Avec « Monsters », Netflix va toujours plus loin dans la fascination du mal

Source: The Conversation – in French – By Frédéric Aubrun, Enseignant-chercheur en Marketing digital & Communication au BBA INSEEC – École de Commerce Européenne, INSEEC Grande École

Ce qui devait être un récit unique devient une franchise : « Monsters » s’impose désormais comme une véritable anthologie du mal, explorant tour à tour la barbarie cannibale, la violence familiale et les dérives de l’imaginaire macabre.


En 2022, Netflix lançait Dahmer – Monster : The Jeffrey Dahmer Story, initialement conçue comme une série limitée. Mais face au succès (plus d’un milliard d’heures de visionnage en soixante jours), Ryan Murphy et Ian Brennan transforment leur projet en anthologie. L’année suivante, une deuxième saison est consacrée aux frères Menendez, ces deux adolescents de Beverly Hills (Californie) devenus tristement célèbres pour avoir assassiné leurs parents. Depuis octobre 2025, c’est Ed Gein, dit le « boucher de Plainfield », qui fait son apparition : un meurtrier dont les crimes ont inspiré le personnage de Norman Bates (Psychose) ou celui de Leatherface (Massacre à la tronçonneuse).

Monster: The Ed Gein Story, bande-annonce, Netflix.

Mais il y a quelque chose d’encore plus troublant que ces histoires elles-mêmes : la façon dont elles nous sont racontées. Car, contrairement à la plupart des séries, Monsters n’a pas de générique. Pas de sas, pas de transition.

Dès la première image, nous sommes dans la cuisine de Dahmer, dans la limousine des Menendez, sur la ferme de Gein. Sans préparation, sans médiation : la sidération est immédiate.

Dahmer, scène d’ouverture.

Sans générique : bienvenue dans l’antre du monstre

Contrairement à de nombreuses séries de Ryan Murphy, Monsters se distingue par l’absence de véritable générique. Cet effacement du seuil narratif n’est pas anodin.

Dans la saison de Dahmer, la première image nous plonge directement dans son appartement miteux de Milwaukee (Wisconsin). Pour les frères Menendez, c’est une limousine glissant dans les rues ensoleillées de Beverly Hills. Quant à Ed Gein, nous le découvrons accomplissant ses corvées dans les champs glacés du Wisconsin. Trois ouvertures, une même stratégie : abolir la frontière entre notre réalité et celle des tueurs.

Dans nos travaux, nous montrions comment le générique fonctionne comme « un espace intermédiaire entre l’espace privé du téléspectateur et l’espace fictionnel ». C’est un sas symbolique qui permet de passer progressivement du quotidien vers l’univers de la fiction. En supprimant ce seuil, Monsters radicalise le rapport au réel.

Là où les génériques évolutifs de Game of Thrones ou The White Lotus créaient un dialogue avec le spectateur, Monsters refuse toute médiation esthétique. La série abolit cet espace intermédiaire et nous plonge directement dans la matière du crime. Cette suppression du rituel d’entrée produit ce qu’Hervé Glevarec (2010) nomme un « effet de réel » saisissant : l’univers diégétique vient toucher le monde réel, abolissant toute distance protectrice.

Comment juger acceptable ce qui nous est imposé sans préambule, sans le moment rituel de la transformation ? En éliminant le générique, Monsters court-circuite toute distance critique et nous transforme en témoins involontaires, presque en voyeurs d’une monstruosité déjà accomplie.




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Humaniser les tueurs pour enrichir le récit

Pour comprendre comment Netflix peut transformer des faits divers en franchise infinie, il faut mobiliser le concept d’univers fictionnel développé par Lubomir Dolezel (1998). Dans nos travaux sur le traitement médiagénique de Batman, nous avions montré comment les médias puisent dans trois « textures » d’un univers fictionnel.

La texture explicite désigne ce qui est explicitement présent dans les archives : les crimes, les arrestations, les procès. La texture implicite concerne ce qui pourrait survenir dans le récit sans nous étonner : la vie quotidienne des tueurs, leurs relations, leurs espaces privés. Enfin, la texture zéro ou vague représente l’infini des possibilités pouvant subvenir dans le récit sans en altérer son authenticité : les pensées, les rêves, les motivations profondes, l’humanité cachée des tueurs.

Monsters exploite massivement les textures implicite et zéro. Ce qui n’était pas dit dans les reportages judiciaires devient le terrain d’exploitation du récit sériel. Netflix fait basculer l’implicite dans le champ explicite : la solitude de Dahmer, les dynamiques familiales des Menendez, la relation toxique de Gein avec sa mère. Tout ce qui relevait du domaine vague (leurs émotions, leurs désirs, leur humanité) devient matière narrative.

Lyle se dispute avec ses parents, scène extraite de Monsters: The Lyle and Erik Menendez Story.

Cette stratégie répond aux exigences de ce que nous avions nommé la « machine à récit » : la série télévisée comme gigantesque machine affamée d’histoires. Pour alimenter cette machine de manière hebdomadaire, Netflix construit un univers fictionnel riche en possibilités narratives. Chaque tueur devient le centre d’une saison entière, chaque saison explore un nouveau monstre. L’anthologie est par essence extensible à l’infini : il existera toujours un nouveau tueur à transformer en personnage de tragédie.

Le spectateur-voyeur : la leçon d’Hitchcock

« Tout spectateur est un voyeur », affirmait Alfred Hitchcock. Ce mantra du maître du suspense résonne de manière troublante dans Monster: The Ed Gein Story, avec la présence figurative de Hitchcock (interprété par Tom Hollander) dès le deuxième épisode. Car la série interroge précisément le dispositif qui alimente notre fascination : le regard.

Dès le premier épisode, Ed Gein observe, dans l’entrebâillement d’une porte, une jeune femme en sous-vêtement. Sa pupille se dilate d’excitation. Cette image séminale renvoie en miroir au plan mythique de Psychose (1960), où Norman Bates (joué par Anthony Perkins) observe Marion Crane (jouée par Janet Leigh).

Norman Bates espionne Marion Crane, scéne extraite de Psychose, d’Alfred Hitchcock, 1960.

Le parallèle est explicite : la série nous rappelle que l’affaire Ed Gein a contaminé tout le cinéma d’horreur américain. La fascination pour le mal qui incombe à chaque spectateur ayant porté aux nues ce genre dès les années 1960.




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Certaines critiques dénoncent le voyeurisme de la série, accusant Netflix de complaisance. Mais c’est oublier que le cinéma lui-même est un acte de voyeur : voir sans être vu. Le sensationnalisme de l’œuvre est critiquable ; néanmoins, on ne peut le détacher du discours critique qui habite la série. Celle-ci tisse un lien inconfortable mais pertinent entre le spectateur et Ed Gein : une fascination commune, un voyeurisme viscéral.

La série révèle comment la violence a contaminé l’imaginaire d’Ed Gein (les images des camps d’extermination, le pulp américain) tout comme elle contamine le nôtre aujourd’hui. En puisant dans la texture zéro de l’univers fictionnel, Monsters nous confronte à une vérité dérangeante : nous avons un lien inconscient avec ce tueur, une fascination partagée pour le pouvoir de l’image.

C’est peut-être là le geste le plus audacieux et le plus dérangeant de cette anthologie de monstres : nous placer face à notre propre voyeurisme à une époque où celui-ci est devenu omniprésent.




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Le mal en série : les monstres placés sur un piédestal

Depuis Mindhunter (2017-2019) jusqu’à Monsters, le tueur en série est devenu une figure centrale de la culture visuelle contemporaine. Netflix a transformé cette fascination morbide en véritable industrie du récit criminel.

Mindhunter, bande-annonce VF, Netflix France.

Ryan Murphy et Ian Brennan construisent un univers à la fois dérangeant et poétique, où l’horreur côtoie l’émotion. Une mise en scène léchée, une photographie travaillée, un sens de la dramaturgie qui transforment l’horreur en tragédie. Chaque scène, chaque silence, chaque note de musique semble pesée, pensée. Dans leur anthologie, le crime est non seulement divertissant, mais esthétisé.

Jeffrey Dahmer devient un personnage complexe, presque sympathique dans sa solitude. Les frères Menendez, des victimes du système familial américain. Ed Gein, figure fondatrice et bouleversante dans son ambivalence. Trois tueurs placés sur un piédestal, au détriment de leurs victimes qui restent dans l’ombre du récit.

Monsters explore l’humanité des tueurs, transformant la texture vague de leurs vies intérieures en récit fascinant. C’est là toute l’ambiguïté morale de la série d’anthologie : prétendre condamner tout en rendant les tueurs inoubliables, charismatiques, dignes d’être regardés pendant des heures.




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The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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Occident et Afrique : sortir des fantasmes réciproques

Source: The Conversation – in French – By Jean-Loup Amselle, Anthropologue et ethnologue, directeur d’études émérite à l’EHESS, chercheur à l’Institut des mondes africains (IRD-CNRS-Panthéon Sorbonne-Aix-Marseille-EHESS-EPHE), Institut de recherche pour le développement (IRD)

Photo présentée dans le cadre de l’exposition « Mission Dakar-Djibouti (1931-1933) : contre-enquêtes » (Musée du Quai Branly, Paris, 15 avril — 14 septembre 2025). Les membres de la mission Dakar-Djibouti y prennent la pose dans les environs de Bandiagara (Mali) en compagnie de plusieurs habitants locaux. Titre original de la photo : « La Mission Dakar-Djibouti en pays Dogon. » Site du musée du Quai Branly

Dans l’Afrique des fantasmes, qui vient de paraître aux éditions Mimésis, l’anthropologue Jean-Loup Amselle souligne qu’il est temps que les deux continents sortent de leurs visions réciproques, figées et caricaturales. Car, pour réinventer leur relation, l’Afrique et l’Occident doivent d’abord apprendre à se voir autrement. Extraits.


Les rapports entre l’Afrique et l’Occident sont pris dans une relation de nature libidinale qu’il convient de trancher. Et pour ce faire, il faut remonter à la façon dont se sont constituées ces deux parties du monde et comprendre comment cette séparation a débouché sur des enjeux de savoir et de pouvoir.

Ce n’est pas un hasard si les deux ouvrages les plus importants traitant de cette question, l’Orientalisme d’Edward Said et l’Invention de l’Afrique de Valentin Y. Mudimbe, s’appuient tous deux sur la pensée de Michel Foucault.

L’orientalisation du Maghreb et du Machrek, c’est-à-dire la constitution de ces entités en tant que telles, de même que l’ethnicisation de l’Afrique noire conçue comme une réalité à part, ont débouché sur un effet en retour, à savoir la constitution de l’Occident en tant que singularité autonome.

C’est pourquoi, si les Occidentaux vivent dans un rêve africain, les Africains vivent symétriquement dans un rêve occidental, ce que je nommerai la « toubabisation » ou, pour faire référence à l’Afrique centrale, la « mundelisation » de l’Occident.

L’aliénation, pour renvoyer à une problématique à la fois marxiste et psychiatrique, est donc circulaire : les Africains sont tout autant aliénés que les Occidentaux, à cette différence près que d’un côté le savoir, fût-il fantasmatique, débouche sur un pouvoir, alors que l’inverse ne se vérifie pas.

Il faut donc se déprendre de cette relation fantasmatique qui a été engendrée par le contexte colonial. Même si toutes les entreprises qui entendent dénouer ce nœud colonial peuvent paraître bénéfiques, seules certaines atteignent véritablement leur but.

Prenons le cas de deux expositions emblématiques récentes qui semblent dirigées vers le même objectif : « Paris noir » au Centre Pompidou et « Mission Dakar-Djibouti 1931-1933 : Contre-enquêtes », au musée du Quai Branly.

La première est pétrie de bonnes intentions, puisqu’elle entend montrer en quoi le Paris des années 1950, jusqu’aux années 2000, a été le havre et le creuset d’un monde noir représenté pêle-mêle par les jazzmen afro-américains, les intellectuels et artistes africains et antillais et les immigrés d’Afrique subsaharienne. Bref, une sorte de fourre-tout de la « noircitude », placé sur les auspices de figures emblématiques comme Senghor, Césaire, Glissant et Gilroy.

Le message peut sembler généreux, surtout par rapport à la situation actuelle d’une France caractérisée par la montée de l’extrême droite et du racisme. Mais on peut se demander également ce qu’il y a de commun entre les jazzmen afro-américains des années 1960, les intellectuels et les artistes africains et les travailleurs immigrés subsahariens qui ont commencé à arriver à la même époque dans notre pays. Dans un cas, il s’agit d’une élite artistique et intellectuelle bien accueillie par
le public français, dans l’autre de soutiers disparaissant dans le paysage des foyers et des logements insalubres.

Contrastant avec le confusionnisme non dénué de racialisme de cette exposition, se dresse l’exposition du musée du Quai Branly Mission Dakar-Djibouti 1931-1933 : Contre-enquêtes.

Le sous-titre de cette exposition est véritablement savoureux, puisqu’elle se présente comme une investigation d’ordre policier et judiciaire sur la célèbre expédition menée des rives de l’Atlantique à celles de la mer Rouge dans les années 1930 par Marcel Griaule et son équipe. Cette expédition a fait couler beaucoup d’encre, ne serait-ce que parce que Michel Leiris a en quelque sorte « trahi » Marcel Griaule en publiant son livre l’Afrique fantôme. Ce dernier n’est d’ailleurs pas épargné par cette exposition, puisque c’est son contexte colonial qui est mis en évidence.

Les fins limiers qui en sont les commissaires ont admirablement exhumé tout ce qui accompagne cette expédition, outre le vol bien connu des objets rituels : l’ethnologie d’urgence, le primitivisme, l’occultation de l’islam, du politique, du personnel africain, des femmes, de l’administration coloniale, entre autres (malheureusement, tous les objets collectés n’ont pas été exposés et il semble que le point de vue de la conservatrice l’ait emporté sur celui des ethnologues).

On assiste ainsi, au fil du passage devant les différentes vitrines, à un véritable festival de déconstruction décoloniale, c’est-à-dire de mise au jour du paradigme ethnologique qui a présidé à la prise de possession intellectuelle de l’espace sahélien, ou d’une partie de cet espace, par cette colonne scientifique française.

Celle-ci s’inscrit d’ailleurs dans une tradition de l’ethnographie itinérante, initiée en Afrique de l’Ouest par Louis Desplagnes ou par Léo Frobenius, et qui consistait à collecter pêle-mêle des objets, des spécimens d’animaux et des traditions orales.

Ce n’est que dans une phase ultérieure que Griaule et son équipe vont se sédentariser sur la falaise de Bandiagara et, en abandonnant le terme « habbé » qui était jusqu’alors utilisé par les Peuls pour désigner les populations païennes de cette région, vont « inventer » l’ethnie dogon et oblitérer le rapport de dépendance et la « chaîne de sociétés » unissant ces deux groupes de populations. Leiris utilise dans un premier temps le terme « habé », puis il introduit le terme « dogon » en déclarant qu’il s’agit « du nom véritable des Habé. Ce dernier mot – qui veut dire païens en langue peule – est le terme par lequel les désignent les musulmans ». Toutefois, M. Leiris ne nous indique ni la provenance ni le contexte d’utilisation du terme « dogon ».

Ainsi se met en place une fantasmagorie africaine ou une balkanisation de l’Afrique qui sera le ferment des revendications culturelles ultérieures. Les « païens » de Desplagnes deviennent les Dogons porteurs d’une riche cosmogonie qui alimentera plus tard les spéculations islamophobes de l’école anthropologique française et des intellectuels africains portés sur l’animisme.

Cet extrait est issu de l’Afrique des fantasmes (2025), de Jean-Loup Amselle, aux éditions Mimésis.

De même, les pratiques homosexuelles des jeunes de la falaise de Bandiagara seront gommées, au profit d’une homophobie largement répandue sur le continent africain. À cette homophobie correspondra du côté occidental le fantasme de la virilité constitutive du mâle africain et de la fécondité « exagérée » de la femme africaine, bref le fantasme du harem, qui représente une extension de l’orientalisme au sein de l’africanisme, conçu comme représentation du continent africain.

Certes, cette exposition du musée du Quai Branly n’embrasse pas la totalité de ces thèmes, mais elle constitue néanmoins un jalon de taille et un fil conducteur pour sortir l’Afrique de ses fantasmes à l’égard de l’Occident, tout comme elle devrait
permettre à l’Occident de déprendre de ses fantasmes à l’égard de l’Afrique.

L’Afrique et l’Occident se regardent chacun·e dans le miroir de l’autre et ce sont ces deux miroirs qu’il convient de briser.

The Conversation

Jean-Loup Amselle ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Occident et Afrique : sortir des fantasmes réciproques – https://theconversation.com/occident-et-afrique-sortir-des-fantasmes-reciproques-266643

Les adolescents confient-ils désormais leurs secrets aux intelligences artificielles ?

Source: The Conversation – in French – By Fabrice Lollia, Docteur en sciences de l’information et de la communication, chercheur associé laboratoire DICEN Ile de France, Université Gustave Eiffel

Si les adolescents se sont longtemps épanchés dans des journaux intimes, sur des blogs, ou dans des conversations entre amis, ils n’hésitent pas aujourd’hui à se confier à des intelligences artificielles. Une pratique à prendre en compte pour mieux en prévenir les risques.


Les grands modèles de langage comme ChatGPT et des plateformes spécialisées telles que Replika – où l’on peut personnaliser une IA en lui attribuant même un prénom, une voix – s’imposent peu à peu comme des confidents dans l’univers des adolescents. Toujours disponibles, capables de répondre sans jugement et de donner l’illusion d’une écoute attentive, ils séduisent des jeunes en quête de réconfort ou de conseils.

Cette apparente bienveillance n’est pas sans risques : dépendance affective, exposition à des réponses inadaptées, voire dangereuses, et fragilisation de la confidentialité des données personnelles.

Ce phénomène, encore largement sous-estimé, révèle l’émergence d’une nouvelle vulnérabilité qui appelle à une vigilance accrue. Comment comprendre que l’expression de l’intimité adolescente glisse vers ces dispositifs algorithmiques ? Et quelles en sont les implications communicationnelles, psychosociales et éthiques ?

Du journal intime au chatbot : mutation du support de la confidence

La confidence adolescente, longtemps inscrite dans le registre du journal intime, de l’échange entre amis, ou avec des adultes de confiance, migre aujourd’hui vers des artefacts techniques. On observe ici une forme de relation parasociale inversée où le chatbot donne l’illusion d’une réciprocité et d’une écoute bienveillante alors que ces réponses reposent uniquement sur des logiques algorithmiques.

Selon une enquête de Common Sens Media, près de 72 % des adolescents aux États-Unis ont déjà utilisé un « compagnon IA ». Plus de la moitié (52 %) en sont des usagers réguliers et 13 % en font un usage quotidien. Le divertissement (30 %) et la curiosité (28 %) dominent, mais une part significative touche à l’intime, la recherche de conseil (14 %) et surtout la capacité de confier l’indicible (12 %), c’est-à-dire ce qu’ils n’oseraient pas partager à leur entourage humain.

Ces données témoignent d’une omniprésence devenue presque invisible dans la vie quotidienne. Une étude récente confirme cette tendance en France. Elle révèle que 80 % des jeunes utilisent déjà l’intelligence artificielle dans leur quotidien, même si 93 % affirment qu’elle ne pourra jamais remplacer les interactions humaines.

Près d’un jeune sur cinq a testé des IA conversationnelles comme Character.Ai ou le chatbot MyAI de Snapchat. Ces dispositifs sont principalement utilisés comme « compagnons virtuels » (28 %) ou comme « coachs psychologiques » (16 %). Pour beaucoup d’adolescents, ils apparaissent comme un remède ponctuel à la solitude (35 %) ou à l’ennui (41 %).

Si les chiffres de l’étude indiquent que près de 75 % des adolescents ont déjà interagi avec un « compagnon virtuel IA », que ce soit pour discuter, pour flirter ou pour chercher un soutien émotionnel, ces usages relèvent de trois grandes fonctions :

  • la régulation émotionnelle (extérioriser l’anxiété, verbaliser ses doutes) ;

  • l’orientation pratique et intime (relations amoureuses, sexualité, conflits familiaux) ;

  • l’externalisation de soi (journalisation numérique, conversation sans jugement).

Ces pratiques concernent surtout les digital natives fortement connectés, mais aussi les adolescents qui hésitent à se confier à leurs proches. Par ailleurs, un sondage Odoxa signale que les plus jeunes font davantage confiance aux IA tandis que les plus âgés expriment une certaine vigilance.

On retrouve ici une logique classique décrite en sciences de l’information et de la communication où la technologie occupe l’espace laissé vacant par une communication interpersonnelle jugée insatisfaisante.

Des risques pluriels

Tout d’abord, il est démontré que certains adolescents développent de véritables attachements amoureux à l’IA, ce qui peut remodeler leurs attentes relationnelles et, donc, met en avant le risque affectif.

Le risque social est également à considérer dans la mesure où le recours massif aux chatbots peut isoler, habituant à ne plus accepter la contradiction due à l’entrée dans des bulles de filtres confirmant les affirmations.

Ensuite, les recherches ont montré que les LLM produisent parfois des réponses biaisées ou erronées appelées « hallucinations », ce qui renforce les risques de mauvaises orientations.

La médiatisation de cas impliquant des incitations à la violence ou au suicide par des chatbots souligne les risques critiques liés à ces technologies. Ces épisodes montrent que l’interaction avec une IA conversationnelle peut devenir un facteur aggravant pour des publics vulnérables et, notamment, pour les mineurs et pour les personnes atteintes de troubles psychiques sévères.

De plus, les confidences partagées exposent à des enjeux de vie privée et de traçabilité numérique, problématiques accentuées par l’âge et par la méconnaissance des conditions d’usage alimentant ainsi le risque informationnel.

Les adolescents exposent désormais leur intimité à des dispositifs algorithmiques conçus par des acteurs privés dont la finalité n’est pas l’accompagnement psychologique, mais la captation et la valorisation de données. La recherche montre que la mémoire numérique est toujours orientée dans la mesure où elle conserve, filtre et reconfigure les traces. En l’espèce, elle archive et met en forme la subjectivité adolescente, ce qui interroge profondément la construction identitaire et relationnelle des jeunes.

Face à ce constat, l’interdiction pure et simple apparaît illusoire. Trois pistes d’action semblent plus pertinentes :

  • un encadrement technique visant à intégrer des garde-fous spécifiques pour mineurs (redirection vers des ressources humaines, modérations renforcées) ;

  • une éducation à la communication permettant d’apprendre à décoder et à contextualiser ces usages à destination des jeunes, des enseignants et des parents ;

  • une gouvernance partagée associant familles, enseignants, institutions de santé et plateformes pour co-construire des normes adaptées.

Vers une intimité sous influence

Le recours massif aux intelligences artificielles met en jeu non seulement le développement psychologique des jeunes, mais aussi la reconfiguration des régimes de confiance de nos sociétés. L’authenticité de la relation humaine cède le pas à une forme de relation parasociale artificielle façonnée par des logiques techniques et économiques.

Face à ce basculement, trois chantiers apparaissent incontournables :

  • le chantier scientifique afin de documenter rigoureusement l’ampleur et l’effet de ces usages ;

  • le chantier pédagogique afin de doter les jeunes d’une littératie émotionnelle et numérique adaptée

  • le chantier politique pour encadrer les pratiques des plates-formes et préserver les droits des mineurs.

La question n’est donc pas de savoir si les adolescents vont continuer à se confier aux IA (c’est déjà le cas) mais plutôt de déterminer dans quelles conditions cette confidence peut être entendue sans devenir un risque majeur pour leur autonomie et leur santé psychique.

The Conversation

Fabrice Lollia ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Les adolescents confient-ils désormais leurs secrets aux intelligences artificielles ? – https://theconversation.com/les-adolescents-confient-ils-desormais-leurs-secrets-aux-intelligences-artificielles-266004

Retour du loup : sociologie d’un grand remue-ménage

Source: The Conversation – in French – By Antoine Doré, Sociologue des sciences, techniques et politiques environnementales et agricoles., Inrae

Alors que les appels à renouer avec le sauvage se multiplient, la place du loup est devenue une question éminemment politique. Comment cohabiter avec le grand prédateur, et que cela signifie-t-il à tous les niveaux ? Dans « Politiques du loup. Faire de la sociologie avec des animaux », à paraître le 15 octobre 2025 aux Presses universitaires de France, le sociologue Antoine Doré (Inrae) revient sur la complexité de notre rapport au vivant, constitué d’un écheveau de liens complexes formés historiquement et socialement. Nous reproduisons ci-dessous un extrait de son introduction.


Plusieurs dizaines d’années après leur disparition, les loups sont de retour dans des contrées d’Europe et d’Amérique du Nord desquelles ils avaient été éradiqués. Au milieu des frénésies de la modernité, des raffuts du monde industriel et du grand saccage des milieux de vie, une espèce réapparaît : moment suspendu… entre espoir fragile et modeste soulagement devant les manifestations d’une nature qui reprend ses droits.

Dans le quotidien des champs, au milieu des frémissements du bétail et du fourmillement des vies pastorales, surgit une bête : instants de stupeur… profonde incompréhension et montées de colère face aux signes de délitement d’un monde familier dans lequel on ne se reconnaît plus.

Les réactions contrastées suscitées par le retour du prédateur ont quelques points communs. Elles témoignent d’une attention à l’habitabilité des lieux, que les prédateurs viennent tantôt enrichir, tantôt dégrader, selon les points de vue. Elles rappellent également à quel point les conditions d’existence de tout un chacun sont intimement intriquées avec la présence des autres. Non seulement avec la présence des autres humains, mais également avec celle des animaux qui peuplent les endroits où l’on vit.

Parce que se situer dans le monde revient à tisser des relations avec un ensemble d’entités matérielles et symboliques. Certaines, auxquelles sont reconnues des capacités à éprouver subjectivement les choses, occupent une position particulière. Car elles habitent le monde. Elles en ont une expérience. Vivre avec elles, c’est donc cohabiter. Les façons d’être au monde sont ainsi étroitement liées aux entités non humaines (notion mise à l’honneur en sciences sociales par la théorie de l’acteur-réseau, issue des Science and Technology Studies, selon laquelle la société ne se réduit pas aux humains), en particulier aux animaux.




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Vivant-matière, Vivant-personne et vivants sauvages

Bien sûr, ces derniers ne tiennent pas une place équivalente dans la vie de tous. Un nombre croissant de personnes vivent des animaux sans vivre avec. Ceux-ci s’apparentent alors à ce que le sociologue André Micoud appelle du vivant-matière : des organismes désingularisés, souvent invisibles de leurs principaux usagers finaux, confinés dans des ateliers de productions intensives et des laboratoires de recherche.

Dans la taxonomie proposée par ce sociologue, le vivant-matière s’oppose au vivant-personne, qui désigne au contraire des animaux dotés d’identités singulières, façonnées par des attachements affectifs et des relations bienveillantes. Là où A. Micoud identifie deux pôles d’un continuum en tension, l’anthropologue Charles Stépanoff distingue pour sa part « deux formes originales de traitement des animaux [qui] se sont […] généralisées à une époque récente » : l’animal-matière et l’animal-enfant. Mais plus que des réalités empiriques « pures », ces deux figures s’apparentent davantage à des avatars de la pensée des modernes.

Les loups ont ceci de particulier et d’intéressant qu’ils surgissent dans les interstices de cette modernité occidentale, là où des personnes partagent leur vie avec des animaux selon des modalités bien différentes. Ici, les brebis tiennent une place irréductible à une simple fonction de production. Les relations aux chiens – de conduite ou de protection des troupeaux, de chasse, etc. – ne se résument pas à des rapports familiers. S’ils mangent et s’ils dorment parfois aux côtés des humains, ils partagent également avec eux le travail.

Et puis il y a les animaux que l’on chasse, ceux que l’on observe, ceux que l’on protège et dont on prend soin sans pour autant les apprivoiser. Se situer par rapport à ces bêtes relève d’enjeux complexes. Cela engage des rapports hétérogènes à l’environnement. Cela instaure également des positions différenciées dans l’espace social.

Car autour de ces animaux s’établissent des relations entre les habitants des territoires. Et les crises provoquées par les loups naissent bien souvent d’une perturbation de l’équilibre des attachements entre les habitants humains et non humains de ces territoires recolonisés par le prédateur. S’y écharper à propos des loups, c’est toujours aussi se disputer sur la relation qui convient à tout un cortège d’autres animaux.

Une multitude de perceptions sociales

Isabelle Arpin l’a bien montré dans une enquête sur la place de la faune sauvage dans la vie des gens de la Vanoise (Parc national situé dans le département de la Savoie, ndlr). Quand la sociologue amorce son enquête, les loups n’y ont pas réapparu. En écoutant les gens parler des animaux et en observant les activités qui les relient à ces derniers, elle distingue deux mondes :

  • d’un côté, celui des éleveurs, des chasseurs de chamois et d’une première génération de garde-moniteurs du parc national ;

  • de l’autre, celui des naturalistes, des protecteurs de la nature, d’une nouvelle génération de garde-moniteurs et autres agents du parc national.

Le premier, composé principalement des « gens d’ici », est resserré dans l’espace et le temps. Les récits qui y circulent décrivent avec précision la vie quotidienne dans ces lieux, une vie partagée avec la faune, structurée autour de l’opposition entre le sauvage et le domestique. On y accorde une attention particulière à l’abondance et à la rareté des espèces, aux craintes et à la distance que les animaux conservent à l’égard des humains.

Les bouquetins y sont par exemple considérés comme suspects et de peu d’intérêt. Ils sont nombreux et peu craintifs, ce qui les apparente alors anormalement à des animaux domestiques. Les mouflons, au contraire, restent plutôt rares et éloignés des humains. Ils sont ainsi mieux appréciés en tant qu’authentiques animaux sauvages.

Les bouquetins (ici, en Vanoise) sont souvent considérés comme inintéressants par les habitants locaux du fait de leur nombre élevé et de leur nature peu craintive. Mais les visiteurs, au contraire, les apprécient pour leur caractère indigène.
Ibex73/WikiCommons, CC BY-SA

Le second monde, composé surtout des « gens d’ailleurs », est plus vaste et diffus. On y traverse des époques reculées, des espaces lointains, entre des récits de voyage naturaliste à l’étranger et un intérêt pour la longue histoire des espèces sauvages. L’opposition du naturel et de l’artificiel y prédomine, mettant en jeu l’appréciation du caractère autonome et autochtone des animaux. Les bouquetins y sont appréciés en tant qu’animaux naturels, car indigènes aux lieux, tandis que les mouflons au contraire y sont moins bien considérés du fait de leur origine anthropique, l’espèce ayant été introduite au XIXe siècle, puis dans les années 1950.

On découvre, au fil des récits et des pratiques des habitants de la Vanoise, le rôle de quelques animaux dans la construction, la naturalisation ou la subversion d’oppositions structurantes entre les « gens d’ici » et les « gens d’ailleurs », mais aussi entre les femmes et les hommes, entre les générations ou encore entre les « profanes » aux savoirs empiriques ancrés dans l’expérience vécue et les « experts » dont les connaissances de terrain s’appuient aussi sur des savoirs livresques ou institutionnalisés.




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Un équilibre fragile bousculé

Avant que les loups ne reviennent en Haute-Maurienne (Savoie) à l’automne 1997, quelques années après leur découverte dans le Mercantour (Alpes-Maritimes), les membres de ces deux mondes coexistent de manière relativement stable et pacifique. Ils parviennent à s’éviter en se partageant les animaux.

Les naturalistes s’attachent par exemple davantage aux bouquetins et les chasseurs aux chamois. L’accès aux animaux est également distribué dans le temps et l’espace, à travers la mise en place de périodes de chasse ou la définition de zones réglementées instituant une partition géographique des activités qui gravitent autour d’eux.

La coexistence n’est pas toujours facile cependant. Les catégories qui façonnent ces mondes s’avèrent parfois instables. Ces mondes réussissent toutefois à ménager des compromis face à l’émergence de nouveaux problèmes liés à la réapparition ou à l’augmentation des effectifs d’espèces comme les grands herbivores, les lynx, les grands rapaces ou encore les sangliers.

Jusqu’au retour du loup, l’attention se porte plutôt sur d’autres espèces, comme les grands herbivores, les lynx, les grands rapaces (ici, un gypaète barbu) ou les sangliers.
Noël Reynolds/Wikicommons, CC BY-SA

C’est alors que les loups surgissent et viennent bouleverser ce modus vivendi. Un sentiment de vulnérabilité plus brutal et plus insoutenable gagne en particulier les éleveurs et bergers confrontés aux attaques de leurs troupeaux, tandis que la protection des loups est identifiée par certains naturalistes comme un combat capital pour la préservation de la nature en général. Dès lors, ainsi que le souligne I. Arpin :

« La crise éclate parce que la venue des loups exaspère les tensions accumulées et met fin à un équilibre fragile entre les deux mondes. »

De nouveaux liens se créent entre des mondes qui doivent désormais composer ensemble. Les oppositions sauvage/domestique et naturel/artificiel sont brouillées : les loups deviennent l’archétype du sauvage pour les « gens d’ailleurs » et le comble de l’artifice pour les « gens d’ici » dont une majorité considère qu’ils ont été réintroduits secrètement par des « écologistes ». À l’arrivée du prédateur, les mondes globalement structurés se dissipent pour prendre la forme de réseaux conflictuels :

« L’ordre […] cède la place au désordre, les certitudes aux incertitudes, les savoir-faire maîtrisés aux improvisations. »

La propagation politique des loups

Si les études en sciences sociales ont bien documenté les turbulences locales provoquées par la présence des loups – lesquelles poussent à inventer des manières d’habiter les territoires –, on sait encore peu de choses de leur étonnante propagation politique.

Alors qu’avec nombre d’animaux, la cohabitation reste une affaire d’ajustements circonscrits aux bêtes et aux personnes directement engagées dans la situation, on est dans le cas des loups face à des négociations d’un type très différent. Les bouleversements locaux débordent des territoires concernés et affectent finalement une large part de la population nationale soucieuse du sort réservé aux loups ou aux moutons, aux éleveurs, aux mouflons, aux chasseurs, etc. Les destinées d’une multiplicité d’humains et de non-humains se trouvent inextricablement reliées à celle des loups, mais dans des sens très divers et antagonistes. De sorte que les modes de régulation locale des conflits, qui s’inventaient autour des problèmes liés par exemple aux sangliers, aux marmottes, ou aux bouquetins, apparaissent inappropriés pour faire face à l’ampleur de la crise engendrée par les loups.

Les réseaux constitués des humains et des non-humains directement affectés par le retour des loups ne parviennent plus à s’articuler. La définition des modalités de prise en charge des conséquences heureuses ou malheureuses liées à ces nouveaux venus fait l’objet d’une multitude de questions.

Ces questions circulent des territoires ruraux confrontés à la présence de ces prédateurs jusque dans les grands médias nationaux, au Parlement, ou encore dans les tribunaux : qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Combien sont-ils ? Comment les protéger ? Comment s’en protéger ? Que valent-ils ? Que coûtent-ils et à qui ? Comment les accueillir ? Comment s’en prémunir ?

Aucun compromis local ni aucune solution scientifique, technique, juridique ou administrative ne permet de répondre de manière satisfaisante aux problèmes qui se posent.

Les acteurs désorientés – les protecteurs comme les détracteurs du prédateur – se mobilisent alors pour chercher le soutien d’alliés extérieurs susceptibles de les aider à constituer une force de résolution de la crise qu’ils traversent et qui affecte ce à quoi ils tiennent. Dans les pays où les loups réapparaissent, l’annonce publique de leur retour fait grand bruit. L’événement s’impose comme un problème public sur lequel les habitants de toute la nation sont invités à s’exprimer. En France, le retour des loups donne lieu par exemple à un sondage Sofres commandé par le ministère de l’environnement en mai 1995 : 79 % des personnes interrogées s’y déclarent favorables.

Les réseaux locaux, qui se sont substitués aux mondes articulés, s’étendent au-delà de celles et ceux qui sont immédiatement concernés par le retour des loups. Ils forment ainsi des publics, c’est-à-dire des groupes d’individus qui, sans être directement affectés par la présence du prédateur, s’en trouvent pourtant sérieusement concernés (en reprenant la définition du « public » forgée par John Dewey :

« Ceux qui sont indirectement et sérieusement affectés en bien ou en mal forment un groupe suffisamment distinct pour requérir une reconnaissance et un nom. Le nom sélectionné est le public. »

Dans cette perspective, j’entends par « politique » un type d’expérimentation des problèmes, dont la trajectoire engage à un moment donné une prise en charge par des publics, c’est-à-dire par des personnes qui sont indirectement concernées, mais sérieusement affectées par ces derniers.

La présence des loups s’affirme alors comme une question plus politique que jamais. C’est à l’étude de ces formes intrigantes de propagation politique des loups que ce livre est consacré.




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The Conversation

Antoine Doré ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Retour du loup : sociologie d’un grand remue-ménage – https://theconversation.com/retour-du-loup-sociologie-dun-grand-remue-menage-266605

Et si l’alcool disparaissait de la planète ?

Source: The Conversation – France in French (3) – By Mickael Naassila, Professeur de physiologie, Directeur du Groupe de Recherche sur l’Alcool & les Pharmacodépendances GRAP – INSERM UMR 1247, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)

Que se passerait-il si la consommation d’alcool s’arrêtait totalement, partout ? ou si, scénario dystopique pour les uns, utopique pour les autres, les boissons alcoolisées disparaissaient totalement de la planète ?


Dans le Meilleur des mondes, publié en 1932, l’écrivain britannique Aldous Huxley imagine une société sans alcool, mais sous l’empire d’une autre drogue : le « soma ». Ce terme, emprunté aux textes védiques indiens où il désignait une boisson sacrée, devient sous sa plume une substance de synthèse parfaite, sans effets secondaires, qui maintient la population dans une soumission heureuse. L’absence d’alcool compensée par un contrôle chimique des émotions…

Sans aller jusqu’à un tel scénario, que se passerait-il dans nos sociétés si l’alcool, subitement, cessait d’être consommé ? Quelles seraient les conséquences pour la santé et, plus largement, pour la société ?

Prêtons-nous à ce petit exercice intellectuel, pour tenter de prendre la mesure de la place qu’occupe l’alcool dans nos vies…

Augmentation de l’espérance de vie en bonne santé

Si l’alcool disparaissait demain, on constaterait tout d’abord une diminution de la mortalité et une augmentation de l’espérance de vie en bonne santé.

Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), en 2019, l’alcool était responsable de 2,6 millions de décès par an dans le monde, soit 5 % de la mortalité globale. La classe d’âge 20-39 ans est par ailleurs celle qui enregistre la proportion la plus élevée de décès attribuables à l’alcool, soit 13 %.

En France, l’alcool provoque 41 000 décès par an dont 16 000 par cancers, 9 000 par maladies cardiovasculaires et 6 800 par maladies digestives). Une étude publiée dans la revue scientifique médicale The Lancet en 2018 suggère qu’il n’existe pas de seuil de consommation sans risque pour la santé : dès un seul verre consommé par jour, les années de vie en bonne santé diminuent.

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Moins de jeunes mourraient à cause de l’alcool

L’alcool est la première cause évitable de mortalité chez les moins de trente ans. Près d’un décès sur cinq chez les hommes de 25 à 29 ans est attribuable à l’alcool.

Avant 40 ans, les causes principales sont les accidents et les suicides, tandis qu’à partir de la quarantaine dominent les maladies chroniques comme la cirrhose.

La suppression totale de l’alcool réduirait donc directement la mortalité prématurée.

Diminution des accidents de la route et des suicides

Un monde sans alcool s’accompagnerait aussi d’une réduction rapide des accidents de la route. En 2024, sur les routes de France, l’alcool était en effet responsable de près d’un accident mortel sur quatre.

Diffusé pendant l’Euro pour lutter contre l’alcool au volant, ce spot belge est féroce.

En France, les infractions liées à l’alcool, surtout la conduite sous l’empire de l’alcool, représentent près d’un tiers des condamnations pour infractions routières avec, en 2019, 87 900 condamnations.

Leur poids considérable a conduit les tribunaux à recourir massivement à des procédures simplifiées pour désengorger le système judiciaire, preuve que ces affaires constituent une part majeure et récurrente du contentieux pénal.

Moins de violences, moins de féminicides et désengorgement du système judiciaire

L’alcool est directement lié à la violence, et les affaires judiciaires impliquent souvent l’alcool. En France, l’analyse des données recueillies par questionnaire auprès de plus de 66 000 étudiants et étudiantes des universités indique que l’alcool est un facteur déterminant des violences sexistes et sexuelles dans ce milieu. Plus de la moitié des violences sexistes et/ou sexuelles ainsi recensées implique une consommation d’alcool dans le cadre de la vie universitaire.

Une étude réalisée en Afrique du Sud a par ailleurs montré que les périodes d’interdiction totale de vente d’alcool pendant la pandémie de Covid-19 ont coïncidé avec une baisse de 63 % des féminicides, comparées aux périodes sans restriction.

Diminution du nombre de suicides

De façon peut-être plus surprenante, si l’alcool venait à disparaître, on pourrait aussi s’attendre à une diminution substantielle des suicides. Comme l’ont montré des études récentes, l’alcool augmente significativement le risque de mort par suicide, et ce, quel que soit le genre considéré.

La consommation d’alcool est désormais un facteur de risque reconnu pour le suicide, à la fois à court terme (par intoxication, impulsivité, perte de contrôle) et à long terme (par le développement d’un isolement social dû à la consommation excessive ou à la dépendance, par le développement d’une dépression ou encore de troubles mentaux associés).

Photo d’une jeune femme à l’air pensif et triste assise au bord d’un trottoir avec une bouteille et un verre posés à côté d’elle
La consommation d’alcool est un facteur de risque reconnu du suicide.
Unsplash/Velik Ho, FAL

Une méta-analyse (revue systématique de littérature suivie d’une analyse statistique portant sur les données des études sélectionnées, ndlr) a ainsi établi que chaque hausse d’un litre par habitant par année de la consommation d’alcool pur est associée à une augmentation de 3,59 % du taux de mortalité par suicide.

Rappelons qu’en 2023, les volumes d’alcool pur mis en vente en France – en diminution par rapport aux années précédentes – s’établissaient encore à 10,35 litres par habitant âgés de 15 ans et plus.

Moins de maladies et des services d’urgences et des hôpitaux moins engorgés

Si la consommation d’alcool venait à s’arrêter, les services des urgences seraient beaucoup moins encombrés. Des études réalisées en France estiment, en effet, qu’environ 30 % des passages aux urgences seraient liés à l’alcool. On imagine bien ce que cela pourrait changer quand on connaît les difficultés de fonctionnement auxquelles font actuellement face les services d’urgence.

Par ailleurs, la consommation d’alcool étant responsable de plus de 200 maladies, l’arrêt de sa consommation diminuerait leur prévalence, et donc les hospitalisations associées.

Les chiffres de 2022 indiquent que 3,0 % des séjours hospitaliers en médecine, en chirurgie, en obstétrique et en odontologie, que 6,6 % des journées en soins de suite et de réadaptation et que 10,0 % des journées en psychiatrie étaient considérés comme étant en lien avec des troubles de l’usage d’alcool. Par rapport aux chiffres de 2012, on constate une diminution du nombre de séjours pour alcoolisation aiguë ainsi qu’une hausse du recours pour alcoolodépendance. En psychiatrie, le nombre de journées d’hospitalisations a baissé en 2022 par rapport à 2012, tandis qu’en soins de suite et de réadaptation, la durée de prise en charge s’est allongée.

Le coût de ces hospitalisations était estimé en 2022 à 3,17 milliards d’euros, soit 4,2 % des dépenses totales d’hospitalisations (contre 3,6 % de l’ensemble des dépenses hospitalières en 2012).

Enfin, la disparition de l’alcool mettrait aussi fin aux troubles du spectre de l’alcoolisation fœtale (TSAF). Chaque année en France, environ 8 000 enfants naissent avec des séquelles dues à l’exposition prénatale à l’alcool.

Ces troubles entraînent des handicaps cognitifs et comportementaux durables, des difficultés scolaires et une surmortalité précoce. La disparition de ce syndrome représenterait un gain immense en vies sauvées, en qualité de vie et en coûts évités pour le système de santé, l’éducation et le médico-social.

Ce que l’on gagnerait chaque année sans alcool :

  • 41 000 vies sauvées en France (2,6 millions dans le monde) ;
  • 8 000 enfants épargnés des troubles de l’alcoolisation foetale ;
  • Plusieurs milliers de suicides évités (15 %–20 % liés à l’alcool) ;
  • 2 400 accidents routiers mortels en moins en France ;
  • 246 000 hospitalisations évitées, soit un soulagement majeur pour les services d’urgence ;
  • 102 milliardsd’euros économisés en coûts sociaux, soit 4,5 % du PIB français ;
  • Une justice désengorgée, débarrassée d’une grande partie des infractions routières et violences liées à l’alcool.

Et que se rassurent ceux qui s’inquièteraient du fait que la disparition de l’alcool pourrait nous priver d’hypothétiques bénéfices, tels qu’un quelconque effet protecteur d’une consommation modérée, notamment sur le cœur. Les conclusions des travaux à l’origine de cette rumeur sont désormais largement remises en cause… En revanche, arrêter l’alcool présente de nombreux avantages.

Arrêter de boire : de nombreux bénéfices

Révélés par les campagnes Un mois sans alcool comme le Défi de janvier (le « Dry January » à la française), les bénéfices observés à l’arrêt de la consommation sont très nombreux. Sans alcool, on se sent beaucoup mieux et notre corps nous dit merci !

Parmi les effets les plus notables et rapportés dans des enquêtes déclaratives figurent des améliorations du bien-être et de la qualité de vie. Les personnes interrogées indiquent notamment mieux dormir, se sentir plus en forme, avoir plus d’énergie. Elles constatent qu’elles ont perdu du poids, et ont vu leur teint et leur chevelure s’améliorer.

Elles déclarent également avoir fait des économies. Pour s’en faire une idée : il a été estimé qu’en moyenne, lors de la campagne de 2024 du Défi de Janvier, les participants économisent 85,2 €.

Les paramètres physiologiques s’améliorent aussi. Parmi les bénéfices à l’arrêt de l’alcool, on peut citer un moindre risque de résistance à l’insuline, une meilleure élasticité du foie, une meilleure homéostasie du glucose (glycémie), une amélioration du cholestérol sanguin, une diminution de la pression artérielle et même une diminution des marqueurs sanguins du cancer. Du point de vue cognitif sont rapportées des améliorations en termes de concentration et de performance au travail.

Mais l’alcool, objecteront certains, n’est pas qu’une molécule psychoactive : il est aussi un rituel social universel. Partager un verre est un marqueur d’appartenance, de convivialité, voire de célébration. Sa disparition obligerait à réinventer nos codes sociaux.

Réinventer nos liens sociaux

On l’a vu, aucune consommation d’alcool, quelle qu’en soit la quantité, n’améliore la santé. Sa disparition n’aurait, du point de vue médical, que des bénéfices. En revanche, c’est tout un ensemble d’usages culturels et économiques qu’il nous faudrait réinventer.

En société, il nous faudrait consommer autrement et autre chose. Pourquoi pas des mocktails (cocktails sans alcool imitant les cocktails alcoolisés traditionnels) ou d’autres boissons sans alcool, telles par exemple que des boissons fermentées sans éthanol comme le kombucha ou le kéfir ?

Parmi les alternatives à l’alcool, certains explorent même la mise au point de molécules de synthèse qui mimeraient les effets désinhibiteurs de l’alcool, sans ses méfaits métaboliques…

Une fiction qui éclaire une réalité quelquefois désastreuse

L’exercice de pensée auquel s’essaye cet article ne doit pas être confondu avec la prohibition, dont l’échec historique aux États-Unis a montré les limites. Il s’agit plutôt de recourir à la fiction pour interroger notre rapport collectif à l’alcool.

Derrière son image conviviale, cette substance reste l’un des premiers facteurs de mortalité évitable, de maladies et de souffrances sociales. Imaginer sa disparition permet d’ouvrir un débat sur la réduction des risques, le développement d’alternatives, et une transformation culturelle de nos rituels sociaux.

Et pour ceux qui ont peur de devenir « chiants » en soirée s’ils arrêtent l’alcool ? J’ai exploré cette question dans mon dernier livre (voir ci-dessous), et la réponse est… non !

D’ailleurs, la non-consommation semble devenir de plus en plus acceptable socialement. Un nombre croissant de personnes ne consomment plus d’alcool en France. On note ces dernières années une baisse de la plupart des indicateurs liés à la vente et à l’usage de l’alcool en France. Chez les lycéens par exemple, les non-consommateurs (qui n’ont jamais expérimenté l’alcool), sont passés de 15 % en 2018 à 31,7 % en 2022.

Enfin, le Défi de janvier rencontre aussi un réel succès. Selon un sondage Panel Selvitys publié en février 2024, 5,1 millions de personnes y ont participé en 2024, et un nombre croissant de participants se sont inscrits en ligne : on a enregistré 75 % d’augmentation par rapport à 2023.

Tout porte à croire que l’idée de faire la fête sans alcool (et de rester drôle quand même !) est en train de faire son chemin…


Pour en savoir plus

Mickael Naassila, J’arrête de boire sans devenir chiant. Le guide pour changer sa relation à l’alcool et préserver sa santé, éditions Solar, 2025.

The Conversation

Mickael Naassila est Président de la Société Française d’Alcoologie (SFA) et de la Société Européenne de Recherche Biomédicale sur l’Alcoolisme (ESBRA); Vice-président de la Fédération Française d’Addictologie (FFA) et vice-président junior de la Société Internationale de recherche Biomédicale sur l”Alcoolisme (ISBRA). Il est membre de l’institut de Psychiatrie, co-responsable du GDR de Psychiatrie-Addictions et responsable du Réseau National de Recherche en Alcoologie REUNIRA et du projet AlcoolConsoScience. Il a reçu des financements de l’ANR, de l’IReSP/INCa Fonds de lutte contre les addictions.

ref. Et si l’alcool disparaissait de la planète ? – https://theconversation.com/et-si-lalcool-disparaissait-de-la-planete-264598

Entretien avec Shimon Sakaguchi, prix Nobel de médecine 2025

Source: The Conversation – in French – By Gemma Ware, Host, The Conversation Weekly Podcast, The Conversation

Dans les années 1980, Shimon Sakaguchi, alors jeune chercheur en immunologie, peinait à obtenir des financements pour ses recherches. Aujourd’hui, ses travaux pionniers, qui ont permis de lever le voile sur la façon dont notre système immunitaire détermine à quoi s’attaquer (et à quel moment), viennent d’être récompensés par le prix Nobel de physiologie ou médecine. Dans cet entretien, il revient sur cette découverte majeure et ses implications médicales.


Le 6 octobre 2025, le Japonais Shimon Sakaguchi et les Américains Mary Brunkow et Fred Ramsdell se sont vus décerner le prix Nobel de physiologie ou médecine pour leurs travaux sur les lymphocytes T régulateurs (aussi appelés lymphocytes Treg), une classe particulière de cellules immunitaires qui empêchent notre système immunitaire de s’en prendre à notre propre corps.

Dans cet épisode du podcast The Conversation Weekly, Shimon Sakaguchi nous raconte comment il est parvenu à cette découverte, ainsi que son intérêt médical.

La transcription en francais de ce podcast est disponible en bas de cette page.


L’histoire commence par une intuition, née à la suite d’expérimentations réalisées par des collègues de Shimon Sakaguchi, au sein de l’Institut de recherche sur le cancer d’Aichi, à Nagoya. Ces derniers avaient procédé à l’ablation du thymus des souris nouvellement nées, trois jours après leur naissance. On savait déjà à cette époque que ce petit organe, situé derrière le haut du sternum chez l’être humain, jouait un rôle important dans le développement de l’autotolérance immunitaire. C’est en effet dans le thymus que les lymphocytes T qui risqueraient de s’attaquer à l’organisme sont isolés et détruits.

Si l’on retire le thymus d’une souris normale pendant la période néonatale, il semblait logique de s’attendre à ce qu’elle présente une déficience immunitaire, car ses lymphocytes auraient dû avoir disparu. Mais c’est exactement le contraire qui s’est produit chez les souris dont on avait ôté le thymus : elles ont développé des maladies auto-immunes, autrement dit des maladies au cours desquelles le système immunitaire s’en prend au corps qu’il est censé protéger. Ces maladies se sont avérées très similaires à celles observées chez l’être humain.

Ce résultat a intrigué Shimon Sakaguchi. En effet, contrairement aux souris opérées par ses collègues, les patients victimes de maladies auto-immunes possèdent toujours leur thymus. Le chercheur a alors émis l’hypothèse de l’existence d’un mécanisme commun entre les deux situations, qui expliquerait à la fois la survenue de maladies auto-immunes spontanées chez l’être humain, et le fait que des souris auxquelles on a enlevé le thymus développent néanmoins des maladies auto-immunes.

Via une nouvelle expérience, Shimon Sakaguchi a tenté d’empêcher l’emballement du système immunitaire de souris dépourvues de thymus. Pour cela, il a prélevé des lymphocytes T sur des souris génétiquement identiques aux souris opérées, et les a réinjectées à ces dernières. Ainsi traitées, les souris sans thymus ne développaient plus de maladie auto-immune. Conclusion du chercheur : « Cela suggérait qu’il devait exister une population de lymphocytes T capable d’empêcher le développement de ces maladies ».

Mais dans les années 1980, obtenir des fonds pour mener de telles recherches n’était pas chose aisée, car « la communauté des spécialistes en immunologie était très sceptique quant à l’existence de telles cellules », explique Shimon Sakaguchi. Parti pour plusieurs années aux États-Unis, le chercheur reconnaît avoir eu « beaucoup de chance » lorsqu’une fondation privée a accepté de soutenir ses travaux.

Dix ans de recherche supplémentaires ont été nécessaires avant qu’il puisse publier, en 1995, un article scientifique relatant sa découverte des lymphocytes T régulateurs. On sait aujourd’hui que ceux-ci sont en quelque sorte les agents de sécurité de l’organisme. Ils contrôlent les réactions indésirables et maintiennent l’équilibre du système immunitaire via un processus appelé tolérance périphérique. Leur dysfonctionnement peut être à l’origine de maladies auto-immunes. Les travaux ultérieurs de Shimon Sakaguchi et de ses co-récipiendaires du prix Nobel, Mary Brankow et Fred Ramsdell, ont permis de découvrir le gène Foxp3, qui contrôle spécifiquement les lymphocytes Treg.

Des maladies auto-immunes aux cancers, un fort potentiel

Au début de sa carrière,Shimon Sakaguchi s’intéressait aux maladies auto-immunes et à leurs origines. « Mais au fil de mes recherches, nous avons progressivement compris que les lymphocytes Treg constituaient un sujet plus important », souligne-t-il. On sait désormais que ces cellules sont impliquées dans la manière dont se développent les cancers, ainsi que dans la tolérance du greffon, en cas de transplantation d’organe.

Shimon Sakaguchi et ses collaborateurs travaillent également sur de nouvelles façons d’exploiter les lymphocytes Treg à des fins thérapeutiques, ainsi que sur la mise au point de protocoles permettant de convertir les lymphocytes T « auto-agressifs » en lymphocytes Treg, ce qui permettait espèrent de cibler spécifiquement les maladies auto-immunes dont ils sont responsables.

Son espoir est que, parmi les nombreux essais cliniques actuellement en cours dans le domaine de l’immunothérapie anticancéreuse en lien avec ces travaux, certains aboutissent à des solutions concrètes pour améliorer la prise en charge des patients. Il est également fasciné par de récents résultats de recherche qui suggèrent que les lymphocytes Treg seraient aussi impliqués dans les maladies liées à l’inflammation. Pour influer sur le potentiel de réparation des tissus endommagés, il pourrait être intéressant d’agir sur eux : « Les maladies neurodégénératives telles que la maladie d’Alzheimer ou la maladie de Parkinson sont associées à une inflammation. En ciblant uniquement ce type d’inflammation, nous pourrions peut-être [parvenir à] arrêter la progression de la maladie ou la retarder. Nous espérons que cette piste s’avérera réelle », conclut-il.


Cet épisode de The Conversation Weekly a été produit par Mend Mariwany et Katie Flood et est animé par Gemma Ware. Le mixage et la conception sonore ont été réalisés par Michelle Macklem et la musique du générique par Neeta Sarl.


Traduction française :


TC : Notre système immunitaire est une merveilleuse mécanique. Il est composé de nombreuses composantes qui interagissent, en particulier les anticorps et les lymphocytes T (des cellules immunitaires de type « globules blancs » qui interviennent à la fois dans la destruction des cellules infectées, la coordination de la réponse immunitaire et la mémorisation des infections). Ils nous protègent lorsque nous contractons une infection virale comme le Covid-19 ou la grippe, ou lorsque la consommation d’un curry douteux déclenche une intoxication alimentaire.

Mais chez certaines personnes, le système immunitaire dysfonctionne et s’emballe. Au lieu de cibler les bactéries ou les virus qui les menacent, il s’attaque à leur organisme, s’en prenant à leurs propres cellules. Quand cela arrive, des maladies auto-immunes peuvent se développer, telles que la polyarthrite rhumatoïde ou le diabète de type 1.

Comment notre système immunitaire sait-il contre quoi se battre, et à quel moment le faire ? Dans les années 1980, les scientifiques pensaient avoir trouvé la réponse. Ils avaient découvert que, lorsque de nouveaux lymphocytes T sont créés dans notre thymus (un petit organe situé à l’arrière de la partie supérieure du sternum), ceux qui risquent d’attaquer nos propres tissus sont éliminés. Les lymphocytes T survivants sont ensuite relâchés dans notre corps, où ils n’attaquent que les intrus. Ce concept est appelé la « tolérance au soi ».

Mais un jeune scientifique japonais, Shimon Sakaguchi, ne s’est pas satisfait de cette explication. Il a décidé de creuser davantage. Il soupçonnait que des lymphocytes T « auto-agressifs » pouvaient parvenir à s’échapper du thymus et se répandre dans l’organisme. Selon lui, un autre mécanisme existait pour faire face à ce cas de figure et contrôler lesdits lymphocytes T. Ce mécanisme fondamental aurait aussi expliqué la survenue de maladies auto-immunes spontanées chez l’être humain.

Il s’avère que Sakaguchi avait raison. En début de semaine, il a été l’un des trois scientifiques récompensés par le prix Nobel de médecine ou physiologie 2025 pour leur découverte des lymphocytes T régulateurs, appelés Treglymphocytes Treg.

Ces cellules immunitaires d’un type particulier sont en quelque sorte des gardes du corps de l’organisme ; leur rôle est d’aider à maintenir le système immunitaire en équilibre. Désormais, ces recherches alimentent des essais cliniques destinés à mettre au point des traitements pour lutter contre le cancer, le diabète, ou pour prévenir le rejet de greffes d’organes.

Je suis Gemma Ware, de The Conversation, un site d’actualité et d’analyse indépendant qui associe journalistes et universitaires. Bienvenue dans The Conversation Weekly, le podcast où des experts vous expliquent comment nous en sommes arrivés là.

TC : Shimon Sakaguchi, vous êtes professeur émérite à l’Immunology Frontier Research Centre de l’université d’Osaka au Japon et corécipiendaire du prix Nobel de physiologie ou médecine de cette année. Félicitations et bienvenue à The Conversation.

SS : Merci beaucoup.

TC : Je crois comprendre que vous étiez dans votre laboratoire lorsque vous avez reçu l’appel vous annonçant que vous aviez remporté le prix. Comment se sont passés les jours qui ont suivi ?

SK : C’était une merveilleuse surprise. J’ai ensuite reçu énormément de messages de félicitations du monde entier. C’est vraiment incroyable, et enthousiasmant.

TC : Revenons au début des années 1980. Vous travailliez alors à l’Institut de recherche sur le cancer d’Aichi, à Nagoya, au Japon. Comment en êtes-vous venu à vous intéresser au fonctionnement du système immunitaire ?
SS : J’étais très intéressé par la tolérance immunologique. Le système immunitaire nous protège des microbes qui tentent de nous envahir. Mais d’un autre côté, parfois, il se retourne contre nous et provoque des maladies auto-immunes. Donc le système immunitaire est à la fois bon et mauvais. Le fait qu’il ne s’en prenne pas à nous, c’est ce que l’on appelle la tolérance au soi. Comprendre comment cette tolérance immunitaire est établie et maintenue, constitue un des thèmes clés de la recherche en immunologie.

TC : Vous vous intéressiez à une expérience menée auparavant par certains de vos collègues sur des souris nouveau-nées. Ils avaient retiré le thymus de ces souris trois jours après leur naissance. Comme le thymus est essentiel au développement de la tolérance immunitaire (c’est d’ailleurs de là que vient le nom des « lymphocytes T », le T étant pour « thymus »), ils pensaient que leur système immunitaire aurait été affaibli. Mais en réalité, ce qui s’est produit, c’est que leur système immunitaire s’est emballé et que les souris ont développé des maladies auto-immunes. Qu’est-ce qui vous intriguait tant dans cette expérience ?

SS : L’expérimentation qu’ils ont menée était très intéressante. En effet, si vous enlevez le thymus de souris normales pendant la période néonatale, vous vous attendriez à ce qu’elles présentent une déficience immunitaire, puisqu’elles n’ont alors plus de lymphocytes. Mais il s’est passé tout le contraire : elles ont développé des maladies auto-immunes. Des maladies très similaires à celles que l’on observe chez l’être humain. Il se passait donc là quelque chose d’intéressant. Évidemment, chez les patients humains [qui développent des maladies auto-immunes], le thymus n’a pas été retiré. Il devait donc exister un mécanisme commun capable d’expliquer [le résultat observé chez les souris ayant subi une ablation du thymus] et les maladies auto-immunes spontanées chez l’humain.

TC : Vous avez alors décidé d’une autre approche, pour voir si vous pouviez empêcher le système immunitaire des souris sans thymus de s’emballer. Vous avez prélevé des lymphocytes T sur des souris génétiquement identiques et les avez introduits dans l’organisme de celles auxquelles on avait enlevé le thymus. Qu’avez-vous découvert ?

SS : C’est tout à fait cela, et de cette façon, la survenue de maladies a pu être prévenue. Cela suggérait donc qu’il devait exister une population de lymphocytes T capable d’empêcher le développement des maladies [auto-immunes]. Une sorte de population « suppressive ».

TC : Racontez-nous ce moment où vous avez réalisé que les souris allaient bien et que vous aviez réussi à les protéger des maladies auto-immunes. Qu’avez-vous ressenti ?

SS : De l’excitation, et le sentiment qu’il s’agissait de quelque chose d’important. Puis que si nous analysions plus en profondeur ce phénomène, il pourrait peut-être nous apprendre un principe immunologique fondamental à propos de la tolérance. Je me disais que si je pouvais découvrir cela, disons, dans les dix ans, ce serait formidable. C’est là tout ce que j’espérais à cette époque.

TC : Aviez-vous conscience à ce moment-là d’avoir fait une grande découverte ?

SS : Une grande découverte ? Disons que dans le domaine de l’immunologie, c’était certainement quelque chose, car c’était essentiel pour comprendre les maladies immunologiques. Quant à savoir si c’était une « grande découverte » ou non… Cela allait dépendre de notre capacité à démontrer que nous pouvions guérir de telles maladies ou en empêcher le développement. À cette époque, il restait encore à savoir comment nous allions pouvoir généraliser ce que nous avions trouvé.

TC : Avez-vous rencontré des difficultés, dans les années 1980, pour poursuivre ces travaux de recherche ?

SS : Il n’a pas été facile d’obtenir des financements, car la communauté des spécialistes en immunologie était très sceptique quant à l’existence de tels lymphocytes. Mais à cette période, j’ai passé près de dix ans aux États-Unis, où j’ai eu beaucoup de chance, car une fondation privée, la Lucille P. Markey Foundation, a soutenu mes recherches pendant huit ans. Le soutien de jeunes chercheurs par des fondations privées était bien plus courant aux États-Unis qu’au Japon. J’espère que ce type de pratique ou de système se poursuivra, non seulement aux États-Unis, mais aussi au Japon.

TC : Vous aviez donc mené cette expérience sur des souris et réalisé qu’il existait un type particulier de lymphocyte T. Mais comprendre plus précisément de quoi il retournait vous a pris environ une décennie. Une fois que vous y êtes parvenu, vous avez baptisé ces lymphocytes T des lymphocytes T régulateurs, ou lymphocytes Treg. Il s’agit donc d’un type particulier de lymphocytes T, qui empêchent notre système immunitaire de surréagir et d’attaquer notre corps. Vous avez publié votre article sur les lymphocytes T régulateurs en 1995. Comment a-t-il été reçu à l’époque ?

SS : Avant cette date, les gens considéraient qu’il s’agissait d’un phénomène intéressant. Mais ce n’est que lorsque nous sommes parvenus à définir cette population grâce à un marqueur spécifique que tout le monde a pu observer les mêmes cellules que nous. Avant cela, les autres chercheurs ne pouvaient pas vérifier que ce que nous affirmions était vrai. Nous avons démontré que ces lymphocytes étaient exprimés fortement, et de façon constitutive. Chacun a ensuite pu reproduire nos expériences et le confirmer.

TC : En gros, ces lymphocytes T régulateurs que vous aviez identifiés circulent et empêchent tout lymphocyte T agressif qui se serait échappé du thymus d’attaquer notre corps. Si nous n’en possédons pas, nous risquons de développer une maladie auto-immune. Mais aujourd’hui, nous savons aussi que le rôle joué par les lymphocytes Treg est beaucoup plus large que cela. Pourquoi est-ce si important ?

SS : J’avais un intérêt pour les maladies auto-immunes, et leurs origines. C’était ce qui motivait mes recherches, ce qui en constituait la force directrice. Mais au fil de mes travaux, j’ai compris que les lymphocytes Treg étaient importants non seulement en matière de maladies auto-immunes, mais aussi pour l’immunité tumorale, la tolérance vis-à-vis des greffons, et plus récemment, la réparation des tissus. Ils ont donc de multiples fonctions. Tout ça est aujourd’hui très enthousiasmant.

TC : Revenons à l’époque où vous identifiiez ces lymphocytes T régulateurs. Vos collègues et corécipiendaires du Nobel, Mary Bruncko et Fred Ramsdell, travaillaient aux États-Unis à comprendre les gènes derrière une maladie auto-immune rare et invalidante. Dans le cadre de ces travaux, ils ont découvert le gène qui contrôle le fonctionnement des lymphocytes T régulateurs. Vous souvenez-vous de la publication de leur article, en 2001 ? Quelle a été votre réaction ?

SS : Nous avions remarqué cet article. Un gène avait été identifié et une anomalie ou mutation de ce gène provoquait non seulement des maladies auto-immunes, mais aussi des allergies et des maladies inflammatoires chroniques de l’intestin. Donc un seul gène était responsable de multiples pathologies immunologiques. Ledit gène avait été découvert, mais les auteurs n’avaient pas montré comment cette anomalie génétique entraînait ces maladies immunologiques.

Nous avons immédiatement commencé nos recherches sur ce gène, appelé FoxP3. Nous avons postulé qu’il devait être lié à la fonction ou au développement des Treg. Nous avons donc commencé diverses expérimentations, et publié nos résultats deux ans plus tard : nous avons démontré que ce gène était spécifique des lymphocytes T régulateurs.

TC : Les connaissiez-vous personnellement ? Étiez-vous en contact avec eux, scientifiquement parlant ?

SS : Non, je ne les connaissais pas à l’époque. Mais bien sûr, nous nous sommes rencontrés lors de congrès scientifiques, en particulier Fred Ramsdell. Ils avaient publié leurs découvertes et les présentaient également dans des colloques.

TC : Nous commençons seulement à comprendre ce que vos découvertes pourraient apporter en matière d’amélioration de la santé. Quelles sont, selon vous, les pistes de recherche les plus prometteuses et sur quoi travaillez-vous actuellement ?

SS : Les Treg sont spécialisées dans la suppression immunitaire. Cela signifie qu’en les renforçant ou en les multipliant, elles pourraient être utilisées pour traiter des maladies immunologiques, notamment les maladies auto-immunes, les allergies ou le syndrome de l’intestin irritable.

Ce qui est enthousiasmant, c’est que plus de 200 essais cliniques sont en cours : on prélève chez les patients des Treg naturellement présents dans leur organisme, on les multiplie puis et on les leur réinjecte.

Mais nous menons aussi des projets plus ambitieux : nous essayons de convertir des lymphocytes T effecteurs ou mémoires spécifiques d’une maladie — donc des « mauvais » lymphocytes — en Treg. Nous espérons de cette façon aboutir à une suppression spécifique d’un antigène ou d’une maladie (le terme « antigène » désigne tout élément étranger à l’organisme capable de déclencher une réponse immunitaire, ndlr).

TC : Ces « mauvais » lymphocytes T qui attaquent l’organisme, vous voulez les transformer en Treg pour qu’ils deviennent des gardes du corps ?

SS : Exactement. C’est ce que nous poursuivons actuellement.

TC : Quelles maladies ciblez-vous ?

SS : Diverses maladies auto-immunes, par exemple des maladies auto-immunes du foie, dont l’hépatite auto-immune, pour laquelle le seul traitement actuellement disponible est l’administration de corticostéroïdes (corticothérapie, ndlr).

TC : D’autres équipes s’intéressent aussi au cancer. Pouvez-vous expliquer comment cela fonctionnerait ?

SS : C’est un autre espoir en matière de recherche sur les lymphocytes Treg. Ces derniers sont abondants et très fortement activés dans les tissus cancéreux. La réponse immunitaire dirigée contre les cellules cancéreuses est de ce fait inhibée.

L’idée est de trouver une façon de réduire la quantité de Treg et ainsi améliorer la réponse immunitaire antitumorale. Nous espérons à terme parvenir à développer une petite molécule administrable par voie orale qui serait capable de renforcer ladite réponse en faisant diminuer le nombre de lymphocytes Treg présents dans les tissus tumoraux. Nous sommes encore loin de l’objectif, mais ce type de recherche nous intéresse au plus haut point.

TC : En lisant vos travaux, on se rend compte à quel point ils s’appuient sur les recherches de ceux qui vous ont précédé, non seulement au sein de votre propre laboratoire, mais aussi ceux qui ont œuvré durant les décennies précédentes, et qui pour certains ont aussi obtenu un prix Nobel. Qu’aimeriez-vous que l’on fasse de vos découvertes à l’avenir ?

SS : Eh bien, mon espoir immédiat est que les Treg deviennent un outil efficace pour traiter diverses maladies immunologiques, ou que l’on parvienne à les cibler dans le cadre d’immunothérapies anticancéreuses. J’espère que cela deviendra très prochainement une réalité clinique. Dans le même temps, des recherches récentes ont montré que ces lymphocytes ont aussi d’autres fonctions, en plus de leur rôle immunosuppresseur.

Concrètement, cela signifie qu’ils pourraient présenter un intérêt au-delà des maladies immunologiques, notamment dans le traitement de maladies neurodégénératives telles que les maladies d’Alzheimer ou de Parkinson, dans lesquelles l’inflammation joue un rôle. En ciblant cette inflammation, nous pourrions peut-être ralentir leur progression.

C’est une piste très intéressante, nous espérons qu’elle se confirmera, et que cette approche pourra fonctionner pour ce type de pathologies.

The Conversation

Shimon Sakaguchi est le fondateur scientifique et directeur de RegCell, une start-up japonaise qui travaille sur des traitements basés sur les lymphocytes T régulateurs. Il est également conseiller scientifique pour la société de biotechnologie Coya Therapeutics. Il a reçu des financements de l’Agence japonaise pour la recherche et le développement médicaux, de la Société japonaise pour la promotion de la science et pour des recherches collaboratives avec CHUGAI PHARMACEUTICAL, Otsuka Pharmaceutical et RegCell.

ref. Entretien avec Shimon Sakaguchi, prix Nobel de médecine 2025 – https://theconversation.com/entretien-avec-shimon-sakaguchi-prix-nobel-de-medecine-2025-267233

Climat : les pays africains se préparent à donner un coup d’accélérateur

Source: The Conversation – in French – By Pedi Obani, Associate Professor, School of Law, University of Bradford

Le deuxième Sommet africain sur le climat, qui s’est tenu en Éthiopie en septembre 2025, a réuni plus de 25 000 participants : présidents, ministres, agriculteurs, militants, chefs d’entreprise et étudiants. Tous sont venus discuter de la manière dont l’Afrique peut trouver des financements pour se développer de manière plus écologique et faire face à l’aggravation des catastrophes climatiques. Le continent, qui contribue très peu aux émissions mondiales de gaz à effet de serre, subit pourtant de plein fouet les effets du réchauffement climatique. Dans le même temps, il ne dispose pas de fonds suffisants pour s’adapter au réchauffement de la planète. J’examine ici les trois grands projets dévoilés lors du sommet et ce qui est nécessaire pour les concrétiser.

Des financements importants pour un avenir vert en Afrique

L’un des grands sujets sur la table du sommet était la question du financement de l’adaptation des pays africains à un climat qui se réchauffe rapidement.

Le changement climatique entraîne en effet déjà des pertes sociales et économiques importantes en Afrique. Or, la communauté internationale ne prévoit de mettre à la disposition du continent qu’environ 195 milliards de dollars américains pour l’adaptation au changement climatique d’ici 2035. Ce montant est bien inférieur aux 1 600 milliards de dollars américains considérés comme nécessaires.

Le sommet a présenté certaines des innovations utilisées par les pays africains pour s’adapter au changement climatique et prévenir les catastrophes. Il a aussi présenté des pistes pour mieux financer ces initiatives. L’objectif était de mettre en lumière une Afrique certes victime du réchauffement climatique, mais aussi porteuse de leadership et de solutions face à ce défi mondial.

L’initiative éthiopienne « Green Legacy » (Héritage vert) a ainsi permis de planter 48 milliards d’arbres en sept ans. L’initiative « Climate-Resilient Wheat Initiative » (Blé résilient face au climat), qui vise à améliorer la production de cette céréale, la productivité et les revenus des petits agriculteurs, a également été présentée, mais aussi d’autres projets liés aux industries vertes.

Afin, précisément, d’accélérer l’industrialisation verte sur le continent, des institutions financières africaines telles que la Banque africaine de développement, Afreximbank, Africa50, Africa Finance Corporation, KCB Group, Equity Bank, Standard Bank Kenya, Ecobank et le secrétariat de la Zone de libre-échange continentale africaine se sont engagées à verser 100 milliards de dollars américains à l’Initiative pour l’industrialisation verte de l’Afrique, lancée par l’Union africaine en 2023 lors de la conférence mondiale sur le changement climatique COP28.

Cette initiative vise à accélérer l’industrialisation verte afin de développer les industries locales respectueuses de l’environnement. Ce qui permettra d’offrir davantage d’opportunités d’emploi et de faire de l’Afrique un acteur clé de l’économie verte mondiale.

Le sommet s’est également engagé à financer chaque année 1 000 projets africains d’innovation ou d’adaptation au changement climatique. Le Pacte africain pour l’innovation climatique et le Fonds africain pour le climat permettront de lever 50 milliards de dollars américains par an d’ici 2030 pour financer ces projets.

Les participants ont également insisté pour que les pays du Nord soient légalement tenus de verser des subventions à l’Afrique afin de réparer les dommages liés au climat. Ces subventions ne doivent pas être remboursables, car les prêts alourdissent davantage le fardeau déjà écrasant de la dette des pays africains.

Une loi type sur le climat que les pays africains peuvent adapter

Actuellement, environ huit pays africains ont mis en place des lois sur le changement climatique. Le Groupe d’experts des négociateurs africains – un groupe de réflexion qui fournit aux gouvernements du continent des conseils scientifiques et politiques – a présenté, lors du sommet, une nouvelle loi type sur le changement climatique pour l’Afrique.

Cette loi peut être adaptée par les pays africains en fonction de leur situation tout en intégrant les engagements internationaux pris pour réduire les émissions de gaz à effet de serre.

La mise en place de lois sur le climat permet aux citoyens de poursuivre plus facilement les gouvernements en justice en cas de catastrophes climatiques. Elle aide également les institutions publiques à faire appliquer les obligations en matière de changement climatique.

Par exemple, en 2024, pas moins de 56 % des poursuites liées au climat dans les pays du Sud ont été intentées par des gouvernements. Elles visaient à garantir le respect des responsabilités climatiques ou à obtenir une indemnisation pour les dommages liés au climat.

La loi type a été élaborée conjointement par des parlementaires, des membres du personnel parlementaire, des experts en changement climatique et des juristes. Lorsque les pays intégreront leurs spécificités nationales dans cette loi, celle-ci constituera une avancée importante sur le chemin de la décolonisation de la législation climatique à l’échelle mondiale. Plus les États africains adopteront de telles lois, plus leur voix comptera dans les débats juridiques internationaux sur le climat.

Cette loi type reconnaît également le rôle de la société civile – les femmes, les jeunes, les peuples autochtones et les personnes handicapées- dans la gouvernance climatique, aux côtés des gouvernements.

Le financement climatique doit être une obligation légale

Le financement climatique sert généralement à financer des activités ou des projets qui réduisent les émissions de gaz à effet de serre. Il s’agit notamment de produire de l’énergie à partir de sources propres ou renouvelables et de préserver les forêts qui servent de puits de carbone naturels. Il sert également à soutenir les populations et les écosystèmes afin qu’ils puissent mieux s’adapter aux effets négatifs du changement climatique.

Les délégués du sommet ont affirmé que les financements climatiques vers l’Afrique devaient être prévisibles, équitables et garantis par la loi, et non livrés au bon vouloir des donateurs. Ils ont aussi appelé à réformer les cadres commerciaux et d’investissement pour renforcer la résilience économique et climatique.

Selon eux, le système de financement climatique doit être repensé par une diversité d’acteurs : les communautés autochtones, les femmes, les jeunes et les institutions religieuses.

Les actions à entreprendre

Le sommet a organisé des événements parallèles mettant en avant les contributions de la société civile, des organisations confessionnelles, des femmes et des groupes de jeunes. Mais la plupart des pays africains n’ont pas encore intégré ces acteurs dans la prise de décision concernant l’adaptation au changement climatique. Cela doit changer.

Les plus grandes économies mondiales, le G20, actuellement dirigé par l’Afrique du Sud, ne sont pas sur la voie d’une limitation de la hausse moyenne des températures mondiales bien en dessous de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels d’ici 2100.

Le G20 représente environ 80 % des émissions de gaz à effet de serre. Bon nombre de ses membres augmentent leur production de pétrole et de gaz. C’est le cas notamment de l’Afrique du Sud, des États-Unis, de la Russie, du Canada et de l’Arabie saoudite. Les pays du G20 semblent privilégier les technologies de capture du carbone et les marchés d’échange de quotas d’émission plutôt que de réduire purement et simplement leurs émissions de gaz à effet de serre.

Il est d’autant plus remarquable que les États africains aient rompu avec ces pratiques lors du sommet en Éthiopie. Ils se sont engagés en faveur de l’innovation climatique, du financement climatique et de l’adoption de lois sur le changement climatique.

Le sommet a également montré que les pays africains étaient prêts à mener la lutte contre le réchauffement climatique. Le Nigeria est déjà candidat pour accueillir la conférence annuelle mondiale sur le changement climatique, la COP32, en 2027. L’Éthiopie a annoncé lors du sommet qu’elle se porterait également candidate.

Cependant, le déficit de financement lié au changement climatique reste un problème. La 30e conférence mondiale annuelle sur le changement climatique, COP30, qui se tiendra en novembre 2025 au Brésil, montrera dans quelle mesure l’Afrique parvient à obtenir un financement climatique international. Elle devrait aussi faire avancer la création du fonds pour les pertes et dommages, destiné à indemniser les pays les plus touchés par les catastrophes climatiques.

Le financement du climat doit ouvrir un espace plus juste, où ceux qui subissent le plus les effets du réchauffement pourront participer aux décisions, être indemnisés pour leurs pertes et voir les règles appliquées équitablement.

The Conversation

Pedi Obani reçoit un financement du programme UKRI Future Leaders Fellowship.

ref. Climat : les pays africains se préparent à donner un coup d’accélérateur – https://theconversation.com/climat-les-pays-africains-se-preparent-a-donner-un-coup-daccelerateur-266838

Mode éthique : les consommateurs sont-ils autant « responsables » partout dans le monde ?

Source: The Conversation – France (in French) – By Fabian Bartsch, Associate Professor in Marketing, Montpellier Business School

La prise de conscience de l’impact de l’industrie de la mode sur l’environnement ou sur les droits humains est-elle la même partout dans le monde ? La question mérite d’autant plus d’être posée que cette industrie s’est largement mondialisée. Le consommateur réagit-il de la même façon dans tous les pays, ou bien des différences de culture subsistent-elles ?


Ces dernières années, une prise de conscience à l’échelle mondiale a poussé les consommateurs à faire des choix plus éthiques en matière de mode, en privilégiant les droits humains et des pratiques de fabrication durables. De grandes marques internationales, comme Zara, Levi’s ou H&M, font de plus en plus l’objet de critiques vis-à-vis de leurs pratiques : exploitation des travailleurs, discrimination des clients, ou dégâts environnementaux.

Un récent voyage d’influenceurs organisé par Shein dans l’une de ses usines a, notamment, suscité une vive polémique. L’entreprise a été accusée de manipuler des influenceurs issus de groupes marginalisés pour faire de la propagande, sans remettre en cause ses pratiques, telles que la sous-rémunération de ses ouvriers, le plagiat de créateurs indépendants, ou l’émission annuelle de 6,3 millions de tonnes de dioxyde de carbone.




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Notre recherche porte sur les différences de réactions des consommateurs face aux fautes morales des marques. Elle s’appuie sur la théorie institutionnelle, selon laquelle les individus et les organisations adaptent leur comportement en fonction des règles, des normes et des attentes définies par les institutions de leur société. En d’autres termes, les systèmes juridiques, les croyances partagées et les normes sociales propres à chaque pays influencent la manière dont les consommateurs perçoivent ce qui est acceptable et la force de leur réaction quand une marque dépasse les limites de l’éthique.

Des réactions variables

Pour comprendre ces réactions – et comment elles varient d’un pays à l’autre – nous avons mené plusieurs études. Nous avons analysé des données secondaires sur les valeurs morales et les pétitions en ligne dans 12 pays : six marchés développés occidentaux (Australie, Canada, Pays-Bas, Allemagne, Royaume-Uni et États-Unis) et six marchés émergents d’Asie du Sud-Est (Indonésie, Malaisie, Myanmar, Philippines, Thaïlande et Vietnam).

Nous avons aussi réalisé des expériences en ligne avec 940 consommateurs en Allemagne et au Vietnam, afin d’examiner comment les consommateurs de différentes régions justifient ou condamnent les fautes morales des marques.

Les résultats montrent qu’à travers les cultures, lorsque les consommateurs sont confrontés à des preuves concrètes de manquements éthiques – maltraitance des travailleurs, travail des enfants, publicités racistes, discriminations liées au poids, ou atteintes à l’environnement –, ils réagissent négativement, remettent en cause l’éthique de la marque et accordent moins d’importance au prix. Cette tendance reflète une convergence mondiale des préoccupations éthiques, souvent désignée sous le terme de « hypenorms ».

Fracture éthique

Nous avons cependant mis en lumière une claire fracture éthique entre les sociétés occidentales étudiées et celles de l’Asie de l’Est, notamment dans la manière dont les consommateurs rationalisent les comportements immoraux des marques. La sensibilité morale et les jugements éthiques varient selon les pays et les cultures, en fonction des cadres institutionnels) et des conceptions locales de la justice sociale.

Dans les marchés occidentaux développés, comme l’Europe et les États-Unis, des régulations strictes – comme le règlement européen sur la taxonomie verte ou les directives de l’Agence américaine de protection de l’environnement – et un activisme consommateur très actif créent un environnement où les fautes morales des marques entraînent des réactions immédiates et sévères. Les consommateurs y ont des attentes éthiques élevées, et n’hésitent pas à boycotter les marques, signer des pétitions ou dénoncer publiquement leurs dérives via les réseaux sociaux. La responsabilité des entreprises est une exigence forte, et il est difficile pour une marque de se remettre d’un scandale moral.

L’importance du prix

À l’inverse, dans des marchés émergents d’Asie du Sud-Est, comme le Vietnam ou l’Indonésie, des réglementations plus faibles, une sensibilisation limitée des consommateurs et des normes éthiques plus floues mènent à des réactions différentes. L’accessibilité et les prix bas priment souvent sur les considérations morales. Pour de nombreux consommateurs, des pratiques discutables sont tolérées tant que les produits restent abordables. Si la prise de conscience progresse dans ces régions, les consommateurs ont davantage tendance à justifier les comportements douteux des marques. Cette rationalisation morale permet aux marques de continuer à opérer malgré des pratiques qui seraient rejetées dans des marchés plus stricts éthiquement.

En Occident, où le consumérisme éthique est très ancré, un seul scandale peut entraîner des pertes financières et de réputation majeures. Les réseaux sociaux amplifient ces réactions, menant à des appels au boycott ou à des réformes internes. Levi’s a par exemple subi de fortes critiques pour la pollution liée à sa production, et Dolce & Gabbana a été très vivement attaqué pour des campagnes publicitaires jugées culturellement offensantes.

En Asie du Sud-Est, l’indignation publique face aux dérives des entreprises reste plus discrète. Certains abus – destruction de l’environnement, publicités discriminatoires – provoquent des réactions, mais globalement, les critiques sont moins virulentes. Les contraintes économiques, la sensibilité aux prix, et le manque de solutions alternatives poussent de nombreux consommateurs à privilégier l’accessibilité, même au détriment de l’éthique.

Des attentes qui évoluent

Cela ne signifie pas que toutes les marques sont à l’abri dans les marchés émergents. Les gouvernements y renforcent les réglementations et mènent des campagnes de sensibilisation. La pression monte pour que les marques adoptent des pratiques plus responsables.

Par ailleurs, les attentes des consommateurs évoluent, notamment chez les jeunes, plus informés sur les enjeux de la mode éthique et plus prompts à s’exprimer en ligne. Des mouvements comme #WhoMadeMyClothes gagnent en popularité en Asie du Sud-Est, mobilisant la jeunesse autour des questions de transparence et de durabilité.

France 24, 2023.

Ce que les marques doivent retenir

Notre étude suggère plusieurs stratégies pour les marques qui souhaitent conserver la confiance des consommateurs à travers différentes cultures :

  • Valoriser les aspects éthiques importants aux yeux des consommateurs locaux. Dans les marchés développés, les marques doivent investir dans de meilleures conditions de travail dans les pays de fabrication. Mettre ces efforts en avant de manière transparente renforce la perception du respect de l’éthique.

Les campagnes marketing doivent éviter les sujets polémiques liés à l’origine ethnique, à la culture ou à la discrimination – notamment, dans les marchés émergents.

  • Mettre en avant l’éthique dans la production et la communication. L’éthique et l’approvisionnement durable doivent devenir des piliers de leur communication et leurs pratiques pour préserver la crédibilité des marques.

Les entreprises doivent évaluer régulièrement l’impact de leurs pratiques sur la perception des consommateurs, car cette perception influence directement la valeur perçue du produit ou du service et celle du prix demandé.

  • Adapter le discours éthique pour mieux engager les consommateurs. Dans les marchés occidentaux, les campagnes engagées autour du travail équitable et de la responsabilité d’entreprise sont bien perçues.

En Asie du Sud-Est, les marques doivent miser sur une éducation progressive des consommateurs en intégrant des messages de responsabilité sociale à long terme.

  • L’éthique attire un segment de marché en pleine croissance. Les labels de certification et les partenariats avec des organisations responsables renforcent la confiance et l’engagement des consommateurs.

Des lignes de produits durables et une communication éthique peuvent séduire les consommateurs soucieux de cette dimension éthique, tout en restant abordables pour ceux qui sont plus inquiets du prix de ce qu’ils achètent.

Un avenir universel ?

Nos recherches mettent en évidence les liens complexes entre culture, éthique et comportement des consommateurs. Si les acheteurs occidentaux se montrent plus prompts à sanctionner les marques fautives, leurs homologues d’Asie du Sud-Est ont davantage tendance à rationaliser ces fautes. Mais l’éthique progresse partout dans le monde.

Certaines violations à celle-ci, comme l’exploitation flagrante des travailleurs ou les discriminations raciales, sont désormais universellement rejetées. Pour les marques mondiales, le défi est donc de conjuguer responsabilité éthique et adaptation aux attentes locales. Miser sur la durabilité, sur la transparence et sur des messages éthiques adaptés à chaque marché est désormais crucial pour prospérer dans un monde de plus en plus conscient et exigeant.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. Mode éthique : les consommateurs sont-ils autant « responsables » partout dans le monde ? – https://theconversation.com/mode-ethique-les-consommateurs-sont-ils-autant-responsables-partout-dans-le-monde-265039

Quand les muscles se rebellent : la dystonie, un trouble du mouvement sous-diagnostiqué

Source: The Conversation – France in French (3) – By Natalia Brandín de la Cruz, Personal Docente e Investigador Grado de Fisioterapia, Universidad San Jorge

La dystonie se caractérise par des contractions musculaires involontaires, soutenues ou intermittentes. Les mouvements dystoniques peuvent être associés à des tremblements. Halk-44/Shutterstock

La dystonie se caractérise par des mouvements musculaires involontaires qui peuvent se révéler très invalidants. On fait le point sur ce trouble du système nerveux central qui reste méconnu. En France, 20 000 personnes environ seraient concernées.


Quand nous pensons à un trouble du mouvement, le tremblement associé à la maladie de Parkinson nous vient immédiatement à l’esprit. Mais il existe un autre groupe d’affections, tout aussi invalidantes et beaucoup moins connues, qui affectent profondément la qualité de vie des personnes qui en souffrent.




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L’une d’entre elles est la dystonie, un trouble du système nerveux central qui peut apparaître à tout âge et qui pourrait toucher pas moins de 1 % de la population mondiale.

Elle se caractérise par des contractions musculaires involontaires, soutenues ou intermittentes, qui peuvent provoquer des mouvements et des postures de torsion anormales, souvent accompagnés de douleurs et de déformations articulaires. De plus, les mouvements dystoniques peuvent également être associés à des tremblements.

La dystonie s’aggrave généralement avec la fatigue, le stress et les états émotionnels négatifs, mais l’état s’améliore pendant le sommeil et avec la relaxation. Son intensité peut également être réduite grâce à des astuces sensorielles, qui consistent en des gestes volontaires tels que toucher son menton ou ses sourcils, mettre un cure-dent dans sa bouche ou un foulard autour de son cou.

En ce qui concerne les causes, il existe un large éventail de facteurs déclenchants possibles. La dystonie peut être héréditaire, suite à certaines mutations génétiques qui affectent la transmission de la dopamine ou les circuits des noyaux basaux du cerveau. Il existe également des dystonies dites secondaires, ou acquises, qui résultent de lésions structurelles du système nerveux central (comme des traumatismes, accidents vasculaires cérébraux, encéphalites ou tumeurs), d’une exposition à des médicaments et de maladies métaboliques ou dégénératives. Enfin, les dystonies idiopathiques, d’origine inconnue, sont les plus fréquentes.

Un large éventail de manifestations

La forme la plus courante de ce trouble chez l’adulte est la dystonie focale, qui touche une région spécifique du corps. Dans cette catégorie, la plus connue et la plus fréquente est la dystonie cervicale (également appelée torticolis spasmodique) qui touche les muscles du cou et parfois aussi l’épaule. Elle se manifeste par des mouvements de la tête de droite à gauche (comme pour dire « non-non ») ou de haut en bas (comme pour dire « oui-oui »).

Les autres formes de dystonie focale sont les suivantes :

  • Le blépharospasme, qui provoque des mouvements involontaires des muscles des paupières et entraîne un clignement excessif ou une fermeture involontaire des yeux.

  • La dystonie de l’écrivain, qui touche la main et le bras lors d’activités spécifiques, telles que l’écriture.

  • La dystonie oromandibulaire, c’est-à-dire la contraction des muscles de la partie inférieure du visage et des muscles superficiels du cou (qui inclut parfois une dystonie de la langue).

  • La dystonie laryngée ou dysphonie spasmodique, qui correspond à la contraction anormale des muscles qui régulent la fermeture et l’ouverture des cordes vocales et entraîne des difficultés d’élocution.

Et comme si cela ne suffisait pas, outre les dystonies focales mentionnées ci-dessus, il existe d’autres variétés de dystonies : la dystonie segmentaire, qui touche deux ou plusieurs parties adjacentes du corps (comme le syndrome de Meige qui affecte les muscles du visage, de la mâchoire et de la langue) ; la dystonie généralisée, qui touche la majeure partie du corps, y compris le tronc et les membres ; l’hémidystonie qui concerne tout un côté du corps ; et la dystonie multifocale, localisée au niveau de deux ou plusieurs parties non contiguës du corps.

Comment traiter ce trouble

Bien que la dystonie soit incurable, il existe des traitements susceptibles d’améliorer considérablement la qualité de vie du patient. Il est important de disposer d’une équipe interdisciplinaire de professionnels comprenant des neurologues, des kinésithérapeutes, des ergothérapeutes, des orthophonistes et des psychologues spécialisés dans les troubles du mouvement. Une approche globale combinant soins médicaux, soutien émotionnel et accompagnement humain peut faire la différence et aider ces patients à retrouver confiance en eux.

Au sein de ces équipes, la physiothérapie joue un rôle primordial. Elle vise à améliorer la mobilité, réduire la douleur et aider les patients à gérer leurs mouvements involontaires, ce qui favorise ainsi leur fonctionnalité et leur autonomie dans leur vie quotidienne.

Actuellement, certains champs de la recherche sur la dystonie s’intéressent au développement d’études génétiques, de nouvelles thérapies pharmacologiques et d’interventions de stimulation cérébrale.

Une maladie très invalidante

En France (d’après l’Institut du cerveau) ou en Espagne (selon les données de la Société espagnole de neurologie, SEN), plus de 20 000 personnes sont touchées par un type de dystonie. Mais ce chiffre pourrait être beaucoup plus élevé car il s’agit de l’un des troubles du mouvement les plus sous-diagnostiqués.

(À noter que la prévalence de la dystonie varie selon les régions du monde et le groupe ethnique, ndlr).

La dystonie est souvent confondue avec le tremblement parkinsonien, le tremblement essentiel, des tics, des myoclonies (qui correspondent à un autre type de mouvements rapides et involontaires), le trouble psychogène du mouvement ou même la scoliose.

Il s’agit d’une maladie très invalidante. Son impact sur la qualité de vie ne se traduit pas seulement par des difficultés physiques. Le stress, l’anxiété et la dépression sont fréquents chez les patients, du fait de la nature chronique de la maladie.

Pour vous donner une idée, la plupart des membres de l’Association espagnole de dystonie (ALDE) ont un taux d’invalidité moyen reconnu qui est compris entre 33 % et 65 %, et dans de nombreux cas, qui est supérieur à ces chiffres.

Les personnes atteintes de cette maladie ont tendance à ne pas parler de leur état ni à se montrer en société, ce qui rend la maladie encore plus invisible. Elles vivent souvent recluses en raison de la douleur constante, des troubles émotionnels et de la stigmatisation sociale.

Ressources et soutien

Pour les personnes atteintes de dystonie et leurs familles, plusieurs organisations offrent soutien, informations et ressources :

En définitive, la dystonie reste largement méconnue. Le manque de connaissances et la stigmatisation associée aux troubles neurologiques rares rendent difficiles le diagnostic précoce et l’accès à des traitements adaptés. Sensibiliser le grand public, former les professionnels de santé et encourager la recherche fondamentale et clinique sont des mesures essentielles pour améliorer le pronostic des personnes atteintes de ce trouble.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. Quand les muscles se rebellent : la dystonie, un trouble du mouvement sous-diagnostiqué – https://theconversation.com/quand-les-muscles-se-rebellent-la-dystonie-un-trouble-du-mouvement-sous-diagnostique-265627

Le bond en avant de l’industrie automobile chinoise de 1953 à nos jours

Source: The Conversation – France in French (3) – By Fabien M. Gargam, Associate Professor of Management, Renmin University of China et Chercheur Associé, Université Paris-Saclay

En Chine, les ventes de véhicules hybrides et à énergie électrique atteignent le premier rang mondial en 2015. RomanZaiets/Shutterstock

Depuis 1953, la République populaire de Chine monte en puissance dans l’industrie automobile. Comment a-t-elle pu réaliser ce bond en avant en un peu plus de soixante-dix ans seulement ?


En avril 2025, les ventes en Europe de véhicules entièrement électriques du fabricant chinois BYD dépassent pour la première fois celles de Tesla, propulsant l’entreprise dans le top 10 du classement européen des ventes de véhicules à énergie nouvelle. Ce tournant marque non seulement un moment important dans la croissance du plus grand constructeur automobile de la République populaire de Chine, mais symbolise aussi la montée en puissance de l’industrie chinoise des véhicules à énergie nouvelle – véhicules entièrement électriques à batterie aux véhicules hybrides rechargeables.

Yuwu Fu, président honoraire de la Société des ingénieurs automobiles de Chine, estime que le développement de l’industrie automobile chinoise a connu trois phases distinctes. De 1953 à 2000, elle établit ses fondements industriels. Après 2000, elle accélère son développement. Depuis 2020, elle progresse vers le statut de grande puissance automobile.

En 2016, le plan directeur du Conseil d’État chinois pour une stratégie nationale de développement axé sur l’innovation stipule que les capacités nationales devraient passer d’une coexistence d’approches « suivre », « rattraper », « mener », avec une prédominance de l’approche « suivre », à un modèle où les approches « rattraper » et « mener » prennent le dessus.

En combinant perspective historique et perspective stratégique, le présent article décrit les principaux moteurs des trois phases afin de dégager la logique qui sous-tend le bond en avant de l’industrie automobile chinoise.

La phase « suivre », de 1953 à 2000

Si l’industrie automobile occidentale est née au milieu du XIXᵉ siècle, le secteur automobile chinois voit le jour environ un siècle plus tard. En 1953, la première usine automobile de l’entreprise FAW est fondée à Changchun (au nord-est de la Chine) avec l’aide de l’Union soviétique. Elle marque les débuts de la République populaire de Chine dans cette branche.

Le modèle Dongfeng CA71, ce qui signifie « Vent d’est », produit par le constructeur chinois First Automobile Works (FAW), en 1958.
Wikimediacommons

À partir de 1985, la Chine met en place des mesures protectionnistes telles que des droits de douane élevés et des quotas d’importation. Parallèlement, elle attire les investissements étrangers pour implanter des usines sur son sol, en s’appuyant sur une main-d’œuvre bon marché et un énorme potentiel commercial. En 1994, pour sortir de sa dépendance aux technologies étrangères, la politique industrielle automobile exige que la participation étrangère dans les coentreprises ne dépasse pas les 50 %.

Durant cette phase, la Chine commence à explorer le secteur des véhicules à énergie nouvelle. En 1992, le scientifique Xuesen Qian suggère :

« L’industrie automobile chinoise devrait passer directement à l’étape des énergies nouvelles pour réduire la pollution environnementale, sans passer par celle de l’essence et du diesel. »

La phase « rattraper », de 2001 à 2019

Après l’adhésion de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001, son industrie automobile connaît un développement rapide. Les droits de douane sur les importations automobiles sont réduits, les politiques de protection commerciale sont supprimées, et l’ouverture du marché contraint l’industrie à améliorer sa qualité et à accélérer sa croissance.

L’utilisation du modèle des coentreprises stimule le développement d’entreprises automobiles nationales, établissant rapidement un système industriel complet. En 2009, la Chine devient, pour la première fois, le premier producteur automobile mondial.

Sous l’effet de plusieurs pressions, notamment le monopole des brevets des constructeurs automobiles européens et états-uniens, la sécurité énergétique et les contraintes écologiques, le secteur automobile chinois s’oriente vers le développement accéléré de véhicules à énergie nouvelle.

En 2009, la République populaire de Chine devient le premier producteur automobile mondial.
MikeDotta/Shutterstock

L’exploration des véhicules électriques commence dans les années 1830 en Europe et aux États-Unis. Elle stagne ultérieurement en raison de l’exploitation à grande échelle du pétrole et de l’essor de la technologie des moteurs à combustion interne. En République populaire de Chine, lors du 10e plan quinquennal, le programme national 863 pour les véhicules électriques pose, en 2001, le cadre de la recherche et du développement autour de « trois verticaux et trois horizontaux ».

Les « trois verticaux » désignent les véhicules électriques purs, les véhicules électriques hybrides et les véhicules à pile à combustible. Les « trois horizontaux » englobent les trois systèmes électriques : batteries, moteurs électriques et systèmes de contrôle électronique. Le scientifique en chef du projet Gang Wan déclare que si la Chine a environ vingt ans de retard sur les leaders internationaux dans le domaine des véhicules à moteur à combustion interne, l’écart dans le domaine des véhicules électriques n’est que de quatre à cinq ans.




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L’État introduit une série de subventions spécifiques pour développer l’industrie des véhicules électriques. Un certain nombre de marques nationales apparaissent, comme BYD laquelle passe de la fabrication de batteries à celle de véhicules complets. Les ventes de véhicules à énergie nouvelle en Chine atteignent, pour la première fois, le premier rang mondial en 2015. La même année, la publication du guide pour le développement des infrastructures de recharge des véhicules électriques (2015-2020) pose les fondations du plus grand réseau de recharge au monde.

La phase « mener », de 2020 à aujourd’hui

L’industrie automobile chinoise effectue un bond en avant technologique en passant des véhicules traditionnels à carburant aux véhicules intelligents à énergie nouvelle. Pour ce faire, quatre conditions sont nécessaires selon les économistes Elise Brezis, Paul Krugman et Daniel Tsiddon.

Premièrement, il doit exister un écart salarial important entre les pays leaders et les pays retardataires. Par rapport aux puissances automobiles établies, la République populaire de Chine affiche toujours une différence significative en matière de coût de main-d’œuvre par véhicule. Selon les derniers chiffres de la société de conseil Oliver Wyman, les constructeurs automobiles chinois engagent des dépenses de main-d’œuvre de 597 dollars par véhicule contre 769 dollars au Japon, 1 341 dollars aux États-Unis, 1 569 dollars en France et 3 307 dollars en Allemagne.

Deuxièmement, les technologies émergentes présentent initialement une efficacité relativement faible. Le secteur des véhicules électriques est confronté à des difficultés importantes à ses débuts. On peut citer, par comme exemple, la Roadster, première voiture électrique pure de Tesla, et la F3DM, première voiture hybride rechargeable au monde de BYD.

La nouvelle voiture électrique BYD Atto 1, lancée en Indonésie, est présentée au Salon international de l’auto 2025 de Gaikindo Indonésie (GIIAS), le mardi 29 juillet 2025.
fotopix/Shutterstock

Troisièmement, l’expertise acquise dans la recherche et le développement des réservoirs, des moteurs et des boîtes de vitesse des véhicules à combustion interne ne peut pas être appliquée aux trois systèmes électriques des véhicules à énergie nouvelle. Créée en 2011, l’entreprise Contemporary Amperex Technology Co. Limited (CATL) n’a aucune expérience dans le domaine des véhicules à combustion interne, mais elle devient en seulement six ans le leader mondial des batteries électriques avec, actuellement, 37,5 % de parts de marché.

Quatrièmement, les technologies des véhicules à énergie nouvelle arrivées à maturité améliorent la productivité dans trois domaines : l’optimisation des coûts, l’accélération de la recharge et la création de futures applications.

« Dépasser en changeant de voie »

De ses débuts où elle suivait le rythme des normes internationales jusqu’à sa position de leader mondial, l’industrie automobile chinoise suit une trajectoire complète consistant à éviter les écueils, à tirer parti de ses atouts et à réaliser des bonds en avant. Cette logique, nommée en Chine « dépasser en changeant de voie », fait écho aux principes de l’innovation disruptive proposés par l’universitaire Clayton Christensen.

Néanmoins, le développement futur du secteur automobile chinois reste semé d’embûches. La concurrence « involutive » qui découle du concept chinois d’« involution », signifiant littéralement « s’enrouler vers l’intérieur », désigne une concurrence excessive caractérisée par la guerre des prix entre constructeurs locaux, est devenue un obstacle majeur pour la pérennité de l’industrie. Les entreprises chinoises de véhicules à énergie nouvelle, impactées par la concurrence nationale et les droits de douane, accélèrent leur expansion à l’étranger tout en étant confrontées à un double défi matériel et culturel.


Cet article a été corédigé par Yuzhen Xie (écrivaine et conférencière), diplômée de Renmin University of China.

The Conversation

Fabien M. Gargam ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Le bond en avant de l’industrie automobile chinoise de 1953 à nos jours – https://theconversation.com/le-bond-en-avant-de-lindustrie-automobile-chinoise-de-1953-a-nos-jours-265607