Le champ magnétique terrestre pourrait être quasiment éternel

Source: The Conversation – in French – By Denis Andrault, Professor in Earth and Planetary Sciences, Université Clermont Auvergne (UCA)

Le champ magnétique de la Terre nous protège de la plus grande partie du rayonnement solaire. Mais risque-t-on un jour de le voir disparaître ? Une étude expérimentale a reproduit les conditions extrêmes du centre de notre planète et a déterminé que, contrairement à Mars ou à Vénus, la mécanique géologique qui le sous-tend ne risquait pas de s’arrêter.


Le champ magnétique terrestre nous protège des rayonnements solaires les plus puissants, dangereux pour notre organisme. Sans ce bouclier naturel qui s’étend dans la direction du Soleil de près de 10 fois le rayon de la Terre, les molécules qui nous composent se dégraderaient plus rapidement qu’elles ne se développent, sauf dans des niches à l’abri des rayons du Soleil. Grâce à sa dynamique interne favorable, la Terre maintient ce bouclier depuis au moins 3,5 milliards d’années, comme en témoignent les enregistrements magnétiques que l’on a retrouvés dans les roches les plus anciennes datant de l’ère géologique dite archéenne.

Maintenir la dynamo terrestre requiert beaucoup d’énergie. Il faut entretenir un brassage perpétuel de la matière contenue dans le noyau externe, cette couche de métal liquide présente entre la graine au centre et la base inférieure du manteau rocheux, soit entre 2 900 kilomètres et 5 150 kilomètres de profondeur. C’est le déplacement continuel de cette matière qui génère un champ magnétique. Le noyau externe a un volume environ 100 fois plus important que celui de tous les océans, et on estime sa viscosité proche de celle de l’eau.

Schéma des mouvements de convection dans le noyau terrestre
La dynamique à grande échelle des mouvements de convection dans le noyau externe est propice à la genèse du champ magnétique.
Andrew Z. Colvin/Wikimedia, CC BY-SA

La plus importante source d’énergie du noyau provient de la température importante, jusqu’aux 5 500 °C qui règnent encore aujourd’hui au centre de la Terre. Et ce n’est pas le brassage perpétuel de cet énorme volume de métal liquide qui consomme le plus d’énergie stockée à l’intérieur du noyau. Ce n’est pas non plus la transformation du mouvement des électrons contenus dans le noyau en champ magnétique de grande échelle, même si les phénomènes complexes en jeu sont encore mal compris. C’est le fait que cette chaleur se propage naturellement vers les couches plus superficielles de la Terre, ce qui refroidit perpétuellement le noyau.

La vitesse de ce refroidissement est intimement reliée à la conductivité thermique de l’alliage de fer qui compose le noyau, c’est-à-dire sa capacité à transmettre efficacement de la chaleur, mais cette vitesse fait toujours grand débat chez les spécialistes du sujet. C’est ce qu’avec notre équipe nous avons essayé de clarifier dans une nouvelle étude expérimentale.

Le champ magnétique terrestre, une exception ?

En quoi le noyau terrestre a la bonne température et les bonnes dimensions pour permettre l’instauration et le maintien pendant des milliards d’années d’un champ magnétique, et donc permettre le développement de la vie ? En serait-il de même si notre planète avait été bien plus froide lorsqu’elle s’est formée ? En effet, on sait que la Terre à subit un impact météoritique géant environ 100 millions d’années après sa formation. Cela a apporté une énorme quantité de chaleur qui influence encore la dynamique interne de la Terre aujourd’hui. Est-ce que le champ magnétique, et la vie, auraient disparu depuis longtemps si la Terre avait été bien plus froide à la fin de sa formation ?

Une géodynamo n’est possible que si le noyau externe est bien liquide, pour permettre l’agitation nécessaire à l’instauration d’un champ magnétique. Un noyau chaud favorise aussi la convection vigoureuse du manteau rocheux de la planète qui, en retour, favorise les mouvements dans le noyau externe. La Terre répond bien à ces premiers impératifs. Aussi, comme la formation des planètes telluriques implique naturellement des chocs immenses entre des planétésimaux de grandes tailles, ces jeunes planètes devraient quasiment toutes présenter des températures internes similaires à celle de la Terre lors de sa formation.

Pourtant, plusieurs planètes telluriques majeures du système solaire telles que Mars et Vénus, ainsi que des satellites comme la Lune n’ont pas (ou plus) de champ magnétique aujourd’hui. La taille de leur noyau et les proportions d’alliage métallique et de roche qui composent ces planètes pourraient-elles jouer un rôle sur l’installation et le maintien d’un champ magnétique à l’échelle planétaire ? C’est cela que notre équipe a démontré grâce à une expérience sur les conditions de refroidissement des noyaux planétaires qui simulent les conditions de pression et de température extrêmes du noyau terrestre.

La dynamo terrestre ne risque pas de s’arrêter du jour au lendemain

La réponse à ces questions réside dans la vitesse de refroidissement du noyau, car un noyau planétaire qui se refroidit trop rapidement ne pourra pas générer un champ magnétique bien longtemps. Mais il faut quand même un flux de chaleur contant et suffisamment important, du noyau vers la base du manteau, pour provoquer des mouvements de brassage convectif dans le noyau externe. L’équation semble difficile à boucler, et pourtant, cela fonctionne très bien pour la Terre. Pour faire simple, les paramètres clés de ces équations sont la conductivité thermique du noyau externe et la taille relative entre le manteau et le noyau. En déterminant l’un, l’autre peut être estimé.

Schéma du dispositif expérimental montrant les enclumes en diamant
La cellule à enclumes de diamant permet d’exercer une poussée de plusieurs tonnes. Le corps métallique et les sièges en carbure de tungstène transmettent cette force jusqu’à la pointe des diamants tout en maintenant un alignement parfait. Ainsi, on peut générer une pression équivalente à celle du noyau terrestre.
Stany Bauchau/ESRF, Fourni par l’auteur

C’est pour cela que nous avons entrepris une nouvelle campagne de mesures expérimentales de la conductivité thermique du noyau. Une fine feuille de fer (l’élément le mieux représentatif du noyau) a été soumise à des conditions de pressions et de températures équivalentes à celles régnant au centre de la Terre. Ainsi, cette fine couche de quelques microns d’épaisseur a été comprimée entre deux enclumes de diamant à des pressions jusqu’à plus d’un million de fois celle de l’atmosphère, puis chauffée à plus de 3 000 °C à l’aide de lasers infrarouges. Une fois reproduites les conditions de pression et de température du noyau terrestre, nous avons étudié la vitesse de propagation d’une très courte impulsion de chaleur à travers la feuille de métal.

Nous avons réalisé ces mesures dans un large domaine de pression et température pour en dériver des lois de propagation de la chaleur. Les résultats montrent une nette augmentation de la conductivité thermique du fer avec la température, comme cela était prévu par la théorie. Cela pourrait suggérer un refroidissement rapide du noyau, à cause d’une température d’environ 3 700 °C à sa surface.

Pourtant, la conductivité est finalement plus faible que ce qui était proposé dans la plupart des études antérieures. Nos calculs montrent que le noyau aurait refroidi de seulement 400 degrés depuis la formation de la Terre. Ce refroidissement permettrait la solidification progressive du noyau et la croissance de la graine solide au centre de la Terre qui, selon nos calculs, serait apparue il y a environ 2 milliards d’années. Nous montrons aussi que seules les planètes ayant un noyau relativement petit, au maximum d’une taille relative proche de celui de la Terre, peuvent maintenir un champ magnétique quasi éternellement.

Graphique indiquant quels sont les volumes pour une planète et son noyau compatibles avec un champ magnétique à long terme. Seule la Terre est dans cette zone
Les paramètres critiques pour la mise en place d’une dynamo planétaire sont le volume de la planète et la taille relative de son noyau. Les planètes trop grosses ou avec un noyau trop gros ne sont pas compatibles avec ce type de champ magnétique. L’absence de champ magnétique majeur sur Vénus, sur Mars et sur Mercure pourrait être due à des noyaux trop gros. Notons que la taille du noyau de Vénus est toujours débattue, d’où sa représentation en forme d’ellipse. Le faible champ magnétique observé sur Mercure, dont le noyau fait 40 % du volume de la planète, reste bien énigmatique. La ligne rose représente les incertitudes.
Denis Andrault/Université Clermont Auvergne, Fourni par l’auteur

Pourtant, le refroidissement du noyau terrestre est suffisamment lent pour ne pas modifier dramatiquement la dynamique interne de notre planète. La tectonique des plaques perdure, le manteau terrestre convecte de manière vigoureuse depuis plus de 4 milliards d’années, ce qui stimule le refroidissement interne et ainsi les mouvements dans le noyau. La dynamo terrestre a donc peu de chance de s’arrêter tant que le noyau externe n’est pas complètement cristallisé, ce qui devrait prendre encore quelques milliards d’années. Il ne s’agit donc pas de la menace la plus pressante contre la vie sur Terre !

The Conversation

Pour ce travail, Denis Andrault a reçu des financements de l’UCA et de l’INSU-CNRS.

Julien Monteux ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Le champ magnétique terrestre pourrait être quasiment éternel – https://theconversation.com/le-champ-magnetique-terrestre-pourrait-etre-quasiment-eternel-267913

Stars d’Internet, les orchidées à visage de singe sont au bord de l’extinction

Source: The Conversation – in French – By Diogo Veríssimo, Research Fellow in Conservation Marketing, University of Oxford

Tels les pandas dans le règne animal, les orchidées à visage de singe fascinent par leurs traits autant qu’elles inquiètent par leur extrême vulnérabilité.
cotosa/Shutterstock

Derrière leur apparence singulière, qui leur vaut une célébrité mondiale sur les réseaux sociaux, les orchidées Dracula – surnommées « orchidées à visage de singe » – sont en réalité au bord de l’extinction. Une évaluation internationale dresse un constat alarmant, mais des pistes existent pour inverser la tendance.


Elles ressemblent à de minuscules singes surgissant de la brume. Connues des scientifiques sous le nom de Dracula, ces « orchidées à visage de singe » sont devenues de véritables célébrités sur Internet. Des millions de personnes ont partagé leurs photos, fascinées par ces fleurs qui semblent tour à tour sourire, froncer les sourcils ou grimacer. Mais derrière ce charme viral se cache une réalité bien plus sombre : la plupart de ces espèces sont aujourd’hui au bord de l’extinction.

Une nouvelle évaluation mondiale a, pour la première fois, révélé l’état de conservation de toutes les orchidées Dracula connues. Le constat est alarmant : sur 133 espèces étudiées, près de 7 sur 10 sont menacées de disparaître.

Beaucoup ne subsistent que dans de minuscules fragments de forêt, parfois dans un ou deux sites seulement. Certaines ne sont connues qu’à travers des plants cultivés. Leurs populations sauvages ont peut-être déjà disparu. Ces orchidées poussent principalement dans les forêts de nuages andines de Colombie et d’Équateur, parmi les écosystèmes les plus riches en biodiversité mais aussi les plus menacés de la planète. Leur survie dépend de conditions fraîches et humides, à moyenne et haute altitude, où une brume constante enveloppe les arbres.

Malheureusement, ces mêmes versants sont aujourd’hui rapidement défrichés pour faire place à des pâturages bovins, à des cultures comme l’avocat, ainsi qu’à l’extension des routes et de projets miniers, des activités qui menacent directement plusieurs espèces de Dracula (comme la Dracula terborchii). À mesure que les forêts se réduisent et se fragmentent, ces orchidées perdent les microclimats – les conditions précises de température, de lumière et d’humidité – dont dépend leur survie.

Un autre danger provient de la fascination que suscitent ces plantes rares et charismatiques. Les orchidées sont prisées pour leurs fleurs depuis des siècles. Le commerce européen a débuté au XIXe siècle, quand la « fièvre des orchidées » a enflammé de riches collectionneurs et provoqué une explosion des prélèvements dans les zones tropicales.

Aujourd’hui, cette fascination perdure, alimentée par Internet. De nombreux passionnés et producteurs professionnels échangent des plants cultivés de manière responsable, mais certains recherchent encore des orchidées sauvages – et les espèces de Dracula n’y échappent pas. Pour une plante dont les populations ne comptent parfois que quelques dizaines d’individus, une seule expédition de collecte peut s’avérer désastreuse.

Faire de leur popularité un moyen de protection

Dans le nord-ouest des Andes équatoriennes, une zone baptisée « Reserva Drácula » abrite l’une des plus fortes concentrations mondiales de ces orchidées. La réserve accueille au moins dix espèces de Dracula, dont cinq qui n’existent nulle part ailleurs sur Terre. Mais les menaces se rapprochent. La déforestation liée à l’agriculture, l’exploitation minière illégale et même la présence de groupes armés mettent désormais en danger le personnel de la réserve ainsi que les communautés environnantes.

Les défenseurs locaux de l’environnement de la Fundación EcoMinga, qui gèrent cette zone, décrivent la situation comme « urgente ». Parmi leurs propositions figurent un renforcement de la surveillance effectué par la communauté, le soutien à une agriculture durable et le développement de l’écotourisme, afin de générer des revenus grâce à la protection – plutôt qu’à la destruction – de la forêt.

Orchidée Dracula
Orchidée Dracula.
Leela Mei/Shutterstock

Quand on observe ces fleurs de près, il est facile de comprendre la fascination qu’elles exercent. Leur nom, Dracula, ne fait pas référence au personnage de vampire mais vient du latin « petit dragon », en raison de leurs longs sépales en forme de crocs, ces structures qui ressemblent à des pétales et protègent la fleur en développement.

Leur apparence étrange stupéfia les botanistes du XIXe siècle, qui crurent d’abord à une supercherie. Plus tard, à mesure que de nouvelles espèces étaient découvertes, on remarqua que beaucoup ressemblaient à de minuscules primates, d’où leur surnom d’« orchidées à visage de singe ». On les compare parfois aux pandas du monde des orchidées : charismatiques, immédiatement reconnaissables, mais aussi gravement menacées.

La nouvelle évaluation a été menée par une équipe de botanistes de Colombie et d’Équateur, en collaboration avec plusieurs organisations internationales, dont l’Université d’Oxford et le Groupe de spécialistes des orchidées de la Commission de survie des espèces de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Elle comble enfin une lacune importante.

Elle s’appuie sur des données d’herbiers (échantillons de plantes séchées collectés par des botanistes), sur des observations de terrain et sur l’expertise locale, afin de cartographier l’aire de répartition de chaque espèce et d’estimer l’état des forêts restantes. Les résultats confirment ce que de nombreux spécialistes soupçonnaient depuis longtemps : les espèces de Dracula sont en grand danger.

Une forêt de nuage
Les orchidées Dracula poussent dans les forêts de nuage d’Amérique centrale.
Ondrej Prosicky/Shutterstock

Malgré ce constat sombre, il existe des raisons d’espérer. La « Reserva Drácula » et d’autres zones protégées constituent des refuges essentiels, offrant un abri non seulement aux orchidées mais aussi aux grenouilles, aux singes et à une multitude d’autres espèces. Des organisations locales y collaborent avec les communautés pour promouvoir une agriculture durable, développer l’écotourisme et récompenser les efforts de protection grâce à des paiements pour services écosystémiques. Des initiatives modestes au regard de l’ampleur du défi, mais qui prouvent qu’il existe des solutions, à condition que le monde s’y intéresse.

Il existe aussi une occasion de transformer cette popularité en protection. La même notoriété en ligne qui alimente la demande pour ces orchidées pourrait contribuer à financer leur conservation. Si les publications virales sur ces « fleurs souriantes » s’accompagnaient d’informations sur leur origine et sur la menace qui pèse sur elles, elles pourraient aider à faire évoluer les comportements et rappeler la nécessité d’éviter les prélèvements excessifs.

De la même manière que le panda est devenu un symbole de la protection de la faune, les orchidées à visage de singe pourraient incarner la conservation des plantes, rappelant que la biodiversité ne se limite pas aux animaux. Le fait que les générations futures puissent encore croiser ces visages dans la forêt – et pas seulement sur leurs fils d’actualité – dépend désormais de nos actions.

The Conversation

Ce travail a été mené par une équipe réunissant Cristina Lopez-Gallego, Santiago Mesa Arango, Sebastian Vieira et Nicolás Peláez-Restrepo en Colombie, ainsi que Luis Baquero et Marco Monteros en Équateur. Diogo Veríssimo reçoit un financement du « UK Government Illegal Wildlife Trade Challenge Fund ». Il est affilié au Groupe de spécialistes des orchidées de la Commission de survie des espèces de l’UICN.

Amy Hinsley reçoit un financement de la Darwin Initiative du gouvernement britannique, ainsi que des fonds de la Commission de survie des espèces de l’UICN (SSC) et du programme de petites subventions EDGE de la SSC, ainsi que du zoo d’Indianapolis pour ses travaux sur les Dracula. Elle est coprésidente du Groupe de spécialistes des orchidées de la Commission de survie des espèces de l’UICN.

Luis Baquero ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Stars d’Internet, les orchidées à visage de singe sont au bord de l’extinction – https://theconversation.com/stars-dinternet-les-orchidees-a-visage-de-singe-sont-au-bord-de-lextinction-268415

Les poussières du Sahara qui remontent en Europe sont-elles radioactives du fait des essais nucléaires des années 1960 ?

Source: The Conversation – in French – By Olivier Evrard, Directeur de recherche, Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA)

Mi-octobre 2025, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail alertait sur la pollution de l’air qui accompagne le déplacement – parfois sur plusieurs centaines, voire des milliers de kilomètres – des poussières de sable venues du Sahara.

De fait, le mois de mars 2022 avait connu un épisode de ce type particulièrement prononcé : un nuage de poussières venues du Sahara avait alors traversé l’Europe et teinté le ciel d’un voile orangé. Ce qui avait rapidement nourri la crainte d’un autre type de pollution. Ces poussières, qui semblent provenir du sud de l’Algérie, pourraient-elles avoir transporté des particules radioactives produites par les essais nucléaires français des années 1960 ? Une étude a répondu à cette question.


Plusieurs fois par an, le plus souvent au printemps et à l’automne, les tempêtes de poussières sahariennes transportent de grandes quantités de poussières du Sahara vers l’Europe.

Ces tempêtes sont de plus en plus intenses et de plus en plus fréquentes, selon le réseau Copernicus, ce qui suggère une incidence du changement climatique sur les schémas de circulations atmosphériques. À la mi-mars 2022, l’ouest du continent européen a ainsi connu un épisode exceptionnel – et fortement médiatisé – tant par sa durée que par la quantité de poussières déposées.

Or, au début des années 1960, la France a conduit des essais nucléaires en Algérie et a notamment déclenché l’explosion de quatre bombes atomiques atmosphériques entre 1960 et 1961. Une crainte, soulevée en 2022 par une association, était que les épisodes récurrents de poussières sahariennes puissent transporter avec elles vers l’Europe des substances radioactives provenant de ces essais nucléaires passés.

Dans notre recherche publiée en 2025, nous avons voulu évaluer la pertinence de cette hypothèse. Nous nous sommes appuyés sur le caractère exceptionnel de l’épisode de mars 2022 : la densité très élevée des dépôts survenus lors de celui-ci a facilité l’identification de l’origine des poussières et leur caractérisation.




À lire aussi :
Comment atténuer les effets des tempêtes de poussière et de sable


Une origine compatible avec le sud de l’Algérie

Les poussières sahariennes qui arrivent en Europe peuvent provenir de différentes parties du désert du Sahara. La première question à laquelle nous avons voulu répondre était donc de savoir si les poussières de l’épisode de mars 2022 provenaient – ou non – de la zone géographique où ont été menés les essais nucléaires atmosphériques des années 1960.

Des analyses granulométriques, géochimiques et minéralogiques, menées sur 110 échantillons de poussières de 2022 collectés en Europe de l’Espagne à l’Autriche, ont permis de situer l’origine de celles-ci au sein d’une zone englobant notamment le sud de l’Algérie, où ont été menés des essais nucléaires dans les années 1960. Leur contenu en minéraux argileux (illite, kaolinite et palygorskite notamment), l’analyse des isotopes du plomb et du cortège des terres rares retrouvé dans les matières transportées ont été déterminants. Ces indices correspondent bien au profil typique des poussières provenant d’une zone qui inclut le sud de l’Algérie.

Par ailleurs, l’examen des images satellites et des données des stations de mesure de la qualité de l’air, combinées avec l’analyse a posteriori des trajectoires des masses d’air, ont permis de confirmer l’origine des poussières dans le sud de l’Algérie. D’autres recherches de modélisation indépendantes menées sur le même épisode confirment aussi l’origine sud algérienne des poussières.

Cette image satellitaire du 15 mars 2022 montre la présence des poussières de sable sur le sud-ouest de l’Europe.
European Union, Copernicus Sentinel-3 imagery

L’origine des poussières de l’épisode de mars 2022 semble donc coïncider avec la zone où la France a effectué des essais nucléaires il y a plus de soixante ans. De quoi nourrir l’inquiétude des populations, d’autant plus que les épisodes de poussières sahariennes peuvent être très impressionnants : ils plongent les paysages dans une atmosphère jaunâtre.

Mais ces craintes sont-elles fondées ? Pour le savoir, nous avons analysé la quantité de césium radioactif (137Cs) contenue dans ces poussières en mars 2022.

Des niveaux de radioactivités négligeables pour la santé humaine

Au final nous observons de très faibles niveaux de césium 137 dans ces poussières, avec une médiane de 14 becquerels par kilogramme (Bq/kg). À titre de comparaison, la limite fixée par l’Union européenne pour la plupart des denrées alimentaires est de 1 000 Bq/kg. Dans les produits alimentaires destinés aux bébés, cette limite est de 400 Bq/kg.

Les effets résultants d’une ingestion accidentelle de ces particules sont donc négligeables, mais qu’en est-il de leur inhalation ? Nous avons calculé la quantité de césium radioactif en suspension dans l’air pendant cet épisode afin d’évaluer le débit de dose radioactif inhalé par les populations exposées pendant l’épisode de mars 2022. Celui-ci est 100 millions de fois inférieur au niveau autorisé par l’Union européenne.

Ces calculs sont rassurants: ils montrent que la radioactivité mobilisée par cet épisode de poussières a présenté un risque négligeable pour la santé humaine. Mais ils ne permettent pas, à eux seuls, de confirmer ou d’infirmer le lien éventuel avec les essais nucléaires des années 60. Pour en avoir le cœur net, il fallait aller plus loin.

Ce que révèle la signature isotopique de l’épisode

Nous avons vu précédemment que la zone source des poussières de mars 2022 est compatible avec la région de Reggane, au sud de l’Algérie. C’est dans cette région que la France a réalisé ses premiers essais nucléaires atmosphériques de 1960 à 1961. La zone de source est également compatible avec une région où la France a mené des essais souterrains dans des tunnels, et où deux fuites majeures ont été observées après les essais.

Pour mieux comprendre l’origine de la radioactivité – même très faible – contenue dans les poussières de mars 2022, nous avons analysé, en plus du césium 137, la signature de ces poussières en isotopes de plutonium 239 et plutonium 240.

Or, cette signature ne correspond pas à celle qui est attendue pour les retombées radioactives associées aux explosions des bombes nucléaires françaises. Au contraire, cette signature correspond plutôt au signal dit des « retombées globales », lié aux essais nucléaires réalisés par l’Union soviétique et par les États-Unis pendant les années 1950 et 1960, et qui ont marqué les sols du monde entier.

Notre étude permet ainsi de réfuter l’hypothèse selon laquelle les poussières sahariennes, telles que celles de l’épisode intense de mars 2022, ramèneraient en Europe des substances radioactives provenant des essais nucléaires menés par la France dans le Sahara.

Une recherche fondée sur la participation citoyenne

Ce travail a été rendu possible grâce à la collaboration des citoyens qui ont collecté des échantillons de poussières en réponse à une demande de chercheurs relayée sur les réseaux sociaux.

Nous avons ainsi pu obtenir un total de 110 échantillons de poussières sahariennes, provenant principalement d’Espagne (80 échantillons), de France (14) et d’Autriche (12). Cet échantillonnage spontané, mené à travers des milliers de kilomètres et en l’espace de quelques jours, aurait été impossible sans cette participation citoyenne.

Cette étude a aussi été rendue possible suite à l’interaction entre plusieurs laboratoires de recherche publics et grâce à l’utilisation de données produites et rendues accessibles par plusieurs agences climatiques et environnementales, comme le réseau Copernicus. À l’heure où certains pays, comme les États-Unis, désinvestissent de telles agences et compliquent l’accès aux données climatiques, cela rappelle l’importance des structures scientifiques publiques pour répondre aux préoccupations de la société.

The Conversation

Olivier Evrard est membre de MITATE Lab, un laboratoire de recherche public franco-japonais (CEA, CNRS, Université de Fukushima). Ses recherches sont principalement financées par l’ANR/Agence Nationale de la Recherche et l’OFB/Office Français de la Biodiversité.

Charlotte Skonieczny et Yangjunjie Xu-Yang ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.

ref. Les poussières du Sahara qui remontent en Europe sont-elles radioactives du fait des essais nucléaires des années 1960 ? – https://theconversation.com/les-poussieres-du-sahara-qui-remontent-en-europe-sont-elles-radioactives-du-fait-des-essais-nucleaires-des-annees-1960-264415

Violences de genre dans les arts et la culture : de la nécessité de mobiliser la recherche internationale

Source: The Conversation – in French – By Marie Buscatto, Professeure de sociologie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Les violences de genre physiques et psychologiques, une réalité que l’on retrouve dans différents secteurs des arts et de la culture à travers le monde. Stefania Infante

Le mouvement #MeToo a mis en lumière les violences de genre à l’œuvre dans les arts et dans la culture. Mais leur identification et leur explication restent peu explorées par la recherche – si ce n’est par le biais de l’analyse des représentations. Faisant suite à notre enquête pionnière sur ces violences dans le secteur de l’opéra français, l’ouvrage « Gender-based Violence in Arts and Culture. Perspectives on Education and Work » vise justement à combler cette lacune.


Dans ses recommandations d’avril 2025, la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur les violences commises dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité préconise de conduire des recherches dans ce domaine. Les enquêtes robustes, quantitatives ou qualitatives, manquent en effet pour orienter les politiques publiques dans la prévention et la lutte contre les violences de genre (VDG) dans les arts et dans la culture.

Fondé sur des études de cas ambitieuses menées dans un large éventail de secteurs artistiques – musique, arts visuels, photographie, cinéma, audiovisuel, théâtre – et dans cinq pays – États-Unis, Finlande, France, Japon, et Royaume-Uni –, Gender-based Violence in Arts and Culture. Perspectives on Education and Work (2025) que nous avons co-édité aborde le « continuum » des violences de genre, des formes de sexisme « ordinaire » aux actes les plus graves répréhensibles pénalement.

L’ouvrage rend ainsi visibles les logiques sociales maintenant et légitimant les inégalités liées au genre dans les arts et dans la culture, et ce, quel que soit le pays ou le secteur concerné. Il vise à offrir une compréhension globale de ce phénomène social, au-delà des affaires médiatiques et des analyses à chaud impliquant les personnalités publiques.

Les violences de genre prennent une grande diversité de formes

Notre ouvrage met en évidence les multiples formes de VDG, peu souvent nommées par les victimes, et pourtant à l’œuvre dans les secteurs artistiques et culturels, à travers notamment les pratiques professionnelles routinières.

Par exemple, dans l’enquête de Chiharu Chujo sur l’industrie des musiques populaires japonaises, les femmes rencontrées n’ont affirmé avoir été confrontées au harcèlement sexuel que lorsqu’elles ont été « interrogées dans le contexte d’une compréhension plus nuancée du “harcèlement sexuel” – comprenant des manifestations, telles que des remarques sexistes, un flirt persistant et des plaisanteries désobligeantes sur la sexualité ou l’apparence ».

La manière dont ces victimes décrivent ces pratiques sexistes récurrentes indique clairement qu’elles sont le plus souvent tolérées par ces femmes au quotidien, non pas parce qu’elles sont inoffensives, mais en raison des relations de pouvoir qui les contraignent à les accepter.

En toile de fond, des processus sociaux cumulatifs

Cet ouvrage saisit également les mécanismes qui produisent une telle omniprésence des VDG dans les arts et dans la culture. Ces derniers sont cumulatifs et font partie intégrante des pratiques et des représentations professionnelles, ce qui rend difficile leur remise en question par les victimes et les témoins.

Mathilde Provansal décrit, par exemple, les multiples processus sociaux participant à créer un « contexte propice » aux VDG dans les écoles d’art : sexualisation des étudiantes ; forte dépendance des étudiant·es à l’égard de leurs professeur·es pour lancer leur carrière ; frontière floue entre les sphères privée, éducative et professionnelle ; déficience des politiques publiques et des dispositifs permettant aux victimes et aux témoins de dénoncer les VDG dans des contextes sûrs et transparents.

Les violences de genre entravent la créativité et la carrière des femmes

Les VDG affectent les carrières féminines de diverses manières. Certaines se retirent pour éviter d’être à nouveau exposées à ces pratiques, comme le montrent clairement les enquêtes sur les étudiantes en photographie affiliées à l’école d’Helsinki, réalisée par Leena-Maija Rossi et Sari Karttunen, ou sur les chanteuses d’opéra, étudiées par Marie Buscatto avec Soline Helbert et Ionela Roharik.

Victimes et témoins ont aussi tendance à voir leur réputation professionnelle et la qualité de leurs œuvres dévalorisées en raison de pratiques dégradantes qui réduisent les femmes à leur corps et à leur attrait sexuel. Certaines, enfin, refusent de se plier à ces pratiques sexistes et risquent de perdre des opportunités professionnelles en étant considérées comme des collègues pénibles ou peu attrayantes.

Les VDG ont également des conséquences sur le travail créatif des femmes qui en sont victimes. Dans son enquête sur la production de contenus liés aux VDG et à la sexualité dans le journalisme, le « factual entertainment », le drame ou la comédie par des femmes qui vivent des VDG sur leur lieu de travail, Anna Bull souligne que cela peut rendre cet environnement professionnel d’autant plus propice aux violences de genre. Mais parfois, cette production devient une ressource permettant aux victimes de parler et de nommer leurs expériences traumatisantes.

Les violences de genre tendent à être passées sous silence

Même si la plupart des femmes considèrent que les violences de genre ont des conséquences négatives, sur le plan tant psychologique que professionnel, elles ont tendance à ne pas les dénoncer. Et ce, même lorsqu’elles sont confrontées à des cas flagrants de violences sexuelles pouvant donner lieu à des poursuites judiciaires : harcèlement sexuel, agression sexuelle, viol.

Toutes les autrices montrent que les processus sociaux qui rendent ces mondes propices aux VDG réduisent également les victimes au silence. La peur semble être le dénominateur commun : peur de perdre son emploi (ou de ne pas être recrutée pour le suivant) dans un environnement précaire et compétitif ; peur d’être exclue ; peur d’être dénigrée publiquement comme étant trop sexy ; peur d’être considérée comme une mauvaise collègue ; peur d’être attaquée personnellement ; peur de ne pas être crue en raison de la réputation de l’agresseur.

Dans son enquête sur le harcèlement sexuel dans le théâtre new-yorkais, Bleuwenn Lechaux montre ainsi que cette crainte constante est essentielle pour expliquer pourquoi si peu d’affaires sont portées devant la justice malgré le développement de mesures supposées permettre de telles dénonciations.

Du silence à la prise de parole : un long chemin à parcourir

Plusieurs types d’action peuvent en partie briser le silence qui pèse sur les violences de genre, comme le montre Alice Laurent-Camena dans son enquête sur le monde des musiques électroniques. Des groupes informels, à travers l’échange d’expériences et d’informations, peuvent permettre aux femmes de qualifier les violences ou d’exclure un agresseur de leurs projets. Des professionnel·les spécialisé·es peuvent aussi être invité·es afin de gérer les situations problématiques, à l’image des coordinateurs et coordinatrices d’intimité sollicité·es sur les scènes de théâtre, d’opéra ou de cinéma.

Les dénonciations publiques d’abus sexuels, via les réseaux sociaux et la presse, peuvent enfin limiter la diffusion du travail et parfois mettre fin à la carrière d’un agresseur. Elles sont cependant très rares, non seulement parce qu’elles nécessitent un grand nombre de preuves et doivent être qualifiées d’actes criminels pour atteindre un tel niveau de dénonciation publique, mais aussi parce que les membres des mondes de l’art préfèrent souvent gérer les dénonciations en interne et éviter, dans la mesure du possible, de telles accusations publiques.

Quelles actions ?

La conclusion de notre ouvrage offre quelques propositions en vue de changements. D’une part, en lien avec nos analyses, nous suggérons aux professionnel·le·s et institutions des arts et de la culture de lutter avec force contre le sexisme ordinaire, et de ne surtout pas se limiter à la répression, certes nécessaire mais insuffisante, des seuls actes les plus graves. Le sexisme quotidien est au cœur des VDG, permettant leur omniprésence et leur perpétuation, même lorsque les agresseurs récidivistes sont condamnés et exclus.

D’autre part, la lutte contre les VDG ne devrait pas se limiter à la seule mise en place, par ailleurs légitime, de contextes éducatifs et professionnels plus sûrs, mais également viser à assurer l’égal accès des femmes et des minorités de genre à la formation, au travail et à la reconnaissance artistique.

Il en va de la liberté de création de chacun et de chacune, dans un contexte marqué par la réduction des financements publics des arts et de la culture et de remise en cause des droits des femmes et des minorités de genre.


Cet article a été coécrit avec Sari Karttunen, chercheuse au Center for Cultural Policy Research (CUPORE) à Helsinki, Finlande.

The Conversation

Mathilde Provansal a reçu des financements de l’EHESS dans le cadre d’une recherche post-doctorale sur les violences de genre en écoles d’art.

Marie Buscatto ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Violences de genre dans les arts et la culture : de la nécessité de mobiliser la recherche internationale – https://theconversation.com/violences-de-genre-dans-les-arts-et-la-culture-de-la-necessite-de-mobiliser-la-recherche-internationale-263578

« Pas dans ma cour » : Les deux faces du NIMBYisme québécois

Source: The Conversation – in French – By Christophe Premat, Professor, Canadian and Cultural Studies, Stockholm University

Écoutez cet article en version audio générée par l’IA.

Au Québec, les citoyens disposent d’un pouvoir municipal rare au Canada : celui de bloquer par référendum des projets d’urbanisme dans leur quartier. Ce mécanisme de démocratie directe, inscrit dans la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme depuis les années 1970, est à double tranchant : il permet une implication citoyenne forte, mais peut aussi paralyser des initiatives nécessaires pour lutter contre la crise du logement.

Les référendums municipaux s’inscrivent dans une tradition de participation citoyenne ancrée dans la culture politique québécoise. On remarque néanmoins que la participation à ces scrutins est souvent faible, tandis que le pouvoir de blocage est puissant.

En tant que spécialiste des études canadiennes, je m’intéresse depuis ma thèse de science politique aux procédures de participation citoyenne, et tout particulièrement à la tension entre démocratie participative et démocratie directe.

Cet article fait partie de notre série Nos villes d’hier à demain. Le tissu urbain connaît de multiples mutations, avec chacune ses implications culturelles, économiques, sociales et – tout particulièrement en cette année électorale – politiques. Pour éclairer ces divers enjeux, La Conversation invite les chercheuses et chercheurs à aborder l’actualité de nos villes.

Tourisme et démocratie locale : la leçon de Petite-Rivière-Saint-François

En 2022, la municipalité de Petite-Rivière-Saint-François, dans Charlevoix, a organisé un référendum local visant l’assouplissement de deux règlements de zonage relatifs aux résidences de tourisme.

Le résultat a été sans appel, puisque plus de 70 % des électeurs ont voté contre l’assouplissement des règles qui aurait permis d’accueillir davantage de chalets locatifs près du Massif. Le message des citoyens était clair : préserver la qualité de vie et le caractère du territoire face à une pression touristique jugée excessive.

Le scrutin a eu un effet immédiat avec le rejet des règlements, stoppant ainsi un projet de développement.




À lire aussi :
Les voitures restreignent le droit des enfants de profiter de la ville. Voici des projets qui font la différence


À Québec, un vote favorable à la ville compacte

Deux ans plus tard, à Québec, dans l’arrondissement de Charlesbourg, le projet Maria-Goretti a connu une issue inverse.

Près de la moitié des électeurs de la zone concernée se sont déplacés pour voter, et cette fois, la majorité a approuvé le projet résidentiel soumis à approbation référendaire.

L’administration municipale a salué le résultat comme un signe d’adhésion à une densification maîtrisée, alors que les opposants y voyaient un précédent inquiétant pour le patrimoine local.

Au Québec, l’urbanisme passe aussi par les urnes

Ces deux exemples illustrent la vitalité – mais aussi les tensions – de la démocratie urbaine au Québec.

Contrairement à la plupart des provinces canadiennes, où les projets d’urbanisme sont décidés par les conseils municipaux sans recours direct aux électeurs, le Québec conserve des mécanismes d’approbation référendaire hérités de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme (LAU).

Les citoyens qui s’estiment lésés par un projet peuvent demander l’ouverture d’un registre, recueillir des signatures, et si le seuil requis est atteint, déclencher un vote.




À lire aussi :
Crise du logement : alors que l’État se désengage, une entraide de proximité permet d’éviter le pire


Participation ou paralysie ? Le dilemme des référendums d’urbanisme au Québec

Ce dispositif, qui remonte aux années 1970, repose sur une idée forte : permettre à ceux qui habitent un quartier de participer à la décision sur son avenir. Mais il est aujourd’hui au cœur d’un débat : favorise-t-il réellement la démocratie, ou crée-t-il des zones de veto locales capables de bloquer toute initiative de densification ?

Le paradoxe tient à la fois dans la mobilisation et dans la portée.

Lorsqu’un vote a lieu, la participation dépasse rarement 50 %. Pourtant, un petit nombre d’électeurs peut décider du sort d’un projet d’intérêt collectif. En 2017, le gouvernement du Québec a tenté de moderniser ces procédures avec le projet de loi 122, qui visait à donner plus d’autonomie aux municipalités et à encourager d’autres formes de participation.

Plusieurs villes ont alors remplacé les référendums par des consultations publiques plus ouvertes, misant sur la pédagogie et le dialogue.

L’Office de consultation publique de Montréal

C’est le cas de Montréal, où l’Office de consultation publique (OCPM) organise régulièrement des audiences sur les grands projets urbains.




À lire aussi :
Élections municipales : les enjeux des villes changent, mais pas leurs pouvoirs


Des centaines de citoyens peuvent y soumettre des mémoires, participer à des ateliers, ou voter dans le cadre de budgets participatifs.

En 2021, plus de 20 000 Montréalais ont pris part à un vote en ligne pour choisir les projets d’aménagement financés par la ville – un chiffre sans précédent pour une initiative locale.


Déjà des milliers d’abonnés à l’infolettre de La Conversation. Et vous ? Abonnez-vous gratuitement à notre infolettre pour mieux comprendre les grands enjeux contemporains.


La consultation plutôt que le référendum

À Boisbriand, la municipalité a choisi de multiplier les consultations plutôt que de déclencher des votes formels, afin d’éviter que quelques dizaines de signatures ne suffisent à bloquer un règlement.

Mais le référendum local conserve une charge symbolique forte.

Dans un contexte de méfiance croissante envers les promoteurs immobiliers, il apparaît comme le dernier rempart pour protéger les citoyens contre des décisions jugées opaques.

Le NIMBYisme à la québécoise : entre défense du cadre de vie et justice sociale

Cette défiance s’exprime aussi face aux élus municipaux, souvent perçus comme trop proches des intérêts privés. Le « non » devient alors une manière de reprendre le contrôle du territoire, de ralentir un rythme de transformation jugé trop rapide.

Ce réflexe de défense du cadre de vie est parfois associé au NIMBYisme, acronyme de « Not In My Backyard ».

L’expression désigne ceux qui soutiennent les politiques publiques en général, mais refusent leur application à proximité de chez eux. On parle souvent de NIMBYs « de droite », attachés à la valeur foncière de leur propriété et hostiles à la densification.

Mais le Québec voit émerger une autre forme de contestation, un NIMBYisme « de gauche », ancré dans la critique de la spéculation immobilière et de l’embourgeoisement. Les opposants ne défendent plus seulement leur jardin, mais aussi le droit au logement, la mixité sociale et la préservation du patrimoine collectif.

Bâtiment en briques brunes couvert de graffitis
Craignant l’embourgeoisement du quartier Mile End, 67 % des 10 732 répondants se sont exprimés contre le projet de reconversion de l’entrepôt Van Horne proposé par le promoteur en 2023.
Frank DiMauro | Facebook

Référendums, NIMBYisme et crise du logement : un équilibre impossible ?

Ces deux visages du NIMBYisme se croisent et s’affrontent souvent dans les débats municipaux.

Un même projet peut être rejeté pour des raisons très différentes : les uns craignent la hausse du trafic ou la perte d’intimité, les autres redoutent l’arrivée de condominiums de luxe chassant les locataires modestes. La frontière entre conservatisme local et résistance progressiste devient floue, et le référendum en est le miroir.

Dans un contexte de crise du logement, cette ambivalence devient un enjeu politique majeur. Les gouvernements municipaux et provinciaux doivent arbitrer entre la participation et l’efficacité. Trop de recours citoyens peuvent ralentir des projets nécessaires, tandis que trop peu de recours risquent de creuser le fossé entre élus et habitants.

Les maires, eux, se retrouvent pris entre deux feux : on leur reproche à la fois de céder aux promoteurs et de ne pas aller assez vite pour répondre à la demande.




À lire aussi :
Pour les villes, finis les projets flamboyants, l’ère est à l’entretien, la consolidation et la résilience


Sortir de l’impasse

Plusieurs villes expérimentent des dispositifs de co-construction : jurys citoyens, laboratoires urbains, consultations hybrides.

Ces formes de participation ne remplacent pas le vote, mais cherchent à l’enrichir. Elles permettent d’impliquer les habitants dès la conception d’un projet, avant que les positions ne se figent dans un « oui » ou un « non ». L’enjeu n’est pas de supprimer la démocratie directe, mais de la rendre plus délibérative, moins défensive.

Les référendums municipaux québécois rappellent que la démocratie locale n’est jamais acquise. Ils traduisent à la fois une volonté d’autonomie citoyenne et une peur de perdre le contrôle face à des transformations urbaines rapides. Dans une époque où les villes se densifient, où le logement devient un bien rare, cette tension est inévitable.

Plutôt que de l’opposer, il s’agit d’en faire le moteur d’un nouveau pacte urbain où la parole des habitants pèse sans pour autant paralyser l’action collective.

La Conversation Canada

Christophe Premat est professeur en études culturelles francophones et directeur du Centre d’études canadiennes de l’Université de Stockholm. Il est membre de l’Association Internationale des Études Québécoises depuis 2023. Il est l’auteur d’une thèse de science politique sur “la pratique du référendum local en France et en Allemagne” soutenue en 2008 à l’Institut d’études politiques de Bordeaux.

ref. « Pas dans ma cour » : Les deux faces du NIMBYisme québécois – https://theconversation.com/pas-dans-ma-cour-les-deux-faces-du-nimbyisme-quebecois-267907

Quand la Constitution québécoise ignore les peuples autochtones

Source: The Conversation – in French – By Karine Millaire, Professeure adjointe en droit constitutionnel et autochtone, Université de Montréal

La Coalition avenir Québec (CAQ) projette non seulement d’imposer une Constitution du Québec aux Premières Nations et Inuit, mais en plus le projet de loi s’inscrit en contradiction avec les droits des Autochtones garantis par la Constitution canadienne. Adopter une telle approche en 2025 ignore des droits constitutionnels bien reconnus, reproduit la vieille approche coloniale et constitue une grave erreur juridique comme historique.

Il y a plus de 40 ans, on enchâssait dans la Constitution canadienne l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Cette disposition garantit les droits des peuples autochtones issus de traités et leurs droits ancestraux. Le projet de Constitution de la CAQ en fait complètement fi. Aucune disposition du projet de loi déposé ne traite des droits constitutionnels autochtones. Plus encore, les quelques mentions des Premières Nations et Inuit au préambule du projet de loi 1, Loi constitutionnelle de 2025 sur le Québec, sont de nature à minimiser des droits pourtant clairement reconnus.

On y mentionne en effet les Autochtones pour affirmer qu’ils « existe[nt] au sein du Québec ». On ne reconnaît pas qu’il s’agit de « peuples », contrairement à la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones de 2007, mais plutôt de simples « descendants des premiers habitants du pays ». On désigne même nos nations sous des appellations coloniales francisées, rappelant le processus d’effacement des noms de nos ancêtres.

Le projet de loi affirme l’« intégrité territoriale » ainsi que la « souveraineté » culturelle et parlementaire du Québec. Les Autochtones ne pourraient selon ce projet de Constitution que « maintenir et développer leur langue et leur culture d’origine ». Autrement dit, les droits territoriaux et de gouvernance garantis en vertu de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 sont complètement ignorés, voire niés.

L’imposition coloniale des « droits collectifs » de la « nation québécoise » sur les droits collectifs et fondamentaux des peuples autochtones est également affirmée par des dispositions d’interprétation spécifiques. Alors que les droits des Premières Nations et Inuits sont réduits, on précise que ceux de la nation québécoise « s’interprètent de manière extensive ».

De plus, on propose la création d’un Conseil constitutionnel ayant pour mandat d’interpréter la Constitution du Québec. Or, les facteurs explicitement précisés dont devrait tenir compte ce Conseil ne portent que sur les droits et « caractéristiques fondamentales du Québec », son « patrimoine commun », son « intégrité territoriale », ses « revendications historiques », son « autonomie » et son « économie ». Pas une seule mention ici de l’existence des peuples autochtones ou de leurs droits.

Les Wendat, Kanien’keháka (Mohawk), Attikamekw, Anishinaabe, Cris (Eeyou Istchee), Abénakis, Mi’kmaq, Innus, Naskapis, Wolastoqiyik et Inuit n’existent pas sur un territoire « appartenant » au Québec. C’est le Québec qui existe sur les territoires dont ces nations sont les gardiennes et pour lesquels nous avons une responsabilité commune. Nos droits ne sauraient être effacés à nouveau en 2025 par ce projet de Constitution du Québec.

La Cour suprême et les tribunaux du Québec comme d’ailleurs au pays reconnaissent de façon constante que les peuples autochtones ont une souveraineté préexistante à celle imposée historiquement par la Couronne, c’est-à-dire une souveraineté qui existait bien avant les débats sur l’autonomie du Québec au Canada. Cette souveraineté existe toujours et doit être réconciliée avec celle de l’État dans un esprit de « justice réconciliatrice ».

Il en découle des droits concrets en matière de consultation, de consentement, d’autonomie gouvernementale. Aucune dérogation à ces droits n’est possible, contrairement aux droits et libertés visés par la clause dérogatoire de l’article 33 de la Charte canadienne des droits et libertés.

Or, la CAQ souhaite mettre à l’abri de contestations constitutionnelles toute disposition législative qui « protège la nation québécoise ainsi que l’autonomie constitutionnelle et les caractéristiques fondamentales du Québec » en interdisant toute contestation judiciaire d’un organisme qui utiliserait pour ce faire des fonds publics du Québec. Fort nombreuses sont les organisations qui reçoivent des fonds publics, incluant celles ayant justement la mission publique de protéger la société contre les actions illégales ou délétères de l’État. Il s’agit d’un des fondements de l’État de droit.

Du point de vue autochtone, cette interdiction rappelle l’époque coloniale où il était interdit aux Premières Nations de contester les actions illégales de l’État qui avaient pour but de les déposséder de leurs terres, de nier leurs droits et de les assimiler. Cette mesure a participé au génocide des peuples autochtones au Canada.




À lire aussi :
Le projet de loi sur le régime forestier est un important recul pour les droits des Autochtones


Un projet de loi qui s’ajoute à d’autres violations de droits par Québec

Ce projet de Constitution du Québec s’ajoute à plusieurs autres atteintes claires aux droits autochtones. Pensons à la contestation de Québec de la loi fédérale reconnaissant le droit inhérent des peuples autochtones de mettre en place leurs propres politiques familiales et de protection de la jeunesse. La Cour suprême lui a donné tort et a confirmé la constitutionnalité de la loi fédérale.

La CAQ a aussi refusé d’exclure les étudiants autochtones des règles de renforcement de la Charte de la langue française (projet de loi 96), alors que les langues autochtones ne menacent pas le français. Cette décision accroît les obstacles aux études supérieures et limite les droits de gouvernance en éducation des peuples autochtones. La contestation de la constitutionnalité de la loi québécoise est en cours.

Enfin, pensons au récent projet de loi 97 visant à réformer le régime forestier, lequel avait été sévèrement critiqué. Celui-ci proposait un retour en arrière et rappelait l’approche préconisée au début de la colonisation du territoire, alors que l’industrie jouait un rôle accru en matière de gouvernance du territoire. Le projet de loi a finalement été abandonné fin septembre, mais il aura fallu que les peuples autochtones se battent à nouveau pour faire respecter leurs droits.

Moderniser la Constitution du Québec pour respecter les droits des Autochtones

Le contexte n’est plus le même qu’à la fondation du pays en 1867 ou lors des discussions des années 1980 ayant précédé le rapatriement de la Constitution. En 2025, il ne serait ni légal, ni légitime, d’adopter une Constitution du Québec ignorant les droits des Autochtones.

Une Constitution québécoise doit minimalement reconnaître les mêmes droits ancestraux et issus de traités que ceux protégés par la Constitution canadienne et les décisions des tribunaux en la matière. Cela inclut des droits de gouvernance notamment quant au territoire.

De plus, la Charte des droits et libertés de la personne est silencieuse sur les droits autochtones. L’article 10 garantissant le droit à l’égalité devrait être modifié pour indiquer que l’identité et le statut autochtone sont des motifs de discrimination spécifiquement prohibés au Québec. Cette Charte devrait également reconnaître expressément le droit à la sécurité culturelle afin que toute personne autochtone ait accès aux services publics de façon équitable. Ces changements permettraient qu’un mandat conséquent soit donné à la Commission des droits de la personne pour agir afin d’enrayer cette discrimination.


Déjà des milliers d’abonnés à l’infolettre de La Conversation. Et vous ? Abonnez-vous aujourd’hui à notre infolettre pour mieux comprendre les grands enjeux contemporains.


Le Québec doit également mettre en œuvre la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones. Le Canada fait partie de nombreux pays qui se sont engagés à le faire et nos tribunaux ont commencé à s’y référer. La Déclaration exige de construire avec les peuples autochtones les politiques qui touchent à leurs droits, de respecter leur consentement et leur autonomie ainsi que le droit d’avoir accès aux services publics sans discrimination, à l’instar du Principe de Joyce.

Le projet de Constitution de la CAQ ne correspond en rien à ce qu’un véritable processus constituant doit faire. Ni les Québécois ni les peuples autochtones ne participent à cette démarche. Une Constitution devrait être pensée pour au moins les sept prochaines générations, comme nous l’enseignent les Aînés, et non en vue de la prochaine élection.

La Conversation Canada

Karine Millaire est Présidente bénévole de Projets Autochtones du Québec, une organisation assurant des services d’hébergement et d’autonomisation aux personnes autochtones en situation de précarité à Tiohtià:ke (Montréal). À titre de professeure universitaire, elle reçoit du financement du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

ref. Quand la Constitution québécoise ignore les peuples autochtones – https://theconversation.com/quand-la-constitution-quebecoise-ignore-les-peuples-autochtones-268329

Le commerce façonne de nouvelles relations de pouvoir à l’échelle mondiale : quelles conséquences pour l’Afrique ?

Source: The Conversation – in French – By Arno J. van Niekerk, Senior lecturer in Economics, University of the Free State

Au cours des deux dernières décennies, la puissance économique, les flux commerciaux, le leadership technologique et même la demande des consommateurs se sont progressivement déplacés de l’Occident vers les pays d’Asie. Ce basculement redessine la carte économique mondiale. Il soulève également des questions pressantes sur la coopération, la concurrence et l’inclusion dans un monde multipolaire. Arno van Niekerk, professeur d’économie et de finance, répond à nos questions sur ces enjeux, qu’il explore dans un nouvel ouvrage, West to East: A New Global Economy in the Making?


Quels sont les signes du basculement de l’Occident vers l’Asie ?

Les Brics, largement tirés par la Chine et l’Inde, ont dépassé les pays du G7 en termes de pourcentage dans le PIB mondial en 2018. Comme le montre la figure 1, la contribution des Brics a augmenté de 32,33 % du PIB mondial à 35,43 % en 2024 (après avoir été de 21,37 % en 2000).

Figure 1

La part du G7 a de son côté diminué à 29,64 %, contre 43,28 % en 2000.

C’est un tournant historique : le centre de gravité économique, longtemps situé en Occident, s’est déplacé vers les économies émergentes.

Le même mouvement s’observe dans le commerce mondial, surtout au niveau des exportations. En 2024, les données dont nous disposons montrent que les pays du Brics+ (les 11 membres, avec les nouveaux entrants) représentaient 28 % des exportations mondiales, presque à égalité avec le G7 (32 %). Cela montre que la Chine et l’Inde ne se contentent plus d’accroître leur production : elles s’intègrent dans les chaînes de valeur mondiales, gagnent en productivité et améliorent le niveau de vie de leurs populations.

Comme le montre la figure 2, la part des exportations mondiales de marchandises des pays du G7 est, par ailleurs, passée de 45,1 % en 2000 à 28,9 % en 2023. De leur côté, les pays du Brics+ ont vu leur proportion passer de 10,7 % (2000) à 23,3 % (2023).

Figure 2

D’autres indicateurs confirment cette évolution :

  • Plus des deux tiers des réserves mondiales de devises étrangères se trouvent désormais en Asie. Elles sont notamment logées en Chine (3 000 milliards de dollars américains), au Japon, en Inde et en Corée du Sud. Ces réserves importantes indiquent que ces pays tirent davantage de revenus de leurs exportations, des flux d’investissement et des transferts de fonds qu’ils n’en dépensent pour leurs importations et le remboursement de leur dette.

  • La Chine a supplanté les puissances occidentales comme principal investisseur à l’étranger dans les pays en développement. Grâce à son initiative « Belt and Road » (la nouvelle route de la soie) — qui implique plus de 150 pays —, elle est devenue la première source mondiale d’investissements directs étrangers.

  • L’Asie abrite désormais plus de la moitié de la classe moyenne mondiale, ce qui stimule la croissance de la demande. L’Asie représentait plus de 50 % des dépenses de consommation mondiales, en 2023, contre moins de 20 % enregistrés en 1990.

  • La Chine, l’Inde, la Corée du Sud et le Japon dominent désormais les secteurs de la technologie financière, de l’intelligence artificielle et de la 5G. La Chine dépose désormais chaque année plus de brevets internationaux que les États-Unis et l’Union européenne réunis. Plus précisément, la rivalité technologique entre les États-Unis et la Chine illustre bien ce changement de leadership technologique.

Que nous apprend cette évolution sur la coopération économique ?

Les pays de l’Orient et de l’Ouest doivent redoubler d’efforts de manière concertée. D’abord, pour apaiser les tensions géoéconomiques croissantes. Ensuite, pour orienter le monde vers une vision commune d’un développement durable qui profite à tous.

Cette coopération doit aller au-delà des accords commerciaux et d’investissement traditionnels. Elle doit être pensée de manière à réduire les inégalités, renforcer la résilience et intégrer la durabilité au cœur des politiques économiques.

Cinq domaines principaux peuvent servir de cadre à cette collaboration internationale :

Il convient de promouvoir des cadres politiques coordonnés à travers :

  • une coopération fiscale sous la forme d’un impôt minimum mondial sur les sociétés afin de garantir des recettes équitables pour les investissements sociaux;

  • une harmonisation des protections sociales et du travail grâce à des normes communes afin de prévenir l’exploitation;

  • l’alignement du développement durable en intégrant les objectifs de développement durable, les objectifs de l’accord de Paris et les principes des droits de l’homme dans les accords commerciaux et financiers.

Il faudra égalemement avoir un commerce et un investissement inclusifs à travers :

  • des accords commerciaux équitables pour garantir que l’accès au marché profite aux petits producteurs, aux femmes et aux communautés marginalisées;

  • la mise en place des chaînes de valeur régionales qui permettent aux pays en développement de monter en gamme au lieu de se cantonner à fournir des matières premières;

  • la conception de cadres de coopération pour le transfert de technologies, en particulier pour le partage des technologies vertes et numériques à des coûts abordables.

Il faut instaurer une coopération financière à travers :

  • les mécanismes de financement innovants, tels que les obligations vertes et sociales, les financements mixtes et les fonds climatiques, doivent être rendus accessibles aux pays à faible revenu.

  • la mise en place des dispositifs de réduction et de restructuration de la dette qui sont nécessaires pour libérer des marges de manœuvre budgétaires au profit des dépenses sociales.

  • l’insauration de mécanismes coopératifs pour l’allègement et la restructuration de la dette. Cela permettra de remédier à la dette insoutenable qui évince les dépenses sociales.

  • la mise en place de partenariats public-privé pour l’inclusion afin de cofinancer les infrastructures sociales: l’éducation, la santé et l’accès au numérique.

Il faut renforcer les capacités par des plateformes de recherche communes pour permettre une collaboration accrue en matière d’adaptation au changement climatique, de sécurité alimentaire et de numérisation inclusive. Il faut renforcer la coopération Sud-Sud et triangulaire, afin d’échanger les expériences entre pays en développement, avec l’appui d’institutions multilatérales. Les programmes de mobilité de la main-d’œuvre gérés par le biais de partenariats de compétences profiteront à la fois aux pays d’origine et aux pays d’accueil.

Il est essentiel de réformer les institutions mondiales telles que la Banque mondiale, le Fonds monétaire international et l’Organisation mondiale du commerce afin de donner aux économies en développement une voix plus forte au sein de ces institutions.

Que devraient faire les pays africains ?

La Chine, l’Inde et d’autres puissances de l’Est se sont imposées comme de véritables rivales de l’Occident, tant sur le plan économique, militaire que dans le domaine de la gouvernance mondiale. Dans ce nouveau paysage, l’Afrique occupe une position centrale. Elle a la possibilité de devenir un acteur majeur de la future économie mondiale.

Plusieurs priorités s’imposent, surtout pour la prochaine décennie.

La première consisterait à mettre en place une infrastructure numérique et à renforcer les capacités technologiques et d’intelligence artificielle. Ces éléments sont devenus des moteurs essentiels de la compétitivité. Sans infrastructures ni compétences, les pays restent confinés au rôle de fournisseurs de matières premières.

Les pays africains devraient donc :

  • adopter une stratégie nationale en matière de haut débit et de centres de données (public-privé), et des mesures incitatives pour attirer la construction de centres de données régionaux;

  • investir davantage dans les formations en sciences, technologie, ingénierie, mathématiques et intelligence artificielle. Citons par exemple les bootcamps accélérés, les TIC dans les écoles secondaires et le soutien aux start-ups locales spécialisées dans l’IA.

Deuxièmement, les gouvernements doivent continuer à garantir les investissements dans les infrastructures numériques, telles que la fibre optique, les réseaux 5G et les centres de données. Ils pourraient éventuellement tirer part de la Route de la soie chinoise numérique, qui promeut des alternatives technologiques abordables.

Troisièmement, l’Afrique du Sud et les autres pays africains doivent donner la priorité à l’inclusion économique et au développement durable. Pour ce faire, il faut instaurer un développement économique inclusif. Cela devrait être le moteur principal de leur stratégie de développement.

Quatrièmement, les gouvernements africains doivent manœuvrer de manière stratégique entre les changements géopolitiques et les alliances. Ils constituent des sphères d’influence clés dans la concurrence numérique entre les États-Unis et la Chine, et devraient utiliser cette position à leur avantage. Pour ce faire, les gouvernements africains devraient :

  • utiliser leur appartenance au Brics+ de manière coordonnée pour faire progresser leurs intérêts nationaux;

  • favoriser la coopération Sud-Sud en renforçant le commerce, les transferts technologiques et les alliances financières avec d’autres pays en développement d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine. Il convient ainsi de mettre davantage l’accent sur des initiatives telles que le Forum sur la coopération sino-africaine.

  • renforcer la diplomatie commerciale et diversifier les marchés afin de pouvoir vendre davantage de biens et de services sur les marchés asiatiques, européens et intra-africains;

  • maximiser les investissements extérieurs en obtenant des investissements, des infrastructures et des partenariats numériques tant des États-Unis que de la Chine. Cela permettra aux pays africains de tirer parti de la concurrence technologique mondiale.

The Conversation

Arno J. van Niekerk does not work for, consult, own shares in or receive funding from any company or organisation that would benefit from this article, and has disclosed no relevant affiliations beyond their academic appointment.

ref. Le commerce façonne de nouvelles relations de pouvoir à l’échelle mondiale : quelles conséquences pour l’Afrique ? – https://theconversation.com/le-commerce-faconne-de-nouvelles-relations-de-pouvoir-a-lechelle-mondiale-quelles-consequences-pour-lafrique-267457

Ce que nous apprend la crise du Covid pour les commerces de proximité : une digitalisation à visage humain existe

Source: The Conversation – in French – By Nizar Ghamgui, Assistant Professor in Entrepreneurship/Head of Entrepreneurship and Strategy Department, EM Normandie

Au cours de la pandémie de Covid (2020), certains commerçants ont accéléré leur numérisation en employant les moyens du bord. Que nous enseigne ce bricolage entrepreneurial ? Constitue-t-il un modèle à dupliquer ?


Quand on parle de transition numérique, on pense souvent aux multinationales, aux start-ups de la tech ou aux géants de l’industrie. Pourtant, c’est dans les commerces de proximité que s’opèrent parfois les transformations les plus concrètes, les plus agiles… et les plus inattendues.

Boulangeries, coiffeurs, fleuristes, petits restaurants ou librairies de quartier ont dû affronter de plein fouet les conséquences de la crise sanitaire liée au Covid-19 : fermetures, baisse de fréquentation, nouvelles attentes des consommateurs. Et dans l’urgence, faute de budget ou de consultants, beaucoup ont inventé une digitalisation low cost, bricolée mais efficace.

Le bricolage constitue une réponse particulièrement adaptée pour les microentreprises évoluant dans des environnements à ressources limitées, leur permettant de créer des solutions de transformation numérique à partir de moyens simples et accessibles.




À lire aussi :
Les hypermarchés ont-ils encore un avenir ?


Notre étude menée auprès de seize commerçants locaux en France montre comment cette crise a agi comme un accélérateur de transition numérique, tout en déclenchant, souvent en parallèle, une prise de conscience écologique. Face à la double contrainte, se numériser et devenir plus durable, ces entrepreneurs ont fait preuve d’une agilité inattendue, que nous analysons à travers la notion de bricolage entrepreneurial.

Une adaptation pragmatique

Privés d’accès aux solutions clés en main souvent trop coûteuses, complexes ou inadaptées à leur réalité, les commerçants interrogés ont opté pour une approche résolument pragmatique. Plutôt que de privilégier des outils sur mesure, ils ont tiré parti de ce qu’ils connaissaient déjà ou pouvaient facilement s’approprier. Cette digitalisation low cost s’appuie ainsi sur des outils existants, gratuits ou à très faible coût : les réseaux sociaux (Facebook, Instagram), Google My Business pour la visibilité locale, ou encore les plateformes de livraison comme Uber Eats ou Deliveroo.

Cette approche pragmatique de la digitalisation low cost rejoint les travaux de Liu et Zhang qui montrent comment le bricolage entrepreneurial constitue un levier essentiel d’innovation des modèles d’affaires, en particulier dans des environnements contraints.

« Avant le Covid, on postait sur Facebook de temps en temps. Depuis, c’est devenu notre principal canal de communication », explique un restaurateur.

Dans certains cas, ces choix traduisent aussi un engagement éthique. Quelques commerçants ont ainsi privilégié des moteurs de recherche plus responsables comme Ecosia, du matériel reconditionné ou des solutions open source, évitant ainsi de surinvestir tout en limitant leur impact environnemental.

Cette digitalisation à petits pas ne cherche pas tant la performance technologique à tout prix, mais permet de maintenir le lien avec le client, de gagner en visibilité locale et d’expérimenter des usages numériques à leur rythme, sans alourdir les charges fixes ni dépendre de prestataires extérieurs.

Une transition collective et écologique

Ce passage au numérique ne s’est pas fait seul. Il s’est appuyé sur les réseaux personnels et informels : enfants, amis, anciens collègues, voire des clients volontaires. Ce bricolage relationnel compense le manque de formation ou de ressources humaines spécialisées.

« J’ai embauché un serveur dont la copine est community manager. Il va s’occuper des réseaux sociaux », raconte un gérant.

L’apprentissage reste empirique, souvent improvisé, mais il illustre un modèle d’entraide locale et horizontale. Toutefois, cette dépendance à un cercle restreint peut aussi freiner la montée en compétence à long terme. À côté de cette digitalisation bricolée, une orientation écologique a émergé. Là encore, pas de grands plans RSE, mais des actions modestes impliquant, par exemple, le tri des déchets et la valorisation des circuits courts.

Digital et résilience

Cette dynamique illustre également ce qu’ont montré Tobias Bürgel, Martin Hiebl et David Pielsticker, à savoir que les petites entreprises ayant engagé une digitalisation, même modeste, ont fait preuve d’une résilience accrue face aux effets de la pandémie de Covid-19. C’est le cas, par exemple, de salons de coiffure qui ont su diversifier leurs services et valoriser leurs pratiques écoresponsables.

« On envoie les cheveux coupés à une association qui les recycle pour ensuite dépolluer la mer », raconte une coiffeuse.

D’importants freins structurels

La résilience de ces commerces de proximité ne doit pas masquer leurs fragilités. La digitalisation des petites entreprises reste inégale car, comparées aux grandes entreprises, elles adoptent tardivement une stratégie digitale. Les freins sont nombreux :

Le manque de temps :

« Je suis seule en boutique, je n’ai pas le temps de m’occuper d’un site Internet. »

Le manque de moyens :

« Être écolo, c’est bien, mais les clients ne veulent pas payer plus cher. »

Une culture parfois distante du numérique :

« Le numérique ? Pour quoi faire ? Ça marche très bien comme ça. »

Cette réalité rappelle que l’innovation low cost ne remplace pas un véritable accompagnement. Sans financement, sans formation, sans soutien structurant, les avancées risquent de rester ponctuelles et fragiles.

France 24, 2021.

Mieux reconnaître le « bricolage stratégique »

Notre étude met finalement en lumière trois leviers pour l’avenir, comme valoriser le bricolage numérique en tant que stratégie légitime d’adaptation, notamment pour les petites structures. Une autre piste qui pourrait s’avérer fertile consiste à soutenir les dynamiques écologiques locales, même modestes, comme tremplin vers une économie plus responsable. Enfin, il importe de combler les lacunes structurelles (temps, compétences, financement) pour éviter que le bricolage ne se transforme en bricolage subi.

À terme, ce sont des politiques publiques sur mesure, de la formation adaptée et des aides spécifiques aux microentreprises qui pourront transformer ces tentatives en véritables trajectoires de transformation.

La pandémie a mis les commerces de proximité à l’épreuve. Mais elle a aussi révélé leur capacité à innover avec peu, à intégrer le numérique sans le dénaturer, et à faire rimer proximité avec agilité. Leur démarche n’est pas spectaculaire, mais elle est profondément instructive : la transition digitale ne se résume pas à une question de budget ; elle se construit, pas à pas, avec les ressources disponibles, l’intelligence collective et beaucoup d’innovation. C’est cette digitalisation low cost, sobre et ancrée, qu’il est urgent de reconnaître, d’encourager et de structurer.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. Ce que nous apprend la crise du Covid pour les commerces de proximité : une digitalisation à visage humain existe – https://theconversation.com/ce-que-nous-apprend-la-crise-du-covid-pour-les-commerces-de-proximite-une-digitalisation-a-visage-humain-existe-266271

La détention double, le phénomène méconnu qui incite à l’optimisation fiscale

Source: The Conversation – in French – By Liang Xu, Professeur associé, SKEMA Business School

Si une banque prête à une entreprise tout en possédant des actions de celle-ci, le gain est double : l’augmentation des bénéfices fait monter le cours de l’action, tout en améliorant la capacité de remboursement de l’entreprise. metamorworks/Shutterstock

Au sein de certaines entreprises, des investisseurs sont à la fois créanciers et actionnaires. Mais pourquoi l’optimisation fiscale est-elle favorisée dans cette configuration ? Qui en sort gagnant ?


C’est un phénomène étudié aux États-Unis, dont les implications sont transposables en Europe et en France. Une tendance bien utile aux entreprises qui les conduit à payer moins d’impôts. On peut appeler ce phénomène « dual holding » ou « détention double ».

En peu de mots, c’est une configuration dans laquelle, au sein d’une entreprise, des investisseurs – institutionnels, notamment – sont à la fois les créanciers de l’entreprise en question et ses actionnaires. Notre étude menée sur un échantillon d’entreprises états-uniennes, parmi lesquelles Microsoft, Procter & Gamble ou Walt Disney, cotées entre 1987 et 2017, montre que les entreprises dans cette situation ont davantage tendance à rechercher une optimisation fiscale, et donc à mener une politique agressive pour payer moins d’impôts.

En moyenne, les entreprises concernées affichent un taux effectif d’imposition inférieur de 1,1 % par rapport aux autres, ce qui équivaut à une économie annuelle d’environ 3,63 millions de dollars par entreprise.

Conflit d’intérêts entre actionnaires et créanciers

L’optimisation fiscale des entreprises a toujours été perçue comme une arme à double tranchant. Elle transfère des ressources potentielles de l’État vers les entreprises et peut exposer ces dernières à des risques réputationnels ou à des sanctions juridiques. Cependant, elle accroît souvent la valeur de ces entreprises pour les actionnaires.

Les travaux antérieurs sur la question ont étudié la conformité fiscale des entreprises dans une logique « principal / agent », en mettant l’accent sur les conflits entre actionnaires et dirigeants. Ce cadre d’analyse « principal / agent » décrit une situation dans laquelle une partie (le principal) délègue une tâche ou un pouvoir de décision à une autre (l’agent) pour qu’elle agisse en son nom. Comme les intérêts entre actionnaires et dirigeants peuvent diverger, des problèmes d’incitation et d’asymétrie d’information peuvent apparaître.

Ce que nous mettons en lumière, c’est un autre conflit d’intérêts : celui qui existe entre actionnaires et créanciers, c’est-à-dire ici des banques qui prêtent aux entreprises. Nous démontrons que la détention double reconfigure leur rapport et donc les comportements fiscaux des entreprises.

La détention double s’est rapidement répandue. La proportion d’entreprises états-uniennes comptant au moins un détenteur double est passée de 1,19 % en 1987 à 19,13 % en 2017. La pratique, loin d’être marginale, est devenue courante sur les marchés financiers, ce qui accroît son impact sur les stratégies fiscales.

Optimisation fiscale favorisée

Pourquoi l’optimisation fiscale est-elle favorisée lorsque les créanciers sont aussi actionnaires ?

Les actionnaires y sont favorables. Ils profitent des gains, tout en transférant une partie des risques vers les créanciers. Ces derniers, en revanche, sont des bénéficiaires dits « fixes ». Autrement dit, dans le cas d’un prêt, la banque est un créancier « fixe », car elle a seulement droit au remboursement du capital et des intérêts prévus dans le contrat.

Son gain n’augmente pas si l’entreprise fait de gros profits, mais elle subit tout de même les pertes si le comportement risqué de l’entreprise entraîne un défaut de paiement. Les bénéficiaires fixes supportent les conséquences négatives des risques accrus liés à l’optimisation fiscale, comme des sanctions réglementaires ou judiciaires, sans pouvoir en partager pleinement les bénéfices. C’est pourquoi ils exigent souvent des coûts d’emprunt plus élevés pour les entreprises pratiquant une optimisation fiscale intensive.

La présence de détenteurs doubles lisse ce conflit entre actionnaires et créanciers. Lorsque les deux rôles sont réunis dans un même investisseur, le risque n’est pas véritablement transféré, mais simplement déplacé d’une poche à l’autre au sein du même portefeuille. Dans le même temps, ces investisseurs bénéficient des économies d’impôts comme les autres actionnaires, ce qui les incite fortement à soutenir de telles stratégies. Résultat : les créanciers ont moins de raisons de freiner les politiques d’optimisation fiscale.

Stratégies fiscales agressives

Comment les détenteurs doubles poussent-ils les entreprises vers davantage d’optimisation fiscale ?

Comme beaucoup d’autres choix stratégiques, l’optimisation fiscale est décidée par les dirigeants au nom des actionnaires. Si certains dirigeants évitent de mener des stratégies trop agressives pour limiter leurs propres risques ou leur charge de travail, leurs décisions dépendent surtout des incitations. Lorsque la rémunération d’un président-directeur général est indexée sur des objectifs liés aux performances après impôts, il est naturellement enclin à recourir à des stratégies fiscales agressives. Or, les entreprises avec détention double intègrent plus fréquemment ce type d’objectifs dans la rémunération de leurs dirigeants, les encourageant à considérer l’optimisation fiscale comme un indicateur de succès – et donc à l’intensifier.

Au-delà des incitations, les détenteurs doubles apportent une expertise fiscale, nombre d’entre eux étant des banques disposant des ressources nécessaires pour accompagner leurs clients dans la planification fiscale. Alors que de simples créanciers hésiteraient à favoriser l’optimisation fiscale en raison des risques qu’elle comporte, les détenteurs doubles, eux, ont de bonnes raisons de le faire. En transférant leur savoir-faire fiscal vers les entreprises dans lesquelles ils investissent, ils leur permettent de découvrir de nouvelles possibilités d’économie et de mettre en place des stratégies plus sophistiquées.

Perception de l’optimisation fiscale

Quel impact la détention double a-t-elle sur la perception de l’optimisation fiscale par les créanciers ?

Lorsqu’une entreprise contracte un prêt bancaire, elle emprunte de l’argent à une banque sur le marché du crédit. Ces derniers voient l’optimisation fiscale comme un risque, ce qui pousse les créanciers à exiger des coûts d’emprunt plus élevés. Lorsque des détenteurs doubles sont présents, cette perception change.

Pourquoi ? Lorsque les prêteurs détiennent également des actions, une partie des risques liés à une stratégie fiscale agressive est compensée par la hausse de la valeur des titres. Par exemple, si une banque prête à une entreprise tout en possédant des actions de celle-ci, une stratégie fiscale réussie qui augmente les bénéfices fait monter le cours de l’action tout en améliorant la capacité de remboursement de l’entreprise. La banque est donc exposée à un risque global moindre et se montre plus encline à tolérer, voire à encourager, les efforts d’optimisation fiscale de l’entreprise.

La détention double contribue à apaiser, au moins en partie, les inquiétudes des créanciers vis-à-vis de l’optimisation fiscale et la rend donc plus attractive encore. Au détriment des gouvernements et de leur capacité à financer des biens publics essentiels, ou à rembourser leur dette.

The Conversation

Liang Xu ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. La détention double, le phénomène méconnu qui incite à l’optimisation fiscale – https://theconversation.com/la-detention-double-le-phenomene-meconnu-qui-incite-a-loptimisation-fiscale-266527

Quand Disneyland écoute ses travailleurs… mais pas vraiment

Source: The Conversation – in French – By Audrey Holm, Porfessseur assistant, HEC Paris Business School

Signer un accord avec les salariés, est-ce toujours un signe de qualité du dialogue social ? Parfois, les impressions peuvent être trompeuses… quand, par exemple, une entreprise fait en sorte que, à peine passé, l’objet de l’accord soit caduc.


La prise de parole est souvent célébrée comme une voie à privilégier pour créer des milieux de travail plus justes et plus inclusifs. Mais que se passe-t-il si l’entreprise fait semblant d’entendre, ou entend sans vraiment comprendre ce qui est dit ? C’est la question au cœur de notre récente étude sur les marionnettistes de Disneyland.

L’étude de ce cas montre comment une organisation peut donner l’impression d’être à l’écoute de ses employés, sans joindre le geste à la parole. Dans ces situations, la firme donne l’impression de ne pas avoir bien entendu, à moins qu’elle n’ait trop bien entendu. On parle dans ce cas de « participation de façade », quand, en apparence, l’employeur répond aux préoccupations des travailleurs – souvent par le biais d’ententes formelles – tout en réduisant simultanément sa dépendance à l’égard de ces travailleurs.

L’illusion d’être entendus

Le cas qui nous intéresse concerne Walt Disney Parks and Resorts US Inc. (qu’on nommera pour simplifier Disney ou Disneyland dans le reste de l’article), mais cela pourrait arriver dans d’autres entreprises. En 2014, en Californie, un groupe de marionnettistes de Disneyland a commencé à s’organiser en vue d’obtenir une représentation syndicale. Leurs revendications comprenaient un meilleur salaire, un équipement plus sûr et une plus grande participation à la conception des marionnettes.

Beaucoup gagnaient moins que les acteurs costumés avec lesquels ils jouaient, et les blessures – de la tension dorsale à la séparation des épaules – étaient trop courantes. Pendant près de deux ans, les marionnettistes ont négocié un contrat avec les avocats et les dirigeants du parc à thème. L’accord final, ratifié en 2017, comprenait un salaire de base de 12,25 dollars l’heure, des congés payés et l’accès à une salle où les artistes pouvaient se reposer avant et après les spectacles.

De l’extérieur, cela ressemblait à une victoire. D’ailleurs, les marionnettistes ont célébré en ligne – c’était comme si leurs voix avaient enfin été entendues. Mais dans les coulisses, Disney réduisait déjà les rotations de travail et réaffectait le personnel à des fonctions non couvertes par l’accord syndical, si bien que près de la moitié des marionnettistes concernés au départ était partie au moment où les négociations se sont terminées au début de 2017.

Puis vint le coup de grâce. En mars 2017, juste avant la ratification de l’accord, Disney a annoncé la fermeture dès le mois suivant du spectacle principal dans lequel se produisaient les marionnettistes. À la fin de l’année 2020, aucun des 30 marionnettistes ayant participé à l’action collective n’était encore en poste – et bien que techniquement en place, l’accord n’a de fait jamais été mis en œuvre. C’est ce qu’on appelle la participation de façade, lorsqu’une entreprise a l’air d’être à l’écoute de ses travailleurs, mais s’assure en même temps que rien ne change vraiment.

Bonne ou mauvaise foi ?

Nous sommes conscients qu’il est très difficile de déterminer si les dirigeants de Disney ont négocié de bonne foi. D’une part, tout au long du processus de syndicalisation, Disney s’est montré quelque peu réceptif aux préoccupations des marionnettistes, tentant de trouver un accord. Les licenciements massifs et le gel des embauches dus à la pandémie de Covid-19 et aux confinements nationaux à la fin du contrat de travail ont également pu mettre un terme aux efforts visant à développer de nouveaux spectacles de marionnettes.

D’un autre côté, cependant, il est possible d’interpréter ce résultat en considérant que l’entreprise a ratifié un accord en sachant pertinemment qu’il ne serait jamais mis en œuvre. En effet, les efforts visant à faire taire les employés avaient commencé bien avant la signature de l’accord de travail, lorsque Disney avait tenté de contenir la voix des salariés. Nous n’avons vu aucun signe indiquant que Disney était disposé à développer un nouveau spectacle au cours des trois années qui ont suivi la ratification de l’accord.

Bien que l’intention soit difficile à qualifier, étant donné que nos sollicitations auprès de l’entreprise sont restées sans réponse, le résultat est que, malgré le temps et les efforts investis par les travailleurs pour se syndiquer et ceux investis par l’entreprise pour ratifier un nouvel accord, les marionnettistes de Disneyland n’ont pas encore vu leurs efforts pour faire entendre leur voix porter pleinement leurs fruits.

En agissant de la sorte, un employeur, quel qu’il soit, ne peut pas être suspecté de réprimer les revendications ou de faire traîner les négociations. Plus subtilement, des accords sont signés, mais le contexte nécessaire à leur mise en œuvre est discrètement démantelé.

Il est important de noter que cela ne découle pas toujours de la mauvaise foi ou d’une stratégie délibérée, d’une volonté de tromper. Souvent, la façon dont les entreprises sont organisées – avec beaucoup de lignes hiérarchiques, de services mobilisés, et donc de personnes prenant part aux décisions à différents endroits – rend difficile le respect des accords en général, et, notamment des accords de travail.

Une démarche en trois temps

Nos recherches montrent que la participation de façade se déploie généralement en trois étapes :

  • Tentative de réduction au silence : Au début, les marionnettistes ont rencontré de la résistance. Disney a collé des affiches antisyndicales dans les coulisses. Les directeurs ont tenu des réunions individuelles avec les artistes pour essayer de les dissuader de soutenir le syndicat et ont réduit la programmation de certains travailleurs qui soutenaient l’effort.

  • Accord à contrecœur : Après l’échec de ces efforts, la direction a entamé à contrecœur des négociations formelles avec le syndicat des travailleurs. Le processus a été lent, composé de 28 réunions sur deux ans, et souvent frustrant pour les travailleurs. Mais en fin de compte, cela a abouti à la signature d’un accord portant sur les salaires et les conditions de travail.

  • Retrait stratégique : alors même que l’encre séchait, Disney a fermé le spectacle de marionnettes, réduit les heures de travail des salariés et beaucoup sont partis – certains parce qu’ils ne pouvaient pas survivre avec des salaires inférieurs, d’autres parce qu’ils ont été déplacés vers des fonctions non couvertes par le contrat.

Fort turnover

Une fois que le spectacle a été terminé et les marionnettistes poussés dehors ou déplacés ailleurs, il ne restait plus personne pour faire respecter ou bénéficier de l’accord signé. Plus généralement, ce genre de résultat est courant dans les secteurs où les emplois sont à court terme et le taux de rotation élevé, comme les parcs à thème, la production cinématographique et télévisuelle, ou certaines parties de l’économie des petits boulots. Dans ce contexte professionnel, les employeurs peuvent facilement mettre de côté les accords sans jamais avoir à les rompre.

France 24 – 2022.

La participation de façade peut sembler être un moyen peu coûteux de désamorcer les conflits – une concession symbolique qui satisfait la pression immédiate. Mais au fil du temps, cela érode la confiance et peut avoir des conséquences négatives pour l’entreprise. Pour le dire autrement, il ne peut s’agir que d’une victoire à très court terme.

Une perte d’engagement coûteuse à terme ?

En effet, les travailleurs qui pensent avoir été trompés sont moins susceptibles ensuite de s’engager pleinement dans leur travail. Les promesses qui ne sont pas tenues deviennent des histoires qui se répandent. À long terme, la perte d’employés peut être coûteuse.

La leçon pour les managers est simple. Dire que vous soutenez les travailleurs n’est pas la même chose que d’agir en conséquence. Si les changements s’effondrent au moment où les équipes changent ou que les projets se terminent, le message n’arrive pas et la confiance des travailleurs s’érode. Pour que leurs voix mènent à un véritable changement, les travailleurs ont besoin de plus qu’un siège à la table ; ils ont besoin d’avoir leur mot à dire sur ce qui se passera ensuite.

Si les mêmes gestionnaires qui négocient les accords décident également d’y donner une suite ou non, il n’y a pas de véritable responsabilité. Le suivi ne fonctionne que lorsque les employés restent impliqués, et les changements se manifestent dans la façon dont l’endroit fonctionne réellement, et pas seulement sur le papier. Si les entreprises veulent que les travailleurs s’expriment, elles doivent aller jusqu’au bout. Dire oui ne suffit pas, il faut que cela ait un sens.


Cet article a été rédigé avec Bella Fong, actuellement Postgraduate Researcher à Energy Studies Institute (ESI).

Méthodologie

Nous avons interrogé huit anciens marionnettistes de Disneyland et analysé sept ans de données de leur groupe Facebook privé, composé de 398 publications uniques, 2 228 commentaires et 1 780 likes. Nous voulions comprendre comment les travailleurs peuvent être entendus, mais rester exclus – et comment les entreprises, parfois sans le vouloir, finissent par bloquer les changements qu’elles semblent accepter.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. Quand Disneyland écoute ses travailleurs… mais pas vraiment – https://theconversation.com/quand-disneyland-ecoute-ses-travailleurs-mais-pas-vraiment-259459