Les sneakers : passion de collectionneur ou placement financier ?

Source: The Conversation – France (in French) – By Benoît Faye, Full Professor Inseec Business School, Chercheur associé LAREFI Université de Bordeaux Economiste des marchés du vin, de l’art contemporain et Economiste urbain, INSEEC Grande École

Créés pour faire du sport, les sneakers sont devenus la chaussure tout-terrain. Certaines paires sont même devenues des objets de collection, voire d’investissement. Mais que vaut ce placement ? Quels risques présente-t-il pour quel rendement ?


Pour diversifier leur patrimoine, les ménages peuvent acquérir des objets de collections en anticipant un gain à la revente. Si les œuvres d’art et l’horlogerie de luxe ont pu tenir ce rôle à travers les générations, les jeunes ménages ont aujourd’hui d’autres totems. Après les skins CSGO, les cryptos ou les NFT, émerge depuis dix ans un nouvel objet de collection : les chaussures de sport, aussi appelées sneakers. S’agit-il d’un simple effet de mode culturel ou d’un investissement pertinent ?

Les sneakers ont parcouru un long chemin depuis les Keds de 1916. D’abord chaussures utilitaires, puis sportives, elles sont devenues un symbole culturel, indissociable des mouvements urbains, comme le hip-hop. Cette évolution s’est accélérée dans les années 1980, notamment avec la collaboration entre Nike et la star du basket-ball Michael Jordan, donnant naissance à l’iconique Air Jordan.

Plus d’un milliard de dollars de chiffre d’affaires en 2019

Aujourd’hui, les marques de sneakers s’associent avec des icônes de la musique, du sport et du web, créant des éditions limitées très convoitées. Un marché secondaire est même né et StockX, sa plateforme leader, a dépassé le milliard de dollars américains de chiffre d’affaires en 2019.

Si la plupart des paires se vendent quelques centaines d’euros, certains modèles rares atteignent des sommets aux enchères. En 2021, une paire de Nike Air Yeezys s’est vendue 1,8 million de dollars. Un an plus tard, des Nike Air Force 1 signés par Virgil Abloh ont rapporté 25,3 millions de dollars lors d’une vente aux enchères chez Sotheby’s. Ces exemples attirent l’attention des investisseurs. Cependant, les sneakers peuvent-ils désormais être considérés comme une véritable classe d’actifs ?




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L’approche scientifique : construire un indice de prix

Pour répondre à cette question, nous avons analysé dans un article à paraître dans le Journal of Alternative Investment le marché des sneakers sur une période allant de décembre 2015 à avril 2023, en utilisant les données de StockX (plus de 2 000 paires fabriquées avant 2016 – Adidas, Jordan et Nike notamment), l’une des plus grandes plates-formes de revente en ligne.

L’analyse de la performance de ce type d’actif est complexe. Contrairement aux actions ou obligations, qui ont des prix standardisés, chaque paire de sneakers possède des caractéristiques uniques (modèle, taille, couleur, année de sortie, etc.) qui influencent sa valeur. Nous utilisons donc la même méthode que celle de l’indice des prix immobilier, en tenant compte des différences de caractéristiques des logements pour extraire une tendance de prix, un indice hédonique. Cette méthode est utile pour étudier l’évolution de la valeur d’un marché au cours du temps lorsque les caractéristiques des biens échangés peuvent être différentes d’une période à l’autre.

Graphique 1 : Évolution de l’indice de prix hédonique des sneakers (trimestriel)


auteurs, Fourni par l’auteur

La tendance générale est clairement à la hausse, avec une accélération des prix postCovid-19. Cependant, l’analyse des rendements sur l’ensemble de la période montre que le marché est loin d’être un long fleuve tranquille. En effet, les sneakers présentent un profil assez proche de celui d’autres objets de collection, possédant à la fois des rendements élevés mais aussi une volatilité importante. Cela signifie que leurs prix peuvent fluctuer fortement et rapidement. Malheur à celui qui achète en position haute et revend en position basse.

Un marché en pleine maturation

Nous montrons cependant l’existence d’une rupture structurelle, survenue mi 2019, dans les rendements du marché des sneakers. Avant cette date, le marché était en pleine émergence, caractérisé par des rendements très élevés et une forte volatilité. C’était l’époque des spéculateurs et des collectionneurs passionnés, où chaque sortie de modèle exclusif pouvait générer un engouement démesuré.

Après mi 2019, nos données indiquent une baisse progressive des rendements, mais aussi une diminution du risque (volatilité). Cette évolution est un signe de la maturité croissante du marché. Le développement des plateformes, comme StockX, Goat, Stadium goods, a professionnalisé la revente, augmenté la fréquence des ventes et réduit l’incertitude des prix (liquidité). Ce marché devient plus structuré, moins sujet à des variations extrêmes, et donc plus prévisible pour les investisseurs.

Les atouts des sneakers

Pour évaluer le potentiel des sneakers, comparons leurs rendements et leur risque à ceux d’autres actifs, qu’ils soient traditionnels (actions-MSCI world, or) ou alternatifs (art, vin, immobilier). Toutefois, prenons soin de distinguer les performances pré et post Covid-19.

Lors de la première période (graphique 2) les sneakers affichent le profil traditionnel des objets de collection : un rendement élevé (environ 50 %) compensant le risque démesuré (150 %) auquel s’expose l’investisseur. La deuxième période (post-Covid) montre une maturité croissante des sneakers avec un risque désormais plus proche des autres actifs (40 %) pour un rendement qui se réduit mécaniquement. Toutefois, rapporté au risque, le rendement postCovid des sneakers se rapproche de celui de l’immobilier et surpasse celui de l’or.

Mais le plus grand atout des sneakers réside dans leur potentiel de diversification de portefeuille. Nous constatons une très faible corrélation entre les rendements des sneakers et ceux des marchés financiers traditionnels (actions, obligations) ou des autres collectibles. Nos simulations montrent que l’inclusion de sneakers dans un portefeuille diversifié, en particulier pour un investisseur à la recherche de rendements élevés (ou profil « agressif »), peut significativement augmenter les rendements tout en contrôlant la prise de risque.

Euronews, 2021.

Risques et perspectives

Le marché des sneakers, bien que plus mature, est encore jeune et présente des spécificités. La liquidité reste limitée, le risque de contrefaçon élevé et le manque de données historiques exhaustives peuvent aussi être des freins.

De plus, l’investissement dans les sneakers repose sur des dynamiques culturelles, des préférences changeantes. La valeur d’un modèle dépend de sa popularité, de sa rareté, et des collaborations avec des personnalités influentes. Un revirement de tendance, une altération de l’image des partenaires ou une surabondance de modèles « limités » pourraient éroder la valeur de l’exclusivité.

Parier sur les baskets peut donc être un bon moyen de diversifier son portefeuille… à condition d’accepter que, comme sur un terrain de basket, le jeu soit rapide, parfois chaotique, et réservé aux joueurs les plus audacieux.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. Les sneakers : passion de collectionneur ou placement financier ? – https://theconversation.com/les-sneakers-passion-de-collectionneur-ou-placement-financier-265921

Pour Claude Lefort, la conflictualité est le moteur de la démocratie

Source: The Conversation – France in French (3) – By Nicolas Poirier, Docteur en science politique (2009, Université Paris-Diderot) ; Habilité à diriger les recherches en philosophie contemporaine (2021, Université Paris Nanterre), Institut catholique de Paris (ICP)

Notre démocratie est en crise, comment la réinventer ? Suite de notre série consacrée aux philosophes et à la démocratie avec le Français Claude Lefort (1924-2010). Selon lui, la démocratie ne vise pas l’unité fusionnelle du peuple et du chef, elle est au contraire fondée sur une conflictualité constitutive et indépassable qui crée la dynamique politique.


Après avoir milité au sein du groupe de gauche révolutionnaire anti-léniniste et anti-stalinien Socialisme ou barbarie, jusqu’à la fin des années 1950, Claude Lefort (1924-2010) a cherché à repenser la démocratie comme régime politique fondé sur la conflictualité. Alors que son compagnon de lutte Cornelius Castoriadis (1922-1997) estimait qu’il fallait travailler à démocratiser le pouvoir, pour le rendre participable par tous, Lefort a imaginé une autre forme d’agir démocratique. Il s’agissait, pour lui, de contester le pouvoir en revendiquant des droits contre lui, mais sans se donner pour objectif de l’exercer, en tout cas pas directement.

La conflictualité démocratique

Ainsi, à partir de la lecture de Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) et de Machiavel (1469-1527), mais aussi sous l’influence du psychanalyste Jacques Lacan (1901-1981), Lefort repense la société sur la base d’un clivage structurel. Cette idée de « division du social » lui permet de mieux cerner le phénomène politique, et d’en tirer des conséquences cruciales. En effet, lorsqu’on reconnaît la division de la société, il n’est plus possible de donner pour objectif à l’action politique le dépassement définitif de ces clivages. Ce que pouvait encore envisager le marxisme ou même, sous une autre forme, l’idéal républicain fondé sur l’existence d’un Bien commun.

De quoi est fait cet antagonisme social indépassable ? À suivre Machiavel, d’une division première entre deux humeurs : le désir des Grands de commander et d’opprimer le peuple ; le désir du peuple de n’être ni commandé ni opprimé par les Grands. Si ce conflit est originaire, c’est qu’il n’est pas assimilable à une opposition d’intérêts, dû à un partage inégal des positions sociales et des richesses, mais qu’il renvoie à une division plus fondamentale entre deux tendances constitutives de la cité. C’est la confrontation de celles-ci qui fait naître cette dynamique historique qu’est la politique.

Il ne faut donc pas le prendre comme un état de fait dommageable. Ce conflit, s’il est aussi porteur d’une menace de dissolution, forme la matrice d’une dynamique où les luttes pour la liberté et l’égalité engendrent un ordre qui se nourrit de ce désordre. Ainsi, c’est en vertu de ces tumultes que la cité romaine a pu instaurer des lois qui donnent forme à cet appétit de liberté.

Le lieu vide du pouvoir

La République française étant conçue comme « une et indivisible », l’idée de division est aujourd’hui souvent ramenée au risque de sédition. On tend parfois à assimiler le conflit à une sorte de guerre, certes larvée, qui conduirait au morcellement de la société et au communautarisme. Pour Lefort, c’est précisément en vertu de la division qui la scinde que la société est une politiquement : pour pouvoir entretenir un rapport avec l’autre, il faut être séparé de lui, ou alors on court le risque de la dérive fusionnelle.

C’est ici que le pouvoir entre en jeu : si les différentes composantes de la société tiennent ensemble, c’est grâce à la figuration symbolique qu’il opère à travers des procédures formelles ou des rituels institutionnels. L’unité existe via la référence à des lois communes. Elle n’est pas une identité figée sous la figure d’un chef inamovible qui incarnerait en sa chair le peuple, et auquel les citoyens seraient donc tenus de s’identifier. Une démocratie digne de ce nom doit refuser la représentation d’un « peuple-Un » (unité close sur elle-même en un sens ethnique, idéologique ou bien religieux) au nom duquel les dirigeants exerceraient le pouvoir sans y ménager aucun vide.

De ce point de vue, la démocratie doit se comprendre en tant que forme de société où le pouvoir ne relève pas de la transcendance religieuse mais est reconnu comme une instance inappropriable. Celle-ci dessine les contours d’un « lieu vide » à partir desquels peut se développer la vie politique.

C’est pourquoi Lefort parle de la démocratie comme du « régime de l’indétermination » : rien n’est jamais donné une fois pour toutes en termes d’institutions aussi bien que d’orientations politiques. Tout est virtuellement susceptible d’être remis en question. La conséquence la plus notable de cette indétermination radicale se trouve dans ce que Lefort nomme « la dissolution des repères de la certitude ».

La politique des droits de l’homme

À cet égard, l’idée d’un lieu vide du pouvoir signifie qu’un régime démocratique doit aménager une place pour le pouvoir qui ne soit appropriable par aucune force. On s’aperçoit vite qu’on en est encore loin : la démocratie apparaît à l’heure actuelle comme travaillée par de lourds mécanismes de captation et de confiscation oligarchique du pouvoir, que ce soit sur le plan politique ou sur le plan économique.

Faute d’une figuration symbolique du pouvoir, les conflits empruntent actuellement des formes plus virulentes, qui peuvent donner l’impression d’une rechute dans un état de désordre permanent. Le problème tient sans doute précisément, et paradoxalement, au refus de ces institutions de donner sa place véritable au conflit.

Claude Lefort ne propose certes rien de très concret concernant ce qu’il faudrait faire pour rendre l’appropriation du pouvoir impossible : les seules ressources à cet égard sont celles manifestées par l’inventivité démocratique. Et celle-ci ne part pas de rien : elle tire son origine, et sa force, du radicalisme démocratique porté par la révolution des droits de l’homme. Selon le philosophe, les droits de l’homme et du citoyen proclamés en 1789 se dérobent justement à tout pouvoir qui prétendrait s’en emparer – religieux ou mythique, monarchique ou populaire :

« Ils sont en conséquence, en excès sur toute formulation advenue : ce qui signifie encore que leur formulation contient l’exigence de leur reformulation ou que les droits acquis sont nécessairement appelés à soutenir des droits nouveaux. »

L’intérêt des analyses de Lefort à ce sujet consiste à faire ressortir la dimension politique des droits de l’homme. Ces derniers ne sont pas seulement des droits de l’individu opposés et opposables au pouvoir de l’État : ils sont inséparables de l’espace social démocratique. Preuve en est, ils ont été les générateurs d’un approfondissement et d’une radicalisation des institutions républicaines dans le sens de la démocratie sociale. C’est en effet en leur nom que se sont multiplié des luttes pour la conquête de droits de nature économique et sociale (droit de grève, droit de se syndiquer, droit relatif au travail et à la Sécurité sociale), mais également sur d’autres terrains, comme les droits des femmes, des immigrés, des détenus, des homosexuels, etc. Ces revendications transgressent les frontières légitimes du cadre à l’intérieur desquelles les problèmes d’ordre public étaient à l’origine censés se poser, indiquant un sens du droit et un souci pour la justice bien plus aigus que par le passé.

Le double refus de dominer et d’être dominé

Ainsi, en dépit de ses limites avérées, en tout cas dans le contexte historique de sa proclamation, la déclaration de 1789 inaugure une histoire de la contestation politique soucieuse de radicaliser les principes de l’État de droit, en cherchant à poser dans l’espace public des problèmes que les institutions républicaines ont pendant longtemps refoulés. À travers la récusation d’un pouvoir arbitraire, la Déclaration des droits de l’homme fait vaciller la représentation d’un monde absolument hiérarchisé : aucune revendication n’étant plus en soi illégitime, tous les termes du débat politique pourront faire l’objet d’une redéfinition et d’une recomposition sans fin.

De ce point de vue, le grand mérite de Lefort est d’avoir fourni la définition politique par excellence de la démocratie. On doit en effet, d’après lui, se former une représentation du peuple entendu « non comme unité souveraine indivise, non comme affirmation d’une identité communautaire, non comme hostilité à un ennemi intérieur défini selon les besoins de la construction de l’unité nationale, mais comme partage d’un simple affect fondamental qui est le refus d’être dominé et de dominer, ou encore comme ensemble hétéroclite de ceux qui n’ont pas besoin d’autre unité que leur commun désir de se soustraire au désir de domination dont ils sont l’objet de la part des « Grands » et des possédants ».

C’est cette détermination fondamentale qui se trouve investie dans les récentes mobilisations démocratiques contre le recul des droits et la régression vers l’autoritarisme, notamment les graves atteintes à l’État de droit et aux contre-pouvoirs par le gouvernement de Donald Trump aux États-Unis. En ce sens, il est tout à fait loisible de voir dans la pensée de Lefort de quoi nourrir une exigence de démocratie « intégrale ».

The Conversation

Nicolas Poirier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Pour Claude Lefort, la conflictualité est le moteur de la démocratie – https://theconversation.com/pour-claude-lefort-la-conflictualite-est-le-moteur-de-la-democratie-261216

Au Japon aussi, la neutralité des médias est au cœur des débats

Source: The Conversation – France in French (3) – By César Castellvi, Sociologue, maître de conférences en études japonaises, Université Paris Cité

Croyant que son micro était éteint, un caméraman d’une grande agence de presse a laissé entendre qu’il ferait son possible pour nuire à la nouvelle cheffe du principal parti du Japon, et donc probable future première ministre. Le scandale qui s’est ensuivi a remis au premier plan une question qui existe aussi dans bien d’autres pays, à commencer par la France : celle de la neutralité des médias.


Samedi 4 octobre 2025, le monde apprenait la victoire de Sanae Takaichi à l’élection interne de la direction du Parti libéral-démocrate (PLD) japonais. Cette victoire met la principale intéressée en position de devenir la première femme premier ministre de l’histoire du Japon, nouvelle qui n’a pas manqué de faire réagir la communauté internationale.

Dans le tumulte des conférences de presse données par la possible future cheffe du gouvernement, un scandale a éclaté le 7 octobre dernier.

Lors d’une réunion de discussion sur le futur de la coalition entre le PLD et son allié traditionnel, la formation d’obédience bouddhiste Komeitō, les propos d’un caméraman de l’agence de presse Jiji présent sur place et disant à un de ses interlocuteurs, alors qu’il ignorait que son micro était ouvert, « je vais faire baisser sa cote de popularité » et « je ne publierai que des photos qui la feront baisser », ont été diffusés en direct sur la page YouTube de la chaîne Nippon TV, la principale chaîne commerciale du pays.

Malgré le caractère informel de la conversation d’origine, il n’en fallait pas plus pour que la tempête se lève et que soit lancée une chasse aux sorcières sur les réseaux sociaux pour identifier la personne à l’origine de ces commentaires. Le quotidien Asahi Shimbun relevait ainsi que la vidéo avait été vue plus de 37 millions de fois en quelques heures et suscité de très nombreux commentaires indignés.

Dès le 8 octobre, plusieurs responsables de l’agence de presse ont pris la parole à travers des communiqués afin de s’excuser publiquement et d’annoncer que le caméraman avait reçu un blâme pour son manque de professionnalisme. L’un des principaux responsables de la rédaction déplorait également le fait que ces commentaires « avaient semé le doute sur l’impartialité et la neutralité du travail journalistique ».

Si Sanae Takaichi elle-même n’a pas encore réagi, la porte-parole et responsable de la communication du PLD, Suzuki Takako, a publié le même jour un message sur le réseau social X dans lequel elle déclarait que « même si cela devait être une plaisanterie, au regard du principe de neutralité et d’impartialité politique qui s’impose à la presse, ces propos sont profondément regrettables ».

La question de la neutralité et de l’impartialité de la presse a régulièrement été mise en avant depuis le début de ce scandale. Mais qu’impliquent exactement ces notions dans le contexte japonais ?

La « neutralité politique » des médias japonais

Au moment de leur naissance, dans les années 1870, les premiers quotidiens japonais (dont un nombre important sont toujours en activité) se sont créés sur la base de rattachements partisans et militants. Il s’agissait de journaux d’opinion défendant les positions politiques des différentes factions, réformatrices ou conservatrices, qui débattaient alors de la direction à prendre pour moderniser le pays.

Moment lecture d’un journal dans le métro à Tokyo. Août 2024.
Fourni par l’auteur

Cette affiliation partisane assumée va rapidement s’effacer au fur et à mesure de l’industrialisation de la presse. Les « petits journaux » qui, comme en France, fondaient leur modèle économique sur les faits divers, les divertissements et les annonces commerciales vont d’abord prendre le pas sur les journaux d’opinion, au point de les faire disparaître.

Surtout, le contexte politique des premières décennies du XXe siècle, d’abord à la suite d’autres affaires, puis de la période nationaliste des années 1930, va pousser la plupart des rédactions à réfuter les affiliations partisanes et à proclamer leur neutralité à l’égard des partis politiques, à travers l’expression « neutralité et impartialité politiques » (fuhen futō), revenue au premier plan ces derniers jours à la suite du scandale mentionné provoqué par les propos du caméraman de Jiji. Cette formule est présente dans les chartes déontologiques de nombreux médias contemporains.

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les forces d’occupation américaines vont réinscrire ce principe dans leur politique de censure et d’encadrement des principaux journaux, accusés d’avoir contribué à la montée du nationalisme d’avant-guerre (sans que cela débouche sur le démantèlement des principaux quotidiens), en tentant de faire la promotion des valeurs journalistiques en vigueur de l’autre côté du Pacifique.

Quelques mois après que le Japon a recouvré son autonomie politique, la loi sur la radiodiffusion (Hōsō hō) de 1950 va elle aussi imposer ce principe de « neutralité et d’impartialité politiques » à l’ensemble des chaînes de télévision, publiques et privées, qui vont progressivement être créées durant les années qui vont suivre.

La neutralité politique au cœur de l’information

Durant la formidable expansion de la presse écrite japonaise entre les années 1960 et 1990, l’absence de position partisane dans la presse a été au cœur du mode de fonctionnement des journaux, dans un contexte de domination sans partage du Parti libéral-démocrate. Cela ne signifiait pas que les journaux ne disposaient pas de lignes éditoriales propres. Mais le soutien clair ou direct à une faction politique a très largement été proscrit, alors que l’opposition politique a perdu l’accès au pouvoir pendant plusieurs décennies.

Lecture dans le froid autour de la gare de Yokohama.
Fourni par l’auteur

La logique d’expansion des journaux s’est surtout faite sur des campagnes d’abonnement très incitatives, la promotion des événements sportifs ou encore une place très importante donnée à la couverture des faits divers. La couverture du monde politique, elle, s’est concentrée sur le suivi des stratégies internes des partis, bien plus que sur le journalisme d’investigation. Mais plus encore que la presse, c’est la télévision qui a été marquée par le principe de neutralité.

En effet, ce principe constitue une obligation légale à laquelle sont astreintes toutes les chaînes, sous peine de se voir retirer leur licence d’émission. Ainsi, les apparitions de personnalités politiques lors d’émissions télévisées ou la gestion des spots de campagne lors d’élections locales ou nationales sont, en principe, strictement encadrées.

Toutefois, le diable se cache dans les détails. Alors qu’en France ou aux États-Unis le contrôle du respect de ces règles est normalement assuré par des agences officiellement indépendantes des gouvernements (l’Arcom dans le cas français et la Federal Communications Commission aux États-Unis), au Japon l’attribution des licences comme le contrôle des contenus sont des tâches dont la charge revient au ministère des Affaires intérieures et des Communications.

Cela met ainsi tout l’audiovisuel sous le contrôle des différents gouvernements au pouvoir. Et comme nous allons le voir, un certain nombre d’affaires récentes ont montré que le pouvoir politique n’hésitait pas à rappeler sa position de force aux médias audiovisuels ne respectant pas sa conception de la « neutralité politique ».

L’injonction à la neutralité comme moyen de pression

La décennie 2010, au cours de laquelle Shinzo Abe a dirigé le Japon, a été marquée par une période de forte pression à l’encontre des médias nippons. La chute du Japon dans le classement de la liberté de la presse de Reporters sans frontières en est un des indices les plus frappants, le pays étant passé de la 11ᵉ à la 66ᵉ place en quelques années. En 2017, le rapporteur des Nations unies pour la liberté d’information et d’expression s’était d’ailleurs alarmé de la situation à l’époque, dans un rapport très largement commenté.

Revenons un moment à Sanae Takaichi. Les observateurs internationaux l’ont généralement découverte dans les années 2010, lorsqu’elle était ministre des affaires intérieures et des communications dans plusieurs des gouvernements d’Abe. Réputée proche de l’ancien premier ministre, elle a occupé cette position entre 2014 et 2017, puis entre 2019 et 2020.

Elle s’est alors fait remarquer en mentionnant lors d’une session parlementaire à la Diète, en 2016, que le gouvernement se gardait le droit de couper l’accès aux ondes des chaînes de télévision qui ne respectaient pas sa vision de « la neutralité et de l’impartialité politique ». À l’époque, cette menace s’adressait notamment aux chaînes commerciales TV Asahi et TBS, dont certains propos et émissions étaient, aux yeux d’Abe et de ses proches, trop critiques à l’encontre du gouvernement.

Bâtiment de la chaîne Asahi, à Tokyo.
C. Castellvi, Fourni par l’auteur

L’argument de Takaichi, déjà à l’époque, était celui de l’obligation de respecter le principe de « neutralité et d’impartialité » des contenus, sans que personne ne soit véritablement capable d’en définir les critères. Cela fait pourtant longtemps que le flou entoure ces principes. Malgré le tollé qu’avaient alors suscité les menaces de la ministre, les chaînes de télévision avaient fini par plier, en remplaçant certains journalistes jugés trop critiques et en modifiant leurs programmes.

Les conséquences du scandale dans un contexte de défiance à l’encontre des médias

Les propos diffusés par mégarde il y a quelques jours constituent sans conteste une faute professionnelle malheureuse de la part du caméraman qui ne pensait pas être en ligne au moment de la tenue de ses propos. Pour le moment, c’est dans l’anonymat de l’espace public numérique que la plupart des critiques se font entendre. Mais dans un contexte de défiance grandissante à l’encontre des médias d’information, la moindre erreur peut être utilisée par le monde politique pour justifier, au minimum, des prises d’initiative, au pire, des actions concrètes.

Parmi les premiers exemples, le politicien Shinji Ishimaru, connu pour son score remarqué aux élections municipales de Tokyo en juillet 2024 et ses positions critiques à l’encontre des journalistes, en a appelé aux principaux médias pour « laver leur honte en prenant leurs responsabilités ». Dans le contexte français, on a vu comment l’enregistrement des journalistes de Radio France avait ensuite été réutilisé contre le média public, en jouant sur l’argument du biais journalistique. Alors que personne ne sait encore quelle sera la politique menée par la probable future première ministre à l’égard des médias, il ne serait guère surprenant que le rapport de force qui s’était instauré entre Shinzo Abe et les médias libéraux refasse surface.

The Conversation

César Castellvi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Au Japon aussi, la neutralité des médias est au cœur des débats – https://theconversation.com/au-japon-aussi-la-neutralite-des-medias-est-au-coeur-des-debats-267284

La rivière qui cache la forêt ? L’importance de protéger les ripisylves, précieuses face aux changements globaux

Source: The Conversation – France (in French) – By Simon Dufour, Enseignant chercheur, Université Rennes 2

On parle ainsi de ripisylves pour décrire la flore qui peuple les rives et de forêts alluviales pour parler des forêts qui jouxtent les cours d’eau (et qui sont souvent des « forêts inondables »). Riches d’une biodiversité précieuse, les ripisylves rendent un grand nombre de services écosystémiques. Tout du moins, lorsque les pressions exercées par les activités humaines ne les ont pas dégradées…

Comment mieux gérer ces milieux fragiles et pourtant protecteurs, notamment face au changement climatique ? Une question à laquelle répond l’ouvrage paru en octobre 2025 aux éditions Quae, librement accessible en ligne. Dans le texte ci-dessous, ses coordinateurs scientifiques expliquent pourquoi et comment protéger ces bijoux méconnus de biodiversité.


Ripisylves et forêts alluviales, ouvrage coordonné par Marc Villar, Richard Chevalier et Simon Dufour.
Éditions Quae (2025)

Parlez de rivières, de fleuves, de ruisseaux… les images qui viennent à l’esprit sont presque systématiquement des images avec de l’eau, ou au contraire de chenaux à sec.

Pourtant, les cours d’eau ne sont pas que des tuyaux qui transportent de l’eau, ce sont aussi des forêts. En conditions naturelles, une végétation particulière pousse en effet sur leurs berges, à laquelle on donne plusieurs noms : ripisylve, forêt alluviale, boisement riverain, cordon riparien, forêt-galerie, etc.

Ces forêts méritent d’être mieux connues : elles représentent en effet un atout important pour la gestion durable des territoires dans le contexte des changements globaux (changement climatique, déclin de la biodiversité, etc.) que nous vivons.




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Une forêt pas comme les autres

Quel que soit le nom que l’on donne à ces forêts, cette végétation est particulière, car elle est connectée au cours d’eau.

Lors des inondations par exemple, de l’eau passe du chenal vers la forêt, et avec elle aussi des sédiments, des graines, des nutriments, etc. Il en résulte des conditions écologiques différentes du paysage alentour. Par exemple, la végétation a accès à davantage d’eau et pousse plus vite.

Mais elle doit également s’adapter à la présence de l’eau. Celle-ci peut engorger le substrat pendant plusieurs semaines, et les crues qui peuvent éroder les sédiments – et, par la même occasion, arracher le substrat sur lequel elle pousse.

Les forêts de bord de cours d’eau sont donc des écosystèmes uniques : ni complètement aquatiques ni complètement terrestres, composés d’une végétation particulière avec des espèces adaptées comme les saules, les aulnes, les peupliers, etc.

Un saule pleureur sur l’Ognon en Franche-Comté.
Arnaud 25/WikiCommons, CC BY-SA

Non seulement elles abritent des espèces spécifiques, ce qui augmente la biodiversité à l’échelle régionale, mais elles en accueillent aussi une grande quantité sur des surfaces relativement petites. En effet, les conditions sont localement très variables (de très humides à très sèches), ce qui crée des mosaïques d’habitats.

Des observations réalisées sur une trentaine de sites couvrant seulement 7,2km2 le long de l’Adour (dans le sud-ouest de la France, ndlr) recensent ainsi près de 1 500 espèces végétales pour ce seul cours d’eau. Cela représente environ 15 % de la flore vasculaire – un groupe de plantes qui recoupe les angiospermes (ou, plantes à fleurs), les gymnospermes, les monilophytes et les lycophytes – de France métropolitaine, alors que la surface couverte ne représente que 0,0013 % du territoire français.

Le cours d’eau influence donc la végétation des rives, mais les forêts des bords de cours d’eau influencent aussi grandement le fonctionnement de ce dernier en retour.

De multiples services rendus à la société

Les forêts alluviales et les ripisylves ne sont pas seulement des viviers de biodiversité : elles fournissent également des services écosystémiques précieux pour nos sociétés.

Elles participent ainsi aux stratégies d’atténuation face au changement climatique, en stockant du carbone en grande quantité. Du fait des conditions humides, leur croissance et leur biomasse sont parfois aussi importantes que celles des forêts tropicales. En été, elles limitent la hausse de la température de l’eau des petites rivières jusqu’à 5 °C, ce qui est précieux pour la faune aquatique. En outre, elles piègent des sédiments, des nutriments et des substances qui dégradent la qualité physico-chimique des cours d’eau.

Dans certaines conditions, elles contribuent par ailleurs à ralentir la propagation et à réduire l’ampleur des ondes de crues entre l’amont et l’aval des bassins versants.

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:CastoridaeCastorfiber1.jpg
Les ripisylves sont appréciées de nombreuses espèces, comme le castor, mais également des promeneurs.
Nasser Halaweh/Wikimédia, CC BY-SA

Au-delà de leur biodiversité végétale propre, elles fournissent des ressources alimentaires, des habitats et des corridors de déplacement à de nombreuses espèces aquatiques, semi-aquatiques et terrestres, telles que les poissons, le castor, les chauves-souris, etc. Elles participent, enfin, à former un paysage agréable, apprécié des différents usagers des cours d’eau (promeneurs, pêcheurs, cyclistes, etc.).

Ces forêts ne sont toutefois pas miraculeuses. La qualité de l’eau dépend également d’autres éléments, comme les pressions sur la biodiversité qui s’exercent dans le bassin versant.

Si la présence de ces forêts est un réel atout, elle n’est pas un blanc-seing qui permettrait de faire l’impasse sur les effets de certaines activités humaines, comme l’artificialisation des sols, l’agriculture intensive, les rejets de stations d’épuration ou le relargage de plastiques, sur la qualité des cours d’eau. Historiquement, les cours d’eau et leurs abords ont en effet souvent concentré ces impacts délétères.

Un joyau sous pression

À l’échelle de l’Europe, on estime que seuls 30 % des zones riveraines de cours d’eau sont encore boisées, alors qu’elles pourraient l’être à plus de 95 %.

Ce chiffre cache toutefois une très grande variabilité entre pays : ce taux peut atteindre une moyenne de 50 % en Scandinavie et descendre à 10 % en Angleterre et en Irlande. Dans certaines régions de moyenne montagne ou de déprise rurale, les superficies augmentent, mais à l’échelle continentale, ces milieux continuent de régresser. Entre 2012 et 2018, 9 000 hectares ont disparu chaque année, en Europe. Près de 50 % de ces étendues ont été réaffectées en surfaces bâties, 25 % en parcelles cultivées et 25 % en praires.

Une ripisylve sous pression (route, autoroute, voie ferrée, gravière, usine, carrière, habitations, etc.), la vallée l’Arc au niveau de Saint-Jean-de-Maurienne (Savoie).
Marc Villar, Fourni par l’auteur

Lorsqu’ils existent, ces boisements subissent en outre d’autres pressions : perte de caractère humide du fait des prélèvements en eau et du changement climatique, présence d’espèces exotiques envahissantes, propagation de maladies touchant les arbres comme le phytophthora ou la chalarose, mauvaises pratiques d’entretien, etc.

Résultat : ils sont parmi les habitats semi-naturels européens dans le plus mauvais état de conservation, puisque seulement 5 % sont considérés comme dans un état favorable. Or, il a été démontré que le faible boisement des berges et leur dégradation limitent drastiquement leur qualité écologique et leur capacité à rendre les services écosystémiques mentionnés plus haut.

Dépasser la volonté de « faire propre »

Reconnaître toute la valeur des forêts des bords de cours d’eau doit amener à définir comme objectifs prioritaires des politiques environnementales trois grandes stratégies :

  • conserver l’existant,
  • restaurer ce qui est dégradé,
  • et améliorer les pratiques quotidiennes de gestion.
Vidéo de sensibilisation à la préservation des ripisylves destinée aux élus et aux propriétaires riverains.

Mais il ne suffit pas d’énoncer ces grands principes. Leur mise en œuvre concrète et à large échelle peut s’avérer complexe du fait de la coexistence d’enjeux multiples, qui relèvent de plusieurs échelles spatiales et impliquent de nombreux acteurs : inondations, biodiversité, quantité et qualité de l’eau, usages divers, espèces envahissantes, obstacles à l’écoulement, etc.

Grande plaine inondable boisée par une large forêt alluviale dans le bassin de l’Èbre en Espagne.
Patricia Rodríguez-González, CC BY-NC-SA

Heureusement, des solutions existent : plan pluriannuel de gestion, diagnostic et gestion sectorisés, techniques de génie végétal, méthodes et indicateurs de suivi adaptés, outils de conception des actions de restauration ou des mesures de conservation, etc.

Beaucoup reste à faire : la gestion des forêts alluviales et des ripisylves s’appuie parfois plus sur l’habitude ou sur la volonté de « faire propre » que sur l’évaluation factuelle des enjeux. Elle doit aussi être considérée comme suffisamment prioritaire pour que des moyens humains et financiers suffisants lui soient consacrés et que les bonnes pratiques soient plus largement partagées.

Mais c’est une logique payante pour relever les enjeux environnementaux contemporains, notamment en matière de moyens financiers et humains, car ces forêts apportent de nombreux bénéfices alors même qu’elles occupent une superficie réduite et qu’elles ont été très dégradées. À l’interface entre l’eau et la terre, les ripisylves et les forêts alluviales souffrent d’une faible visibilité, aussi bien dans les politiques environnementales que dans le grand public, ce qui constitue un frein à leur prise en compte. Il s’agit donc de travailler à faire (re)connaître leurs valeurs, leurs fonctions et leurs spécificités.

The Conversation

Simon Dufour a reçu des financements des programmes européens COST Action CA 16208 et Horizon 2020.

Marc Villar a reçu des financements principalement du Ministère de l’Agriculture (MASA) et de la Région Centre-Val de Loire pour ses recherches sur le programme national de conservation des ressources génétiques du Peuplier noir.

Richard Chevalier est ingénieur retraité de l’INRAE (UR EFNO), il continue à utiliser cette affiliation pour des valorisations concernant ses activités de recherche antérieures. Il exerce de l’expertise, du conseil, de l’appui technique et de l’enseignement en phytoécologie dans le cadre de son auto-entreprise CHEPHYTEC. Il exerce aussi du conseil et de l’appui technique bénévoles en phytoécologie pour des associations naturalistes : Conservatoire d’espaces naturels Centre-Val de Loire (CEN CVL), Loiret Nature Environnement (LNE) et Cultur’AuxBarres (MLC Nogent-sur-Vernisson)

ref. La rivière qui cache la forêt ? L’importance de protéger les ripisylves, précieuses face aux changements globaux – https://theconversation.com/la-riviere-qui-cache-la-foret-limportance-de-proteger-les-ripisylves-precieuses-face-aux-changements-globaux-265076

Entre la Chine et les Etats-Unis, l’Afrique doit s’imposer comme l’arbitre des minéraux critiques

Source: The Conversation – in French – By James Boafo, Lecturer in Sustainability and Fellow of Indo Pacific Research Centre, Murdoch University

Les minéraux critiques tels que le lithium, le cobalt, le nickel, le cuivre, les terres rares et les métaux du groupe du platine sont essentiels aux technologies modernes, notamment à des secteurs comme l’électronique, les télécommunications, les énergies renouvelables, la défense et les systèmes aérospatiaux.

La demande mondiale pour ces minéraux ne cesse de croître, tout comme la concurrence pour s’en procurer.

L’approvisionnement et la production de ces minéraux sont largement concentrés dans les pays du Sud. La majeure partie du cobalt mondial est ainsi produite en République démocratique du Congo (RDC). Ce pays fournit près des trois quarts de la production mondiale de cobalt. L’Australie produit quant à elle près de la moitié du lithium mondial. Le Chili représente un autre quart de la production mondiale de lithium, suivi par la Chine avec 18 %.

La Chine, de son côté, domine la chaîne d’approvisionnement grâce à des investissements massifs dans les opérations minières, en particulier en Afrique. Elle est responsable du raffinage de 90 % des éléments de terres rares et du graphite, et de 60 à 70 % du lithium et du cobalt. Les États-Unis et l’Union européenne, partenaires commerciaux de longue date des pays africains, ont également adopté des politiques visant à garantir l’accès aux ressources africaines.

La question est de savoir ce que font les pays africains pour tirer parti de cette demande en minéraux essentiels, en particulier pour stimuler leur propre développement.

En tant que chercheurs spécialisés dans le développement, nous abordons cette question dans une publication consacrée à l’importance croissante des minéraux critiques en Afrique, éditée par le Indian Council of World Affairs. Dans une autre publication, nous examinons comment la nouvelle diplomatie des ressources risque de maintenir l’Afrique dans un rôle simple de fournisseur de matières premières de l’économie mondiale.

Nous recommandons aux pays africains de déterminer eux-mêmes comment tirer profit de cette concurrence mondiale. Cela passe notamment par l’élaboration de stratégies nationales qui mettent l’accent sur la valeur ajoutée et les avantages locaux. Ces stratégies nationales devraient commencer par mettre en position les pays africains de manière à ce qu’ils tirent profit de leurs ressources au-delà de la valeur ajoutée.

Cette compétition autour des minéraux essentiels de l’Afrique souligne ainsi l’urgence des réformes de gouvernance et de la coopération régionale afin de transformer la richesse minérale en prospérité durable, en évitant ainsi une nouvelle « malédiction des ressources ».

Le « nouvel ordre mondial » émergent

Un « nouvel ordre mondial » dirigé par la Chine est en train d’émerger pour contrer l’influence occidentale menée par les États-Unis. Les pays de l’Est et du Sud illustrent ce changement à travers des regroupements tels que les BRICS et la coopération Sud-Sud dans les domaines de la technologie et du développement. La Chine a également renforcé son influence dans le Sud grâce à des initiatives telles que la nouvelle route de la soie (Belt and Road Initiative).

Lancée en 2013, l’initiative « Nouvelle route de la soie» est un projet d’infrastructures ambitieux qui relie les continents par voie terrestre et maritime. Depuis lors, plus de 200 accords ont été signés avec plus de 150 pays et 30 organisations internationales. Cette initiative a augmenté l’accès de la Chine aux ressources. Cela se fait souvent en échange du développement d’infrastructures qui relient les régions minières aux ports.

En Afrique, la Chine a investi massivement dans l’exploitation minière et les infrastructures dans les pays riches en ressources tels que la RDC, le Zimbabwe, la Zambie, l’Afrique du Sud et le Ghana. Ses entreprises ont notamment dépensé environ 4,5 milliards de dollars américains dans des projets liés au lithium au Zimbabwe, en RDC, au Mali et en Namibie.

Pékin a récemment célébré le 80e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale par un défilé militaire qui a permis de mettre en avant la puissance militaire de la Chine. Le président Xi a affirmé à cette occasion que la Chine était désormais une puissance « inarrêtable ».

Forte de son influence et de son accès privilégié aux minéraux critiques, ce pays a consolidé sa capacité à acquérir du matériel militaire et des technologies de pointe.

La concurrence pour les minéraux essentiels de l’Afrique

L’Afrique détient environ 30 % des gisements mondiaux de minéraux critiques, ce qui en fait un enjeu géopolitique majeur. Les États-Unis et l’UE cherchent à conclure des accords afin de sécuriser leur approvisionnement et de réduire leur dépendance vis-à-vis de la Chine.

L’UE a ainsi conclu des partenariats stratégiques sur les minéraux avec la RDC, le Rwanda, la Namibie et la Zambie. La Chine a pour sa part conclu des accords bilatéraux avec onze pays africains dans le secteur minier. Les États-Unis ont également signé un accord trilatéral avec la RDC et la Zambie. Son objectif est de soutenir une chaîne de valeur intégrée pour les batteries des véhicules électriques (VE). Elle a également signé récemment un accord « Minerais pour la paix » avec la RDC et le Rwanda afin de tenter de mettre fin à des décennies de conflit dans l’est du Congo.

Bien que les pays africains aient besoin d’aide pour transformer leurs ressources en prospérité, nos recherches ont montré que ces partenariats risquent d’accentuer la position marginale de l’Afrique dans la chaîne de valeur mondiale. En effet, ils reproduisent souvent des conditions qui rappellent le colonialisme : dépendance, extraction des ressources et déséquilibres de pouvoir.

La voie à suivre

Nos recherches montrent que la rivalité entre l’ordre mondial échaffaudé par les États-Unis et celui impulsé par la Chine dépendra de plusieurs facteurs. Il s’agit notamment du contrôle des technologies émergentes: les énergies renouvelables, la défense, l’aérospatiale et l’IA. Or toutes ces industries dépendent des minéraux critiques. L’accès élargi à ces minéraux et à leurs chaînes d’approvisionnement, ainsi que leur contrôle, seront donc des facteurs déterminants de la puissance mondiale.

La compétition entre les États-Unis et la Chine pour les minéraux essentiels va s’intensifier. Dans cette bataille, il est crucial que les pays africains restent neutres. Ces derniers doivent s’engager uniquement dans des partenariats significatifs et mutuellement bénéfiques qui font véritablement progresser leurs pays et leurs économies.

A cet égard, les pays africains doivent définir explicitement leurs priorités dans le secteur extractif. Sans stratégie claire, l’Afrique continuera de se voir imposer l’avenir par les puissances extérieures. Le continent restera prisonnier de sa dépendance au lieu de pouvoir tirer pleinement parti de la valeur réelle de ses richesses minérales.

Enfin, plutôt que de se contenter de se disputer les minéraux critiques de l’Afrique, la Chine, les États-Unis et l’UE devraient s’engager de manière équitable avec les pays africains dans le secteur extractif afin de garantir un développement équitable sur tout le continent.

The Conversation

The authors do not work for, consult, own shares in or receive funding from any company or organisation that would benefit from this article, and have disclosed no relevant affiliations beyond their academic appointment.

ref. Entre la Chine et les Etats-Unis, l’Afrique doit s’imposer comme l’arbitre des minéraux critiques – https://theconversation.com/entre-la-chine-et-les-etats-unis-lafrique-doit-simposer-comme-larbitre-des-mineraux-critiques-267351

Écouter un livre aide-t-il à mieux apprendre ?

Source: The Conversation – France (in French) – By Frédéric Bernard, Maître de conférences en neuropsychologie, Université de Strasbourg

La lecture d’un texte à voix haute l’enrichit d’une interprétation et d’une dimension émotionnelle. Mais dans quelle mesure l’écoute d’un livre en format audio aide-t-elle à mieux comprendre un texte ? Peut-elle concurrencer des pratiques de lecture classiques dans un cadre scolaire ?


Qu’il s’agisse de documents présents dans les manuels scolaires ou de fictions narratives étudiées en cours de lettres, la lecture de textes reste un pilier des apprentissages. Mais l’essor du livre audio ouvre de nouvelles possibilités d’approches.

Peut-on envisager d’écouter des œuvres littéraires au programme plutôt que de les lire de manière classique ? Et, en ce cas, l’écoute d’un texte permet-elle la même compréhension que sa lecture ?

Lire ou écouter : des différences limitées en apparence

Dans une méta-analyse publiée dans la Review of Educational Research et prenant en compte les résultats de 46 études menées entre 1955 et 2020, incluant au total 4 687 participants enfants et adultes, Virginia Clinton-Lisell, enseignante-chercheuse en psychologie de l’éducation à l’Université du Dakota du Nord, constate que les niveaux de compréhension ne diffèrent pas significativement lorsque les mêmes textes sont lus ou écoutés.

Ce résultat peut être rapproché d’une étude de Madison Berl et de ses collègues, publiée en 2010 dans le journal Brain and Language, montrant que des enfants âgés de 7 ans à 12 ans activent des régions cérébrales communes lors de l’écoute et de la lecture d’histoires. Ces régions comprennent notamment un réseau fronto-temporal impliqué dans des traitements sémantiques et syntaxiques partagés entre les deux modalités d’exploration, que les auteurs qualifient de « cortex de la compréhension ».

Un réseau comparable, auquel s’ajoutait la région pariétale, était également activé par des adultes qui écoutaient ou lisaient la même histoire dans l’étude de Fatma Deniz et de ses collègues, publiée en 2019 dans The Journal of Neuroscience.

Adapter son rythme avec la lecture classique

Cependant, la méta-analyse de Clinton-Lisell souligne aussi que la compréhension devient meilleure en lecture qu’en écoute lorsque les participants peuvent lire à leur propre rythme. La lecture offre en effet la possibilité d’ajuster librement sa vitesse : ralentir face à une difficulté, revenir en arrière ou vérifier une information. Ce contrôle cognitif n’est pas possible lors de l’écoute d’un texte dont le rythme est fixé, sans possibilité de retour en arrière aussi naturelle.

De plus, la lecture s’avère plus efficace que l’écoute lorsque la compréhension générale et inférentielle est évaluée, alors que cette différence ne se retrouve pas pour la compréhension littérale.

L’écoute, qui impose un rythme et une structure sonore, rend plus difficiles la mise en œuvre de stratégies de compréhension et la génération d’inférences – c’est-à-dire de liens entre les idées issues du texte et les connaissances et souvenirs dont dispose chacun. La lecture, au contraire, offre une plus grande liberté d’organisation mentale et favorise une créativité interprétative, soutenue par des processus de régulation attentionnelle et de contrôle cognitif.

Lorsqu’il s’agit d’amener les élèves à développer une réflexion plus approfondie, la lecture demeure la modalité la plus efficace. Elle stimule la création d’inférences, essentielles pour établir la cohérence du texte – gage d’une compréhension fine et profonde.

Avec l’écoute, une dimension émotionnelle

L’écoute d’un texte présente toutefois certains avantages, notamment sur le plan de l’expérience vécue.

Elle implique la perception de voix, d’intonations et de prosodies qui, pour les personnes qui y sont sensibles, apportent une dimension affective et émotionnelle plus directe que la lecture silencieuse. Elle peut également faciliter l’accès au texte pour des élèves en difficulté de lecture, en réduisant la charge visuelle et en soutenant la continuité de l’attention.

Cependant, l’écoute sollicite aussi l’attention auditive, qui constitue en soi une compétence spécifique, mobilisant à la fois la mémoire de travail et l’attention soutenue. Elle demande de maintenir une vigilance soutenue face à un flux verbal continu, ce qui peut représenter un défi pour certains élèves, notamment ceux ayant des difficultés de concentration ou de traitement auditif. L’écoute favorise alors une immersion auditive susceptible d’améliorer la compréhension globale du récit, même si elle n’offre pas toujours le même degré de contrôle sur les détails du texte.

Cette mise en voix peut renforcer l’engagement de l’auditeur et enrichir la réception d’un texte narratif, en accentuant la présence des personnages et le rythme du récit. La lecture, de son côté, permet une forme de dialogue intérieur et une suspension du temps propice à la réflexion.

L’anthropologue Michèle Petit décrit très subtilement, dans son ouvrage Lire le monde (2014), la force de l’expérience de la lecture à tout âge. Dans le chapitre intitulé « À quoi ça sert de lire ? », elle évoque plusieurs vertus de la lecture, parmi lesquelles la capacité à se retirer du tumulte, à s’ouvrir à d’autres mondes et à se construire soi-même. La section « Lever les yeux de son livre » illustre particulièrement bien cette expérience singulière : celle d’une lecture qui permet de suspendre le fil du texte pour laisser naître une pensée, une image ou un souvenir – ce que l’écoute, plus linéaire, favorise moins.

Former un assemblage cognitif vertueux

La professeure de littérature Katherine Hayles propose dans plusieurs de ses ouvrages – le plus récent étant Bacteria to AI: Human Futures with Our Nonhuman Symbionts (2025) – le concept d’« assemblage cognitif » pour désigner les systèmes hybrides dans lesquels les humains interagissent avec des technologies qui prolongent leurs capacités mentales. Si ce cadre concerne d’abord la relation entre humains et ordinateurs, il peut être élargi à la manière dont nous faisons corps avec les supports de la lecture et de l’écoute.

Lire un texte ou l’écouter relève de formes distinctes d’assemblages cognitifs, chacun mobilisant différemment nos sens, notre attention, notre mémoire et nos émotions. Apprendre à reconnaître ces différences – et à choisir la modalité la plus adaptée selon le but visé (lecture approfondie ou écoute immersive) et selon nos préférences (exploration plutôt visuelle et tactile, voire olfactive, ou auditive) – revient à former un assemblage cognitif vertueux, capable de tirer parti de la richesse de chaque mode d’interaction avec le langage et la culture.

Pour l’école, l’enjeu n’est donc pas de choisir entre lecture et écoute, mais d’apprendre aux élèves à reconnaître la valeur propre de chaque mode et à les combiner de manière réfléchie.

Cette prise de conscience des modalités d’exploration des textes participe d’une pédagogie différenciée, attentive aux styles d’apprentissage. Elle invite à développer une véritable éducation à la métacognition : apprendre à observer sa manière d’apprendre, à ajuster son rythme et à choisir le support le plus adapté selon le contexte.

Savoir quand lire, quand écouter et comment passer de l’un à l’autre – voire combiner les deux modes –, c’est apprendre à ajuster sa manière d’apprendre, et, plus largement, à penser par soi-même.

The Conversation

Frédéric Bernard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Écouter un livre aide-t-il à mieux apprendre ? – https://theconversation.com/ecouter-un-livre-aide-t-il-a-mieux-apprendre-266699

« Project 2025 » : le manuel secret de Trump prend vie

Source: The Conversation – France in French (3) – By Elizabeth Sheppard Sellam, Responsable du programme « Politiques et relations internationales » à la faculté de langues étrangères, Université de Tours

Recours aux forces fédérales sur le territoire des États-Unis, désignation de l’opposition politique comme « ennemi intérieur », démantèlement de nombreuses agences, remise en cause de nombreux droits sociétaux… Depuis son arrivée au pouvoir en janvier, l’administration Trump met en œuvre un programme d’une grande dureté, qui correspond largement aux préconisations du « Project 2025 », document publié en 2023 par le groupe de réflexion de droite ultraconservatrice l’Heritage Foundation.


Fin septembre, l’Illinois a porté plainte contre l’administration Trump, qu’il accuse d’avoir ordonné un « déploiement illégal et anticonstitutionnel » de troupes fédérales sur son territoire. Le gouverneur démocrate J. B. Pritzker a qualifié le déploiement dans son État de la garde nationale, annoncé par l’administration Trump, d’« instrument politique ». Le bras de fer juridique bat son plein.

La controverse survient quelques jours seulement après un discours prononcé par Donald Trump à Quantico (Virginie) devant un immense parterre de hauts gradés de l’armée. Le président y a déclaré, à propos de plusieurs grandes cités dont les maires sont issus du Parti démocrate, citant San Francisco, Chicago, New York ou encore Los Angeles :

« Nous devrions utiliser certaines de ces villes dangereuses comme terrains d’entraînement pour notre armée. »

Et d’ajouter :

« Nous subissons une invasion de l’intérieur. Ce n’est pas différent d’un ennemi étranger, mais c’est à bien des égards plus difficile, car ils ne portent pas d’uniformes. »

Or, le recours à l’armée pour des missions de maintien de l’ordre est en principe très encadré par la loi aux États-Unis. Depuis le Posse Comitatus Act de 1878, l’usage des forces fédérales à des fins civiles est strictement limité, sauf exceptions prévues par la loi (notamment l’Insurrection Act). C’est précisément ce verrou que l’administration Trump cherche aujourd’hui à contourner.




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Ces initiatives n’ont rien d’improvisé : elles reprennent les orientations du « Project 2025 », le manuel de gouvernement conçu par le think tank Heritage Foundation, qui préconise un renforcement de l’autorité présidentielle et une redéfinition des menaces intérieures.

Le Project 2025, de manifeste à manuel de gouvernement

Lorsque l’Heritage Foundation – traditionnellement considérée comme un groupe de réflexion conservateur mais qui, ces dernières années, a pris un tournant de plus en plus radical – a présenté, en 2023, son Project 2025, le document a suscité un mélange de curiosité et d’inquiétude. Il consiste en près de 900 pages de recommandations visant à renforcer le pouvoir présidentiel et à réduire l’autonomie des contre-pouvoirs institutionnels – notamment le Congrès, la « bureaucratie » fédérale et certaines instances judiciaires.

La plupart des observateurs l’avaient lu comme une déclaration d’intentions, une sorte de catalogue des rêves de l’aile la plus extrême des conservateurs. Peu imaginaient qu’il puisse devenir un véritable plan d’action gouvernementale.

En France comme en Europe, le Project 2025 reste presque inconnu. Le débat public retient davantage les outrances de Donald Trump que les textes programmatiques qui structurent son action. Or, depuis le début du second mandat de ce dernier, ce document s’impose en coulisses comme une feuille de route opérationnelle. Il ne s’agit plus d’un manifeste théorique, mais d’un manuel de gouvernement, conçu par l’un des think tanks les plus influents de Washington, déjà célèbre pour avoir fourni à Ronald Reagan une grande partie de son programme économique et sécuritaire, dans les années 1980.

Du texte à la pratique : des décisions qui ne doivent rien au hasard

Le bras de fer entre Donald Trump et plusieurs gouverneurs démocrates, de la Californie à l’Illinois, a déjà montré que la Maison Blanche est prête à employer la force fédérale à l’intérieur du pays. Mais ce n’est qu’un aspect d’un mouvement plus vaste.

Ainsi, l’administration a récemment qualifié Tren de Aragua, une organisation criminelle vénézuélienne, de « combattants illégaux ». En invoquant le Alien Enemies Act de 1798, rarement mobilisé, Donald Trump a transformé une organisation criminelle transnationale en adversaire militaire à traiter non plus comme un réseau mafieux, mais comme une force armée hostile. Ce glissement conceptuel, déjà prévu par le Project 2025, brouille volontairement la frontière entre sécurité intérieure et guerre extérieure.

Cette orientation trouve également son incarnation dans une figure clé du trumpisme : Stephen Miller. Chef de cabinet adjoint chargé de la politique à la Maison Blanche, celui-ci pilote les orientations actuelles en matière d’immigration. Dans ses discours, il n’hésite pas à qualifier le Parti démocrate d’« organisation extrémiste », désignant ainsi l’opposition politique comme une « menace intérieure ». Cette rhétorique illustre les principes du Project 2025 : un exécutif tout-puissant et une présidence qui assimile ses opposants à des ennemis.

Au-delà des axes déjà évoqués, l’administration Trump a engagé une multitude d’autres efforts inspirés du Project 2025, trop nombreux pour qu’il soit possible ici d’en rendre compte de manière exhaustive. Citons-en toutefois certains, qui illustrent la diversité des chantiers ouverts.

Dans le domaine éducatif, l’Executive Order 14191 a redéfini l’usage de plusieurs programmes fédéraux afin d’orienter une partie des financements vers l’école privée, confessionnelle ou « à charte ». En parallèle, l’Executive Order 14190 a imposé un réexamen des contenus jugés « radicaux » ou « idéologiques ». Ces mesures s’inscrivent dans une perspective plus large explicitement évoquée dans Project 2025 : la réduction drastique du rôle fédéral en matière d’éducation, jusqu’à l’élimination pure et simple, à terme, du Department of Education.

Dans le champ des politiques de santé reproductive, l’Executive Order 14182 est venu renforcer l’application de l’amendement Hyde, en interdisant explicitement toute utilisation de fonds fédéraux pour financer l’avortement, tandis que la réintroduction de la Mexico City Policy a coupé le financement d’organisations non gouvernementales étrangères facilitant ou promouvant l’avortement.

L’administration a également ordonné à la Food and Drug Administration (FDA, l’administration chargée de la surveillance des produits alimentaires et des médicaments) de réévaluer l’encadrement de la pilule abortive et a révoqué les lignes directrices de l’Emergency Medical Treatment and Labor Act (EMTALA) qui protégeaient l’accès à l’avortement d’urgence dans les hôpitaux.

Par ailleurs, plusieurs décrets présidentiels – tels que l’Executive Order 14168 proclamant le « retour à la vérité biologique » dans l’administration fédérale, ou l’Executive Order 14187 qui interdit le financement fédéral des transitions de genre pour les mineurs – témoignent d’une volonté de redéfinir en profondeur les normes juridiques et administratives autour du genre et de la sexualité.

Enfin, au plan institutionnel, la Maison Blanche a imposé des gels budgétaires et des réductions de programmes qui s’inscrivent dans une stratégie de recentralisation du pouvoir exécutif et de mise au pas de la bureaucratie fédérale.

Des relais stratégiques et une duplicité assumée

Derrière Donald Trump, plusieurs figures issues des cercles conservateurs les plus structurés œuvrent à traduire Project 2025 en pratique. Le plus emblématique est Russ Vought, directeur de l’Office of Management and Budget lors du premier mandat de Donald Trump, poste qu’il a retrouvé lors du second mandat, et l’un des principaux architectes du document.

Lors de son audition de confirmation, plusieurs sénateurs l’ont présenté comme le stratège du projet et l’ont pressé de dire s’il comptait appliquer ce programme au gouvernement fédéral. Vought a soigneusement évité de s’y engager, affirmant qu’il suivrait la loi et les priorités présidentielles. Pourtant, ses initiatives depuis son retour à la Maison Blanche – notamment en matière de réorganisation administrative – reprennent directement les recommandations du manuel.

Capture d’écran d’une vidéo générée par IA, postée par Donald Trump sur son compte Truth Social, où Russ Vought est présenté comme « The Reaper » (« le Faucheur », en référence à la Grande Faucheuse, c’est-à-dire une allégorie de la Mort) qui détruit impitoyablement l’administration fédérale.
Compte de Donald Trump sur Truth Social

Un scénario similaire s’est joué avec d’autres nominations. Paul Atkins, nommé à la tête de la Securities and Exchange Commission (SEC, l’organisme fédéral de réglementation et de contrôle des marchés financiers), a été interrogé en mars 2025 sur sa participation au chapitre du projet appelant à la suppression d’une agence de supervision comptable créée après le scandale Enron (la Public Company Accounting Oversight Board, PCAOB). Devant les sénateurs, Atkins a botté en touche, affirmant qu’il respecterait la décision du Congrès. Mais une fois en poste, il a engagé une révision conforme aux orientations du texte.

Cette duplicité illustre une méthode désormais systématique : nier tout lien pour franchir l’étape de la confirmation puis, une fois aux affaires, appliquer les prescriptions idéologiques préparées en amont.

Un modèle pour les populistes européens ?

Le Project 2025 n’est plus un manifeste idéologique mais une feuille de route appliquée par l’équipe au pouvoir. Porté par l’Heritage Foundation et incarné par Vought et Miller, il structure désormais la pratique présidentielle : renforcement sans précédent de l’exécutif, militarisation de la sécurité intérieure, délégitimation de l’opposition. Cette orientation réduit l’emprise des contre-pouvoirs et accélère le basculement autoritaire des États-Unis.

Ce qui se joue à Washington dépasse les frontières états-uniennes. Car ce modèle assumant la confrontation avec ses opposants constitue un précédent séduisant pour les populistes européens. Ceux-ci disposent désormais d’une vitrine : la démonstration qu’une démocratie peut être reconfigurée par un projet idéologique préparé de longue date, puis appliqué une fois au pouvoir. La question demeure : combien de temps les contre-pouvoirs, aux États-Unis comme en Europe, pourront-ils résister à cette tentation autoritaire ?

The Conversation

Elizabeth Sheppard Sellam ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. « Project 2025 » : le manuel secret de Trump prend vie – https://theconversation.com/project-2025-le-manuel-secret-de-trump-prend-vie-267186

With delay of pension reform, Prime Minister Sébastien Lecornu puts France’s Socialist Party back in the spotlight

Source: The Conversation – France in French (3) – By Benjamin Morel, Maître de conférences en droit public à Paris 2 Panthéon-Assas, chercheur au CERSA et chercheur associé à l’Institut des sciences sociales du politique (ISP), Université Paris-Panthéon-Assas

In his policy speech to lawmakers in the National Assembly on Tuesday, Prime Minister Sébastien Lecornu – who was reappointed by President Emmanuel Macron on Friday after submitting his resignation just days before – announced the suspension of pension reform, which a previous government forced into law without a vote in 2023. The reform raised the retirement age from 62 to 64, and also raised, depending on one’s year of birth, the number of working years required to 43. It had sparked mass protests even before it became law.

Lecornu’s announcement was key to obtaining an agreement from France’s once-mighty Socialist Party, which has 69 members and affiliated members in the 577-member Assembly, that it would not support a potential vote of no-confidence. How will the Socialists position themselves as the government’s finance bill comes up for debate? Is a parliamentary logic of consensus gaining ground? An interview with political scientist and French constitutional expert Benjamin Morel.


The Socialist Party (PS) has agreed not to back a no-confidence vote. Is Lecornu’s government guaranteed to remain in power?

Benjamin Morel: It takes 289 MPs not to vote in favour of the motion of no-confidence for the government to remain in power. At this stage, a motion of no-confidence is unlikely due to the number of political groups that have given instructions not to vote in favour of it. However, some groups, notably LR (Les Républicains, a right-wing party) and PS, are prone to dissent, and there are unknowns on the side of the non-attached members of LIOT (Libertés, indépendants, Outre-mer et territoires, a centrist group). Will there be more than 20 dissidents, which would allow the government to be censured? It’s not impossible, but it is unlikely.

Is a dissolution of parliament, which would be effected by President Emmanuel Macron, also unlikely?

B.M.: If the Lecornu government does not immediately lose a confidence vote, dissolution is probably out of the question. Indeed, if dissolution were to take place in November or early December, there would no longer be any MPs in the National Assembly to vote on the budget or pass a special law allowing revenue to be collected: this would then be a major institutional problem. If dissolution were to occur later – in the spring – it would take place at the same time as municipal elections, which PS and LR mayors would oppose because they could suffer from a “nationalisation” of local contests. Dissolution after the municipal elections? We would be less than a year away from the presidential election, and dissolution would be a considerable hindrance to Macron’s successor. For all these reasons, it is quite likely that dissolution will be ruled out.

If Lecornu’s government does not immediately lose a confidence vote, the next step will be a vote on the budget. What are the different scenarios for the budget’s adoption? What position will the PS take?

B.M.: Lecornu has announced that he will not invoke Article 49.3 (the constitutional rule that allows the government to pass a law without a vote) for the budget: this means that the budget can only be adopted after a positive vote by a majority of MPs, including the Socialist Party’s. However, we can expect the Senate, which has a right-wing majority, to push for a more austere budget before it goes to a joint committee and back to the Assembly. For the budget to be adopted, the Socialists would therefore have to vote in favour of a text that they do not really agree with, under pressure from the rest of the left, just a few months before the municipal elections. Lecornu’s general policy speech was considered a triumph for Socialist Party leader Olivier Faure and the PS. This is true, but the PS is now in a very complicated political situation.

The second scenario is that of a rejected budget and a government resorting to special laws. The problem is that these laws do not allow for all public investments to be made, which would have real economic consequences. In this case, a budget would have to be voted on at the beginning of 2026 with an identical political configuration (in the Assembly) and municipal elections approaching, which will further exacerbate the situation.

The final scenario is that after 70 days, Article 47 of the Constitution, noting that parliament has not taken a decision, allows the government to execute the budget by decree. There is uncertainty regarding Article 47 and the decrees, as they have never been used. Legal experts think that it is the last budget adopted that is submitted by decree – so, in principle, it would be the Senate’s budget, probably a very tough one – with the possible exclusion of funds earmarked for the suspension of pension reform.

Ultimately, the Socialists could face a real strategic dilemma: adopt a budget they will find difficult to support, bear the cost of special laws, or accept the implementation by decree of a budget drafted by the Senate’s right wing. All of this will likely lead to further crises.

How can we understand the change of direction by the Lecornu government, which is moving from an alliance with LR to an agreement with the PS?

B.M.: The PS became vital because the Rassemblement National (the far-right National Rally, or RN) entered into a logic where it wanted a dissolution in the hope of obtaining an absolute majority in the Assembly. As a result, the PS became the only force that allowed Lecornu to remain in place. The PS was able to take full advantage of this situation. Another factor in the PS’s favour is recent polls showing that, in the event of a dissolution, the Socialists would do well while the centre bloc would be left in tatters. This fundamentally changes the balance of power. To avoid losing a confidence vote and then facing dissolution, the government had to offer a big concession: the suspension of the pension reform.

How should we interpret this agreement between the central bloc and the PS? Is the parliamentary logic of consensus finally gaining ground?

B.M.: This political development is not based on parliamentary logic but on a balance of power. In a parliamentary system, the president does not pull a prime minister out of a hat, saying ‘it’s him and no one else’. He looks within parliament for someone capable of forming a majority. Once this majority has been found, a programme is drawn up and finally a government is appointed. The logic of consensus would have required a comprehensive agreement, a joint government programme between LR and PS. This is not the case at all.

Macron is not really asking Lecornu to find a majority; he is asking him to try not to lose a confidence vote, even though this PM is supported by only a minority of MPs – just under 100, from (central bloc parties) Renaissance and MoDem – which is unheard of in any parliamentary democracy. The result is that the balance of power is extraordinarily fragile and crises are recurrent. However, these obstacles will have to be overcome, and we will have to get used to relative majorities, because the polls do not necessarily suggest that a new majority would emerge in the event of a dissolution of parliament or even a new presidential election.

Interview conducted by David Bornstein.


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Benjamin Morel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. With delay of pension reform, Prime Minister Sébastien Lecornu puts France’s Socialist Party back in the spotlight – https://theconversation.com/with-delay-of-pension-reform-prime-minister-sebastien-lecornu-puts-frances-socialist-party-back-in-the-spotlight-267593

Pourquoi les labels « bio » ne se valent pas d’un pays à l’autre

Source: The Conversation – in French – By Marie Asma Ben-Othmen, Enseignante-chercheuse en Economie de l’environnement & Agroéconomie, Responsable du Master of Science Urban Agriculture & Green Cities, UniLaSalle

Le « bio » : une étiquette clairement identifiable et souvent rassurante. Pourtant, les réalités derrière ce label mondial divergent. Alors que les normes en Europe sont plutôt strictes, elles sont bien plus souples en Amérique du Nord. Dans les pays émergents, ce sont les contrôles qui sont inégaux. Autant d’éléments à même d’affecter la confiance accordée au bio par les consommateurs. Comment s’y retrouver ? L’idéal serait d’harmoniser les règles d’un pays à l’autre. Petit tour d’horizon.


Le « bio » est un label mondial qui peut s’appliquer à des produits venus d’Europe, de Chine ou d’Amérique du Sud. Il n’a pourtant rien d’universel. Derrière l’étiquette rassurante, on ne retrouvera pas les mêmes normes en fonction des pays de production.

Par exemple, alors que l’Europe impose des règles plutôt strictes, les États-Unis se montrent beaucoup plus souples. Dans certains pays émergents, comme le Brésil, ce sont les contrôles qui sont souvent moins sévères. Nous vous proposons ici un bref tour d’horizon, qui vous permettra, nous l’espérons, de mieux orienter vos choix de consommation.




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L’absence de pesticides derrière le succès du bio français

En France, la consommation de produits biologiques a connu une croissance fulgurante. En 2023, après vingt années de progression continue, ce marché a été multiplié par 13 par rapport à son niveau initial.

Cette tendance s’explique par le fait que les consommateurs perçoivent le bio comme un produit plus naturel, notamment en raison de l’absence de traitements pesticides autorisés. La production bio doit respecter un cahier des charges plus attentif à l’environnement, ce qui favorise la confiance des consommateurs dans un contexte de plus en plus marqué par la défiance alimentaire.

Ce label demeure toutefois une construction réglementaire qui dépend fortement du contexte national. Cette dynamique positive se heurte aujourd’hui à des évolutions législatives à même de la fragiliser. La loi Duplomb, adoptée le 8 juillet 2025, illustre combien les choix politiques peuvent ébranler la confiance accordée à l’agriculture en réintroduisant la question des pesticides au cœur du débat. Cette loi propose en effet des dérogations à l’interdiction d’utiliser des produits phytopharmaceutiques contenant des néonicotinoïdes.

Même si elle loi ne concerne pas directement les producteurs biologiques, elle risque d’avoir des effets indirects sur le secteur. En réintroduisant des dérogations à l’usage de substances controversées, elle ravive la défiance du public envers l’agriculture conventionnelle. Dans ce contexte, les filières bio pourraient apparaître comme une valeur refuge pour les consommateurs, renforçant leur rôle de repère de confiance dans un paysage agricole fragilisé.

Dans l’Union européenne, un label bio garanti sans OGM

L’Union européenne (UE) a établi une réglementation stricte pour l’agriculture biologique dès 1991. Au-delà de la question des pesticides, qui se pose, comme on l’a vu plus haut, plus intensément en France, celle des organismes génétiquement modifiés (OGM) offre également une clé de lecture intéressante à l’échelle européenne.

En effet, le label bio européen interdit totalement le recours à OGM dans les produits labélisés bio, à toutes les étapes de sa chaîne de production. Cela signifie qu’il est interdit d’utiliser des semences OGM pour les cultures bio, pas d’alimentation animale issue des OGM pour l’élevage bio et pas d’ingrédients issus des OGM pour les produits transformés bio.

En outre, le cahier des charges européen du bio impose des pratiques agricoles strictes en limitant le recours aux intrants de synthèse. Ceci inclut les engrais azotés, les pesticides, les herbicides et les fongicides de synthèse. Seuls certains intrants naturels ou minéraux sont autorisés, à l’instar du fumier, compost et engrais verts. Ceci reflète la philosophie du bio, basée sur la prévention des maladies et des déséquilibres agronomiques, par le maintien de la fertilité des sols, la biodiversité et les équilibres écologiques.

Logos français et européen relatifs à l’agriculture biologique.
JJ Georges, CC BY-SA

En France, le label français AB s’appuie ainsi sur le règlement européen, tout en ajoutant quelques exigences propres, comme un contrôle plus rigoureux de la traçabilité et du lien au sol.

Si les deux labels restent alignés sur les grands principes, le bio français se distingue par une mise en œuvre généralement plus stricte, héritée d’une longue tradition d’agriculture biologique militante.

Le bio en Europe se heurte aussi à un certain nombre d’enjeux actuels, notamment agronomiques. Il s’agit par exemple du besoin de renforcer la recherche sur les alternatives aux pesticides et autres intrants de synthèse, comme le biocontrôle, une sélection variétale adaptée et la gestion écologique des sols.

Enfin, force est de constater que l’UE a fait du bio un pilier de sa stratégie « de la ferme à la table » (« From Farm to Fork »). Celle-ci a pour objectif d’atteindre 25 % de la surface agricole utile (SAU) européenne en bio d’ici 2030.

Afin de garantir la fiabilité du label, l’UE a mis en place un système de contrôle centralisé et harmonisé de supervision des chaînes de valeur alimentaires. Celles-ci englobent les producteurs, les transformateurs, jusqu’aux distributeurs. Ces contrôles reposent sur des règles précises définies par le règlement européen 2018/848.

De son côté, le consommateur retrouvera les différents labels de certification bio, tels que le label européen EU Organic, le label national AB en France ou encore le Bio-Siegel en Allemagne. Même si tous ces labels reposent sur la même base réglementaire européenne, leurs modalités d’application (par exemple, le type de suivi) peuvent varier légèrement d’un pays à un autre. Chaque pays peut en outre y ajouter des exigences supplémentaires. Par exemple, la France impose une fréquence de contrôle plus élevée, tandis que l’Allemagne insiste sur la transparence des filières.

Une labélisation plus souple en Amérique du Nord

En Amérique du Nord, l’approche du bio est plus souple que celle de l’Union européenne. Aux États-Unis, le label USDA Organic, créé en 2002, définit les standards nationaux de la production biologique. Il se caractérise par une certaine souplesse par rapport aux standards européens, notamment en ce qui concerne l’usage des intrants, puisque certains produits chimiques d’origine synthétique sont tolérés s’ils sont jugés nécessaires et sans alternatives viables. Ceux-ci incluent, par exemple, certains désinfectants pour bâtiments d’élevage et traitements antiparasitaires dans la conduite de l’élevage.

Le Canada, de son côté, a mis en place sa réglementation nationale des produits biologiques – le Canada Organic Regime – plus tardivement que les États-Unis. Ce système est équivalent à celui des États-Unis, dans la mesure où un accord bilatéral de reconnaissance mutuelle permet la vente des produits bio canadiens aux États-Unis et vice versa.

Les deux systèmes présentent ainsi de nombreuses similitudes, notamment en ce qui concerne la liste des substances autorisées et leur flexibilité d’usage. Cependant, ils divergent du modèle européen sur plusieurs points.

Tout d’abord, alors que l’UE applique une tolérance quasi nulle vis-à-vis des OGM, les États-Unis et le Canada tolèrent, de façon implicite, la présence accidentelle de traces d’OGM dans les produits bio. En effet, selon le règlement de l’USDA Organic, l’utilisation volontaire d’OGM est strictement interdite, mais une contamination involontaire n’entraîne pas automatiquement la perte de la certification si elle est jugée indépendante du producteur. Le Canada adopte une position légèrement plus stricte, imposant des contrôles renforcés et une tolérance plus faible.

Cette différence a suscité des controverses au moment de l’accord de reconnaissance mutuelle, certains consommateurs et producteurs canadiens craignant de voir arriver sur leur marché des produits bio américains jugés moins exigeants sur la question des OGM. Celles-ci concernaient également les conditions d’élevage. En effet, alors qu’en Europe les densités animales sont strictement limitées et que les sorties en plein air sont très encadrées, en Amérique du Nord, certains systèmes de production biologique peuvent être beaucoup plus intensifs, menant à de véritables fermes industrielles biologiques, ce qui entraîne une perte de proximité avec l’idéal originel du bio.

Enfin, un autre contraste concerne les productions hors sol. Aux États-Unis, les fermes hydroponiques – qui cultivent les plantes hors sol – peuvent être certifiées USDA Organic, à condition que les intrants utilisés figurent sur la liste autorisée. En revanche, en Europe, l’hydroponie est exclue car elle ne respecte pas le lien au sol, considéré au cœur de la philosophie agroécologique.




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Dans les pays émergents, du bio mais selon quels critères ?

Dans les pays émergents, la question du bio se pose différemment. En effet, celle-ci dépend fortement des dispositifs et des critères mis en place par ces pays pour en garantir la crédibilité. À titre d’exemple, en Inde, au Brésil ou en Chine, les labels bio nationaux sont assez récents (la plupart ont été mis en place entre 2000 et 2010) et moins contraignants que leurs équivalents européens.

Alors que, dans l’UE, les contrôles sont effectués par des organismes certificateurs tiers accrédités et indépendants, au Brésil, les producteurs peuvent être certifiés via un système participatif de garantie (SPG), qui repose sur l’auto-évaluation collective des agriculteurs. En conséquence, ces labels peinent à construire une véritable confiance auprès des consommateurs.

Par ailleurs, dans de nombreux cas, les certifications biologiques sont avant tout conçues pour répondre aux standards des marchés internationaux afin de faciliter l’exportation vers l’UE ou l’Amérique du Nord, plutôt que pour structurer un marché intérieur. C’est, par exemple, le cas en Inde.

Cette situation laisse souvent les consommateurs locaux avec une offre limitée et parfois peu fiable. Dans ce contexte, les organismes privés de certification internationaux, comme Ecocert, Control Union ou BioInspecta occupent une place croissante. Ils améliorent la reconnaissance de ces produits, mais renforcent une forme de dépendance vis-à-vis de standards extérieurs, ce qui soulève des enjeux de souveraineté alimentaire mais aussi de justice sociale dans ces pays.

Le bio, un label global… mais éclaté

L’absence de reconnaissance universelle mutuelle entre les différents systèmes de certification biologique engendre de la confusion chez les consommateurs. Il crée également de fortes contraintes pour les producteurs.

En pratique, un agriculteur qui souhaiterait exporter une partie de sa production doit souvent obtenir plusieurs certifications distinctes. Par exemple, un producteur mexicain doit ainsi être certifié à la fois USDA Organic pour accéder au marché américain et EU Organic pour pénétrer le marché européen.

Cette multiplication des démarches alourdit les coûts et la complexité administrative pour les producteurs, tout en renforçant les inégalités d’accès aux marchés internationaux.

Du côté des consommateurs, l’usage généralisé du terme « bio » peut donner l’illusion d’une norme universelle, alors qu’il recouvre en réalité des cahiers des charges très différents selon les pays. Cette situation entretient une certaine ambiguïté et peut induire en erreur, en masquant les disparités de pratiques agricoles et de niveaux d’exigence derrière un label apparemment commun.

Comment s’y retrouver en tant que consommateur ?

Pour s’y retrouver dans la jungle du « bio », il faut donc aller au-delà du simple logo affiché sur l’emballage et s’informer sur la provenance réelle du produit et sur le cahier des charges du label précis qui le certifie.

Il est aussi essentiel de garder à l’esprit que bio ne signifie pas automatiquement « local » ni « petit producteur ». Certains produits certifiés biologiques proviennent de filières industrielles mondialisées.

Enfin, le consommateur peut jouer un rôle actif de « citoyen alimentaire », pour encourager davantage de transparence et de traçabilité, s’il favorise les circuits de distribution qui donnent accès à une information claire et détaillée sur l’origine et les modes de production. Il soutient alors une alimentation plus démocratique et responsable. C’est précisément cette implication citoyenne dans le système alimentaire qui peut favoriser l’essor d’une culture de l’alimentation locale et durable, fondée sur la confiance, l’attachement au territoire et la coopération entre producteurs et consommateurs.

Pour que le bio livre son plein potentiel en termes de transformation agroécologique des systèmes alimentaires mondiaux, peut-être faudrait-il, demain, envisager une harmonisation internationale du bio. C’est à cette condition qu’on pourra en faire un véritable langage commun pour les consommateurs, qui signifie réellement la même chose d’un pays à l’autre.

The Conversation

Marie Asma Ben-Othmen ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Pourquoi les labels « bio » ne se valent pas d’un pays à l’autre – https://theconversation.com/pourquoi-les-labels-bio-ne-se-valent-pas-dun-pays-a-lautre-267037

Le plan de cessez-le-feu de Trump mènera-t-il vraiment à une paix durable au Moyen-Orient ? L’avenir le dira

Source: The Conversation – in French – By Andrew Thomas, Lecturer in Middle East Studies, Deakin University

Le plan de paix pour Gaza progresse. Les deux parties ayant accepté les conditions, le Hamas a libéré tous les otages vivants dans les délais impartis. Israël a également procédé à un retrait partiel jusqu’à la ligne de démarcation convenue dans la bande de Gaza, et libéré près de 2 000 prisonniers palestiniens.

L’optimisme est palpable, en particulier sur le terrain à Gaza et en Israël après deux ans de conflit brutal. Certains estiment que les parties n’ont jamais été aussi proches d’une fin des hostilités et que le plan de paix en 20 points de Donald Trump pourrait enfin servir de véritable feuille de route.

Or, cette situation n’a rien de nouveau. Le Hamas et Israël ont désormais convenu d’une feuille de route pour la paix en principe, mais ce qui est en place aujourd’hui rappelle fortement les accords de cessez-le-feu passés, et un cessez-le-feu n’est pas la même chose qu’un accord de paix ou un armistice.

Le plan reste également flou sur plusieurs points clés, et c’est précisément là que réside le problème. L’armée israélienne se retirera-t-elle complètement de Gaza et renoncera-t-elle à l’annexion ? Qui assurera la gouvernance de la bande de Gaza ? Le Hamas participera-t-il à cette gouvernance ? Des signes de désaccord sur ces questions étaient déjà perceptibles avant même la fin des combats.

Si les mesures de cessez-le-feu sont maintenues à court terme, que se passera-t-il ensuite ? Que faudrait-il pour que le plan de paix aboutisse ?

Tout d’abord, les pressions politiques visant à empêcher la reprise des hostilités devront se maintenir. Le Hamas a libéré les 20 derniers otages vivants le 13 octobre, mais seulement 8 des 28 corps d’otages décédés ont été remis à Israël jusqu’à présent. Israël insiste sur le fait que le Hamas doit honorer pleinement ses engagements en restituant tous les corps restants. Si les hostilités devaient reprendre, le Hamas perdra effectivement tout levier de pression pour de futures négociations.

Une fois l’échange d’otages achevé, il est probable que le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou subisse des pressions de la part de la droite pour reprendre les hostilités.

Défis de gouvernance et désarmement à Gaza

Le Hamas ayant renoncé à ce moyen de pression, il sera essentiel que le gouvernement israélien considère ces négociations et la fin de la guerre comme essentielles à ses intérêts à long terme et à la sécurité indispensable au maintien de la paix. Il doit y avoir une volonté sincère de revenir au dialogue et au compromis, et non la complaisance qui prévalait avant le 7 octobre 2023.

Deuxièmement, le Hamas devra probablement renoncer à ses armes et à tout pouvoir politique à Gaza. Auparavant, le Hamas avait déclaré qu’il ne le ferait qu’à la condition de la reconnaissance d’un État palestinien souverain. Pas plus tard que le 10 octobre, les factions de Gaza ont déclaré qu’elles n’accepteraient pas la tutelle étrangère, un élément clé du plan de paix, la gouvernance devant être déterminée « directement par la composante nationale de notre peuple ».




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À cet égard, toute gouvernance ou autorité provisoire qui se mettrait en place à Gaza devrait refléter les besoins locaux. L’ « organe de paix » proposé, dirigé par Donald Trump et l’ancien premier ministre britannique Tony Blair, pourrait risquer de répéter les erreurs passées en excluant les Palestiniens des discussions sur leur propre avenir.

Paix durable et enjeux régionaux

Une partie de l’accord de paix prévoit la reprise de l’aide humanitaire, mais le sort du blocus de Gaza, en vigueur depuis 2007, reste incertain. Le blocus terrestre, maritime et aérien, imposé par l’Égypte et Israël après la prise de pouvoir politique du Hamas à Gaza, restreint fortement les importations et les déplacements des Gazaouis.

Avant octobre 2023, le chômage atteignait 46 % dans la bande de Gaza, et 62 % des Gazaouis avaient besoin d’une aide alimentaire en raison des restrictions imposées aux importations, notamment de denrées alimentaires de base et de produits agricoles tels que les engrais.

Si le blocus se poursuit, Israël créera au mieux à Gaza les mêmes conditions humanitaires d’insécurité alimentaire, médicale et financière qui existaient avant les attaques du 7 octobre. Alors que les restrictions sont aujourd’hui bien plus sévères à Gaza, les ONG ont qualifié les premières incarnations du blocus de « sanction collective ». Pour instaurer une paix durable dans la bande de Gaza, la politique de sécurité doit être conforme aux principes du droit humanitaire international.

Mais surtout, toutes les parties concernées doivent considérer la paix à Gaza comme étant fondamentalement liée à une paix plus large entre Israéliens et Palestiniens. Il serait erroné de considérer le conflit à Gaza comme distinct et séparé du conflit israélo-palestinien plus large. Les discussions sur l’autodétermination palestinienne, à Gaza comme en Cisjordanie, doivent être centrales à tout plan de paix durable.

Si le plan en 20 points mentionne une « voie crédible vers l’autodétermination et la création d’un État palestinien », l’histoire nous montre que ces voies ont du mal à dépasser le stade de la rhétorique.

De nombreux obstacles demeurent, notamment la colonisation et l’annexion israéliennes, le statut de Jérusalem et la question de la démilitarisation.


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Une mesure significative serait que les États-Unis s’abstiennent d’utiliser leur droit de veto au Conseil de sécurité des Nations unies (CSNU) contre les résolutions soutenant la création d’un État palestinien. Alors que plusieurs États ont reconnu l’État palestinien lors de la récente Assemblée générale, les États-Unis ont systématiquement bloqué son statut officiel au CSNU.




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Bilan humain et perspectives de paix

Malgré toutes ces préoccupations, toute trêve dans les hostilités est indéniablement une bonne chose. Le nombre total de morts depuis le 7 octobre 2023 s’élève à près de 70 000, avec 11 % de la population de Gaza tuée ou blessée et 465 soldats israéliens tués. La reprise de l’acheminement de l’aide humanitaire contribuera à elle seule à lutter contre la famine croissante dans la bande de Gaza.

Cependant, les accords de paix sont extrêmement difficiles à négocier, même dans les meilleures conditions, car ils exigent de la bonne foi, un engagement soutenu et de la confiance. Les racines de ce conflit remontent à plusieurs décennies, et la méfiance mutuelle s’est institutionnalisée et transformée en arme. Les difficultés rencontrées lors de la négociation des accords d’Oslo dans les années 1990 ont montré à quel point les racines du conflit sont profondes. La situation est aujourd’hui bien pire.

Il n’est pas certain que les parties impliquées dans les négociations aient la volonté politique nécessaire pour parvenir à un accord. Cependant, une fenêtre d’opportunité s’ouvre pour y parvenir, et elle ne doit pas être considérée comme acquise.

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Andrew Thomas ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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