TikTok et les jeunes : rentabilité et fabrique du mal-être

Source: The Conversation – in French – By Fabrice Lollia, Docteur en sciences de l’information et de la communication, chercheur associé laboratoire DICEN Ile de France, Université Gustave Eiffel

La commission d’enquête parlementaire, qui a rendu ses conclusions le 11 septembre 2025, souligne l’opacité des algorithmes de TikTok. Les contenus les plus radicaux ou perturbants semblent particulièrement valorisés pour capter l’attention. Daniel Constante/Shutterstock

Tutoriels de suicide, hashtags valorisant l’anorexie, vidéos de scarification… Le rapport parlementaire, publié le 11 septembre 2025, dresse un constat glaçant des effets psychologiques de TikTok sur les mineurs. L’application, loin d’être un simple divertissement, apparaît comme une véritable « fabrique du mal-être », structurée par une architecture algorithmique qui capte et qui exploite l’attention des adolescents pour maximiser sa rentabilité.


Si les députés proposent d’interdire l’accès aux réseaux sociaux avant 15 ans, l’enjeu va bien au-delà de la seule régulation juridique. Ce que révèle le rapport de la commission parlementaire d’enquête sur les effets psychologiques de TikTok sur les mineurs, publié le 11 septembre 2025, c’est l’émergence de nouvelles fragilités liées aux environnements numériques. Ce mélange de design addictif, de spirales algorithmiques et de logiques économiques tend à fragiliser les jeunes usagers.

Dès lors, la question centrale ne porte pas seulement sur l’âge d’accès aux plateformes, mais sur notre capacité collective à construire une régulation adaptée, capable de protéger les mineurs sans les exclure du monde numérique.

Comment protéger efficacement les mineurs face à la puissance des algorithmes sans les priver d’un espace numérique devenu incontournable dans leur socialisation et leur développement ?

La fabrique algorithmique de la vulnérabilité

Le rapport parlementaire décrit TikTok comme une « machine algorithmique » conçue pour capter l’attention des utilisateurs et pour les enfermer dans des spirales de contenus extrêmes. L’architecture du fil repose sur l’idée simple que plus un contenu retient le regard longtemps, plus il sera recommandé à d’autres utilisateurs. Ce mécanisme transforme la durée d’attention en indicateur de rentabilité, au détriment de la qualité ou de l’innocuité des contenus.

En quelques minutes, un adolescent peut passer d’une vidéo anodine à des tutoriels de scarification, des incitations à l’anorexie (#SkinnyTok) ou au suicide. Amnesty International a montré que, dès les douze premières minutes, plus de la moitié des contenus recommandés à un « profil dépressif » concernaient l’anxiété, l’automutilation ou le suicide. L’algorithme ne reflète donc pas seulement les préférences. Il construit également un environnement qui accentue les vulnérabilités psychiques.

Dans une perspective des sciences de l’information et de la communication (SIC), discipline qui étudie la manière dont les technologies et les dispositifs médiatiques structurent nos pratiques sociales et nos représentations, ce processus illustre une « fabrique de vulnérabilités communicationnelles ». Autrement dit, l’architecture technique de TikTok ne se contente pas de diffuser des contenus, elle façonne les conditions mêmes de réception et d’usage.

Il s’agit d’un design pensé pour exploiter l’économie de l’attention, reposant sur la gratification immédiate et la logique de la récompense aléatoire. Comme le souligne Ulrich Beck dans sa théorie de la « société du risque », les technologies produisent elles-mêmes les dangers qu’elles prétendent encadrer. TikTok illustre ce paradoxe avec un espace de divertissement qui se transforme en espace de mise en danger systémique.

En ce sens, la toxicité décrite dans le rapport n’est pas une dérive accidentelle, mais une conséquence structurelle du modèle économique de la plateforme. L’algorithme, optimisé pour maximiser le temps passé en ligne, tend mécaniquement à privilégier les contenus les plus radicaux ou perturbants, car ce sont ceux qui retiennent le plus l’attention.

L’opacité algorithmique comme enjeu central

L’un des constats majeurs de la commission d’enquête concerne l’opacité des algorithmes de TikTok. Malgré plus de sept heures d’audition des représentants de la plateforme, les députés soulignent le caractère insaisissable de son fonctionnement : absence d’accès aux données brutes, impossibilité de vérifier les critères de recommandation, communication limitée à des éléments généraux et souvent contradictoires. Autrement dit, le cœur technique de l’application algorithmique reste une boîte noire dont l’intelligibilité est encore questionnée.

Cette opacité n’est pas un simple détail technique puisqu’elle conditionne directement la capacité à protéger les mineurs. Si l’on ne sait pas précisément quels signaux (durée de visionnage, likes, pauses, interactions) déclenchent la recommandation d’un contenu, il devient impossible de comprendre pourquoi un adolescent vulnérable est exposé en priorité à des vidéos sur l’anorexie, sur le suicide ou sur l’automutilation. Le rapport qualifie ce manque de transparence d’« obstacle majeur à la régulation ».

Cette situation illustre la notion de gouvernance algorithmique. Il s’agit des dispositifs qui, tout en organisant nos environnements informationnels, échappent largement à l’intelligibilité publique. Cette asymétrie entre la puissance des plateformes et la faiblesse des institutions de contrôle génère ce que l’on peut qualifier de vulnérabilité communicationnelle systémique.

Le rapport insiste ainsi sur la nécessité d’outils européens d’audit des algorithmes, mais aussi sur l’importance d’une coopération renforcée entre chercheurs, autorités de régulation et acteurs de la société civile. L’enjeu n’est pas seulement de contraindre TikTok à être plus transparent, mais de créer les conditions d’une intelligibilité collective de ces dispositifs techniques. C’est à ce prix que la protection des mineurs pourra devenir effective et que l’Europe pourra affirmer une souveraineté numérique crédible.

L’économie du mal-être

Le rapport parlementaire souligne également que la toxicité de TikTok n’est pas accidentelle ni le fruit d’une intention malveillante, mais qu’elle découle de son modèle économique, d’une logique marchande où le mal-être est rentable.

Ce mécanisme illustre ce que les chercheurs appellent l’« économie de l’attention ». Sur TikTok, le temps de visionnage devient la ressource centrale. Plus un adolescent reste connecté, plus ses données alimentent le ciblage publicitaire et la valorisation financière de la plateforme. Or les émotions négatives (peur, sidération, fascination morbide) génèrent souvent une rétention plus forte que les contenus positifs. Les spirales algorithmiques ne sont donc pas de simples accidents, mais la conséquence directe d’une optimisation économique.

Cette dynamique s’inscrit dans un capitalisme de surveillance, où l’expérience intime des individus est extraite, analysée et transformée en valeur marchande. Dans le cas de TikTok, les comportements vulnérables des mineurs (hésitations, clics répétés, visionnages prolongés de contenus sensibles) deviennent autant de données monétisables.

Ainsi, il ne s’agit pas seulement de protéger les jeunes contre des contenus toxiques, mais de comprendre que la plateforme a intérêt à maintenir ces contenus en circulation. Le problème est donc structurel. TikTok n’est pas seulement un réseau social qui dérape, c’est aussi une industrie qui prospère sur la captation du mal-être.

Au-delà de TikTok

En définitive, le rapport sur TikTok agit comme un miroir grossissant des mutations de nos environnements numériques. Il ne s’agit pas seulement de pointer les dangers d’une application. Il s’agit également de questionner les logiques économiques et algorithmiques qui façonnent désormais la socialisation des plus jeunes.

L’enjeu n’est pas de bannir un réseau social, mais plutôt de concevoir une régulation capable d’intégrer la complexité des usages, la diversité des publics et les impératifs de protection. La notion de sécurité communicationnelle fournit ici une clé de lecture en ce sens qu’elle invite à penser ensemble santé psychique, gouvernance algorithmique, souveraineté numérique et innovation responsable.

TikTok n’est donc pas une exception, mais le symptôme d’un modèle qu’il devient urgent de réformer. L’avenir de la régulation ne se jouera pas uniquement sur cette plateforme. Elle se jouera aussi dans la capacité des sociétés européennes à redéfinir les règles du numérique à la hauteur des enjeux générationnels qu’il engage.

The Conversation

Fabrice Lollia ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. TikTok et les jeunes : rentabilité et fabrique du mal-être – https://theconversation.com/tiktok-et-les-jeunes-rentabilite-et-fabrique-du-mal-etre-265082

Au Mexique, le pouvoir criminalise les défenseurs des migrants

Source: The Conversation – in French – By Romain Busnel, Chargé de recherche en sciences sociales du politique, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

Le 5 août dernier, Luis García Villagrán, défenseur des personnes migrantes, a été arrêté à la frontière sud du Mexique. En marge des pressions diplomatiques états-uniennes, cette criminalisation du militantisme réactive les débats en cours autour de la définition des catégories du militant et du « passeur », de l’accompagnement humanitaire et du « trafic d’êtres d’humains ».


En juin 2025, Luis García Villagrán, 63 ans, avocat formé au droit en prison (il y a passé douze ans, de 1998 à 2000, à la suite d’un imbroglio judiciaire pour lequel il a finalement été innocenté), avait repris sa casquette d’activiste dans la ville de Tapachula (Chiapas, sud du Mexique, à une vingtaine de kilomètres du Guatemala) pour dénoncer les manquements des autorités mexicaines compétentes en matière migratoire. Il les accusait d’être corrompues et de freiner l’octroi de visas aux milliers de personnes bloquées dans cette ville de 350 000 habitants, désireuses de s’installer au Mexique ou, plus souvent, de traverser son territoire afin de rejoindre les États-Unis.

Face à l’absence de solutions, il a organisé une caravane. Ce mode d’action consiste à se déplacer vers le Nord à plusieurs centaines ou milliers de sans-papiers pour faire pression sur les autorités et se protéger des exactions aussi bien des forces de l’ordre que des groupes criminels.

Le 6 août 2025, cette première caravane de plus de 500 personnes depuis la prise de fonctions de Donald Trump est finalement partie sans le militant, arrêté la veille par les forces de l’ordre mexicaines et conduit au bureau du procureur fédéral (Fiscalía General de la República). Le lendemain, la présidente de la République Claudia Sheinbaum a justifié sa mise en détention :

« Ce n’est pas un militant. Il faisait l’objet d’un mandat d’arrêt et il est accusé de trafic d’êtres humains. »

Organisations de la société civile et universitaires mexicains se sont immédiatement alarmés de cette stigmatisation et de la violation de la présomption d’innocence de la part de la plus haute autorité du pays. Le 11 août, un juge fédéral a finalement ordonné la libération de l’activiste dans l’attente d’une enquête approfondie, faute de preuves solides. Le lendemain, le procureur fédéral a réagi en dénonçant la supposée mansuétude du juge à l’égard de Villagrán : « Quand on a fait comparaître cette personne devant le juge, celui-ci n’a pas même pas voulu analyser les 75 preuves que les autorités lui avaient présentées. […] Je n’ai jamais vu ça. »

La frontière sud du Mexique, une zone d’« endiguement migratoire » sous surveillance états-unienne

Cette intromission des plus hautes sphères fédérales dans le cas d’un défenseur des droits des personnes migrantes a de quoi surprendre dans ce pays gouverné par la gauche depuis 2018 (année de la victoire d’Andrés Manuel López Obrador, à qui Claudia Sheinbaum a succédé en 2024).

Ces événements s’inscrivent dans le cadre d’une externalisation des frontières états-uniennes au Mexique, caractérisée par des politiques de mise en attente des personnes migrantes. Si la frontière du Mexique avec les États-Unis accapare une large part de l’attention médiatique, les dynamiques de la frontière Sud, en bordure du Guatemala, restent peu documentées.

Au cours des années 2010, cette zone de passage obligé pour les personnes désireuses de rejoindre les États-Unis a fait l’objet de politiques dites d’« endiguement migratoire » visant à ralentir les flux de personnes migrantes issues d’Amérique centrale (Honduras, Guatemala, Nicaragua, Salvador), des Caraïbes (Haïti, Cuba), d’Amérique du Sud (Venezuela, Équateur) mais aussi d’autres continents (Afrique, Moyen-Orient et Asie).

Face à la massification et à la diversification des mobilités internationales dans cette région, les politiques migratoires mexicaines sont progressivement devenues une marge d’ajustement des relations diplomatiques avec les États-Unis, notamment dans le contexte actuel de renégociation des droits de douane.

Déjà, en 2019, le gouvernement d’Andrés Manuel López Obrador avait négocié le maintien de droits de douane avantageux en échange de l’envoi à la frontière Sud du Mexique de la Garde nationale, un nouveau corps de police militarisée.

Les multiples contrôles sur les routes, ainsi que les pratiques d’allongement des délais d’obtention de papiers permettant de transiter légalement au Mexique ont fait de Tapachula une « prison à ciel ouvert », où plusieurs dizaines de milliers de personnes exilées restent bloquées dans l’attente d’une régularisation.

Cette situation encourage les versements de pots-de-vin aux agents de l’Institut national des migrations (INM) – déjà dénoncés par un ancien directeur de cette institution –, mais aussi la présence de réseaux de passeurs illicites, parfois en lien avec des groupes criminels.

Des caravanes pour s’extirper de l’attente

En réponse à cette mise en attente dans le Chiapas, État le plus pauvre du Mexique, un nouveau mode d’action collective et migratoire a émergé dans les années 2010. Certains religieux et activistes issus d’organisations de défense du droit à la migration ont commencé à accompagner des groupes de personnes migrantes dans leur périple, pour les protéger en les rendant plus visibles.

C’est ainsi qu’ont émergé en 2018 des caravanes de plusieurs milliers de personnes sur les routes d’Amérique centrale et du sud du Mexique. À cette époque, leur importante médiatisation avait déclenché des réactions virulentes du président états-unien Donald Trump.

« Mexique : la caravane qui irrite Trump. » France24, 3 avril 2018.
Post de Donald Trump sur Twitter, 3 avril 2018. Traduction : « La grande caravane en provenance du Honduras, qui traverse maintenant le Mexique et se dirige vers notre frontière aux « lois laxistes », ferait mieux d’être arrêtée avant d’y arriver. L’ALENA, véritable vache à lait, est en jeu, tout comme l’aide étrangère au Honduras et aux pays qui permettent que cela se produise. Le Congrès DOIT AGIR MAINTENANT ! »

Post de Donald Trump sur Twitter le 18 octobre 2018. Traduction : « En plus de suspendre tous les paiements à ces pays, qui semblent n’avoir pratiquement aucun contrôle sur leur population, je dois demander avec la plus grande fermeté au Mexique de mettre fin à cet assaut – et s’il n’est pas en mesure de le faire, je ferai appel à l’armée américaine et FERMERAI NOTRE FRONTIÈRE SUD ! »

Depuis, ce type d’actions n’a pas cessé. Tous les ans, plusieurs caravanes partent de Tapachula. Luis García Villagrán a participé activement à plusieurs d’entre elles. Cela lui vaut, comme à d’autres, une stigmatisation régulière de la part de personnalités politiques (de droite comme de gauche, à l’instar de la présidente Sheinbaum) qui entretiennent l’amalgame entre « militant » et « passeur » (coyote ou pollero au Mexique), entre « accompagnement » et « trafic d’êtres humains ».

Des militants visés et des migrants en danger

La poursuite en justice d’activistes s’inscrit en prolongement d’une répression de longue date par l’État mexicain du militantisme politique. Elle déborde aujourd’hui sur l’enjeu migratoire, un sujet sensible au niveau diplomatique, mais aussi au niveau national dans la mesure où les personnes migrantes sont des cibles facilement exploitables pour les groupes criminels.

Déjà en 2019, plusieurs activistes mexicains présents pour accompagner les caravanes avaient fait l’objet d’intimidations, d’arrestations et de menaces. Certains ont même été physiquement violentés lors des interrogatoires.

La répression se fait aussi à bas bruit, par des acteurs pas toujours bien identifiés. Les militants reçoivent souvent des menaces provenant de numéros inconnus sur leurs téléphones. Il arrive aussi que celles-ci soient mises à exécution, par exemple lorsque Luis García Villagrán s’est fait passer à tabac par un groupe armé en octobre 2023, peu après avoir annoncé vouloir accompagner une caravane organisée par un autre activiste.

La criminalisation du militantisme en soutien aux sans-papiers n’est pas sans rappeler des processus observés en Europe. Mais si les activistes disposent de relais médiatiques pour se défendre des accusations, les personnes migrantes restent celles qui pâtissent en premier de la répression.

Par le suivi de caravanes, mes recherches de terrain ont montré que la privation des soutiens sur le trajet expose les personnes migrantes aux exactions de groupes criminels ou des autorités policières. En outre, les personnes exilées qui s’impliquent dans l’organisation quotidienne pour négocier avec les autorités, assurer la logistique des repas ou prendre des décisions paient parfois cher cet engagement. Identifiées comme les moteurs de la mobilisation par les autorités mexicaines, beaucoup sont arrêtées dans une quasi-indifférence générale, et sont ensuite privées de visas d’entrée aux États-Unis et au Mexique.

Au Mexique, comme ailleurs, la criminalisation de tout acte de solidarité s’inscrit dans la construction d’un régime de mobilité restrictif. Aide aux personnes migrantes par leurs soutiens ou entraide entre personnes migrantes sont susceptibles d’être réprimées au nom d’un amalgame fallacieux entre accompagnement humanitaire et « trafic d’êtres humains », ou défenseur des personnes migrantes et « passeur ». Ces processus visent aussi à créer une démarcation entre, d’une part, les « bonnes » organisations de soutien financées par l’aide internationale qui assistent les exilés dans les lieux d’attente et, d’autre part, les « mauvaises » qui les accompagnent sur les routes ou qui protestent contre le sort qui leur est réservé.

C’est pourtant bien ce nouveau paradigme qui contribue à rendre les routes de l’exil beaucoup plus dangereuses pour les personnes qui les empruntent, mais aussi pour celles qui y vivent.

The Conversation

Romain Busnel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Au Mexique, le pouvoir criminalise les défenseurs des migrants – https://theconversation.com/au-mexique-le-pouvoir-criminalise-les-defenseurs-des-migrants-264223

La plus grande mer intérieure du monde rétrécit rapidement sous l’effet du changement climatique

Source: The Conversation – in French – By Simon Goodman, Lecturer in Evolutionary Biology, University of Leeds

La mer Caspienne fait à peu près la taille de l’Allemagne ou du Japon, mais elle rétrécit rapidement. Nasa

Le recul alarmant de la Caspienne, plus grande mer fermée du monde, entraîne des bouleversements écologiques, humains et géopolitiques dans toute cette zone aux confins de l’Europe. Les pays qui l’entourent semblent déterminés à agir, mais leur réaction risque d’être trop lente face à ce changement très rapide.


C’était autrefois un refuge pour les flamants, les esturgeons et des milliers de phoques. Mais les eaux qui reculent rapidement transforment la côte nord de la mer Caspienne en étendues arides de sable sec. Par endroits, la mer s’est retirée de plus de 50 km. Les zones humides deviennent des déserts, les ports de pêche se retrouvent à sec, et les compagnies pétrolières draguent des chenaux toujours plus longs pour atteindre leurs installations offshore.

Le changement climatique est à l’origine de ce déclin spectaculaire de la plus grande mer fermée du monde. Située à la frontière entre l’Europe et l’Asie centrale, la mer Caspienne est entourée par l’Azerbaïdjan, l’Iran, le Kazakhstan, la Russie et le Turkménistan, et fait vivre environ 15 millions de personnes.

La Caspienne est un centre de pêche, de navigation et de production de pétrole et de gaz, et son importance géopolitique est croissante, puisqu’elle se trouve à la croisée des intérêts des grandes puissances mondiales. À mesure que la mer s’appauvrit en profondeur, les gouvernements sont confrontés au défi crucial de maintenir les industries et leurs moyens de subsistance, tout en protégeant les écosystèmes uniques qui les soutiennent.

Je me rends sur la Caspienne depuis plus de vingt ans, pour collaborer avec des chercheurs locaux afin d’étudier le phoque de la Caspienne, une espèce unique et menacée, et soutenir sa conservation. Dans les années 2000, l’extrême nord-est de la mer formait une mosaïque de roselières, de vasières et de chenaux peu profonds grouillants de vie, offrant des habitats aux poissons en frai, aux oiseaux migrateurs et à des dizaines de milliers de phoques qui s’y rassemblaient au printemps pour muer.

Aujourd’hui, ces lieux sauvages et reculés où nous capturions des phoques pour des études de suivi par satellite sont devenus des terres sèches, en transition vers le désert à mesure que la mer se retire, et la même histoire se répète pour d’autres zones humides autour de la mer. Cette expérience fait écho à celle des communautés côtières, qui voient, année après année, l’eau s’éloigner de leurs villes, de leurs quais de pêche et de leurs ports, laissant les infrastructures échouées sur des terres nouvellement asséchées, et les habitants inquiets pour l’avenir.

Des phoques et des cartes satellite
Haut : Phoques de la Caspienne parmi les roselières de la baie de Komsomol (ombrée en orange sur les images satellites), avril 2011. Bas : Étendue du recul côtier dans le nord-est de la mer Caspienne entre 2001 et 2024. Images satellites de NASA Worldview.
(Phoque : Simon Goodman, University of Leeds ; Image satellite de la Nasa)

Une mer en retrait

Le niveau de la mer Caspienne a toujours fluctué, mais l’ampleur des changements récents est sans précédent. Depuis le début de ce siècle, le niveau de l’eau a baissé d’environ 6 cm par an, avec des chutes allant jusqu’à 30 cm par an depuis 2020. En juillet 2025, des scientifiques russes ont annoncé que la mer était descendue en dessous du niveau minimum précédent enregistré depuis le début des mesures instrumentales.

Au cours du XXe siècle, les variations étaient dues à une combinaison de facteurs naturels et de détournements d’eau par l’homme pour l’agriculture et l’industrie, mais aujourd’hui, le réchauffement climatique est le principal moteur du déclin. Il peut sembler inconcevable qu’une masse d’eau aussi vaste que la Caspienne soit menacée, mais dans un climat plus chaud, le débit d’eau entrant dans la mer par les rivières et les précipitations diminue, et il est désormais dépassé par l’augmentation de l’évaporation à la surface de la mer.

Même si le réchauffement climatique est limité à l’objectif de 2 °C fixé par l’accord de Paris, le niveau de l’eau devrait baisser jusqu’à dix mètres par rapport au littoral de 2010. Avec la trajectoire actuelle des émissions mondiales de gaz à effet de serre, le déclin pourrait atteindre 18 mètres, soit environ la hauteur d’un immeuble de six étages.

Comme le nord de la Caspienne est peu profond –, une grande partie n’atteint qu’environ cinq mètres de profondeur – de petites diminutions de niveau entraînent d’immenses pertes de surface. Dans une recherche récente, mes collègues et moi avons montré qu’un déclin optimiste de dix mètres mettrait à découvert 112 000 kilomètres carrés de fond marin – une superficie plus grande que l’Islande.

Ce qui est en jeu

Les conséquences écologiques seraient dramatiques. Quatre des dix types d’écosystèmes uniques à la mer Caspienne disparaîtraient complètement. Le phoque de la Caspienne, une espèce menacée, pourrait perdre jusqu’à 81 % de son habitat de reproduction actuel, et l’esturgeon de la Caspienne perdrait l’accès à des zones de frai essentielles.

Un bébé phoque et des cartes
Haut : Un jeune phoque de la Caspienne abrité près d’une crête de glace. Bas : Réduction potentielle de l’habitat de reproduction du phoque de la Caspienne, selon différents scénarios de baisse du niveau de l’eau. Avec un déclin de cinq mètres, la perte pourrait atteindre 81 %.
Phoque : Central-Asian Institute of Environmental Research ; Cartes : Court et al. 2025

Comme lors de la catastrophe de la mer d’Aral, où un autre immense lac d’Asie centrale a presque totalement disparu, des poussières toxiques issues du fond marin exposé seraient libérées, avec de graves risques pour la santé.

Des millions de personnes risquent d’être déplacées à mesure que la mer se retire, ou de se retrouver confrontées à des conditions de vie fortement dégradées. Le seul lien de la mer avec le réseau maritime mondial passe par le delta de la Volga (qui se jette dans la Caspienne), puis par un canal en amont reliant le Don, offrant des connexions vers la mer Noire, la Méditerranée et d’autres systèmes fluviaux. Mais la Volga est déjà confrontée à une réduction de sa profondeur.

Des ports comme Aktau au Kazakhstan et Bakou en Azerbaïdjan doivent être dragués simplement pour pouvoir continuer à fonctionner. De même, les compagnies pétrolières et gazières doivent creuser de longs chenaux vers leurs installations offshore dans le nord de la Caspienne.

Les coûts déjà engagés pour protéger les intérêts humains se chiffrent en milliards de dollars, et ils ne feront qu’augmenter. La Caspienne est au cœur du « corridor médian », une route commerciale reliant la Chine à l’Europe. À mesure que le niveau de l’eau baisse, les cargaisons maritimes doivent être réduites, les coûts augmentent, et les villes comme les infrastructures risquent de se retrouver isolées, à des dizaines voire des centaines de kilomètres de la mer.

Une course contre la montre

Les pays riverains de la Caspienne doivent s’adapter, en déplaçant des ports et en creusant de nouvelles voies de navigation. Mais ces mesures risquent d’entrer en conflit avec les objectifs de conservation. Par exemple, il est prévu de draguer un nouveau grand chenal de navigation à travers le « seuil de l’Oural » dans le nord de la Caspienne. Mais il s’agit d’une zone importante pour la reproduction des phoques, leur migration et leur alimentation, et ce sera une zone vitale pour l’adaptation des écosystèmes à mesure que la mer se retire.

Comme le rythme du changement est si rapide, les aires protégées aux frontières fixes risquent de devenir obsolètes. Ce qu’il faut, c’est une approche intégrée et prospective pour établir un plan à l’échelle de toute la région. Si les zones où les écosystèmes devront s’adapter au changement climatique sont cartographiées et protégées dès maintenant, les planificateurs et décideurs politiques seront mieux à même de faire en sorte que les projets d’infrastructures évitent ou minimisent de nouveaux dommages.

Pour ce faire, les pays de la Caspienne devront investir dans le suivi de la biodiversité et dans l’expertise en matière de planification, tout en coordonnant leurs actions entre cinq pays différents aux priorités diverses. Les pays de la Caspienne reconnaissent déjà les risques existentiels et ont commencé à conclure des accords intergouvernementaux pour faire face à la crise. Mais le rythme du déclin pourrait dépasser celui de la coopération politique.

L’importance écologique, climatique et géopolitique de la mer Caspienne fait que son sort dépasse largement ses rivages en recul. Elle constitue une étude de cas essentielle sur la manière dont le changement climatique transforme les grandes étendues d’eau intérieures à travers le monde, du lac Titicaca (entre le Pérou et la Bolivie) au lac Tchad (à la frontière entre le Niger, le Nigeria, le Cameroun et le Tchad). La question est de savoir si les gouvernements pourront agir assez vite pour protéger à la fois les populations et la nature de cette mer en mutation rapide.

The Conversation

Simon Goodman a conseillé le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) sur la conservation du phoque de la Caspienne et a par le passé mené des recherches et conseillé des entreprises pétrolières et gazières de la région sur la façon de réduire leur impact sur ces animaux. Ses travaux récents n’ont pas été financés par l’industrie ni liés à elle. Il est coprésident du groupe de spécialistes des pinnipèdes de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN).

ref. La plus grande mer intérieure du monde rétrécit rapidement sous l’effet du changement climatique – https://theconversation.com/la-plus-grande-mer-interieure-du-monde-retrecit-rapidement-sous-leffet-du-changement-climatique-265446

Repenser les examens pour aider les étudiants à progresser : l’évaluation universitaire comme dialogue

Source: The Conversation – in French – By Hela Hassen, Lecturer in Marketing, Kedge Business School

Pour que les devoirs sur table et les notes soient de réels outils de progression pour les étudiants, il ne suffit pas de rendre publiques les grilles d’évaluation. Encore faut-il s’assurer que les étudiants en comprennent bien les enjeux et la mise en œuvre. Explication à partir d’une recherche-action dans une université britannique.


« Travail superficiel », « manque de rigueur » ou encore « absence de pensée critique »… De telles observations, relevées sur des copies d’étudiants, restent floues et sont souvent perçues comme arbitraires.

Si l’enjeu d’une évaluation est de permettre aux étudiants de comprendre leurs lacunes pour progresser, ne faudrait-il pas envisager une autre orientation et privilégier le dialogue ?

Discuter des notes avant de rendre une copie

Nombre d’universités tentent de mettre l’accent sur des modalités d’évaluation plus transparentes, incluant des grilles de critères à respecter afin d’obtenir la note attendue. La formulation des attendus demeure néanmoins souvent opaque et ces grilles restent mal comprises ou voire ignorées par les étudiants. Des expressions comme « démontrez une compréhension approfondie » ou « utilisez des sources pertinentes » peuvent sembler évidentes aux enseignants. Mais elles ne le sont pas toujours pour les étudiants, surtout s’il s’agit de les traduire en actions concrètes.

En France, un rapport du comité d’évaluation de l’enseignement supérieur souligne que l’évaluation reste bien souvent trop floue, disparate et peu en phase avec les compétences visées par les formations. Il appelle à un ciblage plus clair et collectif des pratiques d’examen par les universités.

Lorsque les évaluations sont multiples (dans des contextes de cours massifiés et de délais courts par exemple), les retours se transforment rapidement en simple procédure administrative, c’est-à-dire quelques lignes copiées-collées, et perdent leur fonction pédagogique.

Une recherche-action menée dans une université britannique a testé une alternative : organiser des temps de dialogue autour des grilles d’évaluation, en amont des rendus de devoirs des étudiants puis après la restitution des notes. Plutôt que de découvrir les attendus une fois leur copie notée, les étudiants ont pu poser leurs questions à l’avance, commenter les termes ambigus, et co-construire une compréhension de ce qui était attendu.

Les discussions entre étudiants et professeurs ont permis de clarifier des notions souvent floues : qu’est-ce qu’un raisonnement rigoureux ? Comment différencier un travail « bon » d’un travail « excellent » ? L’objectif de ces échanges n’était pas de simplifier les exigences, mais de traduire les attentes dans un langage clair, afin de placer les étudiants au centre du processus d’évaluation et en les rendant pleinement acteurs de leur apprentissage.

Mieux comprendre pour réussir

Les résultats ont été probants : les étudiants qui ont participé à ces dialogues ont obtenu de meilleures notes. Tous ont validé leurs modules, certains ont même obtenu suite à cette expérience les meilleurs résultats qu’ils aient eus depuis le début d’année. Mais au-delà des notes, le plus frappant a été le changement d’attitude des étudiants : ils ont manifesté moins d’anxiété, plus d’engagements, une meilleure compréhension des attentes.

Cette approche repose sur un principe simple, mais souvent oublié : le feedback est une conversation, non un verdict. Cela rejoint les travaux de chercheurs comme David Carless, qui défendent l’idée que l’évaluation doit être un pur moment d’apprentissage et non une fin en soi. Or, pour cela, encore faut-il encore que les étudiants puissent échanger avec l’enseignant. L’évaluation cesse alors d’être un outil de tri, pour devenir un levier de progression.

Au lieu d’envoyer des commentaires impersonnels, pourquoi ne pas organiser un atelier, une discussion collective, une relecture croisée ? Ce n’est pas une question de temps supplémentaire, mais de changement de posture : passer d’un modèle descendant à une relation co-constructive entre l’enseignant et l’étudiant.

Évaluer à l’heure de l’IA

Avec la montée en puissance des outils comme ChatGPT, une inquiétude s’installe et un nombre important d’universités s’interrogent : « Comment savoir qui a rédigé ce devoir ? », « Faut-il multiplier les contrôles, mieux les surveiller ou sanctionner ? » Une autre stratégie consiste à assortir toute évaluation d’un échange mutuel entre professeur et étudiant.

Des chercheurs stipulent qu’encadrer plutôt qu’interdire l’IA apparaît comme la solution la plus équilibrée pour préserver l’éthique tout en encourageant l’innovation pédagogique. Une évaluation ouverte ou un dialogue, où les critères sont explicités, discutés et interprétés mutuellement, s’inscrit parfaitement dans cette démarche : elle protège contre la tricherie, tout en valorisant l’autonomie de l’étudiant.

Quand l’étudiant sait qu’il devra expliquer sa démarche, discuter ses choix, relier son travail aux critères attendus, il devient plus difficile de simplement copier une production générée par une IA. Le dialogue devient alors un outil anti-triche naturel, parce qu’il repose sur une compréhension vivante du savoir, pas sur la restitution mécanique d’un résultat. L’évaluation ouverte ou dialogue n’est donc pas seulement plus juste, elle est aussi plus résistante aux dérives technologiques.

Le dialogue autour de l’évaluation peut être un rempart naturel contre les dérives de l’IA, à condition que ce dernier soit préparé en amont, ciblé sur les apprentissages et porteur d’objectifs pédagogiques clairs. Il doit offrir à chacun les mêmes chances de participation, dans un climat à la fois détendu et exigeant. L’enjeu n’est pas seulement de discuter des notes, mais de permettre à l’étudiant de comprendre, progresser, valoriser ses compétences et ainsi de capitaliser ses acquis.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. Repenser les examens pour aider les étudiants à progresser : l’évaluation universitaire comme dialogue – https://theconversation.com/repenser-les-examens-pour-aider-les-etudiants-a-progresser-levaluation-universitaire-comme-dialogue-258833

Le labubu, la peluche virale qui explique comment naissent (et disparaissent) les tendances

Source: The Conversation – in French – By Sandra Bravo Durán, Socióloga y Doctora en Creatividad Aplicada, UDIT – Universidad de Diseño, Innovación y Tecnología

Le labubu, vendu dans des boîtes surprises, est un petit monstre de consommation qui déchaîne les foules. Mais pour combien de temps ? Sandra Bravo Durán, CC BY

Popularisé par les réseaux sociaux et des stars internationales, comme Lisa du groupe de K-pop Blackpink, Rihanna ou Dua Lipa, le labubu, une petite peluche fabriquée en Chine, s’arrache aux quatre coins du monde. La labubumania incarne à elle seule la mécanique des tendances au XXIe siècle.


Il y quelques semaines, par curiosité, je suis entré dans un magasin Pop Mart dans un centre commercial de Kuala Lumpur (Malaisie). Je ne savais pas que j’étais sur le point d’assister à une scène sociologiquement fascinante : des adultes et des adolescents secouant des boîtes fermées, essayant de deviner quel personnage ils allaient obtenir en fonction du poids ou de la forme. Ils regardaient les vitrines, murmuraient des noms, comparaient les modèles avec l’excitation de ceux qui s’apprêtent à acheter bien plus qu’un simple jouet. Tous cherchaient la même chose : un labubu. Mais personne ne savait s’il obtiendrait celui qu’il désirait.

Cette petite figurine aux oreilles pointues, sourire espiègle et grands yeux hallucinés n’était pas seulement un jouet en vinyle. C’était un symbole. Un objet de désir. Et aussi une illustration parfaite pour comprendre comment fonctionnent les tendances au XXIe siècle.

De monstre de niche à star virale

Labubu est né en 2015 de l’imagination de l’artiste hongkongais Kasing Lung, dans l’univers de The Monsters. Pendant des années, il est resté un personnage marginal, apprécié par les fans de l’art toy et du design underground asiatique. Tout a changé lorsque Pop Mart a acquis les droits et l’a transformé en phénomène mondial : des centaines de versions, des collaborations avec des marques de luxe, éditions limitées et un système de vente en boîtes surprises (blind boxes) qui ne permettent pas de voir leur contenu, ont transformé l’achat de labubus en un petit rituel de hasard et de suspens.

Le véritable boom a eu lieu en avril 2025, lorsque la chanteuse thaïlandaise Lisa, qui compte plus de 100 millions d’abonnés sur Instagram et est membre du groupe féminin de k-pop Blackpink, a publié sur le réseau social une photo d’elle avec plusieurs labubus accrochés à son sac à main. Rihanna et Dua Lipa ont suivi, la photo est devenue virale sur TikTok et des millions de fans ont surgi dans le monde entier. Labubu est passé d’un produit de niche à un produit viral. D’une nouveauté à une mode. D’un objet à un phénomène.

Mais comment cela se produit-il ? Comment quelque chose d’aussi spécifique et rare peut-il devenir un objet de désir pour des millions de personnes à travers le monde ?

Quand l’innovation se comporte comme la matière

Dans ma thèse de doctorat, j’ai proposé une théorie interdisciplinaire inspirée de l’idée de modernité liquide développée par le philosophe polono-britannique Zygmunt Bauman et du comportement des liquides et des gaz, tant au repos qu’en mouvement (la mécanique des fluides). Je suggère que l’innovation est la matière dont est faite la mode. Et comme toute matière, elle peut se trouver dans trois états : solide, liquide et gazeux.

À son tour, l’innovation peut se trouver dans trois phases : nouveauté, tendance et mode. Ce parallélisme n’est pas métaphorique, mais structurel. Tout comme l’eau change d’état en fonction de la température et de la pression, les innovations se transforment également en fonction du contexte social, culturel et économique.

La nouveauté est l’état solide : elle a une forme, elle est dense, statique et circule entre quelques personnes. Selon la théorie de la diffusion des innovations, développée au milieu des années 60 par le sociologue américain Everett Rogers, cette étape correspond aux innovateurs. Il s’agit d’une proposition à forte valeur symbolique, mais sans diffusion massive.

Lorsqu’elle commence à se répandre, elle devient une tendance et se liquéfie : elle circule, s’adapte, relie les communautés. C’est à ce stade qu’apparaissent les « early adopters », une expression qui désigne les individus qui ont pour habitude d’acheter quasiment systématiquement les nouveaux produits dans une catégorie de produit donnée. C’est le moment où l’idée commence à faire l’objet de discussions.

Lorsqu’elle atteint le point de fusion, elle franchit le gouffre de Moore : la fracture critique dans le cycle d’adoption d’un produit innovant. Ses premiers utilisateurs sont généralement des fans de nouveautés, à l’affût de toute innovation pour la tester. En revanche, le marché de masse ne franchit le cap que lorsque l’innovation a déjà été testée et validée par d’autres.

Dans la viralité des modes ou l’adoption des dernières innovations, une fois le fossé franchi, il existe un point critique (tipping point) où la contagion est déjà

très difficile à arrêter. Elle entre dans le mainstream ou le marché de masse et se transforme en mode : elle passe à l’état gazeux, se généralise, perd de sa densité, devient omniprésente… jusqu’à s’évaporer.

Ce processus est cyclique. De nombreuses innovations restent figées. D’autres ne se consolident jamais et ne circulent pas. Certaines s’évanouissent rapidement, presque aussitôt qu’elles apparaissent. Le désir et l’innovation, comme la matière, ont besoin de conditions pour se maintenir.

Qui décide de ce que nous désirons (et pour combien de temps)

Le Labubu a traversé toutes ces phases. Il a commencé comme une figure marginale (solide), est devenu tendance en touchant de nouveaux publics (liquide) et a atteint l’état gazeux en devenant viral à l’échelle mondiale.

Les labubus sont sur TikTok, ornent des sacs à main de luxe et font l’objet d’articles de presse. Ce qui était au départ un symbole de distinction est en train de devenir un brouhaha visuel. Un signe que le cycle touche à sa fin. Et qu’un autre est peut-être sur le point de commencer.

Mais les tendances ne changent pas d’elles-mêmes. Tout comme l’eau a besoin de changement de températures et de pressions pour se transformer, les modes répondent également à des stimuli externes. Dans ce cas : les marques, les algorithmes, les consommateurs et les influenceurs.

La température culturelle est générée par les campagnes, les lancements, le contenu visuel. La pression symbolique provient du désir collectif : la communauté qui reproduit les gestes, les fans qui recherchent l’objet, l’envie d’appartenir.

Et puis, il y a des forces motrices, comme les influenceurs, qui agitent le système de l’intérieur, validant certaines tendances et en écartant d’autres.

« Je suis comme ça »

Aujourd’hui, la visibilité ne dépend pas tant de ce que l’on est, mais du nombre de fois où l’on peut être partagé. C’est ainsi qu’émergent ce que j’appelle les micro-identités liquides : des façons rapides et flexibles de dire « Je suis comme ça » dans une culture où ce moi est mutable, partagé, esthétique et performatif.

Comme l’explique le sociologue britannique Anthony Giddens, dans la société actuelle, en modernité tardive, le moi devient un projet réflexif, construit à partir des images, des choix et des récits disponibles.

Et dans un monde qui, selon les termes du philosophe coréen et lauréat du prix Princesse des Asturies 2025 Byung-Chul Han, « récompense la visibilité et la performance constante », chaque tendance devient un masque provisoire. Un labubu n’est pas seulement un objet : il représente l’appartenance, l’affection partagée, voire un langage générationnel.

Dans cet écosystème volatile, nous sommes des corps flottant dans un fluide symbolique : nous nous poussons, nous nous heurtons, nous changeons de forme… au rythme du marché.

Du battage médiatique au vide : flotter, saturer, disparaître

Le format de la boîte surprise (« blind box ») ajoute également une dimension émotionnelle : nous n’achetons pas seulement un objet, mais aussi l’expérience même de désirer, d’espérer, de tenter sa chance. Dans une culture saturée de prédictions algorithmiques, le hasard introduit une touche de mystère. Pour le philosophe français Roland Barthes, la mode est un langage. Aujourd’hui, nous pourrions dire que ce langage s’exprime avant tout sur le plan émotionnel.

Les boîtes surprises ne permettent pas de voir ce qu’elles contiennent, ce qui ajoute de l’émotion à l’achat.
Sandra Bravo

Mais ce langage obéit également à des lois physiques. Le principe d’Archimède dit qu’un corps immergé dans un fluide déplace un volume équivalent. Il en va de même dans la mode : lorsqu’une tendance s’impose, une autre est évincée. Le marché symbolique n’est pas infini. Seul ce qui parvient à supplanter une autre esthétique peut flotter. En devenant populaires, les labubu ont remplacé les figures kawaii telles que Molly ou Sonny Angel.

Et comme tout gaz, la hype a tendance à se dissiper. La surexposition épuise le désir. Des copies apparaissent, le mystère disparaît, la saturation s’installe. Et alors, le cycle recommence : nouvelles versions, plus de pression, hausse de la température.

Le mystère de ce qui arrive (et disparaît)

Wang Ning, fondateur et directeur général de Pop Mart, a su lire le point de fusion exact de ces objets. En 2025, après avoir ajouté 20 milliards de dollars à sa fortune grâce à la viralité de Labubu, il est apparu dans les classements comme le 79e homme le plus riche du monde. Car comprendre le quand, plutôt que le quoi, reste le véritable pouvoir.

Ce modèle de « mode liquide » ne cherche pas à expliquer les caprices esthétiques, mais à révéler le processus par lequel une innovation naît, se développe et finit par disparaître. Car les tendances, même si elles semblent imprévisibles, ont aussi une structure. Elles ne flottent pas au hasard : elles changent d’état en fonction de la pression du désir collectif et de la température culturelle qui les entoure.

Le véritable défi pour les marques n’est pas de détecter la nouveauté, mais de savoir à quel stade du cycle elle se trouve. Est-elle encore solide et marginale, avec un risque élevé de disparaître sans avoir transcendé ? Est-elle déjà en phase liquide, gagnant en popularité ? Ou est-elle déjà gazeuse, omniprésente mais sur le point de s’évaporer ?

À quel stade du cycle nous trouvons-nous ? La fièvre des labubus a-t-elle déjà atteint son point de saturation et tend-elle à s’évaporer ?
Sandra Bravo

Pour les consommateurs, leur position sur cette courbe dépend du risque qu’ils sont prêts à prendre. Certains adoptent ce qui deviendra une mode avant même qu’elle ait un nom. D’autres attendent qu’elle soit sûre, validée, presque obligatoire. Et entre les deux, des millions de micro-identités apparaissent et disparaissent comme une flamme.

Le labubu ne fait pas exception. C’est un cas parfait : né comme une curiosité, il s’est répandu comme une tendance et a explosé comme une mode. Aujourd’hui, il flotte partout. Mais il se peut aussi que sa présence commence bientôt à se dissiper.

The Conversation

Sandra Bravo Durán ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Le labubu, la peluche virale qui explique comment naissent (et disparaissent) les tendances – https://theconversation.com/le-labubu-la-peluche-virale-qui-explique-comment-naissent-et-disparaissent-les-tendances-265448

Pourquoi tout le monde n’a pas le sens de l’orientation

Source: The Conversation – in French – By Atlas Thébault Guiochon, Ingénieur·e en neurosciences cognitives et Enseignant·e, Université Lumière Lyon 2

Certains se perdent plus facilement que d’autres. Samuele Errico Piccarini, Unsplash, CC BY-SA

Vous êtes plutôt du genre à vous repérer partout dès la première fois, ou à encore sortir le GPS après plusieurs années dans le même quartier ? Ah ! le fameux « sens de l’orientation » ! On entend souvent que les femmes en manqueraient, tandis que les hommes posséderaient « un GPS intégré ». Mais la réalité est beaucoup plus subtile… Alors, d’où vient ce « sens de l’orientation », et pourquoi diffère-t-il tant d’une personne à l’autre ?


Vous marchez dans la rue à la recherche de l’adresse que votre amie vous a donnée… mais qu’est-ce qui se passe dans votre cerveau à ce moment-là ? La navigation spatiale mobilise un véritable orchestre de nombreuses fonctions cognitives.

D’un côté, des processus dits de « haut niveau » : localiser son corps dans l’espace, se représenter mentalement un environnement, utiliser sa mémoire, planifier un itinéraire ou encore maintenir un objectif. De l’autre, des processus plus automatiques prennent le relais : avancer, ralentir, tourner… sans même y penser.

En réalité, le « sens de l’orientation » n’est pas une capacité unique, mais un ensemble de tâches coordonnées, réparties entre différentes zones du cerveau, qui travaillent de concert pour que vous arriviez à bon port.

Le cerveau cartographe

S’il existe bien une structure cérébrale particulièrement impliquée, c’est l’hippocampe. Cette structure jumelle, une par hémisphère, possède une forme allongée qui rappelle le poisson dont elle tire son nom.

deux vues du cerveau humain pour localiser l’hippocampe
L’hippocampe, en rouge.
Anatomography, via Wikipedia, CC BY-SA

Son rôle dans la navigation spatiale est souvent illustré par une étude devenue emblématique.

L’équipe de recherche s’intéressait à la plasticité cérébrale, cette capacité du cerveau à se réorganiser et à adapter ses connexions en fonction des apprentissages. Elle a alors remarqué que la partie postérieure de l’hippocampe des conducteurs et conductrices de taxi à Londres était plus développée que celle de personnes n’ayant pas à mémoriser le plan complexe de la ville et qui n’y naviguent pas au quotidien. Preuve, s’il en fallait, que notre cerveau s’adapte selon les expériences.

Le sens de l’orientation n’est pas inné

C’est une des questions qu’a voulu explorer Antoine Coutrot au sein d’une équipe internationale, en développant Sea Hero Quest, un jeu mobile conçu pour évaluer nos capacités de navigation. Le jeu a permis de collecter les données de plus de 2,5 millions de personnes à travers le monde, du jamais vu à cette échelle pour le domaine.

Les participant·e·s ne partageaient pas seulement leurs performances dans le jeu, mais fournissaient également des informations démographiques (âge, genre, niveau d’éducation, etc.), la ville dans laquelle iels avaient grandi, ou encore leurs habitudes de sommeil.

Alors, les hommes ont-ils vraiment « un GPS dans la tête » ? Pas tout à fait.

Les données révèlent bien une différence moyenne entre les sexes, mais cette différence est loin d’être universelle : elle varie en fonction du pays, et tend à disparaître dans ceux où l’égalité de genre est la plus forte. En Norvège ou en Finlande, l’écart est quasi nul, contrairement au Liban ou à l’Iran. Ce ne serait donc pas le sexe, mais les inégalités sociales et les stéréotypes culturels qui peuvent, à force, affecter la confiance des personnes en leur capacité à se repérer, et donc leurs performances réelles.

L’âge joue aussi un rôle : durant l’enfance, nous développons très tôt les compétences nécessaires à l’orientation et à la navigation spatiales. Après 60 ans, les capacités visuospatiales déclinent, tout comme le sens de l’orientation, qui repose, comme on l’a vu, sur de nombreuses fonctions cognitives.




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Proprioception et équilibre : notre « sixième sens » varie d’un individu à l’autre


… mais façonné par l’environnement

L’endroit dans lequel on grandit semble également impliqué. Celles et ceux qui ont grandi dans de petits villages sont souvent plus à l’aise dans de grands espaces. À l’inverse, les citadin·e·s, habitué·e·s à tout avoir à quelques pas, se repèrent mieux dans les environnements denses et complexes.

La forme même de la ville, et plus précisément son niveau d’organisation (que l’on appelle parfois « entropie »), influence également nos capacités d’orientation. Certaines villes très organisées, aux rues bien alignées, comme de nombreuses villes états-uniennes, présentent une entropie faible. D’autres, comme Paris, Prague ou Rome, plus « désorganisées » à première vue, possèdent une entropie plus élevée. Et ce sont justement les personnes ayant grandi dans ces villes à forte entropie qui semblent développer un meilleur sens de l’orientation.

Même l’âge auquel on apprend à conduire peut jouer. Les adolescent·e·s qui prennent le volant avant 18 ans semblent mieux se repérer que celles et ceux qui s’y mettent plus tard. Une exposition plus précoce à la navigation en autonomie sans aide extérieure (adulte, GPS…) pourrait donc renforcer ces compétences.

En somme, ce qu’on appelle le sens de l’orientation n’est pas prédéfini. Il se construit au fil des expériences, de l’environnement, et des apprentissages.

The Conversation

Atlas Thébault Guiochon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Pourquoi tout le monde n’a pas le sens de l’orientation – https://theconversation.com/pourquoi-tout-le-monde-na-pas-le-sens-de-lorientation-264629

Robert Laurent-Vibert, le patron humaniste de Pétrole Hahn

Source: The Conversation – France (in French) – By Danièle Henky, Maître de conférences habilité à diriger les recherches en langues et littérature française (9e section) émérite, Université de Strasbourg

«&nbsp;Pétrole Hahn, trésor des cheveux&nbsp;»&nbsp;: affiche publicitaire datant du début du XX<sup>e</sup>&nbsp;siècle. Archives municipales de Lyon

Robert Laurent-Vibert, l’un des dirigeants emblématiques de l’entreprise Pétrole Hahn, disparu prématurément il y a cent ans, était un patron atypique. En intellectuel lettré, il considérait que la culture générale est utile à l’homme d’affaires.


Érudit, chef d’entreprise de Pétrole Hahn, Robert Laurent-Vibert (1884-1925), dont l’œuvre fut couronnée par la restauration du château de Lourmarin en Provence, semble appartenir à une époque lointaine.

Couverture d’un livre consacré à Robert Laurent-Vibert
Lourmarin sera notre chef d’œuvre : Robert Laurent-Vibert un humaniste pour notre temps (2025), par Danièle Henky.
Livre Provence Alpes Côte d’Azur

Sa vie brève comme sa forte personnalité sont des modèles pour qui s’intéresse aux valeurs de l’humanisme en entreprise. Il a su discerner les différences entre travail intellectuel et travail d’affaires. Alors que le premier exige du temps, des recherches patientes et minutieuses, le second veut la rapidité dans l’étude et l’esprit de décision. Laurent-Vibert s’est ingénié à passer de l’un à l’autre domaine, grâce à son goût de l’action secondé par une belle capacité d’adaptation.

En humaniste, il accorde toute son attention à la qualité de vie de ses employés dont il améliore les conditions de travail et le quotidien. En philanthrope, il estime impérieux pour l’homme d’affaires de protéger la civilisation française par l’intermédiaire de ses artistes et de ses scientifiques, en leur procurant laboratoires, bibliothèques ou bourses d’études.

Orphelin devenu chef d’entreprise

Orphelin à l’âge de 10 ans, Robert est adopté par la famille lyonnaise Vibert, proche de ses parents biologiques, les Laurent. François Vibert, son père adoptif, devient, en 1901, propriétaire-fabricant en France du « pétrole pour les cheveux », inventé par Charles Hahn : le fameux « Pétrole Hahn » ! En 1885, ce pharmacien créé une lotion capillaire à base de pétrole, solution aujourd’hui contestée comme le souligne l’article de Ouest-France. En 1896, François Vibert lance sa fabrication en France. C’est ici que s’est joué le destin de Robert Laurent-Vibert.

L’enrichissement rapide de son père adoptif permet à Robert d’acquérir une excellente éducation à l’école Ozanam puis au Lycée Ampère, à Lyon, où Édouard Herriot, son professeur, le pousse vers des études littéraires. À l’École normale supérieure de la rue d’Ulm (Paris), le jeune homme entreprend des études d’histoire. Il réussit l’agrégation et entre à l’École française de Rome. Mais il ne peut poursuivre sa carrière de professeur et de chercheur, car son père, malade, l’appelle pour le seconder dans l’entreprise. Il finit par en devenir le directeur en 1912 et par jouer un rôle prépondérant dans le développement de celle-ci grâce à son recours à la publicité et à son management moderne.

Pionnier de la publicité

L’homme d’affaires a laissé des témoignages probants de son implication dans l’avenir des établissements Vibert, non seulement en tant que chef d’entreprise visionnaire, mais aussi par son humanisme. Devenu président du Syndicat de la parfumerie, s’inspirant des patrons avant-gardistes du XIXe siècle, il crée dans sa société un modèle social qui accorde à ses salariés congés payés et allocations familiales.

Pétrole Hahn lui doit également son statut de société anonyme. Après la Première Guerre mondiale, son succès est tel qu’on l’appelle au gouvernement pour devenir conseiller du Commerce extérieur. Dans les années 1920, le passage de la réclame à la publicité stimule les ventes. Un homme d’affaires aussi attentif et bien renseigné que Laurent-Vibert ne peut pas manquer de s’y intéresser. Il fait appel à des illustrateurs talentueux pour représenter, façon Art déco ou sur le modèle des affiches de cinéma, le précieux flacon et ses effets sur celles et ceux qui l’emploient pour leur bénéfice. Il fait ainsi la connaissance de Benjamin Rabier avec lequel il entreprend de moderniser la communication publicitaire des produits Pétrole Hahn.

Affiche d’une publicité pour Petrole Hahn
Supplément littéraire du magazine l’Illustration du 19 avril 1913.
Archives de Lyon

On vante les qualités du produit non seulement dans la presse et les magazines, mais aussi sur des cartons publicitaires, des chromos, des buvards, des cartes postales, des timbres, des calendriers, des puzzles, des enseignes lumineuses… Et, si, dès 1905, sous l’égide de François Vibert, Petrole Hahn se fait connaître en Grande-Bretagne et en Allemagne, de 1920 à 1924, la Grèce et le Canada, la Chine, l’Australie et l’Amérique du Sud l’adoptent à leur tour. Laurent-Vibert n’hésite pas à voyager lui-même dans toute l’Europe et jusqu’en Amérique, curieux des innovations de ce pays, pour commercialiser ses produits.

Première Guerre mondiale, de l’Europe à l’Orient

Retour sur sa vie personnelle. Pendant la Première Guerre mondiale, il fait preuve de qualités humaines remarquables : aptitude à évaluer les situations, à prendre des décisions, esprit d’initiative… Ne reculant pas devant le danger, il participe activement aux combats et se montre soucieux de préserver la vie de ses hommes. Il laisse de nombreux carnets de notes et de croquis qui en témoignent.

Remis de graves blessures, il est envoyé à Salonique de 1916 à 1918, où il crée une société pour favoriser les échanges commerciaux entre la France et la Macédoine. Il s’intègre au cercle des amis cultivés de Jules Lecoq, proviseur du lycée français, en anime les échanges culturels littéraires et archéologiques et fait la connaissance de nombreux intellectuels dont Henri Bosco. Parallèlement, il fonde la Revue franco-macédonienne en 1916, mensuel dont les articles sont rédigés par des officiers, sous-officiers et soldats de l’armée d’Orient.

Il reste toute sa vie attaché à l’Orient où il revient très souvent, rendant compte de ses voyages dans des récits attachants.

« Mission civilisatrice »

Idéaliste, passionnément patriote, il croit en la mission civilisatrice de son pays. Dès 1910, il insiste sur les facteurs économiques portant en germe les futurs conflits. Après la guerre, il est attentif aux dangers résultant de la complaisance de la France à l’égard de l’Allemagne. Il écrit en ce sens à son ancien maître Herriot pour l’alerter. Son intérêt pour l’histoire lui insuffle la conviction que celle-ci ne doit jamais être rejetée au profit d’une nouvelle ère qui s’ouvre, censée balayer les erreurs du passé.

Cette attitude prend corps dans la restauration du château de Lourmarin (Vaucluse), qu’il découvre dans un grand état d’abandon en 1920 lors d’une excursion. Il en fait l’acquisition dans le but d’en entamer la reconstruction et de créer une fondation dont la mission serait de devenir un centre d’art et de culture. Dans son travail de restauration, l’architecte Henri Pacon – à qui le chantier fut confié – sut exploiter les solutions techniques apportées par la modernité, tout en respectant les recherches historiques de Robert.

Le château de Lourmarin abrite aujourd’hui une fondation culturelle.
Wikimediacommons

Fréquenté par des visiteurs du monde entier, à la fois résidence d’artiste, lieu d’exposition, de concerts et de conférences, l’endroit est devenu aujourd’hui un lieu de visite incontournable du Lubéron, surnommé « la petite Villa Médicis de Provence ».

Source de réflexion

Tout au long de sa vie, Robert Laurent-Vibert publie des revues, écrit des pièces de théâtre et plus tard des livres de voyage. Il fréquente de nombreux érudits, a des relations proches avec l’éditeur Georges Crès ou le maître-imprimeur Maurice Audin dont il fréquente les ateliers et leurs machines, prétendant qu’il est nécessaire pour sa santé de respirer l’odeur de l’encre d’imprimerie.

Mu par la soif des connaissances, l’amour de la création, un attachement aux autres, et une détermination à transmettre savoir et découvertes, Robert Laurent-Vibert a déployé dans ses activités une énergie remarquable. Trop tôt disparu en 1925 dans un accident de la route, voyageur infatigable, lecteur, écrivain, collectionneur, il eut une vie aussi trépidante que riche. À la fois dirigeant d’entreprise talentueux et généreux humaniste, il reste aujourd’hui un exemple et une source de réflexion pour tous.

The Conversation

Danièle Henky ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Robert Laurent-Vibert, le patron humaniste de Pétrole Hahn – https://theconversation.com/robert-laurent-vibert-le-patron-humaniste-de-petrole-hahn-264710

Suprématie du dollar : les tarifs douaniers de Trump sur l’Inde pourraient la fragiliser

Source: The Conversation – France (in French) – By Sambit Bhattacharyya, Professor of Economics, University of Sussex Business School, University of Sussex

Au-delà de l’économie, la politique tarifaire de Donald Trump s’affirme comme un levier de diplomatie aux répercussions géopolitiques considérables. L’imposition de droits de douane de 50 % à l’Inde, alliée stratégique des États-Unis au sein du Quad, le dialogue quadrilatéral pour la sécurité, menace non seulement les échanges bilatéraux, mais risque aussi de rapprocher New Delhi de la Russie et de la Chine, de renforcer la cohésion des BRICS+ et de fragiliser la primauté du dollar sur la scène mondiale.


La politique tarifaire de Donald Trump semble être devenue autant un outil de politique étrangère qu’une stratégie économique. Mais la décision de l’administration d’imposer des droits de douane de 50 % à l’Inde, un allié clé des États-Unis dans le cadre du dialogue quadrilatéral pour la sécurité (surnommé en anglais, le Quad) – le groupe de coopération militaire et diplomatique informelle entre les États-Unis, l’Inde, le Japon et l’Australie – pourrait avoir des répercussions importantes, non seulement sur le commerce international, mais aussi sur la géopolitique mondiale.

La justification américaine de cette hausse des droits de douane est avant tout politique. La Maison Blanche affirme que l’Inde a tiré profit de l’achat et de la revente de pétrole russe, au mépris des sanctions imposées après l’invasion de l’Ukraine en 2022. Cela a aidé la Russie à surmonter les effets des sanctions et à continuer de financer sa guerre en Ukraine.

Il est évident que la politique tarifaire et les déclarations récentes de Washington et de New Delhi ont gravement détérioré une relation bilatérale encore naissante. À tel point que le premier ministre indien, Narendra Modi, a refusé de répondre aux appels téléphoniques de Trump. De son côté, Trump ne prévoit plus de se rendre en Inde pour le sommet du Quad prévu plus tard dans l’année.

Le premier ministre indien, Narendra Modi, a participé au sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) à Tianjin, en Chine, du 31 août au 1er septembre, en compagnie du président russe Vladimir Poutine. Les trois dirigeants ont été photographiés ensemble en pleine discussion cordiale et M. Modi a rencontré séparément MM. Xi et Poutine en marge du sommet, présenté comme une alternative à l’ordre hégémonique dominé par les États-Unis.

Il apparaît désormais évident que la hausse des droits de douane américains ne détournera pas l’Inde de ses achats de pétrole russe. Bien au contraire, Modi a confirmé la volonté de son pays non seulement de maintenir ces importations, mais aussi de les accroître.

Rien d’étonnant à cela : la posture de l’Inde à l’égard de la Russie, en tant qu’importateur net de pétrole brut, relève moins d’une ambition géopolitique d’envergure que d’une nécessité économique concrète, celle de maîtriser l’inflation.

Sur le plan énergétique, l’Inde reste très dépendante des importations, et sa population — majoritairement pauvre et vulnérable — a besoin de prix stables et abordables. Aucune pression venue des États-Unis ou de leurs alliés du G7 ne saurait modifier cette réalité économique fondamentale.

Le revers américain fait le jeu de Moscou

L’instauration des droits de douane américains risque de réduire les exportations indiennes de vêtements et de chaussures vers les États-Unis, les grandes marques occidentales se tournant vers des fournisseurs moins coûteux dans d’autres pays. Une telle dynamique se traduirait par une augmentation des prix pour les consommateurs américains.

Cependant, l’impact sur les fournisseurs indiens devrait rester limité, la demande mondiale en vêtements et chaussures demeurant très élevée. Ils pourraient aisément se tourner vers d’autres marchés.

Les pierres précieuses représentent un autre pilier des exportations indiennes, où le pays détient une position dominante à l’échelle mondiale. Les droits de douane américains ne devraient pas modifier sensiblement cette situation, l’Inde disposant de nombreux débouchés à l’exportation, bien que les États-Unis figurent parmi ses principaux clients.

Le renforcement des échanges commerciaux entre l’Inde et la Russie devrait favoriser de nouvelles opportunités d’investissements réciproques. Pour la Russie, la conjoncture économique pourrait globalement s’améliorer à la suite de ces droits de douane. L’Inde a d’ailleurs laissé entendre qu’elle augmenterait probablement ses importations de pétrole, tandis que la Russie profiterait d’achats de vêtements et de chaussures à prix compétitifs en provenance d’Inde, les fournisseurs indiens cherchant à rediriger leurs exportations vers de nouveaux débouchés.

Le renforcement des relations économiques avec l’Inde, qui ambitionne de porter les échanges bilatéraux à 100 milliards de dollars américains (92 milliards d’euros) d’ici 2030, offrira à la Russie un important marché alternatif à la Chine pour écouler ses produits. Elle y gagnera également un fournisseur majeur de biens de consommation, habituellement importés, contribuant ainsi à maintenir des prix abordables pour les ménages russes.

La fin de la primauté du dollar américain ?

L’Occident court le risque que, si les tensions tarifaires se traduisent par des sanctions financières plus strictes, les investissements indiens se détournent des États-Unis et des pays du G7 au profit de la Russie et de la Chine. Les investisseurs indiens sont actuellement très présents dans les secteurs de l’automobile, de la pharmacie, des technologies de l’information et des télécommunications en Occident, mais ces flux pourraient être redirigés vers d’autres marchés.

On observe de plus en plus de signes d’une cohésion renforcée, non seulement au sein de l’OCS, mais également au sein du groupe des BRICS+, qui regroupe un nombre croissant de nations commerçantes. Initialement composé des membres fondateurs – le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud – le groupe s’est récemment élargi pour inclure l’Égypte, l’Éthiopie, l’Iran, l’Indonésie et les Émirats arabes unis.

Ces économies en pleine croissance s’efforcent déjà de mettre en place des mécanismes techniques pour les investissements mutuels et les règlements commerciaux dans leurs monnaies locales plutôt qu’en dollars américains.

Les chocs commerciaux mondiaux provoqués par l’imposition de droits de douane par les États-Unis ont entraîné une baisse à court terme de la valeur du dollar américain. Si cette dépréciation reste modeste d’un point de vue historique, elle masque néanmoins un risque plus important à long terme.

Le problème ne concerne pas les transactions commerciales, qui ne constituent qu’une part marginale des opérations en dollars. Les risques à long terme résident plutôt dans une possible diminution du rôle du dollar dans la gestion d’actifs, l’investissement, les activités financières et les réserves internationales.

En particulier, le rôle quasi exclusif du dollar comme monnaie de réserve pour les pays du BRICS et du Sud est aujourd’hui menacé.

Toute politique susceptible de remettre en cause ce statut mettrait en danger la prospérité et la sécurité des États-Unis. Le problème, c’est que toute orientation financière ou commerciale rapprochant les principaux partenaires commerciaux américains de la Russie et de la Chine aurait précisément cet effet.

The Conversation

Sambit Bhattacharyya bénéficie d’un financement de UK Research and Innovation, du Conseil de recherche économique et sociale, du Conseil australien de la recherche et du Conseil européen de la recherche.

ref. Suprématie du dollar : les tarifs douaniers de Trump sur l’Inde pourraient la fragiliser – https://theconversation.com/suprematie-du-dollar-les-tarifs-douaniers-de-trump-sur-linde-pourraient-la-fragiliser-265338

Inégalités en Afrique : les causes et les moyens d’y mettre fin

Source: The Conversation – in French – By Imraan Valodia, Pro Vice-Chancellor, Climate, Sustainability and Inequality and Director, Southern Centre for Inequality Studies, University of the Witwatersrand

La relation entre inégalités et croissance économique est complexe, en particulier en Afrique. Les inégalités résultent d’une multitude de facteurs, notamment des choix politiques, de l’héritage institutionnel et des structures de pouvoir qui favorisent les élites. Le professeur Imraan Valodia, directeur du Southern Centre for Inequality Studies de Johannesburg, s’est entretenu avec Ernest Aryeetey, professeur émérite d’économie du développement à l’Institut de recherche statistique, sociale et économique de l’université du Ghana, au sujet de ces questions.


Quels choix politiques ont été faits par les gouvernements africains qui ont pu aggraver les inégalités ?

Tout d’abord, les politiques d’ajustement structurel. De nombreux pays africains les ont mises en œuvre à la fin du XXe siècle, souvent encouragés par les institutions financières internationales. Ces politiques comprenaient des réductions d’effectifs dans le secteur public, la suppression des subventions et la réduction des services sociaux. Elles ont touché de manière disproportionnée les pauvres en affaiblissant le rôle de l’État dans la redistribution des biens publics et en limitant l’accès aux services essentiels.

Ces programmes ont également accru les inégalités de revenus en privilégiant le libre marché au détriment de la protection sociale. Les efforts ultérieurs pour remédier aux conséquences de ces politiques ont souvent été trop modestes et trop tardifs.

Deuxièmement, les politiques fiscales et budgétaires. La plupart des systèmes fiscaux en Afrique reposent sur des impôts indirects (tels que la TVA ou les taxes à la consommation) plutôt que sur des impôts progressifs et directs sur le revenu et la fortune. En conséquence, les ménages les plus pauvres supportent souvent une charge fiscale relative plus lourde, tandis que les plus riches profitent d’exonérations ou d’évasion fiscale.

Au début des indépendances, la fiscalité a rarement contribué à la redistribution des richesses, et les efforts visant à taxer le secteur informel ont été minimes ou mal conçus. Ils n’ont pas permis de dégager des ressources significatives pour les dépenses sociales.

Troisièmement, les investissements dans l’éducation et la santé. Les choix politiques ont souvent perpétué les écarts d’accès entre les populations urbaines et rurales et entre les classes socio-économiques. Les investissements ont eu tendance à favoriser les villes et les groupes privilégiés, de sorte que tout le monde n’avait pas les mêmes chances. Ce « biais urbain » dans les dépenses publiques a renforcé les inégalités existantes. Les besoins des populations rurales sont restés insatisfaits.

Quatrièmement, la faiblesse de la protection sociale. Jusqu’à l’expansion de programmes plus complets dans les années 2000, de nombreux Africains sont restés pauvres et vulnérables, sans filet de sécurité adéquat.

Cinquièmement, les structures économiques favorisent les élites. Les gouvernements africains ont souvent maintenu, voire renforcé, des structures économiques qui concentrent la richesse et les opportunités entre les mains d’une minorité. Citons par exemple les politiques favorisant les industries extractives ou les secteurs des ressources contrôlés par des groupes ayant des liens politiques. Le régime foncier, les politiques commerciales et l’accès aux contrats et licences publics ont également souvent favorisé les puissants.

Sixièmement, une inclusion régionale et de genre limitée. Les premières politiques publiques répondaient rarement aux besoins des femmes, des jeunes, des zones rurales ou des régions marginalisées. L’exclusion de la propriété foncière ou des services financiers, et l’importance limitée accordée à la discrimination positive, ont renforcé les inégalités systémiques. Ce n’est que depuis quelques décennies que certains gouvernements ont commencé à combler ces lacunes, mais les progrès restent inégaux.

Ces choix sont-ils liés à la mainmise des élites sur les politiques publiques ?

Oui. Les groupes privilégiés ont souvent façonné ou manipulé les politiques publiques de manière à protéger leurs intérêts et à renforcer les inégalités.

Héritage colonial et postcolonial. Les politiques et les institutions mises en place pendant et après la période coloniale ont souvent attribué les ressources et le pouvoir à une élite restreinte, composée de colons, d’expatriés ou de collaborateurs locaux. Les élites actuelles ont hérité et maintenu bon nombre de ces structures. Elles contrôlent toujours la richesse, les terres et les opportunités commerciales.

Structure économique et contrôle des ressources. De nombreuses économies africaines restent axées sur les industries extractives et les matières premières telles que le pétrole et les minéraux. Les politiques relatives à l’extraction des ressources, au commerce et au régime foncier ont souvent favorisé les élites grâce à un accès préférentiel, des exonérations fiscales et des lacunes réglementaires.

Conception des politiques et choix budgétaires. La conception des systèmes fiscaux a généralement favorisé les impôts indirects (tels que la TVA). Ceux-ci n’ont pas d’incidence sur la richesse des élites. Les efforts visant à taxer les revenus élevés, la propriété ou les plus-values sont insuffisants ou facilement contournables.

Protection sociale et prestation de services. Les filets de sécurité et les services publics (tels que l’éducation de qualité, les soins de santé ou les infrastructures) ciblent souvent les travailleurs du secteur formel ou les résidents urbains (où résident les élites). A l’inverse, ils négligent le secteur informel, les populations rurales pauvres et les groupes marginalisés.

Clientélisme politique et gouvernance. Les ressources, les postes et les contrats de l’État sont attribués aux fidèles, aux membres de la famille ou aux réseaux ethniques/régionaux.

Quels ont été les trois principaux facteurs d’inégalité ?

Premièrement, les politiques fiscales régressives. Il s’agit notamment des impôts à large assiette telles que les taxes sur les transactions et la TVA. Ils absorbent une part plus importante des flux de trésorerie des personnes à faibles revenus. Les groupes plus aisés bénéficient d’exonérations ou de taux d’imposition faibles.

Deuxièmement, la privatisation et la libéralisation rapide du marché menées par l’élite. La vente des actifs de l’État ou l’ouverture de secteurs clés (énergie, télécommunications et transports) à des investisseurs ayant des liens politiques concentre les profits et le pouvoir des marchés. Les travailleurs informels et les petites entreprises se retrouvent avec des revenus réduits. Le clientélisme, la corruption et l’emprise politique maintiennent cette situation.

Troisièmement, le sous-investissement dans les services sociaux universels. Les coupes budgétaires dans les domaines de la santé, de l’éducation et de la protection sociale limitent la mobilité sociale des pauvres et maintiennent les écarts les régions et entre les sexes.

Enfin, la dépendance vis-à-vis des ressources et la structure économique globale. De nombreuses économies africaines se concentrent sur des industries telles que le pétrole, les minerais et les cultures commerciales. Celles-ci profitent aux élites politiques et économiques, mais ne diversifient pas les industries et ne créent pas d’emplois. Les bénéfices de la croissance profitent ainsi principalement aux personnes déjà privilégiées. La majorité des citoyens et des régions entières en sont exclues.

Quels sont les pays qui ont le mieux réussi à changer cette situation ?

Le Rwanda dispose d’une structure d’imposition progressive des revenus. Les transactions monétaires mobiles de faible valeur y sont exonérées d’impôt. Les services essentiels tels que l’électricité et l’eau restent largement publics, ce qui a réduit l’impact des impôts sur les pauvres.

Le Rwanda a également fait des efforts en faveur d’une gouvernance inclusive. Citons par exemple les quotas pour les femmes, les investissements dans la santé et l’éducation, et l’accent mis sur l’inclusion rurale.

Autre exmple: le Botswana a mené un programme de privatisation prudent. L’État conserve une participation majoritaire dans les secteurs des diamants, des télécommunications et des banques. Les recettes ont été affectées à l’éducation primaire universelle et à la santé.

Malgré sa dépendance vis-à-vis des diamants, ce pays parvient à affecter ses richesses naturelles à l’épargne nationale, aux infrastructures et aux services publics. Ceci tout en maintenant une qualité institutionnelle et une stabilité politique relativement élevées.

En Éthiopie, les réformes antérieures à 2020 ont étendu le rôle du secteur privé.

Auparavant, le pays s’était concentré sur des investissements publics massifs dans l’enseignement primaire, les services de vulgarisation sanitaire et les réseaux routiers ruraux. Dans le même temps, il a évité la privatisation à grande échelle des services publics de base. Cela a permis de limiter les disparités en matière de services sociaux.

En outre, l’Ethiopie a investi dans la croissance tirée par l’industrie manufacturière et les exportations. Cela a créé des emplois et progressivement affranchi l’économie de sa dépendance vis-à-vis des matières premières. Les inégalités y ont diminué par rapport à d’autres pays dépendants des ressources naturelles.

Les progrès technologiques ont-ils eu un impact différent sur les inégalités sur le continent ?

Absolument. La technologie a le potentiel de réduire les inégalités en élargissant l’accès aux marchés, aux services, à l’information et à l’inclusion financière. Mais dns certains pays les lacunes en matière d’infrastructures numériques, d’accessibilité financière et de compétences ont parfois conduit la technologie à renforcer, plutôt qu’à atténuer, les disparités dans les pays africains.

  • Fracture numérique et écarts entre zones urbaines et rurales. L’accès aux technologies numériques est très inégal sur le continent. Les zones rurales, les populations pauvres, les femmes et les groupes moins éduqués sont moins susceptibles d’utiliser Internet ou de bénéficier des services numériques. Cette fracture est beaucoup plus marquée en Afrique que dans les économies avancées, où l’adoption des technologies est quasi universelle. En conséquence, les nouvelles technologies profitent surtout aux groupes urbains, éduqués et à revenus élevés. Cela accentue les inégalités si ces évolutions ne s’accompagnent pas de politiques solides et inclusives.

  • Bond en avant du mobile, mais une inclusion inégale. Le passage rapide de l’Afrique à l’utilisation du téléphone mobile a souvent contourné les infrastructures de téléphonie fixe. Cela a permis à des millions de personnes d’accéder à l’inclusion financière et à de nouveaux marchés, comme M-Pesa au Kenya. Néanmoins, une grande partie du continent reste exclue en raison du coût, du manque d’électricité, des compétences numériques limitées et des barrières linguistiques.

  • Structure économique et chaînes de valeur mondiales. L’intégration limitée dans les chaînes de valeur mondiales et la petite taille du secteur des hautes technologies font que la plupart des emplois sur le continent restent informels et à faible productivité.

Pourquoi les effets diffèrent-ils ?

Tout d’abord, du fait d’une adoption tardive et inégale. La révolution industrielle et les progrès technologiques qui ont suivi sont arrivés tardivement et de manière inégale. L’héritage colonial et postcolonial a laissé l’Afrique à la traîne en matière d’éducation et d’infrastructures. Il a donc été plus difficile pour de larges segments de la population de bénéficier des nouvelles technologies.

La rareté des infrastructures oblige les sociétés à adopter directement des solutions mobiles, contournant ainsi le système bancaire traditionnel, mais les rendant également vulnérables aux chocs politiques.

Deuxièmement, les défaillances politiques et commerciales. Une réglementation inadéquate, une concurrence faible et le coût élevé des appareils et des données freinent la transformation numérique. Les services publics numériques, tels que l’administration en ligne et l’enseignement à distance, ne bénéficient qu’aux groupes déjà connectés. Et le manque de compétences numériques creuse encore davantage la fracture numérique sociale.

The Conversation

Imraan Valodia reçoit des financements de plusieurs fondations et institutions qui soutiennent la recherche universitaire indépendante.

ref. Inégalités en Afrique : les causes et les moyens d’y mettre fin – https://theconversation.com/inegalites-en-afrique-les-causes-et-les-moyens-dy-mettre-fin-265439

Les microagressions, un poids quotidien pour les femmes noires en situation de handicap

Source: The Conversation – in French – By Sibonokuhle Ndlovu, Lecturer, University of Johannesburg

« Tu parles bien anglais pour une personne noire. »

« Pourquoi les assiettes ne sont-elles pas lavées alors qu’il y a une femme dans cette maison ? »

« Je peux toucher tes cheveux ? »

Voici quelques microagressions courantes que vous avez peut-être déjà entendues, surtout si vous êtes une femme noire.

Les microagressions peuvent être projetées sur les personnes noires parce qu’on attend d’elles qu’elles parlent un anglais parfait alors que ce n’est même pas leur langue. Ou parce que leurs cheveux naturels semblent exotiques à quelqu’un d’une autre culture. Ou encore à cause de stéréotypes sexistes, comme l’idée que les femmes africaines ont forcément leur place dans la cuisine.

Que sont les microagressions ?

Les microagressions sont des commentaires ou des actions qui révèlent des préjugés à l’égard de personnes marginalisées ou d’un groupe de personnes opprimées. Elles peuvent être micro (mineures ou quotidiennes) et se manifester inconsciemment ou sans intention malveillante. Mais même ainsi, les microagressions sont blessantes et dévalorisantes pour les personnes qui en sont victimes.

Qu’est-ce que le validisme ou capacitisme ?

Alors, que sont les microagressions validistes ? Le validisme est une vision du monde dans laquelle la capacité et le fait d’être valide sont privilégiés par rapport au handicap.

Dire à une personne en fauteuil roulant : « Ah, tu pars en balade ? ». Ou lui parler lentement comme si elle ne pouvait pas comprendre ce que vous dites. Ou posséder un bureau non accessible en fauteuil roulant. Tout cela peut être considéré comme des microagressions capacitistes. Utiliser des termes liés au handicap hors contexte est capacitiste : « Vous devez être aveugle ». « Tu dois être aveugle », même si c’est adressé à une personne voyante. C’est un manque de sensibilité envers les personnes qui pourraient réellement avoir une déficience visuelle.

Les microagressions discriminatoires sont le fait de personnes valides qui ne comprennent pas la réalité de la vie avec un handicap. Parfois, elles ne veulent pas faire de mal ou pensent aider, par exemple en faisant pour les personnes en situation de handicap des choses que celles-ci peuvent en réalité faire elles-mêmes.

Mais ces gestes, même involontaires, créent un rapport de pouvoir inégal. Ils font sentir aux personnes en situation de handicap qu’elles sont inférieures, incapables ou moins intelligentes.

Les femmes noires handicapées

En tant que chercheuse spécialisée dans l’éducation inclusive et le handicap dans l’enseignement supérieur, mes recherches portent souvent sur le handicap et le genre. J’ai récemment publié un article qui passe en revue les études sur les microagressions capacitistes projetées sur les femmes noires handicapées en Afrique australe.

Cet article analyse l’impact de ces microagressions sur les femmes au Zimbabwe, en Afrique du Sud et en Eswatini. Ces trois pays partagent des valeurs culturelles, une identité et des croyances similaires en matière de genre, de race et de handicap. Et c’est dans l’intersection de ces trois dimensions que se situent les enjeux.

Dans ces cultures, les femmes sont en général respectées. Elles sont parfois appelées izimbokodo (« pierres à moudre »). On considère volontiers qu’« un foyer ne peut pas exister sans femme ». En Afrique du Sud, les droits humains ont aussi progressé au fil du temps. Pourtant, les microagressions validistes restent fréquentes. Elles touchent les femmes, et encore davantage les femmes noires en situation de handicap.

Cela a un effet négatif sur elles, en particulier lorsqu’il s’agit de faire des choix de vie individuels, de se marier et d’avoir des enfants, tout comme c’est le cas pour les femmes non handicapées.

Par exemple, dans certaines régions d’Afrique du Sud, lorsque des femmes handicapées apparaissent enceintes en public, beaucoup de gens supposent qu’elles ont été violées. Ils ne supposent pas qu’une femme handicapée ait pu avoir une vie sexuelle et elle est humiliée et traitée comme une personne inhabituelle. Il lui est alors encore plus difficile de bénéficier d’une égalité en matière de soins de santé et de statut social.

Pour les femmes africaines noires handicapées, l’impact des microagressions capacitistes est pire, car elles sont confrontées à une lutte intersectionnelle : elles subissent plusieurs formes de discrimination. Elles sont confrontées au racisme, au sexisme et au capacitisme, souvent simultanément.

Pourquoi l’ubuntu est-il important ?

La question que je pose dans mon étude est de savoir ce qui pourrait aider les femmes noires handicapées à se donner les moyens de déconstruire les microagressions capacitistes. La réponse se trouve dans le passé. Je soutiens que l’ubuntu est une arme précieuse contre cette forme de discrimination.

L’ubuntu est une philosophie africaine commune à la région, qui est comprise de différentes manières par différentes personnes. Mais elle peut être expliquée au mieux par le dicton isiZulu « umuntu ngumuntu ngabantu » (Nous sommes grâce à eux). Cela signifie qu’une personne n’existe que par les autres.

Dans une vision du monde fondée sur l’entraide et la coopération, chaque être humain au sein d’une communauté a de la valeur, indépendamment de son sexe, de sa race ou de ses capacités. L’ubuntu aide les gens à comprendre qu’ils dépendent les uns des autres. Ils ont besoin les uns des autres malgré leurs différences.

Dans de nombreuses sociétés africaines précoloniales, le handicap était considéré de manière positive. Un autre proverbe isiZulu dit : « Akusilima sindlebende kwaso ». Cela signifie que les personnes en situation de handicap sont acceptées et aimées dans leurs foyers.

Cependant, le colonialisme a changé tout cela. Les Africains ont été réduits à l’état de travailleurs pour les maîtres européens. Le colonialisme a normalisé les travailleurs valides et considéré les personnes handicapées comme inférieures. Cette idée a été renforcée par la morale coloniale, qui a façonné la pensée sociale dans la région.

Cette vision perdure encore aujourd’hui dans de nombreuses sociétés africaines modernes, comme l’ont montré les recherches. Les femmes noires en situation de handicap y sont souvent vues comme impuissantes. Cela fait d’elles des cibles faciles pour les microagressions validistes.

Un système de pensée comme l’ubuntu offrirait à ces femmes la possibilité de retrouver dignité et autonomie. Il leur donnerait les moyens de résister aux effets destructeurs des microagressions qu’elles subissent au quotidien.

The Conversation

Sibonokuhle Ndlovu bénéficie d’un financement du Conseil de recherche universitaire de l’Université de Johannesburg.

ref. Les microagressions, un poids quotidien pour les femmes noires en situation de handicap – https://theconversation.com/les-microagressions-un-poids-quotidien-pour-les-femmes-noires-en-situation-de-handicap-265237