Tests psychologiques : à quels outils se fier sur un marché pléthorique ?

Source: The Conversation – France in French (3) – By Katia Terriot, Maîtresse de conférences en psychologie, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)

Du milieu scolaire aux process de recrutement, en passant par les choix d’orientation, les tests psychologiques sont de plus en plus mobilisés, dans des situations décisives pour l’avenir des personnes concernées. Mais sont-ils toujours fiables ? Et à quelles sont les conditions d’une utilisation pertinente ?


À leur création au XIXe siècle, les tests psychologiques ont été utilisés principalement pour étudier le fonctionnement de l’intelligence. Avec la création de programmes centrés sur l’évaluation des personnalités à partir des années 1960, ils ont été largement diffusés dans les entreprises pour accompagner la gestion des ressources humaines et le recrutement.

Depuis les années 2000, ils sont de plus en plus mobilisés dans le champ de l’orientation également. Du test d’aptitudes pour un futur pilote de l’air au questionnaire de personnalité destiné à un manager, en passant par l’évaluation cognitive en milieu scolaire, ces outils interviennent chaque jour dans des situations décisives.

Utilisés à bon escient, ils peuvent éclairer et objectiver un choix ; mal choisis ou mal interprétés, ils risquent au contraire de l’orienter dans une mauvaise direction.

Une offre pléthorique

La diversité des tests psychologiques est impressionnante : tests d’aptitude pour surveillant pénitentiaire, questionnaire de personnalité pour managers, échelles de motivation pour élèves en difficulté… et, à l’autre extrémité du spectre, les quiz en ligne ou dans les magazines, parfois présentés comme « scientifiques » mais sans aucune base rigoureuse.

Certains tests psychologiques sont utilisés dans le monde entier, parfois à des milliers d’exemplaires chaque année. Leur popularité, le fait qu’ils aient été créés par une personnalité reconnue ou adoptés par de grandes entreprises ne garantit pourtant en rien leur qualité scientifique. Derrière une apparente simplicité et un succès commercial peuvent se cacher de fortes disparités de qualité. Or, un outil mal construit peut mener à des interprétations erronées et à des décisions inadaptées.

À quoi les tests servent-ils ?

Un test psychologique n’est pas qu’un simple questionnaire. C’est un instrument standardisé (c’est-à-dire prévu pour être utilisé dans des conditions contrôlées, toujours les mêmes), destiné à mesurer une dimension précise, comme le raisonnement, la mémoire, l’attention, la personnalité ou les intérêts professionnels. Par exemple, certaines épreuves de raisonnement sont utilisées depuis plus d’un siècle et ont été améliorées avec le temps. Elles permettent de manière fiable de prédire la capacité d’une personne à s’adapter à des situations nouvelles et complexes.

Utilisés de manière appropriée (c’est-à-dire adaptés à la situation et à la personne évaluée, utilisés par une personne compétente, respectant les règles de standardisation), ces outils ont une réelle valeur ajoutée. Ils permettent d’objectiver des observations (par exemple, pour confirmer ou pour infirmer un trouble d’apprentissage) ou d’aider à la prise de décisions d’orientation scolaire ou professionnelle, en éclairant les motivations, les intérêts ou les compétences des personnes, ou encore de suivre l’évolution d’une compétence ou d’une souffrance psychologique au fil du temps.

Si les tests peuvent jouer un rôle clé dans de nombreux contextes, encore faut-il qu’ils soient conçus avec rigueur. Dans l’idéal, la conception d’un test psychologique s’appuie sur plusieurs années de travail collectif entre chercheurs et praticiens, avec des phases d’expérimentation et une validation par les pairs. En pratique, beaucoup d’outils diffusés dans le monde du travail ou sur Internet échappent à ce cadre scientifique rigoureux, ce qui explique la grande diversité de qualité que l’on trouve sur le marché.

La démarche d’élaboration d’un test psychologique

Construire un test de qualité demande bien plus qu’une idée lumineuse. Le processus commence par un modèle théorique solide. Les tests d’intelligence actuels, par exemple, reposent souvent sur le modèle CHC (Cattell-Horn-Carroll), qui distingue différentes composantes cognitives. À partir de cette base, on élabore des items (par exemple, une question ou un problème à résoudre), que l’on soumet à un large échantillon de participants.

Les données ainsi recueillies font l’objet d’analyses statistiques sophistiquées : on vérifie que le test mesure bien ce qu’il prétend mesurer (validité), que les résultats sont stables et reproductibles (fidélité), et que chaque item contribue réellement à l’évaluation. Cette phase est suivie de l’étalonnage. Les résultats d’un échantillon représentatif de la population à laquelle s’adresse le test sont recueillis.




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À chaque utilisation, les résultats d’une personne pourront ainsi être comparés à une « norme » de référence. Enfin, toutes ces étapes doivent être documentées dans un manuel détaillé, où sont présentées les preuves scientifiques, les conditions d’utilisation et les limites de l’outil.

Reconnaître un test de qualité

Ainsi, la qualité d’un test se juge d’abord sur la solidité de sa documentation. Un manuel expose clairement ses fondements théoriques, sa méthode de construction, les résultats des analyses statistiques et les conditions précises de passation.

Les normes doivent avoir été établies sur un échantillon représentatif, reflétant la diversité de la population à laquelle le test est destiné. L’absence de ces éléments doit alerter. Un test dépourvu de manuel, dont les promesses se limitent à des slogans vagues comme « Révélez votre potentiel caché » ou qui se contente de vanter sa popularité sans présenter de données scientifiques fiables, doit être abordé avec prudence.

À titre d’exemple, un argument marketing mettrait en avant que « ce test est plébiscité par des milliers d’utilisateurs et recommandé par les plus grands coachs » alors que l’argument scientifique pourrait indiquer que « ce test a été validé sur 1 500 personnes représentatives de la population française ».

Cependant, même lorsqu’un test est élaboré de façon rigoureuse sur le plan scientifique, il reste nécessaire de garder un regard critique sur ses atouts et sur ses limites. Les données psychométriques doivent être examinées avec attention pour faire un choix éclairé. Car un test fiable mais mal choisi peut avoir des conséquences importantes sur la pratique professionnelle.

Par exemple, utiliser avec un enfant un outil dont l’étalonnage a été conçu à partir d’une population d’adolescents peut conduire à sous-estimer les capacités de l’enfant, avec un risque de l’orienter vers un dispositif de soutien inapproprié.

Une utilisation éthique et rigoureuse

Mais avoir un regard critique sur la qualité d’un test ne suffit toujours pas. Encore faut-il que son utilisation respecte des règles strictes. Même l’outil le plus solide sur le plan scientifique peut produire des conclusions erronées s’il est administré dans de mauvaises conditions ou interprété sans tenir compte du contexte. C’est là qu’interviennent les principes d’une utilisation éthique et rigoureuse.

Respecter les conditions standardisées de passation (temps, consignes, cotation, environnement) est indispensable. La confidentialité des résultats doit être assurée, et leur interprétation doit tenir compte du contexte, des observations qualitatives et d’autres sources d’information. Il est, en effet, indispensable, de rappeler qu’un test psychologique, même élaboré scientifiquement, n’est pas omniscient. Il ne peut à lui seul saisir toute la complexité d’une personne ni prédire son avenir.

Un résultat chiffré ne prend sens que replacé dans un ensemble plus large d’informations : observations cliniques, entretiens, éléments contextuels. Se fier uniquement à un score, c’est comme évaluer toute la personnalité de quelqu’un en ne lui posant qu’une seule question, par exemple : « Préférez-vous passer vos vacances à la plage ou à la montagne ? »

En France, l’usage de certains tests est réservé aux psychologues, parce que leur interprétation exige des compétences techniques et cliniques spécifiques. D’autres outils peuvent être utilisés par des non-psychologues, à condition de suivre une formation spécifique, généralement proposée par l’éditeur du test. Mais même dans ce cas, un usage hors cadre légal ou déontologique expose à des décisions inadaptées, potentiellement néfastes pour l’individu, ou discriminatoires.

Dans un marché pléthorique, savoir faire la différence entre des tests valides scientifiquement et d’autres plus douteux est devenu une compétence en soi. C’est l’objectif du MOOC Tout comprendre sur les tests en psychologie : usages, limites et bonnes pratiques) diffusé sur FUN MOOC. Il propose aux professionnels et au grand public de comprendre les principes de construction des tests, d’identifier les critères de qualité et de distinguer preuves scientifiques et arguments commerciaux.


Le MOOC Tout comprendre sur les tests en psychologie : usages, limites et bonnes pratiques, a été conçu par Jean-Luc Bernaud, Pascal Bessonneau, Richard Gucek, Lin Lhotellier, Even Loarer, Katia Terriot et Aline Vansoeterstede, membres de l’Institut national d’étude du travail et d’orientation professionnelle (Inétop) du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam).

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. Tests psychologiques : à quels outils se fier sur un marché pléthorique ? – https://theconversation.com/tests-psychologiques-a-quels-outils-se-fier-sur-un-marche-plethorique-264056

Retraites par répartition ou capitalisation : quels sont les risques ?

Source: The Conversation – France (in French) – By Anne Lavigne, Professeure de Sciences économiques, Université d’Orléans

Même si les débats sur la retraite ont été mis sur pause, ils reviendront sur le devant de la scène. Souvent, la retraite par répartition est présentée comme plus sûre que la retraite par capitalisation soumise aux aléas des marchés financiers. Qu’en est-il vraiment ? Existe-t-il vraiment un système plus sûr que l’autre ? ou chaque système a-t-il des risques propres ?


La retraite par capitalisation est un des serpents de mer des réformes des retraites. Dans ce domaine inflammable et hautement passionnel, les tenants et les opposants d’un système ou de l’autre avancent les avantages de leur système de prédilection et les dangers posés par la solution rivale.

Lors des dernières discussions, que le premier ministre d’alors avait nommées « conclave », la question d’une dose de capitalisation a été évoquée. Cette proposition a été rapidement remise sous la table, en même temps que le conclave entre les partenaires sociaux s’achevait sur un constat d’échec. Les pistes suggérées par son successeur Sébastien Lecornu sur la question des retraites n’incluent pas l’introduction d’une dose de capitalisation, tant la mesure compte de farouches opposants. Après avoir étudié la rentabilité des deux systèmes, nous proposons d’étudier les risques inhérents à la répartition et à la capitalisation.




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Le rapport entre cotisants et cotisés

Toutes choses égales par ailleurs (notamment si la productivité du travail est inchangée), l’augmentation du nombre de retraités par rapport au nombre de cotisants dégrade la situation financière d’un système en répartition. Cette augmentation peut avoir plusieurs origines :

  • l’allongement de l’espérance de vie qui est un choc démographique durable qui accroît le nombre de retraités (on parle de vieillissement « par le haut » de la population) ;

  • symétriquement, la baisse du taux de fécondité réduit le nombre des cotisants après quelques décennies (on parle de « vieillissement par le bas » de la population).

Gare au baby-boom !

D’autres chocs sont transitoires, par exemple le baby-boom d’après-guerre qui a entraîné une très forte augmentation des naissances pendant un temps limité, entre 1945 et 1970.

Les chocs durables peuvent être absorbés par des « modifications paramétriques » du système (modification du taux de cotisation, du taux de remplacement ou de l’âge de départ à la retraite) alors que les chocs transitoires, comme un baby-boom, peuvent être absorbés par une accumulation de réserves dans le système par répartition lorsque les boomers sont actifs, réserves qui seront utilisées lorsque les boomers arrivent à la retraite.

Dangereuse inflation

Du côté des risques économiques, le ralentissement des progrès de productivité du travail (et, a fortiori, la baisse de cette productivité) réduit le rendement de la répartition : un choc de productivité a un impact analogue à un choc démographique. L’inflation est un autre risque si les paramètres du système ne s’ajustent que partiellement, ou avec retard, sur l’évolution des prix. L’indexation concerne les pensions versées aux retraités, sujet qui fait actuellement débat en France.

Mais il concerne également l’indexation des salaires portés au compte des cotisants, ce qui est moins connu. Au régime général en effet, la pension est calculée sur la base du salaire moyen perçu au cours des 25 meilleures années de carrière. Or un salaire de 1 800 euros perçu en 2000 n’est pas équivalent à un salaire de 1 800 euros perçu en 2025, car l’inflation depuis 2000 a érodé le pouvoir d’achat des 1 800 euros gagnés en 2000. Il faut donc indexer les salaires perçus chaque année, et le choix a été fait d’une indexation sur les prix, pour rendre comparables, en termes de pouvoir d’achat, les différents salaires de carrière.

Sous-indexation rendue nécessaire

Si le gouvernement suit le dernier avis du Comité de suivi des retraites préconisant une sous-indexation partielle et temporaire des pensions des retraités à l’horizon de 2030, il exposera les retraités au risque d’inflation.

Enfin, parce que la répartition instaure une solidarité entre les générations sur la base d’une réciprocité indirecte entre des générations passées, présentes et futures, elle est exposée à un risque politique. Le principe sous-jacent à la répartition est le suivant pour un individu : « J’accepte de cotiser pour les générations qui m’ont précédé (les retraités actuels) parce que je sais, ou j’anticipe, que les générations futures feront de même pour moi. »

La confiance en la répartition est étroitement liée à la confiance que l’on accorde à l’État. Celle-ci repose, en dernier lieu, sur la capacité de ce dernier à mutualiser des risques de toutes natures : démographiques (taille et durée de vie des générations…), économiques (emploi, salaires, taux d’intérêt…) et politiques (guerres…).

Capitalisation : qui assume le risque à la fin des fins ?

La capitalisation est exposée aux fluctuations des marchés financiers, et notamment aux risques de baisse brutale des cours des actions. On pourrait objecter que les krachs boursiers sont des événements rares. Mais, encore une fois, pour un individu donné, si ce risque rare se réalise, c’est sa survie à la retraite qui est en jeu s’il finance sa couverture vieillesse par de l’épargne retraite placée en actions.

Pour autant, même l’existence de risques financiers (c’est-à-dire le risque de perdre une partie des sommes qu’on place en épargne retraite) ne suffit pas à disqualifier la capitalisation. En effet, des techniques financières existent pour se couvrir contre ces risques financiers. C’est notamment le cas des fonds de pension à prestations définies qui s’engagent à verser des prestations de retraite d’un montant prédéterminé, par exemple un pourcentage du dernier salaire d’activité, ou de la moyenne des salaires perçus pendant la vie active, quel que soit le rendement financier des sommes placées en bourse.

Bien évidemment, pour pouvoir garantir un taux de remplacement quelles que soient les fluctuations en bourse, il faut que quelqu’un assume le risque financier, c’est-à-dire recapitalise le fonds de pension en cas de pertes sur les marchés. Et ce quelqu’un, c’est l’employeur qui a créé le fonds de pension pour ses salariés.

Les facteurs démographiques

On lit parfois que la capitalisation, à la différence de la répartition, est protégée contre les risques démographiques. C’est inexact, sauf dans un cas très particulier où les machines seraient parfaitement substituables aux humains.

Imaginons, par exemple, une réduction durable de la fécondité, qui entraînerait moins de naissances, puis une vingtaine d’années plus tard, moins d’actifs. Dans ce cas, comme les travailleurs deviennent plus rares, les salaires augmentent. Et comme le stock de capital devient relativement plus abondant par rapport au nombre de travailleurs employés, son rendement baisse et la capitalisation devient moins rentable.

Idem pour l’augmentation de l’espérance de vie : qu’on soit en répartition ou en capitalisation, un allongement de l’espérance de vie implique qu’on prélève plus sur la richesse produite chaque année pour financer la retraite des retraités (sous la forme de cotisation ou d’épargne supplémentaire) pour un niveau de vie des retraités inchangé, ou qu’on réduise les retraites à effort de financement inchangé.

Capitalisation et épargne nette

Parmi les arguments avancés pour promouvoir l’essor des fonds de pension en France figurent la mobilisation nécessaire d’une épargne longue, d’une part, et la reconquête souhaitée du capital des entreprises françaises par des investisseurs institutionnels nationaux, d’autre part. S’il est vrai que, dans un système fonctionnant en répartition pure, les cotisations ne constituent pas une épargne, car elles sont redistribuées sous forme de pensions aux retraités contemporains, la capitalisation collective n’induit pas une épargne nette structurelle.

France Culture, 2025.

En effet, les cotisants d’un régime fonctionnant en capitalisation pure achètent des titres financiers, mais les retraités vendent les titres accumulés pendant leur vie active. La capitalisation n’engendre une épargne nette positive que si l’épargne des actifs est supérieure à la désépargne des retraités. L’épargne nette susceptible d’être dégagée par un développement des fonds de pension dépend du poids relatif des cotisants par rapport aux retraités, ainsi que des supports d’épargne alternatifs.

Du patriotisme économique

Reste l’argument du patriotisme économique. Alors que les investisseurs étrangers ne contrôlent qu’environ 17 % du capital des entreprises américaines en 2023, les non-résidents détiennent 40,3 % de la capitalisation boursière des sociétés françaises du CAC 40 fin 2022. Pour les tentants du système par capitalisation, celui-ci est un moyen de drainer l’épargne des ménages vers les entreprises françaises.

Mais rien n’est moins sûr. Au bout du compte, l’instauration de fonds de pension ne suffira pas à inciter les Français à investir dans des actions d’entreprises françaises : tout dépend du choix de l’allocation stratégique des affiliés représentés dans les conseils d’administration des fonds, entre actions et obligations, françaises ou étrangères, et donc, in fine, de leur attitude vis-à-vis du risque.

The Conversation

Anne Lavigne est membre du Conseil d’administration de l’Etablissement de retraite additionnelle de la fonction publique, en qualité de personnalité qualifiée. Cette fonction est assurée à titre bénévole.

ref. Retraites par répartition ou capitalisation : quels sont les risques ? – https://theconversation.com/retraites-par-repartition-ou-capitalisation-quels-sont-les-risques-263455

La génération des boomers a profondément changé la société… et continue de le faire

Source: The Conversation – in French – By Gérard Bouchard, Professeur émérite, Université du Québec à Chicoutimi (UQAC)

Les boomers sont à l’âge de la retraite, où ils profitent pleinement de la société des loisirs. Nés à une période faste, ils ont bénéficié toute leur vie de conditions gagnantes. (unsplash plus), CC BY-NC-ND

La génération des baby-boomers a profondément changé la société, et continue de le faire alors que les plus âgés d’entre eux deviennent octogénaires et les plus jeunes, sexagénaires. Ce phénomène coïncide avec une accélération du vieillissement de la population au Québec, au Canada et dans l’ensemble des sociétés occidentales.

À 81 ans, l’historien et sociologue Gérard Bouchard, professeur émérite à l’UQAC, s’identifie à la génération des boomers, même s’il la devance de quelques années. Comme tous les membres de ceux et celles que le professeur de littérature François Ricard a qualifié de « génération lyrique », il a été un participant enthousiaste de la Révolution tranquille, adoptant les nouvelles valeurs de liberté qui déferlaient sur l’Occident.

Il est aussi l’un de ses intellectuels les plus en vue, auteurs d’une trentaine d’ouvrages, récipiendaires de nombreux prix et distinctions, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la dynamique comparée des imaginaires collectifs, et co-directeur en 2007 de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles. Il y a élaboré son concept d’interculturalisme, une approche québécoise en matière d’intégration des nouveaux arrivants et des groupes minoritaires qui se différencie du multiculturalisme canadien.

Cette semaine, Gérard Bouchard publie un énième ouvrage, qu’il considère comme l’un de ses plus importants, Terre des humbles. « Le livre est sur mon établi depuis 50 ans », dit-il lors de notre rencontre à son bureau de l’UQAC, à Chicoutimi. Il s’agit d’une histoire des premiers habitants du Saguenay, celle des gens ordinaires, « pas juste de ses dirigeants ».




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Son prochain ouvrage portera quant à lui sur les boomers. Il traitera des différentes interprétations de la Révolution tranquille, de l’avant et de l’après Grande noirceur.

Gérard Bouchard travaille sept jours par semaine, « un peu moins le dimanche », et ne comprend pas les gens qui prennent leur retraite à 55 ans, alors qu’ils sont en pleine santé, avec des enfants devenus adultes. « Ils vont passer quarante années de leur vie à s’amuser ? C’est absurde. » Lui n’arrêtera jamais. « Je suis un chercheur, c’est ma passion, je suis incapable de penser que je pourrais arrêter. Je vais travailler jusqu’à la fin. »


Cet article fait partie de notre série La Révolution grise. La Conversation vous propose d’analyser sous toutes ses facettes l’impact du vieillissement de l’imposante cohorte des boomers sur notre société, qu’ils transforment depuis leur venue au monde. Manières de se loger, de travailler, de consommer la culture, de s’alimenter, de voyager, de se soigner, de vivre… découvrez avec nous les bouleversements en cours, et à venir.


La Conversation Canada : Le baby-boom qui a suivi la Deuxième Guerre mondiale a provoqué des secousses partout en Occident, dont au Québec. La société a dû s’ajuster à leur arrivée massive. Quels étaient les principaux défis au Québec ?

Gérard Bouchard : Sans aucun doute la démocratisation de l’éducation. Les Canadiens français accusaient un important retard. La plupart des enfants quittaient l’école à partir de 12 et 13 ans. Or, les attentes vis-à-vis de l’instruction se sont faites plus importantes dès les années cinquante. Les parents des classes moyennes et pauvres voyaient bien que ceux qui avaient une belle vie, les notables, les avocats, les notaires et les médecins, étaient des gens instruits. L’idée que « qui s’instruit s’enrichit » a été formulée dans les années 60, mais elle était présente bien avant. Il fallait instruire cette génération.

LCC : On a donc construit des écoles secondaires, le réseau des cégeps, celui des universités du Québec…

G.B. : Oui, car il y avait urgence. Et pour cela, il fallait d’abord se défaire de l’autoritarisme considérable de l’Église, sa censure, sa guerre contre les intellos. L’Église s’opposait à l’instruction obligatoire jusqu’à 14 ans. L’arrivée du premier ministre Jean Lesage, en 1960, a changé les choses. Lui-même n’était pas porteur du changement. Il était contre la nationalisation de l’électricité, la laïcisation, la création de la Caisse de dépôt… Il a fallu le convaincre. Ce qu’il a fait de mieux, c’est de s’entourer de gens très brillants et très intègres [NDLR notamment René Lévesque et Jacques Parizeau], qui ont créé un État moderne, avec moins de corruption, d’arbitraire, d’amateurisme dans la manière de gouverner.

Une bourgeoisie francophone a pris son essor, on a créé des entreprises, une classe de technocrates. C’était la Révolution tranquille. Elle s’est déployée dans les années soixante, mais ses idées circulaient depuis quelques décennies, notamment avec l’intellectuel André Laurendeau, le plus important de sa génération.

L’école est devenue obligatoire jusqu’à 16 ans et on a créé le tout nouveau réseau de l’Université du Québec, avec ses dix antennes. Il fallait des professeurs. On a embauché des gens qui n’avaient parfois que de simples maîtrises. On les formait, on payait leurs études et leurs salaires jusqu’au doctorat. On n’avait pas le choix. Il fallait pourvoir les postes pour former les cohortes qui venaient. Mais on s’est arrêté une fois les besoins remplis. Les générations suivantes ont donc frappé un mur…

LCC : Quel a été l’impact de la Révolution tranquille sur cette génération devenue adulte ?

G.B. : Les boomers n’ont pas fait la Révolution tranquille, ils en ont bénéficié et ils ont participé activement et avec beaucoup d’enthousiasme à sa mise en place. J’avais 20 ans en 1963. À 25 ans j’étais un militant, partisan des nouvelles valeurs de liberté, de l’indépendance du Québec. Cette génération a assimilé profondément ces nouvelles valeurs et en a fait les siennes. Les boomers sont donc associés à de grands changements sociaux, à l’émergence d’une société de consommation, où le travail n’était plus l’absolu sanctifié, à un monde de liberté.

LCC : Le party s’est terminé cependant…

G.B. : Oui, dès 1973, l’Occident a connu le premier choc pétrolier, la fin de l’expansion économique, l’inflation. Les États étaient endettés. Les boomers n’en ont pas tant souffert. Ils étaient établis dans leur vie. Par ailleurs, avec la Révolution tranquille, le Québec s’est doté de vastes politiques sociales qui sont restées en vigueur.


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Mais l’idée qu’un bon diplôme équivalait à un bon emploi ne fonctionnait plus. Ce qui a fait que la génération qui a suivi, les X, s’est sentie traitée injustement. La musique s’était arrêtée. Il n’y avait plus de chaises pour eux. Les X ont cherché des coupables et blâmé les boomers de s’être empiffrés, d’avoir été narcissiques. On comprend cette réaction émotive.

Ils ont eu raison d’être fâchés. L’évolution de notre société leur a causé beaucoup de tort.

Mais les boomers n’y étaient pour rien. La crise économique était à l’échelle de l’Occident. Il y a eu rupture dans la mobilité sociale. Cela dit, le Québec a su résister aux effets du néo-libéralisme qui a déferlé à partir des années 80. Il n’a pas coupé dans ses politiques sociales. Le filet s’est même étendu.

LCC : Les premiers boomers auront bientôt 80 ans, et seront suivis par une vaste cohorte. Comment vivent-ils leur vieillesse ?

G.B. : Ils ont de bons fonds de pension universelle. Ils ont des moyens, dépensent, s’amusent, sont heureux… jusqu’à ce qu’ils soient malades. Et lorsque c’est le cas, l’État s’en occupe. À l’image de leur vie, leur couloir est tracé. Ils sont sur la voie de sortie, et c’est une voie convenable, qui est le propre d’une société civilisée.

Évidemment, il y a des inégalités, notamment dans les fonds de pension individuels. Tous ne participent pas au même banquet. Mais la société leur permet de vivre une vie convenable. La manière dont on traite les personnes âgées, c’est quelque chose qu’on fait de bien.

La Conversation Canada

Gérard Bouchard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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Le conflit chez Air Canada pourrait marquer un tournant pour les normes de travail dans l’aviation

Source: The Conversation – in French – By Isabelle Dostaler, Vice-rectrice aux études et à la recherche, Université de l’Ontario français

Le récent conflit de travail entre Air Canada et ses agentes et agents de bord a mis en lumière une injustice persistante de l’industrie aérienne : le personnel de cabine n’est payé que lorsque les avions sont en mouvement, une pratique qui perdure depuis plus de 50 ans dans le monde du transport aérien.

Le 14 août, Air Canada a commencé à annuler des vols en prévision d’une grève potentielle afin de permettre un arrêt « ordonné » des opérations. La grève a débuté le 16 août, mais moins de 12 heures plus tard, le gouvernement fédéral tentait d’imposer un arbitrage exécutoire entre la compagnie aérienne et le syndicat.

Le syndicat a défié l’ordre du gouvernement de reprendre le travail — un ordre qui n’a jamais été ratifié par la cour — jusqu’à ce qu’une entente de principe soit conclue au petit matin, le 19 août.

Les enjeux étaient importants pendant le conflit, et il est probable que syndicats et transporteurs du monde entier l’ont suivi de près. Le trafic passager est revenu à ses niveaux d’avant la pandémie, mais les marges bénéficiaires restent minces. Des prix du carburant stables procurent un certain allègement des pressions financières, mais l’incertitude économique et géopolitique incitent les transporteurs à la prudence à l’égard d’une hausse des coûts de main-d’œuvre.

Le syndicat voyait bien sûr les choses autrement. Pour lui, le conflit était une tentative d’ouvrir une brèche et de faire en sorte que la rémunération du travail au sol devienne la nouvelle norme dans l’industrie.




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Pourquoi cette injustice a-t-elle perduré ?

La persistance du temps au sol non rémunéré dans l’industrie de l’aviation peut s’expliquer par la théorie de l’isomorphisme institutionnel, un concept introduit par les sociologues Paul DiMaggio et Walter Powell en 1983.

Alors que les théoriciens des organisations s’étaient traditionnellement intéressés à la diversité des structures et des stratégies organisationnelles, DiMaggio et Powell ont soutenu qu’avec le temps, les organisations d’un même secteur tendent à se ressembler et à se comporter de la même façon.

L’isomorphisme institutionnel aide à comprendre pourquoi les acteurs de l’industrie aérienne se conforment aux pratiques établies, même lorsque le changement serait justifié sur le plan commercial. Bien que l’on ait tendance à penser que la performance de l’entreprise est l’objectif premier des gestionnaires, en réalité, la recherche de légitimité est un moteur essentiel de leur comportement.

Ainsi, alors qu’offrir de meilleurs salaires pour attirer du personnel dans une industrie encore touchée par une pénurie de main-d’œuvre peut sembler une décision rationnelle, la réticence à agir différemment des autres entreprises du même secteur peut l’emporter sur cette logique.

Les forces qui maintiennent le non-paiement du temps au sol

DiMaggio et Powell ont défini trois types d’isomorphisme institutionnel : coercitif, mimétique et normatif. L’isomorphisme coercitif renvoie aux pressions exercées sur les organisations par des contraintes formelles et informelles d’un secteur donné. Ces contraintes sont particulièrement marquées dans le transport aérien, qui est fortement réglementé afin d’assurer la sécurité des passagers.

Dans ce cadre réglementaire, le « temps de vol » — soit la période pendant laquelle un aéronef est dans les airs, du décollage à l’atterrissage — est devenu une mesure standard de l’industrie. Les autorités aéronautiques et organismes sectoriels tels l’Association du transport aérien international, l’Organisation de l’aviation civile internationale et l’Agence de l’Union européenne pour la sécurité aérienne en ont renforcé l’usage en l’intégrant dans les normes de sécurité, les pratiques organisationnelles et les cadres réglementaires auxquels les compagnies aériennes et les régulateurs nationaux doivent se conformer.

La persistance du concept de temps de vol s’explique également par l’isomorphisme mimétique. Il se manifeste lorsque les organisations imitent les pratiques des autres. Dans le cas de l’aviation, reproduire des pratiques historiques comme les structures salariales a permis aux compagnies aériennes de composer avec l’incertitude d’un secteur devenu hautement cyclique depuis la dérèglementation amorcée aux États-Unis en 1978.

Enfin, l’isomorphisme normatif, sans doute le plus intéressant, renvoie à l’influence des institutions d’enseignement et des réseaux professionnels sur le comportement organisationnel.

Il découle de la professionnalisation du travail, selon DiMaggio et Powell. Infirmières et infirmiers, médecins, ingénieures et ingénieurs, comptables, pilotes, agentes et agents de bord s’identifient à leur profession au moins autant, sinon plus, qu’à l’entreprise où elles et ils travaillent.

Le transport aérien était un domaine prestigieux à ses débuts, ce qui a pu contribuer à la croyance que seul le travail en vol constituait du « vrai travail ». En un sens, le personnel de cabine lui-même a peut-être, sans le vouloir, aidé au renforcement de cette norme.




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Dans la période post-pandémique, où les retards ont été fréquents en raison de la pénurie de main-d’œuvre chez les mécaniciens, les contrôleurs aériens et les pilotes, l’injustice de ne pas rémunérer les agentes et les agents de bord pour le travail accompli au sol est devenue plus visible.

Une victoire syndicale sur ce front pourrait créer un effet boule de neige, transformant le temps au sol non rémunéré en une pratique jugée illégitime dans l’industrie.

Reste à savoir si ce conflit très médiatisé entraînera un véritable changement de paradigme et fera du paiement du temps au sol la nouvelle norme de l’industrie aérienne. Il semble toutefois probable qu’après avoir appuyé les agentes et les agents de bord malgré les désagréments et perturbations causés par la grève, le public voyageur verrait d’un bon œil un changement institutionnel aussi profond.

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Isabelle Dostaler ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Le conflit chez Air Canada pourrait marquer un tournant pour les normes de travail dans l’aviation – https://theconversation.com/le-conflit-chez-air-canada-pourrait-marquer-un-tournant-pour-les-normes-de-travail-dans-laviation-264853

Les États-Unis de l’après-Charlie Kirk, ou l’apogée de la polarisation affective

Source: The Conversation – in French – By Frédérique Sandretto, Adjunct assistant professor, Sciences Po

Dans le débat démocratique, il est normal que les tenants de positions politiques différentes expriment leurs divergences avec une certaine virulence. Mais les États-Unis ont dépassé ce stade depuis longtemps. Le pays est en proie à une profonde « polarisation affective », c’est-à-dire que les deux grands camps politiques se considèrent non plus comme des adversaires qui méritent le respect, mais comme des ennemis. Charlie Kirk, qui avait de son vivant largement participé à ce processus, a été la victime de ce contexte délétère – un contexte que l’instrumentalisation de son assassinat par Donald Trump et ses partisans dégrade chaque jour un peu plus.


Le 10 septembre 2025, Charlie Kirk, activiste conservateur et fondateur de l’organisation Turning Point USA, est mort assassiné alors qu’il s’exprimait lors d’un débat en plein air à l’Université de l’Utah Valley.

Cette disparition brutale ne saurait être interprétée uniquement comme un fait divers tragique. Elle s’inscrit dans un moment politique particulier où chaque acte violent est immédiatement instrumentalisé et réinscrit dans une guerre culturelle qui structure l’espace public américain et le polarise davantage.

Dès les premières heures, Donald Trump a publiquement accusé ce qu’il appelle « la gauche radicale » d’avoir créé un climat de haine propice à ce type de passage à l’acte.

Cette assertion a été reprise par le vice-président J. D. Vance qui a dénoncé, lors de l’émission The Charlie Kirk Show jusqu’ici animée par le défunt et dont il a exceptionnellement pris les rênes cinq jours après l’assassinat, « l’extrémisme de gauche incroyablement destructeur qui s’est développé au cours des dernières années et qui […] fait partie de la raison pour laquelle Charlie a été tué », soulignant que l’unité nationale est impossible avec ceux qui célèbrent le meurtre et appelant à la dénonciation de tels comportements. Vance a également promis qu’une répression sévère serait mise en œuvre contre les organisations de gauche qu’il considère comme « responsables de la violence politique ».

Ces mots ne sont pas anodins : ils condensent une manière de lire l’événement qui ne cherche pas à l’expliquer par des causes individuelles, mais à le transformer en preuve supplémentaire de la menace existentielle que représenterait le camp opposé. En ce sens, l’assassinat de Kirk devient le miroir d’une société qui ne se contente plus de débattre, mais qui pense et vit la politique en termes de survie collective.

La polarisation des réactions – expressions d’un deuil traumatisant, de nombreux rassemblements ayant été organisés partout dans le pays ; accusations mutuelles ; mais aussi appels à la vengeance – laisse présager une escalade dangereuse et une exacerbation de la polarisation politique américaine.

Qu’est-ce que la polarisation en politique ?

La polarisation se définit comme un durcissement et un éloignement croissant des positions entre deux camps opposés. Ce terme s’impose dans le vocabulaire politologique dans les années 1960 et 1970 à un moment où l’on commence à mesurer plus finement les comportements électoraux et à analyser la cohésion idéologique des partis. Mais c’est véritablement à partir des travaux de Keith Poole et Howard Rosenthal (1984), puis de Nolan McCarty (2019), que la notion devient un concept central.

Selon McCarty, la distance idéologique entre républicains et démocrates n’a cessé de croître depuis les années 1980, au point de créer deux blocs quasiment étanches. Elle s’est progressivement installée depuis plusieurs décennies, alimentée par l’évolution des partis politiques, la transformation du paysage médiatique et l’émergence de clivages culturels et sociétaux devenus inconciliables.

Du fait de ce processus de polarisation, la distinction entre les deux grands partis et leurs sympathisants respectifs ne se limite plus à des divergences programmatiques. Des identités antagonistes ont été façonnées, si bien que le camp adverse n’est plus seulement perçu comme un rival politique mais comme une menace existentielle.

Vers une polarisation affective

La polarisation idéologique ou politique n’est pas en soi catastrophique : des désaccords profonds peuvent exister sans détruire la démocratie. Ce qui est dangereux, c’est la polarisation affective, celle qui transforme l’adversaire en ennemi existentiel. Cette dernière nourrit la peur, le ressentiment et la haine, au point que l’on en vient à justifier, voire à applaudir, la souffrance de l’autre côté de l’échiquier politique.

Le terme de polarisation affective a été introduit par le politologue Shanto Iyengar au début des années 2010. Il désigne l’hostilité et l’antipathie ressenties envers les membres du parti opposé, indépendamment des divergences idéologiques relatives aux politiques publiques. S’inspirant de la théorie de l’identité sociale – qui postule notamment que la seule division d’un groupe initial en deux groupes distincts entraîne, au sein de chacun des deux groupes ainsi constitués, une hostilité à l’encontre de l’autre groupe –, Iyengar montre que l’affiliation partisane fonctionne comme un marqueur social générant des émotions négatives envers l’autre camp et des sentiments positifs envers le sien.

Cette polarisation influence les comportements sociaux, les relations interpersonnelles et la perception de menace politique. La polarisation affective explique pourquoi des électeurs proches idéologiquement peuvent néanmoins éprouver de la méfiance et du rejet envers l’autre parti. Elle ne se limite pas aux désaccords politiques, mais traduit une dimension émotionnelle et identitaire des divisions.

L’attentat contre Charlie Kirk est donc à la fois un symptôme – il apparaît que son assassin, Tyler Robinson, l’a pris pour cible par détestation pour ses idées et pour l’impact négatif que celles-ci avaient sur la société – et un accélérateur de cette dynamique.

La grande majorité des Américains n’a pas perçu la mort violente de l’activiste conservateur seulement comme la disparition d’un individu, mais comme une attaque dirigée contre tout un courant idéologique. L’émotion qu’elle a suscitée a immédiatement été récupérée par les discours partisans. Dans les heures qui ont suivi, les réseaux sociaux et les médias se sont enflammés, les uns accusant la gauche radicale d’avoir alimenté un climat propice à cette violence, les autres dénonçant au contraire l’exploitation de la tragédie à des fins politiques. Cet enchaînement montre à quel point la société américaine est enfermée dans une logique où chaque événement, aussi tragique soit-il, devient un nouvel argument dans une guerre de récits.

L’événement comme surcodage politique

Ce qui frappe également avec l’assassinat de Charlie Kirk, c’est la rapidité avec laquelle l’événement a immédiatement été surcodé politiquement. La mort de Kirk n’est pas d’abord racontée comme l’aboutissement du parcours criminel individuel de Tyler Robinson, mais comme une pièce supplémentaire dans une chaîne narrative de confrontation entre deux Amériques irréconciliables.

C’est précisément ce qui rend cet épisode fécond pour la réflexion académique : il nous invite à analyser la polarisation non seulement comme un état objectif de divergence politique, mais comme un processus performatif, alimenté par des discours, des symboles et des récits. La polarisation ne se constate pas seulement dans les sondages ou dans la distance programmatique entre élus ; elle se manifeste dans la manière dont chaque fait social ou chaque drame est saisi, déformé et redéployé dans une logique de combat partisan.

L’assassinat de Charlie Kirk est une tragédie individuelle qui révèle une tragédie collective. Il montre à quel point la société américaine est fracturée, à quel point chaque événement est interprété à travers le prisme de la polarisation affective. Mais il montre aussi la puissance performative des récits : ce ne sont pas seulement les balles qui tuent, ce sont aussi les mots qui prolongent l’acte et attisent la haine. La polarisation affective américaine, ce n’est pas un simple état de fait : c’est une dynamique, une spirale, une machine à produire de l’hostilité.

Pour la briser, il faudrait peut-être repenser les institutions, réinventer les récits et reconstruire la confiance. Sans cela, chaque nouvelle tragédie ne fera qu’ajouter une pierre au mur de la division.

The Conversation

Frédérique Sandretto ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Les États-Unis de l’après-Charlie Kirk, ou l’apogée de la polarisation affective – https://theconversation.com/les-etats-unis-de-lapres-charlie-kirk-ou-lapogee-de-la-polarisation-affective-265613

Ce qu’avoir un chat fait à votre cerveau (et au sien)

Source: The Conversation – in French – By Laura Elin Pigott, Senior Lecturer in Neurosciences and Neurorehabilitation, Course Leader in the College of Health and Life Sciences, London South Bank University

L’ocytocine, surnommée l’” hormone de l’amour », envahit-elle les cerveaux du chat et de l’humain ? Zhenny-zhenny/Shutterstock

Caresser un chat, l’entendre ronronner n’a rien d’anodin : derrière ces instants se cache une réaction chimique qui renforce la confiance et diminue le stress, autant chez l’humain que chez l’animal.

Les chats ont beau avoir la réputation d’être indépendants, des recherches récentes suggèrent que nous partageons avec eux un lien unique, alimenté par la chimie du cerveau.

Au cœur du processus se trouve l’ocytocine, fréquemment désignée comme l’« hormone de l’amour ». Cette même substance neurochimique est libérée lorsqu’une mère berce son bébé ou lorsque des amis s’étreignent ; elle a un effet bénéfique sur la confiance et l’affection. Et aujourd’hui, des recherches indiquent qu’elle joue également un rôle important dans la relation entre les chats et les humains.

L’ocytocine est au cœur des liens sociaux, c’est-à-dire de la capacité d’entrer en contact avec les autres et de leur faire confiance, ainsi que de la régulation du stress, et ce tant chez les animaux que chez les humains. Une expérience menée en 2005 a montré qu’elle rendait des volontaires humains nettement plus enclins à faire confiance aux autres dans des opérations boursières fictives.

Cette hormone a aussi des effets apaisants, chez les humains comme chez les animaux : elle réduit le cortisol, l’hormone du stress, et active le système nerveux parasympathique — celui du repos et de la digestion — pour aider le corps à se détendre.

Les scientifiques savent depuis longtemps que les interactions amicales entre les chiens et leurs propriétaires déclenchent la libération d’ocytocine, créant une véritable boucle de rétroaction affective. Mais chez les chats, ce phénomène restait moins étudié.

Moins démonstratifs que les chiens, les chats expriment leur affection de façon plus subtile. Pourtant, leurs propriétaires décrivent souvent les mêmes bénéfices : chaleur, réconfort, baisse du stress. Les recherches confirment peu à peu ces témoignages. Ainsi des chercheurs japonais ont montré en 2021 que de brèves séances de caresses avec un chat augmentaient le taux d’ocytocine chez de nombreux propriétaires.

Dans le cadre de cette étude, des femmes passaient quelques minutes à interagir avec leur chat pendant que les scientifiques mesuraient leurs niveaux hormonaux. Résultat : le contact amical (caresser, parler doucement) entraînait une hausse d’ocytocine dans la salive.

Beaucoup trouvent apaisant de caresser un chat qui ronronne, et ce n’est pas qu’une question de douceur du pelage. Le simple fait de caresser un chat — ou même d’entendre son ronronnement — stimule la production de cette hormone dans le cerveau. Une étude de 2002 a montré que ce pic d’ocytocine, déclenché par le contact, contribue à réduire le cortisol, ce qui peut ensuite faire baisser la tension artérielle, et même la douleur.

Homme tenant un chat gris sur ses genoux
Se blottir contre un chat peut aider à réduire le cortisol, l’hormone du stress.
Vershinin89/Shutterstock

Quand l’ocytocine circule-t-elle entre les chats et les humains ?

Les chercheurs commencent à identifier les moments précis qui déclenchent cette hormone de l’attachement dans la relation humain-chat. Le contact physique doux semble être le facteur principal.

Une étude publiée en février 2025 montre que lorsque les propriétaires caressent, câlinent ou bercent leurs chats de manière détendue, leur taux d’ocytocine a tendance à augmenter, tout comme celui des félins, à condition cependant que l’interaction ne soit pas forcée.

Les chercheurs ont surveillé le taux d’ocytocine chez les chats pendant 15 minutes de jeu et de câlins à la maison avec leur propriétaire. Quand les chats étaient à l’initiative du contact, par exemple en s’asseyant sur les genoux ou en donnant des petits coups de tête, ils présentaient une hausse significative d’ocytocine. Plus ils passaient de temps auprès de leur humain, plus l’augmentation était marquée.

Qu’en est-il des félins moins câlins ? La même étude a noté des schémas différents chez les chats ayant des styles d’attachement plus anxieux ou distants. Les chats dits « évitants », qui gardent leurs distances, ne présentaient aucun changement significatif de leur taux d’ocytocine, tandis que les chats anxieux (toujours en quête de leur maître, mais vite submergé) avaient un taux d’ocytocine élevé dès le départ.

Chez ces derniers, comme chez les chats évitants, les câlins imposés faisaient baisser le niveau d’ocytocine. Autrement dit : quand l’interaction respecte le rythme du chat, le lien s’approfondit ; quand elle est forcée, l’hormone de l’attachement diminue.

Les humains pourraient en tirer une leçon : la clé pour créer un lien fort avec un chat est de comprendre son mode de communication.

Contrairement aux chiens, les chats ne s’appuient pas sur un contact visuel prolongé pour créer des liens. Ils utilisent des signaux plus subtils, comme le clignement lent des yeux — un « sourire félin » qui exprime sécurité et confiance.

Le ronronnement joue aussi un rôle central. Son grondement grave est associé non seulement à l’autoguérison chez le chat, mais aussi à des effets apaisants chez les humains. L’écouter peut réduire la fréquence cardiaque et la tension artérielle et l’ocytocine contribue à ces bienfaits.

Ainsi, la compagnie d’un chat — renforcée par toutes ces petites poussées d’ocytocine issues des interactions — peut agir comme un véritable bouclier contre le stress, l’anxiété et parfois même la dépression, offrant un réconfort proche dans certains cas de celui d’un soutien humain.

Les chats sont-ils moins affectueux que les chiens ?

Les études montrent en effet que l’ocytocine est généralement plus fortement libérée dans les interactions homme-chien. Dans une expérience célèbre menée en 2016, des scientifiques ont mesuré l’ocytocine chez des animaux de compagnie et leurs propriétaires avant et après dix minutes de jeu. Les chiens ont montré une augmentation moyenne de 57 % après avoir joué, contre environ 12 % chez les chats.

Chez l’humain aussi, l’ocytocine grimpe davantage quand les interactions sociales sont fortes. Des études montrent que le contact avec un être cher produit des réponses plus fortes en ocytocine que le contact avec des étrangers. Cela explique pourquoi l’accueil enthousiaste d’un chien peut ressembler à l’émotion ressentie face à un enfant ou un partenaire.

Les chiens, animaux de meute domestiqués pour vivre aux côtés des humains, sont quasiment programmés pour rechercher le contact visuel avec nous, nos caresses et notre approbation — autant de comportements qui stimulent l’ocytocine des deux côtés. Les chats, eux, descendent de chasseurs solitaires et n’ont pas développé les mêmes signaux sociaux démonstratifs. Ils libèrent donc de l’ocytocine plus rarement, souvent seulement quand ils se sentent en sécurité.

La confiance d’un chat ne s’acquiert pas automatiquement, elle se mérite. Mais une fois acquise, elle est renforcée par la même molécule qui unit parents, partenaires et amis humains.

Ainsi, la prochaine fois que votre chat clignera doucement des yeux depuis le canapé ou se pelotera en ronronnant sur vos genoux, souvenez-vous : il ne se passe pas seulement quelque chose de tendre. Dans vos deux cerveaux, l’ocytocine circule, renforçant la confiance et apaisant le stress. Les chats, à leur manière, ont trouvé comment activer en nous la chimie de l’amour.

The Conversation

Laura Elin Pigott ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Ce qu’avoir un chat fait à votre cerveau (et au sien) – https://theconversation.com/ce-quavoir-un-chat-fait-a-votre-cerveau-et-au-sien-265594

Pourquoi la situation politique rend les Français malheureux

Source: The Conversation – France in French (3) – By Mickaël Mangot, Docteur en économie, enseignant, spécialiste d’économie comportementale et d’économie du bonheur, ESSEC

Avec déjà cinq gouvernements depuis le début du second mandat d’Emmanuel Macron, la France est rattrapée par l’instabilité politique. Est-ce de nature à rendre les Français malheureux ? ou le bonheur est-il seulement une affaire privée, imperméable aux évolutions du monde en général, et aux tribulations de la vie démocratique en particulier ?


Si les sciences du bonheur s’intéressent avant tout aux ressorts individuels du bonheur – comme la santé, les revenus, les relations sociales ou les croyances religieuses –, elles regardent également, et de plus en plus, si l’environnement commun joue un rôle significatif. La situation politique et les institutions sont particulièrement scrutées. Et les résultats très instructifs.

Sensibilité à la politique

Premier enseignement : les citoyens ne sont pas insensibles à l’actualité politique.

Son exposition par les médias est documentée comme ayant, en général, un effet négatif sur la balance émotionnelle, en augmentant la proportion d’émotions négatives ressenties durant une journée. Le « spectacle démocratique » n’est apparemment pas le meilleur des divertissements.

Le seul fait de penser à la vie politique dégrade l’évaluation que l’on fait de sa propre vie. L’institut de sondage Gallup a remarqué que lorsqu’il posait des questions sur la satisfaction de la vie politique, juste avant de poser la question sur la satisfaction de la vie (de l’individu), les sondés se disaient beaucoup moins satisfaits de leurs vies. L’effet est ressenti massivement : -0,67 sur une échelle de 0 à 10, soit l’équivalent de l’effet du chômage…

Au bruit de fond négatif s’ajoute l’effet des élections sur le moral des électeurs. Le verdict des urnes contribue positivement au bonheur des électeurs – précisément le bien-être émotionnel et la satisfaction de la vie – du camp vainqueur et inversement pour le camp défait. Cet effet est très similaire à ce qui est observé lors des compétitions sportives. Même les élections étrangères peuvent influencer le bonheur. L’élection de Donald Trump en novembre 2024 a entraîné une baisse significative du bonheur à travers l’Europe, selon une étude de la Stockholm School of Economics.

Implication politique

Deuxième enseignement : être impliqué politiquement n’est pas la voie royale vers le bonheur.

À la différence du bénévolat dans les associations (apolitiques), le militantisme politique n’augmente pas systématiquement le bonheur. Les études n’aboutissent pas à un effet consensuel : le militantisme peut aider au bonheur individuel, comme y nuire.

Les effets positifs apparaissent surtout quand l’action politique est porteuse de sens et permet d’affirmer l’identité de la personne. Les effets négatifs prédominent quand l’action est conflictuelle ou conduit à un isolement social.

Qualité des décisions publiques

Troisième enseignement : la qualité de la gouvernance politique est cruciale pour le bonheur individuel.

Les indices composites de qualité de la gouvernance qui agrègent les six dimensions répertoriées par la Banque mondiale – voix et responsabilité, stabilité politique et absence de violence/terrorisme, efficacité du gouvernement, qualité de la réglementation, État de droit et contrôle de la corruption – sont positivement corrélés aux niveaux de bonheur au plan national.

La qualité des décisions publiques semble l’emporter sur la qualité du processus démocratique. Précisément, c’est lorsque les décisions publiques ont atteint une qualité suffisante que le processus démocratique apporte un plus en permettant aux individus de s’exprimer et de ressentir une sensation de contrôle (collectif) sur les événements. Le bonus démocratique est plus significatif dans les pays riches que dans les pays en développement, en miroir d’aspirations à l’expression individuelle supérieures dans ces pays.

Bonus démocratique

Quatrième enseignement : les régimes autoritaires affichent en général un niveau de bonheur inférieur à celui des démocraties, mais l’effet dépend de la confiance dans le gouvernement. Quand la confiance – laquelle est liée, entre autres, à la qualité des politiques mises en place – est très élevée (ou très faible), on n’observe pas de différence notable entre les différents types de régimes. Le bonheur est alors élevé (ou faible), quel que soit le régime.

C’est seulement lorsque la confiance est intermédiaire que le bonus démocratique se fait sentir.

De même, le bonus démocratique disparaît lorsque les sentiments antidémocratiques ou illibéraux augmentent.

Ce qui est le cas actuellement en France. Le baromètre de la confiance politique du Cevipof a mis en évidence une montée de l’attrait pour un pouvoir plus autoritaire :

  • 48 % des Français estiment que « rien n’avance en démocratie, il faudrait moins de démocratie et plus d’efficacité » ;

  • 41 % approuvent l’idée d’un « homme fort qui n’a pas besoin des élections ou du Parlement », un score au plus haut depuis 2017 ;

  • 73 % souhaitent « un vrai chef en France pour remettre de l’ordre », contre 60 % en Allemagne et en Italie.




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Bonheur des contre-pouvoirs

Rien n’indique que l’efficacité politique soit la norme parmi les régimes autoritaires. Si l’on prend l’exemple de la croissance économique, les travaux des Prix Nobel d’économie 2024 Daron Acemoglu, Simon Johnson et James Robinson montrent au contraire un avantage de croissance pour les démocraties. Au-delà d’une croissance moyenne supérieure, la variabilité de la croissance est également réduite chez les démocraties grâce à de meilleures institutions et à des contre-pouvoirs qui encadrent les décisions politiques.

Tous ces résultats montrent qu’il est difficile de s’affranchir du climat politique, aussi anxiogène et décevant soit-il. Ce que rappelait déjà le comte de Montalembert dans la seconde moitié du XIXe siècle :

« Vous avez beau ne pas vous occuper de politique, la politique s’occupe de vous tout de même. »

The Conversation

Mickaël Mangot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Pourquoi la situation politique rend les Français malheureux – https://theconversation.com/pourquoi-la-situation-politique-rend-les-francais-malheureux-261329

Rapport sur l’avenir de l’audiovisuel québécois : un bon point de départ, en attendant une métamorphose en profondeur du milieu

Source: The Conversation – in French – By Catalina Briceno, Professeure, École des médias de l’UQAM, Université du Québec à Montréal (UQAM)

Reconduit à la Culture et aux Communications le 10 septembre, le ministre Mathieu Lacombe se retrouve aussitôt face à un dossier urgent : le rapport Souffler les braises, qui lui a été remis cinq jours plus tôt par le Groupe de travail sur l’avenir de l’audiovisuel québécois (GTAAQ).

Co-présidé par Monique Simard (productrice, ex-présidente de la SODEC) et Philippe Lamarre (fondateur d’Urbania), ce groupe rassemblait aussi quatre personnes issues de la production, de la diffusion et de la création audiovisuelle. En plus de 200 pages, le rapport formule 20 recommandations et 76 mesures regroupées sous six lignes directrices : renforcer les institutions publiques, mieux arrimer éducation et culture, reconquérir le public, stimuler l’exportation, accélérer la transition numérique et encourager la concertation sectorielle.

Bien en amont de la rédaction du rapport par le groupe de travail, j’ai encadré à l’UQAM l’équipe chargée du dépouillement des études et synthèses des mémoires. Mon commentaire s’appuie sur ce travail, sur mon expérience d’analyste du secteur de l’audiovisuel et sur ma pratique en prospective.

Dépasser la connaissance ancienne des enjeux

Il importe d’abord de rappeler que les problèmes structurels de l’audiovisuel québécois ne sont pas nouveaux. Depuis au moins une décennie, chercheurs, experts et praticiens identifient les fragilités qui pèsent sur l’industrie : déclin des ressources financières, transfert des écoutes vers le « tout-numérique », dépendance grandissante aux plates-formes étrangères, difficultés de mise en valeur des contenus locaux, fragmentation des publics et déficit de littératie numérique.

De ce point de vue, le rapport révèle peu de choses nouvelles, mais a le grand mérite de remettre à l’avant-plan les manques connus et des pistes de solutions souvent ignorées.

Souffler les braises arrive donc in extremis : alors que le secteur paye le prix d’années de négligence et de demi-mesures face aux mutations mondiales des industries de la création.

Tension entre inventaire et invention

L’exhaustivité et la profondeur du rapport, qui compile l’essentiel de 114 mémoires déposés, d’une trentaine d’études dépouillées et de centaines d’heures de rencontres, sont remarquables. C’est aussi ce qui en fait un document consensuel, accueilli avec enthousiasme par le milieu.


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Toutefois, cette même exhaustivité fait courir un risque de dilution des priorités : chacun peut y trouver une mesure favorable à ses intérêts, fournissant de quoi alimenter les agendas particuliers. C’est aussi ce qui rend la longue liste de recommandations vulnérable aux changements de gouvernement, à l’influence des lobbys et aux priorités politiques changeantes.

C’est là que se révèle la tension fondamentale qui traverse l’exercice : d’un côté, le rapport joue un rôle stabilisateur en apportant un inventaire de solutions pragmatiques et attendues à court terme. De l’autre, il laisse en suspens la nécessité de redessiner en profondeur le modèle de l’audiovisuel québécois pour se préparer aux prochaines mutations de l’économie numérique des contenus.

Une question centrale à approfondir

À travers cette tension, le rapport pose néanmoins une interrogation qui mérite toute notre attention : souhaitons-nous être propriétaires de notre culture, ou rester sous-traitants et consommateurs invisibles des grandes industries culturelles étrangères ?

Le rapport privilégie clairement la première option : une stratégie de souveraineté culturelle, présentée comme urgente et un devoir envers les futures générations.

Le rapport avance certaines pistes pour renforcer cet engagement envers la jeunesse : ouverture de studios de création et développement de marques à Télé-Québec, augmentation des budgets d’investissement en jeunesse, élargissement des genres admissibles à la SODEC. Il n’en reste pas moins que ces mesures demeurent enchâssées dans un système qui, jusqu’ici, n’a pas su renouveler ce « lien affectif » avec les nouvelles générations d’auditoires.

Et si « parler aux jeunes », c’était justement d’ouvrir la voie à l’invention de modèles inédits, au-delà de ce qui paraît aujourd’hui possible ?

Éviter le blocage structurel

En éclairant ce qui est déjà visible, mais peinant à préparer ce qui est encore à venir, le rapport touche à sa limite la plus importante : celle du maintien d’un statu quo structurel. Si des ajustements opérationnels et des réaménagements significatifs sont proposés, les fondements de l’architecture institutionnelle et économique du modèle audiovisuel québécois, ainsi que les logiques de gouvernance qui organisent rôles, pouvoirs et privilèges au sein de la chaîne de valeur, demeurent largement inchangés.

L’avenir de l’audiovisuel québécois ne pourra pas se jouer sur la seule capacité à répondre aux crises présentes (et permanentes) du secteur, mais sur l’audace de concevoir collectivement des futurs désirables, au-delà de la seule préservation du modèle existant. Mais cela suppose de créer un espace commun de réflexion et de coconstruction, où puisse se déployer une véritable pensée du devenir.

Le rapport Souffler les braises offre l’occasion d’amorcer ce momentum et d’engager le travail.

Une méthodologie à interroger

La démarche du groupe de travail reposait sur une vaste consultation des personnes travaillant dans le secteur qui, logiquement, ont exprimé des préoccupations liées à leur quotidien et aux menaces immédiates qui pèsent sur leur pratique. Une méthode classique, mais qui enferme le rapport dans un rôle de compromis destiné à rassurer les multiples segments de l’industrie.

Tout le monde a été entendu. La prochaine étape appartient maintenant à l’industrie. Transformer les recommandations en résultats exige de concentrer les efforts sur quelques fronts communs. Le rapport le souligne clairement dans sa conclusion : il faut apprendre à avancer ensemble, mais surtout dans la même direction. Or, viser des résultats différents suppose d’abord de changer nos façons de faire : développer des compétences collectives capables d’anticiper les ruptures, d’explorer des futurs multiples et de renforcer la capacité d’adaptation continue de l’écosystème.

Se réinventer exigera également d’élargir le cercle. Sur plus d’une centaine de mémoires, un seul provenait d’un autre secteur que l’audiovisuel. Les prochaines étapes gagneraient à mobiliser plus largement : population, autres filières culturelles, universités et milieux d’affaires. C’est à cette condition que le Québec pourra dépasser une posture défensive et s’engager dans une véritable coconstruction, afin d’imaginer et de bâtir collectivement les futurs de ses industries créatives.

Pour faire long feu…

Sous cet éclairage, le rapport Souffler les braises doit être compris non comme un aboutissement, mais comme un point de départ. Il propose un ensemble de mesures stabilisatrices susceptibles d’atténuer les tensions actuelles. Cet apaisement au sein de l’industrie audiovisuelle est nécessaire et désiré. Ça ne saurait cependant se substituer à une refonte en profondeur des systèmes qui régissent actuellement ce secteur.

En définitive, le défi n’est pas seulement de préserver l’existant, mais de cultiver une capacité collective à se projeter dans ce qui nous apparaît souhaitable. Pour ce faire, il faut développer une imagination institutionnelle et politique à la hauteur des transformations sociales, culturelles, climatiques et technologiques qui s’annoncent.

C’est important, parce que quiconque a déjà soufflé sur des braises sait qu’on peut augmenter temporairement leur incandescence. Mais que sans l’ajout de bois nouveau, le feu ne reprend pas longtemps.

La Conversation Canada

Catalina Briceno a reçu un financement de recherche partenariale de la part du Ministère de la culture et des communications dans le cadre de la revue de littérature destinée au groupe d’experts sur l’avenir de l’audiovisuel.

ref. Rapport sur l’avenir de l’audiovisuel québécois : un bon point de départ, en attendant une métamorphose en profondeur du milieu – https://theconversation.com/rapport-sur-lavenir-de-laudiovisuel-quebecois-un-bon-point-de-depart-en-attendant-une-metamorphose-en-profondeur-du-milieu-264943

Friche la Belle-de-Mai : une scène culturelle ouverte… mais à quel(s) public(s) ?

Source: The Conversation – in French – By Sylvia Girel, Professeur des universités – sociologue, Aix-Marseille Université (AMU)

La Friche la Belle-de-Mai, à Marseille (Bouches-du-Rhône), ancienne manufacture de tabac reconvertie en espace culturel, est un lieu emblématique de la scène artistique marseillaise et de la ville. Mais une question se pose depuis sa création : celle des publics à proximité.


Situé dans l’un des quartiers régulièrement présentés comme l’un des plus pauvres de France, cet espace pluridisciplinaire est à la fois un pôle culturel, un territoire de création, un lieu de passage et de convivialité. Sa fréquentation est estimée à 450 000 visiteurs par an. Pourtant, ce qui revient souvent dans les discours qui le présentent est un « paradoxe géographique étonnant » bien identifié par le géographe Boris Grésillon : « Il s’agit d’un lieu perçu comme ouvert à l’échelle nationale et internationale et comme relativement fermé à l’échelle du quartier. » Ce genre de paradoxes n’est pas spécifique à la Friche, mais inhérent au fonctionnement des organisations et notamment de celles qui arrivent à franchir le seuil du « succès » et à s’affirmer comme lieu de référence.

Investie en 1990-1991, inaugurée officiellement en 1992, la Friche a pourtant toujours mis la question de l’ouverture au quartier et de l’implication des habitants au cœur du projet, comme le rappelle régulièrement l’un de ses fondateurs, Philippe Foulquié. Pourtant, il n’existe pas d’enquête de publics et de réception ciblée et documentée depuis sa création ni d’évaluation et de mesure fine de la fréquentation (les quelques articles parus à ce sujet sont le fruit de l’initiative indépendante des chercheurs qui s’y sont intéressés). Cet état de fait vient alimenter des débats contradictoires, basés sur des intuitions et des observations souvent assez caricaturales. La presse ne manque pas de s’en faire l’écho, soulignant régulièrement « la fragilité des liens entre l’institution culturelle et les habitants du quartier » ou « sa grille d’entrée systématiquement fermée, le lieu ne présente pas un accueil des plus chaleureux ».

Pourtant, quiconque traverse aujourd’hui la Friche croise bel et bien une diversité d’individus et de groupes aux âges, activités et profils variés. Ceux-ci composent une constellation de publics allant des touristes de passage aux mamans avec leurs enfants, en passant par les « frichistes » (l’ensemble des résidents, près de 400 personnes au quotidien), les publics habitués des lieux culturels, les professionnels des mondes des arts et de la culture, ou les scolaires.

Les étapes de la structuration, de l’ancrage au déploiement

En termes de chronologie, si l’ouverture en 1992 est un temps fort qui marque l’histoire culturelle de la ville, 2013 constitue un tournant sur deux aspects essentiels. C’est l’année de l’ouverture de la tour Panorama, un espace d’exposition qui vient matérialiser la dimension emblématique, symbolique et panoramique du toit-terrasse de la Friche. Dès les années 90, notamment avec les installations du groupe Dune (par exemple, « Vous êtes ici ! »), le toit-terrasse est investi et figure comme un espace public, festif et artistique partagé, qui offre un point de vue spectaculaire sur la ville.

2013 est aussi marquée par la réaffirmation du discours d’inclusion de la part du nouveau directeur, Alain Arnaudet. Ce discours sera ensuite de nouveau repris en 2022 pour l’anniversaire des 30 ans par son successeur, Alban Corbier-Labasse. La Friche, forte d’une reconnaissance accrue dans le monde des arts, de la culture, lieu de référence, remet en avant la volonté de (re)tisser plus de liens avec son environnement social, territorial et d’engager une appropriation plus forte par les habitants :

« C’est peut-être sur la relation au territoire que cette année (2022, NdR) aura vu certaines lignes bouger : un partenariat avec la Fondation de France sur le territoire de proximité, un soutien de la Protection judiciaire de la Jeunesse (PJJ) pour travailler les questions d’éducation spécialisée, la naissance de la Galerie de tous les possibles (ex-galerie de la Salle des Machines), réinventée pour encourager la participation citoyenne à la vie culturelle. Ce projet implique des habitants du quartier et diverses associations dans la cocréation d’événements artistiques. Ou encore l’expérimentation du Labo des désirs dans le petit théâtre, ainsi qu’une première collaboration avec les collectifs de la Belle-de-Mai pour les soirées On Air sur le Toit-terrasse. »

Si la question de l’inclusion figure comme un des éléments fondamentaux du programme de la Friche dès sa création dans les discours et intentions, c’est avec l’année 2013 et les projets de ces dix dernières années que s’enclenche une mise en œuvre très concrète de projets, dispositifs qui y contribuent.

Mixité et jeunesse.

Parallèlement, d’autres pratiques s’installent de manière plus ou moins spontanée : le sport, libre ou encadré (par des collectifs tels que BSM – Board Spirit Marseille, une association fondée en 2002 qui mobilise le skateboard, la pratique du graff comme outils socio-éducatifs et culturels), des actions sociales portées par les Grandes Tables, comme les cours de français langue étrangère et la présence du journal de rue Un autre monde lors du marché paysan du lundi soir. La Friche Belle-de-Mai apparaît alors comme un espace d’écoute des hétérogénéités sociales qui la traversent, et donne à voir des cultures, et une forme extensive de la culture. Les frontières entre les pratiques (arts et de la culture, loisirs, pratiques conviviales et sociales) et entre les usages du lieu se croisent et se mêlent, au profit « d’un accès différentiel et d’expériences plurielles », chacun compose avec ses habitus, ses attentes et ce que la Friche lui offre.

Entre reconnaissance nationale et méconnaissance locale

Cette pluralité, malgré toute sa richesse, ne garantit pas une appropriation homogène des lieux. Si elle est visible dès que l’on s’y arrête, elle n’est pas aussi valorisée et mise en visibilité que l’on pourrait s’y attendre par rapport à d’autres éléments plus valorisants en termes de reconnaissance et de rayonnement (le lien avec les industries culturelles et créatives [ICC], les expositions, les grands événements, etc.). Par exemple, les jeunes du quartier qui fréquentent les terrains de sport en libre accès n’associent pas forcément ces espaces à la Friche en tant qu’institution culturelle. Les mamans avec leurs enfants s’y retrouvent et apprécient que l’espace soit « coupé » du brouhaha et de l’agitation de la ville, mais quelle est leur perception de la vocation de la Friche ? Pour ces usagers du lieu, la Friche est un terrain, une place, une cour, un espace de passage et de rencontre avant tout, et les autres fonctions du lieu demeurent en large partie méconnues.

Cette non-association à la dimension « lieu culturel » révèle moins une méconnaissance qu’une forme d’indifférence, ou encore une forme de « désajustement symbolique » au regard des attentes que les porteurs de projets projettent sur les publics. On vient à la Friche aussi pour des motifs et usages quotidiens, en lien avec sa vie et ses envies, et non pour ce que représente et propose la Friche comme espace emblématique d’une époque et d’un « format » d’offre (le développement des tiers-lieux culturels). Par exemple, pensé comme un espace mimétique de la rue, mais sécurisé et libéré des contraintes urbaines traditionnelles (circulation, densité du trafic, etc.), le skatepark dit « street » de la Friche, constitue un espace et un dispositif socio-éducatif et territorial, favorisant l’inclusion des jeunes du quartier (prêt de matériel, cours gratuits pour des enfants du quartier). De fait, il se superpose à l’offre culturelle, et questionne les modes d’appropriation de l’espace public offert par la Friche. Les pratiques des jeunes se font sur fond d’art et de culture sans que cela soit conscientisé par les usagers, mais sans non plus que ce soit neutre, sans effet, puisqu’ils font très bien la différence avec d’autres lieux et espaces.

Cinéma en plein air à la friche
Pour comprendre la Friche de la Belle-de-Mai, il faut reconnaître l’infra-politique des usages ordinaires des lieux culturels.
C Dutrey/La friche

Si le paradigme de perception des publics au sein de la Friche, notamment par ceux qui lui donnent son identité et construisent l’offre culturelle, est bien en train de suivre un mouvement plus général de questionnement sur la démocratisation et les conditions de l’accès et de l’accessibilité à l’offre culturelle, il reste encore toutefois tributaire d’une vision assez « mécanique » qui considère comme « publics » les destinataires, et suppose que, si l’offre est de qualité, le public va suivre. Or, négliger la connaissance fine de ses publics et non-publics de proximité, entretient ce décalage décrit par Boris Grésillon. La Friche fourmille d’une pluralité de publics au sens de John Dewey, mais ne les connaît pas si bien. Exemple significatif : dans les rapports d’activité « les publics » sont désignés comme tels partout sans autres précisions, sorte d’entité globale et homogène, objectivée. Quid des « frichistes » qui sont le premier cercle de public, des micropublics aux profils divers qui s’inscrivent dans des usages quotidiens des espaces, parfois éloignés des intentions initiales des porteurs de projet ? Ils sont pourtant bien présents. Leurs usages différents, pas toujours bien identifiés, difficile à qualifier, n’est pas à lire en termes de problème (parce qu’ils ne fréquenteraient pas les espaces artistiques et culturels et ne se sentiraient pas concernés par l’offre culturelle), mais plutôt comme un indicateur d’une relation différente, non prescrite, parfois inattendue, mais bien ancrée et appréciée, au lieu.

Un autre « groupe » est à intégrer dans cette constellation des « publics », car il figure comme un des plus impliqués dans le tissage de liens entre la friche et le quartier : celui des médiateurs et médiatrices culturelles. En lien avec les écoles, la Maison pour tous, ou des centres sociaux, ils ou elles assurent un rôle de passeurs (entre les œuvres, les espaces et les enfants, entre les artistes et les habitantes, entre le projet culturel, le professeur relais, le quartier). Peu visibles, en lien avec la fragilité de leur statut et de la profession, ce sont pourtant ils et elles qui permettent aux personnes dites « éloignées de la culture » de trouver un chemin, parfois discret, vers des pratiques nouvelles, et des relations fondées sur la confiance, la familiarité, la proximité.

Un lieu, plusieurs friches ?

Une analyse par l’entrée « public » révèle l’existence d’une friche plurielle. Une friche culturelle, visible, structurée, affichée : espace de création, de production, de diffusion. Mais aussi une friche sociale, souterraine, incorporée dans les habitudes du quartier : les matchs de foot improvisés, les rendez-vous breakdance, les cours de langue vécus comme des moments de sociabilisation, etc. Les usagers les plus réguliers ne sont pas toujours ceux que l’institution met en visibilité ou reconnaît comme légitimes. Leurs paroles, leurs manières de vivre le lieu, leurs récits ne s’articulent que rarement avec la présentation du lieu dans les documents de pilotage ou les bilans culturels.

« Faire venir » les habitants, cet impératif, aussi louable et bienveillant soit-il, révèle en creux un décalage entre des logiques d’usages réels et des publics déjà en présence, mais qui n’appartiennent pas à des catégories identifiées comme « des publics ». Comme cela a été montré pour un événement comme MP2013 : la Friche fait l’objet de différentes modalités d’appropriation, et est en mesure de créer des publics, leur offrant la possibilité de composer différemment avec la culture et de construire de nouvelles cultures.

Au-delà de son rayonnement culturel et symbolique, sa capacité à reconnaître, intégrer et valoriser les usages des habitants de proximité reste donc le véritable défi. Les tensions observées entre ambitions institutionnelles et pratiques ordinaires rappellent que la question des publics engage une réflexion profonde sur les formes d’appropriation et de cohabitation culturelles dans un territoire marqué par de fortes inégalités sociales. En arrière-plan de ce questionnement sur les publics de la Friche, se pose plus largement la question de l’accès et de la manière dont la culture est pensée. Aujourd’hui, les lignes bougent, avec une volonté d’aborder la question de l’accès qui se décentre de l’analyse de l’accès à l’offre – héritée de la démocratisation culturelle classique – pour mieux chercher à comprendre la variabilité des manières d’« être », de « devenir » et de « faire » publics.

Cela suppose de redonner du poids aux pratiques ordinaires, à la texture du réel, aux continuités sociales invisibilisées derrière les vitrines de l’innovation et de concepts (démocratie culturelle, démocratisation, participation, etc.) aux contours devenus si flous qu’ils en sont souvent vidés de leur sens. De ce point de vue, la Friche est un très bel endroit pour creuser et incarner la réflexion actuelle sur les droits culturels.

The Conversation

Sylvia Girel est rapporteuse du groupe de travail Impact Tank, qui mesurer l’impact social de l’accès à la culture.

Maria Elena Buslacchi et Ullauri Lloré Elisa ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.

ref. Friche la Belle-de-Mai : une scène culturelle ouverte… mais à quel(s) public(s) ? – https://theconversation.com/friche-la-belle-de-mai-une-scene-culturelle-ouverte-mais-a-quel-s-public-s-262389

Charlie Kirk et le système médiatique ultraconservateur aux États-Unis

Source: The Conversation – in French – By Sébastien Mort, Maître de conférences en histoire, culture et société des États-Unis, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Charlie Kirk et Dan Bongino, autre animateur ultraconservateur très populaire (qui sera nommé, en 2025, numéro deux du FBI) s’adressent aux participants du Sommet 2021 sur l’action étudiante, organisé par Turning Point USA, au Tampa Convention Center, en Floride, le 17 juillet 2021.
Gage Skidmore/Wikimedia, CC BY-NC

Charlie Kirk n’était pas le seul militant médiatique sur le créneau de l’ultraconservatisme états-unien, loin de là. Retour sur son ascension, sur ses pratiques rhétoriques et sur sa place au sein d’un système extrêmement vivace et concurrentiel qui, avec Kirk, perd l’une de ses voix, mais gagne un martyr dont le nom sera encore longtemps invoqué dans le cadre de la violente guerre culturelle en cours.


L’assassinat de l’influenceur et activiste conservateur Charlie Kirk, le 12 septembre dernier, à l’Utah Valley University alors qu’il lançait sa nouvelle tournée des campus états-uniens, l’American Comeback Tour, a provoqué un séisme majeur dans la vie politique états-unienne.

Personnalité incontournable de la sphère médiatique conservatrice, efficace entrepreneur d’influence de la cause MAGA et véritable égérie de la jeunesse conservatrice, Kirk s’était imposé comme une figure centrale de la droite ultra. Au cours d’une carrière qui aura duré treize années, il a galvanisé et rallié au trumpisme des centaines de milliers de jeunes – surtout des étudiants – à travers des rassemblements de masse, des prises de parole sur les campus et, bien sûr, grâce à sa présence médiatique à la radio et sur les réseaux sociaux numériques.

Une telle capacité à rassembler un si large auditoire et à s’imposer dans l’espace public vient de sa place unique au sein du mouvement conservateur : Kirk a capitalisé tout à la fois sur la réaction anti-Obama du tournant des années 2010, sur des pratiques spécifiques à l’écosystème médiatique conservateur qui lui ont permis de s’y établir comme acteur de premier plan et sur la tradition militante conservatrice estudiantine amorcée au début des années 1960.

Figure de proue du militantisme pro-MAGA sur les campus

C’est sur les campus que débute la carrière d’influenceur conservateur de Charlie Kirk. Ayant vu sa candidature d’entrée à la prestigieuse école militaire West Point rejetée, le jeune homme co-fonde, en 2012, l’organisation Turning Point USA (TPUSA) avec Bill Montgomery, ancien militant du Tea Party. Il est alors âgé de 18 ans.

Dans la tradition des Young Americans for Freedom (YAF), organisation étudiante créée en 1960 par William F. Buckley, fondateur en 1955 du mensuel conservateur National Review, TPUSA s’attaque à l’« hégémonie des idées progressistes » sur les campus et à ce que ses fondateurs perçoivent comme la dérive des politiques démocrates au moment de la crise financière et économique de 2008. Tout comme les YAF en leur temps, TPUSA défend les vertus du libre-échange et du libre marché, et dénonce l’« interventionnisme indu » de l’État fédéral dans les domaines économique et social.

Organisation lancée avec des moyens financiers dérisoires sur quelques campus, TPUSA se déploie à une vitesse fulgurante dans les années qui suivent pour acquérir une envergure sans précédent – en septembre 2025, on compte plus de 850 sections à travers les États-Unis – et s’imposer comme l’une des organisations conservatrices les plus importantes, dont la valeur était estimée à 95 millions de dollars à la mort de Kirk.

Au fil des années, Kirk durcit très fortement son discours et, à mesure que Trump s’impose à l’avant-scène de la vie politique, la doctrine défendue par TPUSA converge très nettement avec celle du mouvement MAGA tandis que celui-ci s’implante sur le terrain&. Au fondamentalisme du marché, des premiers temps, se mêlent désormais la défense des valeurs morales (hostilité à l’avortement, promotion des rôles de genre traditionnels), la liberté absolue du port d’armes, le nationalisme chrétien et le patriotisme exacerbé. Cette doctrine est défendue en parallèle par John Root, animateur de Turning Point Live, émission diffusée en streaming quotidiennement sur le site de TPUSA.

Surtout, dans la plus pure tradition de l’anti-intellectualisme états-unien, Kirk attaque l’université elle-même. Trop onéreuses, les études supérieures ne sont selon lui « qu’une arnaque financée par l’État fédéral » : outre qu’elles échoueraient à préparer les étudiants aux réalités du marché du travail, elles sont, selon lui, des dispositifs d’endoctrinement progressiste et anti-américain dont le but est d’encourager le « conformisme de la pensée ».

Ainsi, celui qui a abandonné après un semestre des études commencées à Harper College à Palatine dans l’Illinois déploie une énergie sans pareille à dissuader la jeunesse conservatrice de s’inscrire à l’université pour l’enjoindre à suivre des formations professionnalisantes.

Animateur star de l’écosystème médiatique conservateur

Si son entreprise d’influence auprès des jeunes publics connaît un succès politique et commercial aussi retentissant, c’est que Kirk est également une figure star d’un écosystème médiatique conservateur en constante expansion depuis les années 2010.

En octobre 2020, il fait son entrée sur les ondes avec le lancement du Charlie Kirk Show, talkshow radiophonique destiné à la jeunesse conservatrice et distribué sous licence par Salem Media Group, « société multimédia de premier plan spécialisée dans la diffusion de contenus chrétiens et conservateurs ».

Ainsi, bien que le tournant du web 2.0 ait été pris depuis plusieurs années lorsqu’il entame sa carrière médiatique, Kirk ne fait alors qu’adapter aux logiques de l’ère numérique le modèle d’émission façonné par la vieille garde de la radio conservatrice – particulièrement Rush Limbaugh, père fondateur du genre –, en mettant à disposition une version podcast du Charlie Kirk Show.

Charlie Kirk en octobre 2024, pendant une étape de sa tournée dans l’Arizona.
Gage Skidmore/Wikimedia, CC BY-NC

C’est d’ailleurs ce mode de diffusion qui lui permet de se faire une place parmi les animateurs star de la nouvelle génération de la radio conservatrice. Si le classement élaboré par Talkers Magazine en juin 2025 montre que son émission attire 4 millions d’auditeurs et auditrices – très loin derrière celles de Ben Shapiro (7,5 millions) et de Dan Bongino (8,5 millions) – en janvier de la même année, elle se hisse à la 7e place du classement des podcasts les plus téléchargés dans la catégorie « info » (news) d’Apple Podcast, derrière Shapiro (5e place) mais devant Bongino (8e place).

Ce n’est qu’en avril 2024 qu’il crée le compte @RealCharlieKirk sur la plateforme TikTok, non sans s’y être montré réticent dans un premier temps. Au cours des mois précédents, un compte géré par des membres du personnel de TPUSA avait été suspendu à plusieurs reprises pour avoir enfreint les règles communautaires. Toutefois, le succès ne se fait pas attendre. Dans les semaines qui suivent, des extraits vidéos filmés sur les campus pour la série documentaire You’re Being Brainwashed (Vous êtes en train de vous faire laver le cerveau) atteignent la barre des 50 millions de vues, permettant ainsi à @RealCharlieKirk de dépasser le nombre d’abonnés des comptes de la chaîne Fox News ou de son ex-animateur Tucker Carlson.

En février 2025, l’émission Charlie Kirk Today est lancée en diffusion quotidienne à 18 h 30 sur les 175 stations du Trinity Broadcasting Network (TBN), réseau télévisé dont la mission est de « créer et diffuser à l’échelle mondiale des programmes chrétiens innovants sur une grande variété de plateformes médiatiques […] pour amener le public à approfondir sa relation et sa compréhension du royaume de Dieu ».

Ainsi, les émissions de Kirk proposent des contenus explicitement politiques, ce qui en fait davantage l’héritier des figures fondatrices de la radio conservatrice qui émergent dans les années 1990 (Sean Hannity, Michael Savage, Laura Ingraham) que l’homologue des podcasteurs masculinistes tels que Joe Rogan ou Logan Paul, qui, certes, distillent des valeurs conservatrices, mais sans jamais se positionner explicitement comme commentateurs politiques.

Sur les campus, des « débats » mettant en scène les antagonismes identitaires avec les progressistes

C’est d’ailleurs selon un dispositif très largement inspiré de celui du talkshow radiophonique – dont Limbaugh disait qu’il était « une dictature bienveillante » où le premier amendement ne s’appliquait qu’à l’animateur – que se déroulent les débats qu’il organise sur les campus, durant lesquels il met les étudiants et étudiantes progressistes au défi de lui « donner tort », soit « Prove me wrong » en anglais, formule inscrite sur le chapiteau sous lequel se déroule les échanges.

De fait, il s’agit davantage d’un simulacre de débat que d’un échange véritable. Les détracteurs se présentent les uns à la suite des autres devant un Kirk entouré de la foule de ses soutiens et dont ils sont parfois séparés par une barrière. La configuration logistique induit une inégalité de statut qui, d’emblée, donne l’avantage à Kirk et fausse la dynamique de l’échange.

L’intention affichée de se voir pris en défaut est trompeuse, car Kirk n’est en fait pas ouvert à la possibilité de se laisser convaincre et s’arroge toujours le dernier mot, souvent en inversant la charge lorsque celle-ci est portée avec force contre des figures conservatrices ou contre Trump. La finalité de ces rencontres n’est donc pas de trouver des terrains d’entente au-delà des différences de positions. Elle consiste à mettre en scène les antagonismes qui existent avec l’adversaire de gauche, à faire la preuve de son inanité, de sa dangerosité et de son caractère anti-américain et à « envoyer les progressistes au tapis » (own the libs), selon la formule de l’anglais états-unien chère aux militants conservateurs.

Tout comme c’est la règle dans les médias conservateurs, c’est la logique de « l’ennemisation » qui prédomine lors de ces prétendus débats : les progressistes, et les individus et groupes identifiés comme tels, sont érigés au rang de figures de l’ennemi absolu et jetés à la vindicte MAGA. Est à l’œuvre une conception du processus politique envisagé comme jeu à somme nulle au cours duquel le vainqueur terrasse le vaincu, et selon laquelle l’adversaire n’est pas considéré comme égal légitime mais comme ennemi à abattre, car complice de forces subversives agissant contre la société états-unienne.

Un style tapageur fruit d’une conception fondamentaliste du premier amendement

Pour cela, Kirk déploie « l’indignation tapageuse » (outrage) propre à la radio et aux émissions politiques des chaînes câblées conservatrices, style rhétorique qui consiste à activer les ressorts de l’affectivité et des émotions négatives en puisant dans les antagonismes culturels et identitaires par le biais d’exagérations déformantes, de prémisses erronées et, parfois, d’attaques ad hominem. L’effet recherché est de créer le scandale et d’hystériser le débat afin d’empêcher précisément qu’il puisse y avoir échange.

Adepte des déclarations lapidaires au vitriol, Kirk recourt ainsi à une rhétorique particulièrement corrosive – quand elle n’est pas tout bonnement injurieuse ou avilissante – pour évoquer les figures de l’ennemi intérieur.

Ainsi, « l’islam est le glaive qu’utilise la gauche pour trancher la gorge de l’Amérique » et le Civil Rights Act de 1964, loi qui abolit la ségrégation, est une « erreur monumentale ». Au sujet de femmes noires (telles que la juge de la Cour suprême Ketanji Brown Jackson, l’animatrice de MSNBC Joy-Ann Reid) ayant connu une mobilité ascendante dans les sphères politique et médiatique, il déclare que « leurs cerveaux n’ont pas la puissance de traitement suffisante pour qu’on les prenne réellement au sérieux » et que, par conséquent, « il leur faut voler la place d’une personne blanche pour être prises un tant soit peu au sérieux ».

Surtout, il nourrit une obsession pour l’ordre traditionnel de genre, menacé selon lui par les personnes trans : « Il nous faut un procès comme à Nuremberg pour chaque médecin pratiquant des interventions chirurgicales de confirmation du genre. Il nous le faut immédiatement. »

En cela, Kirk est le produit d’une conception fondamentaliste de la liberté d’expression envisagée comme droit absolu ne pouvant souffrir aucune restriction. La jurisprudence issue du premier amendement va d’ailleurs très largement dans ce sens. Il n’existe que très peu d’exceptions aux protections garanties par la Constitution et, hormis l’obscénité et la pédopornographie, les normes de preuve sont si drastiques qu’il est souvent impossible de les satisfaire. En s’appuyant sur le principe selon lequel il y a « égalité de statut dans le champ des idées », la Cour suprême se montre extrêmement réticente à réglementer le discours public sur la base de son contenu. Dans la sphère publique, les normes du civisme sont suspendues et le « discours extrême » y est protégé, y compris les diatribes eugénistes et anti-LGBT de Kirk.

Kirk, atout pour son camp jusqu’à sa mort… et au-delà

Avec la mort de Charlie Kirk, Trump et la « magasphère » perdent un orateur et un activiste à l’efficacité hors pair qui aura, plus que tout autre, œuvré à l’essor du mouvement conservateur et aux victoires du 47e président. En 2024, le soutien financier de 108 millions de dollars qu’il apporte à Chase the Vote, opération visant à encourager les jeunes à s’inscrire sur les listes électorales de l’Arizona, n’est certainement pas pour rien dans le basculement de cet État en faveur du candidat républicain.

Pour autant, l’administration Trump n’a pas attendu pour mettre à profit son assassinat. Ainsi le président a-t-il annoncé des mesures de rétorsion contre les organisations progressistes et c’est au nom de la mémoire de Kirk que J. D. Vance a sollicité le soutien de grands donateurs conservateurs pour lever des fonds en amont des prochaines élections de mi-mandat. Victime de « la barbarie démocrate et progressiste » et désormais érigé au rang de martyr de la cause MAGA, Kirk ne cesse, au-delà de la mort, de catalyser les forces conservatrices.

The Conversation

Sébastien Mort ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Charlie Kirk et le système médiatique ultraconservateur aux États-Unis – https://theconversation.com/charlie-kirk-et-le-systeme-mediatique-ultraconservateur-aux-etats-unis-265503