Une main-d’œuvre expérimentée, mais peu sollicitée : quelles solutions pour garder les personnes aînées au travail ?

Source: The Conversation – in French – By Hugo Asselin, Professeur titulaire, Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT)

Plusieurs pays industrialisés connaissent actuellement une pénurie de main-d’œuvre causée, notamment, par un vieillissement de la population. Ce n’est pas une surprise. C’était prévu depuis au moins 30 ans.

Parmi les solutions possibles figure celle d’encourager les gens à rester en emploi plus longtemps, ou à retourner au travail après la retraite. Cet appel à mettre à contribution la « main-d’œuvre expérimentée » n’est pas nouveau non plus, mais tarde à se concrétiser.


Cet article fait partie de notre série La Révolution grise. La Conversation vous propose d’analyser sous toutes ses facettes l’impact du vieillissement de l’imposante cohorte des boomers sur notre société, qu’ils transforment depuis leur venue au monde. Manières de se loger, de travailler, de consommer la culture, de s’alimenter, de voyager, de se soigner, de vivre… découvrez avec nous les bouleversements en cours, et à venir.


Des préjugés tenaces

Bien que le taux d’activité des personnes de 65 ans et plus ait augmenté considérablement depuis une vingtaine d’années au Canada (de 8,9 % en 2001 à 15,8 % en 2021), il demeure trois fois moins élevé que la proportion se disant en très bonne ou en excellente santé (49,9 % en 2021).

Une large part du bassin de main-d’œuvre expérimentée reste donc encore sur la touche.

Pourtant, des programmes ont été mis en place (p. ex. : L’initiative ciblée pour travailleurs âgés et La compétence n’a pas d’âge), des guides, des formations, des sites Web, etc. Mais force est de constater que ça ne suffit pas.

L’âgisme est encore un des principaux freins à la participation au travail des personnes âgées, même si plusieurs préjugés à leur égard sont non fondés. Ainsi, il est faux de prétendre que la productivité diminue avec l’âge. Bien que certaines habiletés physiques (force, dextérité, équilibre) et psychologiques (mémoire, concentration) puissent, dans certains cas, diminuer avec l’âge, d’autres habiletés compensent (diligence, expérience, capacité de transmission de connaissances).

Le mythe selon lequel les personnes plus âgées s’absentent davantage pour des raisons de santé a lui aussi été déboulonné. Une des rares études longitudinales sur le sujet a montré que le nombre moyen de jours de congé de maladie diminue après 65 ans.

Il est évident qu’il faut changer les attitudes et les comportements, mais peu d’entreprises et d’organisations incluent l’âge dans leurs politiques d’équité, diversité et inclusion (EDI).

Repousser l’âge de la retraite : une fausse bonne idée ?

Certains suggèrent le prolongement de carrière comme moyen de maintenir active la main-d’œuvre expérimentée.

Toutefois, une étude sur les « emplois-ponts » (les emplois entre la carrière principale et la retraite) a montré que seulement 8 % des gens ont prolongé leur carrière dans le même emploi, que 29,5 % ont opté pour un emploi similaire à leur emploi de carrière, et que près des deux tiers (62,5 %) ont choisi un emploi différent. Ce besoin de changement indique qu’il faut des mesures pour permettre aux gens de travailler plus longtemps, mais pas nécessairement pour le même employeur ou dans le même domaine.

Le repoussement de l’âge de la retraite est aussi souvent évoqué, mais cette mesure uniforme fait l’objet de critiques vu ses effets négatifs pour certains groupes de la population. Par exemple, travailler plus longtemps a des effets délétères pour les personnes moins diplômées, dont plusieurs occupent des emplois physiquement exigeants à risque élevé de blessures ou de douleurs chroniques.

Les femmes, qui sont plus nombreuses que les hommes à agir comme proches-aidantes, sont également pénalisées par un repoussement de l’âge de la retraite ou de la retraite anticipée. En effet, combiner plus longtemps leurs responsabilités professionnelles et leur engagement envers leurs proches augmente leurs charges financières, émotionnelles et physiques.

C’est donc dire qu’il faut des mesures pour inciter les personnes qui le peuvent et qui le souhaitent à poursuivre leur vie active, sans toutefois que ça ne devienne une obligation.


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Pourquoi travailler plus longtemps ?

On peut distinguer deux groupes parmi la main-d’œuvre expérimentée : les personnes pour qui le travail est une occasion de socialiser, de transmettre leurs connaissances et de se sentir utiles (environ les deux tiers), et celles qui doivent travailler plus longtemps pour des raisons économiques (environ le tiers).

Autrement dit, certaines personnes âgées vivent pour travailler tandis que d’autres travaillent pour vivre. Leurs besoins sont différents et nécessitent des approches différentes.

En raison de l’écart salarial persistant entre les hommes et les femmes, ces dernières sont nombreuses à avoir accumulé un revenu moindre une fois rendues à l’âge de la retraite. Occuper un emploi-pont bien rémunéré qui met en valeur leurs compétences (par exemple comme travailleuses autonomes), leur permettrait de combler une partie du manque à gagner et serait un beau point d’orgue à leur carrière.

Certaines personnes hésitent à travailler au-delà de la retraite, craignant des pénalités fiscales, ou que leurs prestations gouvernementales diminuent. D’abord, il convient de dire que ces craintes sont en partie exagérées, puisqu’une personne retraitée peut conserver entre 61 % et 89 % d’un revenu d’emploi d’appoint après prise en compte des charges fiscales.

Néanmoins, des améliorations pourraient tout de même être apportées aux politiques fiscales pour encourager la prolongation de la vie active. Par exemple, au Québec, le montant du crédit d’impôt pour prolongation de carrière pourrait être augmenté, et ce crédit pourrait être remboursable afin que les personnes à faible revenu y aient accès.

Quelles solutions pour favoriser la participation de la main-d’œuvre expérimentée ?

De nombreuses personnes aînées souhaitent continuer de travailler, mais pas nécessairement en prolongeant leur carrière principale. Elles sont parfois rebutées par certains aspects administratifs (p. ex. nécessité de mise à niveau, préparation d’un curriculum vitae, processus d’application, négociation des conditions de travail, etc.). À cet effet, les centres-conseils en emploi offrent des formations et du soutien pour outiller la main-d’œuvre expérimentée.

Au sein des entreprises et organisations, les mesures de conciliation emploi-retraite sont particulièrement importantes puisque plusieurs personnes aînées – particulièrement des femmes – font de la proche aidance ou s’occupent de leurs petits-enfants. D’autres font du bénévolat, ou ont des loisirs qui occupent une partie de leur temps. Certaines pratiques de gestion des ressources humaines sont ainsi plus favorables à la main-d’œuvre expérimentée (p. ex. horaires flexibles, temps partiel, travail à distance, rémunération concurrentielle).

L’emploi de main-d’œuvre expérimentée peut s’avérer plus complexe pour les employeurs, notamment en ce qui concerne le recrutement, la gestion des horaires et les besoins de formation. Des agences de placement de personnel ou des coopératives de travailleuses et travailleurs peuvent faciliter certains aspects logistiques.

Chose certaine, la participation de la main-d’œuvre expérimentée a des bénéfices, non seulement pour les travailleurs et travailleuses et leurs employeurs, mais aussi pour la société : réduction de la pénurie de main-d’œuvre, valorisation des expertises, réduction de la dépendance aux régimes publics, augmentation de la qualité de vie. Plusieurs mesures existent déjà et d’autres pourraient aisément être mises en place pour permettre aux personnes aînées de continuer de s’accomplir professionnellement et de contribuer activement au mieux-être collectif.

La Conversation Canada

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. Une main-d’œuvre expérimentée, mais peu sollicitée : quelles solutions pour garder les personnes aînées au travail ? – https://theconversation.com/une-main-doeuvre-experimentee-mais-peu-sollicitee-quelles-solutions-pour-garder-les-personnes-ainees-au-travail-261637

Pardonner à l’assassin de son époux : Enjeux spirituels et politiques du geste d’Erika Kirk

Source: The Conversation – France in French (3) – By Frédérique Sandretto, Adjunct assistant professor, Sciences Po

« That man… that young man… I forgive him. » Ces mots prononcés par la veuve de Charlie Kirk à propos de l’assassin de son époux s’inscrivent dans une tradition chrétienne du pardon mais, aussi, dans un contexte spécifique aux États-Unis, où le pardon individuel et collectif, d’une part, et la grâce présidentielle, de l’autre, ont historiquement été mêlés de façon étroite et ont toujours eu un impact profond sur les débats politiques et moraux.


Le 21 septembre 2025, lors de la cérémonie d’hommage à son mari Charlie Kirk, Erika Kirk a prononcé un discours très remarqué dans lequel elle a déclaré qu’elle accordait son pardon à Tyler Robinson, le jeune homme accusé d’avoir assassiné son époux le 10 septembre précédent.

Elle a expliqué que son pardon découlait de sa foi chrétienne et de l’héritage spirituel de Charlie, proclamant « The answer to hate is not hate » (« la réponse à la haine n’est pas la haine »). Dans un entretien publié le même jour par le New York Times, elle a dit qu’elle ne souhaitait pas qu’une éventuelle exécution de Robinson pèse sur sa conscience, et qu’elle laissait à la justice le soin de décider de son sort.

Le pardon personnel…

Ce geste pose une question vertigineuse : comment une épouse peut-elle pardonner à l’assassin de son mari ? Le pardon, ici, est revendiqué comme un choix volontaire – non un oubli, mais une libération intérieure. Il s’inscrit dans une logique religieuse forte, où la foi chrétienne (et plus encore, la conviction que le pardon est un commandement moral) légitime l’abolition intérieure de la vengeance.

Erika Kirk a mis en avant le modèle du Christ – « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font » – pour donner à son acte une justification transcendante. En analysant ce cas, on peut avancer que son pardon est doublement « surhumain » : surhumain parce qu’il exige de dépasser les émotions légitimes (colère, douleur, désir de vengeance) ; surhumain aussi parce qu’il prétend s’adresser non seulement à l’acte criminel, mais à l’auteur en tant que personne, dans un geste d’amour ou de miséricorde.

Mais un tel pardon ne peut être compris que dans le cadre d’un engagement religieux préexistant. C’est bien le point essentiel : ce pardon ne se décrète pas dans le vide. Il s’appuie sur une histoire de foi, sur une disposition spirituelle. Erika Kirk s’affiche comme chrétienne fervente, et sa vie publique se teinte de références religieuses. Sans cette assise, un acte aussi radical de pardon immédiat paraît presque invraisemblable.

On pourrait donc formuler la première grande leçon : le pardon d’un crime extrême s’enracine d’abord dans une anthropologie religieuse, qui suppose une vision de l’homme, du péché, de la rédemption, du mal et de la grâce. Le pardon devient une performance morale, au-delà du droit, qui témoigne de la supériorité de l’amour sur la justice stricte. Mais cette position n’est pas sans tension. Elle entre en conflit avec les exigences de la justice, de la réparation, de la mémoire et de la légitime colère des victimes.

… et le pardon institutionnel

Erika Kirk n’est pas la première à effectuer ce geste public de pardon envers un criminel. Dans l’histoire des États-Unis, plusieurs exemples célèbres illustrent des formes de pardon religieux ou politique offert à des auteurs de crimes graves.

Aux États-Unis, la grâce (executive clemency) est une institution constitutionnelle. Le président peut, pour des motifs de justice ou de miséricorde, gracier un condamné. L’article II, section 2, alinéa 1 de la Constitution des États-Unis définit le pouvoir de la grâce présidentielle. Il y est stipulé que le président « aura le pouvoir d’accorder des sursis et des grâces pour les offenses contre les États-Unis, sauf en cas d’impeachment ». Ce pouvoir s’applique donc uniquement aux crimes fédéraux, et non aux infractions relevant des États fédérés.

La grâce présidentielle peut prendre la forme d’un pardon complet, d’une commutation de peine ou d’un sursis. Elle est considérée comme l’un des attributs majeurs de l’autorité exécutive. Historiquement, ce pouvoir a été utilisé pour corriger des injustices ou pour apaiser des tensions politiques. La seule limite explicite demeure son inapplicabilité dans les procédures d’impeachment. Ainsi, la grâce présidentielle illustre la concentration de prérogatives dans la fonction exécutive, mais encadrée par le texte constitutionnel. C’est un pardon « légal » dans lequel l’État lui-même, au sommet de la hiérarchie, exerce une forme de miséricorde. Le plus souvent, ce type de pardon ne correspond pas à un pardon moral de la victime, mais à une révision de la peine (réhabilitation, reconnaissance de circonstances atténuantes, etc.).

Plusieurs présidents des États-Unis ont gracié des figures politiques controversées. En septembre 1974, le président Gerald Ford a accordé une grâce complète à son prédécesseur Richard Nixon, dont il avait été le vice-président et dont la démission lui avait permis d’accéder à la fonction suprême un mois plus tôt. Cette décision couvrait toutes les infractions fédérales liées au scandale du Watergate. Ford expliqua que ce pardon visait à mettre fin à une crise politique et morale sans précédent.

Le président Ford annonce sa décision de gracier Richard Nixon, 8 septembre 1974.
Gerald R. Ford Presidential Library

Plus récemment, Joe Biden, juste avant de quitter la Maison Blanche, a gracié son fils Hunter, condamné pour détention illégale d’arme à feu et fraude fiscale, affirmant que ce dernier avait été victime d’une « erreur judiciaire ». Peu après, dès le lendemain de sa seconde investiture, Donald Trump a gracié la quasi-totalité des insurgés du 6 janvier 2021, qu’il a qualifiés d’« otages de Joe Biden » dont la grâce « met fin à une grave injustice nationale infligée au peuple américain ».

De tels pardons suscitent souvent la polémique, ne serait-ce que parce qu’ils soulèvent la question de l’équité envers d’autres condamnés.

Au-delà du cadre pénal institutionnel, l’histoire américaine a parfois vu des victimes ou des proches pardonner publiquement à des auteurs de violences collectives, au nom de la réconciliation de la société. Dans le cadre du mouvement des droits civiques, des figures comme Martin Luther King ont prôné le pardon au nom du principe de non-violence, invitant à pardonner moralement les injures et les violences, sans pour autant nier les injustices et sans appeler à ce que les auteurs d’actes haineux ne soient pas traduits en justice et, le cas échéant, condamnés.

Mais ces pardons personnels, s’ils sont symboliquement puissants, restent souvent marginaux face à la masse des crimes non résolus ou non pardonnés. Le contexte social, médiatique, politique joue un rôle déterminant dans leur réception.

Le pardon, pour être crédible, doit se situer dans une tension entre la mémoire de la victime, la justice (y compris la peine), et le geste de miséricorde. La philosophie morale, la théologie et la théorie politique débattent du pardon extrême. Hannah Arendt a soutenu que le pardon ne peut s’appliquer à l’« extrême crime et au mal volontaire ». Certains actes seraient au-delà de la possibilité de pardon sans effacement de la responsabilité. Le pardon ne doit pas conduire à l’oubli, mais rester conditionné à une reconnaissance du tort, à une repentance et à une action réparatrice. Ainsi, même dans l’histoire américaine, le geste de pardon est rare, souvent contesté, et toujours porteur de tensions : entre justice et miséricorde, entre mémoire et réconciliation, entre gratitude divine et exigences humaines.

Le poids symbolique du pardon dans l’arène politique

Le pardon d’Erika Kirk n’est pas seulement personnel. Il s’adresse immédiatement au champ politique et symbolique. En pardonnant publiquement au meurtrier de son mari, Erika Kirk se pose comme une figure de hauteur morale. Elle transcende la spirale de vengeance, incarne le « modèle chrétien » et se présente comme l’héritière spirituelle et politique de son mari – un rôle qu’elle assume d’ailleurs officiellement puisqu’elle a été nommée à la tête de Turning Point USA, l’organisation tentaculaire que son mari avait fondée et qu’il avait dirigée jusqu’à son assassinat. La jeune veuve gagne une légitimité morale qui la distingue du « camp d’en face », mais aussi des commentateurs politiques. Ce geste peut renforcer son aura : celui ou celle qui pardonne même l’invraisemblable se veut dépositaire d’un message ici chrétien, conservateur, de miséricorde.

Ce pardon est un acte performatif : il produit du sens public. Il modifie le récit médiatique du crime, impose un cadre discursif (celui du pardon, non de la vendetta), et oriente la réception de l’événement dans la sphère politique. On pourrait dire que le pardon lui-même devient une arme symbolique. Il témoigne d’un pouvoir non coercitif, mais moral et, en sa qualité de discours unificateur, sert de pivot pour les alliances, les campagnes, la rhétorique.

Il détourne aussi une potentielle atmosphère vindicative ou punitive vers un récit de réconciliation. Mais ce pari est périlleux. Le pardon public peut être perçu comme un « adoucissement » du crime, un affaiblissement de la pression judiciaire, une concession au discours du criminel. Il peut être assimilé à une forme de naïveté, voire de complicité morale. Ainsi, certaines familles de victimes de la fusillade commise par un suprémaciste blanc dans une église afro-américaine de Charleston en 2015 ont dit pardonner au tireur, une position qui leur a valu des critiques.

En politique, le pardon est rarement neutre : il engage et il polarise. Il peut aussi être instrumentalisé. Certains y verront un moyen de neutraliser les contestations. Pardonner n’est jamais un acte purement moral ou individuel. C’est un geste qui a des effets sociaux, symboliques et parfois idéologiques.

Enfin, le pardon public d’un crime politique peut devenir un modèle (ou une norme implicite) : si l’on attend des victimes qu’elles pardonnent toujours, on fragilise la position des victimes dans le débat public. Le risque est celui d’un « pardon obligatoire », d’un impératif moral imposé aux victimes, ou d’une normalisation du pardon politique.

Peut-on pardonner à un criminel, même à celui qui vient de tuer votre mari ? Le cas d’Erika Kirk illustre à quel point le pardon peut devenir un acte spirituel, moral et politique, mais aussi une tension constante entre la miséricorde et l’exigence de justice.

Le pardon est d’abord une option intérieure, enracinée dans une foi et une vision théologique de l’homme. Il est aussi un geste qui emprunte les codes du pouvoir symbolique : il engage, il performe, il construit une légitimité. Mais ce geste ne dispense aucunement de la justice ni de la mémoire ni de la réparation. Le pardon trop rapide ou trop spectaculaire court le risque d’effacer la souffrance ou de masquer les responsabilités. En politique, le pardon devient un acte à la fois puissant et risqué.

The Conversation

Frédérique Sandretto ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Pardonner à l’assassin de son époux : Enjeux spirituels et politiques du geste d’Erika Kirk – https://theconversation.com/pardonner-a-lassassin-de-son-epoux-enjeux-spirituels-et-politiques-du-geste-derika-kirk-267034

La liberté académique dans le monde et en France : un bien de première nécessité

Source: The Conversation – France in French (2) – By Stéphanie Balme, Director, CERI (Centre de recherches internationales), Sciences Po

Stéphanie Balme a mené pour France Universités une étude intitulée « Défendre et promouvoir la liberté académique : un enjeu mondial, une urgence pour la France et l’Europe. Constats et 65 propositions d’action ». Elle en livre ici quelques enseignements.


Dévoilé officieusement le 2 octobre 2025, le Compact for Academic Excellence in Higher Education de Donald Trump illustre de manière paroxystique la politisation du savoir et la volonté de contrôle idéologique de la production scientifique aux États-Unis. Derrière le discours de « restauration de l’excellence » se profile une nouvelle étape dans l’institutionnalisation du sciento-populisme : la défiance envers la science y est exploitée de manière stratégique afin de flatter les affects populistes et de transformer les universitaires en boucs émissaires, rendus responsables du « déclin » de l’hégémonie civilisationnelle américaine.

Ce phénomène, bien que caricatural, n’est pas isolé. Simultanément à l’annonce de Donald Trump, l’édition 2025 du Global Innovation Index (GII) révèle que la Chine intègre pour la première fois le top 10 des nations les plus innovantes, tandis que les États-Unis, encore troisièmes, montrent des fragilités structurelles. Huit pays européens, fait trop peu connu, figurent parmi les quinze premiers de ce classement. La France, quant à elle, est rétrogradée mais conserve néanmoins la treizième place, celle qu’occupait la Chine trois ans auparavant.

Les quatre-vingts indicateurs du GII, couvrant près de cent quarante pays, ne se limitent pas à mesurer la performance technologique ou scientifique : ils évaluent également la capacité des États à garantir un environnement politico-institutionnel, économique et financier complet, libre et sûr. En croisant ces données avec celles de l’Academic Freedom Index, principal outil de référence élaboré depuis 2019, on constate que la liberté académique n’est plus uniquement menacée dans les régimes autoritaires. Elle se fragilise désormais au cœur même des démocraties, affectant à parts égales les sciences humaines et sociales et les sciences expérimentales.

L’attribution du prix Nobel d’économie 2025 à Philippe Aghion, Peter Howitt et Joel Mokyr rappelle opportunément que la croissance et l’innovation reposent sur un écosystème fondé sur la liberté de recherche et la circulation des idées. Leurs travaux sur les conditions historiques et structurelles du progrès technologique montrent qu’aucune économie ne peut prospérer durablement lorsque la connaissance est contrainte ou soumise à un contrôle idéologique.

Régimes autoritaires et techno-nationalisme

Paradoxalement, les régimes autoritaires comptent aujourd’hui parmi les principaux investisseurs dans la recherche, dont ils orientent néanmoins strictement les finalités selon leurs priorités politiques. Engagés dans une phase ascendante de développement techno-nationaliste, ils investissent massivement dans la science et la technologie comme instruments de puissance, sans encore subir les effets corrosifs de la défiance envers le savoir.

Les démocraties, à l’inverse, peinent à financer la recherche tout en soutenant leurs dépenses de défense et doivent affronter la montée de mouvements contestant la légitimité même de la science telle qu’elle se pratique. C’est afin de mieux comprendre ces dynamiques que j’ai conduit pour France Universités une étude intitulée « Défendre et promouvoir la liberté académique : un enjeu mondial, une urgence pour la France et l’Europe. Constats et 65 propositions d’action ».

Des atteintes multiples en France

La France illustre particulièrement les vulnérabilités décrites plus haut. En 2024‑2025, les atteintes à la liberté académique y ont pris des formes multiples : ingérences étrangères accrues, conditionnement des financements publics régionaux à des chartes aux critères flous, pressions idéologiques sur les contenus d’enseignement et de recherche, annulations de conférences, campagnes de stigmatisation d’enseignants-chercheurs sur les réseaux sociaux, interventions de responsables politiques jusque dans les conseils d’administration d’universités, restrictions d’accès aux terrains ou à des bourses de recherche, et enfin, multiplication des procédures-bâillons.

Contrairement à d’autres droits fondamentaux, la liberté académique en France se distingue par l’absence d’une culture politique, professionnelle et citoyenne solidement enracinée. Les universitaires victimes d’atteintes dans leur liberté d’exercer leur métier se retrouvent souvent isolés, tandis que la capacité institutionnelle des universités à jouer un rôle de contre-pouvoir demeure limitée.

Cette vulnérabilité est aggravée par la dépendance aux financements publics, la précarisation des carrières, la surcharge administrative et l’absence d’autonomie institutionnelle réelle. Néanmoins, cette fragilité actuelle pourrait se transformer en levier de refondation, favoriser l’émergence d’une culture solide de la liberté académique et, ce faisant, renforcer la position de la France dans la géopolitique scientifique mondiale.

Une stratégie multi dimensionnelle

L’étude pour France Universités propose une stratégie proactive articulée autour de plusieurs axes complémentaires, visant quatre catégories d’acteurs : l’État, les universités, la société civile et l’échelon européen.

Le premier axe concerne le renforcement du socle juridique : constitutionnaliser la liberté académique, réaffirmer l’autonomie des établissements et l’indépendance des personnels ; enfin, reconnaître le principe du secret des sources comme pour les journalistes et intégrer un régime spécifique dans le Code de la recherche pour les données sensibles. Il est également proposé d’étendre le dispositif de protection du potentiel scientifique et technique de la nation (PPST) aux sciences humaines et sociales en intégrant les risques d’ingérence pour concilier sécurité et liberté scientifiques.

Le deuxième axe porte sur l’action des universités : coordonner les initiatives à l’échelle nationale via un organisme indépendant, généraliser les chartes de liberté académique dans l’ensemble des établissements et organismes de recherche, renforcer la protection fonctionnelle des enseignants grâce à un fonds national dédié et instaurer des protocoles d’assistance rapide. Il prévoit également la création d’un observatoire indépendant des atteintes à la liberté académique, la formation des directions et des référents à ces enjeux, ainsi que la coordination d’un soutien juridique, psychologique et numérique pour les universitaires pris pour cibles. Enfin, cet axe vise à favoriser une collaboration croisée entre fonctionnaires sécurité‑défense et chercheurs et enseignants-chercheurs.

Le troisième axe vise à promouvoir une véritable culture de la liberté académique dans l’espace public : lancer une campagne nationale de sensibilisation, encourager les initiatives étudiantes, transformer la Fête de la science en Fête de la science et de la liberté académique, organiser des États généraux pour définir un plan d’action participatif, et déployer une vaste campagne de valorisation de la recherche en partenariat avec l’ensemble des opérateurs, à commencer par le CNRS. Cette campagne, appuyée sur des supports visuels, affiches, dessins et un hashtag fédérateur, doit célébrer la recherche dans tous les médias et rappeler son rôle essentiel au service d’une société démocratique.

Le quatrième et dernier axe vise à inscrire ces mesures dans la diplomatie scientifique européenne, en rétablissant un classement européen des universités du monde entier intégrant un indice de liberté académique, et en œuvrant à son inclusion dans les grands classements internationaux ; renforcer la coopération entre l’Association européenne des universités et les alliances universitaires européennes ; instaurer un observatoire européen de la liberté académique ; créer un passeport européen des talents pour les chercheurs réfugiés ; faire de l’Europe un espace-refuge pour les scientifiques en danger, jusqu’à obtenir, à terme, une reconnaissance sous la forme d’un Prix Nobel de la paix dédié à la liberté académique.

La condition d’une démocratie vivante

Défendre la liberté académique n’est pas un réflexe corporatiste : c’est, au contraire, protéger un bien commun précieux et la condition même d’une démocratie vivante. Ce droit n’appartient qu’à un petit nombre, certes, mais il profite à toutes et à tous, à l’instar de la liberté de la presse, garantie par la loi de 1881. Contrairement à une idée reçue, les universitaires sont souvent les derniers à défendre leur droit professionnel, quand les journalistes, à juste titre, protègent activement le leur.

Le système universitaire français, tel qu’il s’est construit depuis 1945, et plus encore après 1968, n’a pas été pensé pour affronter l’autoritarisme. Aujourd’hui, les établissements français ne seraient pas en mesure de résister très longtemps à des attaques systématiques en cas d’arrivée au pouvoir d’un régime populiste et/ou autoritaire. Puissantes, riches et autonomes, les universités de l’Ivy League ont elles-mêmes vacillé face au mouvement MAGA et peinent encore à s’en relever. De nombreux scientifiques américains rejoignent aujourd’hui l’Europe, le Japon ou la Corée du Sud.

Comment, dès lors, les universités françaises, à la fois financièrement et institutionnellement dépendantes, et ne disposant que d’associations d’alumni encore récentes, pourraient-elles faire face à un tel assaut ? Sans compter que ce serait, à terme, la fin de l’ambition portée par le programme Choose Europe for Science.

Malgré la gravité de la situation, celle-ci ouvre un espace inédit pour l’action collective, l’innovation démocratique et la construction de solutions concrètes. Il est désormais temps d’agir collectivement, de coordonner les acteurs et de lancer une vaste campagne nationale et européenne en faveur de la liberté académique : tel est l’objet de ce rapport.

The Conversation

Stéphanie Balme ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. La liberté académique dans le monde et en France : un bien de première nécessité – https://theconversation.com/la-liberte-academique-dans-le-monde-et-en-france-un-bien-de-premiere-necessite-267450

Pardonner à son meurtrier : Enjeux spirituels et politiques du geste d’Erika Kirk

Source: The Conversation – in French – By Frédérique Sandretto, Adjunct assistant professor, Sciences Po

« That man… that young man… I forgive him. » Ces mots prononcés par la veuve de Charlie Kirk à propos de l’assassin de son époux s’inscrivent dans une tradition chrétienne du pardon mais, aussi, dans un contexte spécifique aux États-Unis, où le pardon individuel et collectif, d’une part, et la grâce présidentielle, de l’autre, ont historiquement été mêlés de façon étroite et ont toujours eu un impact profond sur les débats politiques et moraux.


Le 21 septembre 2025, lors de la cérémonie d’hommage à son mari Charlie Kirk, Erika Kirk a prononcé un discours très remarqué dans lequel elle a déclaré qu’elle accordait son pardon à Tyler Robinson, le jeune homme accusé d’avoir assassiné son époux le 10 septembre précédent.

Elle a expliqué que son pardon découlait de sa foi chrétienne et de l’héritage spirituel de Charlie, proclamant « The answer to hate is not hate » (« la réponse à la haine n’est pas la haine »). Dans un entretien publié le même jour par le New York Times, elle a dit qu’elle ne souhaitait pas qu’une éventuelle exécution de Robinson pèse sur sa conscience, et qu’elle laissait à la justice le soin de décider de son sort.

Le pardon personnel…

Ce geste pose une question vertigineuse : comment une épouse peut-elle pardonner à l’assassin de son mari ? Le pardon, ici, est revendiqué comme un choix volontaire – non un oubli, mais une libération intérieure. Il s’inscrit dans une logique religieuse forte, où la foi chrétienne (et plus encore, la conviction que le pardon est un commandement moral) légitime l’abolition intérieure de la vengeance.

Erika Kirk a mis en avant le modèle du Christ – « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font » – pour donner à son acte une justification transcendante. En analysant ce cas, on peut avancer que son pardon est doublement « surhumain » : surhumain parce qu’il exige de dépasser les émotions légitimes (colère, douleur, désir de vengeance) ; surhumain aussi parce qu’il prétend s’adresser non seulement à l’acte criminel, mais à l’auteur en tant que personne, dans un geste d’amour ou de miséricorde.

Mais un tel pardon ne peut être compris que dans le cadre d’un engagement religieux préexistant. C’est bien le point essentiel : ce pardon ne se décrète pas dans le vide. Il s’appuie sur une histoire de foi, sur une disposition spirituelle. Erika Kirk s’affiche comme chrétienne fervente, et sa vie publique se teinte de références religieuses. Sans cette assise, un acte aussi radical de pardon immédiat paraît presque invraisemblable.

On pourrait donc formuler la première grande leçon : le pardon d’un crime extrême s’enracine d’abord dans une anthropologie religieuse, qui suppose une vision de l’homme, du péché, de la rédemption, du mal et de la grâce. Le pardon devient une performance morale, au-delà du droit, qui témoigne de la supériorité de l’amour sur la justice stricte. Mais cette position n’est pas sans tension. Elle entre en conflit avec les exigences de la justice, de la réparation, de la mémoire et de la légitime colère des victimes.

… et le pardon institutionnel

Erika Kirk n’est pas la première à effectuer ce geste public de pardon envers un criminel. Dans l’histoire des États-Unis, plusieurs exemples célèbres illustrent des formes de pardon religieux ou politique offert à des auteurs de crimes graves.

Aux États-Unis, la grâce (executive clemency) est une institution constitutionnelle. Le président peut, pour des motifs de justice ou de miséricorde, gracier un condamné. L’article II, section 2, alinéa 1 de la Constitution des États-Unis définit le pouvoir de la grâce présidentielle. Il y est stipulé que le président « aura le pouvoir d’accorder des sursis et des grâces pour les offenses contre les États-Unis, sauf en cas d’impeachment ». Ce pouvoir s’applique donc uniquement aux crimes fédéraux, et non aux infractions relevant des États fédérés.

La grâce présidentielle peut prendre la forme d’un pardon complet, d’une commutation de peine ou d’un sursis. Elle est considérée comme l’un des attributs majeurs de l’autorité exécutive. Historiquement, ce pouvoir a été utilisé pour corriger des injustices ou pour apaiser des tensions politiques. La seule limite explicite demeure son inapplicabilité dans les procédures d’impeachment. Ainsi, la grâce présidentielle illustre la concentration de prérogatives dans la fonction exécutive, mais encadrée par le texte constitutionnel. C’est un pardon « légal » dans lequel l’État lui-même, au sommet de la hiérarchie, exerce une forme de miséricorde. Le plus souvent, ce type de pardon ne correspond pas à un pardon moral de la victime, mais à une révision de la peine (réhabilitation, reconnaissance de circonstances atténuantes, etc.).

Plusieurs présidents des États-Unis ont gracié des figures politiques controversées. En septembre 1974, le président Gerald Ford a accordé une grâce complète à son prédécesseur Richard Nixon, dont il avait été le vice-président et dont la démission lui avait permis d’accéder à la fonction suprême un mois plus tôt. Cette décision couvrait toutes les infractions fédérales liées au scandale du Watergate. Ford expliqua que ce pardon visait à mettre fin à une crise politique et morale sans précédent.

Le président Ford annonce sa décision de gracier Richard Nixon, 8 septembre 1974.
Gerald R. Ford Presidential Library

Plus récemment, Joe Biden, juste avant de quitter la Maison Blanche, a gracié son fils Hunter, condamné pour détention illégale d’arme à feu et fraude fiscale, affirmant que ce dernier avait été victime d’une « erreur judiciaire ». Peu après, dès le lendemain de sa seconde investiture, Donald Trump a gracié la quasi-totalité des insurgés du 6 janvier 2021, qu’il a qualifiés d’« otages de Joe Biden » dont la grâce « met fin à une grave injustice nationale infligée au peuple américain ».

De tels pardons suscitent souvent la polémique, ne serait-ce que parce qu’ils soulèvent la question de l’équité envers d’autres condamnés.

Au-delà du cadre pénal institutionnel, l’histoire américaine a parfois vu des victimes ou des proches pardonner publiquement à des auteurs de violences collectives, au nom de la réconciliation de la société. Dans le cadre du mouvement des droits civiques, des figures comme Martin Luther King ont prôné le pardon au nom du principe de non-violence, invitant à pardonner moralement les injures et les violences, sans pour autant nier les injustices et sans appeler à ce que les auteurs d’actes haineux ne soient pas traduits en justice et, le cas échéant, condamnés.

Mais ces pardons personnels, s’ils sont symboliquement puissants, restent souvent marginaux face à la masse des crimes non résolus ou non pardonnés. Le contexte social, médiatique, politique joue un rôle déterminant dans leur réception.

Le pardon, pour être crédible, doit se situer dans une tension entre la mémoire de la victime, la justice (y compris la peine), et le geste de miséricorde. La philosophie morale, la théologie et la théorie politique débattent du pardon extrême. Hannah Arendt a soutenu que le pardon ne peut s’appliquer à l’« extrême crime et au mal volontaire ». Certains actes seraient au-delà de la possibilité de pardon sans effacement de la responsabilité. Le pardon ne doit pas conduire à l’oubli, mais rester conditionné à une reconnaissance du tort, à une repentance et à une action réparatrice. Ainsi, même dans l’histoire américaine, le geste de pardon est rare, souvent contesté, et toujours porteur de tensions : entre justice et miséricorde, entre mémoire et réconciliation, entre gratitude divine et exigences humaines.

Le poids symbolique du pardon dans l’arène politique

Le pardon d’Erika Kirk n’est pas seulement personnel. Il s’adresse immédiatement au champ politique et symbolique. En pardonnant publiquement au meurtrier de son mari, Erika Kirk se pose comme une figure de hauteur morale. Elle transcende la spirale de vengeance, incarne le « modèle chrétien » et se présente comme l’héritière spirituelle et politique de son mari – un rôle qu’elle assume d’ailleurs officiellement puisqu’elle a été nommée à la tête de Turning Point USA, l’organisation tentaculaire que son mari avait fondée et qu’il avait dirigée jusqu’à son assassinat. La jeune veuve gagne une légitimité morale qui la distingue du « camp d’en face », mais aussi des commentateurs politiques. Ce geste peut renforcer son aura : celui ou celle qui pardonne même l’invraisemblable se veut dépositaire d’un message ici chrétien, conservateur, de miséricorde.

Ce pardon est un acte performatif : il produit du sens public. Il modifie le récit médiatique du crime, impose un cadre discursif (celui du pardon, non de la vendetta), et oriente la réception de l’événement dans la sphère politique. On pourrait dire que le pardon lui-même devient une arme symbolique. Il témoigne d’un pouvoir non coercitif, mais moral et, en sa qualité de discours unificateur, sert de pivot pour les alliances, les campagnes, la rhétorique.

Il détourne aussi une potentielle atmosphère vindicative ou punitive vers un récit de réconciliation. Mais ce pari est périlleux. Le pardon public peut être perçu comme un « adoucissement » du crime, un affaiblissement de la pression judiciaire, une concession au discours du criminel. Il peut être assimilé à une forme de naïveté, voire de complicité morale. Ainsi, certaines familles de victimes de la fusillade commise par un suprémaciste blanc dans une église afro-américaine de Charleston en 2015 ont dit pardonner au tireur, une position qui leur a valu des critiques.

En politique, le pardon est rarement neutre : il engage et il polarise. Il peut aussi être instrumentalisé. Certains y verront un moyen de neutraliser les contestations. Pardonner n’est jamais un acte purement moral ou individuel. C’est un geste qui a des effets sociaux, symboliques et parfois idéologiques.

Enfin, le pardon public d’un crime politique peut devenir un modèle (ou une norme implicite) : si l’on attend des victimes qu’elles pardonnent toujours, on fragilise la position des victimes dans le débat public. Le risque est celui d’un « pardon obligatoire », d’un impératif moral imposé aux victimes, ou d’une normalisation du pardon politique.

Peut-on pardonner à un criminel, même à celui qui vient de tuer votre mari ? Le cas d’Erika Kirk illustre à quel point le pardon peut devenir un acte spirituel, moral et politique, mais aussi une tension constante entre la miséricorde et l’exigence de justice.

Le pardon est d’abord une option intérieure, enracinée dans une foi et une vision théologique de l’homme. Il est aussi un geste qui emprunte les codes du pouvoir symbolique : il engage, il performe, il construit une légitimité. Mais ce geste ne dispense aucunement de la justice ni de la mémoire ni de la réparation. Le pardon trop rapide ou trop spectaculaire court le risque d’effacer la souffrance ou de masquer les responsabilités. En politique, le pardon devient un acte à la fois puissant et risqué.

The Conversation

Frédérique Sandretto ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Pardonner à son meurtrier : Enjeux spirituels et politiques du geste d’Erika Kirk – https://theconversation.com/pardonner-a-son-meurtrier-enjeux-spirituels-et-politiques-du-geste-derika-kirk-267034

Pardonner au meurtrier : enjeux spirituels et politiques du geste d’Erika Kirk

Source: The Conversation – in French – By Frédérique Sandretto, Adjunct assistant professor, Sciences Po

« That man… that young man… I forgive him. » Ces mots prononcés par la veuve de Charlie Kirk à propos de l’assassin de son époux s’inscrivent dans une tradition chrétienne du pardon mais, aussi, dans un contexte spécifique aux États-Unis, où le pardon individuel et collectif, d’une part, et la grâce présidentielle, de l’autre, ont historiquement été mêlés de façon étroite et ont toujours eu un impact profond sur les débats politiques et moraux.


Le 21 septembre 2025, lors de la cérémonie d’hommage à son mari Charlie Kirk, Erika Kirk a prononcé un discours très remarqué dans lequel elle a déclaré qu’elle accordait son pardon à Tyler Robinson, le jeune homme accusé d’avoir assassiné son époux le 10 septembre précédent.

Elle a expliqué que son pardon découlait de sa foi chrétienne et de l’héritage spirituel de Charlie, proclamant « The answer to hate is not hate » (« la réponse à la haine n’est pas la haine »). Dans un entretien publié le même jour par le New York Times, elle a dit qu’elle ne souhaitait pas qu’une éventuelle exécution de Robinson pèse sur sa conscience, et qu’elle laissait à la justice le soin de décider de son sort.

Le pardon personnel…

Ce geste pose une question vertigineuse : comment une épouse peut-elle pardonner à l’assassin de son mari ? Le pardon, ici, est revendiqué comme un choix volontaire – non un oubli, mais une libération intérieure. Il s’inscrit dans une logique religieuse forte, où la foi chrétienne (et plus encore, la conviction que le pardon est un commandement moral) légitime l’abolition intérieure de la vengeance.

Erika Kirk a mis en avant le modèle du Christ – « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font » – pour donner à son acte une justification transcendante. En analysant ce cas, on peut avancer que son pardon est doublement « surhumain » : surhumain parce qu’il exige de dépasser les émotions légitimes (colère, douleur, désir de vengeance) ; surhumain aussi parce qu’il prétend s’adresser non seulement à l’acte criminel, mais à l’auteur en tant que personne, dans un geste d’amour ou de miséricorde.

Mais un tel pardon ne peut être compris que dans le cadre d’un engagement religieux préexistant. C’est bien le point essentiel : ce pardon ne se décrète pas dans le vide. Il s’appuie sur une histoire de foi, sur une disposition spirituelle. Erika Kirk s’affiche comme chrétienne fervente, et sa vie publique se teinte de références religieuses. Sans cette assise, un acte aussi radical de pardon immédiat paraît presque invraisemblable.

On pourrait donc formuler la première grande leçon : le pardon d’un crime extrême s’enracine d’abord dans une anthropologie religieuse, qui suppose une vision de l’homme, du péché, de la rédemption, du mal et de la grâce. Le pardon devient une performance morale, au-delà du droit, qui témoigne de la supériorité de l’amour sur la justice stricte. Mais cette position n’est pas sans tension. Elle entre en conflit avec les exigences de la justice, de la réparation, de la mémoire et de la légitime colère des victimes.

… et le pardon institutionnel

Erika Kirk n’est pas la première à effectuer ce geste public de pardon envers un criminel. Dans l’histoire des États-Unis, plusieurs exemples célèbres illustrent des formes de pardon religieux ou politique offert à des auteurs de crimes graves.

Aux États-Unis, la grâce (executive clemency) est une institution constitutionnelle. Le président peut, pour des motifs de justice ou de miséricorde, gracier un condamné. L’article II, section 2, alinéa 1 de la Constitution des États-Unis définit le pouvoir de la grâce présidentielle. Il y est stipulé que le président « aura le pouvoir d’accorder des sursis et des grâces pour les offenses contre les États-Unis, sauf en cas d’impeachment ». Ce pouvoir s’applique donc uniquement aux crimes fédéraux, et non aux infractions relevant des États fédérés.

La grâce présidentielle peut prendre la forme d’un pardon complet, d’une commutation de peine ou d’un sursis. Elle est considérée comme l’un des attributs majeurs de l’autorité exécutive. Historiquement, ce pouvoir a été utilisé pour corriger des injustices ou pour apaiser des tensions politiques. La seule limite explicite demeure son inapplicabilité dans les procédures d’impeachment. Ainsi, la grâce présidentielle illustre la concentration de prérogatives dans la fonction exécutive, mais encadrée par le texte constitutionnel. C’est un pardon « légal » dans lequel l’État lui-même, au sommet de la hiérarchie, exerce une forme de miséricorde. Le plus souvent, ce type de pardon ne correspond pas à un pardon moral de la victime, mais à une révision de la peine (réhabilitation, reconnaissance de circonstances atténuantes, etc.).

Plusieurs présidents des États-Unis ont gracié des figures politiques controversées. En septembre 1974, le président Gerald Ford a accordé une grâce complète à son prédécesseur Richard Nixon, dont il avait été le vice-président et dont la démission lui avait permis d’accéder à la fonction suprême un mois plus tôt. Cette décision couvrait toutes les infractions fédérales liées au scandale du Watergate. Ford expliqua que ce pardon visait à mettre fin à une crise politique et morale sans précédent.

Le président Ford annonce sa décision de gracier Richard Nixon, 8 septembre 1974.
Gerald R. Ford Presidential Library

Plus récemment, Joe Biden, juste avant de quitter la Maison Blanche, a gracié son fils Hunter, condamné pour détention illégale d’arme à feu et fraude fiscale, affirmant que ce dernier avait été victime d’une « erreur judiciaire ». Peu après, dès le lendemain de sa seconde investiture, Donald Trump a gracié la quasi-totalité des insurgés du 6 janvier 2021, qu’il a qualifiés d’« otages de Joe Biden » dont la grâce « met fin à une grave injustice nationale infligée au peuple américain ».

De tels pardons suscitent souvent la polémique, ne serait-ce que parce qu’ils soulèvent la question de l’équité envers d’autres condamnés.

Au-delà du cadre pénal institutionnel, l’histoire américaine a parfois vu des victimes ou des proches pardonner publiquement à des auteurs de violences collectives, au nom de la réconciliation de la société. Dans le cadre du mouvement des droits civiques, des figures comme Martin Luther King ont prôné le pardon au nom du principe de non-violence, invitant à pardonner moralement les injures et les violences, sans pour autant nier les injustices et sans appeler à ce que les auteurs d’actes haineux ne soient pas traduits en justice et, le cas échéant, condamnés.

Mais ces pardons personnels, s’ils sont symboliquement puissants, restent souvent marginaux face à la masse des crimes non résolus ou non pardonnés. Le contexte social, médiatique, politique joue un rôle déterminant dans leur réception.

Le pardon, pour être crédible, doit se situer dans une tension entre la mémoire de la victime, la justice (y compris la peine), et le geste de miséricorde. La philosophie morale, la théologie et la théorie politique débattent du pardon extrême. Hannah Arendt a soutenu que le pardon ne peut s’appliquer à l’« extrême crime et au mal volontaire ». Certains actes seraient au-delà de la possibilité de pardon sans effacement de la responsabilité. Le pardon ne doit pas conduire à l’oubli, mais rester conditionné à une reconnaissance du tort, à une repentance et à une action réparatrice. Ainsi, même dans l’histoire américaine, le geste de pardon est rare, souvent contesté, et toujours porteur de tensions : entre justice et miséricorde, entre mémoire et réconciliation, entre gratitude divine et exigences humaines.

Le poids symbolique du pardon dans l’arène politique

Le pardon d’Erika Kirk n’est pas seulement personnel. Il s’adresse immédiatement au champ politique et symbolique. En pardonnant publiquement au meurtrier de son mari, Erika Kirk se pose comme une figure de hauteur morale. Elle transcende la spirale de vengeance, incarne le « modèle chrétien » et se présente comme l’héritière spirituelle et politique de son mari – un rôle qu’elle assume d’ailleurs officiellement puisqu’elle a été nommée à la tête de Turning Point USA, l’organisation tentaculaire que son mari avait fondée et qu’il avait dirigée jusqu’à son assassinat. La jeune veuve gagne une légitimité morale qui la distingue du « camp d’en face », mais aussi des commentateurs politiques. Ce geste peut renforcer son aura : celui ou celle qui pardonne même l’invraisemblable se veut dépositaire d’un message ici chrétien, conservateur, de miséricorde.

Ce pardon est un acte performatif : il produit du sens public. Il modifie le récit médiatique du crime, impose un cadre discursif (celui du pardon, non de la vendetta), et oriente la réception de l’événement dans la sphère politique. On pourrait dire que le pardon lui-même devient une arme symbolique. Il témoigne d’un pouvoir non coercitif, mais moral et, en sa qualité de discours unificateur, sert de pivot pour les alliances, les campagnes, la rhétorique.

Il détourne aussi une potentielle atmosphère vindicative ou punitive vers un récit de réconciliation. Mais ce pari est périlleux. Le pardon public peut être perçu comme un « adoucissement » du crime, un affaiblissement de la pression judiciaire, une concession au discours du criminel. Il peut être assimilé à une forme de naïveté, voire de complicité morale. Ainsi, certaines familles de victimes de la fusillade commise par un suprémaciste blanc dans une église afro-américaine de Charleston en 2015 ont dit pardonner au tireur, une position qui leur a valu des critiques.

En politique, le pardon est rarement neutre : il engage et il polarise. Il peut aussi être instrumentalisé. Certains y verront un moyen de neutraliser les contestations. Pardonner n’est jamais un acte purement moral ou individuel. C’est un geste qui a des effets sociaux, symboliques et parfois idéologiques.

Enfin, le pardon public d’un crime politique peut devenir un modèle (ou une norme implicite) : si l’on attend des victimes qu’elles pardonnent toujours, on fragilise la position des victimes dans le débat public. Le risque est celui d’un « pardon obligatoire », d’un impératif moral imposé aux victimes, ou d’une normalisation du pardon politique.

Peut-on pardonner à un criminel, même à celui qui vient de tuer votre mari ? Le cas d’Erika Kirk illustre à quel point le pardon peut devenir un acte spirituel, moral et politique, mais aussi une tension constante entre la miséricorde et l’exigence de justice.

Le pardon est d’abord une option intérieure, enracinée dans une foi et une vision théologique de l’homme. Il est aussi un geste qui emprunte les codes du pouvoir symbolique : il engage, il performe, il construit une légitimité. Mais ce geste ne dispense aucunement de la justice ni de la mémoire ni de la réparation. Le pardon trop rapide ou trop spectaculaire court le risque d’effacer la souffrance ou de masquer les responsabilités. En politique, le pardon devient un acte à la fois puissant et risqué.

The Conversation

Frédérique Sandretto ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Pardonner au meurtrier : enjeux spirituels et politiques du geste d’Erika Kirk – https://theconversation.com/pardonner-au-meurtrier-enjeux-spirituels-et-politiques-du-geste-derika-kirk-267034

Les mécanismes de la corruption illustrés par le cas de Malte

Source: The Conversation – in French – By Bertrand Venard, Professeur / Professor, Audencia

En 2017, Daphne Caruana Galizia, journaliste maltaise d’investigation qui enquêtait sur la corruption à l’œuvre jusqu’aux plus hautes sphères de l’État, trouvait la mort dans l’explosion de sa voiture. Depuis, certains exécutants ont été condamnés à de lourdes peines de prison ; mais les réels commanditaires n’ont toujours pas été identifiés. Comment expliquer un tel niveau de corruption au sein de l’Union européenn ?


L’assassinat de la journaliste Daphne Caruana Galizia, survenu le 16 octobre 2017, et dont deux exécutants viennent récemment d’être condamnés à la prison à perpétuité, après trois autres condamnations en 2022 et en 2021, a mis en lumière un problème structurel : la persistance de la corruption à Malte.

En 2024, l’ONG Transparency International a classé Malte parmi les quatre pays les plus corrompus de l’Union européenne (UE).

Au-delà de son horreur, le meurtre d’une journaliste d’investigation soulève une question essentielle pour les démocraties contemporaines : comment un État membre de l’UE peut-il être gangrené par des pratiques aussi systématiques de corruption ?

Plusieurs facteurs permettent d’éclairer cette situation.

Une gouvernance institutionnelle fragile

Tout d’abord, Malte, bien qu’étant une démocratie, souffre d’un manque de séparation claire entre les pouvoirs. Le pays, devenu indépendant du Royaume-Uni en 1964, est depuis 1974 une république parlementaire où le président élu par le Parlement, exerce le pouvoir exécutif et nomme le premier ministre et le gouvernement.

Le système judiciaire a été particulièrement critiqué pour son manque d’indépendance. Par exemple, de nombreux juges maltais sont promus du fait de leur appartenance politique.

Lorsque les institutions censées garantir la transparence et la justice sont elles-mêmes vulnérables aux influences politiques, la corruption peut s’installer durablement.

Une économie ouverte aux flux opaques

D’autre part, le modèle économique maltais repose en partie sur des secteurs à haut risque de fraudes. Le secteur des services financiers offshore contribue deux fois plus à la valeur ajoutée brute à Malte que dans le reste de l’Europe, sachant que le nombre d’employés de ce secteur a augmenté de 22 % depuis 2020 ; les jeux en ligne, avec des soupçons d’infiltration par la mafia italienne ; ou encore la vente de passeports via le programme des « passeports en or » (« golden passports ») qui permet d’acquérir la citoyenneté contre investissement. Des oligarques russes ont ainsi acheté la nationalité maltaise en séjournant très brièvement sur l’île.

Ces activités attirent des capitaux étrangers, mais aussi des acteurs peu scrupuleux. L’opacité qui entoure ces flux financiers rend difficile la traçabilité et favorise les abus.

Une culture politique permissive

Par ailleurs, la tolérance sociale vis-à-vis de certaines pratiques douteuses contribue à leur banalisation. Le clientélisme, les conflits d’intérêts et le manque de sanctions effectives contre les responsables politiques alimentent un climat d’impunité.

Le cas de Daphne Caruana Galizia illustre cette dynamique. Malgré les révélations qu’elle avait publiées (par exemple, ses enquêtes sur le volet maltais de l’affaire des Panama Papers), les politiciens maltais avaient pris peu de mesures concrètes, jusqu’à ce que, après son assassinat, la pression de la société civile provoque la chute du gouvernement Muscat.

Plaque apposée devant le mémorial dédié à Daphne Caruana Galizia, à La Vallette.
Bertrand Venard, Fourni par l’auteur

Des mécanismes de contrôle affaiblis

Même si la presse et la société civile jouent un rôle crucial dans la lutte contre la corruption, à Malte, les journalistes sont exposés à des pressions importantes, et les lanceurs d’alerte ne bénéficient pas toujours de protections suffisantes.

L’exemple le plus flagrant est évidemment l’assassinat de Daphne Caruana Galizia partiellement impuni, notamment l’absence de condamnation de l’entrepreneur douteux Yorgen Fenech, soupçonné d’être le commanditaire du crime.

L’absence de contre-pouvoirs robustes limite la capacité de dénonciation et de réforme. L’UE a d’ailleurs fait pression à plusieurs reprises sur le gouvernement maltais pour que des transformations soient opérées.

Des procédures complexes et opaques

Enfin, la corruption prospère dans les zones grises de l’administration. L’accès limité à l’information publique, les procédures complexes et l’inertie institutionnelle créent un environnement propice aux pratiques illicites. Cette opacité peut être systémique ou délibérée, comme l’ont montré certaines recherches internationales.

Le cas maltais n’est pas isolé, mais il est emblématique. Il rappelle que la corruption ne résulte pas seulement d’actes individuels, mais d’un écosystème institutionnel, économique et culturel. Pour y remédier, il ne suffit pas de condamner les coupables : il faut renforcer les institutions, garantir l’indépendance de la justice, protéger les journalistes et les lanceurs d’alerte, et promouvoir une culture politique fondée sur la transparence et la responsabilité.

The Conversation

Bertrand Venard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Les mécanismes de la corruption illustrés par le cas de Malte – https://theconversation.com/les-mecanismes-de-la-corruption-illustres-par-le-cas-de-malte-265260

Gouvernement Lecornu : « Le PS, nouvel arbitre du pouvoir, est dans une situation politique très compliquée »

Source: The Conversation – in French – By Benjamin Morel, Maître de conférences en droit public à Paris 2 Panthéon-Assas, chercheur au CERSA et chercheur associé à l’Institut des sciences sociales du politique (ISP), Université Paris-Panthéon-Assas

Dans son discours de politique générale, le premier ministre Sébastien Lecornu a annoncé la suspension de la réforme des retraites, sésame pour l’obtention d’un accord de non-censure de la part du groupe socialiste, désormais indispensable. Comment se positionneront les députés socialistes alors que se profile l’examen du projet de loi de finances ? La logique parlementaire du consensus progresse-t-elle en France ? Entretien avec le politiste et constitutionnaliste Benjamin Morel.


The Conversation : Le premier ministre Sébastien Lecornu a obtenu la non-censure du Parti socialiste. Son gouvernement est-il assuré de rester en place ?

Benjamin Morel : Il suffit que 289 députés ne votent pas la censure pour que le gouvernement tienne. À ce stade, une censure est improbable en raison du nombre de groupes politiques qui ont donné des consignes de non-censure. Pourtant, certains groupes, notamment Les Républicains (LR) et le Parti socialiste (PS), sont sujets à la dissidence, et il y a des inconnues du côté des non-inscrits et de groupe Libertés, indépendants, outre-mer et territoires (Liot). Les dissidents seront-ils plus de 23, ce qui permettrait de censurer le gouvernement ? Ce n’est pas impossible, mais c’est peu probable.

Une dissolution est-elle également improbable ?

B. M. : Si le gouvernement Lecornu n’est pas immédiatement censuré, une dissolution est probablement écartée. En effet, si une dissolution devait avoir lieu en novembre ou début décembre, il n’y aurait plus de députés à l’Assemblée nationale pour voter le budget ou pour adopter une loi spéciale permettant d’exécuter des recettes. Il s’agirait alors d’un problème institutionnel majeur. Si jamais une dissolution arrivait plus tard – au printemps –, elle aurait lieu au moment des élections municipales, or les maires PS et LR la refuseront, car ils pourraient pâtir d’une « nationalisation » des scrutins locaux. Dissoudre après les municipales ? On serait à moins d’un an de l’élection présidentielle, et la dissolution représenterait une gêne considérable pour le successeur d’Emmanuel Macron. Pour toutes ces raisons, il est assez probable que le scénario d’une dissolution soit écarté lors de ce quinquennat.

Si le gouvernement Lecornu n’est pas censuré immédiatement, la prochaine étape sera le vote du budget. Quels sont les différents scénarios pour son adoption ? Quelle sera la position du PS ?

B. M. : Sébastien Lecornu a annoncé qu’il n’aurait pas recours au 49.3 pour le budget. Cela signifie que le budget ne pourra être adopté qu’après un vote positif d’une majorité de députés, dont ceux du PS. Or, il faut s’attendre à ce que le Sénat, majoritairement à droite, fasse monter les enchères pour un budget de rigueur, avant une commission mixte paritaire et un retour devant l’Assemblée nationale. Pour que le budget soit adopté, les socialistes devraient donc voter en faveur d’un texte qui ne leur convient pas vraiment, et ceci, sous la pression du reste de la gauche, à quelques mois des municipales. On a analysé la journée du discours de politique générale de Sébastien Lecornu comme le triomphe d’Olivier Faure et du PS. C’est vrai, mais le PS est désormais dans une situation politique très compliquée.

Le deuxième scénario, c’est celui d’un budget rejeté et d’un gouvernement qui a recours à des lois spéciales. Le problème est que ces lois ne permettent pas d’effectuer tous les investissements publics, ce qui aurait de vraies conséquences économiques. Dans ce cas-là, il faudrait voter un budget en début d’année 2026 avec une configuration politique identique et une proximité des élections municipales qui tendrait encore plus la situation.

Le dernier scénario, c’est qu’après soixante-dix jours, l’article 47 de la Constitution, constatant que le Parlement ne s’est pas prononcé, permette au gouvernement d’exécuter le budget par ordonnance. Il existe des incertitudes sur cet article 47 de la Constitution et sur les ordonnances, car elles n’ont jamais été utilisées. Les juristes estiment majoritairement que c’est le dernier budget adopté qui est soumis par ordonnance – donc, a priori, puisque l’on commence l’examen budgétaire à l’Assemblée nationale, il s’agirait du budget du Sénat, probablement très dur – avec une possible exclusion des moyens consacrés à la suspension de la réforme des retraites.

In fine, les socialistes pourraient être soumis à un vrai dilemme stratégique : adopter un budget dans lequel ils auront du mal à s’inscrire, assumer le coût des lois spéciales, ou assumer une application par ordonnances d’un budget écrit par la droite sénatoriale. Tout cela signifie probablement de nouvelles crises.

Comment comprendre le changement de cap du gouvernement Lecornu, qui passe d’une alliance avec Les Républicains à un accord de non-censure avec le Parti socialiste ?

B. M. : Le Parti socialiste (PS) s’est imposé parce que le Rassemblement national (RN) est entré dans une logique où il souhaite une dissolution, en espérant obtenir une majorité absolue à l’Assemblée nationale. Par là même, le PS est devenu la seule force qui permet à Sébastien Lecornu de rester en place. Le PS a su exploiter à plein cette situation, devenant ainsi l’arbitre des élégances.

L’autre élément favorable au PS, ce sont des sondages récents qui ont montré qu’en cas de dissolution, les socialistes feraient de bons scores alors que le bloc central finirait en charpie. Cela change fondamentalement le rapport de force. Pour cela, le gouvernement devait offrir un gros cadeau – celui de la suspension de la réforme des retraites – pour éviter la censure et la dissolution.

Comment interpréter cet accord de non-censure entre le bloc central et le Parti socialiste ? La logique parlementaire de consensus entre partis progresse-t-elle finalement ?

B. M. : Cette évolution politique ne relève pas d’une logique parlementaire, mais d’un rapport de force. Dans une logique parlementaire, le président ne sort pas de son chapeau un premier ministre, en disant « C’est lui et personne d’autre ». Il cherche, au sein du Parlement, une personne capable de former une majorité. Une fois cette majorité trouvée, un programme est élaboré et, enfin, un gouvernement est nommé. La logique de consensus aurait voulu qu’il y ait un accord commun global, un programme commun de gouvernement avec LR ou le PS. Ce n’est pas du tout le cas.

Emmanuel Macron ne demande pas vraiment à Sébastien Lecornu de trouver une majorité, il lui demande d’essayer de ne pas être censuré alors que ce premier ministre ne s’appuie que sur une minorité de députés – une petite centaine de députés, ceux de Renaissance et du Mouvement démocratique (MoDem). Cela n’existe dans aucune démocratie parlementaire. Le résultat est que les équilibres sont extraordinairement fragiles, et les crises récurrentes. Il va falloir pourtant les surmonter, se faire aux majorités relatives, car les enquêtes ne laissent pas nécessairement songer à une nouvelle majorité en cas de dissolution ou même de nouvelle présidentielle.

Propos recueillis par David Bornstein.

The Conversation

Benjamin Morel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Gouvernement Lecornu : « Le PS, nouvel arbitre du pouvoir, est dans une situation politique très compliquée » – https://theconversation.com/gouvernement-lecornu-le-ps-nouvel-arbitre-du-pouvoir-est-dans-une-situation-politique-tres-compliquee-267548

Patrimoine immatériel : quand la tradition devient un instrument de pouvoir

Source: The Conversation – France (in French) – By Dino Meloni, Maître de conférences Histoire – Patrimoine et Droit, Université de Tours

Adoptée en 2003 et entrée en vigueur en 2006, la Convention de l’Unesco pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel est devenue en deux décennies un instrument central de la diplomatie culturelle mondiale. La Journée internationale du patrimoine immatériel, célébrée chaque 17 octobre, est l’occasion d’en dresser un bilan.


Chaque année, des pratiques culturelles, comme le théâtre de marionnettes indonésien, la dentelle slovène ou le repas gastronomique français, rejoignent la liste du patrimoine culturel immatériel (PCI) de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco). Sous ses allures de célébration, cette reconnaissance dissimule régulièrement des tensions identitaires, des luttes de légitimité et des jeux d’influence.

La Convention a énoncé des principes novateurs, fondés sur la diversité culturelle et sur la participation de communautés souvent peu valorisées. Mais à qui appartient vraiment une tradition ? Qui décide de ce qui doit être transmis ? Que révèle ce « patrimoine vivant » des rapports de pouvoir actuels ?

Du monument à la mémoire vivante

Avant 2003, l’Unesco s’intéressait surtout aux monuments et aux sites « remarquables » inscrits sur la liste du patrimoine mondial. Les critères d’authenticité et de monumentalité dominaient, selon une vision très occidentalo-centrée. Ce système, géré d’en haut par les États et par les experts, laissait les communautés locales à l’écart et invisibilisait en grande partie les pays du Sud.

Pour répondre à ces critiques, la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel (2003) a élargi la notion de patrimoine aux traditions vivantes : savoir-faire, danses, récits, rituels, fêtes, connaissances liées à la nature. Elle reconnaît la transmission mouvante du patrimoine culturel.

Cette ouverture a été accueillie avec scepticisme. Certains dénoncent une vision trop globalisante, qui peut essentialiser ou figer les cultures, parfois vidées de leur sens au profit de l’industrie du tourisme. Plus radicalement, la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel affirme que ce sont désormais les communautés elles-mêmes qui définissent ce qui mérite d’être considéré comme patrimoine. Mais cette horizontalité reste limitée : les États gardent la main sur les candidatures, souvent montées par des experts éloignés des pratiques locales et selon des formats très normés.

En 2007, Rieks Smeets, ancien secrétaire de la Convention, expliquait l’importance d’impliquer les communautés lors de la 4e Journée du patrimoine culturel immatériel en France, avant d’ajouter « On n’a pas besoin d’experts pour dire : “Il faut danser ça, ce pas-là, pas un autre !” ». Pourtant, cette parole demeure souvent symbolique ; les États filtrant et interprétant, la logique politique reste dominante.

Une guerre d’influence entre États et communautés

La Convention promeut la coopération entre États, mais elle ne peut éviter les tensions identitaires. Lorsqu’une pratique culturelle sert à construire ou à contester un récit national, sa reconnaissance devient un enjeu politique.

Parfois, des traditions partagées par plusieurs communautés sont revendiquées par un seul État au nom de l’authenticité. Le couscous maghrébin, inscrit en 2020 par l’Algérie, le Maroc, la Tunisie et la Mauritanie, en est un bon exemple. La candidature avait d’abord été portée par l’Algérie seule, avant de devenir un dossier commun, à la demande de l’Unesco.

Ces enjeux se retrouvent aussi à l’intérieur des États, où certaines communautés dénoncent l’appropriation de leurs pratiques culturelles par les pouvoirs publics. En France, le maloya en est un exemple emblématique. Il s’agit, avec le séga, de l’un des deux genres musicaux majeurs de La Réunion. C’est à la fois un type de musique, de chant et de danse. Il a été inscrit sur la liste du PCI en 2009. Tradition née dans les marges sociales, liée à l’esclavage et à la résistance créole, longtemps proscrite de l’espace public et, plus tard, des ondes radiophoniques par l’État, le maloya est aujourd’hui reconnu et valorisé par ce même État.

La gastronomie française, entre fierté nationale et diplomatie culinaire

L’inscription en 2010 du « repas gastronomique des Français » sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’Unesco a suscité un large enthousiasme et été rapidement instrumentalisée comme outil de soft power.

Dans la foulée, l’État a lancé l’opération « Goût de France », mobilisant chefs et acteurs culturels à l’international pour promouvoir la gastronomie nationale au nom de ce patrimoine reconnu.

Cette stratégie peut faire l’objet de réserves et être perçue comme une récupération à des fins touristiques et diplomatiques, éloignée de la diversité réelle des pratiques alimentaires françaises et représentative d’une gastronomie élitiste, en contradiction avec l’esprit de la Convention de 2003 sur le patrimoine culturel immatériel.

L’inscription d’un élément sur la liste du patrimoine immatériel résulte souvent d’un compromis entre symbolique, intérêts économiques et enjeux identitaires, l’État se posant alors en gardien d’une culture nationale valorisée à l’international.

Le risque d’une instrumentalisation numérique du patrimoine culturel immatériel ?

Les tensions diplomatiques ne sont pas les seuls défis contemporains en matière de protection du patrimoine immatériel. Vingt ans après la Convention, la numérisation croissante et l’utilisation de l’intelligence artificielle (IA) générative posent à leur tour des questions sensibles.

Certes, l’archivage numérique contribue à la préservation des mémoires collectives et rend accessibles des traditions menacées ou des langues en voie de disparition. L’Unesco estime que 40 % des langues parlées dans le monde sont en danger alors qu’elles sont les piliers du patrimoine immatériel : elles véhiculent les savoirs et récits des communautés.

La simulation numérique (telle que la modélisation 3D ou la réalité virtuelle) peut capturer et simuler un geste technique, une autre composante clé du PCI. L’IA, quant à elle, s’avère particulièrement utile pour préserver et synthétiser des langues rares ou pour les traduire.

Pourtant, ces outils numériques peuvent également porter préjudice au patrimoine qu’ils sont censés sauvegarder. De nombreux travaux ont montré que l’IA générative n’est jamais neutre : ses productions sont souvent biaisées et culturellement formatées. L’Unesco rappelle d’ailleurs la « nécessité de rendre les technologies de l’IA inclusives et respectueuses des droits, des cultures et des systèmes de connaissances des peuples ».

Cette recommandation prend tout son sens au regard de la compétition mondiale autour de l’IA, qui s’est doublée d’un discours sur la « souveraineté numérique ». Les États cherchent à développer leurs propres IA pour ne pas dépendre des grands modèles états-uniens ou chinois et pour maîtriser les flux de données culturelles.

En théorie, une IA dite « souveraine » pourrait mieux garantir la protection des données culturelles et le respect des contextes patrimoniaux locaux. Mais, en pratique, cette course risque de reproduire les mêmes logiques d’appropriation : collecte massive de données sans consentement, simplification algorithmique du PCI, ou encore marginalisation ou effacement des expressions minoritaires au profit d’un « patrimoine national » normatif.

L’IA souveraine ne garantit pas forcément une gouvernance éthique du patrimoine si elle reste pilotée par les États ou les grandes entreprises technologiques (Gafam) sans participation effective des communautés.

Que devient un patrimoine dit « vivant » lorsqu’il est reconstitué par des machines ? Peut-on encore parler d’héritage reçu et à transmettre quand aucune communauté ne porte, n’incarne ni ne transforme la pratique ? Le risque n’est-il pas de figer et de muséifier ce que la Convention de 2003 désigne comme devant être « recréé en permanence par les communautés » et devant « promouvoir le respect de la diversité culturelle et la créativité humaine » ?

La transmission du PCI implique des corps, des voix, des relations humaines. Elle peut s’appuyer sur les outils numériques, mais elle ne peut s’y réduire.

Face aux tensions géopolitiques, aux logiques de classement et aux mirages techniques, la vitalité du patrimoine vivant dépendra de notre capacité à le penser comme une matière humaine, mouvante, et profondément ancrée dans les communautés qui la portent. Et non comme une simple projection algorithmique façonnée par les Gafam ou par des États en quête de visibilité ou de légitimité culturelle.

The Conversation

Dino Meloni ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Patrimoine immatériel : quand la tradition devient un instrument de pouvoir – https://theconversation.com/patrimoine-immateriel-quand-la-tradition-devient-un-instrument-de-pouvoir-267360

Russie : la logistique de l’ombre contre les sanctions occidentales

Source: The Conversation – in French – By Gilles Paché, Professeur des Universités en Sciences de Gestion, Aix-Marseille Université (AMU)

Les sanctions occidentales poussent la Russie à emprunter des routes alternatives et à exploiter un « marché gris » pour ses approvisionnements. Une nouvelle géographie des échanges se dessine-t-elle ? Est-elle durablement viable ?


Fin septembre 2025, le pétrolier Pushpa (ou Boraçay), battant pavillon béninois, a été arraisonné par des militaires français, puis immobilisé par la justice, au large de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique). Parti le 20 septembre du port de Primorsk, en Russie, chargé de 750 000 barils de brut russe, il était attendu à Vadinar, en Inde, trois semaines plus tard. Il apparaît, selon toute vraisemblance, que ce pétrolier fait partie de la « flotte fantôme » utilisée par la Russie pour continuer à commercer avec de nombreux pays en contournant les sanctions auxquelles le pays fait face. Un véritable « jeu du chat et de la souris » dont l’arraisonnement du Pushpa n’est que la partie émergée d’un immense iceberg, avec une totale redistribution des cartes en cours.

En effet, depuis le début de la guerre en Ukraine, le 22 février 2022, les sanctions occidentales contre la Russie bouleversent les routes commerciales traditionnelles, mais aussi les moyens utilisés en vue de les alimenter en biens. Pour Vladimir Poutine, disposer de corridors de transport alternatifs (et d’une « flotte fantôme » efficace) revêt désormais une importance stratégique. Afin de maintenir ses flux d’importation et d’exportation, la Russie explore des voies maritimes et terrestres inédites. Les transformations logistiques à l’œuvre s’inscrivent dans un contexte où les crises géopolitiques et le changement climatique convergent, rendant certaines routes plus accessibles, autant pour la route arctique que pour les corridors eurasiens.

Au-delà des infrastructures visibles, la résilience dont fait preuve la Russie repose sur la mise en œuvre de stratégies informelles et de réseaux parallèles d’approvisionnement, notamment pour les produits énergétiques et industriels. Cette « logistique de l’ombre » illustre la façon dont le pays s’adapte à un environnement international fortement contraint. Si l’impact de la guerre en Ukraine sur l’économie mondiale et les flux transnationaux est encore difficile à mesurer, nul doute qu’une nouvelle géographie émerge.

Force est d’admettre que Vladimir Poutine est en train de gagner la bataille du « contournement logistique » des sanctions, et le monde multipolaire qui va en découler devrait être fort différent de celui des années 2010.

Rupture des routes traditionnelles

Depuis le début de la guerre entre la Russie et l’Ukraine en février 2022, les sanctions occidentales se sont multipliées, affectant plus ou moins fortement les infrastructures logistiques reliant la Russie à ses partenaires commerciaux. En juillet 2025, l’Union européenne a adopté son 18ᵉ paquet de sanctions, visant notamment les réseaux de transport de contournement et les institutions financières facilitant les échanges avec la Russie.

Depuis trois ans, ces mesures ont conduit les armateurs Maersk, MSC et CMA CGM à suspendre leurs rotations vers les ports russes – un retrait qui a plongé de nombreuses entreprises occidentales, des importateurs de composants électroniques aux exportateurs agricoles, dans une grande incertitude. Les flux de matières premières ont été particulièrement perturbés. Le pétrole, le gaz et le charbon, autrefois acheminés via des oléoducs ou les ports baltiques, connaissent désormais des redirections coûteuses.




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Ajoutons que les assureurs maritimes occidentaux refusent souvent de couvrir les routes incluant la Russie, même si le club d’assurances « P&I » (Protection & Indemnity), avec American Club, West of England et Gard, l’accepte encore pour le pétrole, des refus qui aggravent les délais et les frais d’assurance pour les entreprises occidentales qui continuent malgré tout à commercer avec le pays, alors qu’elles n’ignorent en rien les risques pris. Dans un monde où pleuvent les embargos, comme en témoigne le cas de la Corée du Nord, la logistique se présente comme un levier stratégique où chaque route bloquée devient un point de tension/pression de nature géopolitique. Une recomposition géographique des flux est en marche, et la Russie en constitue un excellent exemple.

Recomposition géographique des flux

Confrontée aux blocages occidentaux, la Russie s’est tournée vers l’Asie et le Moyen-Orient, des conteneurs arrivant sur son sol depuis la Chine via le Kazakhstan et la mer Caspienne. Ce corridor discret est utilisé pour des biens essentiels comme les composants électroniques. La Turquie joue également un rôle clé par le biais d’entreprises comme Enütek Makina, qui servent d’intermédiaires logistiques pour acheminer par voie maritime (via les ports de Mersin et Izmir) et par voie terrestre (via la Géorgie) des équipements industriels liés au secteur de la défense vers la Russie.

Ceci est d’autant plus vrai que la Route maritime du Nord, qui longe l’Arctique russe depuis la mer de Kara (au nord de la Sibérie occidentale) jusqu’au détroit de Béring (frontière maritime avec l’Alaska), permet à la Russie de relier ses ports arctiques et extrême-orientaux (notamment Mourmansk, Arkhangelsk et Vladivostok) sans dépendre des détroits contrôlés par d’autres puissances. Il est clair qu’il s’agit là d’une alternative stratégique de première importance aux voies plus classiques comme le canal de Suez.

En 2024, le volume de fret transporté le long de cette route par Novatek (exportateur de gaz naturel liquéfié) et Sovcomflot (armateur d’État russe, opérant à l’aide de tankers et méthaniers) vers l’Asie orientale, tout particulièrement la Chine, a atteint un record de près de 38 millions de tonnes, avec 92 voyages autorisés, soit une hausse notable par rapport aux années précédentes. Les infrastructures arctiques, comme les brise-glaces nucléaires, sont renforcées pour accompagner la montée en puissance du trafic sur la Route maritime du Nord, principalement portée par les exportations d’hydrocarbures russes. Ils s’inscrivent dans une logique de souveraineté logistique de la Russie face à un environnement international de plus en plus hostile.

Logistique de l’ombre

La capacité de résistance de la Russie est renforcée par l’existence d’un « marché gris », un phénomène économique connu où des biens légaux sont échangés en dehors des canaux de distribution autorisés. La théorie économique enseigne que ces marchés émergent lorsque des industriels proposent leurs produits à des prix différents selon les marchés, incitant d’autres entreprises à acheter ces produits là où le prix est plus bas pour les revendre discrètement sur des marchés où les clients sont prêts à payer le « prix fort ».




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Ce type de commerce parallèle, qui n’a d’ailleurs pas attendu la guerre en Ukraine pour exister, est devenu essentiel afin de maintenir opérationnel l’appareil industriel et militaire russe. Là encore, une logistique de l’ombre joue un rôle clé, notamment avec la fameuse « flotte fantôme », des navires pétroliers hors d’âge et aux propriétaires opaques… dont le Pushpa n’est qu’une pièce modeste de l’échiquier. Le Royaume-Uni a sanctionné 135 de ces tankers en juillet 2025, soulignant leur rôle critique dans le transport illégal de pétrole russe malgré l’embargo. L’Union européenne en a ajouté près de 200 autres à sa liste noire, qui totalise désormais environ 350 navires ciblés. Il n’empêche que la logistique de l’ombre persiste et signe, et si elle n’était pas mise en œuvre, il est fort probable que la Russie ne puisse plus bénéficier de ses cruciales recettes énergétiques.

Comme le soulignent plusieurs ONG, dont Greenpeace et Transport & Environment (T&E), les implications écologiques de l’existence de la flotte fantôme sont préoccupantes. Les navires sont très peu entretenus et responsables d’accidents fréquents. Un cas particulièrement parlant est l’accident impliquant le pétrolier Volgoneft-212 dans le détroit de Kertch, en décembre 2024. Âgé de plus de 50 ans, le navire, qui transportait des produits pétroliers, s’est brisé en deux en pleine tempête, provoquant un déversement massif de fioul dans la mer. En cas d’échouage, les dégâts peuvent également nuire à l’environnement au sens large, comme l’a montré, encore en décembre 2024, la sectionnement de cinq câbles sous marins par un navire de la flotte fantôme en mer Baltique, qui a conduit la Finlande à porter plainte contre le capitaine pour « vandalisme aggravé ».

Une autonomie coûteuse

Au-delà de la résilience, Vladimir Poutine tente sans aucun doute de bâtir une nouvelle souveraineté logistique, fondée sur un investissement massif dans les infrastructures arctiques et le renforcement des liens avec l’Asie centrale et le Moyen-Orient. Une telle diversification relève autant d’une stratégie géopolitique que d’une réponse tactique aux sanctions occidentales, faisant de la logistique un terrain finalement méconnu de reconfiguration du pouvoir.

Il n’empêche que l’autonomie est coûteuse et partielle, car les détours augmentent les coûts, ralentissent les livraisons et fragilisent la fiabilité des approvisionnements. Par exemple, les tarifs de fret pour le transport de pétrole russe depuis le port de Kozmino en Extrême-Orient ont été multipliés par cinq en raison de la pénurie de navires, après que de nouvelles sanctions américaines ont réduit la disponibilité des tankers. En outre, si le marché gris est plus flexible, y recourir expose la Russie à des intermédiaires parfois opportunistes, qui en profitent pour pratiquer des marges excessives.

Nouvelles tensions géopolitiques locales

La stratégie conduite par la Russie depuis trois ans s’inscrit dans une volonté de réduire la dépendance du pays aux routes commerciales traditionnelles, souvent contrôlées par des puissances occidentales. En développant des corridors alternatifs, Vladimir Poutine cherche à sécuriser ses approvisionnements, sachant que les défis sont nombreux, à la fois en matière d’entretien des infrastructures dans des régions reculées et de maîtrise de chaînes logistiques complexes. De plus, la dépendance accrue à des partenaires régionaux entraîne des tensions géopolitiques locales et, par conséquent, une réelle vulnérabilité pour la Russie.

Contrairement à ce que d’aucuns ont cru ou espéré, la guerre en Ukraine n’a pas isolé économiquement et politiquement la Russie. En revanche, elle est en train de transformer en profondeur ses modes d’échange et la logistique qui les soutient. Des chemins de fer les plus discrets aux nouvelles routes océaniques, une nouvelle géographie des flux se dessine, partagée entre légalité et opacité, contrainte et adaptation. L’histoire qui se déroule sous nos yeux rappelle, si besoin était, que dans les crises modernes, quelle que soit leur nature, la logistique est tout à la fois un révélateur, une arme et un lien vital qui sait faire preuve d’une remarquable plasticité.

The Conversation

Gilles Paché ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Russie : la logistique de l’ombre contre les sanctions occidentales – https://theconversation.com/russie-la-logistique-de-lombre-contre-les-sanctions-occidentales-265044

Une expérience pour enfin comprendre comment les navigateurs du Pacifique se repéraient sans instruments

Source: The Conversation – France in French (2) – By Maria Ahmad, PhD Candidate, Cognitive Neuroscience, Psychology and Language Sciences, UCL

Le marin marshallais Clansey Takia. Chewy Lin, CC BY-NC-ND

Un plongeon au cœur de l’océan Pacifique pour comprendre comment, sans instruments ni technologie, les navigateurs des îles Marshall lisaient les vagues, le vent et les étoiles pour retrouver leur chemin, et comment les neurosciences modernes tentent de décrypter ce savoir ancestral.


L’un des plus grands défis de la navigation consiste à savoir où l’on se trouve au milieu de l’océan, sans le moindre instrument. Cette aptitude extraordinaire est illustrée par les techniques ancestrales qu’utilisaient autrefois les navigateurs chevronnés des îles Marshall, un chapelet d’îles et d’atolls coralliens situés entre Hawaï et les Philippines.

Aux côtés d’un neuroscientifique spécialiste de la cognition, d’un philosophe, d’une anthropologue marshallaise et de deux marins autochtones, j’ai pris part à une expédition destinée à comprendre comment les navigateurs marshallais se repèrent en mer grâce à leur environnement. À bord du Stravaig, un trimaran (une embarcation à trois coques) de douze mètres, le vent et les vagues nous ont portés sur soixante milles nautiques, de l’atoll de Majuro à celui d’Aur.

Une compétence extraordinaire

Durant les six années que j’ai vécues aux îles Marshall, je n’avais jamais dépassé Eneko, un petit îlot situé à l’intérieur du lagon de Majuro. J’étais sans cesse ramené au récif, là où le lagon rejoint l’océan, observant l’écume blanche se former lorsque les vagues se brisaient contre la barrière qui protégeait l’atoll.

C’est la connaissance intime de ces vagues que le « ri meto » – littéralement « la personne de la mer », titre conféré par le chef au navigateur – consacrait sa vie à maîtriser. En percevant les infimes variations de la houle, le « ri meto » pouvait déterminer la direction et la distance d’îles situées à des milliers de kilomètres au-delà de l’horizon.

Grâce à ce savoir ancestral, le « ri meto » maîtrisait l’une des compétences les plus extraordinaires jamais acquises par l’être humain : la navigation dans le Pacifique. Mais l’histoire tragique des îles Marshall a fait disparaître cette pratique, et il n’existe aujourd’hui plus aucun « ri meto » officiellement reconnu.

Alson Kelen est l’élève du dernier « ri meto » connu. Ses parents ont été déplacés de l’atoll de Bikini, au nord de l’archipel, lors du programme nucléaire américain qui a fait exploser soixante-sept bombes atomiques et thermonucléaires dans les îles Marshall dans les années 1940 et 1950.

Le rôle des neurosciences

Au-delà des destructions et des souffrances immenses qu’il a provoquées, ce programme a brisé la transmission intergénérationnelle des savoirs traditionnels, notamment celui de la navigation. Dans le cadre des efforts de renaissance menés par l’anthropologue Joseph Genz, Alson Kelen a, en 2015, pris la barre du jitdaam kapeel, une pirogue traditionnelle marshallaise, pour rallier Majuro à Aur en s’appuyant uniquement sur les techniques de navigation ancestrales qu’il avait apprises auprès de son maître.

L’atoll d’Aur Tabal, aux îles Marshall
L’atoll d’Aur Tabal, aux îles Marshall.
Chewy Lin, CC BY-NC-ND

Inspiré par cette expérience, je me suis interrogé sur le rôle que les neurosciences pouvaient jouer dans la compréhension de l’orientation en mer. Des travaux de recherche sur la navigation spatiale ont montré comment les processus neuronaux et cognitifs du cerveau nous aident à nous repérer. La plupart de ces études portent toutefois sur la navigation terrestre, menée en laboratoire ou dans des environnements contrôlés à l’aide de jeux vidéo ou de casques de réalité virtuelle. En mer, les exigences cognitives sont bien plus grandes : il faut composer avec des facteurs en constante évolution, comme la houle, le vent, les nuages et les étoiles.

Neuroscience de la navigation

Directeur de Waan Aelon in Majel, une école locale de construction et de navigation de pirogues, Alson Kelen a choisi deux marins traditionnels chevronnés pour se joindre à notre expédition de recherche.

À l’approche du chenal, les vagues régulières du lagon ont laissé place à la houle plus lourde de l’océan qui frappait la coque. L’équipage a resserré les cordages, les voiles ont été hissées. Soudain, j’ai senti la houle dominante venue de l’est soulever le bateau. Nous venions de quitter le calme du lagon et mettions le cap sur l’atoll d’Aur.

Pendant les deux jours suivants, le Stravaig est devenu notre laboratoire flottant. Durant plus de quarante heures, nous avons recueilli des données cognitives et physiologiques sur les neuf membres de l’équipage, ainsi que des données environnementales continues dans un milieu en perpétuelle évolution.

Le professeur Hugo Spiers installe l’accéléromètre
Hugo Spiers, professeur de neurosciences cognitives, installe l’accéléromètre utilisé pour enregistrer les variations des vagues.
Chewy Lin, CC BY-NC-ND

Nous avons demandé à chacun de suivre sa position estimée tout au long du voyage. Seuls deux membres de l’équipage – le capitaine et son second – avaient accès au GPS à intervalles réguliers ; les autres se fiaient uniquement à l’environnement et à leur mémoire. Toutes les heures, chaque membre indiquait sur une carte l’endroit où il pensait se trouver, ainsi que ses estimations du temps et de la distance restant avant d’apercevoir les premiers signes de terre, puis avant l’arrivée sur l’atoll. Ils notaient également tous les repères environnementaux utilisés, tels que les vagues, le vent ou la position du soleil.

Une boussole recouverte

L’équipage évaluait également quatre émotions clés tout au long du trajet : bonheur, fatigue, inquiétude et mal de mer. Chaque membre portait une montre connectée Empatica, qui enregistrait les variations de fréquence cardiaque.

Un accéléromètre était fixé sur le pont supérieur pour enregistrer les mouvements du bateau au gré des vagues. Une caméra GoPro 360° montée séparément capturait les variations des voiles, des nuages, du soleil et de la lune, ainsi que les déplacements de l’équipage sur le pont.

Juste avant que le dernier morceau de terre ne disparaisse sous l’horizon, chaque membre de l’équipage a désigné cinq atolls : Jabwot, Ebeye, Erikub, Aur Tabal, Arno et Majuro. Une boussole recouverte servait à enregistrer les relevés. Cette opération a été répétée tout au long du voyage afin de tester les compétences d’orientation sans référence à la terre.

À la fin de cette traversée, nous disposions d’une riche collection de données mêlant expériences subjectives et mesures objectives de l’environnement. Chaque estimation tracée sur la carte, chaque émotion, chaque variation de fréquence cardiaque était enregistrée en parallèle des changements de houle, de vent, de ciel et des relevés GPS. Ces nouvelles données constituent la base d’un modèle capable de commencer à expliquer le processus cognitif de l’orientation en mer, tout en offrant un aperçu de cette capacité humaine ancestrale que le « ri meto » maîtrisait depuis longtemps.

The Conversation

Ce projet de recherche est dirigé par le professeur Hugo Spiers, professeur de neurosciences cognitives à l’University College London. L’équipe de recherche comprend : Alson Kelen, directeur de Waan Aelon in Majel ; le professeur Joseph Genz, anthropologue à l’Université de Hawaï à Hilo ; le professeur John Huth Donner, professeur de physique à Harvard University ; le professeur Gad Marshall, professeur de neurologie à la Harvard Medical School ; le professeur Shahar Arzy, professeur de neurologie à l’Université hébraïque de Jérusalem ; le Dr Pablo Fernandez Velasco, postdoctorant financé par la British Academy à l’Université de Stirling ; Jerolynn Neikeke Myazoe, doctorante à l’Université de Hawaï à Hilo ; Clansey Takia et Binton Daniel, instructeurs de navigation et de construction de pirogues traditionnelles WAM ; Chewy C. Lin, réalisateur de documentaires ; et Dishad Hussain, directeur chez Imotion Films.

Ce projet a été soutenu par le Royal Institute of Navigation, l’University College London, le Centre for the Sciences of Place and Memory de l’Université de Stirling (financé par le Leverhulme Trust), le Royal Veterinary College, Glitchers, Neuroscience & Design, Empatica, Imotion et Brunton.

ref. Une expérience pour enfin comprendre comment les navigateurs du Pacifique se repéraient sans instruments – https://theconversation.com/une-experience-pour-enfin-comprendre-comment-les-navigateurs-du-pacifique-se-reperaient-sans-instruments-266636