Échouer, s’entraider, oser : la culture skate au service de l’éducation

Source: The Conversation – France (in French) – By Sander Hölsgens, Assistant Professor, Leiden Institute of Cultural Anthropology and Development Sociology, Leiden University

Au skateboard, la maîtrise d’une figure suppose de multiples essais. Dean Drobot/Shutterstock

Faire du skateboard, c’est apprendre à exécuter des figures difficiles dans des environnements inconnus. Et cela peut aider les jeunes à maîtriser d’autres types de compétences comme l’expérimentent des communautés d’apprentissage et, parfois même, des établissements scolaires.


Dans un établissement de Malmö, en Suède, le skateboard fait partie du programme scolaire. Directeur adjoint du lycée Bryggeriets, John Dahlquist dispense des cours dans cette discipline et en intègre des enseignements dans d’autres matières. Son constat : ces moments de divertissement collectifs contribuent à donner envie aux adolescents d’aller à l’école. Dans un livre que j’ai récemment coédité sur le skateboard et l’enseignement, il note que certains élèves sont même impatients de retourner en classe après le week-end.

Le skateboard est une activité créative qui nécessite de l’ingéniosité pour s’adapter à de nouveaux environnements. Il comporte aussi une dimension collective et sociale : lorsqu’il s’agit d’apprendre quelque chose de nouveau, les skateurs s’encouragent mutuellement, reconnaissant que chacun a un niveau différent et fait face à des défis distincts.

Lorsque le skateboard est pratiqué comme il se doit, il permet de s’épanouir individuellement au sein d’une communauté solidaire et bienveillante. C’est une activité qui suppose également d’accepter l’échec. Il est impossible de maîtriser une figure sans multiplier les essais – c’est-à-dire échouer, encore et encore.

Avec mes collègues, nous avons mené des recherches sur ce que vaut la philosophie du skateboard à l’école et sur la manière dont les enseignants peuvent l’intégrer dans leurs cours.

Prenons l’exemple de l’enseignement de M. Dahlquist à Malmö. Il note que l’intégration du skateboard à d’autres matières a de nombreux effets notables. L’activité physique améliore la concentration. Certains élèves affirment même qu’ils n’auraient pas pu réussir ainsi dans un autre environnement d’apprentissage, car ils auraient été incapables de se concentrer sur la tâche à accomplir.

Développer une mentalité de skateur – c’est-à-dire, être prêt à apprendre des figures difficiles dans des environnements inconnus – a, d’autre part, permis aux élèves d’acquérir la capacité de maîtriser d’autres types de compétences nouvelles.

Capable d’affronter l’échec

Le processus de dépassement de la peur de l’échec est crucial. S’ils veulent apprendre de nouvelles figures, les skateurs ne peuvent pas se permettre d’avoir peur de tomber. La motivation à répéter ses efforts pour apprendre aide également les skateurs dans d’autres domaines de la vie. Les élèves de Bryggeriets ne s’inquiètent pas tant que ça d’avoir de mauvaises notes, précisément parce qu’ils y voient une occasion d’apprendre et d’avancer.

C’est ce que raconte Dahlquist :

« À la fin de mes cours, je dois la plupart du temps mettre les élèves à la porte. “J’y suis presque, laissez-moi encore faire trois essais”, me supplient certains. »

Cette façon de voir les choses réduit l’importance des notes dans l’éducation et, par extension, améliore la santé mentale des élèves. Ma collègue Esther Sayers, qui a mené des recherches sur le terrain à Bryggeriets, a découvert un autre effet. Les enseignants aident les élèves à développer les compétences nécessaires pour se motiver et à atteindre un état propice à l’inspiration.

Jeunes riant avec un skateboard
Le skateboard favorise une culture d’apprentissage sans compétition.
PeopleImages.com — Yuri A

Le lycée Bryggeriets n’est pas le seul endroit où le skateboard aide à enseigner comment apprendre. Au-delà de son statut historique de culture urbaine autodisciplinée, le skateboard joue désormais un rôle important dans la création de communautés d’apprentissage engagées à travers le monde. L’organisation berlinoise Skateistan organise des cours de skate, permet aux jeunes d’accéder à l’éducation et offre des fonds à de jeunes leaders prometteurs.

La Concrete Jungle Foundation construit des skateparks en collaboration avec des jeunes au Pérou, au Maroc et en Jamaïque, afin de permettre l’échange de connaissances et favoriser l’appropriation locale et l’apprentissage. De même, la Fondation Harold-Hunter, basée à New York, organise des ateliers de skate assortis d’un mentorat et d’un accompagnement professionnel.

Mettre l’accent sur le processus d’apprentissage

Nos collègues Arianna Gil et Jessica Forsyth ont étudié des groupes de skateurs issus des classes populaires noires et latino-américaines, pilotés par des organisateurs communautaires de genres divers. Elles ont constaté que des groupes tels que Brujas et Gang Corp mobilisent les skateurs se mobilisent autour du leitmotiv « Pour nous, par nous ».

Remettant en question les modèles institutionnels d’autorité, ces groupes de skateurs développent des services ancrés dans les espoirs et les aspirations de leurs communautés, allant de séances d’information à des programmes récréatifs. On y trouve aussi bien une conférence sur l’histoire et la signification des sweats à capuche, ainsi que des modules sur le pouvoir de la narration et les dangers de la propagande. L’essentiel ici est d’apprendre des choses que l’on rencontre dans la vie quotidienne.

Les skateurs qui vivent dans la pauvreté et l’oppression créent leur propre écosystème pour apprendre les uns des autres, hors d’un système éducatif conçu de manière descendante. Cela signifie créer un modèle d’école populaire où les groupes de skateurs choisissent ce qu’ils veulent apprendre et comment ils veulent l’apprendre. Plutôt que des notes et des diplômes, l’éducation est ici structurée autour du processus d’apprentissage entre pairs – avec l’objectif permanent de transmettre les connaissances qu’on acquiert dans un avenir proche.

Les effets de cette approche sont triples. Premièrement, elle met l’accent sur le mentorat et sur le parcours d’apprentissage, ce qui favorise l’échange de connaissances entre les générations. Deuxièmement, l’esprit DIY (Do it yourself) du skateboard peut aider à surmonter les difficultés d’accès à la formation. En adoptant des pratiques et des formats d’enseignement populaire, l’éducation peut être adaptée aux besoins et aux désirs spécifiques d’une communauté, plutôt que de suivre des objectifs d’apprentissage standardisés.

Troisièmement, plutôt que de se concentrer sur le fait de devoir mémoriser des informations pour des évaluations et des notes, ce nouvel écosystème est structuré autour de l’apprentissage par problèmes. Dans un monde confronté à des problèmes, comme les violations des droits humains et des contextes d’hostilité, les skateurs apprennent non seulement à analyser leur environnement, mais aussi à faire face aux structures sociales oppressives et à s’engager contre elles.

Alors que l’éducation est confrontée à des coupes budgétaires croissantes et à des influences politiques accrues, le skateboard ouvre la voie à de nouvelles façons d’organiser nos espaces d’apprentissage. Les écoles et les enseignants peuvent favoriser l’implication des élèves en intégrant cette culture de l’apprentissage qui décentralise les jugements et célèbre les tentatives plutôt que les succès.

The Conversation

Sander Hölsgens a reçu une bourse de l’OCW, aux Pays-Bas. Il est affilié à Pushing Boarders, une plateforme qui suit l’impact social du skateboard à travers le monde.

ref. Échouer, s’entraider, oser : la culture skate au service de l’éducation – https://theconversation.com/echouer-sentraider-oser-la-culture-skate-au-service-de-leducation-261483

Syrie : patrimoine historique en péril entre guerre, pillage et réappropriation

Source: The Conversation – France (in French) – By Mohamed Arbi Nsiri, Docteur en histoire ancienne, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Temple de Baalshamin, Palmyre
Wikipedia, CC BY

Le territoire syrien, habité de manière continue depuis plus de cinq millénaires, est l’un des berceaux les plus anciens et les plus féconds de la civilisation humaine. De l’émergence des premiers centres urbains protohistoriques, tels qu’Ebla et Mari, à l’essor des royaumes araméens, en passant par l’intégration progressive au sein des grands ensembles impériaux – assyrien, achéménide, hellénistique, romain, byzantin — puis par l’islamisation du pays sous les dynasties omeyyade, abbasside, fatimide, seldjoukide, ayyoubide et enfin ottomane, la Syrie a constitué un carrefour civilisationnel d’une exceptionnelle densité historique.


Ce territoire a vu se superposer et dialoguer des traditions culturelles, linguistiques, religieuses et artisanales qui ont profondément marqué le développement du Proche-Orient antique et médiéval, tout en exerçant une influence durable bien au-delà de ses frontières. Cette longue histoire, stratifiée dans les sols du Levant, a légué au monde un patrimoine matériel et immatériel d’une valeur inestimable.

Mais ce legs millénaire, dont témoignent les innombrables sites archéologiques disséminés sur le territoire – Palmyre, Doura Europos, Ras Shamra, Apamée ou encore Alep – est aujourd’hui gravement menacé. Depuis le déclenchement de la guerre civile syrienne en 2011, le pays est le théâtre d’un processus de destruction systématique de son patrimoine historique. Le pillage, la contrebande, la désagrégation des institutions patrimoniales et les trafics transnationaux d’antiquités composent les symptômes d’un drame silencieux : celui de la désintégration d’une mémoire collective enracinée dans la plus haute Antiquité.

Entre chaos et prédation : archéologie clandestine et effondrement de la régulation

La désintégration progressive des structures étatiques syriennes, consécutive au déclenchement de la guerre civile, a coïncidé avec une militarisation généralisée du territoire, affectant non seulement les institutions de gouvernance civile, mais également les dispositifs de protection du patrimoine archéologique.

Dans ce contexte d’effondrement institutionnel, un vide juridique et sécuritaire s’est installé, ouvrant la voie à la prolifération de pratiques clandestines de fouille, de contrebande et de revente d’antiquités. Ce vide a été exploité à la fois par des acteurs locaux opérant dans l’informalité – parfois en lien avec des organisations terroristes – et par des réseaux transnationaux de trafic d’objets culturels, structurés et souvent en lien avec des circuits de blanchiment sur les marchés internationaux de l’art.

Selon les estimations du Musée national de Damas, plus d’un million d’objets archéologiques, de typologies et de provenances variées, auraient été extraits illégalement du territoire syrien au cours de la dernière décennie. Il s’agit là d’une hémorragie patrimoniale sans précédent dans l’histoire contemporaine du Proche-Orient, surpassant même, par son intensité et sa durée, les vagues de pillages observées en Irak après 2003.

Les observations satellitaires, croisées avec les enquêtes de terrain menées par des archéologues syriens et internationaux permettent de dresser une cartographie partielle mais significative de ces atteintes. Dans le seul gouvernorat d’Idleb, près de 290 sites archéologiques auraient été soumis à des fouilles illégales, souvent menées de nuit, dans des conditions rudimentaires, mais avec une organisation logistique bien rodée. Dans l’ancienne ville d’Alep, classée au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1986, plusieurs monuments ont été purement et simplement détruits, rendant toute restauration ou étude ultérieure impossible.




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Cette dynamique ne saurait être réduite à une violence opportuniste, marginale dans un contexte de guerre. Elle relève d’une véritable économie de guerre, où le patrimoine matériel est transformé en capital monnayable, parfois utilisé comme monnaie d’échange entre factions armées. Plus encore, elle révèle une instrumentalisation de la mémoire collective syrienne, marquée par la destruction systématique de sites préislamiques.

Par le pillage, la falsification des provenances, l’effacement des inventaires officiels et la circulation sur des marchés complaisants, c’est tout un tissu de significations historiques, identitaires et culturelles qui se trouve disloqué.

Un pillage à visages multiples : du régime aux factions armées

Le trafic d’antiquités en Syrie ne saurait être envisagé isolément du contexte politique interne qui a façonné le pays bien avant l’éclatement de la guerre civile. Loin d’être une simple conséquence du chaos engendré par le conflit, la marchandisation du patrimoine puise ses racines dans des pratiques de prédation anciennes, souvent tolérées, voire encouragées, par certaines élites politico-militaires du régime baasiste.

Ainsi, dès les années précédant la guerre, des acteurs proches du pouvoir mettaient en œuvre des fouilles clandestines sur des sites archéologiques majeurs, à l’instar de Tell al-Masih.

Avec la montée du conflit armé, le contrôle des sites patrimoniaux a rapidement cessé d’être un simple enjeu administratif pour devenir un levier stratégique dans la compétition entre factions. L’organisation terroriste de l’État islamique (Daech) a exacerbé cette dynamique en conjuguant destruction et exploitation.

Sous le couvert d’une rhétorique théologico-idéologique prônant la purification religieuse, elle a mené des campagnes systématiques de démolition de monuments antiques, tout en organisant parallèlement un trafic lucratif d’objets archéologiques, acheminés principalement vers la Turquie.

L’année 2015 marque un tournant dans cette politique de destruction ciblée, particulièrement envers le patrimoine religieux chrétien syrien. Dans la vallée du Khabour, bastion historique des Assyriens, Daech s’empare en mars de la localité de Tel Nasri. Le 5 avril, jour de Pâques, l’église assyrienne de la ville est détruite, symbolisant une volonté manifeste d’effacer la présence chrétienne ancienne sur le territoire.

Quelques jours auparavant, l’église catholique chaldéenne de Saint-Markourkas avait subi un sort similaire. Ces destructions dépassent la simple iconoclastie ou l’effet de terreur : elles s’inscrivent dans un projet plus large de réécriture violente de la mémoire collective syrienne, visant à éliminer la pluralité confessionnelle qui constitue historiquement le socle social et culturel du pays.

Dans ce contexte de désinstitutionnalisation profonde, marqué par l’absence totale de régulation et de surveillance, s’est développée une économie de guerre parallèle où les artefacts archéologiques sont devenus des biens stratégiques et marchandisables. Leur circulation, facilitée par leur portabilité et leur anonymat relatif, s’est déployée à travers des réseaux transnationaux souvent ignorés, voire tolérés, par les circuits internationaux de l’art. Cette situation révèle l’étroite porosité entre criminalité patrimoniale, spéculation artistique et économie globalisée.

Sur les routes du trafic d’antiquités syriennes.

Repenser la gouvernance du patrimoine en temps de crise : pistes pour une solution concertée

Face à l’ampleur et à la complexité de la tragédie patrimoniale que traverse la Syrie, une réponse limitée à des mesures purement sécuritaires ou diplomatiques apparaît nécessairement insuffisante. La protection et la restitution du patrimoine syrien exigent au contraire une mobilisation multilatérale, coordonnée et intégrée, associant les institutions syriennes, les États de transit, les acteurs du marché de l’art, les musées, ainsi que les organismes internationaux et régionaux de régulation tels que l’Unesco, l’Alesco et l’Interpol.

Cette démarche concertée doit s’appuyer sur trois piliers essentiels et complémentaires.

Premièrement, la reconstruction documentaire et l’exploitation des technologies avancées constituent une priorité absolue. L’absence ou la dégradation des archives officielles, consécutive à la longue période de conflit et à la négligence passée, impose la mise en place de bases de données numériques centralisées.

Ces plates-formes doivent s’appuyer sur des technologies innovantes, notamment l’intelligence artificielle et l’analyse d’images satellitaires, afin d’identifier et de recenser les objets dispersés sur le territoire syrien et au-delà.

Par ailleurs, ces outils numériques permettraient de surveiller en temps réel les sites archéologiques encore préservés, renforçant ainsi la prévention contre les fouilles illégales et les actes de vandalisme. Ce travail documentaire, couplé à une coopération régionale et internationale, favoriserait le recoupement des informations avec les registres étrangers, souvent lacunaires, tout en rendant plus efficiente la traque des objets volés.

Deuxièmement, une justice culturelle doit être entreprise, comprenant des enquêtes rétrospectives approfondies. Il est indispensable d’étendre les investigations au-delà de la seule période post-2011, afin de démanteler les réseaux de trafic qui se sont progressivement constitués, parfois avec la complicité tacite ou active de certaines élites du régime antérieur.

Ce volet de la lutte contre le pillage nécessite une coopération judiciaire et policière internationale, dans laquelle les États concernés doivent s’engager pleinement à partager les informations et à collaborer pour identifier les détenteurs illégitimes. Ce processus permettrait non seulement de responsabiliser les acteurs impliqués, mais aussi de redonner une visibilité juridique aux biens culturels spoliés, condition sine qua non pour leur restitution.

Enfin, la création d’un fonds international dédié au patrimoine syrien en danger s’avère indispensable. Ce mécanisme de financement, alimenté par les États contributeurs et les institutions muséales impliquées dans la conservation et l’exposition d’objets d’origine syrienne, aurait pour vocation de soutenir plusieurs actions concrètes.

Il pourrait notamment financer la formation et le renforcement des capacités des professionnels du patrimoine locaux, qui doivent être au cœur de la sauvegarde et de la gestion du patrimoine national. Il offrirait également les moyens nécessaires pour protéger les quelques sites archéologiques encore intacts, à travers la mise en place d’infrastructures sécuritaires adaptées. Enfin, ce fonds serait un levier pour faciliter la restitution des objets identifiés, en soutenant les procédures diplomatiques, juridiques et logistiques afférentes.

En somme, seule une approche globale, combinant innovation technologique, coopération judiciaire approfondie et engagement financier soutenu, permettra de faire face efficacement au défi colossal que représente la sauvegarde du patrimoine syrien. Il s’agit non seulement de restaurer la mémoire matérielle d’une civilisation millénaire, mais aussi de contribuer à la reconstruction symbolique d’une nation profondément meurtrie, en préservant l’héritage culturel qui constitue l’un des fondements de son identité.

La richesse historique et patrimoniale de la Syrie, fruit d’une histoire millénaire, ne saurait se réduire à un simple vestige archéologique ou à un enjeu politique passager. Elle incarne une mémoire vivante, tissée de pluralité et de coexistence, que le pillage et la destruction menacent d’effacer définitivement. Face à cette menace, il devient impératif de dépasser les réponses ponctuelles et sectorielles pour bâtir une stratégie globale et concertée, qui associe justice, savoir et coopération internationale. Ce n’est qu’à travers un engagement collectif et responsable que le patrimoine syrien pourra renaître, non seulement comme témoignage du passé, mais aussi comme fondement d’un avenir partagé.

The Conversation

Mohamed Arbi Nsiri ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Syrie : patrimoine historique en péril entre guerre, pillage et réappropriation – https://theconversation.com/syrie-patrimoine-historique-en-peril-entre-guerre-pillage-et-reappropriation-263307

Santé mentale des athlètes : le revers de la médaille après les JO

Source: The Conversation – France in French (3) – By Charles Martin-Krumm, Professeur de l’enseignement supérieur, chercheur associé, Université de Lorraine

Détresse psychologique, dépression… après une compétition majeure comme les Jeux olympiques, les athlètes de haut niveau peuvent souffrir de troubles de santé mentale après avoir subi un échec… ou atteint leurs objectifs. Elles et ils doivent bénéficier d’un accompagnement psychologique spécifique, distinct de celui lié à la performance sportive.


Les Jeux olympiques de Paris 2024 ont été célébrés avec enthousiasme, mettant en lumière l’excellence organisationnelle et les performances remarquables des athlètes. Cependant, derrière la gloire et les médailles, se cache une réalité moins visible : le parcours difficile et les sacrifices immenses consentis par ces sportifs et sportives de haut niveau.

Contrairement à l’idée d’abnégation qui implique un sacrifice de soi au profit des autres, les athlètes de haut niveau adoptent souvent une posture plus individualiste, nécessaire pour se concentrer sur leur quête de performance. Ce dévouement intense les conduit à mettre de côté leurs proches, leur santé et leur bien-être psychologique.

Détourner l’attention de la douleur

Ils doivent aussi dissocier leur corps des signaux de fatigue et de douleur et développent une forme de « dissociation somatique », indispensable pour dépasser les limites physiques imposées par l’entraînement et par la compétition.

En psychologie du sport, la dissociation peut être décrire comme une stratégie d’entraînement visant à détourner l’attention de la douleur. On parle d’une « compartimentalisation de la douleur » ou d’un détachement des réponses émotionnelles pour renforcer les compétences motrices.

Un même continuum dissociatif semble se dessiner entre les observations issues de la psychologie du sport – qui décrivent une dissociation adaptative permettant de franchir les barrières physiques – et des travaux cliniques sur la dissociation somatique en lien avec des processus défensifs ou traumatiques.

Sportifs de haut niveau : une santé mentale mise à rude épreuve

Cette psychologie spécifique, centrée sur la performance individuelle, est le moteur qui pousse ces sportifs à répéter des efforts parfois perçus comme absurdes par les non-initiés : courir des kilomètres, soulever des poids, nager des heures. Pourtant, ce sacrifice a un coût élevé : la santé mentale des athlètes est souvent mise à rude épreuve.

Selon une étude récente, 6,7 % à 34 % des sportifs de haut niveau souffriraient de dépression. À titre de comparaison, ce taux est estimé à 12,5 % pour la population française adulte (chiffre Santé publique France en 2021). Des figures célèbres comme Thierry Henry, Serena Williams ou Naomi Osaka ont publiquement évoqué leurs luttes contre le mal-être.

Même des champions comme Michael Phelps ont traversé des épisodes dépressifs sévères et incitent à la création de fondations pour sensibiliser et prévenir ces troubles.

Détresse psychologique et bien-être peuvent cohabiter

La dépression, maladie psychique caractérisée par une tristesse profonde, une perte de motivation, des troubles du sommeil et des pensées suicidaires, touche environ 280 millions de personnes dans le monde.

Chez les sportifs, sa prévalence varie selon le sport, le sexe et le niveau d’entraînement. Dans une enquête britannique publiée en 2022, des chercheurs ont estimé que près de 24 % des athlètes olympiques et paralympiques souffraient d’une détresse psychologique élevée. Les femmes, les athlètes blessés ou malades, ainsi que ceux qui approchent de la retraite, apparaissaient comme particulièrement vulnérables.

Malgré une forte détresse psychologique, 71,7 % des athlètes déclaraient un bien-être subjectif positif, ce qui révèle que détresse et bien-être peuvent coexister de manière paradoxale.

La fin de carrière : une « petite mort » symbolique

De plus, la dépression peut survenir même après l’atteinte d’un objectif majeur, la médaille d’or ne constituant en rien une protection contre les troubles psychiques.

L’arrêt de la carrière sportive marque aussi souvent une rupture identitaire profonde : perte des repères quotidiens, diminution du statut social, disparition du cadre structurant de l’entraînement et des compétitions.

Cette période de transition, souvent difficile à anticiper, constitue un moment critique sur le plan psychologique. Elle s’accompagne fréquemment d’un sentiment de vide, d’un questionnement existentiel, et peut s’apparenter, comme nous le décrivons dans Psychologie positive des activités physiques et sportives. Corps, santé mentale et bien-être (« Univers psy », Dunod, 2024), à une véritable « petite mort » symbolique, marquant la fin d’un chapitre de vie et la nécessité d’en reconstruire un nouveau.

Chute des hormones de stress après la compétition

À noter qu’un état dépressif peut survenir après l’atteinte d’un objectif, même majeur, comme les Jeux olympiques. Après une compétition importante, la chute des hormones du stress provoque une phase de redescente émotionnelle, comparable à un sevrage d’adrénaline.

Cette dépendance psychologique à l’excitation de la compétition peut entraîner un vide émotionnel, aggravé par des facteurs tels que blessures ou retraite imminente. Les symptômes dépressifs, proches de ceux du surentraînement, incluent fatigue, perte de motivation et baisse des performances, et doivent être considérés comme une blessure à part entière, malgré la honte et la culpabilité qu’ils suscitent.

Un soutien extérieur est nécessaire

Le paradoxe des athlètes de haut niveau est qu’ils ont toujours puisé en eux-mêmes pour performer, alors que la guérison de la dépression exige au contraire de rechercher un soutien extérieur et de repenser son identité. Cette reconstruction identitaire est cruciale, car elle leur rappelle qu’ils sont humains, vulnérables, et non des êtres surhumains.

Par ailleurs, l’athlète doit réapprendre à ressentir son corps et ses émotions, non plus en dissociation pour la performance, mais en réintégrant ces sensations dans une nouvelle relation à soi.

Ce double processus – chercher de l’aide extérieure et réajuster son rapport intérieur au corps et à l’esprit – est essentiel pour éviter que la dépression ne devienne chronique et pour prévenir le développement de troubles associés comme l’anxiété ou le dopage.

TCC, pleine conscience, EMDR… quelles prises en charge sont adaptées ?

Ainsi, la dépression chez les athlètes de haut niveau est une blessure spécifique qui nécessite une approche adaptée, distincte de celle de la performance sportive.

Les thérapies cognitivo-comportementales (TCC) adaptées au contexte de la haute performance demeurent centrales pour traiter la dépression, l’anxiété et les pensées automatiques liées à l’échec ou à la rumination attachée à la compétition.

En complément, les programmes de pleine conscience (MBP) offrent désormais un soutien structuré. Une méta-analyse de 2024 démontre un effet moyen à fort sur l’anxiété compétitive ainsi que des améliorations de la confiance en soi et de la régulation émotionnelle, indépendamment du sport, de l’âge ou du genre. Un autre essai contrôlé récent signale une diminution significative de l’anxiété somatique et cognitive chez les sprinteurs, après une intervention en pleine conscience.

Par ailleurs, l’Eye Movement Desensitization and Reprocessing (EMDR), bien documentée dans le traitement des traumatismes, s’avère prometteuse dans le domaine sportif : une étude de cas auprès de golfeuses professionnelles, victimes d’un certain type de traumatismes sportifs, a montré une réduction notable de l’anxiété compétitive. De plus, une étude pilote auprès d’athlètes universitaires blessés a révélé que l’EMDR pouvait conduire à des performances personnelles records après intervention.

Enfin, des approches combinant psychoéducation, travail psychocorporel et interventions de groupe sont essentielles pour renforcer la résilience athlétique et prévenir les rechutes psychiques.

« Survivre à la victoire »… ou à l’échec

On parle dans le milieu sportif de plus en plus de « résilience ». Voilà un concept qui trouve une adaptation dans tous les milieux et qui, sans doute, reste mal compris et dénaturé la plupart du temps. La résilience pourrait se résumer comme la faculté de surmonter les épreuves, les difficultés et à s’adapter positivement aux défis de la vie.

Dans le cas des sportifs de haut niveau, il peut s’agir d’un échec sportif, d’un objectif non atteint, mais aussi de l’atteinte de l’objectif qui était le moteur même de ces athlètes de haut niveau.

Hubert Ripoll n’évoque-t-il pas le fait qu’il puisse être question de survivre à la victoire ? En soi, ce n’est pas un traumatisme, car en aucun cas ces évènements ne viennent mettre à mal la vie ou l’intégrité physique ou psychique de ces athlètes comme peuvent le faire un attentat, une guerre ou une maladie grave comme le cancer.

Dans le meilleur des cas, et loin de nous la volonté de banaliser la situation, il s’agit de situations de stress qui, même si elles sont intenses, ne peuvent pas être affublées d’une quelconque dimension psychotraumatique.

On peut, en effet, utiliser le terme de « résilience » pour caractériser les capacités de ces sportifs de haut niveau à faire face aux adversités propres à leurs situations d’athlètes.

Des athlètes qui devront rebondir

À la différence des athlètes des jeux de l’Antiquité, nos sportifs ne mettent jamais leur vie en péril. Mais il leur faudra rebondir, ce qui, dans ce contexte, signifie être capable de mettre en perspective les évènements auxquels ils ont été confrontés.




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Il leur faut accepter, par exemple, que l’atteinte des performances attendues ou l’obtention d’une médaille ne sont que des détails. La performance sportive ne peut et ne doit pas être le moteur d’une vie.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. Santé mentale des athlètes : le revers de la médaille après les JO – https://theconversation.com/sante-mentale-des-athletes-le-revers-de-la-medaille-apres-les-jo-262881

En marche après Macron : quel avenir pour le parti du président ?

Source: The Conversation – France in French (3) – By Ludovic Grave, Doctorant en science politique, Université de Lille

Le parti macroniste Renaissance se cherche un nouveau nom. Ce quatrième changement d’appellation traduit les tentatives de son secrétaire général Gabriel Attal de détacher l’organisation partisane de la figure présidentielle. Sans grand succès jusqu’ici.


Le 31 juillet 2025, le secrétaire général de Renaissance et ancien premier ministre Gabriel Attal initiait une consultation interne auprès des 33 000 adhérents de Renaissance, visant notamment à changer le nom du mouvement.

Les justifications officielles à ce quatrième changement d’étiquette de parti, en près de dix années d’existence, découlent d’un échec de l’ancrage de la marque partisane Renaissance. Seul un tiers des électeurs identifie correctement le parti, contre 70 % pour La France insoumise (LFI) et le Rassemblement national (RN). La confusion avec le parti Reconquête d’Éric Zemmour témoigne également d’un déficit de différenciation politique.

Au-delà des considérations fonctionnelles, cette entreprise de changement de dénomination s’inscrit dans une dynamique de succession où Gabriel Attal cherche à façonner le parti à son image et, selon une source interne à Renaissance, à « tuer le père » – c’est-à-dire, ici, Emmanuel Macron. Cette stratégie d’émancipation s’enracine dans la rupture brutale provoquée par la dissolution de juin 2024, qui a transformé des relations empreintes de connivence en une cohabitation froide et distante entre le président et son ancien premier ministre.

Elle pose également la question fondamentale de savoir si ce rebranding constitue une simple opération cosmétique destinée à masquer les contradictions profondes du parti, ou s’il préfigure une véritable refondation doctrinale capable de résoudre l’aporie identitaire du macronisme postprésidentiel. Celle-ci pourrait, accessoirement, offrir au secrétaire général et président du groupe à l’Assemblée nationale l’opportunité de s’émanciper de la tutelle macronienne.




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Les métamorphoses partisanes du macronisme : de la disruption à l’impasse

La trajectoire nominale du mouvement macroniste illustre une ambition politique aux prises avec ses ambivalences. Le choix d’« En marche » en avril 2016 constituait une innovation politique majeure dans le paysage français. La personnalisation assumée à travers les initiales E. M. d’Emmanuel Macron, la rhétorique du mouvement refusant l’étiquette jugée obsolète de parti, et le dépassement revendiqué des clivages gauche-droite inscrivaient cette création dans la lignée des partis personnels européens, comme Forza Italia de Silvio Berlusconi ou le Mouvement 5 étoiles (M5S) de Beppe Grillo, en Italie. Avec une spécificité française toutefois : la prétention à incarner simultanément le renouveau et l’institution.

Le repackaging d’En marche en La République en marche (LREM) en mai 2017, consécutif à la victoire présidentielle, visait, selon le politologue Julien Fretel, à « s’adapter à une nouvelle réalité, à savoir l’arrivée d’E. Macron à la présidence de la République et la création des groupes parlementaires de la majorité ». Ce passage à LREM traduit la conversion du mouvement en outil au service de l’exécutif, illustrant un processus de cartellisation. Ce concept désigne la transformation d’un parti politique en agent de l’État : il devient ainsi dépendant des ressources publiques et du pouvoir institutionnel pour assurer sa survie, plutôt que de s’appuyer sur la mobilisation de la société civile.

Après cinq années marquées par une hyperpersonnalisation présidentielle, le mouvement se rebaptise, abandonnant LREM pour devenir officiellement Renaissance en septembre 2022. Cela représentait théoriquement une tentative de normalisation et de dépersonnalisation.

L’objectif affiché était triple : élargir la base par la fusion avec des micropartis comme Agir et Territoires de progrès, européaniser l’identité par une référence à la renaissance du projet européen – le nom évoque aussi délibérément l’époque historique de la Renaissance –, et normaliser l’organisation par le passage au système d’adhésions payantes traditionnel des partis. Cette refondation visait ainsi à transformer un mouvement centré sur la figure présidentielle en une structure partisane plus formalisée.

Ces évolutions nominales révèlent cependant l’aporie fondamentale du macronisme : conçu comme une entreprise politique personnelle en rupture avec le système partisan, il oscille entre hyperpersonnalisation et tentative de normalisation organisationnelle, sans parvenir à résoudre cette contradiction génétique qui détermine son modèle originel.

Renaissance face à ses défis existentiels : vers l’effondrement d’un modèle ?

Au-delà des questions d’étiquettes, Renaissance fait face à une crise existentielle.

L’effondrement organisationnel se mesure d’abord par les chiffres : de 450 000 « cliqueurs » – c’est-à-dire, soutiens sur Internet – revendiqués en 2017 par le mouvement, celui-ci est passé à 30 000 adhérents lors de sa transformation en Renaissance en 2022, pour chuter à moins de 10 000 membres à jour de cotisation en 2024. Cette saignée s’explique principalement par le traumatisme de la dissolution, par le décalage entre les promesses d’horizontalité et un exercice vertical du pouvoir, ainsi que par la dérive droitière du parti.

Le second défi majeur réside dans le vide idéologique du parti. Un ancien ministre qualifie Renaissance de « maison vide », de « parti né en cliquant » sans « contenu politique ». Plus révélateur encore, le questionnaire de Gabriel Attal, demandant aux adhérents de définir « les trois valeurs du parti » et de « résumer l’identité du parti en une phrase », expose paradoxalement l’absence de corpus doctrinal stabilisé, neuf ans après la création du mouvement. Cette situation confirme l’absence d’identité doctrinale claire du macronisme, dont le « en même temps » peine à se cristalliser en un projet partisan cohérent.

Cette quête identitaire témoigne de l’épuisement du « progressisme » comme marqueur distinctif du macronisme. Conçu, dès 2017, comme une opération de marketing politique pour masquer le terme « libéralisme », ce progressisme, défini surtout « par opposition » aux conservateurs, n’a pu dissimuler la contradiction avec des politiques ancrées à droite, comme la suppression de l’ISF, ou l’utilisation autoritaire de l’article 49 alinéa 3 de la Constitution.

La difficulté à articuler un projet post-Macron et l’impossibilité de stabiliser une base militante révèlent l’échec de cette redéfinition artificielle du clivage politique.

Attal face à l’héritage macronien : entre émancipation et dépendance

L’entreprise de rebranding partisan de Renaissance constitue un marqueur symbolique de la transition postcharismatique, où la nouvelle appellation et le déménagement du siège représentent des tentatives d’autonomisation du parti permettant à Attal de construire sa propre légitimité politique, notamment en vue des municipales de 2026 et de l’élection présidentielle de 2027.

Cette volonté d’autonomisation se concrétise également par la nomination récente d’un nouveau bureau exécutif, soigneusement choisi par le secrétaire général, lui permettant ainsi de structurer le parti selon sa vision et de consolider son emprise organisationnelle. Il a, d’ailleurs, déclaré vouloir « proposer un chemin aux Français » et promis de « tout faire pour conduire [ses partisans] dans deux ans sur le chemin de la victoire ».

Cependant, cette ambition se heurte à une contrainte organisationnelle considérable : la dépendance du parti à la figure de son fondateur. Les défis de la routinisation du charisme – c’est-à-dire, la transformation d’un mouvement centré sur le charisme d’un leader en une organisation politique pérenne et institutionnalisée – et de la transmission de l’autorité politique apparaissent d’autant plus complexes que les exemples européens de partis personnels ont pour la plupart échoué dans ce processus. Forza Italia post-Berlusconi a connu un effondrement électoral spectaculaire, UKIP, chantre du Brexit, s’est marginalisé post-Farage et Ciudadanos post-Rivera a quasi disparu du paysage politique espagnol. Ces précédents interrogent sur la capacité du mouvement macroniste, quelle que soit sa future dénomination, à survivre à son démiurge.

La crise d’un modèle partisan

Les défis rencontrés par Renaissance se traduisent par les fractures internes d’une formation politique tiraillée entre héritage présidentiel et ambition post-Macron – de la prise de distance des députés du microparti En commun, à la scission ouverte portée par Gérald Darmanin avec son mouvement Populaires.

La déclaration d’Emmanuel Macron aux Jeunes avec Macron, le 5 juillet 2025 – « J’[aur]ai aussi besoin de vous pour dans deux ans, pour dans cinq ans, pour dans dix ans » – révèle, d’ailleurs, la permanence de ce bonapartisme organisationnel qui entrave toute refondation authentique. Président d’honneur de Renaissance, Macron neutralise les velléités d’autonomisation d’Attal. Il maintient ainsi son successeur dans une dépendance vis-à-vis de l’entreprise politique qu’il a lui-même créée.

Le 5 juillet 2025, Emmanuel Macron intervient lors de la célébration des 10 ans des Jeunes avec Macron : il y entretient l’ambiguité sur un éventuel retour après 2027.

Cette posture de contrôle à distance soulève une autre interrogation cruciale : Macron prépare-t-il déjà son retour pour 2032 ? Un tel projet expliquerait son refus de lâcher les rênes du parti, qu’il devrait conserver comme base organisationnelle en vue de 2032. En effet, si la Constitution limite le président à deux mandats consécutifs, elle reste floue sur la possibilité d’une deuxième réélection non consécutive.

The Conversation

Ludovic Grave ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. En marche après Macron : quel avenir pour le parti du président ? – https://theconversation.com/en-marche-apres-macron-quel-avenir-pour-le-parti-du-president-262830

Localiser ses activités dans une ville-monde : quelle incidence sur la performance financière des multinationales ?

Source: The Conversation – in French – By Ana Colovic, Professeur de stratégie / Professor of Strategy, Neoma Business School

Ce n’est pas un hasard si Paris, outre les touristes, attire des entreprises venues du monde entier. La capitale de la France fait partie de ce qu’on appelle « villes-mondes ». Quels sont leurs atouts ? Ne sont-elles pas victimes de leur succès ? Quel type d’entreprises ont vraiment intérêt à s’y installer ?


Comme chaque année, au mois de juin dernier, le salon Vivatech s’est déroulé à Paris, attirant les entreprises tech du monde entier. Plusieurs entreprises étrangères du domaine de l’intelligence artificielle (IA) ont d’ailleurs récemment choisi de localiser leurs activités à Paris : Insider, une plateforme singapourienne d’expérience client, Avanade, leader mondial états-unien des solutions numériques Microsoft en IA, ou bien Tata Consultancy Services, géant indien des services informatiques. De fait, Paris fait partie du club privilégié des villes-mondes ou global cities, ces villes qui concentrent des volumes colossaux d’investissements directs étrangers.

Les villes-mondes comme New York, Londres, Paris ou Tokyo sont des centres de commande et de contrôle de l’économie mondiale. Elles possèdent des caractéristiques uniques. Le réseau de recherche Globalization & World Cities de l’Université de Loughborough en Angleterre propose un classement de ces villes dites mondiales en se basant sur les activités de 175 cabinets de conseil et d’audit (dont les plus connus sont les Big 4 : Deloitte, EY, KPMG et PwC) dans 785 villes à travers le monde.

Les chercheurs établissent trois grandes catégories de villes-monde : alpha, beta et gamma. Parmi les villes françaises, Paris se situe dans la catégorie alpha, Lyon dans la catégorie beta et Marseille dans la catégorie gamma.

Mais la localisation des activités dans ces villes-mondes a-t-elle des conséquences sur la performance des entreprises ? Dans notre recherche, nous répondons positivement à cette question et montrons que localiser une part importante des activités dans les « villes globales » conduit à une meilleure performance financière de l’entreprise multinationale. Toutefois, c’est surtout vrai pour les multinationales opérant dans des secteurs intensifs en connaissances (knowledge-intensive). Plusieurs facteurs expliquent ce phénomène.




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Concentration de connaissances et de technologie

Premièrement, les villes-mondes concentrent des sources de connaissances et de technologies de pointe : universités et centres de recherche renommés, scientifiques, chercheurs, start-ups high-tech. Les entreprises peuvent ainsi accéder à ces talents et bénéficier des transferts de connaissances. Par exemple, Paris et sa région disposent de nombreuses universités, de grandes écoles d’ingénieur et de commerce, de centres de recherche et de pôles de compétitivité en hautes technologie rassemblant des milliers de scientifiques, d’étudiants, d’ingénieurs et de doctorants. Choose Paris Region, l’agence d’investissement d’Île-de-France, suit de près l’attractivité de Paris et publie des études disponibles gratuitement sur son site ainsi que les success-stories.

Une grande connectivité

Deuxièmement, les villes-mondes sont caractérisées par une grande connectivité. Elles ont des infrastructures leur permettant de réduire les temps et coûts de transports : elles disposent, par exemple, de plusieurs aéroports, gares ferroviaires internationales, réseaux de routes, etc. La connectivité est présente également au niveau des connaissances et de la technologie. Pour préserver leur compétitivité, les entreprises, notamment les multinationales, cherchent à avoir accès à de la connaissance et à des technologies de pointe, y compris les nouvelles technologies, dispersées dans les villes-mondes et ailleurs.

Les villes-mondes peuvent donc leur permettre d’atteindre ces ressources et d’y puiser des connaissances. Ainsi, en localisant une partie importante de leurs activités dans les « villes globales », les multinationales peuvent puiser les connaissances disponibles dans ces villes ainsi qu’à travers le monde. Par exemple, les universités et centres de recherche à Paris sont connectés à des centres de savoir partout dans le monde. L’École polytechnique a ainsi de nombreux partenariats internationaux avec des universités et des centres de recherche de pointe.

Troisièmement, les villes-mondes ont des concentrations très fortes de services spécialisés, en comptabilité, en affaires juridiques, en relations publiques et en services financiers. Des acteurs majeurs comme les Big 4, les grands cabinets d’audit et de conseil, sont localisés dans les villes-mondes et les entreprises peuvent donc facilement accéder à leurs services, indispensables à leur fonctionnement.

Un environnement cosmopolite

Quatrièmement, les villes-mondes jouissent d’un environnement cosmopolite qui attire les expatriés. Beaucoup de langues y sont parlées, de nombreuses personnes y passent, se rencontrent, échangent et fertilisent les idées. On y trouve également des écoles internationales, indispensables pour accueillir les familles des expatriés. Par exemple, à proximité de Paris, le lycée international de Saint-Germain-en-Laye (Hauts-de-Seine) propose 14 sections internationales : espagnole, italienne, néerlandaise, britannique, américaine, danoise, suédoise, norvégienne, russe, polonaise, chinoise, japonaise, portugaise et allemande.

France 24, 2024.

Ces atouts des villes-mondes ne semblent toutefois pas bénéficier à toutes les entreprises de la même manière.

En effet, notre recherche montre qu’ils sont particulièrement importants pour les entreprises évoluant dans les secteurs que l’on caractérise comme « intensif en connaissances » (knowledge-intensive). Pour les autres entreprises, localiser les activités dans ces villes est moins attractif.

Des atouts mais aussi des inconvénients

Car localiser ses activités dans les villes-mondes ne vient pas sans inconvénients. Les prix de l’immobilier sont généralement élevés et il y a une concurrence accrue pour les localisations centrales. Les salaires ont tendance à être plus élevés pour répondre à des coûts de la vie plus importants et il y a une forte concurrence pour attirer les talents.

À cela s’ajoute la difficulté à trouver de grandes surfaces pour installer des bureaux. Pour toutes ces raisons, il est plus judicieux pour certaines entreprises de chercher des localisations dans des plus petites villes ou même dans des zones rurales.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. Localiser ses activités dans une ville-monde : quelle incidence sur la performance financière des multinationales ? – https://theconversation.com/localiser-ses-activites-dans-une-ville-monde-quelle-incidence-sur-la-performance-financiere-des-multinationales-259750

Conflit du Sahara : les ressorts de la stratégie symbolique du Maroc

Source: The Conversation – in French – By Azeddine Hannoun, enseignant-chercheur, Ibn Tofail University

Le conflit du Sahara oppose le Maroc aux indépendantistes du Front Polisario, soutenus par l’Algérie, autour du statut de ce vaste territoire désertique. Rabat revendique sa souveraineté sur cette région, tandis que le Polisario milite pour l’indépendance de la « République arabe sahraouie démocratique ». Ce différend, hérité de la décolonisation espagnole, cristallise des rivalités géopolitiques régionales.

La question du Sahara – territoire qui s’étend du Sud du Maroc jusqu’à la frontière mauritanienne – met en évidence les limites du réalisme classique face aux nouvelles dynamiques de politique étrangère. Le néoréalisme est une doctrine des relations internationales qui ajoute une dimension structurelle au réalisme de la politique étrangère en y greffant d’autres éléments en dehors des considérations classiques comme la puissance ou la sécurité. Une nouvelle étude démontre en effet que ce conflit ne relève plus seulement d’enjeux de puissance ou de sécurité. Il engage des dimensions identitaires, historiques et symboliques. Le néoréalisme permet d’éclairer la stratégie marocaine, dans ce conflit, comme une diplomatie de projection intégrant développement et influence régionale.

L’universitaire Azeddine Hannoun, auteur de l’étude, explique à The Conversation Africa comment cette stratégie fonctionne.


Comment la question du Sahara illustre-t-elle les limites du réalisme classique ?

La question du Sahara met en lumière les limites du réalisme classique dans sa capacité à appréhender la complexité des dynamiques actuelles de politique étrangère au sens large. Le réalisme traditionnel postule que les États agissent de manière rationnelle pour maximiser leur puissance dans un environnement anarchique, en poursuivant leurs intérêts nationaux définis essentiellement par la sécurité.

Or, dans le cas marocain, cette vision est réductrice. Le Sahara ne se réduit plus à une question de puissance ou de sécurité : il est aussi un vecteur identitaire, historique, et civilisationnel. Dans mon article, je montre que le réalisme classique ne permet pas de saisir la dimension immatérielle et symbolique de la question saharienne, notamment le rôle du lien d’allégeance (Beia), la centralité de la souveraineté, et le lien entre légitimation interne et positionnement externe.

C’est là qu’intervient le néoréalisme, évoqué dans l’article : un réalisme repensé, davantage tourné vers la structure du système international et les contraintes géopolitiques, mais qui cherche également à intégrer des objectifs économiques et de rayonnement stratégique, en rupture avec la vision axée uniquement sur la sécurité du réalisme classique. Ce néoréalisme permet au Maroc de dépasser une diplomatie de réaction pour adopter une diplomatie de projection.

J’ai évoqué, dans l’article, la question de la transformation fonctionnelle du bloc réaliste de la politique étrangère marocaine à travers un équilibre voire une complémentarité trouvée et entretenue entre le prisme de la question du Sahara en l’intégrant dans d’autres objectifs à caractère stratégique.

En effet, la priorisation de la question du Sahara et de l’intégrité territoriale de manière générale consistait dans une orientation remettant en seconde zone
toutes les autres dimensions. Ainsi, la sortie du Maroc de l’OUA en était un
témoin. La politique de la chaise vide consistait dans la dogmatisation de la
politique étrangère. Or, depuis quelques années la nouvelle politique africaine
du Maroc consistait à pénétrer mêmes les pays classés comme des soutiens du
Polisario comme l’Ethiopie ou le Nigéria…




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Comment les paradigmes ont-ils évolué dans l’approche diplomatique de ce conflit ?

L’approche diplomatique du Maroc vis-à-vis du Sahara a connu une évolution
paradigmatique majeure, passant d’un réalisme classique marqué par une
politique de retrait et d’affirmation univoque de souveraineté (exemple politique de la chaise vide à l’OUA, rupture automatique des relations avec les pays
reconnaissant la «RASD»), à une diplomatie néoréaliste offensive, pragmatique et multidimensionnelle.

Cette évolution est notamment le fait des orientations du Roi Mohammed VI qui dispose d’une vision plus pragmatique consistant à mettre en place une approche équilibrée entre les nécessité du développement économique, le rayonnement stratégique et la place prioritaire de la question du Sahara. Cette évolution est également une résultante logique de la longévité du conflit du Sahara qui ne devrait pas commencer à pénaliser les intérêts économiques du Royaume et ses ambitions stratégiques.

En effet, l’absence du Maroc de l’OUA et ensuite de l’UA pouvait notamment
éloigner le Maroc des logiques de partenariat et d’intégration régionale et
continentale

Le tournant majeur apparaît à partir des années 2000, avec une volonté de créer des convergences entre l’objectif de l’intégrité territoriale et celui du développement économique. Cette évolution s’observe à travers :

• la diversification des alliances (partenariats Sud-Sud, BRICS (groupe de pays réunissant Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud et d’autres),

• le réinvestissement de l’Union africaine,

• la valorisation géoéconomique du Sahara (modèle de développement des provinces du Sud, port Dakhla Atlantique, Initiative Atlantique).

• une logique de création d’interdépendances stratégiques avec les puissances régionales et mondiales.

Ce redéploiement diplomatique obéit à une stratégie d’adaptation dynamique : le Maroc ne sacrifie pas la priorité du Sahara, mais il la fonctionnalise. Il l’articule avec d’autres objectifs pour renforcer sa position tout en répondant aux défis globaux (développement, sécurité régionale, intégration continentale).




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Cette stratégie est-elle payante de votre point de vue ?

À un certain égard oui. Il ne faut pas oublier que depuis quelques années le Maroc
n’arrête pas d’engranger les fruits de cette nouvelle approche. Des dizaines de
pays ont ouvert des représentations diplomatiques et consulaires dans les villes
de la zone contestée (provinces du sud) comme laayoune et Dakhla..(presque
une trentaine.

Ceci représente une avancée majeure dans la mesure où même les soutiens classiques du Royaume préféraient renvoyer l’affaire au cadre de l’ONU. Le plan marocain d’autonomie est soutenu par des dizaines de pays en Afrique en Europe en Asie et même en Amérique latine.

Votre analyse ouvre-t-elle la voie à une lecture plus normative du réalisme ?

Mon analyse vise justement à dépasser une lecture strictement matérialiste du
réalisme pour ouvrir la voie à une interprétation normative et stratégique.
En effet, le réalisme marocain ne se réduit pas à la recherche simple de gains
en apport avec le contexte géopolitique. Il est structuré par une vision
historique, un récit national et une quête de continuité étatique.

Cela signifie que l’intérêt national, s’il est central, n’est pas défini de manière strictement utilitariste, mais à partir de valeurs, d’un héritage civilisationnel et d’un projet collectif.

Ce projet consiste dans l’arrimage à un espace africain voué à l’intégration. Le Maroc ambitionne de créer un leadership prenant source dans l’histoire et dans les facteurs civilisationnels. Le Maroc se voit en tant que relais géostratégique entre l’Europe et l’Afrique, en tant que terre de paix et de dialogue entre les civilisations et les religions.

Ce réalisme « contextualisé » est aussi un réalisme éthique, dans la mesure où il prend en compte la stabilité régionale, la coopération Sud-Sud, et l’intégration africaine comme éléments d’un intérêt national élargi.

Autrement dit, on assiste à l’émergence d’un réalisme à vocation transformationnelle : non plus seulement réactif, mais constructif, capable d’orienter un ordre régional plus stable, plus interconnecté, et plus juste. C’est cette lecture qui peut renouveler le réalisme, notamment pour les pays du Sud, en le détachant de ses origines occidentales et de sa froideur stratégique, au profit d’une réappropriation par les États porteurs de projets historiques comme le Maroc.

Le paradigme de l’intérêt national ici ne devrait plus être prisonnier d’une dimension matérialiste voire de survie, mais devrait épouser une logique de codéveloppement et de développement. L’exemple type dans ce cadre est l’initiative Atlantique lancée par le Roi Mohammed VI.

Cette initiative fait du Sahara un atout géostratégique permettant au Maroc de construire un leadership dans la région du Nord-Ouest africain. Le fait de permettre un accès maritime des pays de la région sahélo-saharienne à l’océan atlantique à travers notamment le grand port de Dakhla (qui se trouve dans le Sahara, territoire objet de conflit) est un moyen en quelque sorte de joindre l’utile à l’agréable.

The Conversation

Azeddine Hannoun does not work for, consult, own shares in or receive funding from any company or organisation that would benefit from this article, and has disclosed no relevant affiliations beyond their academic appointment.

ref. Conflit du Sahara : les ressorts de la stratégie symbolique du Maroc – https://theconversation.com/conflit-du-sahara-les-ressorts-de-la-strategie-symbolique-du-maroc-263214

Mutation de l’ordre mondial : l’Afrique peut redessiner les relations de pouvoir

Source: The Conversation – in French – By Carlos Lopes, Professor at the Nelson Mandela School of Public Governance, University of Cape Town

Pendant trop longtemps, l’Afrique a exercé son pouvoir de manière défensive : gérer les attentes, préserver la stabilité, réagir aux pressions extérieures. Le continent a reproduit les systèmes politiques d’autres pays et privilégié des choix économiques visant surtout à honorer ses obligations extérieures, comme le remboursement de la dette.

Cette posture était compréhensible au lendemain des indépendances des africaines. À l’époque, le monde était marqué par les contraintes de la guerre froide et par les conditions imposées par les bailleurs de fonds, notamment à travers les programmes d’ajustement structurel.




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Mais nous sommes aujourd’hui dans une période différente. L’ordre international évolue rapidement. Le multilatéralisme s’effrite. Ceux qui faisaient les règles les contournent désormais. Par exemple, celles de l’Organisation mondiale du commerce ne sont plus respectées, tandis que le droit international est remis en question par les puissances mêmes qui ont contribué à la façonner.

Le discours sur « l’ordre » s’est effondré pour laisser place à une lutte pour la survie et l’influence. Les principaux moteurs de la création de valeur (la transformation des ressources brutes en biens plus précieux) sont concentrés dans quelques pays puissants. Ils utilisent leur influence pour imposer des règles aux pays plus vulnérables sur des questions aussi diverses que les régimes fiscaux, le contrôle des données ou la taxonomie verte (qui définit ce qui est un investissement vert).

Je suis économiste spécialisé dans le changement climatique et la gouvernance, avec une longue expérience au sein des Nations unies et de l’Union africaine. Je pense que ce désordre ouvre une brèche suffisamment large dans le système pour permettre l’émergence de nouvelles formes d’initiative.

C’est un moment qui exige de la clarté, pas un consensus. Il exige que l’Afrique rompe enfin avec l’héritage de la dépendance sous tutelle et emprunte un chemin plus chaotique, plus difficile, mais finalement plus libérateur: tracer sa propre voie.

L’Afrique doit transformer ce nouveau départ en atout

Contrairement à de nombreuses régions, l’Afrique n’est pas prisonnière d’un pouvoir hérité. Elle n’a guère d’intérêt institutionnel à défendre l’ordre ancien. Elle n’est pas surinvestie dans un système financier mondial qui la pénalise injustement. Par exemple, le Programme des Nations unies pour le développement a constaté que 16 pays africains ont payé 74,5 milliards de dollars supplémentaires en intérêts entre 2000 et 2020 à cause d’évaluations de risque exagérées par les agences de notation.




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L’Afrique n’est pas soumise aux verrous post-industriels qui lient les économies aux combustibles fossiles et empêchent la croissance de l’industrie verte. Elle n’est pas freinée par une population en déclin, ni paralysée par la nostalgie d’un passé géopolitique.

À l’heure actuelle, cela constitue un avantage discret : lorsque les anciennes normes s’effondrent, ceux qui ont appris à les contourner sont les mieux placés pour en définir de nouvelles. Longtemps marginalisée dans la gouvernance économique et technologique mondiale, l’Afrique n’a donc pas grand-chose à perdre en expérimentant. C’est une forme de liberté. Mais seulement si elle s’en saisit activement au lieu de la subir.

Au cœur de cette transition se trouve la technologie, non pas comme un outil neutre, mais comme une force qui remodèle activement le pouvoir.

L’intelligence artificielle, l’informatique quantique, la biologie synthétique et les systèmes blockchain redéfinissent ce qui est possible. Elles aggravent également les inégalités et augmentent le risque de nouvelles formes d’exclusion. L’Afrique ne peut pas se permettre de rester en marge de cette transformation. Le continent ne peut pas non plus prétendre faire un bond en avant sans investissements fondamentaux dans les infrastructures, la gouvernance des données et les compétences.

Une fois de plus, le tabula rasa de l’Afrique constitue un atout. Seuls environ 40 % des Africains sont aujourd’hui connectés à Internet, contre 66 % au niveau mondial. La politique numérique peut donc encore être façonnée. L’Afrique a l’opportunité de définir sa propre approche en matière d’éthique de l’IA, de fiscalité numérique, de cybersécurité et de contenu local.

Il est temps d’arrêter d’imiter le Nord

En période d’incertitude, on est tenté de s’accrocher à ce qui nous est familier. Pour l’Afrique, cela signifie souvent imiter les « meilleures pratiques » de systèmes qui sont aujourd’hui en perte de vitesse. Ce à quoi nous assistons dans de nombreuses régions du Nord n’est pas une bonne pratique, mais un épuisement structurel.




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Les États-Unis traversent une période de polarisation politique intense. Ils risquent de nouveaux blocages gouvernementaux et des remises en cause de leurs institutions démocratiques. La politique consensuelle de l’Europe est mise à rude épreuve par la montée de l’extrême droite et des politiques migratoires incohérentes.

Le G20, censé être un pilier stabilisateur, peine désormais à s’accorder même sur des communiqués de base. Les États membres de l’Union européenne concluent un accord commercial avec les États-Unis, pour se diviser entre eux dès le lendemain.

Dans ce contexte, il n’est pas dans l’intérêt de l’Afrique de chercher la validation des centres de pouvoir traditionnels.

Continuer à chercher une place à la table des négociations, sans se demander qui a construit cette table et pourquoi elle ne remplit plus son rôle, c’est passer à côté de l’occasion qui se présente.

L’Afrique doit aller de l’avant en tant que bloc

Cela ne signifie pas pour autant rejeter l’engagement mondial. Au contraire, cela signifie s’engager avec plus de clarté, de sélectivité et d’ambition. Cela signifie concevoir des instruments financiers qui correspondent aux priorités de l’Afrique, de la résilience climatique à la définition d’un type d’industrialisation qui ajoute de la valeur aux matières premières africaines. Cela signifie investir dans la capacité à réglementer, taxer et façonner les économies numériques.

Cela signifie que les pays africains doivent négocier collectivement sur le commerce et tout le reste, de la politique industrielle verte à l’espace extra-atmosphérique.

Exercer son pouvoir d’action ne consiste pas simplement à dire « non ». Il s’agit de construire. C’est là que réside la difficulté. Construire demande du temps, des alliances, des expérimentations et une grande tolérance à l’imperfection.




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L’Afrique doit imaginer ses propres institutions, puis les construire. Cela inclut des institutions financières qui recyclent les capitaux nationaux, telles que le fonds d’infrastructure Africa50 ou les stratégies de fonds souverains (fonds d’investissement publics) afin de tirer le meilleur parti des minéraux critiques, plutôt que de les laisser être extraits pour être transformés ailleurs.

Pour ce faire, de nouveaux types de capacités sont nécessaires, telles que l’expertise en matière d’arrangements juridiques, d’évaluation des actifs ou de structuration des infrastructures.

À l’heure actuelle, seuls 17 pays africains disposent de banques nationales de développement suffisamment importantes pour avoir un impact. Il ne s’agit pas seulement d’un déficit institutionnel, mais aussi d’un déficit d’action.

Cela signifie que les pays africains n’exercent pas leur pouvoir d’action sur leur propre développement. Au contraire, leurs économies sont trop souvent enfermées dans des logiques exctractives : exportation de matières premières, exportation de main-d’œuvre et exportation de discours sur la résilience, tels que les programmes spéciaux de lutte contre la pauvreté.




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Une nouvelle forme d’autonomie consiste à se tourner vers l’intérieur, non pas en isolant l’Afrique du monde, mais en définissant ce que signifie le succès pour le continent.

Les jeunes Africains n’attendent pas. Des start-ups fintech aux innovateurs en matière d’énergie hors réseau, en passant par les artistes et les militants politiques, ils redéfinissent déjà les aspirations du continent. Mais leur leadership a besoin de plus que de la visibilité. Il a besoin du soutien de systèmes de gouvernance qui n’étouffent pas sous la bureaucratie, mais qui ne considèrent pas la créativité comme de la naïveté.

Dans ce contexte, le leadership ne consiste pas à monter sur des estrades mais à les repenser. L’action ne se limite pas à être représenté dans les débats mondiaux. Il s’agit de pouvoir : la capacité à influer sur les résultats et non simplement les subir.

Le désordre mondial actuel offre l’occasion d’exercer ce pouvoir autrement. Mais cette fenêtre ne restera pas ouverte éternellement. Les règles seront réécrites. La seule question est : l’Afrique sera-t-elle l’un des auteurs ?

The Conversation

Carlos Lopes does not work for, consult, own shares in or receive funding from any company or organisation that would benefit from this article, and has disclosed no relevant affiliations beyond their academic appointment.

ref. Mutation de l’ordre mondial : l’Afrique peut redessiner les relations de pouvoir – https://theconversation.com/mutation-de-lordre-mondial-lafrique-peut-redessiner-les-relations-de-pouvoir-263237

Carte d’identité universelle et un dollar par jour : une utopie réaliste pour vaincre l’invisibilité et la faim

Source: The Conversation – France in French (3) – By Ettore Recchi, Professeur des universités, Centre de Recherche Sur les Inégalités Sociales (CRIS), Sciences Po

Créer un registre universel recensant toutes les personnes qui le souhaitent, ce qui leur permettra de bénéficier de nombreux services à ce stade inaccessibles ; et verser un dollar par jour à toutes celles qui vivent sous le seuil de pauvreté. Cette double mesure, qui peut paraître utopique, n’est pas aussi irréaliste que cela, comme le démontre un article paru dans une revue à comité de lecture, dont les auteurs nous présentent ici les principaux aspects.


Que signifie être invisible ? Pour plusieurs centaines de millions de personnes à travers le monde, cela veut dire ne posséder aucune preuve légale d’identité : ni passeport ni acte de naissance – aucun moyen de prouver son existence aux yeux d’un État. Et que signifie être incapable de mener une vie digne ? C’est gérer son quotidien avec moins de 6,85 $ par jour, ce qui correspond au seuil de pauvreté fixé par la Banque mondiale. Dans un monde plus riche que jamais, ces deux situations définissent ce que nous appelons des « inégalités scandaleuses ».

Notre proposition, détaillée dans un article récemment publié dans Humanities and Social Sciences Communications, vise à s’attaquer simultanément à ces deux problèmes : l’absence d’identité légale et la faim. L’idée est simple : garantir une carte d’identité pour chaque personne vivant sur Terre (Humanity Identity Card, HIC) et un complément de revenu de base de 1 dollar (USD) par jour (Basic Income Supplement, BIS) pour la moitié la plus pauvre de la population mondiale.

Cette politique sociale globale contribuerait à garantir des droits humains fondamentaux comme le droit à l’égalité devant la loi, un niveau de vie suffisant et une protection sociale. Elle devrait également encourager un nouveau sentiment de solidarité internationale : les pays, les entreprises et les individus les plus riches soutiendraient les plus vulnérables, non pas par charité, mais dans le cadre d’un engagement structuré et partagé.

Des inégalités vitales et existentielles

En nous appuyant sur les travaux d’Amartya Sen et de Göran Therborn, nous nous concentrons sur deux dimensions de l’inégalité : l’existentielle et la vitale.

L’inégalité existentielle concerne la reconnaissance. Près de 850 millions de personnes, selon une étude de la Banque mondiale, n’ont aucune pièce d’identité reconnue légalement. Cela signifie que, dans la plupart des pays du monde, elles ne peuvent pas ouvrir de compte bancaire, accéder à des services publics, inscrire leurs enfants à l’école ou s’inscrire elles-mêmes dans des établissements d’enseignement, ou encore enregistrer une carte SIM à leur nom. Sans identité légale, on n’est pas seulement exclu : on est aussi invisible.

L’inégalité vitale concerne les ressources nécessaires à la survie. L’insécurité alimentaire demeure l’un des problèmes les plus persistants et mortels aujourd’hui. Alors que la production alimentaire mondiale atteint des sommets historiques, environ 735 millions de personnes souffrent encore de la faim et des millions d’enfants sont malnutris. Ceci n’est pas dû à une pénurie de nourriture, mais à une véritable exclusion économique, faute tout simplement d’avoir les moyens d’accéder à la nourriture disponible.

Ces deux problèmes vont souvent de pair : les plus pauvres sont aussi ceux qui ont le moins de chances d’être officiellement enregistrés auprès des administrations. Surtout, dans les pays les moins développés, en l’absence de filet de sécurité national, ils passent entre les mailles des systèmes censés les protéger.

Une carte pour chaque être humain

La carte d’identité universelle (HIC) est au cœur de la proposition.

Elle serait délivrée par une instance mondiale – très probablement sous l’égide des Nations unies – et proposée à chaque personne, quels que soient sa nationalité ou son statut migratoire. La carte inclurait des données biométriques telles qu’une empreinte digitale ou un scan de l’iris, ainsi qu’une photo et des informations de base comme le nom et la date de naissance de l’individu.

Avec une HIC, les habitants des zones rurales dans les pays à faible revenu pourraient s’inscrire à des services téléphoniques, à travers lesquels ils pourraient recevoir de l’aide par « mobile money » ; ce qui est actuellement sujet à un enregistrement préalable avec carte d’identité. De même, migrants et voyageurs pourraient demander de l’aide, des soins ou simplement une chambre d’hôtel sans s’exposer à des refus ou à des discriminations en raison d’une nationalité stigmatisée.

Cette carte ne serait liée à aucun gouvernement. Sa seule fonction serait de vérifier l’existence de la personne et ses droits en tant qu’être humain. Les données sensibles seraient stockées dans un système sécurisé géré par l’ONU, inaccessible aux gouvernements sauf autorisation explicite du titulaire. Cela distingue notre proposition d’autres programmes, comme l’initiative Identification for Development (ID4D) de la Banque mondiale, qui est censée fonctionner dans les limites des systèmes d’identification nationaux, exposés aux changements d’agenda des gouvernements.

Un dollar par jour pour la moitié de la population mondiale

Le second pilier de la proposition est un complément de revenu de base (BIS). Toute personne disposant d’un revenu inférieur à 2 500 dollars par an – soit environ la moitié de la population mondiale – recevrait un paiement inconditionnel de 1 dollar par jour. Ce montant est suffisamment faible pour rester abordable à l’échelle mondiale, mais assez élevé pour changer concrètement la vie quotidienne des plus pauvres.

Contrairement à de nombreux systèmes d’aide sociale existants, ce revenu serait versé directement aux individus, et non aux ménages, ce qui permettrait de réduire les inégalités de genre et de garantir que les enfants et les femmes ne soient pas exclus. L’argent pourrait être distribué par l’intermédiaire des systèmes de paiement mobile, déjà largement utilisés avec une efficacité remarquable dans de nombreux pays à faible revenu.

Les conclusions tirées de l’examen d’autres programmes de transferts monétaires montrent que ce type de soutien peut réduire significativement la faim, améliorer la santé des enfants, augmenter la fréquentation scolaire et même encourager l’entrepreneuriat. Les personnes vivant dans l’extrême pauvreté dépensent généralement ce revenu supplémentaire de manière avisée : elles savent mieux que quiconque ce dont elles ont en priorité besoin.

Mais qui finance ?

Un programme mondial de cette ampleur n’est pas bon marché. Nous estimons que le complément de revenu de base coûterait environ 1 500 milliards de dollars par an. Mais nous avons aussi esquissé son plan de financement.

La proposition prévoit une taxe mondiale de seulement 0,66 % sur trois sources :

  • sur le produit intérieur brut (PIB) de chaque État souverain ;

  • sur la capitalisation boursière des entreprises valant plus d’un milliard de dollars ;

  • sur la richesse totale des ménages milliardaires.

Au total, cela générerait suffisamment de ressources pour financer le complément de revenu et administrer la carte d’identité, avec un petit surplus pour les coûts opérationnels.

La participation serait obligatoire pour tous les États membres de l’ONU, ainsi que pour les entreprises et individus concernés. Le non-respect entraînerait des sanctions, telles que la dénonciation publique, des conséquences commerciales ou l’exclusion de certains avantages internationaux.

Ce système s’inspire de précédents existants, comme l’objectif fixé aux États de consacrer 0,7 % de leur budget annuel à l’aide au développement ou l’accord récent de l’OCDE sur un impôt minimum mondial pour les entreprises. Plusieurs dirigeants du G20 ont d’ailleurs déjà exprimé leur soutien à une taxation mondiale de la richesse. Ce qui manque, c’est la coordination – et la volonté politique.

Pourquoi le mettre en œuvre maintenant ?

Pour beaucoup, la proposition semblera utopique. Les inégalités mondiales sont profondément ancrées, et les intérêts nationaux priment souvent sur les responsabilités globales, comme l’illustrent les développements politiques récents (le 1er juillet, le gouvernement des États-Unis a officiellement cessé de financer l’USAID). Mais nous avons aussi vu à quelle vitesse le monde peut mobiliser des ressources en temps de crise – comme lors de la pandémie de Covid-19, où des milliers de milliards ont été injectés dans l’économie mondiale en quelques semaines.

La technologie, elle aussi, a suffisamment progressé pour que la délivrance et la gestion d’une carte d’identité universelle ne relèvent plus de la science-fiction. Les systèmes biométriques sont répandus, et les services de paiement mobile sont des outils éprouvés pour distribuer efficacement l’aide. Ce qu’il faut aujourd’hui, c’est de l’imagination – et de la détermination.

En outre, la proposition repose sur un argument moral puissant : dans un monde aussi interconnecté que le nôtre, pouvons-nous continuer à accepter que certains n’aient aucune existence légale ni aucun moyen de se nourrir ? Pouvons-nous nous permettre de ne rien faire ?

Un pas possible vers la citoyenneté mondiale

Au-delà de ses bénéfices pratiques, la carte d’identité universelle et le complément de revenu de base représentent quelque chose de plus profond : un nouveau modèle de protection sociale mondiale.

Ils considèrent l’identité et le revenu de base non comme des privilèges de citoyenneté, mais comme des droits inhérents à la personne. Ils offrent ainsi une alternative à une vision nationaliste de l’organisation sociale.

C’est une vision radicale mais pas irréalisable – une politique proche de ce que le sociologue Erik Olin Wright appelait « une utopie réaliste » : un monde où naître au mauvais endroit ne condamne plus à une vie de souffrance et d’exclusion.

Que ce plan soit adopté ou non, il ouvre la voie à une réflexion sur la manière dont nous prenons soin les uns des autres au-delà des frontières. À mesure que les défis mondiaux s’intensifient – changement climatique, déplacements, pandémies –, le besoin de solutions globales devient plus urgent. Le projet confère aussi un rôle nouveau et véritablement supranational à l’ONU, à un moment où l’organisation – qui fête cette année son 80e anniversaire – traverse l’une des crises existentielles les plus profondes de son histoire.

Une carte et un dollar par jour peuvent sembler des outils modestes. Mais ils pourraient suffire à rendre visible l’invisible et à sauver les affamés. Et à nous rendre fiers d’être humains.


Pour une version détaillée de cet article, lire Recchi, E., Grohmann, T., « Tackling “scandalous inequalities”: a global policy proposal for a Humanity Identity Card and Basic Income Supplement », Humanities & Social Sciences Communications, 12, art. no : 880 (2025).

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. Carte d’identité universelle et un dollar par jour : une utopie réaliste pour vaincre l’invisibilité et la faim – https://theconversation.com/carte-didentite-universelle-et-un-dollar-par-jour-une-utopie-realiste-pour-vaincre-linvisibilite-et-la-faim-260466

Les incendies de forêt récents sont-ils pires que ceux des deux derniers siècles ?

Source: The Conversation – in French – By Victor Danneyrolles, Professeur-chercheur en écologie forestière, Université du Québec à Chicoutimi (UQAC)

La saison des feux de forêt de 2023 au Canada a été exceptionnelle, avec plus de 15 millions d’hectares brûlés – un sommet jamais atteint depuis le début des relevés nationaux dans les années 1970. Les saisons 2024 et 2025 ont également été très actives dans l’Ouest canadien, avec plus de 13 millions d’hectares brûlés depuis janvier 2024 au moment de rédiger ce texte.

Cette augmentation soulève une question cruciale : les superficies brûlées sont-elles en train de dépasser les seuils de variabilité historique observés au cours des derniers siècles ? Avec 21 spécialistes de la géographie des feux de l’Est et de l’Ouest canadien, nous avons voulu répondre à cette question dans une étude récemment publiée dans le Journal Canadien de Recherche Forestière.

Une approche méthodologique robuste malgré des données historiques limitées

Il existe malheureusement peu de données pour remonter loin dans le temps et documenter les changements dans l’activité des feux de forêt. Les systèmes cartographiques modernes de suivi des feux ne couvrent au mieux que les 50 à 60 dernières années.




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Pour la période couvrant les deux derniers siècles, les reconstructions peuvent notamment s’appuyer sur l’échantillonnage systématique de l’âge des arbres ainsi que sur l’analyse des cicatrices de feu observées sur les arbres vivants ou morts. Ce type d’étude a été mené au cours des 30 dernières années dans plusieurs secteurs de la forêt boréale canadienne, et permet d’estimer l’évolution des taux de brûlage depuis le XIXe siècle, soit la proportion moyenne de territoire brûlé sur une période donnée.

Dans notre étude, les changements dans les taux de brûlage de cinq grandes zones de la forêt boréale canadienne ont été reconstitués à partir de données issues de 12 études indépendantes. Une résolution temporelle de 10 ans a été utilisée, ce qui signifie que les taux estimés correspondent à des moyennes décennales plutôt qu’à des événements annuels. Cette résolution temporelle de 10 ans est rendue nécessaire par le manque de précision des données dendrochronologiques, qui permettent rarement de dater un incendie à l’année près, mais fournissent des estimations fiables à l’échelle de la décennie.

Une année 2023 hors norme, mais une décennie toujours dans la variabilité historique

Nos résultats montrent que, dans quatre des cinq zones étudiées, la superficie brûlée en 2023 dépasse tout ce qui avait été observé depuis 1970, date depuis laquelle les feux de forêt sont systématiquement répertoriés et cartographiés à l’échelle nationale.

En revanche, lorsque l’on compare les taux de brûlage moyens de la décennie se terminant en 2023 (2014–2023) aux reconstitutions historiques disponibles, une tout autre perspective se dessine. Dans l’ensemble, ces taux demeurent généralement à l’intérieur des limites naturelles observées depuis les années 1800.

Toutefois, dans deux zones, les taux de brûlage décennaux moyens s’approchent des niveaux les plus élevés enregistrés au cours de ces deux derniers siècles et dépassent la variabilité historique dans une seule zone : le parc National de Wood Buffalo de l’Ouest canadien.

Des épisodes de feux au 19ᵉ et début du XXᵉ siècle comparables à aujourd’hui ?

En d’autres termes, ces résultats signifient qu’il a existé au cours des derniers siècles des périodes durant lesquelles les feux de forêt étaient autant actifs qu’aujourd’hui. C’est notamment le cas de la fin du 19e et du début du XXe siècle, qui, paradoxalement, correspondent à des périodes plus froides qu’aujourd’hui.

Plusieurs hypothèses peuvent expliquer ce paradoxe.

Premièrement, bien que les températures annuelles aient généralement été plus froides qu’aujourd’hui durant ces périodes de forte activité des feux, des précipitations plus faibles combinées à des épisodes ponctuels de chaleur durant la saison des feux pourraient avoir entraîné des conditions de sécheresse propices aux incendies.




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Deuxièmement, les populations humaines auraient aussi pu influencer l’évolution des feux de forêt, que ce soit par des allumages volontaires, comme l’usage du feu par les populations autochtones, ou par des départs accidentels liés à la colonisation européenne (par ex., construction des chemins de fer, brûlis pour défrichement agricole).


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Entre 1950 et les années 2000, l’activité des feux dans la forêt boréale a connu un creux historique, notamment en raison d’une diminution des sécheresses à l’échelle continentale. Pendant cette seconde moitié du XXe siècle, le développement des moyens de lutte contre les incendies a aussi pu contribuer à la réduction des feux. De nouvelles recherches devront être menées afin de mieux comprendre le rôle du climat et des activités humaines sur les changements dans les régimes des feux.

Le « retour des feux » avec les changements climatiques modernes

La période de creux historique de l’activité des feux entre 1950 et 2000 permet d’interpréter les récentes hausses des superficies brûlées – bien qu’indéniablement liées aux changements climatiques actuels – non pas comme une rupture inédite, mais plutôt comme un retour à des niveaux d’activité déjà observés par le passé.

Cette période de creux historique durant la seconde moitié du XXe siècle a également coïncidé avec une phase d’essor important de la foresterie et du développement des infrastructures en forêt boréale. On peut ainsi avancer que ce contexte a engendré un certain retard d’adaptation : les modes de gestion ont été élaborés en fonction d’un niveau d’activité des feux exceptionnellement bas, rendant aujourd’hui les infrastructures et les pratiques forestières particulièrement vulnérables face à la recrudescence des incendies.

L’importance des combustibles pour prédire les tendances futures

Nous osons ici quelques prédictions sur ce que nous réserve l’avenir.

Si les changements climatiques entraînent une augmentation des feux, il n’est pas garanti que l’augmentation des superficies brûlées se poursuive indéfiniment. En effet, l’augmentation de l’activité des feux peut être freinée par un élément clé : la quantité de combustible disponible pour les alimenter. Lorsqu’une forêt brûle, une grande partie de la biomasse est consumée.

Même si les jeunes forêts en régénération peuvent brûler, il faut généralement entre 30 et 50 ans avant que la végétation ait accumulé suffisamment de biomasse, que le sous-bois et le bois mort soient suffisamment abondants, et que la structure végétale permette une continuité du combustible, conditions qui favorisent la propagation maximale des feux.

Les feux peuvent aussi modifier la structure et la composition des forêts sur le long terme. Par exemple, des peuplements de conifères très inflammables peuvent être remplacés par des forêts mixtes ou feuillues, qui sont moins propices aux feux de forte intensité. Dans certains cas, la régénération échoue complètement après un incendie, laissant place à des milieux ouverts, comme des landes ou des prairies, également moins propices aux grands feux intenses.

Malheureusement, les conditions météorologiques extrêmes, de plus en plus fréquentes avec les changements climatiques, peuvent annuler cet effet atténuant lié aux combustibles, permettant aux feux de brûler toute forme de végétation sur leur passage. Il demeure essentiel de suivre de près l’évolution des incendies afin de mieux comprendre ces interactions complexes.

La Conversation Canada

Victor Danneyrolles a reçu des financements de Mitacs & MRNFQ.

Martin P. Girardin est membre du Centre d’étude de la forêt. Il a reçu des financements du Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada et de Ressources Naturelles Canada.

Yves Bergeron a reçu des financements de CRSNG,FRQNT, MRNFQ.

ref. Les incendies de forêt récents sont-ils pires que ceux des deux derniers siècles ? – https://theconversation.com/les-incendies-de-foret-recents-sont-ils-pires-que-ceux-des-deux-derniers-siecles-262395

Face à la crise écologique, que peut la poésie ?

Source: The Conversation – in French – By Sébastien Dubois, Professor, Neoma Business School

Et si la littérature n’était pas un simple refuge face à la catastrophe écologique, mais un outil de transformation collective ? De l’épopée antique aux dizains de Pierre Vinclair, la poésie contemporaine explore un nouvel imaginaire. Une cérémonie poétique pour refonder nos catégories de pensée.


La littérature a, dès ses origines, voulu penser ensemble la nature et la politique. C’est notamment le cas du genre de l’épopée, comme l’Iliade, l’Odyssée ou, plus tard, l’Énéide. L’épopée cherche à travers les personnages qui représentent des choix politiques à fonder ou refonder la cité. Ainsi, dans l’Odyssée, le combat entre les prétendants qui veulent le pouvoir et Ulysse, le roi d’Ithaque qui doit faire valoir sa légitimité. L’épopée antique s’intègre dans une cosmologie, une vision de la nature, des dieux et des hommes, alors homogène. Le poète Frédéric Boyer a d’ailleurs intitulé sa traduction des Géorgiques, de Virgile, le Souci de la terre : pour les Anciens, la politique est dans la nature.

La poésie contemporaine renoue avec cette tradition, pour imaginer une autre vie politique face à la crise écologique. C’est le cas du poète Pierre Vinclair, dont je parlerai plus longuement dans cet article, mais aussi (par exemple) de Jean-Claude Pinson et Michel Deguy. Que peut dire, et faire, la littérature, la poésie, dans la grande crise écologique qui est la nôtre ? Deux choses essentielles : agir sur nos catégories de pensée, refonder un nouvel imaginaire, par exemple notre conception des relations entre nature et culture ; et inventer de nouvelles formes d’échanges et d’action collective pour donner vie à ce nouvel imaginaire. Il ne saurait donc être question de (seulement) célébrer la Nature ni de (seulement) dénoncer l’impasse actuelle, mais de (re)créer un ordre affectif et collectif.

Les sciences sociales ont assez montré combien nos représentations transformaient notre vie collective : les modèles d’action politiques (le capitalisme, le communisme, la social-démocratie, etc.) sont autant des idées que des pratiques sociales. Plusieurs livres de Pierre Vinclair, poète français né en 1982, tracent une voie pour créer du sens « face à la catastrophe ».

Le pouvoir de la littérature : changer les catégories de pensée

Pierre Vinclair a publié deux livres qui abordent directement la question écologique, un livre de poésie, la Sauvagerie (2020), et un essai, Agir non agir (2020).

La Sauvagerie est une série de 500 poèmes, inspirés sur la forme par l’œuvre d’un grand poète de la Renaissance, Maurice Scève, qui publia sa Délie en 1544. La Sauvagerie a paru dans « Biophilia », la collection que la maison d’édition Corti consacre « au vivant au cœur d’éclairages ou de rêveries transdisciplinaires ».

Une série de dizains (dix vers décasyllabiques rimés) se consacre aux espèces animales les plus menacées. Pierre Vinclair recourt à la métaphore de la cuisine, pour expliquer sa poétique : ses dizains qui rassemblent une vaste érudition littéraire et scientifique cherchent à faire déguster au lecteur un « plat vivant ». Pour entrer en cuisine, rien de mieux que de lire, et relire, un dizain ; par exemple celui consacré à une espèce d’albatros, Diomedea Amsterdamensis, qui vit dans l’océan Indien. La figure de l’albatros rappelle immédiatement Baudelaire, où l’oiseau symbolisant le poète plane dans le ciel (les albatros ne se posent presque jamais) mais une fois à terre ne peut rien contre la cruauté des hommes qui l’agacent avec un briquet. Voici le dizain de Pierre Vinclair :

« Souvent, pour s’amuser, trois hommes violent
un albatros, gros oiseau indolent
coincé dans les ralingues des palangres
où l’attire une fish facile (avec aplomb,
le poète semblable au pêcheur dont les lignes
piègent des vivants, en a lancé vers l’internet
et lu : albatros – the female proceeds to receive
anal, while jacking off sb with both hands)
l’oiseau sombre, comme un plomb dans la mer
acorant son poussin abandonné. »

Le poète est une espèce menacée comme toutes les espèces le sont, et un « pêcheur contre les pêcheurs » ; l’albatros, lui aussi une espèce menacée, est pareillement poète : la métaphore est réversible. Le poème joue sur les signifiants, puisqu’en argot américain l’albatros est une position sexuelle – le dizain porte le numéro 69. La pornographie est donc la menace qui écartèle Diomedea amsterdamensis, piégé en pourchassant les poissons dans les palangres de la pêche industrielle. Un drame se joue : l’oiseau sera-t-il sauvé ?

Dans le dernier vers, il sombre, et accuse d’abord ses tortionnaires, et le poète qui ne l’a pas sauvé mais donne à voir, à sentir, le drame ignoré d’un oiseau. En somme, l’oiseau invite les lecteurs à son procès, le nôtre, pour meurtre et pornographie ; notre désir viole l’ordre du monde, le viol de la femelle ne donnera naissance à rien, le poussin abandonné va mourir et l’espèce avec lui.

La poésie est une pensée non pas philosophique ou scientifique, avec des concepts, mais avec figures (ici l’oiseau, les pêcheurs, le poète, les navires-usines, le désir, la pornographie). Elle n’est pas sans ordre, elle est tenue par la versification, la prosodie, l’architecture de la langue.

La poésie, ou la cérémonie improvisée

La poésie (et Vinclair) pense aussi l’organisation de la vie collective face à la catastrophe. Le moyen poétique, c’est l’épopée parce que celle-ci cherche justement à faire vivre un changement politique, on l’a vu. La Sauvagerie est donc une épopée du monde « sauvage ». Mais nous sommes modernes ; l’épopée sera donc fragmentaire puisque nous n’avons plus de récit qui garantirait l’unité du monde comme en avaient les Anciens Grecs. La Sauvagerie est une épopée collective pour Gaïa, le nom que donne le philosophe Bruno Latour à la nature pour sortir de la dichotomie mortifère entre nature et culture. Gaïa englobe aussi bien humains que non-humains dont le destin est commun.

« La Sauvagerie » de Pierre Vinclair
_“La.
Pierre Vinclair/Bibliophilia

Il faut alors d’autres modes d’action collective, et Vinclair a invité d’autres poètes qui écrivent aussi des dizains, se commentent, dans une sorte d’atelier de peintres de la Renaissance. La Sauvagerie est donc une œuvre collective, et Vinclair invite dans cet atelier tous ceux qui veulent contribuer à la refondation de notre vie imaginaire et sociale, des artistes aux scientifiques. La catastrophe en cours nous oblige à repenser, réorganiser, notre vie symbolique mais aussi nos moyens d’agir. Le poète ouvre les portes d’une maison (de mots, nous habitons le langage comme le langage nous habite) où le lecteur peut rencontrer le(s) poète(s), d’autres lecteurs, des albatros, Baudelaire, des pêcheurs, des navires-usines, dans une architecture (une forme), un théâtre commun parce que la vie sociale est une dramaturgie : c’est donc bien une « cérémonie improvisée », un rite, où le sujet « délaisse ses contenus propres, se laisse posséder par les gestes d’un mort servant de médium » pour recréer le sens.

Cette cérémonie convoque humains et non-humains dans un espace et un lieu commun pour célébrer justement ce que nous avons en commun, dont aussi, point capital pour Vinclair, les morts, afin de reconstruire la chaîne des générations et de la vie (pour tous les êtres vivants). Le poème organise cette cérémonie pour sortir ensemble de ce que l’anthropologue Philippe Descola appelle le « naturalisme » : l’idée, moderne, où le monde n’est que matière, et par là, matière à notre disposition, à l’exploitation, jusqu’à la catastrophe. Le grand poète romantique allemand Hölderlin interrogeait : « À quoi bon des poètes en temps de détresse ? » La réponse vient : à ça, justement.

The Conversation

Sébastien Dubois a reçu des financements du Ministère de la Culture.

ref. Face à la crise écologique, que peut la poésie ? – https://theconversation.com/face-a-la-crise-ecologique-que-peut-la-poesie-262382