Intelligence économique : de la compétition à la coopération

Source: The Conversation – France (in French) – By Julien Poisson, Doctorant en intelligence économique, Université de Caen Normandie

La notion d’intelligence économique renvoie à au moins deux réalités différentes. Moins offensive, elle peut être un levier pertinent pour favoriser la collaboration entre les entreprises et leur environnement et pour rendre les écosystèmes plus résilients.


Depuis les années 1990, l’intelligence économique oscille entre deux modèles antagonistes : l’un, hérité de la « competitive intelligence » qui en fait une arme de guerre économique ; l’autre, issu de la « social intelligence » qui la conçoit au service d’un développement partagé. Aujourd’hui, face à l’incertitude croissante, des dirigeants d’entreprise semblent privilégier la seconde voie, celle de la coopération et de la responsabilité collective.

Deux visions

Popularisée dans les années 1990, l’intelligence économique s’est imposée en France comme une boîte à outils stratégique. Elle aide les organisations à anticiper les évolutions, à protéger leurs ressources et à influencer leur environnement à leur avantage. Son principe est simple : l’information est vitale. Il faut la collecter, l’analyser, la partager et la protéger via par exemple des pratiques de veille, de prospective, de sécurité économique et numérique, de protection des savoir-faire, d’influence et de lobbying. Mais derrière cette définition se cachent deux visions opposées.

La première voit l’intelligence économique comme une arme au service de la compétition. La seconde la conçoit comme un bien commun, au service de la société.

La première, popularisée par Michael Porter au début des années 1980, s’inscrit dans le courant de la « competitive intelligence ». La maîtrise de l’information permet d’éclairer les choix stratégiques et d’anticiper les mouvements de la concurrence. L’entreprise est considérée comme un acteur en alerte permanente, mobilisant des données, des outils d’analyse et des modèles prédictifs pour renforcer sa compétitivité. La perspective est à la fois défensive et offensive : l’intelligence économique sert à conquérir des parts de marché et à se prémunir des menaces externes.




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À la même époque, un tout autre courant émerge. À l’initiative du chercheur suédois Stevan Dedijer qui propose une vision bien plus inclusive avec la « social intelligence ». L’information n’est pas seulement une ressource stratégique au profit de quelques acteurs cherchant à être dominants, mais une orientation collective : celle des institutions, des entreprises et des citoyens cherchant à apprendre, à s’adapter et à innover ensemble. Cette approche, fondée sur la coopération entre sphères publique et privée, promeut une perspective visant le développement durable des sociétés plutôt que la seule performance des organisations.

Un lien entre savoir et action

Ces deux traditions ne s’opposent pas seulement dans leurs finalités ; elles reflètent deux conceptions du lien entre savoir et action. La « competitive intelligence » privilégie la maîtrise de son environnement et la compétition, quand la « social intelligence » valorise la coordination et la mutualisation des connaissances. En Suède, cette dernière s’est traduite par des dispositifs régionaux associant recherche, industrie et pouvoirs publics pour renforcer la capacité d’adaptation collective.

En France, l’intelligence économique s’est construite sur un équilibre fragile entre ces deux héritages : celui de la guerre économique et celui de la coopération à l’échelle du territoire. Aujourd’hui, la perspective de la social intelligence trouve un véritable écho chez les dirigeants d’entreprise. Face à la complexité et à l’incertitude, ils privilégient désormais des démarches collectives et apprenantes plutôt que la seule recherche d’un avantage concurrentiel. L’intelligence économique devient un levier d’action concrète, ancré dans la coopération et la responsabilité.

Veille collaborative

Ces démarches se traduisent sur le terrain par des formes de veille collaborative, où les entreprises mutualisent la collecte et l’analyse d’informations pour anticiper les mutations de leur environnement. Elles s’incarnent aussi dans les « entreprises à mission », qui placent le sens, la durabilité et la contribution au bien commun au cœur de leur stratégie.

Ces pratiques s’inscrivent pleinement dans la réflexion menée par Maryline Filippi autour de la responsabilité territoriale des entreprises (RTE). Elle propose d’« entreprendre en collectif et en responsabilité pour le bien commun ». Elles traduisent une conception du développement où le territoire devient un espace vivant de coopération entre les acteurs économiques, publics et associatifs. Dans cette perspective, la performance n’est plus une fin en soi, mais un moyen d’assurer la robustesse des systèmes productifs, cette capacité à durer et à s’adapter que défend Olivier Hamant.

Ministère des armées 2025.

Des formes variées d’appropriation

Comme le montre ma recherche doctorale (en particulier Poisson et coll., 2025), la notion d’intelligence économique connaît une appropriation variée selon le profil de dirigeant. En particulier, nous révélons que l’intelligence économique est souvent mobilisée pour construire des relations en vue de se doter de la force collective nécessaire pour faire face à l’incertitude.

Ainsi comprise, l’intelligence économique s’incarne dans des réseaux d’acteurs apprenants, dans la capacité à créer de la confiance et à partager les ressources d’un territoire. Elle propose une autre voie que celle de la compétition : celle de la coopération, de l’éthique et de la conscience d’un destin commun.

Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a eu lieu du 3 au 13 octobre 2025), dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « Intelligence(s) ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.“

The Conversation

Julien Poisson a reçu des financements de la Région Normandie et de l’Agence Nationale de la Recherche Technologique (ANRT) dans le cadre de sa thèse CIFRE menée depuis novembre 2021.

Ludovic Jeanne est membre de l’Académie de l’Intelligence économique.

Simon Lee a reçu des financements de l’ANRT dans le cadre de contrats CIFRE.

ref. Intelligence économique : de la compétition à la coopération – https://theconversation.com/intelligence-economique-de-la-competition-a-la-cooperation-266925

Pourquoi certains fromages couverts de moisissures peuvent être consommés, mais jamais de la viande avariée : les conseils d’un toxicologue sur les précautions à prendre

Source: The Conversation – France in French (3) – By Brad Reisfeld, Professor Emeritus of Chemical and Biological Engineering, Biomedical Engineering, and Public Health, Colorado State University

Dans la cuisine, la prudence est de mise avec les aliments qui se dégradent. Gare aux moisissures sur les céréales, les noix et les fruits, car ces champignons microscopiques libèrent des toxines à risque. Attention surtout aux bactéries très nocives qui se développent en particulier sur la viande avariée. Des pathogènes qui ne sont pas toujours perceptibles à l’odeur ou à l’œil.


Quand vous ouvrez le réfrigérateur et que vous trouvez un morceau de fromage couvert de moisissure verte ou un paquet de poulet qui dégage une légère odeur aigre, vous pouvez être tentés de prendre le risque de vous rendre malades plutôt que de gaspiller de la nourriture.

Mais il faut établir une frontière très nette entre une fermentation inoffensive et une altération dangereuse. La consommation d’aliments avariés expose l’organisme à toute une série de toxines microbiennes et de sous-produits biochimiques, dont beaucoup peuvent perturber des processus biologiques essentiels. Les effets sur la santé peuvent aller de légers troubles gastro-intestinaux à des affections graves telles que le cancer du foie.

Je suis toxicologue et chercheur, spécialisé dans les effets sur l’organisme de substances chimiques étrangères, à l’image de celles libérées lors de la détérioration des aliments. De nombreux aliments avariés contiennent des microorganismes spécifiques qui produisent des toxines. Étant donné que la sensibilité individuelle à ces substances chimiques diffère et que leur quantité dans les aliments avariés peut également varier considérablement, il n’existe pas de recommandations absolues sur ce qu’il est sûr de manger. Cependant, il est toujours bon de connaître ses ennemis afin de pouvoir prendre des mesures pour les éviter.

Céréales et noix

Les champignons sont les principaux responsables de la détérioration des aliments d’origine végétale tels que les céréales, les noix et les arachides. Ils forment des taches de moisissures duveteuses de couleur verte, jaune, noire ou blanche qui dégagent généralement une odeur de moisi. Bien qu’elles soient colorées, bon nombre de ces moisissures produisent des substances chimiques toxiques appelées mycotoxines.

Aspergillus flavus et Aspergillus parasiticus sont deux champignons courants présents sur des céréales comme le maïs, le sorgho, le riz ainsi que sur les arachides. Ils peuvent produire des mycotoxines appelées aflatoxines qui, elles-mêmes forment des molécules appelées époxydes ; ces dernières étant susceptibles de déclencher des mutations lorsqu’elles se lient à l’ADN. Une exposition répétée aux aflatoxines peut endommager le foie et a même été associée au cancer du foie, en particulier chez les personnes qui présentent déjà d’autres facteurs de risque, comme une infection par l’hépatite B.

Le genre Fusarium est un autre groupe de champignons pathogènes qui peuvent se développer sous forme de moisissures sur des céréales comme le blé, l’orge et le maïs, en particulier dans des conditions d’humidité élevée. Les céréales contaminées peuvent présenter une décoloration ou une teinte rosâtre ou rougeâtre, et dégager une odeur de moisi. Les champignons Fusarium produisent des mycotoxines appelées trichothécènes qui peuvent endommager les cellules et irriter le tube digestif. Ils libèrent également une autre toxine, la fumonisine B1 qui perturbe la formation et le maintien des membranes externes des cellules. Au fil du temps, ces effets peuvent endommager le foie et les reins.

Si des céréales, des noix ou des arachides semblent moisies, décolorées ou ratatinées, ou si elles dégagent une odeur inhabituelle, il vaut mieux faire preuve de prudence et les jeter. Les aflatoxines, en particulier, sont connues pour être de puissants agents cancérigènes, il n’existe donc aucun niveau d’exposition sans danger.

Qu’en est-il des fruits ?

Les fruits peuvent également contenir des mycotoxines. Quand ils sont abîmés ou trop mûrs, ou quand ils sont conservés dans des environnements humides, la moisissure peut facilement s’installer et commencer à produire ces substances nocives.

L’une des plus importantes est une moisissure bleue appelée Penicillium expansum. Elle est surtout connue pour infecter les pommes, mais elle s’attaque également aux poires, aux cerises, aux pêches et à d’autres fruits. Ce champignon produit de la patuline, une toxine qui interfère avec des enzymes clés dans les cellules, entrave leur fonctionnement normal et génère des molécules instables appelées espèces réactives de l’oxygène. Ces dernières peuvent endommager l’ADN, les protéines et les graisses. En grande quantité, la patuline peut endommager des organes vitaux comme les reins, le foie, le tube digestif ainsi que le système immunitaire.

Moisissures vertes et blanches sur des oranges
Penicillium digitatum forme une jolie moisissure verte sur les agrumes, mais leur donne un goût horrible.
James Scott via Wikimedia, CC BY-SA

Les « cousins » bleus et verts de P. expansum, Penicillium italicum et Penicillium digitatum, se retrouvent fréquemment sur les oranges, les citrons et autres agrumes. On ne sait pas s’ils produisent des toxines dangereuses, mais ils ont un goût horrible.

Il est tentant de simplement couper les parties moisies d’un fruit et de manger le reste. Cependant, les moisissures peuvent émettre des structures microscopiques ressemblant à des racines, appelées hyphes, qui pénètrent profondément dans les aliments et qui peuvent libérer des toxines, même dans les parties qui semblent intactes. Pour les fruits mous en particulier, dans lesquels les hyphes peuvent se développer plus facilement, il est plus sûr de jeter les spécimens moisis. Pour les fruits durs, en revanche, je me contente parfois de couper les parties moisies. Mais si vous le faites, c’est à vos risques et périls.

Le cas du fromage

Le fromage illustre parfaitement les avantages d’une croissance microbienne contrôlée. En effet, la moisissure est un élément essentiel dans la fabrication de nombreux fromages que vous connaissez et appréciez. Les fromages bleus tels que le roquefort et le stilton tirent leur saveur acidulée caractéristique des substances chimiques produites par un champignon appelé Penicillium roqueforti. Quant à la croûte molle et blanche des fromages tels que le brie ou le camembert, elle contribue à leur saveur et à leur texture.

En revanche, les moisissures indésirables ont un aspect duveteux ou poudreux et peuvent prendre des couleurs inhabituelles. Les moisissures vert-noir ou rougeâtre, parfois causées par des espèces d’Aspergillus, peuvent être toxiques et doivent être éliminées. De plus, des espèces telles que Penicillium commune produisent de l’acide cyclopiazonique, une mycotoxine qui perturbe le flux de calcium à travers les membranes cellulaires, ce qui peut altérer les fonctions musculaires et nerveuses. À des niveaux suffisamment élevés, elle peut provoquer des tremblements ou d’autres symptômes nerveux. Heureusement, ces cas sont rares, et les produits laitiers avariés se trahissent généralement par leur odeur âcre, aigre et nauséabonde.

En règle générale, jetez les fromages à pâte fraîche type ricotta, cream cheese et cottage cheese dès les premiers signes de moisissure. Comme ils contiennent plus d’humidité, les filaments de moisissure peuvent se propager facilement dans ces fromages.

Vigilance extrême avec les œufs et la viande avariés

Alors que les moisissures sont la principale cause de détérioration des végétaux et des produits laitiers, les bactéries sont les principaux agents de décomposition de la viande. Les signes révélateurs de la détérioration de la viande comprennent une texture visqueuse, une décoloration souvent verdâtre ou brunâtre et une odeur aigre ou putride.

Certaines bactéries nocives ne produisent pas de changements perceptibles au niveau de l’odeur, de l’apparence ou de la texture, ce qui rend difficile l’évaluation de la salubrité de la viande sur la base des seuls indices sensoriels. Quand elles sont toutefois présentes, l’odeur nauséabonde est causée par des substances chimiques telles que la cadavérine et la putrescine, qui se forment lors de la décomposition de la viande et peuvent provoquer des nausées, des vomissements et des crampes abdominales, ainsi que des maux de tête, des bouffées de chaleur ou une chute de tension artérielle.

Les viandes avariées sont truffées de dangers d’ordre bactérien. Escherichia coli, un contaminant courant du bœuf, produit la toxine Shiga qui bloque la capacité de certaines cellules à fabriquer des protéines et peut provoquer une maladie rénale dangereuse appelée syndrome hémolytique et urémique.

La volaille est souvent porteuse de la bactérie Campylobacter jejuni qui produit une toxine qui envahit les cellules gastro-intestinales, ce qui entraîne souvent des diarrhées, des crampes abdominales et de la fièvre. Cette bactérie peut également provoquer une réaction du système immunitaire qui attaque ses propres nerfs. Cela peut déclencher une maladie rare appelée syndrome de Guillain-Barré qui peut entraîner une paralysie temporaire.

Les salmonelles présentes notamment dans les œufs et le poulet insuffisamment cuits, causent l’un des types d’intoxication alimentaire les plus courants. Elles provoquent des diarrhées, des nausées et des crampes abdominales. Elles libèrent des toxines dans la muqueuse de l’intestin grêle et du gros intestin, qui provoquent une inflammation importante.

(En France, l’Agence nationale de sécurité sanitaire – Anses – rappelle que les aliments crus ou insuffisamment cuits, surtout d’origine animale, sont les plus concernés par les contaminations par les bactéries du genre « Salmonella » : les œufs et les produits à base d’œufs crus, les viandes -bovines, porcines, incluant les produits de charcuterie crue, et de volailles –, les fromages au lait cru. L’Anses insiste aussi sur le fait que les œufs et les aliments à base d’œufs crus – mayonnaise, crèmes, mousse au chocolat, tiramisu, etc.- sont à l’origine de près de la moitié des toxi-infections alimentaires collectives dues à Salmonella, ndlr).

Clostridium perfringens attaque également l’intestin, mais ses toxines agissent en endommageant les membranes cellulaires. Enfin, Clostridium botulinum, qui peut se cacher dans les viandes mal conservées ou vendues en conserves, produit la toxine botulique, l’un des poisons biologiques les plus puissants, qui se révèle mortelle même en très petites quantités.

Il est impossible que la viande soit totalement exempte de bactéries. Mais plus elle reste longtemps au réfrigérateur – ou pire, sur votre comptoir ou dans votre sac de courses – plus ces bactéries se multiplient. Et vous ne pouvez pas les éliminer toutes en les cuisant. La plupart des bactéries meurent à des températures sûres pour la viande – entre 63-74 °C (145 et 165 degrés Fahrenheit) – mais de nombreuses toxines bactériennes sont stables à la chaleur et survivent à la cuisson.

The Conversation

Brad Reisfeld ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Pourquoi certains fromages couverts de moisissures peuvent être consommés, mais jamais de la viande avariée : les conseils d’un toxicologue sur les précautions à prendre – https://theconversation.com/pourquoi-certains-fromages-couverts-de-moisissures-peuvent-etre-consommes-mais-jamais-de-la-viande-avariee-les-conseils-dun-toxicologue-sur-les-precautions-a-prendre-268963

Pourquoi le XXIe siècle sera « le siècle des animaux »

Source: The Conversation – France (in French) – By Réjane Sénac, Directrice de recherches, CNRS, politiste, Sciences Po

Au XXe siècle, les combats pour plus d’égalité ont permis à de nombreux groupes sociaux de devenir des sujets de droit. Cette progression vers davantage d’inclusivité pourrait faire du XXIe siècle le siècle des animaux. Mais comment les intégrer dans nos textes de loi ? Si les animaux ont des droits, ont-ils aussi des devoirs ?

Dans cet extrait de son essai « Par effraction. Rendre visible la question animale », aux éditions Stock/Philosophie magazine (2025), la politiste Réjane Sénac sonde ces questions.


Au XXe siècle, les mobilisations contre les inégalités ont eu pour point commun de revendiquer que chaque humain soit reconnu et traité comme un égal, dans la dénonciation des effets imbriqués du sexisme, du racisme et des injustices économiques et sociales. Pour cela, elles ont remis en cause l’animalisation de certains groupes humains, qu’il s’agisse des femmes, des personnes racisées, des personnes en situation de handicap et/ou des « pauvres ». L’animalisation a en effet été une des justifications centrales de l’exclusion hors de la citoyenneté active de ces groupes d’individus renvoyés à leur prétendue incapacité à être du côté de la raison du fait de leurs « qualités » et missions dites naturelles. L’objectif a été d’intégrer ces groupes dans la communauté des égaux en les faisant passer de l’autre côté de la barrière instaurée entre l’animalité et l’humanité. La légitimité et les conséquences de cette barrière ont ainsi été abordées à travers le prisme de l’émancipation humaine, et non celui de la domination des animaux non humains.

Dans l’approche antispéciste, le statut moral accordé aux animaux leur confère une reconnaissance comme sujets de droit, non pas pour accéder à des droits équivalents à ceux des humains (par exemple le droit de vote ou de mariage), mais à des droits adaptés à leurs besoins. L’enjeu est alors de penser la cohabitation la plus juste possible des intérêts, potentiellement divergents, des différentes espèces, humaines et non humaines. Dans Considérer les animaux. Une approche zooinclusive, Émilie Dardenne propose une démarche progressive dans la prise en compte des intérêts des animaux, au-delà de l’espèce humaine.

Elle présente des pistes concrètes de transition aux niveaux individuel et collectif, qui vont de la consommation aux choix de politique publique en passant par l’éducation et la formation. Elle propose des outils pratiques pour aider à porter des changements durables. Au niveau individuel, la zooinclusivité consiste par exemple à prendre en compte les besoins de l’animal que l’on souhaite adopter et l’engagement – financier, temporel… – qu’une telle démarche engendrerait avant de prendre la décision d’avoir un animal dit de compagnie. Au niveau des politiques publiques, la zooinclusivité prendrait par exemple la forme de l’inscription des droits des animaux dans la Constitution afin de ne pas en rester à une proclamation de leur reconnaissance comme « des êtres vivants doués de sensibilité » (article 515 du Code civil depuis 2015) ou des « êtres sensibles » (article L214 1 du Code rural depuis 1976), mais de permettre qu’ils acquièrent une personnalité juridique portant des droits spécifiques et adaptés. Le rôle fondamental de la Constitution est à ce titre soulevé par Charlotte Arnal, animaliste, pour qui « un projet de société commence par une Constitution, les animaux faisant partie de la société, elle doit les y intégrer ». Cette mesure, qu’elle qualifie de symbolique, « se dépliera aussi concrètement dans le temps, dans les tribunaux ». C’est dans cette perspective que Louis Schweitzer, président de la Fondation Droit Animal, Éthique et Sciences (LFDA), a pour ambition de faire de la Déclaration des droits de l’animal proclamée à l’Unesco en 1978, et actualisée en 2018 par la LFDA, un outil pédagogique diffusé dans les lieux publics et les écoles, puis qu’elle soit transposée dans la loi.

À travers Animal Cross, une association généraliste de protection animale, qu’il a cofondée en 2009 et qu’il préside, Benoît Thomé porte aussi cet horizon. Il défend l’intégration d’un article 0 comme base à notre système juridique, qui serait formulé en ces termes : « Tous les êtres vivants, domaines de la nature, minéral, humain, végétal, animal, naissent et demeurent libres et égaux en devoirs et en droits. » À l’argument selon lequel on ne peut pas accorder de droits aux animaux car ils ne peuvent pas assumer de devoirs, il répond que « les animaux font plus que leurs devoirs avec tout ce qu’ils font pour nous et les autres êtres vivants. Les êtres humains se privent d’une belle vie en ne voyant pas la beauté des relations avec les animaux ». Il cite le philosophe Tom Regan, auteur entre autres du célèbre article « The Rights of Humans And Other Animals » en 1986, pour préciser que, si l’on pose le critère de l’autonomie rationnelle comme une condition de l’accès aux droits moraux, il faut le refuser à tous les humains dépourvus de cette caractéristique, comme les bébés et les déficients intellectuels graves. Le critère plus inclusif de la capacité à ressentir des émotions étant celui qui est retenu pour les humains, en vertu de l’exigence de cohérence, il est alors logique, selon lui, d’attribuer des droits à tous les êtres sentients, qu’ils soient humains ou non.

Benoît Thomé souligne son désaccord avec Tom Regan sur le fait de considérer les animaux comme des patients moraux et non des agents moraux au sens où, comme les personnes vulnérables, les enfants ou les personnes en situation de handicap, ils auraient des droits mais ne pourraient pas accomplir leurs devoirs. Il souligne que les animaux accomplissent « leurs devoirs envers nous, êtres humains, et envers la nature et les écosystèmes pour les animaux sauvages, naturellement et librement, et non comme un devoir. Il faut donc “désanthropiser” ce concept pour le comprendre au sens de don, service rendu aux autres êtres vivants, participation aux écosystèmes ». Il précise que c’est « le sens de l’histoire » d’étendre les droits « de la majorité aux plus vulnérables », cela a été le cas pour les humains, c’est maintenant l’heure des animaux non humains.

Sans nier la réalité historique de l’animalisation des personnes ayant une déficience intellectuelle, des voix telles que celles des philosophes Licia Carlson et Alice Crary invitent le mouvement antispéciste à être vigilant vis-à-vis de « l’argument des cas marginaux » pour justifier l’extension de la considération morale aux animaux non humains. En écho aux critiques de la philosophe et militante écoféministe Myriam Bahaffou sur l’usage de l’analogie avec le sexisme et le racisme dans le discours antispéciste, elles pointent une instrumentalisation de la figure du handicap mental pouvant paradoxalement renforcer les processus de déshumanisation qu’il prétend combattre.

Le lien entre l’agrandissement de la communauté politique et juridique au XXe siècle et les questions posées au XXIe siècle par la question animale est également abordé par Amadeus VG Humanimal, fondateur et président de l’association FUTUR. Il inscrit les revendications antispécistes dans une continuité historique en précisant que « le cercle de compassion ne fait que s’agrandir, à travers les droits civiques au XIXe siècle puis les droits des femmes au XXe et ceux des animaux au XXIe siècle ». Le XXIe siècle sera donc « le siècle des animaux », l’enjeu est de « repousser le nuage du spécisme en proposant une nouvelle vision du monde ». Sans minorer le poids actuel, notamment électoral, de l’extrême droite et du populisme, il considère que c’est « un backlash temporaire », comme cela a été le cas pour les groupes humains exclus des droits de l’homme. Selon lui, l’ombre qui a longtemps occulté les droits des animaux se dissipera progressivement. De la même manière que la décision du 21 février 2021 du tribunal administratif de reconnaître l’État responsable d’inaction face à la lutte contre le réchauffement climatique est considérée comme une victoire écologique historique, qualifiée d’Affaire du siècle, il ne doute pas que, concernant la question animale, l’« Affaire du steak » viendra.

The Conversation

Réjane Sénac ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Pourquoi le XXIe siècle sera « le siècle des animaux » – https://theconversation.com/pourquoi-le-xxie-siecle-sera-le-siecle-des-animaux-269018

L’affrontement sur la taxe Zucman : une lutte de classe ?

Source: The Conversation – France in French (3) – By Gérard Mauger, Sociologue, directeur de recherche émérite au CNRS, chercheur au Centre européen de sociologie et de science politique, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Le terme de lutte des classes est peu utilisé depuis l’effondrement du communisme. Pourtant, le débat sur la taxe Zucman révèle un violent clivage de classe entre une infime minorité de très grandes fortunes et l’immense majorité des Français.


Pendant près de six mois, le projet de taxe Zucman a focalisé l’intérêt médiatique et politique. Il a aussi contribué à mettre en évidence un clivage de classes habituellement occulté par une forme « d’embargo théorique » qui pèse depuis le milieu des années 1970 sur le concept de classe sociale, comme sur tous les concepts affiliés (à tort ou à raison) au marxisme.

Retour sur le feuilleton de la taxe Zucman

Le 11 juin dernier, Olivier Blanchard (économiste en chef du Fonds monétaire international entre 2008 et 2015), Jean Pisani-Ferry (professeur d’économie à Sciences Po Paris et directeur du pôle programme et idées d’Emmanuel Macron en 2017) et Gabriel Zucman (professeur à l’École normale supérieure) publiaient une tribune où ils se prononçaient, en dépit de leurs divergences, en faveur d’un impôt plancher de 2 % sur le patrimoine des foyers fiscaux dont la fortune dépasse 100 millions d’euros (environ 1 800 foyers fiscaux), susceptible de rapporter de 15 milliards à 25 milliards d’euros par an au budget de l’État (les exilés fiscaux éventuels restant soumis à l’impôt plancher cinq ans après leur départ).

Dès la rentrée, les médias ouvraient un débat sur fond de déficit public et de « dette de l’État » que relançait chaque apparition de Gabriel Zucman. Sur un sujet économique réputé aride, ils recyclaient la confrontation à la fois inusable et omnibus entre « intellectualisme », « amateurisme » sinon « incompétence », imputés aux universitaires, et « sens pratique » des « hommes de terrain » confrontés aux « réalités » (de la vie économique) et/ou entre « prise de position partisane » et « neutralité », « impartialité », « apolitisme », attribués à la prise de position opposée. Le débat s’étendait rapidement aux réseaux sociaux : il opposait alors les partisans de la taxe qui invoquaient la « justice fiscale et sociale » à des opposants qui dénonçaient « une mesure punitive », « dissuasive pour l’innovation et l’investissement ».

Le 20 septembre, dans une déclaration au Sunday Times, Bernard Arnault, PDG du groupe LVMH et première fortune de France, avait décliné in extenso les deux volets de l’anti-intellectualisme médiatique en mettant en cause la « pseudo-compétence universitaire » de Gabriel Zucman et en dénonçant « un militant d’extrême gauche » dont « l’idéologie » vise « la destruction de l’économie libérale ».

Le Medef lui avait emboîté le pas. En guerre contre la taxe Zucman, Patrick Martin, affirmant que Zucman « serait aussi économiste que [lui] serait danseuse étoile au Bolchoï », annonçait un grand meeting le 13 octobre à Paris. Pourtant, il avait dû y renoncer face à la division créée par cette initiative au sein du camp patronal : l’U2P et la CPME (artisans et petites et moyennes entreprises) avaient décliné l’invitation : « On ne défend pas les mêmes intérêts », disaient-ils.

Mi-septembre, selon un sondage Ifop, 86 % des Français plébiscitaient la taxe Zucman.

Une bataille politique

À ces clivages que traçait le projet de taxe Zucman au sein du champ médiatique (audiovisuel public, d’un côté, et « supports » contrôlés par une dizaine de milliardaires, de l’autre) et de l’espace social (où les milliardaires s’opposaient à tous les autres) correspondaient approximativement ceux du champ politique. Portée initialement par une proposition de loi de Clémentine Autain et Éva Sas (groupe Écologiste et social), la taxe Zucman avait d’abord été adoptée par l’Assemblée nationale, le 20 février, avant d’être rejetée par le Sénat, le 12 juin.

Mais l’opportunité du projet se faisait jour au cours de l’été avec l’exhortation de François Bayrou à « sortir du piège mortel du déficit et de la dette », puis à l’occasion de l’invitation de Sébastien Lecornu à débattre du projet de budget du gouvernement « sans 49.3 ».

Le 31 octobre dernier, non seulement la taxe Zucman était balayée par une majorité de députés, mais également « sa version light » portée par le Parti socialiste (PS). Mesure de « compromis », la taxe « Mercier » (du nom d’Estelle Mercier, députée PS de Meurthe-et-Moselle) pouvait sembler plus ambitieuse, mais, en créant des « niches et des « exceptions », elle comportait, selon Gabriel Zucman, « deux échappatoires majeures » qui amorçaient « la machine à optimisation ».

Refusant de « toucher à l’appareil productif », selon sa porte-parole Maud Bregeon, le gouvernement Lecornu s’y opposait. Les députés d’Ensemble pour la République (députés macronistes) votaient contre (60 votants sur 92 inscrits) comme ceux de la Droite républicaine (28 sur 50). Le Rassemblement national (RN), qui s’était abstenu en février, s’inscrivait désormais résolument contre ce projet de taxe (88 sur 123) que Marine Le Pen décrivait comme « inefficace, injuste et dangereuse puisqu’elle entraverait le développement de nos entreprises ». Soixante-et-un députés socialistes et apparentés sur 69, 60 députés sur 71 de La France insoumise (LFI), 33 députés sur 38 du groupe Écologiste et social ainsi que 12 députés sur 17 du groupe Gauche démocrate et républicaine avaient voté pour le projet. Les députés LFI appelaient alors à la censure du gouvernement.

La lutte des 1 % les plus riches pour leurs privilèges

L’essor du néolibéralisme au cours des cinquante dernières années a certes transformé la morphologie des classes sociales (à commencer par celle de la « classe ouvrière » délocalisée et précarisée), accréditant ainsi l’avènement d’une « société post-industrielle », l’extension indéfinie d’une « classe moyenne » envahissante ou l’émergence d’une « société des individus » ou encore la prééminence des clivages (de sexe, de phénotype, d’âge, etc.) associés au revival des « nouveaux mouvements sociaux ».

Pourtant, le débat sur la taxe Zucman révèle bien un clivage de classe – comment l’appeler autrement ? – entre le 1 % et les 99 %, et l’âpreté de la lutte des 1 % pour la défense de leurs privilèges. Tout se passe comme si, en effet, à l’occasion de ce débat, s’était rejoué en France, sur la scène politico-médiatique, le mouvement Occupy Wall Street de septembre 2011 qui avait pour mot d’ordre :

« Ce que nous avons tous en commun, c’est que nous sommes les 99 % qui ne tolèrent plus l’avidité des 1 % restants. »

The Conversation

Gérard Mauger ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. L’affrontement sur la taxe Zucman : une lutte de classe ? – https://theconversation.com/laffrontement-sur-la-taxe-zucman-une-lutte-de-classe-269223

Tanzanie : la fermeture de l’espace numérique, élément clé de la répression

Source: The Conversation – France in French (3) – By Fabrice Lollia, Docteur en sciences de l’information et de la communication, chercheur associé laboratoire DICEN Ile de France, Université Gustave Eiffel

Face au puissant mouvement de contestation qui s’est emparé de la Tanzanie à la suite des élections générales, l’une des réponses du pouvoir a consisté à couper les réseaux sociaux. Dans ce grand pays d’Afrique de l’Est, comme dans bien d’autres pays aujourd’hui, la maîtrise de l’espace numérique est devenue un aspect central de la répression.


Le 29 octobre 2025, la Tanzanie a tenu des élections générales censées prolonger la trajectoire démocratique d’un pays souvent vu comme un îlot de stabilité politique en Afrique de l’Est.

Mais dans un climat déjà tendu – manifestations sporadiques à Zanzibar et Arusha, arrestations d’opposants, présence accrue de force de sécurité et fermeture partielle des médias critiques –, le scrutin s’est transformé en crise politique majeure. La présidente sortante Samia Suluhu Hassan, devenue présidente de Tanzanie en mars 2021 à la suite du décès du président John Magufuli, dont elle était la vice-présidente, a été élue avec près de 98 % des voix dans un contexte où le principal parti d’opposition, Chadema, avait été marginalisé et plusieurs de ses dirigeants arrêtés.

Dès l’annonce des résultats, des manifestations de protestation ont éclaté à Dar es Salaam (la plus grande ville du pays, où vivent environ 10 % des quelque 70 millions d’habitants du pays), à Mwanza et à Arusha. Les affrontements auraient fait, selon les sources, entre 40 et 700 morts, et plus d’un millier de blessés.

Face à la propagation des manifestations, le pouvoir a réagi par un couvre-feu national, un déploiement militaire dans les grandes villes et une coupure d’accès à Internet pendant environ 5 jours, invoquant la prévention de la désinformation comme mesure de sécurité. L’accès à Internet a été partiellement rétabli, mais les restrictions sur les réseaux sociaux et les plates-formes de messagerie persistent.

Ce triptyque autoritaire – fermeture politique, verrouillage territorial et blackout numérique – a transformé une contestation électorale en véritable crise systémique de confiance entre État et citoyens, entre institutions et information, et entre stabilité et légitimité.

Gouverner par le silence : quand le contrôle de l’information devient une stratégie de stabilité

Le contrôle de l’information comme pratique de gouvernement

Dans la perspective des sciences de l’information et de la communication (SIC), la séquence tanzanienne illustre une tendance plus large qui est celle de la transformation de la gestion de l’information en technologie de pouvoir (voir notamment, Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, 1975 ; Gilles Deleuze, Post-scriptum sur les sociétés de contrôle, 1990).

Le blackout numérique ne vise pas seulement à contenir la désinformation ; il reconfigure les conditions mêmes de la visibilité. Comme le souligne Pierre Musso dès 2003 dans Télécommunications et philosophie des réseaux, l’espace numérique n’est plus un simple médium mais un espace politique. En contrôler l’accès, c’est aussi gouverner la perception.

Privés de réseaux sociaux, les citoyens perdent sur-le-champ leurs canaux d’expression. Les médias indépendants se retrouvent aveugles et les ONG ne peuvent plus documenter les violences.

C’est ainsi que l’État redevient le seul producteur de discours légitime : une régie symbolique de l’ordre public, pour reprendre la notion de Patrick Charaudeau (2005) sur la mise en scène du pouvoir.

Cette stratégie s’inscrit dans un continuum déjà observé lors d’autres scrutins africains (Ouganda 2021, Tchad 2021, Sénégal 2024). Elle marque une mutation du contrôle politique où il ne s’agit plus de réprimer la parole mais de désactiver les infrastructures mêmes de la parole.

La fabrique de la stabilité par la censure

Le discours officiel invoque la lutte contre les fausses informations pour justifier les coupures. Mais l’analyse sémiotique révèle un glissement de sens. L’ordre public devient synonyme de silence collectif et la stabilité politique se construit sur la neutralisation des espaces numériques de débat.

Les travaux en communication politique (Dominique Wolton, 1997) montrent que la démocratie suppose du bruit, du conflit, du débat et que le silence n’est pas l’ordre mais plutôt la suspension de la communication sociale.

Cette logique de stabilité performative donne l’illusion qu’il suffit que l’État contrôle la perception du désordre pour produire l’image d’un ordre.

Dans l’analyse du cas tanzanien, cette mise en scène du calme repose sur une invisibilisation dans la mesure où le calme apparent des réseaux remplace la réalité conflictuelle du terrain. Ce phénomène de stabilité performative, c’est-à-dire ici le calme apparent des réseaux traduisant une stabilité imposée, a déjà été observé au Cameroun et en Ouganda. Dans ces cas, la coupure d’Internet fut utilisée pour maintenir une image d’ordre pendant les scrutins contestés.

Or, la Tanzanie est un pays jeune. Près de 65 % de sa population a moins de 30 ans. Cette génération connectée via TikTok, WhatsApp ou X a intégré les réseaux sociaux non seulement comme espace de loisir mais aussi comme lieu d’existence politique. La priver soudainement d’accès dans ce moment précis porte à l’interprétation inévitable d’un effacement d’une part de la citoyenneté numérique.

Cette fracture illustre une asymétrie de compétences médiatiques qui se caractérise par le fait que le pouvoir maîtrise les outils pour surveiller tandis que les citoyens les mobilisent pour exister. Le conflit devient ainsi info-communicationnel dans la mesure où il se joue sur les dispositifs de médiation plutôt que dans la confrontation physique.

Aussi les répercussions sont-elles économiquement et symboliquement élevées.

Les interdictions de déplacement paralysent le commerce intérieur et les ports, les coupures d’Internet entraînent une perte économique estimée à 238 millions de dollars (un peu plus de 204 millions d’euros) et les ONG et entreprises internationales suspendent leurs activités face au manque de visibilité opérationnelle.

Mais au-delà du coût économique, la coupure d’Internet produit un effet délétère où la relation de confiance entre État et citoyens est rompue. L’information, en tant que bien commun, devient ici un instrument de domination.

Crise de la médiation et dérive sécuritaire en Afrique numérique

En Tanzanie, la circulation de l’information repose désormais sur des dispositifs de contrôle, non de transparence. L’État agit comme gatekeeper unique en filtrant les récits selon une logique de sécurité nationale. On assiste ainsi à une crise de la médiation où le lien symbolique entre institutions, médias et citoyens se défait.

Cette rupture crée une désintermédiation forcée où des circuits parallèles (VPN, radios communautaires, messageries clandestines) émergent, mais au prix d’une fragmentation du débat public. La sphère publique devient une mosaïque de micro-espaces informels, sans régulation et favorisant l’amplification des rumeurs et de discours extrêmes.

La situation tanzanienne dépasse le cadre du pays, en mettant en évidence les tensions d’un continent engagé dans une modernisation technologique sans démocratisation parallèle. L’Afrique de l’Est, longtemps vitrine du développement numérique avec le Kenya et le Rwanda, découvre que l’économie digitale ne garantit pas la liberté numérique.




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Là où les infrastructures se développent plus vite que les institutions, les réseaux deviennent des zones grises de gouvernance. Ni pleinement ouverts ni totalement fermés, ils sont constamment surveillés. Le cas tanzanien incarne ainsi un moment charnière où la technologie cesse d’être vecteur de progrès pour devenir vecteur de pouvoir.

Dans une approche SIC, la question centrale reste celle de la sécurité communicationnelle.

Peut-on parler de sécurité nationale lorsque la sécurité informationnelle des citoyens est compromise ? La coupure d’Internet ne prévient pas la crise mais la diffère, la rendant plus imprévisible et violente. Cette distinction entre sécurité perçue et sécurité vécue est la preuve que la stabilité ne se mesure pas à l’absence de bruit mais à la qualité du lien informationnel entre les acteurs.

Une démocratie sous silence

La Tanzanie illustre une mutation du pouvoir à l’ère numérique : gouverner, c’est aussi, désormais, gérer la visibilité. Mais la maîtrise de cette visibilité ne suffit pas à produire la légitimité. En restreignant l’accès à l’information, le régime tanzanien a peut-être gagné du temps mais il a sûrement perdu de la confiance. Pour les observateurs africains et internationaux, cette crise n’est pas un accident mais le symptôme d’une Afrique connectée, mais débranchée de sa propre parole.

The Conversation

Fabrice Lollia ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Tanzanie : la fermeture de l’espace numérique, élément clé de la répression – https://theconversation.com/tanzanie-la-fermeture-de-lespace-numerique-element-cle-de-la-repression-269119

Comment prévenir et répondre au racisme en milieu scolaire

Source: The Conversation – in French – By Isabelle Hidair-Krivsky, Anthropologue, maître de conférences habilitée à diriger des recherches, Université de Guyane

Pour lutter contre le racisme, l’école française s’appuie principalement sur l’éducation civique et la prévention. Que nous dit la recherche de cette approche ? Sur le terrain, quels sont les moyens les plus efficaces pour endiguer la violence et les discriminations ?


En octobre 2025, un collège de Guyane s’est retrouvé au cœur d’une polémique à la suite de propos racistes entre élèves survenus au mois de juin précédent. L’incident a débuté lorsqu’un élève traité de « sale Blanc » a répliqué : « Les Noirs devraient retourner dans les champs de coton. » Tous les élèves impliqués ont été sanctionnés par une lettre de réflexion.

L’affaire a pris une tout autre ampleur lorsque les parents du garçon blanc, policiers, ont contesté la punition, estimant que leur fils était victime. Ils ont déposé plainte contre la principale du collège, qui a été entendue par la gendarmerie. Cette attitude des parents a mis sous les feux de l’actualité les propos racistes tenus quatre mois auparavant et dont le grand public n’avait jusqu’alors pas eu connaissance, ce qui a déclenché une vague de protestations. La médiatisation a mobilisé des syndicats, des élus et des associations, qui ont dénoncé un abus de pouvoir des forces de l’ordre.

Cet incident nous invite à interroger les moyens à disposition des enseignants pour réagir dans ce type de situation. Comment prévenir et répondre au racisme en milieu scolaire ? Que nous dit la recherche de l’efficacité des mesures en place ?

L’héritage historique et la faillite pédagogique

La Guyane a été une colonie esclavagiste jusqu’en 1848. L’esclavage y a laissé des séquelles profondes dans la structuration de la société. Les autochtones colonisés et les descendants d’esclaves (affranchis ou marrons) y subissent encore les stigmates de cette histoire.

Notre recherche menée en 2010 en Guyane a déjà souligné les difficultés à lutter contre le racisme en milieu scolaire. En effet, historiquement, les institutions scolaires, et une partie des sciences sociales, ont longtemps promu l’idée que l’école, en tant qu’espace fondé sur les principes universalistes et égalitaires, était naturellement « préservée du racisme et de la discrimination ». Cette représentation du mythe républicain a conduit à un domaine longtemps sous-examiné par la recherche.

Aujourd’hui, la réponse institutionnelle française s’articule autour de l’éducation civique et de la prévention. L’article L311-4 du Code de l’éducation insiste sur l’acquisition du « respect de la personne, de ses origines et de ses différences » au travers de l’enseignement moral et civique (EMC). Les dispositifs, souvent ponctuels et facultatifs, reposent sur des événements comme la « semaine d’éducation et d’actions contre le racisme et l’antisémitisme » ou des partenariats portés par des enseignants volontaires, avec le défenseur des droits et le plan national de lutte de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah) qui vise à « quantifier, prévenir, former, mais aussi [à] sanctionner » les actes de haine et leurs auteurs.

Pour certains chercheurs, cet antiracisme institutionnel vise surtout à produire l’adhésion aux « valeurs de la République » plutôt qu’à fournir aux personnes subissant le racisme les outils pour se défendre et déconstruire les systèmes d’oppression. On préfère parler des valeurs plutôt que de nommer la race et les systèmes.

Pourtant, la « charge raciale » est aussi lourde dans les Outre-mer que dans l’Hexagone.

« Que ce soit au travail, dans les relations intimes ou dans le débat public, les personnes non blanches doivent trouver des issues pour désamorcer certaines situations tout en endurant des assignations raciales et des clichés. »

Des discours qui masquent la reproduction des inégalités

L’institution doit traiter les propos racistes non comme des épiphénomènes, mais comme des atteintes au cadre de vie. L’idée que la place des Noirs est « dans des champs de coton » relève de la hiérarchisation raciale. Des parents blancs se sentent autorisés à abuser de leur pouvoir. C’est ce white privilege qui concentre des avantages sociaux, institutionnels et symboliques – dont les personnes racisées « blanches » bénéficient dans des sociétés où la blanchité est normée – souvent invisibles pour celles qui en bénéficient.

La blanchité est analysée comme forme de norme et de pouvoir. Ainsi, les discours de « méconnaissance » ou de « color-blindness » masquent la reproduction des inégalités, ce qui maintient le privilège blanc sans recours à un racisme explicitement hostile.

L’attention portée aux agressions spectaculaires occulte les micro-agressions quotidiennes subies par les personnes racisées. Celles-ci se manifestent à travers des remarques sur l’intelligence, l’ardeur au travail, la texture de la chevelure des personnes racisées, ou lorsque des Blancs affirment « ne pas être racistes parce qu’ils ont vécu en Outre-mer ou en Afrique » (l’amalgame est fréquent), ou bien qu’ils ont un conjoint non blanc ou un enfant métis, ou encore lorsqu’ils minimisent le racisme, réduit à un « défaut humain » ou à l’attitude d’une minorité « mal éduquée ».

S’arroger la voix des personnes racisées en parlant à leur place est un privilège. Cela contribue à leur oppression, notamment lorsque ceux qui jouissent de cette faveur refusent de remettre en question leurs propres avantages.

Les travaux récents en sociologie démontrent que le racisme scolaire est profondément ancré et souvent lié à des facteurs systémiques. Les enquêtes mettent en évidence que l’expérience du racisme est souvent renforcée par le milieu social. Ces discriminations, fondées sur les préjugés et les stéréotypes, se traduisent par des « coûts de la racisation » pour les élèves concernés, qui développent des stratégies de résistance ou d’adaptation.

L’apport de la recherche

Un enjeu majeur des recherches actuelles concerne l’efficacité des méthodes pédagogiques.

Les formations à la lutte contre les préjugés et la promotion du « vivre-ensemble » sont largement diffusées via les rectorats, mais leur efficacité mesurée reste limitée si elles ne s’inscrivent pas dans la durée. De plus, le rapport de la commission nationale consultative des droits de l’homme CNCDH souligne un manque de pilotage local, une hétérogénéité de la mise en œuvre, une insuffisance de suivi statistique des incidents à caractère raciste dans les établissements, peu d’évaluations quantitatives des programmes existants et un manque de coordination entre chercheurs, institutions et terrain scolaire.

De même, des études récentes montrent des risques de reproduction des biais raciaux si les dispositifs ne sont pas équitablement appliqués.

Les chercheurs analysent que l’approche dominante – qui tend à éviter de nommer la « race » et la « racialisation » par attachement à l’idéal universaliste – conduit à traiter le racisme comme un simple manquement moral, masquant ses dimensions systémiques.




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Le défi actuel est de passer d’un antiracisme moralisateur (une lettre de réflexion) à une pédagogie antiraciste critique.

Inspirée de travaux étrangers, cette pédagogie propose de nommer la race et la racisation comme concepts sociaux (et non biologiques) pour analyser les systèmes de domination. D’intégrer l’antiracisme au curriculum entier, et pas juste à l’enseignement moral et civique. De développer l’« empowerment » des élèves et des parents des groupes minorisés, en leur donnant une voix et une capacité d’agir et d’associer l’histoire (comme l’esclavage) à une approche systémique pour déconstruire les a priori racistes.

Ces travaux témoignent d’une évolution de la recherche, qui passe de la reconnaissance du problème à la discussion des outils et des cadres théoriques les plus efficaces pour une lutte antiraciste en profondeur. Les études internationales montrent des résultats prometteurs. Elles visent la réparation plutôt que la punition, par l’organisation de conversations et de conférences restauratives, par la diminution des sanctions disciplinaires en vue d’augmenter la performance académique et de réduire les inégalités raciales, culturelles et économiques.

Ainsi, la lutte contre le racisme en milieu scolaire ne peut se limiter à des interventions ponctuelles ou moralisatrices. Elle requiert une approche systémique articulant justice, éducation, accompagnement psychologique et gouvernance institutionnelle, qui peut réduire durablement les discriminations.

The Conversation

Isabelle Hidair-Krivsky ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Comment prévenir et répondre au racisme en milieu scolaire – https://theconversation.com/comment-prevenir-et-repondre-au-racisme-en-milieu-scolaire-268863

Pourquoi davantage de dette européenne favorisera la croissance et la consolidation des finances publiques des pays de l’UE

Source: The Conversation – in French – By Christakis Georgiou, Spécialiste de l’économie politique de la construction européenne, Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3

L’instabilité politique aux États-Unis accroît la demande d’une alternative aux actifs libellés en dollar. L’euro en tête ? CarlosAmarillo/Shutterstock

L’émission de dette par l’Union européenne, lancée par le plan de relance européen du 27 mai 2020 (Next Generation EU), peut profiter à ses États membres. Car qui dit dette, dit obligation, mais aussi actif financier. Un actif sûr européen demandé par les investisseurs du monde entier, comme alternative aux bons du Trésor fédéral états-unien.


Alors que l’impératif de réduction du déficit budgétaire continue d’alimenter la crise politique en France et que les négociations s’engagent sur le prochain cadre financier pluriannuel (CFP) de l’Union européenne (UE), cette dernière continue de monter en puissance en tant qu’émetteur de dette obligataire.

Cet essor est du au plan de relance européen proposé par la Commission européenne le 27 mai 2020, à savoir Next Generation EU (NGEU). Celui-ci semble avoir ouvert la voie vers une capacité d’emprunt européenne permanente. Durant l’été 2025, l’UE met au point le programme SAFE (Security Action for Europe) qui prévoit 150 milliards d’euros de dette, tandis que la Commission européenne propose la création d’un instrument de gestion de crise. Celui-ci autoriserait l’exécutif européen à lever jusqu’à 400 milliards d’euros le cas échéant.

Dans cet article, j’explique pourquoi l’émission pérenne et accrue de dette européenne contribuera à la consolidation des finances publiques des États membres. Raison de plus pour l’UE d’accélérer dans cette direction.

Ce que veulent les investisseurs

Le point de départ de ce raisonnement est simple : que demandent les investisseurs en la matière ?

En 1999, la création de l’Union économique et monétaire (UEM) crée le potentiel de défauts souverains en Europe, c’est-à-dire le risque financier qu’un État membre ne rembourse pas ses dettes. L’UEM a soustrait la création monétaire au contrôle des États membres pour la confier à la Banque centrale européenne. Sans ce contrôle, les États de l’Union européenne perdent la certitude de pouvoir honorer leurs obligations souveraines car ils renoncent à la possibilité d’avoir recours à la création monétaire pour se financer.

Pour un ensemble de raisons, ce risque financier potentiel déstabilise le fonctionnement des marchés des capitaux, car il élimine le statut d’actif sûr dont jouissaient les titres de dette publique jusque-là.

C’est la raison pour laquelle les investisseurs financiers ont très tôt compris que l’Union économique et monétaire devrait être complétée par la création d’un actif sûr européen, soit d’une part en recourant à l’émission et la responsabilité conjointes des États de l’UE, soit d’autre part à l’émission de titres de dette par la Commission européenne.

Une alternative aux actifs libellés en dollar

L’offre de ce nouvel actif financier européen devrait être volumineuse, fréquente et pérenne de manière à s’ériger en actif financier de référence et valeur refuge dans le marché financier européen. Pour la quasi-totalité des investisseurs, le modèle à reproduire est celui du marché états-unien de la dette publique, dont le pivot est le bon du Trésor fédéral.




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À cela s’ajoute une demande croissante de la part des investisseurs extraeuropéens pour une alternative aux actifs libellés en dollar. Cette tendance est apparue depuis une dizaine d’années avec l’arsenalisation croissante du dollar par l’administration fédérale états-unienne. Le terme « arsenalisation du dollar » renvoie à un ensemble de pratiques à visée géopolitique, comme la menace d’interdire l’accès aux marchés financiers américains ou des poursuites judiciaires pour non-respect de sanctions (contre l’Iran, par exemple) prononcées par l’administration. Depuis un an, l’instabilité politique aux États-Unis, notamment la menace de réduire l’indépendance de la Réserve fédérale, a accru cette demande de diversification. L’euro est bien placé pour offrir une alternative, mais à condition de pouvoir offrir un actif aussi sûr et liquide que le bon du Trésor fédéral.

Étant donné que l’évolution de l’UE en émetteur souverain est une demande forte des investisseurs, par quels mécanismes cela pourrait-il contribuer à la consolidation des finances publiques des États membres ?

Premier canal : l’offre accrue d’actifs sûrs rassurera les investisseurs

Le premier mécanisme concerne l’effet général sur l’évaluation des risques de crédit par les investisseurs. L’augmentation nette de l’offre d’actifs sûrs aura un effet général rassurant et par conséquent réduira les primes de risque, mais aussi les spreads (différence de taux d’intérêt d’une obligation avec celui d’une obligation de référence de même durée) entre États de l’UE.

Un exemple de cette dynamique est l’expérience de l’automne 2020, avant et après l’annonce de l’accord sur le plan de relance européen. Tant que cet accord éludait les dirigeants européens, la fébrilité était palpable sur les marchés et les spreads. Celui de l’Italie en particulier avait tendance à s’écarter. L’annonce de l’accord a immédiatement inversé la dynamique. La mise en œuvre du programme fait qu’aujourd’hui les États membres du sud de l’UE – Italie, Espagne, Portugal – empruntent à des conditions similaires à celles de la France.

Le plan de relance européen de 2020 (baptisé « Next Generation EU »), proposé par la Commission européenne le 27 mai 2020, vise à pallier les conséquences économiques et sociales de la pandémie de Covid-19. Son montant est fixé à 750 milliards d’euros.
PPPhotos/Shutterstock

Deuxième canal : attraction accrue de capitaux extraeuropéens

Le deuxième mécanisme répond à la demande de diversification des investisseurs extraeuropéens. En leur proposant une alternative crédible aux actifs en dollar, l’émission accrue de dette européenne attirera un surcroît de flux extraeuropéens vers l’Europe. Cela augmentera l’offre de crédit en Europe, ce qui diminuera les taux d’intérêt de façon générale et facilitera le financement de l’économie européenne.

Troisième canal : emprunter pour investir agira sur le dénominateur

Le troisième mécanisme dépend de l’utilisation des ressources collectées par l’émission de dette. Si, comme avec le plan de relance européen Next Generation EU, ces ressources sont affectées à l’investissement public, notamment en infrastructures, cela améliorera la croissance potentielle.

L’accélération de la croissance générera un surplus de recettes fiscales, tout en agissant sur le dénominateur (à savoir le PIB, auquel on rapporte le stock de dette publique pour obtenir le ratio qui sert le plus souvent de référence dans les débats sur la soutenabilité des dettes). Les effets bénéfiques attendus sont aujourd’hui visibles dans les principaux États membres bénéficiaires de ce plan de relance, à savoir l’Italie et l’Espagne.

L’amélioration des perspectives de croissance aura aussi un effet spécifiquement financier. Pourquoi ? Car elle contribuera à retenir davantage de capitaux européens qui aujourd’hui s’exportent aux États-Unis pour chercher des rendements plus élevés dans les start-ups du pays de l’Oncle Sam. En d’autres termes, la résorption de l’écart de croissance entre États-Unis et Europe offrira relativement plus d’opportunités de placement en Europe même à l’épargne européenne.

Quatrième canal : favoriser la constitution de l’union du marché des capitaux

Un actif sûr européen est la pièce maîtresse pour enfin aboutir à l’union des marchés des capitaux. L’offre d’un actif financier de référence, ou benchmark asset, contribuera à uniformiser les conditions financières dans les États de l’UE, favorisera la diversification et la dénationalisation des expositions au risque et fournira du collatéral en grande quantité pouvant servir à garantir les transactions transfrontières au sein de l’UE.

Cette dernière fonction des titres de dette publique (servir de collatéral dans les transactions financières) est capitale pour le fonctionnement du système financier contemporain. Lorsque les banques et autres firmes financières ont besoin de liquidités, elles se tournent vers d’autres firmes financières et leur en empruntent en garantissant la transaction par des titres de dette publique.

L’utilisation de ces titres à cette fin découle de leur statut d’actif sûr. C’est la raison pour laquelle un actif sûr européen sous forme de titres émis par la Commission européenne favorisera les transactions transfrontières : une banque portugaise pourra beaucoup plus facilement emprunter des liquidités à un assureur allemand si la transaction est garantie par des titres européens plutôt que par des titres portugais par exemple.

L’union des marchés des capitaux, c’est-à-dire l’élimination du biais national dans la composition des portefeuilles d’actifs, améliorera l’allocation globale du capital en permettant de mieux aligner épargne et investissements à travers le marché européen. Cela était précisément l’un des effets principaux escomptés lors de la création de l’Union économique et monétaire (UEM).

Durant la première décennie de son existence, cette intégration financière a eu lieu, bien que cela servît à financer des bulles de crédit dans la périphérie qui alimentèrent la crise de l’Union économique et monétaire en 2009-2012. Les flux accrus de capitaux vers les États membres du sud de l’Europe ont diminué drastiquement le coût de financement des entreprises et des autorités publiques mais ont principalement été canalisés vers des investissements improductifs et spéculatifs comme la bulle immobilière en Espagne. Or, intégration financière et bulles de crédit ne sont pas synonymes : si les conditions sont mises en place pour canaliser le surcroît de flux de capitaux transfrontières vers les investissements productifs, la hausse de la croissance sera durable.

The Conversation

Christakis Georgiou ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Pourquoi davantage de dette européenne favorisera la croissance et la consolidation des finances publiques des pays de l’UE – https://theconversation.com/pourquoi-davantage-de-dette-europeenne-favorisera-la-croissance-et-la-consolidation-des-finances-publiques-des-pays-de-lue-267165

Détox digitale : se déconnecter, entre le luxe et le droit fondamental

Source: The Conversation – France (in French) – By Chloe Preece, Associate Professor in Marketing, ESCP Business School

Alors que les dangers d’une consommation excessive des outils numériques apparaissent de plus en plus, la possibilité de se déconnecter est en train de devenir un produit de luxe. Se couper des réseaux sera-t-il bientôt réservé aux very happy few ?


Selon Ouest France, près d’un Français sur cinq déclarait en 2025 vouloir réduire son usage numérique, tandis que Statista notait que 9 % des Français souhaitaient diminuer leur temps passé sur les réseaux sociaux.

Ce souhait reflète une tendance lourde : le temps d’écran moyen ne cesse d’augmenter – plus de cinq heures par jour en moyenne – suscitant des inquiétudes dans la société civile, chez les chercheurs et, plus récemment, chez les responsables politiques. En avril dernier, l’ancien premier ministre Gabriel Attal appelait même à un « état d’urgence contre les écrans ».

Une prise de conscience collective

Au-delà du malaise diffus lié à l’impression de vivre à travers un écran, une véritable prise de conscience s’est installée. Depuis la fin des années 2010, de nombreux travaux dénoncent la « captologie » – la manière dont les grandes plates-formes utilisent les sciences comportementales pour capter notre attention en optimisant leurs interfaces et en affinant leurs algorithmes. Leur objectif est de retenir les utilisateurs le plus longtemps possible, parfois au détriment de leur santé. « Netflix est en concurrence avec le sommeil », déclarait ainsi Reed Hastings, son PDG, en 2017.




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Les effets néfastes de la surexposition aux écrans sont aujourd’hui bien connus et prouvés : anxiété accrue, troubles du sommeil aggravés, perte de concentration. Le psychologue américain Jonathan Haidt a notamment mis en évidence le lien entre la surconsommation d’écrans et la hausse des suicides chez les plus jeunes, en particulier les jeunes filles, dont le taux a augmenté de 168 % aux États-Unis dans les années 2010. En France, la tendance est similaire. Cette accumulation de données scientifiques et de témoignages a ouvert un débat public : comment reprendre le contrôle, sans pour autant se couper du monde numérique ?




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Le marché du minimalisme digital

Face à ces inquiétudes, une nouvelle économie de la déconnexion s’est développée. Sur YouTube, les vidéos d’influenceurs présentant leur « détox digitale » dépassent souvent le million de vues. D’autres, à l’image de José Briones, se sont spécialisés dans le minimalisme digital proposant des formations et même des newsletters payantes pour aider à « rompre avec les écrans ». Une démarche paradoxale, puisque ces conseils circulent essentiellement sur les plates-formes qu’ils critiquent.

Le phénomène dépasse le simple développement personnel. Dans le tourisme, des séjours « déconnexion » – sans téléphone, centrés sur le bien-être – se multiplient, parfois à des tarifs élevés. À Paris, le concept néerlandais, The Offline Club, organise des évènements sans écrans : lectures, balades, rencontres entre membres, chaque évènement étant tarifé entre 8 et 15 euros. Ainsi se structure un véritable marché du minimalisme digital. Désormais, pour s’éloigner du numérique, certaines personnes sont prêtes à payer.

L’essor des « appareils idiots »

Autre réponse à cette quête de sobriété numérique : les appareils idiots. Il ne s’agit pas de ressusciter les Nokia 3310, mais de proposer des téléphones ou tablettes épurés (en anglais : dumb down), limités volontairement à leurs fonctions essentielles, préservant leurs utilisateurs des effets addictifs ou intrusifs des écrans.

Le Light Phone, version minimaliste du smartphone, et la ReMarkable, alternative simplifiée à la tablette, incarnent cette tendance. Leur promesse est de préserver les avantages technologiques tout en réduisant la distraction. Leurs prix, en revanche, restent comparables à ceux des modèles haut de gamme, 699 € et 599 € respectivement, ce qui en fait des objets de niche !

Un luxe réservé à un public privilégié

Le discours marketing de ces produits cible un public précis constitué de cadres, de créatifs, d’indépendants – ceux qui disposent du temps, de la culture et des moyens nécessaires pour « se déconnecter ». L’imaginaire mobilisé valorise la concentration, la productivité et une forme d’épanouissement intellectuel ou spirituel.

Mais cette approche reste individuelle : se protéger soi-même, sans interroger collectivement la place du numérique dans la société. Ainsi, le « droit à la déconnexion » tend à devenir un produit de consommation, un luxe réservé à ceux qui peuvent se l’offrir.

Pour la majorité, il est aujourd’hui presque impossible d’éviter les écrans. La double authentification bancaire, les démarches administratives ou les plates-formes scolaires rendent le smartphone indispensable. Les solutions existantes reposent donc sur la responsabilité individuelle et, donc sur les ressources économiques et culturelles de chacun.

Vers une réponse collective et politique

Face à cette dépendance structurelle, quelques initiatives citoyennes et politiques émergent. En 2024, la commission sur l’impact de l’exposition des jeunes aux écrans, présidée par la neurologue Servane Mouton, a remis au gouvernement un rapport proposant des mesures concrètes pour limiter l’exposition précoce. Les assises de l’attention, organisées à Paris tous les deux ans, rassemblent élus, chercheurs et associations comme Lève les Yeux, qui militent pour un usage plus raisonné du numérique.

Ces initiatives restent modestes, mais elles ouvrent une perspective essentielle : faire de la déconnexion non pas un luxe, mais un droit collectif – au croisement de la santé publique, de l’éducation et de la démocratie. Un enjeu fondamental pour que la reconquête de notre attention et de notre autonomie ne soit pas laissée aux seuls acteurs privés.


Cet article a été réalisée à partir de la recherche Clara Piacenza, diplômée du MSc in Marketing & Creativity.

The Conversation

Chloe Preece ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Détox digitale : se déconnecter, entre le luxe et le droit fondamental – https://theconversation.com/detox-digitale-se-deconnecter-entre-le-luxe-et-le-droit-fondamental-268784

Cyberattaques, sabotage, ingérence, drones… Bienvenue à l’ère de la guerre hybride

Source: The Conversation – in French – By Renéo Lukic, Professeur titulaire de relations internationales, Université Laval

Le système international se transforme depuis le début du XXIe siècle, passant d’un modèle bipolaire, en place depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, à un monde multipolaire en formation. C’est ainsi qu’on a vu émerger une nouvelle forme de conflit : la guerre hybride.

Cette dernière combine des actions militaires conventionnelles, mais aussi non militaires, comme les cyberattaques, l’ingérence informationnelle, le sabotage des infrastructures sur le terrain de l’ennemi, le survol de drones. Elle n’est jamais officiellement déclarée, ce qui rend difficiles l’attribution officielle et une réponse ciblée.

Professeur titulaire de relations internationales au Département d’histoire de l’Université Laval, la guerre en Ukraine et la réaction internationale vis-à-vis du conflit sont au centre de mes recherches.

La Russie et la guerre hybride

En Russie, la guerre hybride a trouvé sa légimité après le discours de Poutine à la conférence de Munich en 2007. Il y annonçait un renforcement de la politique étrangère russe, critiquait le monde unipolaire dirigé par les États-Unis et appelait à un ordre mondial multipolaire.

L’année suivante, la Russie lançait des hostilités en Géorgie et en 2014, elle annexait la Crimée. Puis, en 2022, la Russie a lancé une agression ouverte contre son voisin ukrainien.

Parallèlement à cette guerre conventionnelle, Moscou mène aussi une guerre hybride, non déclarée contre les alliés européens qui soutiennent l’effort de guerre ukrainien. Ainsi, depuis la mi-septembre, des drones russes survolent l’espace aérien de plusieurs pays limitrophes, mais aussi de la Belgique.

Des aéroports européens, notamment ceux de Copenhague, de Bruxelles et de Munich, ont vu leurs opérations perturbées par des drones d’origine inconnue.

La guerre hybride apparaît ainsi comme une mutation de la Guerre froide et s’inscrit dans la transformation de système international.




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Héritage de la guerre froide

La Guerre froide a marqué durablement les relations internationales entre les démocraties libérales et les États totalitaires et autoritaires, notamment l’Union soviétique, la Chine et leurs alliés. La chute du mur de Berlin en 1989 et la désintégration de l’Union soviétique en 1991 y a mis fin.

Après le massacre des étudiants à la place de Tian’anmen en 1989, la Chine est restée dans le collimateur de l’Occident. Une forme de Guerre froide à faible intensité a continué jusqu’au milieu des années 1990.

Durant la période de la Guerre froide, aucune guerre n’était envisageable entre l’Ouest et l’Est, ni conventionnelle, et encore moins nucléaire. Les traités signés limitant le nombre et la portée des armes nucléaires de deux côtés étaient respectés.

Après la crise des missiles à Cuba, en 1962, ces traités sont devenus la clé de voûte de l’architecture de sécurité de l’OTAN et du Pacte de Varsovie. La dissuasion nucléaire adoptée des deux côtés a exclu la guerre comme moyen pour obtenir des gains territoriaux, économiques ou autres. Cependant, la Guerre froide permettait d’autres formes de conflits entre deux camps, notamment une guerre de propagande, une course aux armements et des guerres interposées dans les pays qu’on appelait alors ceux du tiers-monde (Viêt-nam et Corée) entre autres.

Vers une Russie revancharde

La fin de la Guerre froide a été bénéfique pour la Russie et la Chine.

La coopération multiforme avec l’Occident était établie à tous les niveaux, politique, économique et culturel. Cependant, la prospérité créée par la fin de la Guerre froide n’a pas satisfait les ambitions géopolitiques de Vladimir Poutine. En attaquant l’Ukraine en 2022, il a décidé de restaurer l’empire russe par l’emploi de la force militaire et en violation flagrante du droit international.

Poutine a qualifié la guerre contre l’Ukraine « d’opération spéciale » visant à neutraliser la dérive néonazie du pays. Il s’agit d’une justification creuse, dénouée de crédibilité et digne de la rhétorique orwellienne. Outre d’imposer une souveraineté limitée à l’Ukraine en décembre 2021, deux mois avant le déclenchement de la guerre totale, Vladimir Poutine a exigé aussi le retrait géopolitique de l’OTAN, en lui demandant de revenir « aux frontières de 1991 ».

Ainsi, c’est un nouveau traité de Yalta que Poutine a exigé pour éviter la guerre contre l’Ukraine. Devant le refus de l’Occident de battre en retrait stratégiquement de l’Europe centre-orientale, Poutine a opté pour une guerre hybride, non déclarée, contre les États membres de l’OTAN, et une guerre totale contre l’Ukraine, aussi non déclarée. La guerre contre l’Ukraine peut être qualifiée comme totale, étant donné qu’elle englobe la guerre conventionnelle et la guerre hybride.




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L’Europe dans le collimateur

Le champ de bataille de cette guerre hybride lancée par Moscou contre les États membres de l’OTAN et de l’Union européenne est désormais dans le cyberespace.

C’est un nouveau front où se déroulent des cyberattaques menées par des pirates russes. L’éventail de l’ingérence informationnelle est large, elle peut cibler les infrastructures civiles, voire manipuler des élections, comme on soupçonne que ce fut le cas lors des présidentielles en Roumanie et en Moldavie en 2025.

Afin de protéger l’organisation de futurs scrutins, la Commission européenne a dévoilé le 12 novembre son « bouclier démocratique », un ensemble de mesures destinées à contrer la « guerre d’influence » menée par la Russie en Europe.

À cela s’ajoute une guerre de drones, jamais reconnue par la Russie. Elle paralyse des aéroports européens en perturbant les vols. La cible privilégie de ces attaques est désormais la Belgique (nouveau survol au début du mois de novembre), où est le siège de l’OTAN. Le pays semble être, avec les États baltes et la Pologne, au centre de la guerre hybride menée par Moscou.

Un rhétorique de menace

Vladimir Poutine envisage aussi la reprise des essais nucléaires. La réplique du président Trump ne s’est pas fait attendre. Les États-Unis vont emboîter le pas, même s’ils n’incluront pas d’explosions nucléaires lors de leurs essais.


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La remise en question de la dissuasion nucléaire par la Russie est accompagnée par une rhétorique toxique orchestrée par l’ancien président de la Russie, Dimitri Medvedev, proche de Poutine, et le politiste Serguei Karaganov, visant à intimider l’Occident.

La guerre hybride est la seule arme dont dispose la Russie pour dissuader les alliés de l’Ukraine de lui livrer des armes et d’apporter de l’aide économique. Tant que la guerre en Ukraine continue, celle, hybride, contre l’Occident ne s’arrêtera pas.

La guerre conventionnelle entre la Russie et les membres de l’OTAN est improbable. Le risque d’escalade deviendrait incontrôlable, et le danger d’utilisation d’armes nucléaires tactiques est tel que ni la Russie, ni l’OTAN ne veulent faire face à ce scénario catastrophe.

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Renéo Lukic ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Cyberattaques, sabotage, ingérence, drones… Bienvenue à l’ère de la guerre hybride – https://theconversation.com/cyberattaques-sabotage-ingerence-drones-bienvenue-a-lere-de-la-guerre-hybride-269454

« Revenge quitting » : est-ce vraiment une bonne idée de régler ses comptes au moment de quitter son emploi ?

Source: The Conversation – France (in French) – By Kathy Hartley, Senior Lecturer in People Management, University of Salford

Les départs spectaculaires peuvent nuire à la carrière, surtout dans des secteurs restreints où les réputations circulent vite. GaudiLab/Shutterstock

Quitter son poste avec fracas, c’est la nouvelle manière pour certains salariés d’exprimer leur ras-le-bol. Entre vidéos virales, mails incendiaires et départs spectaculaires, le « revenge quitting » traduit une colère profonde contre le monde du travail.

Beaucoup d’entre nous ont déjà ressenti la colère provoquée par un traitement injuste au travail – et parfois même l’envie soudaine de tout quitter. Chefs tyranniques, remarques humiliantes ou salaires dérisoires peuvent alimenter ces réactions impulsives. Mais tandis que la plupart des employés ravalent leur colère et retournent à leur poste, certains décident de partir d’une manière qui fait clairement passer le message à leur employeur. Bienvenue dans le monde du « revenge quitting ».

Contrairement au « quiet quitting », où les salariés restent en poste mais se contentent d’en faire le strict minimum, le « revenge quitting » consiste à partir de manière bruyante et spectaculaire.

Ce phénomène s’est désormais répandu dans le monde entier : certains filment leur démission pour les réseaux sociaux, envoient des mails d’adieu cinglants ou quittent leur poste à la dernière minute – parfois à deux heures du début d’un cours qu’ils devaient assurer.

Ces scènes illustrent la dimension libératrice du « revenge quitting » : une manière de reprendre sa dignité lorsque l’on se sent ignoré ou maltraité. Mais elles révèlent aussi autre chose qu’une simple montée du drame au travail ou un effet de génération : elles montrent qu’une partie des travailleurs, lorsqu’ils sont poussés à bout, sont désormais prêts à partir en faisant du bruit.

Dans son ouvrage classique de 1970 Défection et prise de parole (Exit, Voice, and Loyalty), l’économiste Albert Hirschman expliquait que face à une situation insatisfaisante, les individus disposent de trois options : faire entendre leur voix (voice), faire preuve de loyauté (loyalty) ou quitter (exit). Le « revenge quitting » relève de cette dernière catégorie – mais sous une forme particulière, pensée pour faire passer un message clair aux employeurs.

Plusieurs dynamiques au travail augmentent la probabilité de « revenge quitting » :

  • des supérieurs ou des environnements de travail toxiques : des recherches montrent qu’une supervision maltraitante rend les salariés plus enclins à riposter et à démissionner ;
  • le mauvais traitement par les clients : là aussi, des études indiquent que le manque de politesse ou l’incivilité de la clientèle peuvent déclencher des envies de vengeance chez les employés en contact direct avec le public ;
  • l’épuisement émotionnel : le surmenage ou le manque de soutien peuvent pousser certaines personnes à adopter des comportements de représailles, y compris des démissions spectaculaires ;
  • la culture des réseaux sociaux : des plateformes comme TikTok offrent une scène, transformant la démission en acte non seulement personnel, mais aussi performatif.

Risques et alternatives

Bien sûr, le « revenge quitting » comporte des risques. Les départs spectaculaires peuvent nuire à la carrière, surtout dans des secteurs restreints où les réputations circulent vite, ou lorsque les démissions s’enchaînent après de courts passages dans plusieurs postes. Pour les personnes très qualifiées, expérimentées et dotées d’un bon historique professionnel, ces risques restent toutefois plus limités.

Quelles sont donc les alternatives ?

  • faire entendre sa voix plutôt que partir : exprimer ses préoccupations auprès du service des ressources humaines, des responsables du bien-être au travail ou des représentants syndicaux lorsqu’ils existent ;

  • se désengager : se retirer discrètement, par exemple en limitant le temps passé à préparer les réunions ou en évitant les tâches supplémentaires, afin de reprendre un certain contrôle sur sa situation.

Ces alternatives peuvent, au final, nuire davantage aux organisations qu’un départ spectaculaire (à moins que le « revenge quitting » ne devienne un phénomène généralisé dans la structure). Mais bien sûr, tout le monde n’a pas la possibilité de démissionner, même lorsqu’il en a envie.

Une enquête menée en 2023 a révélé que plus de la moitié des travailleurs dans le monde souhaiteraient quitter leur emploi, mais ne le peuvent pas. Les raisons sont multiples : responsabilités financières, manque d’opportunités ou contraintes familiales.

Les chercheurs spécialistes du monde du travail appellent ces personnes des « reluctant stayers » (des « employés coincés malgré eux »). Une étude sur deux organisations a montré qu’environ 42 % des salariés entraient dans cette catégorie. D’autres travaux ont observé que ces salariés « bloqués » finissent souvent par élaborer des stratégies de représailles : ils diffusent discrètement de la négativité ou sapent la productivité. À long terme, cela peut s’avérer plus nuisible pour l’entreprise que le « revenge quitting » lui-même.

L’impact du « revenge quitting » dépend sans doute du contexte. Dans les petites structures, un départ soudain peut être dévastateur, surtout si l’employé possède des compétences rares ou très recherchées. Une démission bruyante peut aussi peser sur les collègues qui doivent gérer les conséquences.

Dans les grandes organisations, l’effet est généralement moins grave : elles peuvent plus facilement absorber le choc. Lorsqu’un cadre ou un employé hautement qualifié quitte bruyamment son poste, les employeurs cherchent en général à éviter ce scénario, en tentant de résoudre les problèmes avant qu’ils ne dégénèrent. Pour cette raison, le « revenge quitting » se manifeste plus souvent chez les travailleurs plus jeunes, précaires ou peu soutenus.

Un départ en fanfare en 2012.

Que peuvent faire les employeurs ? Le « revenge quitting » est souvent le signe que les dispositifs classiques de soutien aux salariés ne fonctionnent plus. Beaucoup d’équipes de ressources humaines sont déjà surchargées et peinent à répondre à toutes les attentes. Mais certaines pratiques de base peuvent encore faire la différence.

Cela passe par une communication ouverte, où les employés se sentent en sécurité pour évoquer les problèmes, et par une formation des managers afin d’éviter les comportements abusifs ou le micro-management. Par ailleurs, même si cela semble évident, des charges de travail ou des conditions inéquitables finissent toujours par susciter du mécontentement : il est donc essentiel de veiller à l’équité. Les employeurs doivent aussi tenir compte des attentes des jeunes générations, souvent plus attachées au respect et à l’équilibre de vie.

En définitive, le « revenge quitting » met en lumière des dysfonctionnements profonds dans l’entreprise. Quitter bruyamment peut donner au salarié un sentiment de pouvoir, surtout sur le moment, mais c’est rarement une bonne nouvelle, ni pour lui, ni pour l’organisation.

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Kathy Hartley ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. « Revenge quitting » : est-ce vraiment une bonne idée de régler ses comptes au moment de quitter son emploi ? – https://theconversation.com/revenge-quitting-est-ce-vraiment-une-bonne-idee-de-regler-ses-comptes-au-moment-de-quitter-son-emploi-268321