rwanda et la RDC en 2002 n’a pas abouti à une paix durable. Le nom M23 fait référence à leur mécontentement suite l’échec de l’accord en 2009.

En 2024, le Rwanda et le Congo ont failli parvenir à un accord sous la médiation de l’Angola, après le retrait de ce dernier s’est retiré. Le processus a ensuite été repris par le Qatar, puis par les États-Unis.

Enfin, les investisseurs américains pourraient être découragés par les problèmes de sécurité, de réglementation et de corruption qui affligent la RDC. Même si le gouvernement congolais promet de s’attaquer à ces problèmes, il ne dispose pas des capacités nécessaires pour tenir ses engagements.

The Conversation

Jonathan Beloff a reçu un financement du Conseil de recherche en arts et sciences humaines (AH/W001217/1).

ref. La RDC et le Rwanda signent un accord de paix négocié par les États-Unis : quelles sont ses chances de succès ? – https://theconversation.com/la-rdc-et-le-rwanda-signent-un-accord-de-paix-negocie-par-les-etats-unis-quelles-sont-ses-chances-de-succes-260247

Les fondations philanthropiques doivent-elles mourir pour mieux agir ?

Source: The Conversation – in French – By Sacha-Emmanuel Mossu, Doctorant en philosophie, Université Laval

Le modèle traditionnel de la philanthropie repose sur l’idée que les fondations doivent durer éternellement, en préservant leur capital et en redistribuant chaque année une petite partie de leurs revenus. Pourtant, de plus en plus de voix s’élèvent pour remettre en question cette logique, parfois jugée lente, inefficace et déconnectée de l’urgence des besoins sociaux. Et certains philanthropes commencent à montrer l’exemple.

En mai, le milliardaire Bill Gates a annoncé qu’il comptait épuiser le fonds de dotation de la Fondation Bill & Melinda Gates d’ici 2045. Cela représentera des investissements philanthropiques de plus de 200 milliards de dollars américains ainsi que la fermeture, à terme, de l’organisation. Cette annonce rompt avec les normes de la philanthropie partout dans le monde, où les fondations sont généralement conçues pour durer indéfiniment.

Le Canada n’y fait pas exception. En s’enregistrant auprès de l’Agence du revenu du Canada (ARC), les fondations peuvent faire fructifier leurs actifs tout en générant des revenus exempts d’impôts. Même si la loi les oblige à dépenser chaque année un minimum de 5 % de leurs actifs, les rendements réalisés sur les marchés financiers égalent ou dépassent souvent ce seuil. Les fondations peuvent donc se contenter de distribuer année après année les intérêts de leurs investissements, sans jamais toucher au capital.

Ce modèle « de charité à perpétuité » se fait souvent reprocher son inefficience fiscale. Selon la fiscaliste Brigitte Alepin, il faut en moyenne 35 ans pour que les activités caritatives d’une fondation compensent les avantages fiscaux perçus par ses fondateurs.

Je suis doctorant en philosophie à l’Université Laval en cotutelle à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, et mon collègue David Grant-Poitras est doctorant en sociologie à l’Université du Québec à Montréal. Affiliés au Réseau canadien de recherche partenariale sur la philanthropie (PhiLab), basé à l’Université du Québec à Montréal, nous étudions la philanthropie dans le cadre de nos travaux de recherche. Nous travaillons à documenter le processus de fermeture de la Ivey Foundation, qui co-finance la recherche.

Un modèle alternatif qui fait ses premiers pas au Canada

Bien que la perpétuité fasse office de norme dans le milieu philanthropique, certaines fondations remettent en question sa pertinence. À côté des fondations dites « pérennes », un nouveau modèle prend forme : les fondations à durée de vie limitée (ou sunsetting foundations en anglais). Celles-ci s’engagent délibérément à dépenser l’entièreté de leurs actifs et cesser leurs activités au terme d’une période donnée ou suivant l’atteinte d’objectifs spécifiques.




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Ce modèle n’est pas nouveau : il a été mis en œuvre par des pionniers comme le Rosenwald Fund, la Aaron Diamond Foundation ou encore la John M. Olin Foundation, fermés respectivement en 1948, 1996 et 2005. Toutefois, il connaît un regain d’intérêt, particulièrement aux États-Unis, où un nombre croissant de fondations, surtout les plus jeunes, adoptent cette approche. Même si la pratique reste marginale au Canada, certaines fondations comme la Ivey Foundation, dont la fermeture est planifiée pour 2027, commencent à suivre le mouvement.

Moins de temps, plus d’impact !

Pourquoi choisir de fermer une fondation plutôt que de lui assurer une existence perpétuelle ? Pourquoi des philanthropes comme Bill Gates ne préfèrent-ils pas assurer la survie d’une institution qui immortalisera son nom ? Dans un cahier de recherche publié récemment, le Réseau canadien de recherche partenariale sur la philanthropie s’est penché sur la question.

Plusieurs raisons peuvent motiver un tel choix : décès des fondateurs, conflits familiaux, ou encore volonté de constater de son vivant les effets de sa philanthropie. Mais au-delà de ces facteurs, c’est souvent un souci d’efficacité qui pousse ces fondations à limiter leur durée de vie.

À ce sujet, la sociologue Francie Ostrower, professeure à la LBJ School of Public Affairs and College of Fine Arts de l’université du Texas à Austin, suggère que les fondations « pérennes » ont parfois tendance à faire de leur propre survie un objectif, au détriment de leur mission sociale. À l’inverse, les fondations à durée limitée se perçoivent davantage comme des « véhicules » au service des causes sociales qu’elles soutiennent. Dans cette optique, rejeter la perpétuité devient une stratégie pour maximiser l’impact social.


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Programmer sa fermeture donne souvent aux fondations plus de flexibilité et de marge de manœuvre. Cela permet, par exemple, d’augmenter les dépenses annuelles bien au-delà du seuil de 5 %, et donc de soutenir davantage d’organismes ou de financer des projets ambitieux nécessitant des investissements massifs à court terme. Dans certains cas, l’abandon de la perpétuité réduit les dépenses administratives, ce qui dégage des ressources à réinvestir dans ce qui compte vraiment.

De plus, puisque la gestion des dépenses est affranchie des contraintes liées à la pérennisation du fonds de dotation, les fondations à durée de vie limitée s’adaptent plus facilement aux événements imprévus et sont plus réactives à l’évolution des besoins sur le terrain.

Ce modèle est d’autant plus attrayant pour les petites et moyennes fondations qui peuvent ainsi accroître considérablement leur influence dans leur secteur, chose difficile dans un modèle fondé sur la préservation du capital.

Ne pas juste donner plus, mais donner mieux

Notre recherche montre également que les avantages ne sont pas seulement d’ordre quantitatif ou financier, mais aussi qualitatif. Planifier sa fermeture pousse aussi à réfléchir en profondeur à l’utilisation optimale des ressources disponibles dans un laps de temps limité. D’après plusieurs témoignages, l’échéance imposée par la fermeture motive le personnel de la fondation, génère un sentiment d’urgence et instaure une meilleure discipline. Cela incite à concentrer efforts et ressources sur les projets essentiels et à éviter le gaspillage sur des activités jugées secondaires.

Paradoxalement, limiter la durée de vie d’une fondation ne signifie pas adopter une vision à court terme. Au contraire, tout indique que cela favorise une réflexion sérieuse sur la durabilité et les impacts à long terme des projets financés.

Sachant qu’elles ne seront pas là pour toujours, les fondations à durée de vie limitée sont naturellement portées à trouver des solutions pérennes aux problèmes sociaux et à renforcer les capacités des organisations qui prendront le relais une fois qu’elles auront cessé leurs activités. Bref, comme l’affirme le philanthrope américain Jack Eckerd, « si les fondations sont éternelles, elles mettront une éternité à accomplir quoi que ce soit ».

Alors que 135 milliards dorment dans les fonds de dotation des fondations canadiennes, le moment est peut-être venu de repenser le modèle dominant. En encourageant le développement de fondations à durée de vie limitée, le Canada pourrait non seulement réinjecter massivement des ressources dans la société, mais aussi revitaliser le rôle du secteur philanthropique dans la réponse aux enjeux sociaux les plus pressants.

La Conversation Canada

Sacha-Emmanuel Mossu a reçu des financements du Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH), de la Fondation Famille Choquette et du Fonds François-et-Rachel-Routhier. Il est membre du PhiLab dont le projet de recherche est co-financé par la Ivey Foundation.

David Grant-Poitras ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Les fondations philanthropiques doivent-elles mourir pour mieux agir ? – https://theconversation.com/les-fondations-philanthropiques-doivent-elles-mourir-pour-mieux-agir-257162

Feux de forêt : voici pourquoi il faut une structure nationale pour mieux les gérer

Source: The Conversation – in French – By Alizée Pillod, Doctorante en science politique, Université de Montréal

L’été ne fait que commencer au Canada et l’on comptabilise déjà près de 2000 feux de forêt depuis le début de l’année. Ce sont plus de 4 millions d’hectares qui sont partis en fumée, soit l’équivalent de la taille du territoire de la Suisse. À ce rythme, la saison 2025 pourrait s’avérer tout aussi catastrophique – voire pire – que celle de 2023, l’une des plus dévastatrices jamais enregistrées au pays.

Face à ces feux toujours plus difficiles à maîtriser et ne connaissant pas de frontières, la création d’une structure nationale capable de coordonner efficacement les efforts des pompiers sur le terrain est à nouveau envisagée.

En quoi cela consisterait-il exactement ? À quel prix ?

Doctorante et chargée de cours en science politique à l’Université de Montréal, mes travaux portent sur la construction sociale des problèmes publics. Je m’intéresse notamment aux effets de cadrage de la crise climatique et à leur rôle dans l’apport de changements de politique publique.


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Une gestion fragmentée en perte d’efficacité

Le Canada compte environ 3 200 services d’incendie, majoritairement organisés au niveau local – municipalités, comtés ou districts. À cela s’ajoutent, dans chaque province et territoire, des agences spécialisées dans la lutte contre les feux de forêt, distinctes des services municipaux. La coordination interprovinciale en matière de feux de forêt est assurée par le Centre interservices des feux de forêt du Canada (CIFFC). Le gouvernement fédéral intervient également, notamment par l’entremise du ministère de la Sécurité publique, et détient l’autorité nécessaire pour déclarer l’état d’urgence.

Ainsi, les trois paliers de gouvernement peuvent être mobilisés dans la gestion des incendies de forêt. Or, bien qu’ils répondent à des mandats complémentaires, ces services demeurent fragmentés. L’absence d’un mécanisme centralisé de coordination peut engendrer des chevauchements, des lenteurs dans les interventions et une certaine confusion sur le terrain.

Les pompiers sonnent l’alarme

L’idée d’une structure nationale dédiée à la gestion des incendies ne date pas d’hier. En 2006, l’Association canadienne des chefs de pompiers soulevait déjà la question lors de son assemblée générale annuelle. À l’époque, elle reconnaissait que les enjeux devenaient trop vastes et trop complexes pour être gérés de façon dispersée.

En décembre 2023, après une saison des feux record, l’idée a refait surface et semble plus que jamais dans l’air du temps. Cette fois, l’Association a décidé d’aller plus loin dans sa réflexion. Elle a publié un rapport destiné aux responsables politiques, dans lequel elle propose la création d’une véritable « administration nationale des incendies », afin de mieux coordonner les interventions à l’échelle du pays.




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Ce qu’une meilleure coordination permettrait

Les changements climatiques entraînent une multiplication et une intensification des feux de forêt. Les pompiers sont donc appelés à intervenir plus souvent, et sur des périodes plus longues.

Cette pression accrue a des conséquences humaines importantes. En plus de l’épuisement, ces interventions prolongées exposent les pompiers à des fumées toxiques, augmentant ainsi les risques de maladies cardiorespiratoires. Leur santé – et parfois leur vie – est en jeu. Dans ce contexte, l’Association canadienne des chefs de pompiers constate des difficultés croissantes de recrutement et de rétention.

À cela s’ajoute un autre enjeu : tous les pompiers ne sont pas formés pour combattre les feux de forêt, dont les dynamiques diffèrent des incendies urbains.

Par ailleurs, certains incendies dépassent les frontières administratives, comme en témoignent les brasiers toujours actifs aux abords des provinces des Prairies.

Dans son rapport, l’Association soutient qu’une structure nationale permettrait de mieux répondre à ces défis. D’une part, elle offrirait la possibilité d’investir de façon plus stratégique, en orientant les budgets vers la formation spécialisée et l’achat d’équipement, souvent inadéquat face aux réalités du terrain. D’autre part, elle faciliterait le déploiement du personnel entre les régions et améliorerait la gestion des ressources essentielles – notamment l’eau, utilisée en grande quantité pour éteindre les incendies.

Au-delà des feux de forêt, l’Association rappelle que d’autres risques justifient la création d’une telle structure. Elle cite en exemple le transport de marchandises dangereuses, un domaine où l’uniformisation des pratiques et des capacités de réponse à l’échelle nationale s’avère également nécessaire.

Enfin, une administration nationale permettrait de mieux intégrer les pompiers à l’élaboration des politiques qui ont un impact direct sur leur travail. Cela concerne par exemple les normes de construction, la réglementation des feux d’artifice ou d’autres enjeux touchant la sécurité publique et qui affectent, de près ou de loin, la gestion des feux de forêt.

Pour toutes ces raisons, plutôt que de simplement élargir le mandat du Centre interservices des feux de forêt du Canada (CIFFC), les représentants défendent une approche plus holistique.

Passer de l’idée à l’action

Pour étayer ses recommandations, l’Association canadienne des chefs de pompiers a mené une analyse comparative rigoureuse en s’intéressant à des modèles internationaux, notamment ceux des États-Unis et de la Nouvelle-Zélande, où des délégations se sont rendues sur place pour rencontrer les responsables d’organismes similaires.

Cette veille internationale leur a permis d’identifier les bonnes pratiques et d’anticiper les défis rencontrés ailleurs. Cela leur a permis, par exemple, d’échanger sur les budgets alloués, les compétences confiées à ces agences, leur degré d’autonomie par rapport aux gouvernements.

Sur le plan budgétaire, la création d’une administration nationale des incendies au Canada ne représenterait pas une charge insurmontable. Comme le souligne l’Association, il ne s’agirait pas de repartir de zéro, mais de s’appuyer sur les structures existantes – l’association elle-même étant déjà bien organisée – pour les transformer. Les services d’incendie disposent d’un budget annuel d’environ 5,6 milliards de dollars. Selon l’Association, un investissement supplémentaire de 2 millions de dollars par an serait suffisant pour mettre en place cette coordination nationale.

Ces dernières semaines, des représentants de l’Association ont rencontré des membres du gouvernement fédéral pour discuter de leur proposition. Mais les gouvernements des territoires, des provinces et des municipalités devront aussi être consultés. Or, les discussions intergouvernementales semblent pour l’instant dominées par la guerre commerciale avec les États-Unis.

Autre frein : le premier ministre Carney n’a pas été élu avec un mandat environnemental fort. Pourtant, il aurait tout intérêt à s’emparer du dossier, étant donné que les coûts liés à la lutte contre les incendies de forêts, à eux seuls, dépassent désormais le milliard de dollars par an.

La Conversation Canada

Alizée Pillod est affiliée au Centre d’Études et de Recherches Internationales de l’UdeM (CERIUM), au Centre de recherche sur les Politiques et le Développement Social (CPDS) et au Centre pour l’Étude de la citoyenneté démocratique (CECD). Ses recherches sont subventionnées par les Fonds de Recherche du Québec (FRQ). Alizée a aussi obtenu la Bourse départementale de recrutement en politiques publiques (2021) ainsi que la Bourse d’excellence Rosdev (2023). Elle a également été la coordonnatrice pour un projet financé par Ouranos et le MELCCFP sur la communication climatique en contexte pandémique.

ref. Feux de forêt : voici pourquoi il faut une structure nationale pour mieux les gérer – https://theconversation.com/feux-de-foret-voici-pourquoi-il-faut-une-structure-nationale-pour-mieux-les-gerer-259216

Tour de France 2025 : quand le peloton traverse les mystères géologiques de la Flandre

Source: The Conversation – in French – By Patrick de Wever, Professeur, géologie, micropaléontologie, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)

Le Cap Blanc-Nez et la Manche vus du cimetière de Tardinghen. Jean-Pol Grandmont / Wikimedia commons, CC BY-NC-SA

Au-delà du sport, le Tour de France donne aussi l’occasion de (re)découvrir nos paysages et parfois leurs bizarreries géologiques. Le Tour de France 2025 s’ouvre ainsi dans les Hauts de France. Ses coureurs traverseront notamment, au cours de ces premiers jours, la plaine flamande. C’est la partie française du « pays bas » qui borde la mer du nord du Boulonnais à la Frise. Et est depuis des millions d’années sujette aux submersions marines.


À l’est des Hauts de France, la Flandre française est limitée par les contreforts du Massif ardennais ; au sud, par les collines qui, du Cambrésis au Boulonnais, appartiennent à un bombement qui se poursuit en Angleterre. Jalonnant cette structure, un relief modeste de moins de 300 mètres de haut, dont fait partie le Blanc-Nez, a été entaillé par le trop-plein du lac qui occupait la mer du Nord pendant les périodes de grande extension glaciaire : cette entaille a formé la vallée étroite qu’est le détroit du Pas-de-Calais.

Au Nord, la Flandre intérieure (le houtland) est constituée de collines molles, formées d’alternances de sables et d’argiles, accumulées dans un bassin marin calme il y a 55 à 35 millions d’années environ. La ligne de rivage était d’abord adossée sur les collines du Boulonnais-Artois, et s’en est progressivement éloignée en migrant vers le nord, effet lointain de la formation des Alpes.

Depuis quelques millions d’années, la Flandre française est épisodiquement submergée par la mer du fait des interactions entre tectonique des plaques et climat. Le changement climatique d’origine anthropique vient renforcer le phénomène.

Un paysage issu de la dernière glaciation

Dans le passé, des torrents dévalaient les collines méridionales de la Flandre française, à l’image des oueds sahariens autour de certains massifs montagneux. De nombreuses nappes de cailloutis (reg) se sont ainsi disséminées sur toute la Flandre. Une période climatique particulière, très chaude, a figé certains de ces dépôts au niveau du rivage de l’époque, en les cimentant par des oxydes ferrugineux. Ces cailloutis transformés en cuirasses ont protégé de l’érosion ultérieure les sables qu’ils recouvraient, formant l’alignement des monts de Flandres qui a étonné géologues et curieux : le Mont Cassel (176 m) est l’un de ces témoins.

Au cours du Quaternaire (depuis 2,6 millions d’années), les glaciations ont fait varier le niveau marin de plus de 100 m, asséchant plus ou moins la Manche et la mer du Nord lors de chaque pic glaciaire. Archéologues, paléontologues et géologues ont su reconstituer à partir des terrasses fluviatiles de la Somme, 10 cycles glaciaires de 100 000 ans chacun environ. Les travaux du canal Seine-Nord-Europe vont aussi contribuer à préciser ces reconstitutions.


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Le paysage actuel de la plaine maritime flamande résulte du façonnement produit depuis la fin de la dernière glaciation, c’est-à-dire environ 20 000 ans. Les archéologues néerlandais, belges et français qui coordonnent leurs recherches démontrent que la montée naturelle du niveau marin s’estompe, mais que le phénomène est désormais engendré sous l’effet prépondérant du réchauffement d’origine anthropique.

Des digues à partir du XIᵉ siècle

La dernière invasion marine a été bien documentée par les géologues : à partir de la fin du IIIe siècle et jusqu’au IXe siècle, ils ont mis en évidence l’enfouissement par une tourbe puis par des dépôts marins de traces d’activités agricoles et commerciales (salines entre autres). En réponse, montrent les archéologues de l’Inrap, les humains ont construit durant les 11e et XIIe siècles des digues pour se protéger de la submersion marine occasionnelle, et ont aménagé des espaces de collecte d’eaux pluviales pour se ménager une ressource en eau douce.

Dans cet ensemble, le moulin est sans doute la structure la plus connue. On en comptait plus de 200 au début de XXᵉ siècle, qui avaient deux destinations principales : certains servaient à pomper l’eau pour l’assèchement, d’autres à moudre les céréales. Ici, le « Moulin tour » de Watten (Nord) est composé d’une base en craie et d’un sommet en rouges-barres, alternance de craie et de briques. C’est un moulin à vent classique constitué d’une tour en maçonnerie, surmontée d’une calotte orientable dans le sens du vent, supportant les ailes fixées à un axe horizontal ou légèrement incliné vers le haut et un toit en bardage.
Wikimedia, Fourni par l’auteur

Jusque-là en effet, chaque propriétaire défendant son champ ne pouvait le faire qu’en renvoyant l’eau en excès chez ses voisins. Cette situation, qui engendrait des conflits, a mené dès le XIIe siècle Philippe d’Alsace, comte de Flandre, à tenter de mettre en place un système de gestion commun, ordonné et contrôlé. Mais il faut attendre le XVIIe siècle pour qu’un ingénieur hollandais, Cobergher, acquière la lagune résiduelle (Les Moëres) pour y construire un dispositif mécanique dont le principe est encore actuel. Seules la forme d’énergie et la commande des manœuvres, autorégulée aujourd’hui, ont depuis changé.

Aujourd’hui, la poldérisation – l’assèchement de marais littoraux pour en faire des terres cultivables – est de plus en plus gênée par la montée du niveau marin, par le développement de l’urbanisme et de l’industrialisation. La période de pluies soutenues, génératrices d’inondations au cours de l’hiver 2023-2024 a mis en évidence une autre limite : le processus de poldérisation a été élaboré pour drainer des terres agricoles ; à cette occasion, il a aussi été utilisé comme ouvrage d’assainissement à portée régionale pour drainer la totalité de la plaine maritime. Or ce système n’a jamais été dimensionné pour un tel objectif !

Un système de gestion désormais dépassé

Le principe de gestion est connu sous le nom de wateringues. Chaque propriétaire d’un lopin de terre est chargé de le cultiver et de l’entretenir : il rejette les eaux en excès (pluviales et ruissellements, donc douces), dans un drain (watergang) qui entoure sa parcelle et paye une redevance pour qu’elles soient collectées par un canal plus important (ringslot) qui les conduit vers des canaux classiques, gérés, eux, par Voies Navigables de France.

Formation du polder de la Flandre maritime. Le flux marin apporte des sédiments détritiques.
Modifié d’après AGUR, Fourni par l’auteur
Les sédiments apportés commencent à former des cordons dans la sens des courants.
Modifié d’après AGUR, Fourni par l’auteur
Les apports continentaux comblent l’espace derrière les cordons. À la fin du Quaternaire, la plaine maritime est une lagune protégée par un cordon dunaire qui se renouvelle sans cesse.
Modifié d’après AGUR, Fourni par l’auteur
Localisation des canaux (VNF) et coupe transversale (barre rouge) du polder au nord-est de Dunkerque.
Modifié d’après AGUR/IIW, Fourni par l’auteur

Le principal problème est qu’aujourd’hui, à marée haute, l’écoulement de l’eau à la mer ne peut plus se faire naturellement par gravité, à cause de la montée du niveau marin. L’eau est donc momentanément stockée derrière des écluses, soit en attendant la marée basse, soit pour être reprise par des pompes qui la rejetteront au-dessus de ces écluses. L’épisode d’inondations de l’hiver 2023-2024 a démontré qu’on ne détourne pas impunément un aménagement si l’on n’a pas compris le système fonctionnel du territoire.

Dans ce contexte, il s’agit de repenser dans sa totalité l’aménagement de ce territoire, porteur d’enjeux très lourds, économiques, sociaux, environnementaux. La dépression des Moëres, en particulier, est aujourd’hui officiellement située sous le niveau de la mer : elle devrait donc être (progressivement) libérée de tout habitat et peu à peu transformée en bassin de collecte des eaux pluviales et de ruissellement. Diverses formes de valorisation économique sont à étudier. Seul problème : les négociateurs du Traité d’Utrecht (1713) ont fait passer la frontière au milieu de cette dépression… ce qui implique de traiter ce problème dans un cadre européen.

The Conversation

Francis Meilliez est Professeur honoraire de Géologie et directeur de la Société Géologique du Nord.

Patrick de Wever ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Tour de France 2025 : quand le peloton traverse les mystères géologiques de la Flandre – https://theconversation.com/tour-de-france-2025-quand-le-peloton-traverse-les-mysteres-geologiques-de-la-flandre-258131

Une thérapie génique restaure l’audition chez des enfants atteints de surdité congénitale

Source: The Conversation – in French – By Maoli Duan, Associate Professor, Senior Consultant, Karolinska Institutet

Une fois que les patients ont reçu la thérapie génique, les améliorations auditives ont été à la fois rapides et significatives. Nina Lishchuk/ Shutterstock

Une thérapie génique a permis pour la première fois de restaurer l’audition chez des patients atteints d’une forme de surdité liée à la mutation d’un gène indispensable au fonctionnement de certaines cellules de l’oreille interne. Cette approche pourrait être utilisée pour traiter d’autre types de surdité d’origine génétique.


On estime que près de 3 nouveau-nés sur 1 000 présentent une perte auditive unilatérale ou bilatérale lorsqu’ils viennent au monde. Si la pose d’implants cochléaires peut améliorer la situation de ces enfants, c’est au prix d’une intervention chirurgicale invasive. En outre, ces dispositifs ne sont pas capables de reproduire en intégralité la finesse de l’audition naturelle.

Les résultats que nous avons obtenus récemment ouvrent toutefois une autre piste : nos recherches indiquent en effet que la thérapie génique peut rétablir l’audition, non seulement chez certains tout-petits, mais aussi chez de jeunes adultes atteints de surdité congénitale.

Nos travaux ont porté sur des personnes présentant une surdité due à des mutations survenues dans le gène OTOF, responsable de la production de la protéine otoferline. Cette dernière assure la transmission des signaux auditifs de l’oreille interne au cerveau, ce qui la rend indispensable.




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Contrairement à ce qui se passe dans le cas d’autres formes de surdité d’origine génétique, chez les individus porteurs de mutations dans le gène OTOF, les structures de l’oreille interne demeurent intactes, ce qui en fait de parfaits candidats à la thérapie génique. En effet, cette approche consiste à remplacer le gène défaillant par une version fonctionnelle : en cas de succès, les structures existantes fonctionnent à nouveau normalement, et l’audition est restaurée.

Pour transporter une copie fonctionnelle du gène OTOF au bon endroit, c’est-à-dire dans les cellules ciliées de l’oreille interne, nous avons utilisé comme vecteurs des virus modifiés. Ceux-ci peuvent être vus comme des « postiers moléculaires » : ils sont capables de « livrer » la réparation génétique précisément là où elle est requise.

Dans un premier temps, les virus modifiés se fixent à la membrane des cellules ciliées. Ils induisent ensuite leur internalisation, autrement dit leur transport dans lesdites cellules. Une fois entrés, ils poursuivent leur trajet jusqu’au noyau des cellules, où ils libèrent les instructions génétiques qui permettront la production d’otoferline au sein des cellules nerveuses auditives.

Nous avions préalablement testé ce protocole chez l’animal (primates), pour confirmer la sûreté de cette thérapie virale, avant d’entamer des études cliniques chez de jeunes enfants (âgés de cinq et huit ans). Nous avons ainsi pu constater son potentiel de restauration : les niveaux d’audition obtenus après traitement se sont parfois avérés quasi normaux.

Néanmoins, deux questions majeures restaient en suspens : quelle serait l’efficacité de cette approche chez des patients plus âgés ? Et existe-t-il une tranche d’âge optimale pour l’application du traitement ?

Pour y répondre, nous avons élargi notre essai clinique à cinq centres hospitaliers, ce qui nous a permis de recruter dix participants âgés de 1 à 24 ans, tous atteints de surdité OTOF. Chacun a reçu une injection dans l’oreille interne.

Les participants ont ensuite été étroitement suivis pendant 12 mois, grâce à des examens otologiques et des analyses de sang, afin de détecter tout problème.

Les améliorations auditives ont été estimées de deux façons : par des tests objectifs de réponse du tronc cérébral, et par évaluations comportementales. Dans le premier cas, les patients entendent des clics rapides (ou des bips) correspondant à différentes fréquences, tandis que des capteurs mesurent la réponse électrique automatique de leur cerveau à ces stimulations sonores. Dans le second cas, équipés d’un casque dans lequel des bips très faibles sont diffusés, les patients signalent chaque stimulus perçu en appuyant sur un bouton ou en levant la main, quelle que soit son intensité.

thérapie génique -- vue d’artiste
La thérapie génique met en œuvre la version synthétique d’un virus, utilisée pour délivrer un gène fonctionnel dans les cellules ciliées de l’oreille interne.
Kateryna Kon/Shutterstock

Les progrès constatés ont été à la fois rapides et significatifs, en particulier chez les plus jeunes : dès le premier mois, l’amélioration auditive moyenne atteignait 62 % selon l’évaluation par tests objectifs et 78 % selon les évaluations comportementales. Deux participants ont retrouvé une perception de la voix quasi normale ; la mère d’un enfant de sept ans a rapporté que son fils a perçu des sons à peine trois jours après l’administration du traitement.

Au cours des douze mois qu’a duré l’étude, des effets indésirables faibles à modérés ont été constatés chez dix patients, le plus fréquent d’entre eux étant une diminution du nombre de globules blancs. Aucun événement indésirable grave n’a été observé, ce qui confirme que cette thérapie présente un profil de sécurité favorable.

Traitement de la surdité génétique

Il faut souligner que c’est la première fois que de tels résultats sont obtenus chez des adolescents et des adultes atteints de surdité OTOF.

Par ailleurs, ces travaux nous ont renseignés sur la fenêtre d’intervention idéale. En effet, les gains les plus importants ont été observés chez les enfants âgés de cinq à huit ans. L’audition des tout-petits et des patients plus âgés s’est aussi améliorée, mais les progrès ont été moins spectaculaires.

Ce constat, a priori contre-intuitif, suggère que la capacité du cerveau à intégrer des sons nouvellement restitués par le système auditif varie en fonction de l’âge. Les raisons expliquant cette situation restent à déterminer.

Cet essai constitue un jalon : il a permis de combler l’écart qui existait entre les expérimentations chez l’animal et les études chez l’être humain, en couvrant qui plus est une large tranche d’âges. Il reste encore des questions en suspens concernant la persistance dans le temps des améliorations constatées. Mais la thérapie génique continue à progresser, et la possibilité de l’utiliser pour guérir la surdité d’origine génétique (et non plus seulement la gérer) est en train de devenir une réalité.

Ces travaux ont porté sur la surdité liée aux mutations du gène OTOF, mais il ne s’agit là que d’un début. Notre équipe (et d’autres) développent déjà des thérapies ciblant des gènes différents, impliqués eux aussi dans la surdité, mais plus répandus. Ces cas sont bien plus complexes à traiter, cependant les résultats précliniques déjà obtenus sont prometteurs. Cela nous permet d’envisager avec confiance le fait qu’à l’avenir, la thérapie génique pourra être employée pour traiter de nombreuses autres formes de surdité d’origine génétique.

The Conversation

Maoli Duan ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Une thérapie génique restaure l’audition chez des enfants atteints de surdité congénitale – https://theconversation.com/une-therapie-genique-restaure-laudition-chez-des-enfants-atteints-de-surdite-congenitale-260436

Changement climatique en Afrique : voici les compétences vertes dont les femmes ont besoin

Source: The Conversation – in French – By Ogechi Adeola, Full Professor and Deputy Vice-Chancellor of Administration and Human Resources, University of Kigali

Les femmes africaines sont une ressource précieuse, mais souvent sous-estimée. Elles ont longtemps été confrontées à de nombreux obstacles. Elles ont un accès limité à la terre, au financement, à l’éducation et aux postes de décision. Cela les empêche de participer pleinement à l’économie verte.

Une économie verte est une économie qui améliore le bien-être et l’équité sociale tout en réduisant les risques environnementaux. Elle exige que les individus utilisent moins de ressources pour produire plus.

Aujourd’hui, le monde se tourne vers les énergies renouvelables et cherche à s’adapter au changement climatique. De nouveaux secteurs d’emploi émergent. Si les femmes acquièrent les compétences vertes nécessaires, leur contribution à l’économie verte pourrait tripler. C’est particulièrement vrai dans l’agriculture, l’énergie, l’industrie et la transformation.

Par exemple, les agricultrices pourraient adopter des techniques d’agriculture intelligente face au climat, telles que l’irrigation goutte à goutte ou la culture de plantes résistantes à la sécheresse, tandis que les techniciennes pourraient être formés à l’installation et à la maintenance de panneaux solaires. Il s’agit là de formes pratiques de reconversion professionnelle (mise à jour des compétences des personnes afin de les adapter aux nouveaux emplois verts).

Les actions de mise à niveau et de reconversion des compétences vertes menées à l’échelle mondiale, telles que le Pacte pour des emplois verts pour les jeunes, donnent souvent la priorité aux jeunes occupant un emploi formel. Mais en Afrique, les femmes ne sont pas seulement parmi les plus touchées par le changement climatique, elles sont également essentielles pour apporter des solutions. De l’agriculture à la collecte de l’eau et à la consommation d’énergie domestique, les femmes sont à l’avant-garde de la recherche de solutions innovantes pour faire face au changement climatique.

De nombreuses femmes africaines appliquent déjà des pratiques traditionnelles respectueuses de l’environnement. Les femmes sont également plus susceptibles d’adopter des pratiques durables et d’influencer l’adaptation au niveau communautaire. Toutefois, pour faire face à l’évolution des défis climatiques, elles doivent également acquérir des compétences modernes, notamment dans le domaine des technologies. Cela permettra de préserver les connaissances locales grâce à la reconversion professionnelle verte et de les enrichir à l’aide de nouveaux outils et techniques.

Nous sommes spécialisés dans les questions de genre, de changement climatique, de développement durable et d’économie. Nous menons des recherches sur la manière dont la croissance de l’Afrique peut être stimulée en combinant égalité de genre, action climatique, finance numérique et innovation technologique.

Notre dernier ouvrage s’appuie sur cette vision. Il explore des stratégies visant à promouvoir le développement durable à travers l’Afrique. Le chapitre 9, intitulé « Green Reskilling of African Women for Climate Action » (Reconversion verte des femmes africaines pour l’action climatique), porte sur les compétences vertes et inclusives en matière de genre, ainsi que sur les compétences numériques vertes. Ces compétences sont essentielles pour que les femmes puissent s’épanouir dans le cadre de la transition climatique du continent.

Pour que les femmes acquièrent ces compétences vertes, les gouvernements et les partenaires de développement doivent concevoir des programmes inclusifs qui accordent la priorité à l’égalité des sexes, en particulier pour les femmes rurales, en situation de handicap et marginalisées. Les décideurs politiques doivent intégrer la reconversion verte dans les stratégies nationales en matière de climat, les réformes de l’éducation et les plans pour l’emploi.

C’est la seule façon de créer une transition juste qui ne laisse pas les femmes de côté.

Les femmes ne doivent pas seulement être les bénéficiaires des solutions climatiques. Elles doivent aussi être des co-créatrices et des leaders actives dans leur élaboration.

Compétences vertes et inclusives en matière de genre

Il s’agit du premier ensemble de compétences vertes dont les femmes africaines doivent se doter. Ces compétences comprennent :

  • Gestion des actifs naturels: La capacité à identifier, évaluer et conserver des ressources telles que les forêts, les points d’eau et les sols. Ces compétences sont requises dans les emplois qui visent à préserver l’équilibre environnemental à l’avenir, même si le climat se réchauffe.

  • Soutien à l’industrie à faible intensité de carbone: Il s’agit des compétences nécessaires pour travailler à la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Elles comprennent les énergies renouvelables, la réduction de l’impact environnemental du transport maritime et routier, et la fabrication durable.

  • Résilience climatique: Compétences qui aident les communautés à s’adapter au changement climatique. La culture de plantes résistantes à la sécheresse ou la construction d’infrastructures capables de résister aux inondations en sont des exemples.

  • Utilisation efficace des ressources: Capacité à utiliser les ressources naturelles de manière judicieuse, en réduisant les déchets et les coûts. Le recyclage, les économies d’eau ou les emballages durables en sont quelques exemples.

Compétences numériques vertes

Il s’agit de la deuxième catégorie de compétences vertes essentielles dont les femmes africaines ont besoin :

  • Compétences vertes en numérique et marketing : Capacité à utiliser les plateformes numériques pour commercialiser et promouvoir des produits et services respectueux de l’environnement.

  • Surveillance et inspection : Utilisation de technologies telles que les capteurs et l’analyse de données pour suivre les changements environnementaux et vérifier si les politiques climatiques sont respectées.

  • Compétences agricoles numériques vertes : Celles-ci sont nécessaires pour l’agriculture, comme les applications météorologiques, l’agriculture de précision.

L’agriculture de précision (PA) est l’utilisation de technologies de l’information et de la communication pour optimiser les processus agricoles, notamment la fertilisation et l’irrigation.), et les conseils d’agriculteurs spécialisés accessibles en ligne ou par téléphone. Ces outils aident à réduire les risques de dommages climatiques pour les agriculteurs et augmentent le rendement de leurs cultures.

  • Compétences numériques en communication verte : Utilisation des médias numériques pour sensibiliser sur les questions environnementales, influencer les comportements et promouvoir les politiques climatiques.

  • Compétences en conception numérique verte : Capacité à créer des outils numériques, tels que des applications et des systèmes intelligents, qui favorisent la durabilité et l’innovation verte.

  • Compétences technologiques mobiles vertes : Il s’agit d’emplois dans les technologies mobiles qui favorisent l’efficacité énergétique, réduisent les déchets ou soutiennent la résilience climatique.

Ce qu’il faut faire maintenant

Pour rendre ces compétences plus accessibles, les pays africains doivent investir dans l’expansion des programmes d’enseignement et de formation techniques et professionnels axés sur l’écologie. Les femmes des zones rurales ou marginalisées doivent aussi pouvoir bénéficier de formations à travers des modes d’apprentissage informels.

Plusieurs changements sont nécessaires :

Lorsque les femmes africaines acquièrent des compétences vertes, cela renforce la résilience de toute la communauté face au changement climatique. Cela accélère les moyens d’adaptation au changement climatique et favorise également une croissance économique inclusive.

Il est essentiel d’impliquer les hommes dans la transition vers l’égalité des sexes. Changer les normes sociales et promouvoir le partage des responsabilités profitera à l’ensemble des communautés. En fin de compte, la reconversion verte n’est pas seulement une question de formation, c’est une question de transformation.

The Conversation

Notre ouvrage intitulé « Égalité des sexes, action pour le climat et innovation technologique pour le développement durable en Afrique » est désormais accessible gratuitement grâce au soutien du Fonds LYRASIS pour les objectifs de développement durable des Nations Unies. https://link.springer.com/book/10.1007/978-3-031-40124-4

Innocent Ngare and Olaniyi Evans do not work for, consult, own shares in or receive funding from any company or organisation that would benefit from this article, and have disclosed no relevant affiliations beyond their academic appointment.

ref. Changement climatique en Afrique : voici les compétences vertes dont les femmes ont besoin – https://theconversation.com/changement-climatique-en-afrique-voici-les-competences-vertes-dont-les-femmes-ont-besoin-260362

L’écologie politique, progressiste ou conservatrice ?

Source: The Conversation – France in French (3) – By Fabrice Flipo, Professeur en philosophie sociale et politique, épistémologie et histoire des sciences et techniques, Institut Mines-Télécom Business School

L’écologie politique est régulièrement soupçonnée d’appartenir au camp conservateur – parce qu’elle critiquerait le « progrès », défendrait la nature ou encore les peuples autochtones. Certains considèrent même le risque d’un « écofascisme ». Ces critiques sont-elles fondées ? L’écologie politique est plutôt proche du socialisme, à travers une critique de l’ordre industriel et du marché au profit d’une société coopérative.


Qu’est-ce que l’« écologie politique » ? Ce concept désigne en premier lieu un mouvement social pouvant prendre diverses formes, telles que des associations de plaidoyer (contre les pesticides ou pour le vélo) ou d’action directe (à l’image des Soulèvements de la Terre) ou encore des partis politiques. Il émerge dans les années 1960 et 1970 dans les pays industrialisés, mais a des racines plus anciennes, car toutes les sociétés se sont souciées de leur rapport à leur milieu. Sur le plan idéologique, il se distingue de « l’environnementalisme », qui se soucie de protection de la nature de manière sectorielle, sans projet alternatif de société, un peu comme le syndicalisme se distingue du socialisme. L’écologie politique se définit généralement comme critique de la société industrielle.

Depuis longtemps, l’écologisme ou écologie politique (termes utilisés de manière interchangeables ici) est considérée par certains observateurs (tels Philippe Pelletier, Stéphane François ou encore Jean Jacob comme l’expression d’un certain conservatisme : critique du progrès, défense de la nature, des paysages ou d’un ordre supposément passé, tel que celui des peuples autochtones. Certains entrevoient même la possibilité d’un écofascisme. S’intéressant à ce mouvement voici trois décennies, le sociologue Pierre Alphandéry et ses collègues concluaient à un positionnement « équivoque » relativement à la question de l’émancipation. Est-ce réellement le cas ?

Constatons que l’accusation est faible. Il y a tout d’abord l’imprécision des notions clés utilisées pour disqualifier l’écologie. Prenons le cas de la notion de progrès. L’écologisme la critique. Mais l’historien François Jarrige montre que le progrès scientifique et technique a souvent été porté par des conservateurs, depuis le XIXe siècle. Les fascismes ont été violemment progressistes. Marshall Sahlins, David Graeber et David Wengrow ont également montré que les sociétés supposément primitives ne sont pas moins complexes ni soucieuses d’émancipation, par exemple en termes d’égalité. Alors de quel progrès parle-t-on ? La critique d’un certain type de progrès ne permet pas de ranger l’écologie politique du côté du conservatisme.

La critique d’une écologie conservatrice parce que « protectrice de la nature » présente les mêmes faiblesses. La nature peut être mise en avant par les conservatismes, qui cherchent à faire passer l’ordre social pour donné. Au contraire, avec l’écologie politique, l’ordre naturel n’est pas donné. L’écologie en tant que science de la nature enseigne que cet ordre est sans cesse changeant. Serge Moscovici explique dès 1962 que cet ordre doit être inventé. Il en va de même pour l’ordre de la société écologique. Et la nature est le concept-clé que les Lumières opposent aux conservatismes, et en particulier aux religions, au surnaturel. La nature est ce qui est de l’ordre de la preuve. Elle est au fondement du sécularisme, et donc des démocraties, par opposition aux théocraties.

Autre amalgame et raisonnement fallacieux : l’écologie valorise le local, comme les conservatismes, et donc l’écologisme serait conservateur. C’est passer sous silence les différences. Le localisme écologiste est conditionné par un rapport égalitaire à la biosphère (« penser global, agir local »), qui accorde une place à tout vivant, y compris humain. Le localisme conservateur vise à la protection d’un patrimoine et un ordre ethnique. Les deux n’ont donc presque rien de commun, et impliquent une contradiction dans les termes.

Une troisième manière d’entretenir la confusion est de focaliser sur des individus ou des groupuscules, qui peuvent incarner des synthèses improbables, et souvent éphémères. On peut citer Hervé Juvin, un temps conseiller en « écologie localiste » au RN, avant que ce parti de devienne ouvertement anti-écologiste. La revue Limite a également voulu incarner une écologie politique chrétienne, ouvrant ses portes à tous les courants, conservateurs ou non. Elle n’a pas réussi à durer, le projet étant trop contradictoire.

Quant à l’écofascisme, il est également profondément contradictoire. Les fascismes sont des conservatismes extrêmes pour qui la priorité est la préservation de l’unité politique contre les menaces tant internes qu’externes, cela, en utilisant la force. Leur focale est donc anthropocentrique : c’est l’ordre humain qui passe avant tout le reste. La nature n’a de valeur qu’instrumentale, en tant que moyen pour contenir ce qui les menace. C’est également le cas des sociétés primitives conservatrices, à l’exemple des Achuars décrits par Philippe Descola. Leur faible empreinte écologique tient surtout à leur propension à s’entre-tuer. Ils se représentent la nature comme un monde de prédation, à l’opposé de l’écologisme qui défend une vision coopérative.

Alphandéry et ses collègues qualifiaient l’écologisme « d’équivoque ». Pourtant, c’est bien des valeurs progressistes qu’ils découvrent dans leur enquête, quand ils citent l’autonomie, la gratuité, la libération du travail, le fédéralisme ou la solidarité internationale.

Les quatre positions écologiques

Le rapport au conservatisme de l’écologisme est toutefois variable. Dans le champ politique contemporain, quatre positions semblent se dégager.

La première est une écologie plutôt conservatrice, mais pas d’extrême droite. Elle est de faible ampleur, parce qu’elle cherche à concilier l’inconciliable. Le philosophe Roger Scruton ou le député Les Républicains François-Xavier Bellamy peuvent l’incarner. Ils se disent soucieux de la biosphère, mais quand vient l’heure des choix, c’est l’économie qu’ils priorisent. Elle a une conception locale et patrimoniale de la nature, et plus généralement de la vie. Elle est libérale, mâtinée de spiritualité, peu critique du capitalisme bien qu’elle en appelle vigoureusement à sa régulation, contre le néolibéralisme. Elle est proche de ce Green New Deal soutenu un temps par Ursula von der Leyen, issue de la CDU allemande.

La deuxième position est une écologie sociale-libérale. Elle correspond à un social-écologisme, positionné au centre-gauche, à l’exemple du député européen Pascal Canfin, qui se satisfait en partie de ce Green New Deal que la CDU a vite abandonné dès que des obstacles se sont fait jour. Le marché est orienté par des incitations économiques, du côté des consommateurs et des producteurs (taxe carbone, subventions, etc.).

Le troisième courant correspond à une forme d’écosocialisme d’inspiration marxiste mais lui-même divers. Il va des aspirations à une social-écologie à des questions de planification. Un désaccord important porte sur le rôle possible de l’État et donc celui de l’initiative décentralisée, notamment de l’économie sociale et solidaire.

Un dernier courant pousse la rupture et la critique du développement plus loin encore. C’est le cas de Thierry Sallantin qui défend une position anti-industrielle radicale, qu’il qualifie « d’artisanaliste », rappelant le monde dépeint par William Morris, dans lequel les objets sont durables et peu nombreux, et la démocratie directe règne. Mais ce courant peut également se confondre avec des démarches ésotériques et irrationalistes, fétichistes, qui débouchent sans trop s’en rendre compte sur des ordres conservateurs, à l’exemple d’Edward Goldsmith ou de Jerry Mander admirant les sociétés primitives.

Alors, l’écologie politique est-elle un conservatisme ? Rien ne permet de le dire, une fois que les termes de la controverse sont définis. Mais il n’a jamais manqué de conservateurs pour chercher à enrôler cette critique de la modernité pour la mettre au service de buts très différents. L’écologisme est plutôt un proche parent du socialisme, qui portait aussi une critique de l’ordre industriel et du marché au profit d’une société coopérative. Une divergence notable existe néanmoins entre la forme dominante du socialisme et l’écologisme à propos des forces productives et de la croissance.

The Conversation

Fabrice Flipo ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. L’écologie politique, progressiste ou conservatrice ? – https://theconversation.com/lecologie-politique-progressiste-ou-conservatrice-258722

IA : bombe énergétique ou levier écologique ?

Source: The Conversation – France (in French) – By Patrice Geoffron, Professeur d’Economie, Université Paris Dauphine – PSL

Menace ou opportunité, telle est la question concernant l’impact de l’intelligence artificielle sur l’environnement. Si cette technologie est terriblement énergivore, elle offre aussi des outils pour mieux utiliser et optimiser la consommation des ressources naturelles. Laquelle de ces deux forces l’emportera ? La stratégie adoptée par les grands ensembles continentaux (États-Unis, Chine et Union européenne) dépend en partie de la réponse apportée à la question. Qui a fait le bon choix ?

Cet article est publié dans le cadre du partenariat les Rencontres économiques d’Aix–The Conversation. L’édition 2025 de cet événement a pour thème « Affronter le choc des réalités ».


L’intelligence artificielle pousse encore d’un cran le dilemme classique des technologies de l’information : alors que s’annonce une explosion de la demande électrique liée à cette famille de technologies, l’IA s’affirme dans le même temps comme une « boîte à outils » pour la lutte contre le changement climatique. La voie est étroite entre la tentation de vouer l’IA aux gémonies (au regard de son empreinte en énergie, eau, matières premières, espaces…) et l’espérance d’un technosolutionnisme en considérant la multiplicité de ses usages climatiques. Tentons d’esquisser un chemin entre ces deux écueils.

Selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), la demande d’électricité des centres de données devrait plus que doubler d’ici à 2030 pour tendre vers les 1000 térawattheures (TWh), l’équivalent de la consommation totale du Japon. Le FMI présente des projections encore plus alarmistes, considérant que les besoins en électricité induits par les usages de l’IA pourraient pousser ces consommations jusqu’à 1500 TWh, surpassant toutes autres sources de demande émergentes (véhicules électriques compris) et avoisinant la demande électrique de l’Inde.

Plus de charbon : un retour vers le futur énérgétique

Cette poussée pourrait ajouter 1,7 Gt aux émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES) entre 2025 et 2030. Anticipant cette pression, le président des États-Unis,Donald Trump a signé en avril 2025 une série de quatre décrets destinés à doper les usages du charbon, justifiant cette décision par la nécessité de répondre à l’essor de l’IA (dans le contexte d’un « état d’urgence énergétique », déclaré dès janvier). Alors que les États-Unis avaient franchi pour la première fois en mars 2025 le seuil symbolique de moins de 50 % d’électricité fossile, l’IA risque d’inverser cette tendance.

En outre, si l’adaptation des moyens de production (notamment renouvelables) et des infrastructures de transport et de distribution devait ne pas suivre au bon rythme, une hausse des prix de l’électricité en résulterait mécaniquement, frappant ménages et entreprises. Aux États-Unis, cette hausse pourrait atteindre 10 % en 2030.

Certes, l’émergence de modèles d’IA plus sobres, tels que DeepSeek, fait planer un voile d’incertitude sur ces scénarios prospectifs, car les améliorations algorithmiques tendent à réduire les besoins en calcul et la demande en électricité. Mais, cette incertitude risque aussi de retarder des investissements cruciaux en électricité décarbonée, et de concourir à exploiter les centrales thermiques et à pousser les prix à la hausse.




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Une profusion d’expérimentations orientées vers l’action climatique

En contrepoint, un rapide inventaire permet de dévoiler un foisonnement d’applications susceptibles de contribuer à l’action climatique ou de mieux anticiper les dérèglements à venir.

L’IA améliore tout d’abord les prévisions météorologiques et climatiques. Le Centre européen de prévision estime que la précision de ses modèles IA dépasse celle des modèles classiques de 20 %. Météo-France a développé un modèle à échelle régionale, utile également pour simuler les climats futurs. GraphCast de Google DeepMind surpasse les systèmes officiels de 20 à 25 % pour la prévision de trajectoires cycloniques, tandis qu’Aurora, soutenu par Microsoft, améliore le suivi des phénomènes extrêmes.

Dans le secteur de l’énergie, l’IA transforme la gestion des systèmes complexes. L’optimisation des réseaux électriques permet une prévision de la demande et de l’offre énergétiques plus précise, réduit les pertes et détecte les pannes. En Allemagne, des projets pilotes ont démontré que l’IA pouvait diminuer les congestions réseau de 40 %, évitant des investissements en infrastructure. Ce potentiel vaut aussi pour les systèmes de transport, avec une optimisation de la circulation en se basant sur les données issues de capteurs, caméras et systèmes GPS. Les Advanced Traffic Management Systems (ATMS) régulent ainsi les feux de signalisation pour fluidifier le trafic tout en diminuant les émissions de CO2 associées aux arrêts et redémarrages fréquents.


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Stratégies de fertilisation adaptées

L’IA en agriculture de précision améliore l’utilisation des ressources en analysant les données de sol, météorologiques et de culture pour recommander des stratégies de fertilisation ciblées. L’analyse des niveaux d’humidité et de la disponibilité des nutriments permet de recommander des stratégies de fertilisation adaptées. Des prévisions météorologiques affinées guident les programmes d’irrigation et de plantation, surveillant également la santé des cultures via l’imagerie satellitaire et des capteurs pour prévenir les maladies ou carences nutritionnelles.

Dans la gestion de l’eau, les algorithmes d’IA analysent les données historiques, intègrent les informations météorologiques en temps réel et les conditions opérationnelles pour optimiser les performances des pompes, vannes et autres équipements critiques. En ajustant dynamiquement les débits, dosages chimiques et cycles de filtration, l’IA minimise la consommation d’énergie, tout en respectant les normes de qualité.

Action en faveur de la biodiversité

L’IA joue aussi un rôle croissant dans la conservation de la biodiversité. Les modèles d’apprentissage automatique entraînés sur l’imagerie satellite et l’ADN environnemental peuvent répertorier la répartition des espèces avec une précision inégalée. Le projet Allen Coral Atlas cartographie ainsi les récifs coralliens et détecte leur blanchissement, augmentant l’efficacité des mesures de conservation. En foresterie, OCELL développe des jumeaux numériques pour améliorer la gestion forestière. Dans la conservation marine, l’IA a permis de réduire significativement le risque de collisions entre navires et baleines, une cause majeure de mortalité des cétacés.

Pour éviter un effet catalogue, on mentionnera simplement les perspectives en économie circulaire, à la fois pour améliorer le tri des déchets et pour développer des produits plus faciles à réparer, recycler et réutiliser.

IA frugale : des perspectives au-delà de l’oxymore ?

Face à cette dualité, des efforts sont déployés pour esquisser le contour d’une IA frugale, soit une approche systémique combinant efficacité matérielle, optimisation algorithmique et questionnement des usages. Les trois principes de l’IA frugale (démontrer la nécessité du recours à l’IA, adopter de bonnes pratiques environnementales et questionner les usages dans les limites planétaires) constituent un cadre pour guider l’action.

France 24 – 2024.

La stratégie nationale française, dans sa troisième phase lancée en 2025, érige l’IA frugale en boussole. Cette approche vise à minimiser les besoins en ressources matérielles et énergétiques tout en garantissant la performance des systèmes d’IA. Le référentiel général pour l’IA frugale (AFNOR Spec 2314), élaboré par Ecolab avec plus d’une centaine d’experts, propose des méthodologies concrètes pour mesurer et réduire l’impact environnemental des projets.

Souverain et durable

L’Union européenne déploie un plan d’action pour devenir “le continent de l’IA”. Cette approche européenne privilégie une régulation fondée sur les risques, classant les systèmes d’IA selon leur niveau de dangerosité. Les futures giga-usines d’IA visent à développer une [infrastructure souveraine],tout en intégrant des critères de durabilité.

De son côté, la Chine coordonne le développement des centres de données avec ses infrastructures d’énergies renouvelables. Le plan d’action publié en juin 2025 par l’Administration nationale de l’énergie prévoit d’implanter les centres de données dans des régions riches en ressources renouvelables comme le Qinghai, le Xinjiang et le Heilongjiang. Cette stratégie s’appuie sur la capacité chinoise à déployer rapidement de nouvelles capacités électriques : en 2024, la Chine a ajouté 429 GW de nouvelles capacités de production, soit plus de 15 fois celles des États-Unis sur la période.

Une déréglementation totale

Ce qui, à l’évidence, ne constitue pas une préoccupation pour les États-Unis qui ont adopté une approche résolument pro-innovation débridée sous l’administration Trump II. Cette dernière a d’ores et déjà abrogé le décret de Joe Biden sur la sécurité de l’IA, qui imposait aux entreprises de communiquer leurs données lorsque leurs programmes présentaient des “risques sérieux”.

Cette décision s’inscrit dans une logique de déréglementation totale et « un développement de l’IA fondé sur la liberté d’expression et l’épanouissement humain ». Aux antipodes, dans ce domaine également, de l’approche de l’UE avec son IA Act.


Cet article est publié dans le cadre d’un partenariat de The Conversation avec les Rencontres économiques organisées par le Cercle des économistes, qui se tiennent du 3 au 5 juillet, à Aix-en-Provence.

The Conversation

Patrice Geoffron est membre fondateur de l’Alliance pour la Décarbonation de la Route

ref. IA : bombe énergétique ou levier écologique ? – https://theconversation.com/ia-bombe-energetique-ou-levier-ecologique-260218

Ce que les émeutes racistes de Ballymena disent de l’Irlande du Nord

Source: The Conversation – France in French (3) – By Théo Leschevin, Maître de conférences en Études anglophones, Université Paris Cité

En Irlande du Nord, la tentative de viol d’une adolescente a déclenché des émeutes qui ont rapidement pris une tournure raciste. Attisées par des rumeurs sur l’origine des agresseurs, les violences ont visé des familles immigrées dans plusieurs villes. Ces événements illustrent les dérives d’un discours anti-immigration croissant, tout en ravivant indirectement les tensions communautaires. La prise en charge des violences sexistes et sexuelles en pâtit doublement.


Le lundi 9 juin, environ 2 500 personnes se sont réunies à Ballymena, une ville de 30 000 habitants d’Irlande du Nord, en soutien à la famille d’une jeune fille victime d’une agression sexuelle deux jours plus tôt. Deux adolescents, suspectés des faits, avaient été arrêtés le 8. Cette manifestation a progressivement dégénéré en émeutes et en affrontements avec la police. Les violences se sont ensuite propagées dans différents quartiers de Ballymena, provoquant la dégradation de plusieurs maisons.

De jour en jour, des incidents similaires ont eu lieu dans d’autres villes de la région, comme à Portadown, ou encore à Larne, où un centre de loisirs a été incendié. Les incidents ont pris une tournure raciste après qu’il a été porté à la connaissance du public que les deux adolescents suspectés avaient requis la présence d’un interprète roumain pendant leur interrogatoire. Cette information, ainsi que de fausses accusations circulant alors sur les réseaux sociaux, ont conduit les émeutiers à cibler les maisons où résidaient des personnes issues de l’immigration, en particulier celles originaires d’Europe de l’Est, et le centre de loisirs qui servait d’abri d’urgence aux familles en attente de relogement.

Les médias internationaux ont souligné la violence des personnes impliquées dans ces « pogroms », tout en donnant à voir l’importance des idées anti-immigration derrière ces événements. Par le biais de groupes Facebook, des résidents de Ballymena ont listé les adresses à cibler et celles qu’il conviendrait d’épargner. D’autres ont eu recours à l’affichage de symboles pour protéger leur domicile : des drapeaux britanniques, d’Ulster, ou encore des panneaux Locals Live Here. Certaines personnes issues de l’immigration ont fait de même, notamment en indiquant qu’elles travaillaient dans les centres de santé locaux.

Lorsqu’ils en ont l’occasion, les résidents de ces quartiers populaires majoritairement unionistes (c’est-à-dire favorables au maintien de l’Irlande du Nord au sein du Royaume-Uni) manifestent un sentiment de colère à l’égard des personnes issues de l’immigration. Ils les accusent d’envahir leurs quartiers, de profiter des services locaux à moindres frais, d’être à l’origine d’une augmentation de la criminalité et d’une perte de l’identité de la ville.

La montée des violences anti-migrants

Ces événements représentent un triple danger pour la société nord-irlandaise.

Ils sont d’abord une manifestation directe de la montée, chez une partie de la population, de l’idéologie réactionnaire, du discours anti-immigration et de ses conséquences violentes. Les émeutes de Ballymena rappellent ainsi directement les émeutes racistes qui ont déjà secoué l’ensemble du Royaume-Uni, y compris l’Irlande du Nord, en août 2024, à la suite de la mort de trois enfants dans une attaque au couteau à Stockport. Celle-ci avait été commise par un Britannique de 17 ans, né au pays de Galles dans une famille d’origine rwandaise, ce qui avait entraîné la diffusion de rumeurs le présentant comme un demandeur d’asile et de discours anti-immigration sur les réseaux sociaux. Elles renvoient également aux émeutes ayant eu lieu à Dublin en novembre 2023, entraînées là aussi par la circulation de rumeurs racistes après une attaque au couteau.

France Info, 24 novembre 2023.

Les récentes violences ayant cependant leur origine dans un incident local, elles ont remis en lumière des tendances propres à la région. Au moment des émeutes de 2024, on dénombrait déjà 409 crimes de haine supplémentaires en Irlande du Nord par rapport à l’année précédente, et la quantité d’incidents mensuels atteignait des niveaux records depuis que ces statistiques sont recueillies.

Pourtant, en comparaison avec le reste du Royaume-Uni, l’Irlande du Nord est peu concernée par l’immigration. Au dernier recensement, 3,4 % de la population déclarait appartenir à une minorité ethnique – indicateur approximatif de l’immigration et de la diversité, dans la mesure où les minorités ethniques proposées sont arbitrairement liées à des pays non européens, et s’opposent à une catégorie « blanc », regroupant l’ensemble des personnes originaires de pays européens, immigration majoritaire au début des années 2000 –, contre 18,3 % en Angleterre et au pays de Galles, et 12,9 % en Écosse. Comme cela a déjà été noté l’année dernière, et malgré le processus de paix en cours depuis 1998, on rappelle alors volontiers que de tels actes racistes dépendent de « dynamiques sociologiques distinctement propres » à l’Irlande du Nord.

Malgré l’évolution du traitement médiatique et social des violences publiques des jeunes de quartiers populaires depuis le début des années 2000, l’implication « en coulisse » des paramilitaires continue par exemple d’être un point nodal de débat. Bien qu’ils ne semblent pas avoir été impliqués dans les violences à Ballymena, la question de l’influence des paramilitaires loyalistes est inévitablement soulevée lors de tels incidents violents. Historiquement, la mainmise de ces réseaux de criminalité organisée sur les communautés urbaines locales s’est traduite par un contrôle coercitif exercé sur les adolescents issus de ces quartiers populaires – qu’il s’agisse d’« attaques punitives » à leur encontre ou de leur instrumentalisation à des fins de contrôle territorial.

Ces manifestations violentes d’intolérance présentent aussi pour les habitants de fortes similitudes, voire une forme de continuité, avec les « pogroms » ayant eu lieu dans les années 1960 à Belfast entre communautés catholique et protestante. On pourrait être tenté de rapporter les violences de ces dernières semaines au sectarisme propre à l’Irlande du Nord : le racisme et l’intolérance envers les migrants seraient un prolongement de l’intolérance qu’ont longtemps entretenue l’une vis-à-vis de l’autre les communautés catholique et nationaliste d’une part, protestante et unioniste de l’autre, une intolérance qui aurait profondément marqué la société nord-irlandaise.

Les risques d’une dénonciation communautaire du racisme

C’est là qu’apparaît le deuxième danger que posent indirectement les émeutes racistes de Ballymena. En effet, c’est à cette rhétorique de la continuité que recourent de nombreux commentateurs pour contextualiser les émeutes. Mais c’est aussi le cas de ceux des Nord-Irlandais qui souhaitent critiquer le comportement des habitants de Ballymena impliqués dans les émeutes. Ce faisant, on en vient néanmoins à courir le risque de raviver, d’une nouvelle manière, l’opposition entre nationalistes et unionistes.

En effet, ces incidents ont eu lieu dans des zones urbaines associées à la communauté unioniste – Ballymena, Portadown, Larne et Coleraine en 2025, mais aussi Sandy Row en 2024. Ce sont les paramilitaires unionistes que l’on soupçonne d’y participer, et ce sont les politiciens unionistes qui tentent de légitimer une forme de colère populaire, soutenus en cela par certains conservateurs britanniques.

Un tel état de fait fait ressurgir un discours hérité du conflit et qui perdure aujourd’hui, prenant ainsi de nouvelles dimensions : aux yeux d’une partie de la communauté nationaliste, la communauté unioniste est la principale source du racisme qui gangrène de plus en plus la société nord-irlandaise. Cette communauté serait plus intolérante et plus raciste, en raison d’un conservatisme traditionnel, ou bien du fait des affinités historiques et politiques entre le loyalisme et l’extrême droite britannique.

Par ailleurs, si l’équilibre entre les forces politiques nationalistes et unionistes reste marqué par un statu quo, chacune rassemblant environ 40 % de la population, la part de la population catholique est en hausse depuis plusieurs décennies. Atteignant 45,7 % de la population au recensement en 2021, les catholiques sont, pour la première fois dans l’histoire de l’Irlande du Nord, plus nombreux que les protestants (43,5 %). Cette tendance de long cours est régulièrement mobilisée dans la mesure où elle viendrait renforcer les tendances réactionnaires d’une part de la population unioniste, dont le racisme serait une conséquence parmi d’autres.

Plusieurs journaux à la ligne éditoriale réputée nationaliste ont publié des articles soulignant qu’en tant que « bastion loyaliste », « l’intolérance religieuse et les attaques racistes n’ont rien de nouveau à Ballymena », tandis que les partis politiques nationalistes – Social Democratic and Labour Party (SDLP) et Sinn Féin – dénoncent les discours anti-immigration de certains représentants unionistes.

À cela, les unionistes objectent depuis de longues années que les personnes issues de l’immigration sont plus présentes dans les quartiers populaires unionistes, où davantage de logements sociaux vacants sont disponibles pour les accueillir. Or, cette situation renvoie là aussi au conflit communautaire, puisqu’elle découle en partie de la discrimination dont la population catholique fait l’objet dans l’accès aux logements sociaux, ainsi que de la surpopulation des quartiers populaires nationalistes.

Ressurgit alors une autre continuité potentielle : celle entre, d’une part, les discours dénonçant une « oppression démographique » qui ont émergé dans les quartiers populaires protestants pendant le conflit vis-à-vis de leurs voisins catholiques, et, d’autre part, les discours anti-migrants apparus à partir des années 2000. Le sentiment anti-immigration se trouve ainsi corrélé au niveau de ségrégation résidentielle hérité du conflit, et en quelque sorte encastré dans le problème du rapport entre communautés.

Cette matrice s’est installée dès le début du processus de paix, à la fin des années 1990, à mesure que la société nord-irlandaise se confrontait à son propre multiculturalisme après trois décennies de déni. Ainsi, les débats autour des attaques visant la communauté chinoise en 2004 et la communauté rom en 2009 s’étaient déjà articulés autour de l’héritage du conflit et de l’idéologie dominante au sein de la communauté unioniste.

Rappeler les problèmes sociaux en jeu

Comment critiquer les manifestations violentes de l’idéologie réactionnaire anti-immigration au sein des quartiers populaires unionistes sans raviver le conflit communautaire ? Comment désamorcer le fait que « les catholiques tirent pratiquement une fierté sectaire du fait de ne pas être racistes » ?

D’abord, en rendant visibles les reconfigurations internes au sein de chaque communauté. Dans ces quartiers unionistes, nombreux sont les travailleurs sociaux, les élus locaux et les résidents qui dénoncent ces dérives et participent à les apaiser. Certains jeunes résidents affirment clairement qu’ils refusent d’« afficher des effigies tribales sur [leur] maison pour garantir [leur] sécurité dans [leur] ville […] à une période où il s’agit de lutter pour les droits et la sécurité des femmes ». Il existe une longue tradition syndicale dans ces quartiers ouvriers – comme en témoigne l’existence du mouvement Ballymena Young Socialists dans les années 1980 –, et les organisations syndicales sont aujourd’hui parmi les premières à dénoncer publiquement ces violences, ayant réuni nationalistes et unionistes dans des manifestations antiracistes à Belfast.

Il conviendrait ensuite de dépasser la vision réductrice des personnes issues de l’immigration qui s’est installée au sortir du conflit. Entérinée par les institutions et les politiques publiques de « Good Relations », elle conduit régulièrement à réduire l’ensemble des minorités à une « troisième communauté » englobant toute forme d’altérité, dont le rapport à la société nord-irlandaise se trouve indexé à la manière dont elles se situent vis-à-vis des deux communautés traditionnelles. À ce titre, comme le soulignait un rapport parlementaire en 2022, « les intérêts des communautés issues de minorités ethniques et de l’immigration en Irlande du Nord passent trop souvent au second plan, éclipsés par la volonté de faire cohabiter les demandes des communautés nationalistes et unionistes ».

Les personnes se déclarant d’origine polonaise, lituanienne et indienne, arrivées dans le cadre de mouvements historiques variés d’immigration professionnelle, sont les plus représentées en Irlande du Nord. À cela s’ajoute depuis plusieurs années l’arrivée de demandeurs d’asile et de réfugiés, notamment syriens. Les attitudes à leur égard semblent s’améliorer dans l’ensemble.

Pourtant, malgré des parcours et des expériences variés, tous ces groupes ont eu à se situer vis-à-vis de l’opposition communautaire : aux difficultés de l’immigration s’ajoute l’expérience d’un système de logement social ségrégué, d’un système scolaire ségrégué, d’une société encore aux prises avec une vision naturalisante de l’ethnicité et de la culture, et d’une vie politique largement focalisée sur la question du statut constitutionnel de l’Irlande du Nord.

À l’échelle locale, les associations qui soutiennent les personnes immigrées doivent composer avec la concurrence des organisations liées à une communauté ou à l’autre, luttant souvent pour l’obtention de fonds publics, alors que de nombreux appels à projets nationaux et européens demeurent dédiés aux enjeux de réconciliation.

L’instrumentalisation des violences sexistes et sexuelles

Enfin, il faut insister sur le troisième danger que représentent les récents incidents pour l’Irlande du Nord. Ces événements, comme le meurtre d’Ashling Murphy en 2022 en Irlande, nous montrent à quel point la politisation des violences sexistes et sexuelles (VSS) se heurte à son instrumentalisation par l’extrême droite, alors même qu’une partie des classes populaires se mobilise pour les dénoncer.

S’il s’agit là encore d’un problème qui dépasse la région, avancer dans la caractérisation et la prise en charge des VSS en Irlande du Nord est un des chantiers centraux, et pourtant historiquement négligés, du processus de paix. Il est fondamental, car il représente un pas vers le recentrage des politiques publiques portant sur des problèmes sociaux clairement identifiés et détachés de l’opposition communautaire.

Selon le dernier rapport en date, produit par l’Ulster University en début d’année, 98 % des femmes nord-irlandaises déclarent avoir subi au moins une forme de violence ou d’abus dans leur vie, dont 50 % avant leurs 11 ans. Il aura fallu attendre 2024 pour que l’exécutif souligne « l’épidémie de violence envers les femmes » en Irlande du Nord, la région présentant le troisième plus haut taux de féminicide en Europe.

Alors que les chercheurs et chercheuses en sciences sociales soulignent depuis plusieurs décennies les liens entre la montée des VSS et le processus de sortie de guerre, ainsi que le besoin urgent de problématiser cette situation à l’échelle de la société nord-irlandaise, presque aucun effort médiatique n’a été fait pour replacer les événements de ce mois de juin dans cette perspective. Il est aujourd’hui essentiel de déloger cette problématique de l’étau dans lequel elle se trouve prise en Irlande du Nord, entre la montée du fémonationalisme et les risques d’un retour à l’opposition communautaire.

The Conversation

Théo Leschevin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Ce que les émeutes racistes de Ballymena disent de l’Irlande du Nord – https://theconversation.com/ce-que-les-emeutes-racistes-de-ballymena-disent-de-lirlande-du-nord-259758