Lutte contre le paludisme : les scientifiques découvrent une faille cachée dans le système de défense du parasite

Source: The Conversation – in French – By Tawanda Zininga, Lecturer and Researcher, Stellenbosch University

Le paludisme reste l’une des maladies infectieuses les plus dévastatrices au monde, causant plus d’un demi-million de décès chaque année. En Afrique, la maladie est principalement causée par un parasite transmis par les moustiques, le Plasmodium falciparum.

Lorsque le parasite envahit le corps humain, il se retrouve dans un environnement hostile : forte fièvre, attaques du système immunitaire et stress causé par les médicaments antipaludiques. Il parvient néanmoins à survivre grâce à un système de défense interne composé de molécules « auxiliaires » appelées protéines de choc thermique.

Parmi celles-ci, un groupe puissant appelé petites protéines de choc thermique agit comme la dernière ligne de défense du parasite. Ces molécules se comportent comme de minuscules gardes du corps, protégeant les autres protéines à l’intérieur du parasite contre les dommages lorsque les conditions deviennent extrêmes. Elles constituent l’équipe de secours d’urgence du parasite lorsque ses réserves d’énergie sont dangereusement faibles, par exemple en cas de forte fièvre ou d’exposition à des médicaments.

Dans mon laboratoire de biochimie, nous cherchons des moyens de perturber ces gardes du corps.

Francisca Magum Timothy, étudiante en master, et moi-même utilisons des outils avancés de chimie des protéines pour examiner trois petites protéines de choc thermique présentes dans le parasite. Celles-ci partagent une structure centrale commune, mais se comportent différemment.

Nous avons découvert qu’elles peuvent être perturbées chimiquement. C’est une piste prometteuse pour la recherche sur le paludisme. Au lieu de tuer directement le parasite, cette approche vise à désarmer ses défenses, permettant ainsi à d’autres traitements ou au système immunitaire de l’organisme de faire le reste.

L’étape suivante consiste à trouver de petites molécules de type médicamenteux qui peuvent cibler et désactiver spécifiquement ces protéines parasitaires sans nuire aux cellules humaines. Cela nécessitera une modélisation informatique avancée, des tests en laboratoire et, à terme, des études sur des modèles animaux afin de s’assurer que cette approche soit à la fois efficace et sûre. En cas de succès, cela pourrait déboucher sur une nouvelle classe de médicaments antipaludiques qui agissent d’une manière complètement différente des traitements actuels. Il s’agit d’un objectif particulièrement important, car la résistance aux médicaments existants continue de croître.




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Entre les premiers travaux en laboratoire et le développement d’un médicament pouvant être testé sur des humains, il faudra probablement compter entre huit et dix ans, en fonction des performances des candidats à chaque étape de la recherche. Néanmoins, la découverte de ces cibles protéiques de choc thermique représente un grand pas en avant et offre un réel espoir pour lutter efficacement et durablement contre le paludisme à l’avenir.

Percer les mystères de trois protéines

Nous avons constaté des différences nettes entre les trois protéines que nous avons testées en laboratoire.

L’une était la plus puissante et la plus stable des trois. Une autre était plus flexible mais moins stable, tandis que la dernière était la moins protectrice.

Lorsqu’elles ont été testées dans des conditions de stress, les trois protéines ont agi comme des « éponges moléculaires », empêchant les autres protéines de s’agglutiner. Il s’agit d’une étape cruciale pour la survie du parasite pendant la fièvre. Mais leur pouvoir protecteur variait : l’une offrait la défense la plus constante, tandis que l’autre perdait plus facilement sa structure.

Ces résultats laissent penser que le parasite s’appuie sur une sorte de travail d’équipe entre ces trois protéines, chacune jouant un rôle légèrement différent en situation de stress.

Nous nous sommes donc demandé si des composés naturels présents dans les plantes pouvaient perturber ces gardes du corps. Notre équipe s’est concentrée sur la quercétine, un flavonoïde d’origine végétale. Les flavonoïdes font partie des composés qui donnent aux plantes leurs couleurs vives, comme le rouge des pommes, le violet des baies ou le jaune des citrons. Ils aident à protéger les plantes du soleil, des parasites et des maladies. Ils sont présents en abondance dans les pommes, les oignons et les baies. La quercétine est déjà connue pour ses propriétés antioxydantes et anti-inflammatoires. Certaines études ont déjà suggéré qu’elle pourrait ralentir la progression des parasites du paludisme.

Lorsque nous avons exposé les protéines du parasite à la quercétine, nous avons observé des effets remarquables. Le composé a déstabilisé les petites protéines de choc thermique, modifiant leur forme et réduisant leur capacité à protéger d’autres protéines. En termes simples, la quercétine semblait perturber ou affaiblir les gardes du corps du parasite.

D’autres tests ont confirmé que la quercétine ralentissait également la croissance des parasites du paludisme dans des cultures de laboratoire. Lorsque les parasites du paludisme ont été cultivés dans des conditions de laboratoire contrôlées et exposés à la quercétine, ils se sont multipliés plus lentement que d’habitude, y compris les souches résistantes aux médicaments standard. Ce résultat est encourageant, car il suggère que la quercétine elle-même, ou de nouveaux médicaments conçus pour agir comme elle mais de manière encore plus efficace, pourraient devenir le point de départ du développement d’un nouveau type de médicament antipaludique à l’avenir.




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Par ailleurs, les petites protéines de choc thermique entrent en action lorsque les réserves d’énergie du parasite – appelées ATP, son « carburant » principal – sont presque épuisées. Autrement dit, lorsque le parasite est sur le point d’épuiser son énergie et fait face à un danger, ces protéines agissent comme sa dernière ligne de défense.

Prochaines étapes

Nos résultats ouvrent la voie à la conception de médicaments capables de bloquer ces protéines indépendantes de l’ATP, pour frapper le parasite précisément au moment où il est le plus vulnérable.

Bien que la quercétine elle-même soit un composé naturel présent dans de nombreux aliments, sa puissance et sa stabilité ne sont pas encore suffisantes pour un usage médical. L’équipe envisage donc de modifier chimiquement sa structure afin de créer des dérivés plus actifs et dotés de meilleures propriétés thérapeutiques.




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Alors que les efforts mondiaux pour éliminer le paludisme sont confrontés à des défis croissants liés à la résistance aux médicaments, des innovations comme celle-ci redonnent espoir. En retournant le mécanisme de survie du parasite contre lui-même, les scientifiques ont peut-être trouvé un moyen subtil mais puissant de vaincre l’un des plus anciens ennemis de l’humanité.

The Conversation

Tawanda Zininga reçoit un financement de la Fondation nationale pour la recherche et du Conseil de la recherche médicale, qui ne jouent aucun rôle dans le projet et ses résultats.

ref. Lutte contre le paludisme : les scientifiques découvrent une faille cachée dans le système de défense du parasite – https://theconversation.com/lutte-contre-le-paludisme-les-scientifiques-decouvrent-une-faille-cachee-dans-le-systeme-de-defense-du-parasite-268452

Une étude révèle que les chimpanzés d’Ouganda utilisent des insectes volants pour soigner leurs blessures

Source: The Conversation – in French – By Kayla Kolff, Postdoctoral researcher, Osnabrück University

Avec l’aimable autorisation de l’auteur (pas de réutilisation). Photo: Kayla Kolff, Fourni par l’auteur

Les animaux réagissent de différentes manières lorsqu’ils sont blessés.
Mais jusqu’ici, on avait rarement la preuve qu’ils utilisaient des substances actives pour soigner leurs plaies. Une étude récente sur un orang-outan soignant une blessure à l’aide d’une plante médicinale offre une piste prometteuse.

On sait que les chimpanzés lèchent leurs blessures. Ils appliquent parfois des feuilles dessus. Mais ces comportements restent encore mal compris. On ignore à quelle fréquence ils le font, si c’est fait délibérément, ou jusqu’où va leur ingéniosité face à une blessure.

De récentes observations sur le terrain en Ouganda, en Afrique de l’Est, révèlent désormais des informations intrigantes sur la manière dont ces animaux font face à leurs blessures.

En tant que primatologue, les capacités cognitives et la vie sociale des chimpanzés me passionnent. Leur comportement face à la maladie peut nous renseigner sur les les origines évolutives des soins et de l’empathie chez les humains. Les chimpanzés sont parmi nos plus proches parents. En les comprenant, nous en apprenons beaucoup sur nous-mêmes.

Dans le cadre de nos recherches menées dans le parc national de Kibale, en Ouganda, nous avons observé, à cinq reprises, des chimpanzés appliquer des insectes sur leurs propres plaies ouvertes, et dans un cas sur celles d’un autre individu.

Des comportements tels que l’application d’insectes montrent que les chimpanzés ne sont pas passifs lorsqu’ils sont blessés. Ils expérimentent leur environnement, parfois seuls et parfois avec d’autres. Même s’il ne faut pas conclure trop rapidement qu’il s’agit de « médecine », cela montre qu’ils sont capables de réagir à leurs blessures de manière inventive et parfois de manière solidaire.

Chaque nouvelle découverte nous en apprend un peu plus sur les chimpanzés. Elle nous donne un aperçu des racines communes de nos propres réflexes face à la blessure et à l’envie de soigner.

Attrapez d’abord votre insecte

Nous avons observé l’application d’insectes par hasard alors que nous observions et enregistrions leur comportement dans la forêt, mais nous avons accordé une attention particulière aux chimpanzés présentant des plaies ouvertes.

Application d’insectes par Damien, un chimpanzé subadulte.

Dans tous les cas observés, leurs gestes semblaient délibérés. Le chimpanzé attrapait un insecte volant non identifié, l’immobilisait entre ses lèvres ou ses doigts, et le pressait directement sur une plaie ouverte. Le même insecte était parfois réappliqué plusieurs fois, parfois après avoir été brièvement tenu dans la bouche, avant d’être jeté. D’autres chimpanzés observaient parfois le processus de près, apparemment avec curiosité.

La plupart du temps, le chimpanzé soignait sa propre blessure. Mais dans un cas rare, une jeune femelle a appliqué un insecte sur la plaie de son frère. Une étude a déjà montré que dans cette même communauté, les chimpanzés tamponnent les plaies de membres non-apparentés avec des feuilles. On peut se demander s’ils feraient de même avec des insectes au-delà des membres de la famille.

Les actes de soins, qu’ils soient destinés à la famille ou à d’autres personnes, peuvent révéler les fondements précoces de l’empathie et de la solidarité.

Cette séquence d’actions ressemble beaucoup à ce qu’on observe chez les chimpanzés du Gabon, en Afrique centrale. Cette similitude suggère que l’application d’insectes pourrait représenter un comportement plus répandu chez les chimpanzés qu’on ne le pensait auparavant.

Les découvertes faites dans le parc national de Kibale élargissent notre vision de la façon dont les chimpanzés réagissent aux blessures. Plutôt que de laisser les blessures sans soins, ils agissent parfois de manière délibérée et ciblée.

Les chimpanzés pratiquent-ils les premiers secours ?

La question qui se pose naturellement est de savoir à quoi sert ce comportement. Nous savons que les chimpanzés utilisent délibérément des plantes pour améliorer leur santé : avaler des feuilles rugueuses qui aident à expulser les parasites intestinaux ou mâcher des pousses amères qui auraient des effets antiparasitaires.

Les insectes, cependant, sont un cas à part. Il n’a pas encore été démontré que le fait d’appliquer des insectes sur des blessures accélère la guérison ou réduit les infections. De nombreux insectes produisent des substances antimicrobiennes ou anti-inflammatoires, ce qui rend cette possibilité envisageable, mais des tests scientifiques sont encore nécessaires.

Pour l’instant, nous pouvons affirmer que ce comportement semble ciblé, systématique et délibéré. Le cas unique d’un insecte appliqué sur un autre individu est particulièrement intrigant. Les chimpanzés sont des animaux très sociables, mais l’aide active est relativement rare. Outre les comportements bien connus tels que le toilettage, le partage de nourriture et l’aide apportée lors de combats, l’application d’un insecte sur la blessure d’un frère ou d’une sœur suggère une autre forme de soins, qui va au-delà du simple maintien des relations et pourrait améliorer l’état physique de l’autre.

De grandes questions

Ce comportement soulève d’importantes questions. Si l’application d’insectes s’avère avoir des vertus médicinales, cela pourrait expliquer pourquoi les chimpanzés le font. Ce qui soulève à son tour la question de l’origine de ce comportement : les chimpanzés l’ont-ils appris en observant les autres, ou l’ont-ils découvert de manière plus spontanée ? De là découle la question de la sélectivité : choisissent-ils des insectes volants particuliers ? Et si oui, les autres membres du groupe apprennent-ils à sélectionner les mêmes ?

Dans la médecine traditionnelle humaine (entomothérapie), les insectes volants tels que les abeilles mellifères et les mouches bleues sont appréciés pour leurs effets antimicrobiens ou anti-inflammatoires. Il reste à déterminer si les insectes appliqués par les chimpanzés offrent des bienfaits similaires.

Enfin, si les chimpanzés appliquent effectivement des insectes aux vertus curatives, et s’ils le font parfois sur les plaies d’autrui, cela pourrait être considéré comme une forme d’aide active, voire de comportement prosocial (ce terme est utilisé pour décrire les comportements qui profitent à d’autres plutôt qu’à l’individu qui les adopte).

Observer ces chimpanzés du parc national de Kibale attraper un insecte volant, l’immobiliser et le presser délicatement sur une blessure ouverte rappelle combien leurs capacités restent encore à explorer. Ce comportement s’ajoute à une série d’observations montrant que les origines des comportements de soins et de guérison remontent à une époque beaucoup plus lointaine dans l’évolution.

Si l’application d’insectes s’avère avoir des vertus médicinales, cela renforce l’importance de la protection des chimpanzés et de leurs habitats. À leur tour, ces habitats protègent les insectes qui peuvent contribuer au bien-être des chimpanzés.

The Conversation

Kayla Kolff a reçu un financement de la Fondation allemande pour la recherche (DFG), numéro de projet 274877981 (GRK-2185/1 : Groupe de formation à la recherche DFG Situated Cognition).

ref. Une étude révèle que les chimpanzés d’Ouganda utilisent des insectes volants pour soigner leurs blessures – https://theconversation.com/une-etude-revele-que-les-chimpanzes-douganda-utilisent-des-insectes-volants-pour-soigner-leurs-blessures-268680

Pourquoi vous devriez sérieusement arrêter d’essayer d’être drôle au travail

Source: The Conversation – France (in French) – By Peter McGraw, Professor of Marketing and Psychology, University of Colorado Boulder

Les gens rient lorsque les règles sont transgressées sans heurter les sensibilités. Un art d’équilibriste. Milan Markovic/E+ via Getty Images

Plutôt que de chercher à faire rire à tout prix, mieux vaut adopter la façon de penser des humoristes pour stimuler la créativité, renforcer l’esprit d’équipe et se démarquer sans déraper.


Comment progresser dans sa carrière sans trop s’ennuyer ? Une solution souvent évoquée dans les livres de management, sur LinkedIn
ou dans les manuels de team building, consiste à manier l’humour. Partager des blagues, des remarques sarcastiques, des mèmes ironiques ou des anecdotes spirituelles, dit-on, vous rendra plus sympathique, réduira le stress, renforcera les équipes, stimulera la créativité et pourra même révéler votre potentiel de leader.

Nous sommes professeurs de marketing et de management spécialisés dans l’étude de l’humour et des dynamiques de travail. Nos propres recherches – ainsi qu’un nombre croissant de travaux menés par d’autres chercheurs – montrent qu’il est plus difficile d’être drôle qu’on ne le croit. Les conséquences d’une mauvaise blague sont souvent plus lourdes que les bénéfices d’une bonne. Heureusement, il n’est pas nécessaire de faire hurler de rire son entourage pour que l’humour vous soit utile. Il suffit d’apprendre à penser comme un humoriste.

L’humour, un exercice risqué

La comédie repose sur le fait de tordre et de transgresser les normes – et lorsque ces règles ne sont pas brisées de la bonne manière, cela nuit plus souvent à votre réputation que cela n’aide votre équipe. Nous avons développé la « théorie de la violation bénigne »
pour expliquer ce qui rend une situation drôle – et pourquoi tant de tentatives d’humour tournent mal, notamment au travail. En résumé, le rire naît lorsque quelque chose est à la fois « mal » et « acceptable ».

Les gens rient lorsque les règles sont transgressées sans danger. Si l’un des deux éléments manque, la blague tombe à plat. Quand tout est bénin et qu’il n’y a aucune transgression, on s’ennuie. Quand il n’y a que transgression sans bénignité, on provoque l’indignation.

Il est déjà difficile de faire rire dans la pénombre d’un comedy club. Sous les néons d’un bureau, la ligne devient encore plus mince. Ce qui paraît « mal mais acceptable » à un collègue peut sembler simplement inacceptable à un autre, selon la hiérarchie, la culture, le genre ou même l’humeur du moment.

La série « The Office » excelle dans l’art d’exposer les conséquences d’une transgression ratée.

Une étude publicitaire

Dans nos expériences, lorsque des personnes ordinaires sont invitées à « être drôles », la plupart de leurs tentatives tombent à plat ou franchissent des limites. Lors d’un concours de légendes humoristiques avec des étudiants en école de commerce – décrit dans le livre de Peter McGraw sur l’humour à travers le monde, The Humor Code, les propositions n’étaient pas particulièrement drôles au départ. Pourtant, celles jugées les plus amusantes étaient aussi considérées comme les plus déplacées.

Être drôle sans être offensant est donc essentiel. C’est particulièrement vrai pour les femmes : de nombreuses études montrent qu’elles subissent des réactions plus négatives que les hommes lorsqu’elles adoptent des comportements perçus comme offensants ou transgressifs, tels que l’expression de la colère, l’affirmation de dominance ou même les demandes de négociation.

Risquer de perdre tout respect

Les recherches menées par d’autres spécialistes du comportement des leaders et managers racontent la même histoire. Dans une étude, les managers qui utilisaient l’humour efficacement étaient perçus comme plus compétents et plus sûrs d’eux, ce qui renforçait leur statut. Mais lorsque leurs tentatives échouaient, ils perdaient aussitôt crédibilité et autorité. D’autres chercheurs ont montré qu’un humour raté ne nuisait pas seulement au statut d’un manager, mais réduisait aussi le respect, la confiance et la volonté des employés de solliciter ses conseils.

Même lorsqu’une blague fait mouche, l’humour peut se retourner contre son auteur. Dans une étude, des étudiants en marketing chargés d’écrire des publicités « drôles » ont produit des annonces plus amusantes, mais moins efficaces, que ceux invités à rédiger des textes « créatifs » ou « persuasifs ».

Une autre étude a révélé que les patrons qui plaisantent trop souvent poussent leurs employés à feindre l’amusement, ce qui épuise leur énergie, réduit leur satisfaction et augmente le risque d’épuisement professionnel. Et les risques sont encore plus élevés pour les femmes en raison d’un double standard : lorsqu’elles utilisent l’humour dans une présentation, elles sont souvent jugées moins compétentes et de plus faible statut que les hommes.

En résumé, une bonne blague ne vous vaudra presque jamais une promotion. Mais une mauvaise peut mettre votre poste en danger – même si vous n’êtes pas un animateur de talk-show payé pour faire rire.

Inverser la perspective

Plutôt que d’essayer d’être drôle au travail, nous recommandons de vous concentrer sur ce que nous appelons « penser drôle » – comme le décrit un autre livre de McGraw, “Shtick to Business.

« Les meilleures idées naissent comme des blagues », disait le légendaire publicitaire David Ogilvy. « Essayez de rendre votre manière de penser aussi drôle que possible. » Mais Ogilvy ne conseillait pas aux dirigeants de lancer des blagues en réunion. Il les encourageait à penser comme des humoristes : renverser les attentes, s’appuyer sur leurs réseaux et trouver leur propre registre.

Les humoristes ont souvent pour habitude de vous emmener dans une direction avant de renverser la situation. Le comédien Henny Youngman, maître des répliques percutantes, a ainsi lancé cette célèbre boutade : « Quand j’ai lu les dangers de l’alcool, j’ai arrêté… de lire. »
La version professionnelle de cette approche consiste à remettre en cause une évidence.

Par exemple, la campagne « Don’t Buy This Jacket » de Patagonia, publiée en pleine journée du Black Friday 2011 sous forme de page entière dans le New York Times, a paradoxalement fait grimper les ventes en dénonçant la surconsommation.

Pour appliquer cette méthode, identifiez une idée reçue au sein de votre équipe – par exemple, que l’ajout de nouvelles fonctionnalités améliore toujours un produit, ou que multiplier les réunions favorise une meilleure coordination – et demandez-vous : « Et si c’était l’inverse ? » Vous découvrirez alors des pistes que les séances de brainstorming classiques laissent souvent passer.

Créer un fossé

Quand l’humoriste Bill Burr fait hurler de rire son public, il sait que certaines personnes ne trouveront pas ses blagues drôles – et il ne cherche pas à les convaincre. Nous avons observé que beaucoup des meilleurs comiques ne cherchent pas à plaire à tout le monde. Leur succès repose justement sur le fait de restreindre délibérément leur audience. Et nous constatons que les entreprises qui adoptent la même stratégie bâtissent souvent des marques plus fortes.

Par exemple, lorsque l’office du tourisme du Nebraska a choisi le slogan « Honnêtement, ce n’est pas pour tout le monde » dans une campagne de 2019 visant les visiteurs hors de l’État, le trafic du site web a bondi de 43 %. Certaines personnes aiment le thé chaud, d’autres le thé glacé. Servir du thé tiède ne satisfait personne. De la même manière, on peut réussir en affaires en décidant à qui une idée s’adresse – et à qui elle ne s’adresse pas – puis en adaptant son produit, sa politique ou sa présentation en conséquence.

Coopérer pour innover

Le stand-up peut sembler un exercice solitaire. Pourtant, les humoristes dépendent du retour des autres – les suggestions de leurs pairs et les réactions du public – et peaufinent leurs blagues comme une start-up agile améliore un produit.

Construire des équipes performantes au travail suppose d’écouter avant de parler, de valoriser ses partenaires et de trouver le bon équilibre entre les rôles. Le professeur d’improvisation Billy Merritt décrit trois types d’improvisateurs : les pirates, qui prennent des risques ; les robots, qui bâtissent des structures ; et les ninjas, capables de faire les deux à la fois – oser et organiser.

Une équipe qui conçoit une nouvelle application, par exemple, a besoin des trois : des pirates pour proposer des fonctionnalités audacieuses, des robots pour simplifier l’interface, et des ninjas pour relier le tout. Donner à chacun la possibilité de jouer pleinement son rôle permet de générer des idées plus courageuses, avec moins d’angles morts.

Les dons ne sont pas universels

Dire à quelqu’un « sois drôle » revient à lui dire « sois musical ». Beaucoup d’entre nous savent garder le rythme, mais peu ont le talent nécessaire pour devenir des rock stars.C’est pourquoi nous pensons qu’il est plus judicieux de penser comme un humoriste que d’essayer d’en imiter un.

En renversant les évidences, en coopérant pour innover et en assumant des choix clivants, les professionnels peuvent trouver des solutions originales et se démarquer — sans devenir la risée du bureau.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. Pourquoi vous devriez sérieusement arrêter d’essayer d’être drôle au travail – https://theconversation.com/pourquoi-vous-devriez-serieusement-arreter-dessayer-detre-drole-au-travail-268320

Stabilité affichée, risques cachés : le paradoxe des (cryptoactifs) « stablecoins »

Source: The Conversation – in French – By Céline Antonin, Chercheur à Sciences Po (OFCE) et chercheur associé au Collège de France, Sciences Po

Les _stablecoins_ apparaissent comme un instrument de dollarisation et une menace pour la souveraineté monétaire des États, notamment ceux de la zone euro. Funtap/Shutterstock

Présentés comme des ponts entre la finance traditionnelle et l’univers des cryptoactifs, les « stablecoins » (jetons indexés) prétendent révolutionner la monnaie et la finance. Pourtant, ils portent en germe une double menace : la fragilisation de l’ordre monétaire, fondé sur la confiance, et de l’ordre financier, en créant de nouveaux canaux de risque.


Les « stablecoins » sont des « jetons qui ont pour objectif de pallier la forte volatilité des cryptoactifs traditionnels grâce à l’indexation de leur valeur sur celle d’une devise ou d’un panier de devises (dollar, euro, yen) dans un rapport de 1 : 1, ou encore sur une matière première (or, pétrole) » ainsi que nous l’expliquons dans notre ouvrage avec Nadia Antonin. Pour chaque unité de stablecoin émise, la société émettrice conserve en réserve une valeur équivalente, sous forme de monnaie fiduciaire ou d’actifs tangibles servant de garantie.

On peut distinguer trois types de stablecoins en fonction du type d’ancrage :

  • Les stablecoins centralisés, où l’ancrage est assuré par un fonds de réserve stocké en dehors de la chaîne de blocs (off chain).

  • Les stablecoins décentralisés garantis par d’autres cryptoactifs, où le collatéral est stocké sur la chaîne de blocs (on chain).

  • Les stablecoins décentralisés algorithmiques.

Fin octobre 2025, la capitalisation de marché des stablecoins atteint 312 milliards de dollars (plus de 269 milliards d’euros), dont 95 % pour les stablecoins centralisés. Nous nous concentrons sur ces derniers.

Genius Act vs MiCA

Concernant la composition des réserves, les réglementations diffèrent selon les pays. La loi Genius, adoptée par le Congrès des États-Unis en juillet 2025, dispose que chaque stablecoins de paiement doit être garanti à 100 % par des actifs liquides, principalement des dollars américains, des bons du Trésor ou des dépôts bancaires. Il prévoit également des rapports mensuels détaillés et un audit annuel obligatoire pour les grands émetteurs.

Dans l’Union européenne (UE), le règlement MiCA impose des conditions beaucoup plus strictes. Il exige que les actifs soient entièrement garantis par des réserves conservées dans des banques européennes et soumis à des audits indépendants au moins deux fois par an.

Stabilité du système monétaire fragilisée

Crypto-actifs. Une menace pour l’ordre monétaire et financier, par Céline et Nadia Antonin.
Economica, Fourni par l’auteur

Bien que plus « stables » en apparence que d’autres cryptoactifs, les stablecoins échouent à satisfaire les trois principes qui, selon la littérature monétaire institutionnelle, définissent la stabilité d’un système monétaire : l’unicité, l’élasticité et l’intégrité.

Historiquement, le principe d’unicité garantit que toutes les formes de monnaie
– billets, dépôts, réserves… – sont convertibles à parité, assurant ainsi une unité de compte stable. Les stablecoins, émis par des acteurs privés et non adossés à la monnaie centrale, mettent fin à cette parité : leur valeur peut s’écarter de celle de la monnaie légale, introduisant un risque de fragmentation de l’unité monétaire.

Le principe d’élasticité renvoie à la capacité du système monétaire à ajuster l’offre de liquidités aux besoins de l’économie réelle. Contrairement aux banques commerciales, qui créent de la monnaie par le crédit sous la supervision de la banque centrale, les émetteurs de stablecoins ne font que transformer des dépôts collatéralisés : ils ne peuvent ajuster la liquidité aux besoins de l’économie.

Le principe d’intégrité suppose un cadre institutionnel garantissant la sécurité, la transparence et la légalité des opérations monétaires. Les stablecoins échappent à la supervision prudentielle, exposant le système à des risques de blanchiment, de fraude et de perte de confiance.

La question des réserves

L’existence et la qualité des réserves sont fragiles. Il faut garder à l’esprit que les actifs mis en réserve ne sont pas équivalents à la monnaie banque centrale : ils sont exposés aux risques de marché, de liquidité et de contrepartie.

Aux États-Unis, les émetteurs (comme Tether ou Circle) publient des attestations périodiques, mais ne produisent pas d’audit en temps réel. Rappelons qu’en 2021, Tether s’était vu infliger une amende de 41 millions de dollars (plus de 35 millions d’euros) par la Commodity Futures Trading Commission des États-Unis, pour avoir fait de fausses déclarations sur la composition de ses réserves. Les réserves sont souvent fragmentées entre plusieurs juridictions et déposées dans des institutions non réglementées.




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Le modèle économique des émetteurs de stablecoins repose sur la rémunération de leurs réserves. Il va de soi qu’ils n’ont aucun intérêt à détenir des actifs sûrs et à faible rendement. Imaginons que survienne une annonce qui sèmerait le doute sur la qualité des réserves. En l’absence d’accès aux facilités de la banque centrale ou à une assurance-dépôts, une perte de confiance se traduirait mécaniquement par une panique et un risque de perte d’ancrage.

Cette fragilité mine l’une des fonctions essentielles de la monnaie : la réserve de valeur.

Instrument de dollarisation et de colonisation monétaire

Les stablecoins apparaissent comme un instrument de dollarisation et une menace pour la souveraineté monétaire des États. En 2025, 99,0 % des stablecoins sont adossés au dollar en termes de capitalisation de marché. En diffusant des stablecoins adossés au dollar dans les économies émergentes ou faiblement bancarisées, les stablecoins favorisent une dollarisation numérique qui érode la souveraineté monétaire des banques centrales.

Pour l’UE, le risque est celui d’une colonisation monétaire numérique : des systèmes de paiement, d’épargne et de règlement opérés par des acteurs privés extra-européens. Les stablecoins conduisent également à une privatisation du seigneuriage – la perception de revenus liés à l’émission de monnaie, normalement perçus par la Banque centrale européenne (BCE). Les émetteurs de stablecoins captent la rémunération des actifs de réserve sans redistribuer ce rendement aux porteurs. Ce modèle détourne la fonction monétaire : la liquidité publique devient une source de profit privé, sans contribution à la création de crédit ou à l’investissement productif.

Risque de crise financière systémique

L’interconnexion entre stablecoins et finance traditionnelle accroît le risque systémique. En cas de perte de confiance, un mouvement de panique pourrait pousser de nombreux détenteurs à échanger leurs stablecoins, mettant en péril la capacité des émetteurs à rembourser. Or, les détenteurs ne sont pas protégés en cas de faillite, ce qui renforce le risque de crise systémique.

Le marché des stablecoins est très lié au marché de la dette souveraine états-unienne. La demande supplémentaire de stablecoins a directement contribué à l’augmentation des émissions de bons du Trésor à court terme (T-bills) aux États-Unis et à la baisse de leur rendement. La liquidation forcée de dizaines de milliards de T-bills perturberait le marché états-unien de la dette à court terme.

Risque de crédit et de fraude

Les stablecoins accroissent le risque de crédit, car comme les autres cryptoactifs, ils offrent un accès facilité à la finance décentralisée. Or, les possibilités d’effets de levier – autrement dit d’amplification des gains et des pertes – sont plus forts dans la finance décentralisée que dans la finance traditionnelle.

Mentionnons le risque de fraude : selon le Groupe d’action financière (Gafi), les stablecoins représentent désormais la majeure partie des activités illicites sur la chaîne de blocs, soit environ 51 milliards de dollars (44 milliards d’euros) en 2024.

Les stablecoins fragilisent la souveraineté des États, introduisent une fragmentation monétaire et ouvrent la voie à de nouvelles vulnérabilités financières. Pour l’Europe, l’alternative réside dans le développement d’une monnaie numérique de banque centrale, où l’innovation se conjugue avec la souveraineté. La vraie innovation ne réside pas dans la privatisation de la monnaie, mais dans l’appropriation par les autorités monétaires des outils numériques.


Cette contribution est publiée en partenariat avec les Journées de l’économie, cycle de conférences-débats qui se tiendront du 4 au 6 novembre 2025, au Lyon (Rhône). Retrouvez ici le programme complet de l’édition 2025, « Vieux démons et nouveaux mondes ».

The Conversation

Céline Antonin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Stabilité affichée, risques cachés : le paradoxe des (cryptoactifs) « stablecoins » – https://theconversation.com/stabilite-affichee-risques-caches-le-paradoxe-des-cryptoactifs-stablecoins-267675

Les cyclistes ont peut-être raison de brûler arrêts et feux rouges. Voici pourquoi

Source: The Conversation – in French – By Steve Lorteau, Long-Term Appointment Law Professor, L’Université d’Ottawa/University of Ottawa

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Sur nos routes, les interactions entre les différents usagers de la route sont souvent une source de frustration, avec en tête d’affiche celles entre automobilistes et cyclistes.

Par exemple, plusieurs automobilistes sont frustrés de voir les vélos traverser une intersection sans s’immobiliser complètement, alors qu’eux-mêmes se voient dans l’obligation de le faire.

Pour beaucoup, ce geste est perçu comme une marque d’indiscipline, voire une double mesure pour les cyclistes. En effet, les cyclistes ne semblent pas encourir de véritable risque à ralentir au passage d’un panneau d’arrêt plutôt qu’à s’y immobiliser.

En comparaison, les automobilistes risquent une amende salée pour conduite dangereuse s’ils brûlent un arrêt.

Alors, faut-il exiger des cyclistes qu’ils respectent les mêmes règles de la route que les automobilistes, ou au contraire, reconnaître que ces règles ne reflètent pas toujours la réalité du vélo en ville ?

En tant que professeur de droit à l’Université d’Ottawa spécialisé dans les questions d’urbanisme, j’ai étudié diverses approches réglementaires adoptées à travers le monde, qui présentent différents avantages et désavantages.


Cet article fait partie de notre série Nos villes d’hier à demain. Le tissu urbain connaît de multiples mutations, avec chacune ses implications culturelles, économiques, sociales et – tout particulièrement en cette année électorale – politiques. Pour éclairer ces divers enjeux, La Conversation invite les chercheuses et chercheurs à aborder l’actualité de nos villes.

L’égalité stricte entre les cyclistes et les conducteurs

Au Québec, comme dans d’autres juridictions, les codes de la route s’imposent à tous les usagers, qu’ils soient automobilistes ou cyclistes.

Par exemple, tous les usagers doivent faire un arrêt complet aux arrêts et aux feux rouges. Lorsqu’ils contreviennent à ces règles, les cyclistes « sont assujetti(s) aux mêmes obligations que le conducteur d’un véhicule », selon les mots de la Cour suprême du Canada.

Ainsi, peu importe les différences entre une voiture et un vélo, la loi les traite de façon égale. Bien sûr, cette égalité demeure souvent théorique, car l’application des règles varie selon les contextes et les comportements.




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Une égalité trompeuse

L’application uniforme des règles de la route peut sembler juste, mais peut créer une fausse égalité dans les faits.

D’une part, les risques associés aux différents moyens de transport sont incommensurables. Une voiture qui franchit un feu rouge peut causer des blessures graves, voire mortelles. Un cycliste, en revanche, peut difficilement infliger de tels dommages.

Une pancarte électorale borde une piste cyclable
L’enjeu des pistes cyclables est au centre de la campagne électorale de Montréal.
La Conversation Canada, CC BY

D’autre part, l’efficacité du vélo dépend du maintien de la vitesse. S’arrêter complètement, encore et encore, décourage l’usage du vélo, malgré ses nombreux bénéfices pour la santé, l’environnement et la fluidité du trafic.

Traiter de la même manière deux moyens de transport si différents revient donc à privilégier implicitement l’automobile, un peu comme si l’on imposait les mêmes limitations de vitesse à un piéton et à un camion.

L’arrêt Idaho

Plutôt que de traiter les vélos et les voitures comme étant égaux, certaines juridictions ont opté pour une autre voie. Un exemple notable d’un traitement différent est celui de l’État de l’Idaho.

En Idaho, depuis 1982, les cyclistes peuvent traiter un panneau d’arrêt comme un cédez-le-passage et un feu rouge comme un panneau d’arrêt. Plusieurs États américains (comme l’Arkansas, le Colorado et l’Oregon) et pays, comme la France et la Belgique, ont adopté des règlements semblables. Au Canada et au Québec, des discussions sont en cours pour adopter un tel règlement.




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Il est important de noter que l’arrêt Idaho ne cherche pas à légaliser le chaos sur les routes. En effet, les cyclistes doivent quand même céder la priorité aux voitures qui les précèdent au panneau d’arrêt, ainsi qu’en tout temps aux piétons, et ne peuvent s’engager dans l’intersection que lorsqu’elle est libérée.

L’arrêt Idaho a trois avantages principaux.

Premièrement, la règle reconnaît que les dynamiques du vélo diffèrent fondamentalement de celles de la voiture, et ainsi, que ceux-ci ne peuvent pas être traités de façon équivalente.

Deuxièmement, l’arrêt Idaho permet de décharger les tribunaux et les policiers de contraventions.

Troisièmement, l’efficacité du vélo dépend de la conservation de l’élan. S’arrêter complètement, encore et encore, décourage l’usage du vélo, malgré ses nombreux bénéfices pour la santé, l’environnement et la fluidité du trafic.


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Les effets de la réforme

Face à ces deux approches très différentes quant au Code de la route des vélos, on peut se demander laquelle est la plus appropriée.

Plusieurs études empiriques indiquent que l’adoption de l’arrêt Idaho n’entraîne pas d’augmentation des collisions routières.

Certaines études suggèrent même une diminution modeste des collisions avec l’Arrêt Idaho. En effet, les cyclistes libèrent plus rapidement les intersections, ce qui réduit leur exposition aux voitures. De plus, les automobilistes deviennent plus attentifs aux mouvements des cyclistes.

D’ailleurs, la majorité des usagers de la route, automobilistes comme cyclistes, ne respectent souvent pas les arrêts de façon stricte. Selon une étude menée par la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ), seulement 35 % des automobilistes font leurs arrêts correctement. Encore selon la SAAQ, seulement 27 % des cyclistes déclarent faire un arrêt complet aux panneaux d’arrêt obligatoires.

Bref, l’adoption de l’arrêt Idaho ne créerait pas le chaos, mais viendrait encadrer une pratique déjà commune, et ce, sans compromettre la sécurité publique, contrairement à certaines inquiétudes. Les cyclistes, qui s’arrêtent rarement complètement en l’absence de circulation, ralentissent toutefois avant de traverser, conscients de leur vulnérabilité.

Un changement de culture

Par ailleurs, l’arrêt Idaho au Québec invite à une réflexion plus large.

Depuis des décennies, nos lois et nos infrastructures routières sont conçues principalement pour les voitures. Plusieurs automobilistes considèrent encore que les cyclistes sont dangereux et adoptent des comportements délinquants.




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Pourtant, il est important de se souvenir que les voitures représentent le principal danger structurel sur nos routes, et que les cyclistes sont en réalité vulnérables. Ce danger structurel s’est d’ailleurs accru avec la croissance des véhicules utilitaires sport (VUS) et camions, ce qui augmente les risques pour les piétons et des cyclistes.

L’adoption de l’arrêt Idaho ne donne pas un passe-droit aux cyclistes, mais reconnaît leurs réalités, et légitimise le vélo comme mode de transport, avec un code routier adapté à ses risques et à ses bénéfices. Cette réforme, modeste mais symbolique, pourrait s’inscrire dans un ensemble plus vaste de changements qui offriraient aux citoyens une véritable liberté et sécurité pour se déplacer.

La Conversation Canada

Steve Lorteau a reçu des financements du Conseil de recherches en sciences humaines, l’Association du Barreau canadien et les Instituts de recherche en santé du Canada.

ref. Les cyclistes ont peut-être raison de brûler arrêts et feux rouges. Voici pourquoi – https://theconversation.com/les-cyclistes-ont-peut-etre-raison-de-bruler-arrets-et-feux-rouges-voici-pourquoi-265049

Quand « équité » devient « appartenance » : un recul déguisé de l’EDI

Source: The Conversation – in French – By Simon Blanchette, Lecturer, Desautels Faculty of Management, McGill University

Depuis 2024, la contestation des initiatives en matière de diversité, d’équité et d’inclusion (EDI) a pris de l’ampleur en Amérique du Nord. Cette année, ce recul prend une nouvelle forme : le remplacement du mot « équité » au profit de termes plus abstraits, comme « appartenance » ou « communauté ».

À l’Université de l’Alberta, par exemple, il n’y a plus de vice‑provost à l’équité, à la diversité et à l’inclusion. L’établissement dispose désormais d’un bureau de « l’accès, de la communauté et de l’appartenance ».

De même, la société Alberta Investment Management Corporation (AIMCo) a éliminé son poste de direction consacré à l’EDI lors d’une restructuration. Un porte‑parole a soutenu que « le départ de la personne responsable du programme officiel d’EDI n’a en rien diminué l’engagement ferme d’AIMCo envers ces principes ». Permettez-moi d’en douter.

Un virage similaire est en cours à l’Université de Lethbridge, qui a créé en décembre un bureau de « l’accessibilité, de l’appartenance et de la communauté. »

Si la langue évolue naturellement, ce changement ressemble davantage à un repli déguisé qu’à un véritable progrès, car il manque l’engagement délibéré nécessaire à l’équité.

Un repli déguisé en progrès

Les appels à rebaptiser les démarches d’EDI existent depuis des années et sont légitimes, y compris au sein du milieu lui‑même. Mais les changements actuels vers l’« appartenance » manquent souvent de véritable engagement communautaire et de la participation des parties concernées.

Les efforts actuels de rebranding relèvent davantage de l’apaisement que du progrès. Ce sont des gestes réactifs, dictés par des pressions externes, plutôt que des réponses aux besoins et aux demandes des communautés les plus concernées.

Autrefois reconnu comme essentiel pour s’attaquer à la discrimination systémique, le terme « équité » est devenu aujourd’hui un paratonnerre politique.

Certaines institutions subissent désormais des pressions politiques, d’actionnaires ou de donateurs qui présentent les initiatives d’EDI comme clivantes ou idéologiquement extrêmes, les poussant à s’en distancier.

Dans le monde des affaires, la tendance est frappante. Les mentions d’« EDI » dans les dépôts réglementaires des sociétés du S&P 500 ont chuté de 70 % depuis 2022, remplacées par des termes plus consensuels comme « appartenance » et « culture inclusive ».

Ce changement permet aux organisations d’échapper à leurs responsabilités, de masquer les inégalités et de remplacer les cadres d’équité mesurables par des platitudes vagues.

Pourquoi est-ce important ?

En adoucissant les termes utilisés, les organisations s’assurent un moyen socialement acceptable de se soustraire à la difficile mission qu’est l’équité. Comme si elles avaient « dépassé » l’équité, alors qu’elles n’ont jamais fait le travail nécessaire. C’est en quelque sorte une illusion.

Supprimer l’équité du langage organisationnel a des conséquences tangibles. Tout d’abord, cela compromet l’imputabilité. Les cadres d’équité efficaces créent des objectifs mesurables et vérifiables. Des termes tels que « appartenance » sont plus difficiles à définir et plus faciles à abandonner. Ils permettent aux organisations de prétendre s’engager en faveur de l’inclusion sans avoir à fournir les efforts nécessaires à un réel changement systémique.

Ensuite, cela risque de laisser des gens de côté. L’équité se concentre sur ceux qui font face à de vrais obstacles structurels : femmes, personnes noires et racisées, Autochtones, communautés 2ELGBTQI+ et personnes en situation de handicap. Si ce terme disparaît, ces groupes risquent de perdre toute visibilité dans les politiques, le financement et la reddition de comptes.

Enfin, les organisations elles‑mêmes s’exposent à des risques. Les reculs en matière d’EDI nuisent au moral, à la rétention, à l’innovation et à la performance, et peuvent même accroître le risque juridique.

Un sondage de 2025 du Meltzer Center for Diversity, Inclusion, and Belonging (NYU) révèle que 80 % des dirigeants estiment que la réduction des efforts en équité augmente les risques réputationnels et juridiques. Il fait aussi état d’un large consensus selon lequel les initiatives d’EDI améliorent la performance financière des entreprises.

Le mythe de la méritocratie

Une justification fréquente pour abandonner le mot « équité » est le souhait de revenir à la « méritocratie ». La méritocratie repose sur l’idée que les individus devraient être récompensés selon leur talent et leurs efforts.

Mais la méritocratie suppose l’égalité des chances et occulte le fait que le « mérite » est une construction sociale qui dépend du contexte. Elle ignore que des barrières inégales – comme l’accès à l’éducation et aux réseaux – influencent la réussite individuelle, et ce outre les réalisations de la personne.

La méritocratie suppose également que la diversité est privilégiée au détriment des qualifications, ce qui n’est pas le cas. Nous pouvons, et devons, nous concentrer à la fois sur les compétences et sur l’inclusion.

Les travaux du professeur Emilio J. Castilla, du Massachusetts Institute of Technology (MIT), ont montré que les organisations se réclamant de la méritocratie renforcent souvent les biais – c’est ce qu’on appelle le « paradoxe de la méritocratie ».

Par exemple, dans une étude réalisée auprès de 445 participants ayant une expérience en gestion, les chercheurs ont demandé aux participants de prendre des décisions concernant les primes, les promotions et les licenciements d’employés fictifs. Lorsque la culture d’une organisation mettait l’accent sur la méritocratie, les hommes recevaient des primes plus élevées que les femmes ayant les mêmes qualifications.

À l’inverse, lorsque la culture d’entreprise mettait plutôt l’accent sur le pouvoir discrétionnaire des dirigeants, le biais s’inversait en faveur des femmes. Cela s’explique vraisemblablement par le fait que l’énoncé signalait un biais de genre potentiel, déclenchant une sur‑correction.

Dans un troisième scénario, où ni la méritocratie ni la discrétion managériale n’étaient mises de l’avant, il n’y avait pas de différence significative dans les primes accordées.

Bien que le dernier scénario semble prometteur, la plupart des environnements de travail privilégient la méritocratie, consciemment ou non. La rémunération basée sur le mérite ou la performance demeure la norme dans la plupart des organisations, ce qui signifie que le premier scénario est le plus fréquent.

Sans transparence, le discours sur « qui mérite » une promotion/un bonus a tendance à renforcer les inégalités. Le népotisme, les avantages liés aux réseaux et la visibilité sélective comblent souvent le vide lorsque les cadres d’équité sont abandonnés. Les réseaux et la visibilité comptent, mais ils ne doivent pas être confondus avec le mérite.

Ironiquement, les critiques les plus virulents des initiatives en matière d’équité demeurent muets lorsque ce sont les privilèges hérités ou les relations privilégiées qui déterminent qui accède à des postes de direction.

Que peuvent faire les organisations ?

Alors que certaines institutions reculent sur leurs engagements en matière d’EDI, d’autres au Canada et en Europe maintiennent le cap en intégrant l’équité à leur stratégie, à leur leadership et à leurs cadres de performance.

Pour faire progresser l’équité dans le contexte actuel, il faut à la fois une stratégie et une mobilisation continue. Voici par où les organisations peuvent commencer :

  1. Établir et intégrer des objectifs explicites et mesurables en matière d’équité, alignés sur la stratégie de leur entreprise.

  2. Améliorer la transparence des données en collectant et en partageant publiquement des informations désagrégées sur le recrutement, la promotion, l’équité salariale, le taux de rotation du personnel et l’expérience des employés.

  3. Donner un véritable pouvoir décisionnel aux voix issues de la diversité dans l’élaboration des politiques et des initiatives. Les groupes‑ressources d’employés constituent un excellent point de départ.

  4. Tenir les leaders imputables en les formant à promouvoir l’équité et en liant leurs incitatifs à des résultats concrets en matière de diversité, d’équité et d’inclusion.

  5. Communiquez de manière transparente et authentique sur les impacts de l’EDI en partageant des témoignages et des indicateurs qui montrent comment les efforts en matière d’équité ont amélioré les performances de l’organisation.

Ces solutions fonctionnent déjà. Dans ma pratique de consultant, j’ai accompagné des organisations qui progressent en bâtissant la confiance, en dynamisant leurs équipes et en stimulant l’innovation. Au final, elles sont plus performantes et plus résilientes.

L’argument économique pour l’équité, la diversité et l’inclusion est bien établi : L’EDI stimule la performance, soutient la croissance et constitue un impératif de leadership. Dans le climat politique actuel, il est crucial de rester concentré sur les résultats plutôt que de se laisser entraîner par un discours qui présente l’équité comme inutile ou clivante.

La voie à suivre

Rebaptiser « l’équité » en « appartenance » ne fait pas avancer la justice, surtout en l’absence d’une définition partagée de ce que signifie réellement « appartenance ». Cela nie poliment la nécessité de démanteler de véritables barrières systémiques. Pour les personnes qui font face à ces barrières, cela sonne comme une promesse creuse.


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Personne ne choisit sa race, son sexe, son milieu socio-économique, son orientation sexuelle, ni de vivre avec un handicap ou les séquelles durables du service militaire (par exemple, un trouble de stress post-traumatique). En revanche, les institutions peuvent choisir de s’attaquer aux inégalités liées à ces expériences et de démanteler les obstacles auxquels les individus sont confrontés.

Ce moment invite également à une réflexion honnête au sein même du secteur de l’EDI. Certaines initiatives ont dépassé les limites ou perdu de vue leur objectif, ce qui a contribué au contrecoup actuel. Reconnaître ouvertement ces faux pas fait partie du travail de reconstruction de la crédibilité de l’EDI.

L’essence de l’équité consiste à assurer la dignité et une chance réelle et égale de réussir. Abandonner le travail en faveur de l’équité – ou l’édulcorer au point de le rendre insignifiant – ne peut pas être une solution.

Pour progresser, il est nécessaire de réduire la polarisation, d’ouvrir le dialogue, et de mieux coordonner les actions afin que chaque personne ait une chance équitable de s’épanouir et de réussir.

La Conversation Canada

Simon Blanchette ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Quand « équité » devient « appartenance » : un recul déguisé de l’EDI – https://theconversation.com/quand-equite-devient-appartenance-un-recul-deguise-de-ledi-263480

De Chirac à Macron, comment ont évolué les dépenses de l’État

Source: The Conversation – in French – By François Langot, Professeur d’économie, Directeur adjoint de l’i-MIP (PSE-CEPREMAP), Le Mans Université

Pour stabiliser la dette publique de la France, l’État doit réduire son déficit. Outre la hausse des prélèvements, il doit aussi de diminuer ses dépenses. Mais avant de les réduire, il importe de savoir comment ces dépenses ont évolué ces trente dernières années.


L’analyse historique des dépenses de l’État peut être utile pour prendre aujourd’hui des décisions budgétaires. Qu’ont-elles financé ? Les salaires des agents ? Des achats de biens et services ? Des transferts ? Quels types de biens publics ont-elles permis de produire (éducation, santé, défense…) ?

Le futur budget de l’État doit tenir compte de ces évolutions passées, des éventuels déséquilibres en résultant, tout en réalisant que ces choix budgétaires auront des impacts sur la croissance et les inégalités spécifiques à la dépense considérée.

Près de 30 milliards d’économies annoncées

Le projet de loi de finances actuellement discuté pour l’année 2026 prévoit 30 milliards d’euros d’économies, ce qui représente 1,03 % du PIB. Ces économies sont obtenues avec 16,7 milliards d’euros de réduction de dépenses (0,57 point de PIB), et 13,3 milliards d’euros de hausse de la fiscalité. Le déficit public, prévu à 5,6 % en 2025 (163,5 milliards d’euros pour 2025) ne serait donc réduit que de 18,35 %. Pour atteindre l’objectif de stabiliser la dette publique, il faudra amplifier cet effort les prochaines années pour économiser approximativement 120 milliards d’euros (4 points de PIB), soit quatre fois les économies prévues dans le PLF 2026.

Ces réductions à venir des dépenses s’inscrivent dans un contexte. En moyenne, dans les années 1990, les dépenses publiques représentaient 54 % du PIB. Dans les années 2020, elles avaient augmenté de 3 points, représentant alors 57 % du PIB, soit une dépense annuelle additionnelle de 87,6 milliards d’euros, ce qui représente plus de cinq fois les économies inscrites dans le PLF pour 2026. Depuis 2017, ces dépenses ont augmenté d’un point de PIB, soit une hausse annuelle de 29,2 milliards d’euros (1,75 fois plus que les économies du PLF 2026). Étant données ces fortes hausses passées, des réductions de dépenses sont possibles sans remettre en cause le modèle social français. Mais, quelles dépenses réduire ?




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De plus en plus de transferts sociaux

Chaque poste de dépense se compose d’achats de biens et services (B & S) utilisés par l’État (au sens large, c’est-à-dire l’ensemble des administrations publiques centrales, locales et de sécurité sociale) pour produire, de salaires versés aux agents, et de transferts versés à la population. Quel poste a fortement crû depuis 1995 ?

Le tableau 1 montre qu’en 1995, 40,2 % des dépenses étaient des transferts (soit 22,05 points de PIB), 35,5 % des achats de B & S (soit 19,45 points de PIB) et 24,3 % des salaires (soit 13,33 points de PIB). En 2023, 44,1 % étaient des transferts (+ 3,06 points de PIB), 34,5 % des achats de B & S (- 0,15 point de PIB) et 21,4 % des salaires (- 1,07 points de PIB). Le budget s’est donc fortement réorienté vers les transferts. Les dépenses consacrées aux salaires ont évolué moins vite que le PIB, le poids de ces rémunérations dans les dépenses baissant fortement.

Lecture : En 1995, les transferts représentaient 22,05 points de PIB, soient 40,2 % des dépenses totales. Le chiffre entre parenthèses indique la part de cette dépense dans les dépenses totales. Δ : différence entre 2023 et 1995 en points de PIB et le chiffre entre parenthèses l’évolution de la part.

L’État a donc contenu ces achats de B & S et réduit sa masse salariale, quand bien même les effectifs croissaient de plus de 20 % (données FIPECO). Simultanément, l’emploi salarié et non salarié du secteur privé augmentait de 27 % (données Insee). Des effectifs augmentant moins que dans le privé et une part de la production de l’État dans le PIB progressant révèlent une plus forte hausse de la productivité du travail du secteur public. Mais, ceci ne s’est pas traduit par une augmentation des rémunérations du public. Au contraire, l’écart de salaire entre le public et le privé s’est fortement réduit sur la période, passant de +11,71 % en 1996 en faveur du public (données Insee (1999) pour le public et Insee (1997) pour le privé), à 5,5 % en 2023 (données Insee (2024a) pour le privé et Insee (2024b) pour le public).

Cette première décomposition montre que l’organisation de la production de l’État (achat de B & S et salaires) n’a pas dérivé, mais que les hausses des dépenses de redistribution (+ 3,06 points de PIB en trente ans) ont fortement crû. Ces hausses de transferts correspondent aux trois quarts des économies nécessaires à la stabilisation de la dette publique.

De moins en moins d’argent pour les élèves et la défense

Les dépenses de l’État se décomposent en différents services, c’est-à-dire, en différentes fonctions (l’éducation, la défense, la protection sociale…). La figure 1 montre que les dépenses des services généraux, d’éducation et de la défense ont crû moins vite que le PIB depuis 1995 (surface rouge). En effet, leurs budgets en points de PIB ont respectivement baissé de 2,14 points, 0,78 point et 0,68 point de PIB. Si la baisse du premier poste peut s’expliquer, en partie, par la rationalisation liée au recours aux technologies de l’information, et la seconde par l’arrêt de la conscription, celle de l’éducation est plus surprenante.

Elle l’est d’autant plus que Aubert et al. (2025) ont montré que 15 % de ce budget incluait (soit 0,75 point de PIB) des dépenses de retraites qu’il « faudrait » donc réallouer vers les pensions pour davantage de transparence. La croissance constante de cette contribution aux pensions dans le budget de l’éducation indique que les dépenses consacrées aux élèves sont en forte baisse, ce qui peut être mis en lien avec la dégradation des résultats des élèves de France aux tests de type Pisa. Enfin, dans le contexte géopolitique actuel, la baisse du budget de la Défense peut aussi sembler « peu stratégique ».

Lecture : En 1995, les dépenses de protection sociale représentaient 21,41 points de PIB, dont 18,14 points de PIB en transferts, 1,16 point en salaires et 2,11 points en B&S ; en 2023, elles représentaient 23,33 points de PIB dont 20,16 points, 1,12 point en salaire et 2,0 points en B&S.

De plus en plus pour la santé et la protection sociale

La surface verte de la figure 1 regroupe les fonctions qui ont vu leurs budgets croître plus vite que le PIB, de la plus faible hausse (ordre public/sécurité, avec + 0,24 point de PIB) aux plus élevées (santé, + 1,72 point de PIB, et protection sociale, + 1,92 point de PIB). Ces deux postes de dépenses représentent 65,3 % des hausses. Viennent ensuite les budgets sport/culture/culte, environnement et logement qui se partagent à égalité 24 % de la hausse totale des dépenses (donc approximativement 8 % chacun). Enfin, les budgets des affaires économiques et de l’ordre public/sécurité expliquent les 10,7 % restant de hausse des dépenses, à hauteur de 6,4 % pour le premier et 4,3 % pour le second.

Si l’on se focalise sur les plus fortes hausses, c’est-à-dire, la santé et la protection sociale, les raisons les expliquant sont différentes. Pour la protection sociale, les dépenses de fonctionnement sont quasiment stables (B&S et salaires) alors que les prestations sont en forte hausses (+ 2 points de PIB). Les dépenses de santé voient aussi les prestations offertes croître (+ 1 point de PIB), mais se caractérisent par des coûts croissants de fonctionnement : + 0,6 point pour les B&S, et + 0,12 point de PIB pour les salaires des personnels de santé, alors que les rémunérations baissent dans le public, ceux des agents de l’éducation, par exemple, passant de 4,28 à 3,47 points de PIB (-0,81 points de PIB).

Dans la protection sociale, de plus en plus pour la maladie et les retraites

La protection sociale, premier poste de dépense (23,33 % du PIB), regroupe différentes sous-fonctions représentées dans la figure 2. À l’exception des sous-fonctions maladie/invalidité (+ 0,07 point de PIB), exclusion sociale (+ 0,43 point du PIB) et pensions (+ 2,41 points de PIB), les budgets de toutes les sous-fonctions de la protection sociale ont vu leur part baisser (surface en rouge). Les réformes des retraites ont donc été insuffisantes pour éviter que les pensions soient la dépense en plus forte hausse.

Enfin, si on ajoute aux dépenses de santé la partie des dépenses de protection sociale liée à la maladie et à l’invalidité (voir la figure 2), alors ces dépenses globales de santé ont crû de 1,79 point de PIB entre 1995 et 2023.

Quels enseignements tirer ?

Ces évolutions suggèrent que les budgets à venir pourraient cibler les économies sur les dépenses de santé et les pensions, ces deux postes ayant déjà fortement crû dans le passé. Évidemment, une partie de ces hausses est liée à l’inévitable vieillissement de la population. Mais une autre vient de l’augmentation des prestations versées à chaque bénéficiaire. Par exemple, la pension de retraite moyenne est passée de 50 % du salaire moyen dans les années 1990 à 52,3 % en 2023. Le coût de la prise en charge d’un infarctus du myocarde est passé de 4,5 Smic dans les années 1990 à 5,6 Smic dans les années 2020

France 24, octobre 2025.

En revanche, un rattrapage portant sur l’éducation et la Défense semble nécessaire au vu du sous-investissement passé et des défis à venir. Les rémunérations des agents du public doivent aussi être reconsidérées. Le tableau 2 montre que le PLF 2026 propose des mesures répondant en partie a ce rééquilibrage en réduisant les dépenses de protection sociale et en particulier les pensions. Enfin, le PLF 2026 prévoit une hausse du budget de la défense, alors que la réduction de 8,6 milliards d’euros des budgets des fonctions hors défense et ordre public épargne l’éducation.

Au-delà de ces arguments de rééquilibrage, les choix budgétaires doivent aussi reposer sur une évaluation d’impact sur l’activité (croissance et emploi). Les analyses de Langot et al. (2024) indiquent que les baisses de transferts indexés sur les gains passés (comme les retraites) peuvent avoir un effet positif sur la croissance, facilitant alors la stabilisation de la dette publique, au contraire des hausses des prélèvements.

Privilégier la production des biens publics aux dépens des transferts se justifie aussi au regard des enjeux géopolitiques et climatiques, et permet également de réduire les inégalités (voir André et al. (2023)).

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. De Chirac à Macron, comment ont évolué les dépenses de l’État – https://theconversation.com/de-chirac-a-macron-comment-ont-evolue-les-depenses-de-letat-268520

Stabilité affichée, risques cachés : le paradoxe des « stablecoins »

Source: The Conversation – France (in French) – By Céline Antonin, Chercheur à Sciences Po (OFCE) et chercheur associé au Collège de France, Sciences Po

Les _stablecoins_ apparaissent comme un instrument de dollarisation et une menace pour la souveraineté monétaire des États, notamment ceux de la zone euro. Funtap/Shutterstock

Présentés comme des ponts entre la finance traditionnelle et l’univers des cryptoactifs, les « stablecoins » (jetons indexés) prétendent révolutionner la monnaie et la finance. Pourtant, ils portent en germe une double menace : la fragilisation de l’ordre monétaire, fondé sur la confiance, et de l’ordre financier, en créant de nouveaux canaux de risque.


Les « stablecoins » sont des « jetons qui ont pour objectif de pallier la forte volatilité des cryptoactifs traditionnels grâce à l’indexation de leur valeur sur celle d’une devise ou d’un panier de devises (dollar, euro, yen) dans un rapport de 1 : 1, ou encore sur une matière première (or, pétrole) » ainsi que nous l’expliquons dans notre ouvrage avec Nadia Antonin. Pour chaque unité de stablecoin émise, la société émettrice conserve en réserve une valeur équivalente, sous forme de monnaie fiduciaire ou d’actifs tangibles servant de garantie.

On peut distinguer trois types de stablecoins en fonction du type d’ancrage :

  • Les stablecoins centralisés, où l’ancrage est assuré par un fonds de réserve stocké en dehors de la chaîne de blocs (off chain).

  • Les stablecoins décentralisés garantis par d’autres cryptoactifs, où le collatéral est stocké sur la chaîne de blocs (on chain).

  • Les stablecoins décentralisés algorithmiques.

Fin octobre 2025, la capitalisation de marché des stablecoins atteint 312 milliards de dollars (plus de 269 milliards d’euros), dont 95 % pour les stablecoins centralisés. Nous nous concentrons sur ces derniers.

Genius Act vs MiCA

Concernant la composition des réserves, les réglementations diffèrent selon les pays. La loi Genius, adoptée par le Congrès des États-Unis en juillet 2025, dispose que chaque stablecoins de paiement doit être garanti à 100 % par des actifs liquides, principalement des dollars américains, des bons du Trésor ou des dépôts bancaires. Il prévoit également des rapports mensuels détaillés et un audit annuel obligatoire pour les grands émetteurs.

Dans l’Union européenne (UE), le règlement MiCA impose des conditions beaucoup plus strictes. Il exige que les actifs soient entièrement garantis par des réserves conservées dans des banques européennes et soumis à des audits indépendants au moins deux fois par an.

Stabilité du système monétaire fragilisée

Crypto-actifs. Une menace pour l’ordre monétaire et financier, par Céline et Nadia Antonin.
Economica, Fourni par l’auteur

Bien que plus « stables » en apparence que d’autres cryptoactifs, les stablecoins échouent à satisfaire les trois principes qui, selon la littérature monétaire institutionnelle, définissent la stabilité d’un système monétaire : l’unicité, l’élasticité et l’intégrité.

Historiquement, le principe d’unicité garantit que toutes les formes de monnaie
– billets, dépôts, réserves… – sont convertibles à parité, assurant ainsi une unité de compte stable. Les stablecoins, émis par des acteurs privés et non adossés à la monnaie centrale, mettent fin à cette parité : leur valeur peut s’écarter de celle de la monnaie légale, introduisant un risque de fragmentation de l’unité monétaire.

Le principe d’élasticité renvoie à la capacité du système monétaire à ajuster l’offre de liquidités aux besoins de l’économie réelle. Contrairement aux banques commerciales, qui créent de la monnaie par le crédit sous la supervision de la banque centrale, les émetteurs de stablecoins ne font que transformer des dépôts collatéralisés : ils ne peuvent ajuster la liquidité aux besoins de l’économie.

Le principe d’intégrité suppose un cadre institutionnel garantissant la sécurité, la transparence et la légalité des opérations monétaires. Les stablecoins échappent à la supervision prudentielle, exposant le système à des risques de blanchiment, de fraude et de perte de confiance.

La question des réserves

L’existence et la qualité des réserves sont fragiles. Il faut garder à l’esprit que les actifs mis en réserve ne sont pas équivalents à la monnaie banque centrale : ils sont exposés aux risques de marché, de liquidité et de contrepartie.

Aux États-Unis, les émetteurs (comme Tether ou Circle) publient des attestations périodiques, mais ne produisent pas d’audit en temps réel. Rappelons qu’en 2021, Tether s’était vu infliger une amende de 41 millions de dollars (plus de 35 millions d’euros) par la Commodity Futures Trading Commission des États-Unis, pour avoir fait de fausses déclarations sur la composition de ses réserves. Les réserves sont souvent fragmentées entre plusieurs juridictions et déposées dans des institutions non réglementées.




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Le modèle économique des émetteurs de stablecoins repose sur la rémunération de leurs réserves. Il va de soi qu’ils n’ont aucun intérêt à détenir des actifs sûrs et à faible rendement. Imaginons que survienne une annonce qui sèmerait le doute sur la qualité des réserves. En l’absence d’accès aux facilités de la banque centrale ou à une assurance-dépôts, une perte de confiance se traduirait mécaniquement par une panique et un risque de perte d’ancrage.

Cette fragilité mine l’une des fonctions essentielles de la monnaie : la réserve de valeur.

Instrument de dollarisation et de colonisation monétaire

Les stablecoins apparaissent comme un instrument de dollarisation et une menace pour la souveraineté monétaire des États. En 2025, 99,0 % des stablecoins sont adossés au dollar en termes de capitalisation de marché. En diffusant des stablecoins adossés au dollar dans les économies émergentes ou faiblement bancarisées, les stablecoins favorisent une dollarisation numérique qui érode la souveraineté monétaire des banques centrales.

Pour l’UE, le risque est celui d’une colonisation monétaire numérique : des systèmes de paiement, d’épargne et de règlement opérés par des acteurs privés extra-européens. Les stablecoins conduisent également à une privatisation du seigneuriage – la perception de revenus liés à l’émission de monnaie, normalement perçus par la Banque centrale européenne (BCE). Les émetteurs de stablecoins captent la rémunération des actifs de réserve sans redistribuer ce rendement aux porteurs. Ce modèle détourne la fonction monétaire : la liquidité publique devient une source de profit privé, sans contribution à la création de crédit ou à l’investissement productif.

Risque de crise financière systémique

L’interconnexion entre stablecoins et finance traditionnelle accroît le risque systémique. En cas de perte de confiance, un mouvement de panique pourrait pousser de nombreux détenteurs à échanger leurs stablecoins, mettant en péril la capacité des émetteurs à rembourser. Or, les détenteurs ne sont pas protégés en cas de faillite, ce qui renforce le risque de crise systémique.

Le marché des stablecoins est très lié au marché de la dette souveraine états-unienne. La demande supplémentaire de stablecoins a directement contribué à l’augmentation des émissions de bons du Trésor à court terme (T-bills) aux États-Unis et à la baisse de leur rendement. La liquidation forcée de dizaines de milliards de T-bills perturberait le marché états-unien de la dette à court terme.

Risque de crédit et de fraude

Les stablecoins accroissent le risque de crédit, car comme les autres cryptoactifs, ils offrent un accès facilité à la finance décentralisée. Or, les possibilités d’effets de levier – autrement dit d’amplification des gains et des pertes – sont plus forts dans la finance décentralisée que dans la finance traditionnelle.

Mentionnons le risque de fraude : selon le Groupe d’action financière (Gafi), les stablecoins représentent désormais la majeure partie des activités illicites sur la chaîne de blocs, soit environ 51 milliards de dollars (44 milliards d’euros) en 2024.

Les stablecoins fragilisent la souveraineté des États, introduisent une fragmentation monétaire et ouvrent la voie à de nouvelles vulnérabilités financières. Pour l’Europe, l’alternative réside dans le développement d’une monnaie numérique de banque centrale, où l’innovation se conjugue avec la souveraineté. La vraie innovation ne réside pas dans la privatisation de la monnaie, mais dans l’appropriation par les autorités monétaires des outils numériques.


Cette contribution est publiée en partenariat avec les Journées de l’économie, cycle de conférences-débats qui se tiendront du 4 au 6 novembre 2025, au Lyon (Rhône). Retrouvez ici le programme complet de l’édition 2025, « Vieux démons et nouveaux mondes ».

The Conversation

Céline Antonin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Stabilité affichée, risques cachés : le paradoxe des « stablecoins » – https://theconversation.com/stabilite-affichee-risques-caches-le-paradoxe-des-stablecoins-267675

Le cinéma d’horreur, miroir de nos angoisses contemporaines

Source: The Conversation – France (in French) – By Jean-Baptiste Carobolante, Professeur d’histoire et théorie de l’art, ESA / École Supérieure d’Art / Dunkerque – Tourcoing

Dakota Fanning dans _Vicious_ (2025), de Bryan Bertino. Allociné

Alors que nous traversons une époque de plus en plus troublée, un constat s’impose : le cinéma d’horreur, lui, se porte à merveille. Ce succès n’a rien d’anodin : il reflète la manière dont les inquiétudes sociétales, toujours plus prégnantes, trouvent dans l’horreur un terrain d’expression privilégié, un miroir révélateur de nos angoisses collectives.


Ces dernières années ont vu émerger nombre de films et de séries rencontrant un véritable engouement, tandis que certains réalisateurs – comme Jordan Peele, Ari Aster ou Jennifer Kent – sont devenus des auteurs plébiscités, voire des figures incontournables du genre.

Les racines du cinéma d’horreur actuel se trouvent dans les productions hollywoodiennes des années 1970. À ce sujet, le critique Jean-Baptiste Thoret relevait que le cinéma de l’époque fut déterminé par la généralisation de la télévision dans les foyers, et de son nouveau registre d’images. Les horreurs du monde extérieur étaient ainsi présentées tous les soirs dans les salons familiaux.

La guerre du Vietnam, les émeutes réprimées de manière sanglante – notamment les sept « émeutes de Watts » aux États-Unis en août 1965 –, les faits divers lugubres s’introduisaient dans le quotidien de tous les Américains, puis de tous les Occidentaux. Le cinéma de possession, l’Exorciste (William Friedkin, 1973), mais aussi les slashers et leurs tueurs barbares arpentant les paisibles zones pavillonnaires (la Dernière Maison sur la gauche, Wes Craven, 1972) en sont des exemples probants : les peurs de la destruction du soi intime et de l’espace domestique furent liées à cette obsession pour un « mal intérieur » que diffusait, incarnait et répandait l’écran de télévision.

Mais c’est aussi, bien sûr, le cinéma de zombies (la Nuit des morts-vivants, George A. Romero, 1968) au postulat très simple : les morts viennent harceler les vivants ; ou, en termes cinématographiques, le hors-champ vient déborder dans le champ. De fait, la décennie posa des bases horrifiques qui sont toujours valides aujourd’hui.

Le cinéma d’horreur est un registre qui tourne toujours autour d’un même sujet : les frontières (d’un monde, d’un pays, d’une maison, d’un corps) sont mises à mal par une puissance insidieuse, puissante, voire surnaturelle.

Le XXIᵉ siècle et la peur des images

Notre siècle se situe de fait dans la continuité des années 1970 qui ont posé les bases du genre. Nous pouvons définir quatre grandes peurs qui traversent toutes les productions horrifiques actuelles : la question du contrôle politique, de son efficience et de ses abus ; la question de l’identité et de la différence ; celle de la violence, de l’agression, voire de la torture ; et, enfin, la peur des médias et de la technologie.

La peur politique est au cœur de nombreuses productions horrifiques. C’est notamment le cas de la saga American Nightmare (James DeMonaco, 2013–2021) qui nous présente une société américaine fondamentalement dysfonctionnelle en raison de ses orientations politiques : une nuit par an, afin de « purger » la société, toutes les lois sont suspendues. Le troisième volet, The Purge : Election Year (James DeMonaco, 2016), ne s’y trompait pas en détournant la casquette du mouvement MAGA sur son affiche promotionnelle.

Mais l’horreur des choix politiques se trouve également au cœur des films apocalyptiques et postapocalyptiques. Qu’ils mettent en scène des zombies, des épidémies ou des extra-terrestres, l’horreur provient bien souvent de l’incapacité institutionnelle à répondre au mal, puis de la violence fondamentale avec laquelle les sociétés se reconstituent ensuite. C’est notamment le cas dans la série The Walking Dead (Frank Darabont, 2010–2022), qui nous présente tout un répertoire de modes de vie collective, en majorité profondément inégalitaires, voire cruelles.

Les questions identitaires, elles, relèvent de l’horreur politique lorsque les films prennent le racisme comme sujet. On retrouve cet aspect dans Get Out (Jordan Peele, 2017), dans lequel de riches Blancs s’approprient les corps d’Afro-Américains afin de s’offrir une seconde jeunesse. Mais c’est aussi le cas, de façon plus générale, du cinéma de possession, qui est toujours un cinéma traitant de problèmes identitaires, du rapport à soi, voire de folie ou de dépression. Possédée (Ole Bornedal, 2012), Mister Babadook (Jennifer Kent, 2014), ou encore Heredité (Ari Aster, 2018) mettent tous en scène des individus combattant un démon – ou une entité maléfique – pour retrouver un sens à leur vie et une stabilité identitaire.

La peur de la violence est peut-être la réponse cinématographique la plus directe aux faits divers qui ont envahi les médias depuis plusieurs décennies. Faits divers ayant même donné naissance à des sous-genres cinématographiques autonomes. Le « torture porn » – illustré par les sagas Saw (depuis 2004), Hostel (2005–2011) et The Human Centipede (Tom Six, 2009–2016), par exemple – est un type de film dont l’objet est la représentation de tortures physiques et/ou psychologiques infligées par un maniaque (ou un groupuscule puissant) à des individus malchanceux. Le « rape and revenge » (« viol et vengeance »), quant à lui, représente, comme son nom l’indique, de jeunes femmes violentées qui prennent leur revanche sur leurs agresseurs, souvent de manière sadique. C’est le cas de films comme Revenge (Coralie Fargeat, 2017) ou la saga I Spit on Your Grave (2010–2015).

Enfin, le dernier territoire que nous mentionnons a fini, selon nous, par englober tous les autres. À notre époque, toute peur est liée à la manière dont nous nous représentons le monde, l’Autre et nous-mêmes, sous la forme d’un simulacre ou via un dispositif technologique intercesseur.

Le réel s’offre à nous à travers des filtres technologiques. Ainsi, c’est toujours à l’écran – télévision, ordinateur ou smartphone – de « rendre réel », de définir ce qui est vrai, et de nous offrir des expériences. Or, nous courons toujours le risque que ces systèmes de représentation abusent de nous et deviennent, à leur tour, oppressants. C’est le postulat même du registre horrifique du « found footage », depuis le Projet Blair Witch (Daniel Myrick et Eduardo Sánchez, 1999), en passant par les sagas Paranormal Activity (2007–2021), REC (2007–2014), ou encore Unfriended (Levan Gabriadze, 2014). Ces films, prenant l’aspect et la forme d’archive retrouvée – bien souvent domestique ou policière –, peuvent centrer leurs récits aussi bien autour de spectres, de tueurs en série ou d’extra-terrestres, car c’est le dispositif d’image lui-même, plus que le monstre, qui crée la matière horrifique.

L’inéluctabilité du mal

Deux phénomènes nouveaux semblent, toutefois, se dégager depuis quelques années. Le premier, par son absence relative dans le cinéma d’horreur, et le second, par son omniprésence.

Il s’agit tout d’abord du cataclysme écologique, que l’on retrouve de façon prégnante dans le cinéma de science-fiction, mais très peu dans les films d’horreur. Cette absence, plutôt que de témoigner d’une incapacité de représentation, relève peut-être d’un enjeu trop mondial pour être abordé par un genre finalement plus attaché à des parcours intimes, à des trajectoires d’individus confrontés à l’horreur, plutôt qu’à des horreurs sociétales.

Bien sûr, le cinéma de zombies ou d’apocalypse traite déjà en substance de cet effondrement civilisationnel, mais il faut que ce soit l’humain qui meure, et non le vivant, la nature ou l’environnement, pour que l’horreur devienne manifeste.

Quelques films, comme le long métrage français la Nuée (Just Philippot, 2020), tentent toutefois de poser la question d’une horreur humaine à partir d’une bascule environnementale. Notons également que la pandémie de Covid-19 n’a pas laissé de trace significative dans le genre horrifique. L’horreur pandémique est déjà présente au cinéma depuis les zombies de la fin des années 1960, lorsque la peur et la paranoïa suscitée par le confinement sont déjà figurées au cinéma à travers le motif de la maison hantée qui nous présente toujours des individus prisonniers d’un espace domestique devenu oppressant, voire létal.

Enfin, l’omniprésence actuelle que nous évoquions est certainement celle de l’inéluctabilité du mal. Alors que le cinéma d’horreur des décennies précédentes était encore un cinéma globalement centré sur le monstre (tueur, démon, alien, spectre, etc.), tangible et donc affrontable, notre époque contemporaine présente des antagonistes qui ne sont rien d’autre qu’une puissance abstraite de destruction.

Des films sortis cette année, comme les Maudites (El Llanto, Pedro Martin-Galero, 2024) ou Vicious (Bryan Bertino, 2025), représentent le mal comme une volonté omniprésente, omnipotente, qui dépasse et qui détruit tous les cadres de protection. La société, la famille, le réel volent en éclats ; et nous, spectatrices et spectateurs, ne pouvons que contempler la longue descente aux enfers d’individus voués au néant.

Ce motif horrifique ne nous semble pas anecdotique, tant il dit quelque chose de notre époque, de ses peurs, voire de son désespoir. Comme dans le cinéma expressionniste allemand des années 1930, une puissance a pris le contrôle de la société, et le cinéma d’horreur actuel semble se résigner à le laisser dramatiquement triompher.


Cet article est publié dans le cadre de la série « Regards croisés : culture, recherche et société », publiée avec le soutien de la Délégation générale à la transmission, aux territoires et à la démocratie culturelle du ministère de la culture.

The Conversation

Jean-Baptiste Carobolante ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Le cinéma d’horreur, miroir de nos angoisses contemporaines – https://theconversation.com/le-cinema-dhorreur-miroir-de-nos-angoisses-contemporaines-268442

Cinéma : le « slasher » chez Wes Craven, ou le retour du refoulé

Source: The Conversation – France (in French) – By Maxime Parola, Doctorant en Art, Université Côte d’Azur

Un détail de l’affiche des _Griffes de la nuit_ (_A Nightmare on Elm Street_, 1984), signée de Joseph Peak. Allociné

Apparu dans les années 1970, le « slasher » est une catégorie de film d’horreur répondant à une typologie très stricte et particulièrement codifiée. Si le réalisateur Wes Craven n’est pas à proprement parler à l’origine du genre, il y a contribué de façon significative au travers de plusieurs films dont les plus marquants sont sans conteste « les Griffes de la nuit » (1984), où apparaît la figure de Freddy Krueger, et « Scream » (1996) qui lancera la vague des « neo-slashers ».


Le slasher se définit par un certain nombre de figures imposées tant dans le type de personnages mis en scène que par l’histoire qu’il raconte. C’est toujours le récit d’un groupe d’adolescents ayant commis une faute, ou dont les parents ont commis une faute. Ils sont poursuivis par un tueur, systématiquement masqué et qui les tuera avec une arme blanche, toujours la même. Les victimes s’enchaînent alors dans une série de meurtres violents liés à des transgressions adolescentes (consommation de drogues, alcool, relation sexuelle, etc.).

L’héroïne du film, toujours une femme, qui elle n’a commis aucune transgression, affronte le tueur dans un dernier face à face dont elle sortira victorieuse. C’est l’iconique « final girl ». Le tueur, vaincu, laisse généralement entendre qu’il pourrait revenir par une ultime déclaration, un effet de surprise, voir une déclaration humoristique… À titre d’exemple la scène de fin de la Fiancée de Chucky (1998), quatrième volet de la saga, où la poupée tueuse déclare d’un air dépité à celle qui la menace d’une arme : « Vas-y tue moi, je reviens toujours… C’est juste que c’est chiant de mourir. »

Aux origines d’un sous-genre du film d’horreur

Le premier film à porter tous les codes du slasher est Halloween, la nuit des masques (1978), de John Carpenter. La célèbre scène de la douche dans Psychose (1960) en est peut-être la matrice : tous les codes du slasher y sont déjà réunis (une victime féminine poignardée à répétition par un ennemi sans visage). L’autre branche historique du slasher est celle du giallo italien et notamment le célèbre film la Baie sanglante (1971), de Mario Bava, qui porte déjà certains codes, comme les morts violentes et la sexualité.

Si Wes Craven ne rejoint formellement le genre qu’en 1984, son tout premier film, que certains qualifie de « proto-slasher », la Dernière Maison sur la gauche (1972) – lui même un remake du méconnu Jungfrukällan (la Source), d’Ingmar Bergman (1960) – avait posé certains éléments du genre parmi lesquels la violence exacerbée, le rapport entre meurtre et transgression sexuelle, et l’idée d’une héroïne féminine plus forte que ses agresseurs.

En 1984, Wes Craven sort les Griffes de la nuit. Si ce film respecte scrupuleusement tous les codes du genre, on peut voir aussi comment il les tord pour mieux les affirmer. Ainsi le tueur incarné par Freddy Krueger utilise une arme improbable, puisqu’il s’est fabriqué un gant en métal garni de lames de rasoir. Il ne porte pas non plus de masque, mais il a le visage gravement brûlé. La sexualité est présente chez toutes les victimes mais aussi dans le discours de Freddy, et dans son passé de tueur pédophile. C’est d’ailleurs la vengeance des habitants du quartier qui constitue la transgression originelle que les enfants doivent expier.

Il y a quelque chose de pourri au royaume du « slasher »

Dans Scream (1996) et dans les Griffes de la nuit, on retrouve l’idée d’un secret porté par les parents dont les conséquences retombent sur les enfants. Derrière le pavillon idéal d’Elm Street se cachent des meurtriers qui ont brûlé vif un homme et le dissimulent à leurs enfants, même après les premiers meurtres dans le quartier. Dans Scream, c’est plus prosaïquement les mœurs légères d’une mère de famille assassinée et le déni de sa fille vis-à-vis de ces transgressions qui font apparaître le tueur.

On voit qu’il y a dans ces deux cas l’idée d’une société des apparences qui serait en réalité pourrie, et on retrouve la critique du mode de vie américain déjà visible chez Stephen King, par exemple. Derrière un puritanisme d’apparence, se cachent les crimes que l’on dissimule à nos enfants.

Cette thématique récurrente dans le cinéma américain (dans un registre comique, il s’agit d’ailleurs du pitch de Retour vers le futur où un adolescent élevé par une mère stricte se retrouve renvoyé dans le passé pour découvrir qu’elle-même fut une adolescente très libérée) est un point structurant dans les films d’horreur américains et encore plus dans le slasher.

Cette interprétation politique du slasher se voie complétée par une autre interprétation plus universelle et psychanalytique. Par delà la question de l’hypocrisie parentale, c’est celle du refoulement du sexuel dans les sociétés issues des trois monothéismes qui est en jeu. Si la question de la sexualité, en tant qu’elle transforme le corps, peut être perçue universellement comme un sujet d’angoisse, elle ne devient une question morale que quand elle est associée à la notion d’interdit.

Le tueur masqué et sans visage est plus facilement reconnu à son arme qu’à sa tête. Or, l’arme blanche qu’il porte et qui le caractérise n’est-elle pas justement une métaphore phallique ? Le tueur sans visage est alors une allégorie du sexuel, masculin et intrusif, s’opposant à la figure de la jeune femme vertueuse. L’angoisse du spectateur devant l’antagoniste se conçoit alors comme la matérialisation d’une angoisse adolescente, celle de l’entrée dans la sexualité.

Un genre féministe ou conservateur ?

Entre la figure forte de la « final girl » et les transgressions sexuelles à l’origine des meurtres se pose la question récurrente du message porté par les slashers. Ambivalent par nature, il est difficile de dire du slasher s’il est féministe ou conservateur. En nous plaçant régulièrement derrière le masque du tueur, nous nous retrouvons dans la position de celui qui punit, prenant de fait le parti d’une morale conservatrice. Mais, d’un autre côté, on y découvre que la société présentée aux autres personnages comme vertueuse est le plus souvent pourrie par le secret et par le mensonge.

L’héroïne adolescente du film se voit alors prise entre deux mondes d’adultes aussi peu enviables l’un que l’autre et nous rappelle une autre figure culte du cinéma adolescent, dans un tout autre genre, celle de Pauline à la plage (1983), d’Éric Rohmer, où les tartufferies des adultes les décrédibilisent et font comprendre à Pauline qu’elle devra trouver son propre chemin loin des modèles et des figures imposées. Une « final girl » à la française pour ainsi dire…

The Conversation

Maxime Parola ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Cinéma : le « slasher » chez Wes Craven, ou le retour du refoulé – https://theconversation.com/cinema-le-slasher-chez-wes-craven-ou-le-retour-du-refoule-268519