Évaluer les structures d’insertion par l’activité économique au-delà des chiffres

Source: The Conversation – in French – By Anne Le Roy, Enseignante chercheuse en Economie au CREG à l’UGA, Université Grenoble Alpes (UGA)

Une démarche d’évaluation a été construite par un groupe de travail de structures d’insertion par l’activité économique en Isère, aux côtés de l’Université Grenoble-Alpes. TI38, Fourni par l’auteur

Mesurer n’est pas synonyme d’évaluer. C’est ce que démontre une recherche menée en Isère sur les structures de l’insertion par l’activité économique (SIAE), à l’occasion du mois de l’économie sociale et solidaire (ESS). Si le taux de sortie dynamique est leur unique indicateur d’évaluation, il convient d’en explorer d’autres… avec moins de chiffres, et plus de lettres.


Alors que la raison d’être des structures de l’insertion par l’activité économique (SIAE) est d’accompagner les personnes rencontrant des difficultés à s’insérer sur le marché de l’emploi, leurs actions sont évaluées à l’aune d’un seul indicateur : le taux de sorties dynamiques. Non seulement ce taux ne révèle qu’une partie de ce que ces structures produisent, mais il met dans l’ombre « tout le reste ».

Afin d’éclairer ce qui est mis dans l’ombre, un collectif associatif de structures d’insertion en Isère, TI38, a proposé une démarche collective pour répondre à ce besoin de connaissances aujourd’hui partagé : que génèrent les SIAE ? Qu’apportent-elles à la société ?

Démarche d’évaluation en Isère

Pour reprendre les propos tenus par le collectif porteur de la démarche, « la réflexion est née d’un constat partagé : ce qui fait le cœur du travail réalisé jour après jour par l’insertion par l’activité économique (IAE) est peu visible et les indicateurs existants n’en rendent pas suffisamment compte ». Ces structures sont régulièrement sous tension :

« Les subventions accordées ne compensent que très partiellement les surcoûts engendrés par leur mission sociale et ne paraissent pas constituer un avantage économique. »

Pour éclairer et faire exister ce qui est invisibilisé, un groupe de travail émanant de TI38 s’est constitué et m’a sollicitée compte tenu de mes recherches sur l’évaluation des réalités échappant aux indicateurs classiques.

C’est ainsi qu’une démarche d’évaluation a été élaborée, afin d’identifier, d’apprécier et d’expliquer les changements générés sur les salariés en insertion et sur leur territoire.

Évaluation des structures d’insertion

L’évaluation est bien plus qu’une mesure, bien plus qu’une série de mesures. C’est un moyen de rendre compte des actions réalisées, de révéler la manière dont elles sont mises en œuvre et les effets générés en vue, notamment, de mettre en perspective leur diversité et leur transversalité.

Restituer la démarche menée au niveau isérois et nourrir une réflexion impulsée au niveau national par l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) peut aider à révéler les richesses créées par les SIAE.

Étape 1 : rendre visible le travail autour de cinq dimensions

À partir de questionnaires et d’entretiens avec les partenaires impliqués (SIAE, État, Département et Métropole), il s’agissait de proposer une vision partagée de l’insertion par l’activité économique et son évaluation ; vision à partir de laquelle ont émergé les composantes de l’utilité sociale des SIAE, appelées « dimensions ».

Cinq dimensions ont été discutées, complétées puis validées par le groupe, en vue de les traduire collectivement en indicateurs :

  • insertion et accompagnement professionnels,

  • accompagnement social, prise en charge des freins et lutte contre la pauvreté,

  • lien social, intégration et mieux être,

  • développement économique et territorial,

  • environnement.

Étape 2 : récolter des données

Le groupe a ensuite travaillé chacune des dimensions retenues pour proposer des chiffres à même de les rendre visibles et les questions permettant de les obtenir.

Les données créées ont permis de donner corps aux dimensions de l’utilité sociale dont l’analyse a été complétée par des entretiens, collectifs et individuels. Il s’agissait de faire parler et comprendre les informations soulevées, mais aussi de creuser des questions apparues lors du traitement des données.

Les apprentissages de l’évaluation de l’utilité sociale des SIAE de l’Isère.
ti38

Étape 3 : la valeur ajoutée des structures de l’insertion par l’activité économique (SIAE)

L’analyse collective des données chiffrées et lettrées a mis en lumière la complexité du travail réalisé par les acteurs des SIAE, qu’un taux de sortie dynamique ne peut pas révéler à lui seul. Leurs créations sont diverses et transversales, comme l’attestent les cinq points saillants ressortant de la démarche menée par TI38.

L’accueil de publics aux multiples problématiques

Les publics accueillis ont des difficultés, communément appelées « freins à l’emploi », plus nombreuses et plus diverses que par le passé – langue, transport, santé, etc. Ce cumul de difficultés, selon les dires des professionnels, transforme et complexifie le travail d’accompagnement et d’encadrement.

Un accompagnement relevant de plus en plus de l’action sociale

Les conseillères en insertion sociale et professionnelle (CISP) interviennent de différentes façons – mise en lien, écoute, suivi et accompagnement aux démarches – et sur de nombreux fronts – langue, numérique, logement, handicap, addiction, etc. – pour faire avancer les problématiques sociales. Cela est à l’origine d’une complexité croissante du volet social qui demande du temps, tout en étant difficile à caractériser et à mesurer.

Une professionnalisation sur différents registres

La mission principale des conseillères en insertion sociale et professionnelle est de conduire les salariés vers l’emploi durable. Ce travail se situe dans la structure d’insertion via l’activité support et en extérieur en proposant des formations, des stages ou par des expériences en CDD et intérim. Le nombre de suspensions de contrat d’insertion liées à ce motif pourrait être un indicateur à ajouter dans les futures évaluations.

Des salariés exprimant le sentiment de retrouver une place dans la société

Les salariés interviewés mettent en avant les effets du parcours sur leur vie quotidienne. Ils parlent de confiance, de motivation et d’espoir retrouvés, sources d’effets positifs sur leur santé, physique et mentale, et sur leur vie sociale. Ils ont l’impression de « retrouver une place » dans la société dès le début du parcours, ce que le taux de sortie dynamique ne révèle pas.

Des entreprises de proximité essentielles au territoire isérois

Les structures de l’insertion par l’activité économique (SIAE) sont des acteurs économiques ayant un savoir-faire, des réseaux de fournisseurs (8 millions d’euros d’achat) et de clients (10 000 clients) à l’origine d’un chiffre d’affaires en Isère de plus de 40 millions d’euros en 2024. La réponse aux besoins locaux et la richesse produite sur le territoire contribuent au développement territorial qu’il importerait de valoriser.

Révéler les richesses créées par les SIAE

L’évaluation menée nous invite à changer le regard porté sur les structures de l’insertion par l’activité économique (SIAE) et à prolonger la réflexion pour mettre en lumière leurs effets sur d’autres politiques – logement, santé, éducation. Pourrait être ainsi envisagée la fin d’un pilotage par un chiffre, court-termiste et inadapté aux SIAE, car pouvant entrer en contradiction avec les besoins des personnes accompagnées et la raison d’être des structures.

Ce n’est pas le chiffre qui pose problème, mais comme l’a montré le sociologue Olivier Martin dans le prolongement des travaux d’Alain Desrosière, c’est son usage laissant entendre que mesurer serait synonyme d’évaluer.


Cet article a été co-rédigé avec Magda Mokhbi, directrice des Ateliers Marianne (Le Pont-de-Claix), un chantier d’insertion.

The Conversation

Anne Le Roy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Évaluer les structures d’insertion par l’activité économique au-delà des chiffres – https://theconversation.com/evaluer-les-structures-dinsertion-par-lactivite-economique-au-dela-des-chiffres-266402

Pourquoi le mariage des enfants perdure en RDC et comment inverser la tendance

Source: The Conversation – in French – By Sathiya Susuman Appunni, Full Professor of Demography, University of the Western Cape

Malgré les efforts internationaux visant à éliminer le mariage des enfants, la République démocratique du Congo (RDC) continue d’afficher des taux élevés de cette pratique néfaste.

Le mariage des enfants désigne une union formelle ou informelle dans laquelle l’une des partenaires ou les deux ont moins de 18 ans. Il est néfaste car il prive les filles de leur droit à l’éducation, à la santé et au développement personnel.

Environ 29 % des jeunes femmes âgées de 20 à 24 ans en RDC ont été mariées avant l’âge de 18 ans. On observe également des différences selon le lieu de résidence. Dans les zones rurales, le taux de mariage avant 18 ans est beaucoup plus élevé (40,1 %), contre 19,4 % dans les zones urbaines.

Le taux de mariages précoces est encore plus élevé dans certains autres pays africains. Au Niger, il est de 76 %, au Tchad de 67 %, 68 % en République centrafricaine, 54 % au Mali, 48 % au Mozambique, 45 % en Somalie, 52 % au Soudan du Sud et 40 % en Éthiopie. L’Afrique du Sud affiche un taux nettement inférieur, à 4 %.

En tant que chercheur en santé publique et démographie sociale, j’ai passé plus de 20 ans à étudier les défis qui affectent la santé et le développement de la population en Afrique subsaharienne. Mon intérêt pour le mariage des enfants vient du constat de ses effets dévastateurs sur la santé, l’éducation et l’égalité entre les sexes, trois domaines essentiels au développement durable.

J’ai mené des recherches afin de déterminer quels facteurs socio-économiques et démographiques rendent les jeunes femmes de la RDC plus susceptibles de se marier avant l’âge de 18 ans. J’ai découvert que cette pratique est le résultat d’une interaction complexe entre la pauvreté, l’inégalité entre les sexes, les pratiques traditionnelles, la faiblesse de l’application de la loi et les conflits.

Bien que mes recherches aient été menées à partir de données de 2014 et publiées en 2017, leurs conclusions restent valables. Les quatre facteurs identifiés dans mon étude comme étant les principaux facteurs contribuant au mariage des enfants en RDC n’ont pas changé et, dans certains cas, se sont même aggravés. Une étude ultérieure sur les mariages précoces dans la province de Kabinda en RDC a confirmé les conclusions de mes recherches de 2017.

Bien qu’il ne s’agisse pas d’une étude spécifique à la RDC, les recherches menées par l’un de mes chercheurs ont non seulement mis en évidence l’ampleur du phénomène des mariages précoces en Afrique subsaharienne, mais ont également révélé les systèmes sociaux qui le perpétuent.

Sur la base des résultats de mes recherches en RDC et de l’expérience de pays qui ont réussi à réduire le niveau des mariages précoces, le changement est possible. Il passe par l’éducation, l’harmonisation et l’application des lois, l’amélioration des systèmes d’état civil, le dialogue avec les communautés et le soutien aux filles. Mettre en œuvre ces stratégies dans les régions les plus touchées pourrait faire reculer de manière significative le mariage des enfants.

L’ampleur et la répartition du problème

Les mariages précoces sont encore très courants en République démocratique du Congo. Un rapport de la Banque mondiale montre les taux de prévalence suivants : environ 37 filles sur 100 sont mariées avant l’âge de 18 ans, et 10 filles sur 100 sont mariées avant l’âge de 15 ans.

Ce phénomène est encore plus fréquent dans les zones rurales et les régions touchées par la guerre, comme les provinces du Kasaï, du Nord-Kivu et du Sud-Kivu. Les provinces orientales (Kivu) ont été particulièrement touchées par les conflits et l’instabilité.

Dans ces régions, en raison des combats prolongés et de la faiblesse des services publics, certaines familles considèrent le mariage comme un moyen de protéger les filles des dangers et de la pauvreté.

Principaux facteurs favorisant le mariage des enfants en RDC

Notre étude de 2017 a identifié quatre facteurs majeurs qui contribuent au mariage des enfants en RDC :

  • la pauvreté

  • les croyances culturelles et religieuses

  • la mauvaise application de la loi

  • les conflits armés.

Les implications politiques de l’étude de 2017 ont explicitement souligné la nécessité de mettre en œuvre des politiques solides visant à éradiquer le mariage des enfants en République démocratique du Congo.

La pauvreté reste le facteur le plus déterminant dans le mariage des enfants. Les familles vivant dans les tranches de revenus les plus basses considèrent souvent le mariage comme une stratégie pour atténuer les difficultés économiques. Les familles peuvent recevoir une dot ou réduire le nombre de bouches à nourrir. Les ménages pauvres sont également moins enclins à investir dans l’éducation des filles, ce qui est un facteur dissuasif connu pour le mariage précoce.

La pauvreté reste très répandue en RDC, la majorité de la population vivant en dessous du seuil international de pauvreté. Les auteurs soulignent que les difficultés économiques persistantes, les possibilités d’éducation limitées et les inégalités sociales continuent d’exacerber les vulnérabilités telles que le mariage des enfants, en particulier chez les filles issues de ménages à faibles revenus. Cela confirme que les conclusions de l’étude de 2017 sont toujours d’actualité.

Les filles peu ou pas scolarisées sont beaucoup plus susceptibles de se marier tôt. Mes recherches ont montré que les filles sans éducation formelle étaient trois fois plus susceptibles de se marier avant l’âge de 18 ans que celles ayant suivi des études secondaires ou supérieures.

L’éducation permet non seulement de retarder l’âge du mariage, mais aussi de donner aux filles les moyens de prendre des décisions éclairées concernant leur avenir. La situation reste inchangée selon cette étude de 2022, car les filles peu ou pas scolarisées sont susceptibles de se marier tôt.

Des croyances culturelles et religieuses profondément enracinées considèrent souvent le mariage des enfants comme une norme sociale. Dans certaines communautés, le mariage précoce est lié à des notions d’honneur familial, d’obéissance féminine ou de prescriptions religieuses. Ces croyances peuvent être difficiles à remettre en question, en particulier lorsque les anciens et les chefs religieux sont considérés comme les gardiens de la tradition.

La pauvreté reste omniprésente en République démocratique du Congo, où la plupart de la population vit en dessous du seuil international de pauvreté. Les difficultés économiques persistantes, les possibilités d’éducation limitées et l’influence des anciens et des chefs religieux en tant que gardiens de la tradition continuent d’accroître le risque de mariage des enfants, en particulier chez les filles issues de ménages pauvres.

Le système juridique de la RDC n’est pas unifié. Ce qui permet aux lois coutumières et religieuses d’exercer une influence considérable. Si les lois nationales de la RDC interdisent le mariage des enfants, leur application est au mieux inégale. Les lois coutumières prévoient souvent des échappatoires ou des exemptions qui rendent difficile l’application de l’âge minimum légal. Dans les régions touchées par des conflits, les lois coutumières locales ont souvent préséance.

Les conflits armés alimentent également les déplacements de population, l’instabilité économique et l’insécurité, ce qui accroît la vulnérabilité des filles. De nombreux parents pensent que le mariage protège contre les violences sexuelles dans ces environnements instables.

La situation sécuritaire dans le pays s’est considérablement détériorée depuis 2017 avec une intensification sans précédent du conflit armé..

Relever les défis

D’après mes recherches, quatre stratégies apparaissent particulièrement prometteuses.

Améliorer l’accès à une éducation de qualité est peut-être le moyen le plus efficace de retarder le mariage. Les programmes qui réduisent le coût de la scolarité et offrent des bourses aux filles ont fait leurs preuves dans d’autres pays africains et devraient être étendus à la RDC.

Le projet « Valuing Girls’ Formal Education », par exemple, a amélioré le taux de scolarisation et de rétention grâce à des bourses et à l’implication de la communauté. Le collectif Debout Fille autonomise les filles en leur dispensant une éducation sur la santé et le leadership via des clubs d’apprentissage numérique et des parlements de filles. Inspire Action Africa offre des bourses et un mentorat aux filles vulnérables. ChildBride Solidarity offre des bourses et un soutien financier pour permettre aux filles de rester scolarisées.

La mise à l’échelle de ces initiatives peut réduire les mariages précoces en RDC. La scolarisation permet non seulement d’éviter le mariage des filles, mais aussi d’améliorer leur santé et leur situation économique à long terme.

La RDC doit harmoniser les lois coutumières et statutaires afin de combler les lacunes qui permettent aux mariages précoces de persister. Les responsables de l’application de la loi et les dirigeants communautaires doivent également mobiliser les ressources nécessaires pour faire respecter les lois nationales.

Des systèmes d’enregistrement des naissances et des mariages plus rigoureux peuvent également aider à vérifier l’âge et à prévenir les unions illégales.

Les dialogues communautaires impliquant les parents, les anciens et les chefs religieux peuvent faire évoluer les mentalités. Il est également essentiel d’y impliquer les hommes et les garçons afin de briser les stéréotypes liés au genre.

Les programmes devraient offrir un soutien psychosocial, une formation professionnelle et des services de santé reproductive aux filles exposées au risque de mariage précoce ou déjà touchées par ce phénomène.

La création d’espaces sûrs où les filles peuvent s’exprimer, apprendre et s’épanouir peut réduire leur isolement et leur donner les moyens de se défendre.

The Conversation

Sathiya Susuman Appunni does not work for, consult, own shares in or receive funding from any company or organisation that would benefit from this article, and has disclosed no relevant affiliations beyond their academic appointment.

ref. Pourquoi le mariage des enfants perdure en RDC et comment inverser la tendance – https://theconversation.com/pourquoi-le-mariage-des-enfants-perdure-en-rdc-et-comment-inverser-la-tendance-269109

Changer la conduite du changement : un impératif

Source: The Conversation – in French – By Maxime Massey, Docteur en Sciences de Gestion & Innovation – Chercheur affilié à la Chaire Improbable, ESCP Business School

Ah ! si les salariés résistaient moins au changement, tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Tel est, semble-t-il, le motto de bien des conseils en organisation. Mais, même si la nécessité de s’adapter n’est pas discutée, on peut s’interroger sur les moyens mobilisés pour y parvenir. Illustration avec un cas rencontré dans l’armée de terre.


Face aux évolutions, les organisations doivent s’adapter et se transformer. Pour ce faire, elles peuvent s’appuyer sur la « conduite du changement », définie comme « une approche structurée visant à faire évoluer des individus, des équipes et des organisations d’un état actuel vers un état futur souhaité ».

Parmi les démarches actuelles de conduite du changement, beaucoup restent fondées sur une approche directive et rigide, de type top-down et command-and-control. Cette approche est souvent suivie lorsqu’il s’agit d’opérer la transformation rapide et parfois radicale d’une organisation.

Stress, épuisement et échec

En étant source de stress, d’épuisement, d’isolement voire de harcèlement, l’approche directive et rigide peut produire des effets délétères sur le plan humain. En témoigne l’affaire tristement emblématique de France Télécom, dont la réorganisation brutale, empreinte de « harcèlement moral institutionnel », a provoqué une vague de suicides.

Outre ces graves répercussions psychosociales, de nombreux gestionnaires observent que les transformations conduites à marche forcée se soldent fréquemment par des blocages et des échecs. Des recherches confirment que « les programmes de changement débutés et introduits dans l’ensemble de l’entreprise de façon top-down ne fonctionnent pas ».

En finir avec l’approche directive

Dans un article publié en août 2025, dans le réputé Journal of Change Management, plusieurs auteurs ont appelé à délaisser l’approche directive et rigide pour conduire le changement qui est non seulement simpliste, mais aussi injuste et inefficace. Dans la même veine, le chercheur Thierry Nadisic a souligné l’importance d’accompagner les changements de façon juste en faisant preuve de respect et d’empathie à l’égard des travailleurs.

Mais concrètement, quelle approche adopter pour conduire le changement de manière plus juste et efficace ? Pour répondre à cette question, nous relirons et revisiterons l’étude de Ludivine Perray-Redslob et Julien Malaurent qui, en mobilisant la grille de lecture de l’analyse sociotechnique, ont retracé un changement conduit au sein de l’armée de terre.

Comment fait l’armée ?

Au début des années 2000, la volonté politique de modernisation et de rationalisation des organisations publiques s’est incarnée dans deux lois : la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) et la révision générale des politiques publiques (RGPP). Ces lois ont promu la doctrine du New Public Management (nouveau management public), un modèle aspirant à améliorer les performances du secteur public à travers des méthodes issues du secteur privé.

C’est dans ce contexte que l’armée de terre a dû conduire un changement majeur en introduisant dans sa culture l’activité de contrôle de gestion et un outil managérial associé : le « Balanced Scorecard » (tableau de bord prospectif ou équilibré), conçu à l’origine pour piloter la stratégie et la performance d’une entreprise à partir de quatre axes (client, processus, apprentissage, finances) schématisés sous forme de « cartes stratégiques ». Ce changement a été conduit selon deux approches successives bien différentes.

Résistances au changement. Vraiment ?

La première approche a été portée par des contrôleurs de gestion qui entendaient réformer l’organisation militaire pour la rendre plus performante. Ils considéraient que leur rôle était, dans la droite ligne des lois promulguées et de l’état-major, de déployer l’outil tel qu’il était déjà utilisé dans le secteur privé.

Mais lorsque les contrôleurs déployèrent l’outil auprès des militaires, ces derniers (composés d’opérationnels et de hauts dirigeants) exprimèrent des critiques. Ils ne voyaient pas en quoi l’outil pouvait être utile dans le cadre de leur mission. Selon eux, leur rôle était de protéger la nation, pas de « remplir des tableaux de bord ».

Une controverse opposa alors ces deux groupes. D’un côté, les militaires refusaient d’utiliser l’outil en estimant qu’il n’était pas adapté à leur culture et qu’il les détournait de leur mission. De l’autre, les contrôleurs insistaient pour déployer l’outil en présumant que les militaires exprimaient des « résistances au changement » par conservatisme ou mauvaise volonté.

Quand trop d’autorité bloque

On retrouve ici à l’œuvre l’approche directive et rigide : directive car l’outil a été imposé par les contrôleurs sans considérer la culture, les critiques ni les besoins des militaires, ce qui a renforcé le rejet de l’outil ; et rigide car les deux groupes ont campé sur leurs positions, fermes et opposées.

Une telle approche correspond à ce que le sociologue Norbert Alter appelle une « invention dogmatique » : une nouveauté (ici, un nouvel outil) que des décideurs croient et décrètent être « une bonne idée » et qui est imposée telle quelle, en veillant à ce qu’elle soit appliquée comme prévu.

Cette approche a conduit au blocage du changement. Plus d’un an après son déploiement, l’outil n’était toujours pas correctement utilisé. Néanmoins, certains contrôleurs ont perçu les critiques des militaires comme légitimes et ont tenté une autre approche…

Xerfi Canal 2022.

Favoriser l’appropriation par de l’écoute et du dialogue

La seconde approche a été pilotée par une équipe de contrôleurs qui, forts de leur expérience de terrain, ont reconnu la nécessité d’adapter l’outil à la culture militaire en privilégiant l’écoute et le dialogue. Cette équipe était directement appuyée par le contrôleur de gestion du chef d’état-major.

D’abord, un diagnostic a été réalisé en menant des entretiens avec des militaires. Ce diagnostic révéla un manque d’appropriation de l’outil dû au fait que les militaires ne comprenaient pas pourquoi ni comment l’utiliser. Puis, deux solutions ont été retenues pour favoriser l’appropriation :

  • la création d’un mode d’emploi ;

  • la traduction de l’outil en langage militaire, en utilisant les mêmes termes que ceux d’un « ordre d’opération » (qui correspond à la façon de formaliser un ordre militaire, selon un format standard défini par l’Otan).

La mise en place de ces deux solutions a été soutenue par un discours qui, loin d’opposer le contrôle de gestion et la culture militaire, rapprocha ces deux domaines en soulignant leurs méthodes de raisonnement communes.

Par ailleurs, des séminaires ont été organisés avec d’autres contrôleurs pour leur expliquer l’intérêt de cette démarche et leur permettre d’y participer. Les contrôleurs ont ainsi discuté et travaillé ensemble pour permettre aux militaires de s’approprier l’outil. Cette implication a suscité l’adhésion et la mobilisation, tout en dissipant les résistances.

La controverse entre les contrôleurs et les militaires s’est alors apaisée. Leur opposition a cédé la place à leur coopération en faveur du changement, comme l’atteste ce témoignage d’un contrôleur comparant l’avant et l’après :

« Les cartes stratégiques, c’était la catastrophe, le chef ne comprenait rien et disait à son contrôleur de gestion : “Ok, très bien, vous me ramenez un truc pour moi la semaine prochaine ?”. Alors que là ils rentrent dans le pilotage sans savoir que ça en est. »

Une approche coopérative et agile pour réussir le changement

Cette seconde approche était coopérative et agile : coopérative car l’outil a été déployé en faisant coopérer les contrôleurs et les militaires, ce qui a favorisé leur adhésion ; et agile car les deux groupes ont assoupli leurs positions pour adapter ensemble l’outil à la culture, de façon progressive et itérative.

L’invention est alors devenue une véritable « innovation s’appuyant sur un processus créateur », comme l’exprime encore Norbert Alter : une nouveauté adaptée à la culture et aux besoins des utilisateurs qui se voit, chemin faisant, appropriée et adoptée. C’est « une idée qui devient bonne » grâce « aux apprentissages des employés et à leur capacité à coopérer ».

Moins d’un an après son lancement, cette seconde approche a conquis de nombreux acteurs, militaires comme contrôleurs, qui ont fini par utiliser l’outil. Cette approche a ainsi permis la réussite du changement.

Changer, ça s’organise

Cette étude démontre l’intérêt de l’approche coopérative et agile pour conduire le changement de façon juste et efficace. Mais une telle démarche ne s’improvise pas. Elle s’organise. Deux conditions se révèlent essentielles :

  • l’appui direct d’un acteur haut placé, pourvoyeur d’autorité et de légitimité ;

  • le mandat d’une équipe compétente pour accompagner le changement.

Précisons enfin que cette démarche ne se déploie pas sans suivre un cap. Certes, l’enjeu est d’accepter de dévier de l’invention initiale pour qu’elle soit appropriée, mais en veillant à concrétiser une orientation stratégique portée par la direction et éclairée par le terrain.

Quoi qu’il en soit, « on ne change pas les entreprises par décret », pour reprendre le titre d’un ouvrage du sociologue François Dupuy, ni en multipliant les fausses consultations… mais en pilotant une démarche de coopération agile, qui répond véritablement aux besoins des travailleurs.

The Conversation

Bien que l’auteur travaille pour le ministère des armées, les données mentionnées dans cet article n’ont pas été obtenues par ce biais.

ref. Changer la conduite du changement : un impératif – https://theconversation.com/changer-la-conduite-du-changement-un-imperatif-262733

Expérience client : tout le monde en parle, mais qui s’y intéresse vraiment ?

Source: The Conversation – in French – By Bert Paesbrugghe, Professeur (Associate) de ventes et achat, IÉSEG School of Management

Il ne suffit pas de dire que « le client est roi » pour que ce dernier soit satisfait. De nombreuses entreprises affirment que toutes leurs actions visent l’objectif d’une bonne expérience client, mais qu’en est-il derrière les paroles ? Et comment reconnaître celles qui s’impliquent véritablement ?


Lorsque nous consultons les sites Web ou les supports marketing de différentes entreprises, nous trouvons facilement des déclarations telles qu’« orienté client » et autres « satisfaction garantie », voire « nous accordons toujours la priorité à nos clients ». Ces déclarations prometteuses suscitent des attentes élevées, mais l’organisation derrière ne peut pas toujours tenir ces promesses.

La question posée est la suivante : comment reconnaître une entreprise qui s’efforce véritablement chaque jour de créer la meilleure expérience client possible ? Bien que toutes les entreprises clament leur dévouement envers le client, et non envers leurs profits, nous pouvons suggérer quelques signaux d’alerte en termes de gestion de l’expérience client.

Un service de palace

Dans l’esprit commun, une excellente expérience client est souvent associée à un service hôtelier de luxe 5 étoiles. Mais il est erroné de croire que les clients s’attendent toujours à un traitement VIP. Dans les faits, une bonne expérience client est celle qui dépasse légèrement les attentes du client. Par exemple, un client peut vivre une excellente expérience client en achetant un hamburger à emporter, alors qu’un autre jour, il pourrait ne pas être satisfait de son dîner dans un restaurant étoilé au guide Michelin.

Définir les bonnes attentes et indiquer clairement ce qui n’est pas possible et ce à quoi il ne faut pas s’attendre peut contribuer à éviter l’insatisfaction des clients). Par exemple, une entreprise devrait indiquer au client quand il peut espérer une solution à son problème, plutôt que de promettre une garantie de satisfaction à 100 % à tout moment de la journée. Le problème sous-jacent est d’avoir une approche unique pour différents segments de clientèle. Cela conduit très probablement à décevoir le client. En réalité, il est préférable de refuser des actions à certains segments lorsqu’il n’y a aucune chance réelle de satisfaire leurs besoins. Les entreprises ne peuvent pas répondre à tous les besoins de tous les clients.




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Pas de promesse

De plus, les entreprises commettent souvent l’erreur de faire des promesses excessives par rapport à ce qu’elles peuvent véritablement offrir. Chaque offre est présentée comme la meilleure, alors que la plupart du temps, le client se satisfait d’un produit ou d’un service offrant une qualité qu’il estime suffisante. Il est très tentant de présenter l’offre sous un jour plus favorable qu’elle ne l’est en réalité. Cela conduit presque inévitablement à des déceptions.

À l’inverse, des entreprises comme Ryanair s’efforcent de réduire les attentes des clients, ce qui leur permet de dépasser plus facilement leurs promesses. Ryanair ne s’est jamais positionné comme une compagnie premium, préférant miser sur des tarifs ultracompétitifs et une approche minimaliste du service.

Ce qu’attendent d’abord les clients, c’est que l’on réponde vraiment à leurs différents types de besoins. Une expérience client de haute qualité ne consiste pas à connaître le nom de leur chien. Tout d’abord, il y a les besoins fondamentaux des clients, qui ne sont pas négociables. Il s’agit, par exemple, d’exigences spécifiques à un secteur, telles que les normes de sécurité alimentaire pour les producteurs alimentaires ou les contrôles de sécurité des données pour les banques. Répondre à ces besoins n’améliore pas l’expérience du client, car il s’agit de besoins attendus. Ne pas répondre entièrement à ces besoins conduit inévitablement à une expérience client désastreuse).

Ensuite, un produit apporte de la valeur au client lorsqu’il contribue directement à la croissance de son entreprise, soit par l’accroissement des recettes, la réduction des dépenses, soit par la minimisation des risques inhérents à son activité.

Avoir les bons indicateurs

Une autre façon de reconnaître une entreprise fidèle à ses intentions en matière d’expérience client est lorsque la direction s’appuie sur et agit selon des indicateurs de réussite client basés sur le comportement. Ces indicateurs comportementaux de la satisfaction client sont par exemple le nombre de renouvellements d’achats, le taux de fidélité des clients ou l’augmentation du pourcentage de dépenses que le client consacre à cette entreprise. Les indicateurs indirects sont le Net Promotor Score (NPS), ou la probabilité qu’un client recommande votre entreprise à un ami ou un collègue. Le risque avec ces indicateurs est qu’ils peuvent être gonflés. Par exemple, de nombreux responsables suggèrent à leurs clients d’attribuer une note de 9 sur 10 ou 10 sur 10 à la relation ou au produit pour une expérience satisfaisante.

Les entreprises et leurs représentants agissent ainsi parce que les notes sont liées à leurs objectifs et à leurs récompenses. De cette manière, la note sera faussée, c’est-à-dire que le responsable influencera un entretien ou une enquête positive, afin que les notes semblent bonnes, du moins sur le papier. Ou bien le responsable ne sélectionne pas les répondants au hasard, mais choisit ceux qui sont susceptibles de donner des notes élevées. La liste des approches biaisées est longue.

Pour remédier à ces biais, la solution consiste à trianguler ou à combiner au moins trois sources de données). Par exemple, les données de vente du CRM (un logiciel qui aide les entreprises à gérer les interactions et les données des clients) plus un entretien annuel avec les clients, plus une enquête de satisfaction et des notes informelles issues de la livraison. Le score réel d’un seul indicateur client peut être moins favorable à l’entreprise. Cela ne pose aucun problème, car le score biaisé ne menace en rien son positionnement sur le marché. Jusqu’à ce que la situation change. Car avec des données faussées, même le meilleur manager ne peut pas prendre de bonnes décisions.

Répondre aux avis sollicités

Un autre problème se pose lorsque les entreprises collectent les commentaires des clients sans donner suite. Si elles n’ont pas l’intention d’agir, l’expérience client ne s’améliorera pas). Au contraire, il est préférable de ne pas solliciter l’avis des clients si l’on n’a pas l’intention d’en tenir compte.

Une entreprise axée sur l’expérience client doit s’efforcer de s’améliorer en permanence. Ce sont ces améliorations continues qui renforcent la confiance des clients. La volonté de s’engager dans de petites améliorations continues nécessite, même lorsque tout va bien, de disposer d’une culture d’entreprise consacrée à ces dernières.

Répondre aux attentes augmente les chances de satisfaire les clients. Cela semble plus facile à dire qu’à faire. Pour y parvenir, les entreprises doivent se concentrer sur les bons segments de clientèle et offrir une valeur ajoutée constante grâce à des processus harmonisés. L’un des processus clés consiste à « boucler la boucle » avec le client, soit pour prendre des mesures correctives, soit pour apporter des améliorations futures.

L’objectif est de devenir proactif plutôt que réactif. Tout cela nécessite une entreprise harmonisée en interne, avec des communications internes et externes claires, pour que le client soit vraiment roi.

The Conversation

Bert Paesbrugghe ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Expérience client : tout le monde en parle, mais qui s’y intéresse vraiment ? – https://theconversation.com/experience-client-tout-le-monde-en-parle-mais-qui-sy-interesse-vraiment-254659

Publicité digitale et empreinte carbone : comment concilier performance et durabilité ?

Source: The Conversation – in French – By Galina Kondrateva, enseignant-chercheur en marketing, EDC Paris Business School

Le marketing et la publicité digitale prennent-ils vraiment en considération l’impact environnemental de leurs actions ? Si on s’intéresse aux indicateurs de performance, on remarque que l’efficacité d’une campagne en tient peu compte. À quand un coût CO2 pour 1 000 ?


Dans l’univers du marketing digital, les indicateurs de performance sont bien connus : impressions, clics, taux de conversion ou encore nombre de visionnages. Ces « métriques » structurent la prise de décision et guident les stratégies des marques. Mais une autre donnée, encore peu visible, gagne en importance : l’empreinte carbone des campagnes digitales. Ce phénomène reste largement sous-estimé, alors même que le digital représente aujourd’hui 4,4 % de l’empreinte carbone nationale en France.

Une étude de 2022, menée par Fifty-Five, le cabinet français spécialisé dans la data et le marketing digital a permis de quantifier l’impact d’une campagne standard : jusqu’à 71 tonnes de CO2 émises, soit l’équivalent de 35 allers-retours Paris-New York ou l’empreinte carbone annuelle de sept personnes. Ces émissions proviennent non seulement de la diffusion des contenus, mais aussi de leur production, de leur hébergement et de leur consultation par les utilisateurs finaux.

Une chaîne publicitaire énergivore

Tous les formats digitaux n’ont pas le même poids carbone : les vidéos, surtout en haute résolution ou en lecture automatique, sont parmi les plus énergivores. Un spot de 15 secondes diffusé sur mobile consomme ainsi plus qu’un visuel statique consulté avec une connexion wifi. Les plates-formes comptent aussi : TikTok se révèle plus gourmande que YouTube ou Facebook en raison du volume de données et de ses algorithmes intensifs.




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Enfin, l’ensemble de la chaîne de diffusion, depuis la sélection des acteurs jusqu’à l’analyse des performances en passant par les canaux, le ciblage, l’achat programmatique et les pixels de tracking, mobilise des ressources techniques dont l’impact carbone reste largement ignoré.

Un angle mort des indicateurs de performance

Cette réalité soulève un paradoxe : les campagnes sont conçues pour maximiser leur performance, mais sans intégrer de critères environnementaux dans l’équation. Les indicateurs traditionnels de performance comme le taux de clic, le coût par conversion ou le taux d’engagement n’intègrent pas la consommation énergétique des supports ou des canaux utilisés. Autrement dit, plus une campagne est performante selon ses indicateurs, plus elle risque d’être énergivore, un paradoxe rarement pris en compte dans la mesure digitale.

Des outils émergents, comme le CO₂ PM ou CarbonTag, tentent d’introduire une lecture environnementale des campagnes en traduisant les impressions ou les vues en équivalent CO2. Toutefois, ces méthodes restent limitées et peu adoptées par les marques, car elles ne permettent pas d’évaluer avec précision l’empreinte carbone à toutes les étapes d’une campagne digitale.

Vers un marketing plus responsable

Ce constat invite à repenser les arbitrages entre performance publicitaire et sobriété énergétique. Il pose la question de la capacité de tous les acteurs de l’écosystème publicitaire à concevoir des campagnes efficaces et responsables, sans sacrifier la qualité des contenus ni l’engagement des publics.

Notre étude, menée auprès de 22 experts en France et aux États-Unis comprenant des annonceurs, des régies publicitaires, des agences média et de conseil ainsi que des spécialistes en data analytics, a permis de définir des stratégies publicitaires conciliant efficacité et impact environnemental. L’objectif final était de parvenir à un consensus et de proposer une liste de solutions capables de maintenir la performance tout en réduisant l’empreinte carbone. De cette façon, les bases de nouveaux indicateurs de performance (ou KPI en anglais, pour key performance indicators) pour la publicité numérique pourraient être mises au point.

L’idée de réutiliser du contenu déjà diffusé a été fréquemment évoquée lors des entretiens. À un moment où le recyclage s’impose comme une approche courante dans de nombreux domaines, cette pratique est identifiée comme l’une des stratégies possibles. Cependant, elle reste reléguée au bas de la liste, en raison d’un problème principal : l’ancien contenu risque de ne plus avoir d’impact sur les consommateurs, tout en nécessitant plus d’efforts et de ressources pour être adapté.

Compter, tracer, économiser

L’option suivante, moins attrayante, consiste à travailler sur les données générées ou exploitées dans le cadre des campagnes digitales (données clients, comportementales, etc.), car leur stockage nécessite l’usage de serveurs, qui polluent en grande partie. Le nettoyage des données est donc un moyen simple de réduire l’empreinte carbone. Il existe quelques contraintes, par exemple, une obligation légale de conserver les données pendant un certain temps. Comme le recyclage, ce sont des stratégies inscrites dans la durée.

Ces deux stratégies, à savoir la gestion responsable des données et la réutilisation des contenus existants, reposent sur une idée simple : il faut d’abord mesurer pour pouvoir agir. Le suivi précis des émissions, complété par des économies d’énergie même modestes au sein des organisations, contribuera à améliorer l’empreinte globale des campagnes. Dans cette optique, l’intégration d’indicateurs environnementaux permettrait ensuite d’optimiser en continu et de corriger la trajectoire dès qu’un seuil critique est franchi.

La précision est la reine !

Les changements directs dans les campagnes digitales concernent avant tout la précision du ciblage. Plus il est fin plus l’impact est fort, car les contenus peuvent être mieux adaptés. La deuxième dimension clé réside dans la diffusion : choisir le bon canal, qu’il s’agisse du wifi ou du mobile, au moment et à l’endroit appropriés, reste l’une des approches les plus efficaces.

De Vinci Executive Education, 2025.

Le choix des partenaires est un élément clé de la solution au problème. Si toutes les parties prenantes suivent les mêmes KPI, en choisissant d’abord l’environnement, toute la chaîne de performance sera améliorée. Comme disait un des participants :

« Dans le but de réduire les émissions de carbone dans le monde numérique, l’idéal serait de choisir des plateformes et des services économes en énergie » (Digital Account Manager)

Parce qu’il est important de travailler avec des partenaires ayant de sincères « préoccupations écologiques », il est crucial de créer un label pour les partenaires qui respectent et prennent en compte les émissions de CO2 dans leur stratégie publicitaire numérique. De nombreux intervenants utilisent plusieurs outils qui remplissent des fonctions similaires, ce qui entraîne des émissions de CO2 supplémentaires. L’utilisation d’outils redondants est à éviter.

En mettant en œuvre ces recommandations, les parties prenantes peuvent contribuer de manière significative à l’obtention d’une performance médiatique élevée et d’une réduction de l’impact environnemental.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. Publicité digitale et empreinte carbone : comment concilier performance et durabilité ? – https://theconversation.com/publicite-digitale-et-empreinte-carbone-comment-concilier-performance-et-durabilite-265043

Avec son éphémère test anti-« wokisme », l’Oklahoma ouvre un peu plus les portes de l’école aux lobbies conservateurs

Source: The Conversation – in French – By Emery Petchauer, Visiting Professor, Teachers College, Columbia University

D’après son promoteur, le test anti-« wokisme » devait préserver les écoles de l’« idéologie gauchiste radicale ». Ici, une école abandonnée à Picher, dans l’Oklahoma. Sooner4Life/Flicker, CC BY-NC

Inspiré par PragerU, un groupe médiatique conservateur, l’examen « America-First » mêlait patriotisme, religion et croisade anti-« woke ». Même s’il a été abandonné, il laissera des traces.


Aux États-Unis, l’Oklahoma est devenu un terrain d’expérimentation pour remodeler les programmes scolaires publics selon les goûts des conservateurs et les priorités du mouvement Make America Great Again (MAGA). Avec une volonté : imposer le nationalisme chrétien dans les salles de classe.

L’ancien surintendant de l’éducation de l’État, Ryan Walters, a supervisé ces dernières années plusieurs programmes éducatifs controversés, dont l’un imposant en 2024 à tous les enseignants des écoles publiques d’Oklahoma d’intégrer la Bible dans leurs cours.

Walters a démissionné de son poste en septembre 2025 pour prendre la tête de la Teacher Freedom Alliance, un groupe de pression conservateur opposé aux syndicats d’enseignants. L’une des décisions les plus inédites de Walters avait été d’adopter une évaluation des enseignants baptisée The America-First Assessment, conçue par PragerU, un lobby conservateur américain. Walters a expliqué que l’objectif de cet examen, mis en ligne en août 2025, était d’écarter toute forme « d’endoctrinement woke ».

En autorisant cette évaluation, Walters donnait à une organisation politique conservatrice et d’extrême droite un pouvoir d’influence sur la sélection des enseignants venus d’autres États souhaitant obtenir leur licence d’enseignement en Oklahoma.L’examen n’aura pas duré longtemps. Le successeur de Walters, Lindel Fields, a annoncé fin octobre 2025 que l’Oklahoma n’utiliserait plus cette évaluation. Fields a également abrogé l’obligation d’intégrer la Bible dans les écoles publiques de l’État.

Mais d’autres États pourraient encore adopter cet examen, proposé gratuitement. L’épreuve et la controverse qu’elle a suscitée illustrent la politisation croissante des systèmes éducatifs américains, cette fois à travers la question de la délivrance des licences d’enseignement.

En tant que chercheur en éducation, j’ai déjà écrit sur d’autres dispositifs d’évaluation des enseignants et sur certaines des problématiques qui les entourent, notamment leur tendance à écarter les enseignants noirs.

L’examen anti-« woke » de Walters constitue une expérience d’un genre particulier. Ce test n’a pas été conçu par une société spécialisée dans l’évaluation professionnelle et ne mesure en rien les connaissances disciplinaires nécessaires à l’enseignement.

Un test politisé pour les enseignants

L’examen America-First comprend 34 questions à choix multiples portant sur la Constitution des États-Unis, le fonctionnement du gouvernement, la liberté religieuse, l’histoire et les décisions de la Cour suprême. Parmi les questions : « Quels sont les trois premiers mots de la Constitution ? » ou encore « Que protège le deuxième amendement ? » Certaines questions portent sur le genre et le sexe, avec des formulations telles que : « Quelle est la distinction biologique fondamentale entre hommes et femmes ? » ou encore « Quelle paire de chromosomes détermine le sexe biologique chez l’être humain ? »

Walters a clairement affiché la portée politique de cet examen.

« Nous devons nous assurer que les enseignants dans nos classes, lorsque nous recrutons ces personnes, ne soient pas une bande d’activistes woke marxistes », a déclaré Walters, en août 2025.

Il a également déclaré que l’examen avait été conçu pour écarter spécifiquement les candidats enseignants libéraux susceptibles de venir pourvoir les postes vacants en Oklahoma tout en apportant avec eux une formation progressiste sur les questions de race et de genre – ce qu’il a qualifié d’« endoctrinement des États bleus » (NDT : un État dont les résidents ont majoritairement voté pour le Parti démocrate lors de l’élection présidentielle).

Lorsque le test a été mis en ligne en août, il a été rendu obligatoire pour tous les enseignants venant d’autres États souhaitant obtenir une licence pour enseigner en Oklahoma.

Un examen impossible à rater

L’America-First Assessment ne ressemble pas aux examens de certification habituels conçus par des organismes professionnels d’évaluation. Ces derniers portent sur les connaissances disciplinaires nécessaires à l’exercice du métier : les mathématiques pour les professeurs de mathématiques, les sciences pour les professeurs de sciences, etc. Au lieu de se concentrer sur une matière précise, il reprend en grande partie les thèmes chers à la rhétorique « America First » de Donald Trump, notamment en insistant sur les questions de genre et de sexe.

L’aspect le plus frappant de cet examen, toutefois, est qu’il est impossible à rater. Si vous ne connaissez pas les trois premiers mots de la Constitution américaine, vous pouvez tenter des réponses jusqu’à trouver la bonne. En réalité, le test ne passe à la question suivante qu’une fois la bonne réponse enregistrée. Ainsi, toute personne qui le termine obtient un score parfait de 100 %.

En conséquence, comme l’ont souligné plusieurs observateurs, cet examen s’apparente davantage à un test d’idéologie politique qu’à une véritable évaluation des compétences professionnelles. Contrairement au SAT, dont le contenu est protégé par le droit d’auteur, nombre des questions de l’America-First Assessment sont publiquement accessibles.

De plus, à la différence d’examens établis comme le SAT ou le GRE, l’America-First Assessment ne fournit aucune information technique sur sa conception ni sur les compétences censées être mesurées. De ce fait, il ressemble davantage à un « test de loyauté MAGA », selon les mots de Randi Weingarten, présidente de l’American Federation of Teachers.

Une entreprise médiatique conservatrice se lance dans l’évaluation des enseignants

Le format singulier et le contenu politique de l’America-First Assessment reflètent les priorités de PragerU, le lobby conservateur qui l’a conçu. Fondé en 2009 par l’animateur de radio conservateur Dennis Prager, PragerU produit des vidéos éducatives et de divertissement inspirées par l’idéologie conservatrice. Sa chaîne compte plus de 5 000 vidéos, dont des formats courts au titre évocateur : « Make Men Masculine Again » (« Rendre aux hommes leur virilité »), « How Many Radical Islam Sleepers Are in the United States ? » (« Combien d’agents dormants de l’islam radical se trouvent aux États-Unis ? ») ou encore « America Was Founded on Freedom Not Slavery » (« L’Amérique a été fondée sur la liberté, pas sur l’esclavage »). Des figures influentes de l’extrême droite comme Ben Shapiro, Candace Owens et Charlie Kirk y ont participé.

La page principale de PragerU sur YouTube compte plus de 3,4 millions d’abonnés. Des analyses universitaires de ces vidéos ont montré que leur contenu minimise l’impact de l’esclavage et propage de la désinformation sur des sujets tels que le changement climatique.

Dans sa vidéo pour enfants intitulée « Frederick Douglass : l’abolitionniste franc et direct », le personnage animé de Douglass met en garde les enfants contre les « radicaux » qui veulent changer le système américain plutôt que d’y œuvrer de l’intérieur. « Notre système est merveilleux et notre Constitution est un texte magnifique consacré à la liberté. Tout ce que nous devons faire, c’est convaincre suffisamment d’Américains d’y rester fidèles », conclut-il.

En 2021, le think tank a lancé PragerU Kids, une déclinaison destinée aux enfants en âge d’être scolarisés et aux enseignants, proposant des plans de cours, des fiches d’activités et d’autres supports pédagogiques liés à ses vidéos. Depuis 2023, d’autres États, dont la Floride, le New Hampshire et le Montana, ont approuvé les vidéos de PragerU pour une éventuelle utilisation dans leurs écoles publiques.

L’incursion de l’entreprise dans l’évaluation des enseignants en 2025 étend désormais son influence au-delà des programmes scolaires, jusqu’à la définition de ceux qui peuvent ou non obtenir une licence d’enseignement.

Une stratégie susceptible d’inspirer d’autres États

Lors de son lancement en août 2025, Walters et la directrice générale de PragerU, Marissa Streit, ont présenté cet examen comme une option destinée à tous les États « pro-Amérique ». Certains analystes ont également salué cette stratégie, censée débarrasser les écoles publiques de tous les enseignants « woke ».

Il est donc peu probable que PragerU – ou d’autres structures privées cherchant à peser sur le choix des enseignants – en restent là.

The Conversation

Emery Petchauer ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Avec son éphémère test anti-« wokisme », l’Oklahoma ouvre un peu plus les portes de l’école aux lobbies conservateurs – https://theconversation.com/avec-son-ephemere-test-anti-wokisme-loklahoma-ouvre-un-peu-plus-les-portes-de-lecole-aux-lobbies-conservateurs-269134

Dix ans après Paris, la COP30 pourra-t-elle relancer l’action climatique ?

Source: The Conversation – in French – By Sandrine Maljean-Dubois, Directrice de recherche CNRS, Aix-Marseille Université (AMU)

Dix ans après l’accord de Paris, la COP30 sur le climat s’ouvre ce 10 novembre au Brésil dans un contexte climatique et géopolitique tendu. Tandis que la planète bat de nouveaux records de chaleur, les États devront en 2026 relever l’ambition de leurs objectifs de réduction d’émissions de gaz à effet de serre, selon le calendrier décidé en 2015. La Cour internationale de justice de La Haye, qui a livré un avis inédit en juillet dernier, leur a rappelé leurs obligations juridiques en la matière.


C’est un rendez-vous très attendu. Cette année, la 30e Conférence des parties aux traités climatiques (COP) sur le climat se déroulera à Belém, au Brésil, du 10 au 21 novembre 2025. Cette édition 2025 s’inscrit dans un contexte particulier. D’une part, la planète a connu en 2024 son année la plus chaude jamais enregistrée et 2025 bat de nouveaux records. D’autre part, cette année marque les dix ans de l’accord de Paris, alors que les engagements actuels des États restent très insuffisants pour limiter le réchauffement à 1,5 °C.

Surtout, l’année 2026 correspond au début d’un nouveau cycle de cinq ans, où les États sont appelés à actualiser leurs contributions nationalement déterminées (CDN), c’est-à-dire les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre qu’ils se donnent ainsi que les mesures climatiques nationales pour les mettre en œuvre. En d’autres termes, leur feuille de route climatique. Or, selon le rapport sur l’écart entre les ambitions et les émissions (Emissions Gap Report) qui vient d’être publié en novembre 2025 par le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), ces objectifs doivent gagner en ambition de façon « spectaculaire » (le terme utilisé en anglais est quantum leap) afin de limiter le réchauffement à 2 °C, ou idéalement à 1,5 °C.

Une tâche plus ardue que jamais dans le contexte international, marqué par des tensions géopolitiques croissantes. Le retrait des États-Unis de l’accord de Paris va prochainement être effectif. L’Union européenne se divise sur la mise en œuvre du Green Deal et a eu beaucoup de difficultés pour s’accorder sur ses nouveaux objectifs. Partout montent les populismes climatosceptiques. Sans oublier les conflits mondiaux qui fragilisent la coopération multilatérale. Les questions du financement climatique et de la sortie des fossiles, enfin, exacerbent les divisions avant même le début des négociations.

Un avis rendu en juillet 2025 par la Cour internationale de justice de La Haye a d’ailleurs rappelé aux États leurs obligations juridiques vis-à-vis de l’accord de Paris.




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Des engagements climatiques nationaux à renforcer d’urgence

2025 marque donc, selon le calendrier décidé lors de la signature de l’accord de Paris, le début d’un nouveau cycle de cinq ans, où les pays doivent soumettre une version révisée (la troisième version) de leurs CDN, avec des plans d’action détaillés à l’horizon 2035. L’accord de Paris prévoit que cette révision quinquennale aille chaque fois vers davantage d’ambition, selon un principe dit de progression clairement affiché dans l’article 4 alinéa 3 de l’accord.

Comment l’accord de Paris envisage de relever les ambitions climatiques des États, tous les cinq ans.
World Resources Insitute

Il y a urgence, car les engagements actuels sont très clairement insuffisants. L’objectif de limiter le réchauffement à 1,5 °C, qui était pourtant la cible définie pour l’accord de Paris, est désormais quasiment inatteignable. Au rythme actuel des émissions de gaz à effet de serre (GES), notre budget carbone, c’est-à-dire le niveau d’émissions à ne pas dépasser pour garder plus de 50 % de probabilité de limiter le réchauffement de la planète à 1,5 °C, sera épuisé d’ici trois petites années. Un réchauffement de 1,5 °C (tel que défini par l’accord de Paris, qui recommande d’utiliser des moyennes sur plusieurs années) pourrait être atteint avant la fin de la décennie.

Pourtant, à quelques semaines de la COP, seuls 64 des 195 États parties de l’accord de Paris avaient soumis leurs nouvelles CDN. De son côté, le Brésil a voulu donner l’exemple en tant que pays hôte, en relevant son objectif de réduction des émissions de 59 % à 67 % d’ici 2035, mais des acteurs majeurs, comme l’Union européenne, la Chine et l’Inde, n’ont à ce jour pas encore transmis leur contribution révisée. Dans l’ensemble, malgré certains progrès, les contributions restent insuffisantes.

Quand la justice climatique ouvre la voie

La Cour internationale de justice de La Haye elle-même confirmait dans son avis, le 23 juillet 2025, que le « contenu des CDN […] devait devenir plus ambitieux au fil du temps ».

S’agissant du changement climatique, les États n’ont pas le choix, nous dit la Cour : la coopération est aussi bien une « nécessité impérieuse » qu’une obligation juridique coutumière. Selon elle, les États doivent déterminer

« si [les] formes de coopération existantes, en ce compris des traités et leur application, continuent de servir le but qui est le leur, ou si de nouvelles actions collectives, dont l’établissement de nouvelles obligations conventionnelles, s’imposent ».

Un tel constat donne tout son sens à une initiative comme celle en faveur d’un traité de non-prolifération des combustibles fossiles, soutenue pour l’instant par 17 pays, pour l’essentiel des petits États insulaires du Pacifique.

Face aux insuffisances des engagements politiques nationaux et internationaux, les procès climatiques continuent, quant à eux, de se multiplier. Depuis 2017, leur nombre au plan mondial a augmenté de 250 %, passant de 884 affaires à 3 099. Sans être une baguette magique, ces procès deviennent un levier central pour demander des comptes aux gouvernements – voire aux entreprises et acteurs financiers, qui sont de plus en plus visés.

Dans son avis, la Cour internationale de justice a enfin accru la pression sur les pays développés. Elle a notamment confirmé que l’assistance financière aux pays en développement est une obligation qui revêt un « caractère juridiquement contraignant », en application de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques et de l’accord de Paris. Elle a aussi conclu que les pays développés devaient s’acquitter de cette obligation d’une manière et à un niveau qui permettent d’atteindre les objectifs de limitation des températures.




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Le financement de la transition, un sujet toujours explosif

Et pour cause : la question du financement climatique reste un point de blocage récurrent lors des dernières COP sur le climat. La COP15 de Copenhague, en 2009, avait fixé à 100 milliards de dollars par an l’objectif de financements climatiques dédié aux pays en développement.

Les pays développés affirment que ce objectif a été atteint en 2022. Mais une très grande partie s’est faite sous forme de prêts à des taux souvent peu avantageux. L’ONG Oxfam considère ainsi que, de ce fait, la valeur réelle du financement climatique ne se situait, en 2022, qu’entre 28 milliards et 35 milliards de dollars (de 24,2 milliards à 30,3 milliards d’euros) sur les 116 milliards de dollars (environ 100,5 milliards d’euros) annoncés.

Les pays en développement ont pourtant besoin de financements pour s’adapter aux impacts du changement climatique et pour opérer leur transition énergétique. Un fonds pour les pertes et préjudices a été créé lors de la COP28 à Dubaï (2023). Il est désormais opérationnel, mais bien trop faiblement doté au regard des besoins.

La COP29 de Bakou (2024) avait constaté « avec inquiétude » l’écart entre les flux et les besoins en matière de financement de l’action climatique, en particulier pour ce qui est de l’adaptation dans les pays en développement. Dans ce contexte, la COP29 a demandé à « tous les acteurs » de collaborer pour faire en sorte que les fonds provenant de toutes les sources publiques et privées octroyés aux pays en développement puissent atteindre au moins 1 300 milliards de dollars (un peu moins de 1 126 milliards d’euros) par an d’ici à 2035.

Plus concrètement, l’objectif des 100 milliards de dollars (86,6 milliards d’euros) a été triplé, les pays développés ayant pris l’engagement de verser 300 milliards de dollars (259,8 milliards d’euros) par an d’ici 2035, provenant de diverses sources, publiques et privées, bilatérales (par exemple, par l’intermédiaire de l’aide publique au développement) et multilatérales (comme des financements de la Banque mondiale), « y compris des sources de financement nouvelles ». C’est une avancée importante, mais ce montant reste encore très inférieur aux besoins, comme le confirme le groupe d’experts indépendants de haut niveau sur le financement climatique.

De nouveaux engagements sont donc attendus au cours de la COP30, qui doit, en parallèle, avancer sur la réforme de l’architecture financière internationale pour lever un certain nombre d’obstacles techniques et renforcer la transparence et le suivi des flux.

La sortie des énergies fossiles, l’éléphant dans la pièce

La sortie des énergies fossiles est longtemps restée l’éléphant dans la pièce des négociations climatiques. L’accord de la COP28 à Dubaï (2023) mentionnait pour la première fois

« [la nécessité d’opérer une] transition juste, ordonnée et équitable vers une sortie des combustibles fossiles dans les systèmes énergétiques (…) [et d’] éliminer progressivement et dès que possible les subventions inefficaces aux combustibles fossiles ».

La mise en œuvre de cette promesse, non réitérée lors de la COP29 (2024), reste encore floue. Le Brésil lui-même, hôte de la COP30, est tiraillé. Sous la présidence de Lula, il affiche une volonté de leadership environnemental et s’engage activement dans la lutte contre la déforestation. Le pays reste toutefois un grand producteur de pétrole, désormais membre de l’Opep+. Il doit concilier transition énergétique et développement économique.




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Le Brésil n’est pas le seul État face à un tel dilemme. D’ici à 2030, les États prévoient de produire plus du double de la quantité d’énergies fossiles qui serait compatible avec la limitation du réchauffement à 1,5 °C. En effet, de nombreux gouvernements continuent de soutenir, de financer et de développer la production d’énergies fossiles.

Les États sont ici en violation claire du droit international. Dans son avis du 23 juillet 2025, la Cour internationale de justice de La Haye précise qu’un État engage sa responsabilité internationale

« [lorsqu’il ne prend] pas les mesures appropriées pour protéger le système climatique contre les émissions de GES – notamment en produisant ou en utilisant des combustibles fossiles, ou en octroyant des permis d’exploration ou des subventions pour les combustibles fossiles ».

Dans ce contexte, beaucoup attendent de la COP30 une véritable feuille de route qui clarifie les étapes concrètes pour réduire la dépendance au pétrole, au gaz et au charbon, malgré les résistances des États producteurs.

La COP30 sera-t-elle la COP des forêts ?

La COP30 se déroule enfin dans une région symbolique : l’Amazonie, poumon vert de la planète, mais aussi zone menacée par la déforestation et par les incendies.

Le Brésil est au cœur des tensions entre conciliation de la préservation de la forêt, développement local, droits des populations autochtones et lutte contre le changement climatique. Soutenu par d’autres pays forestiers, tels que la Colombie, le Ghana, la République démocratique du Congo, l’Indonésie et la Malaisie, il porte le projet de création d’un nouveau fonds international pour la conservation des forêts.

Ce projet ne fait pour l’instant pas consensus parmi les pays développés. Il existe une forte attente d’annonces concrètes sur la lutte contre la déforestation et pour le renforcement de la protection des puits de carbone, des sujets essentiels mais qui n’ont fait l’objet jusqu’ici que d’une attention très limitée lors des COP.

Dans un contexte géopolitique tendu, la COP30 va être un test pour un multilatéralisme déjà malmené. La coopération multilatérale, indispensable sur un tel sujet, peut-elle encore produire des résultats ? La COP30 peut-elle relancer la dynamique internationale sur le climat ? Les États vont-ils être capables de dépasser leurs divergences ? Réponse à Bélem, fin novembre.




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The Conversation

Sandrine Maljean-Dubois ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Dix ans après Paris, la COP30 pourra-t-elle relancer l’action climatique ? – https://theconversation.com/dix-ans-apres-paris-la-cop30-pourra-t-elle-relancer-laction-climatique-268793

L’hyperstition, un concept au cœur de la vision de Nick Land, idéologue des Lumières sombres autour de Trump

Source: The Conversation – in French – By Arnaud Borremans, Chercheur associé à l’Institut de recherche Montesquieu (IRM), Université Bordeaux Montaigne

La pensée de Nick Land influence profondément un certain nombre de milliardaires de la Silicon Valley proches de Donald Trump.
Clarice Pelotas

Autour de Donald Trump, nous retrouvons bon nombre de personnalités influencées par l’idéologie des Lumières sombres. L’auteur de l’essai qui a donné son nom à cette école de pensée, Nick Land, demeure relativement peu connu mais ses travaux sont de plus en plus étudiés. Pour les comprendre, il est nécessaire de bien appréhender la notion d’hyperstition qu’il a forgée.


Philosophe britannique né en 1962, Nick Land est connu pour avoir popularisé l’idéologie de l’accélérationnisme. Son travail s’émancipe des conventions académiques et utilise des influences peu orthodoxes et même ésotériques.

Dans les années 1990, Land était membre de l’Unité de Recherche sur la Culture cybernétique (CCRU), un collectif qu’il a cofondé avec la philosophe cyber-féministe Sadie Plant à l’Université de Warwick et dont l’activité principale consistait à écrire de la « théorie-fiction ». À cette époque, Land a cherché, dans ses travaux, à unir la théorie post-structuraliste, principalement la pensée d’auteurs comme Marx, Bataille, Deleuze et Guattari, avec des éléments issus de la science-fiction, de la culture rave et de l’occultisme. Si la démarche de la CCRU en tant que telle était expérimentale, plusieurs éléments laissent penser rétrospectivement que Land y a insufflé des éléments relevant de sa propre idéologie.

Land a démissionné de Warwick en 1998. Après une période de disparition, il réapparaît à Shanghai où il réside toujours, sans reprendre de poste universitaire, devenant alors le penseur fondateur du mouvement (néo-) réactionnaire (NRx), connu sous le nom de Lumières sombres (Dark Enlightenment), du nom de son essai paru en 2013. Un ouvrage qui aura un impact majeur.

De l’importance des Lumières sombres et de Land en leur sein

Il est important aujourd’hui d’étudier l’idéologie des Lumières sombres car celle-ci est devenue très influente au sein de la droite radicale, spécialement aux États-Unis depuis le début du second mandat de Donald Trump.

Il s’agit d’une contre-culture de droite qui promeut la réaction politique et sociétale face au fonctionnement actuel des sociétés démocratiques, appelant notamment à un retour à une forme de féodalisme et à un cadre de valeurs conservatrices imprégné de religiosité, non pour elle-même mais en tant que garantie d’ordre social.

Pour autant, les promoteurs des Lumières sombres ne se veulent nullement passéistes : ils sont technophiles et capitalistes, deux considérations éminemment modernes et qu’ils cherchent à concilier avec leur démarche de réaction. D’où des tensions de plus en plus sensibles avec une bonne partie de la droite chrétienne au sein de la coalition MAGA (Make America Great Again) : de nombreuses personnalités conservatrices, qui se méfient de l’intelligence artificielle et même la diabolisent, se méfient de la fascination assumée des NRx pour cette technologie.

Il n’en demeure pas moins que les tenants des Lumières sombres sont indiscutablement influents au sein de MAGA, notamment parce qu’ils comptent dans leurs rangs le multimilliardaire Peter Thiel qui est non seulement un soutien électoral majeur de Donald Trump mais aussi un idéologue. Thiel cherche de plus en plus ouvertement à réconcilier les Lumières sombres avec la droite chrétienne, notamment en se réclamant du christianisme dans sa pensée politique, tout en y injectant des considérations accélérationnistes.

Or, Land fut justement le premier à théoriser dûment l’accélérationnisme, c’est-à-dire l’une des considérations qui fédèrent le plus les tenants des Lumières sombres : il faut un État fort, appuyé sur un ordre social rigide, en vue de faciliter le progrès technologique, lui-même alimenté par la croissance capitalistique.

Il faut préciser que, dans le modèle de Land, cela créera inévitablement une inégalité sociale amenant même, de par le recours à des augmentations technologiques du corps humain, à une séparation des élites, vouées à devenir une « race » à part ; tout le propos de Land est clairement antidémocratique et relève du darwinisme social.

Même si Land et les autres figures des Lumières sombres échangent peu, quand elles ne marquent pas leur incompréhension et même leur mépris réciproque, comme entre Land et le polémiste étatsunien Curtis Yarvin, Land est incontestablement influent au sein du mouvement et, par association, auprès de l’administration Trump II.

En-dehors de Peter Thiel qui, même s’il ne le cite pratiquement jamais, semble influencé par Land, notamment par sa démarche conciliant techno-capitalisme et mysticisme, l’un des relais les plus évidents du penseur britannique auprès du pouvoir étatsunien est Marc Andreessen, magnat de la tech devenu conseiller officieux du président Trump sur les nominations aux fonctions publiques. En effet, Andreessen s’est fendu en 2023 d’un « Manifeste techno-optimiste » dans lequel il cite nommément Land et partage sa conception du techno-capitalisme comme une entité autonome et même consciente, encourageant une production culturelle qui facilite sa propre expansion.

Visuel inséré dans la traduction française par le site techno-optimisme.com du chapitre « L’Avenir » du « Manifeste techno-optimiste » de Marc Andreesen.
techno-optimisme.com

Cette dernière considération est intéressante puisqu’elle illustre la portée prise par le concept d’« hyperstition », élaboré par Land durant ses années au sein de la CCRU et qui se retrouve, en creux, dans sa pensée ultérieure, estampillée NRx.

La nature de l’hyperstition

Pour mieux comprendre la notion d’« hyperstition », le blog de Johannes Petrus (Delphi) Carstens, maître de conférences en littérature, à l’Université du Cap-Occidental (Afrique du Sud), et son entretien avec Nick Land constituent les meilleures vulgarisations disponibles.

Comme le rappelle Carstens, cette approche considère les idées comme des êtres vivants qui interagissent et mutent selon des schémas très complexes et même totalement incompréhensibles, tels que des « courants, interrupteurs et boucles, pris dans des réverbérations d’échelle ». Carstens définit l’hyperstition comme une force qui accélère les tendances et les fait se concrétiser, ce qui explique en soi pourquoi l’hyperstition est cruciale pour la pensée politique de Land puisque cette dernière est accélérationniste. Carstens précise que les fictions participent de l’hyperstition parce qu’elles contribuent à diffuser des idées et renforcent ainsi l’attrait pour leur concrétisation. Par exemple, durant son entretien avec Land, Carstens présente l’Apocalypse non pas comme une révélation sur l’avenir mais comme un narratif qui invite les gens à le réaliser.

En outre, Carstens approfondit la nature en propre de l’hyperstition. Tout d’abord, il rappelle le lien entre l’hyperstition et le concept de « mèmes », mais précise que les hyperstitions sont une sous-catégorie très spécifique d’agents mémétiques puisqu’elles sont supposées participer de la confusion postmoderne dans laquelle tout semble « s’effondrer », selon Land et les autres auteurs de la CCRU. D’après les explications de Carstens, notamment via ses citations de Land, le capitalisme est l’un des meilleurs exemples d’hyperstition et même le premier d’entre tous, puisqu’il contribue puissamment à l’accélération postmoderne et facilite ainsi toutes les autres dynamiques hyperstitionnelles.

Ensuite, Carstens souligne la dimension occultiste de l’hyperstition, assumée par Land lui-même. Selon ce dernier, les hyperstitions sont constituées de « nombreuses manipulations, du fait de “sorciers”, dans l’histoire du monde » ; il s’agit de « transmuter les fictions en vérités ». Autrement dit, les hyperstitions sont en réalité « des idées fonctionnant de manière causale pour provoquer leur propre réalité ». Land précise même que les hyperstitions « ont, de manière très réelle, “conjuré” leur propre existence de par la manière qu’elles se sont présentées. » Par exemple, Land et ses co-auteurs de la CCRU présentaient dans leurs théories-fictions le « bug de l’an 2000 » non pas comme une panique injustifiée mais comme un narratif qui aurait pu provoquer un véritable effondrement de la civilisation moderne, ce qui aurait requis un contre-narratif puissamment asséné par les autorités pour calmer les populations.

Enfin, Land insiste sur le fait que l’hyperstition est un outil opérationnel, c’est-à-dire « la (techno-) science expérimentale des prophéties auto-réalisatrices ». Dès lors, Land instille la tentation de manipuler l’hyperstition pour procéder à de l’action politique, notamment en produisant et en propageant des narratifs de manière à les rendre viraux et à atteindre, pour ne pas dire « contaminer », autant d’esprits que possible.

Le rôle de l’hyperstition dans la néo-réaction

Même si Land n’a jamais mentionné l’Ordre architectonique de l’Eschaton (AOE) dans son essai de 2013, sa vision du mouvement NRx correspondait si bien aux intentions et aux comportements de ce groupe fictif inventé par la CCRU que l’hypothèse qu’il aurait servi de modèle à Land mérite d’être examinée. Même si la CCRU, majoritairement constituée de militants de gauche, présentait l’AOE comme une force malfaisante parce que conservatrice et même réactionnaire, il est envisageable que Land ait contribué à forger ce narratif au contraire pour exprimer sa propre sensibilité, qu’il gardait alors pour lui. Dès lors, l’AOE apparaît non plus comme une tentative d’action sur l’hyperstition pour nuire aux forces réactionnaires, en les dénonçant, mais comme une manière de les sublimer en un idéal-type à atteindre.

Selon la diégèse créée par la CCRU, l’AOE est une société plus que secrète. Elle est également décrite comme une « fraternité blanche », un cercle ésotérique strictement clandestin qui se manifeste au monde au travers d’organisations-satellites, même si ces dernières semblent se concurrencer les unes les autres.

Des liens évidents entre l’AOE et les Lumières sombres apparaissent lorsque nous lisons sa représentation dans les théories-fictions de la CCRU. L’AOE est décrit comme une organisation de mages dont les racines remontent à la mythique Atlantide, « source de la tradition hermétique occidentale », et qui considère l’histoire post-atlante comme prédestinée et marquée par la décadence. Cependant, l’AOE ne se résume pas à un ordre ésotérique qui n’agirait qu’au travers de la magie : la CCRU le décrit aussi comme une organisation politique avec des ressources importantes et une intention de remodeler le monde, y compris par des moyens autoritaires et violents.

L’Atlantide et l’AOE sont donc des idéalisations précoces des attentes de Land en termes de politique, notamment en mariant son goût pour la magie avec la réaction et l’autoritarisme. L’hyperstition apparaît dès lors comme une clé de voûte pour les militants néo-réactionnaires, à la fois comme un moyen et comme une fin : leur objectif même devrait être d’aider à la réalisation de l’AOE comme modèle, en diffusant cette fiction et en subjuguant les gens avec ce narratif. Les néo-réactionnaires espèrent qu’en assénant que la réaction est acquise par une forme de providence, qu’elle est sanctuarisée par une puissante société secrète et que celle-ci va dans le sens de leurs propres idées, cela confortera la conviction de leurs propres sympathisants et démobilisera les rangs des forces adverses.

The Conversation

Arnaud Borremans ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. L’hyperstition, un concept au cœur de la vision de Nick Land, idéologue des Lumières sombres autour de Trump – https://theconversation.com/lhyperstition-un-concept-au-coeur-de-la-vision-de-nick-land-ideologue-des-lumieres-sombres-autour-de-trump-268864

Comment les banques centrales peuvent éviter la spirale des anticipations d’inflation

Source: The Conversation – in French – By Éric Mengus, Professeur associé en économie et sciences de la décision, HEC Paris Business School

Dans la zone euro, ces anticipations ont contribué à atténuer les pics d’inflation après la pandémie de Covid-19. Earthphotostock/Shutterstock

Lorsque les anticipations d’inflation s’emballent, les banques centrales font face à un défi crucial : le risque de désancrage, ou emballement incontrôlé, par les différends économiques, notamment les consommateurs. Des recherches récentes mettent en lumière les stratégies potentielles pour préserver la stabilité des prix.


L’inflation dans la zone euro a atteint son pic à 10,6 % en octobre 2022. Elle est repassée à 1 %. sur l’année 2025. La Banque centrale européenne (BCE) a de toute façon pour cible un taux d’inflation de 2 % à moyen terme.

Il est bien établi que des anticipations d’inflation ancrées ont historiquement permis de limiter la durée et l’ampleur des épisodes inflationnistes. Une étude de la Banque de France montre que, dans la zone euro, ces anticipations ont contribué à atténuer et à rendre plus transitoires les pics d’inflation lors de la vague post-pandémie de Covid-19.

Cette vague inflationniste a ravivé la crainte d’un désancrage des anticipations – c’est-à-dire leur emballement incontrôlé. Cette inquiétude ne semble pas s’estomper avec la baisse des taux d’inflation, comme en témoigne la récente hausse des anticipations d’inflation des ménages aux États-Unis.

Renforcer la crédibilité à long terme

Les anticipations ne sont pas indépendantes des pressions inflationnistes actuelles et de la manière dont la banque centrale y répond.

Des travaux, comme Monetary Policy & Anchored Expectations : An Endogenous Gain Learning Model, soulignent que les agents privés tirent des enseignements des décisions actuelles des banques centrales. Ils anticipent leurs décisions grâce à l’observation des taux d’inflation.

Comparaison des mesures des anticipations tirées d’enquêtes par rapport aux données de marché (en %).
Banque de France

Ce mécanisme peut pousser les autorités à adopter des positions plus agressives pour éviter que les anticipations ne dérapent, même au prix d’un ralentissement de l’activité économique. Ignorer une inflation « transitoire » liée à des chocs d’offre – une stratégie parfois appelée look-through – peut se retourner contre elles, signalant une forme de complaisance et risquant d’affaiblir leur crédibilité à long terme.

Alors, comment préserver la stabilité des prix ?

Lien entre politique monétaire et budgétaire

Parfois, la maîtrise des anticipations d’inflation dépasse les moyens de la banque centrale. Cela peut être le cas lorsque le désancrage provient d’un risque de dominance budgétaire. La banque centrale doit alors adapter sa politique monétaire pour aider l’État à respecter ses contraintes budgétaires. Des recherches, comme celles menées avec les économistes Philippe Andrade, Erwan Gautier, Emanuel Moench et Tobias Schmidt sur les croyances des ménages concernant la dominance budgétaire, montrent que certains ménages perçoivent ce risque et l’associent à une inflation future plus élevée. Dans ce cas, l’ancrage des anticipations ne dépend pas seulement de la politique monétaire, mais aussi de la politique budgétaire.




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Le défi ne se limite pas aux périodes inflationnistes. En contexte déflationniste, comme dans les trappes à liquidité – lorsqu’une politique monétaire devient inefficace –, les banques centrales peuvent regagner le contrôle de l’inflation actuelle. Comment ? En stimulant activement les anticipations d’inflation à moyen terme – c’est l’objet des politiques de forward guidance, à savoir une stratégie d’une banque centrale pour donner des indications sur l’orientation future de sa politique monétaire.

Cela peut exiger de la banque centrale qu’elle signale sa position non seulement par des mots, mais aussi par des actes, comme je le mets en avant avec Jean Barthélemy dans un article publié dans Science Direct en 2018.

Pro-inflationniste et anti-inflationniste

N’y a-t-il pas là une certaine contradiction ? La banque centrale doit en effet afficher une posture anti-inflationniste en cas de risque inflationniste, et pro-inflationniste en cas de risque déflationniste.

Une partie de la réponse réside dans le fait que, qu’en tolérant une inflation supérieure à la cible en raison d’un choc d’offre ou qu’elle recoure au forward guidance, la banque centrale doit gérer avec soin l’impact de ces écarts sur les anticipations d’inflation à long terme. En particulier, les périodes normales, où rien ne justifie de s’écarter de la cible d’inflation, sont des opportunités à ne pas manquer pour assurer la stabilité des prix.

Quoi qu’il en soit, les banques centrales doivent arbitrer un équilibre délicat : rester flexibles à court et moyen terme, tout en préservant leur crédibilité à long terme. Tout écart par rapport aux objectifs d’inflation – qu’il soit dû à des chocs d’offre ou à du forward guidance – doit être clairement communiqué pour que le public en comprenne la justification et le caractère temporaire.

À l’inverse, cela signifie aussi que la banque centrale doit faire preuve de modestie et être prête à renoncer à ses plans si elle observe une variation des anticipations d’inflation à long terme, signe que le public commence à perdre confiance dans son engagement en faveur de la stabilité des prix.

En résumé, pour gérer le risque de désancrage, il faut a minima :

  • Construire sa crédibilité en temps normal : un historique solide est crucial pour maintenir la confiance lorsque celle-ci est le plus nécessaire.

  • Communiquer clairement : expliquer les objectifs, les conditions et le caractère temporaire de tout écart à court ou moyen terme par rapport aux cibles.

  • Faire preuve de modestie : des écarts marqués ou prolongés peuvent éroder la confiance du public.

The Conversation

Éric Mengus ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Comment les banques centrales peuvent éviter la spirale des anticipations d’inflation – https://theconversation.com/comment-les-banques-centrales-peuvent-eviter-la-spirale-des-anticipations-dinflation-268509

Le paradoxe de la Sécurité sociale : et si, pour faire des économies, il fallait l’étendre ?

Source: The Conversation – in French – By Nicolas Da Silva, Maître de conférences en économie de la santé, Université Sorbonne Paris Nord

L’architecture du financement de la Sécurité sociale n’est pas neutre et a même un coût. Illustration avec l’Assurance maladie, qui cumule les sources de financement, tout en produisant des inégalités.

Cet article est publié en partenariat avec Mermoz, la revue du Cercle des économistes dont le numéro 8 a pour thème « Notre modèle social, un chef-d’œuvre en péril ».


Malgré leur diversité, les économistes de la santé s’accordent pour regretter l’organisation actuelle du financement des soins. Au cœur de la critique se trouve l’idiosyncrasie hexagonale : le financement par deux acteurs distincts du même panier de soins. Par exemple, la consultation chez le médecin généraliste donne lieu à un remboursement à hauteur de 70 % par la Sécurité sociale et de 30 % par la complémentaire santé (au tarif opposable).

Cette architecture est coûteuse et inégalitaire. En comparaison internationale, la France consacre une plus grande part de ses dépenses de santé aux coûts de gouvernance du système (Graphique 1). Ces derniers représentent 5 % du total des dépenses contre 4,3 % en Allemagne, 1,8 % au Royaume-Uni et 1,7 % en Italie. Seuls les États-Unis et la Suisse font moins bien. La raison principale de cette situation est la place occupée par les complémentaires santé. Alors que celles-ci sont responsables de la moitié des coûts de gouvernance, elles ne prennent en charge que 12,1 % des dépenses de santé.




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Près de 96 euros de soins pour 100 euros cotisés

Pour le même montant, la Sécurité sociale finance près de 80 % des dépenses de santé. Les frais de gestion de celle-ci s’élèvent à 4 % contre 19,4 % en moyenne pour les complémentaires santé. Pour 100 euros cotisés, la Sécurité sociale rend 96 euros de soins et les complémentaires 80,6 €. Il est possible de discuter à la marge du montant exact, mais le constat reste sans appel. Le monopole public est particulièrement économe tandis que le marché impose de nombreux coûts évitables (gestion des contrats, marketing, etc.).

Graphique 1 : Dépense de gouvernance des systèmes de santé en 2021

En pourcentage de la dépense courante de consommation au sens international

Systèmes d’assurance maladie gérés par des assurances publiques (à gauche systèmes d’assurance maladie gérés par des assurances privées (au milieu) et systèmes nationaux de santé (à droite).

Source : DREES (2023, p. 180)

Un trio d’inégalités

Les complémentaires santé ne sont pas seulement chères, elles sont aussi inégalitaires. La première source d’inégalité vient du fait que toute la population ne dispose pas d’une complémentaire santé. Environ 2,5 millions de personnes n’ont pas de complémentaire santé, quand tout le monde a accès à la Sécurité sociale.

La seconde source d’inégalité concerne le niveau différencié de solidarité entre Sécurité sociale et complémentaire. La Sécurité sociale opère une redistribution massive entre classes de revenu. Le financement est très progressif et l’accès aux prestations est lié à l’état de santé. À l’inverse, les complémentaires sont peu solidaires et chaque catégorie de revenu récupère sa mise.

Une troisième source d’inégalité porte sur la variété des contrats de complémentaire santé : si presque toute la population a une complémentaire, tout le monde n’a pas la même. Or, ce sont les plus riches, qui sont aussi les moins malades, qui disposent des meilleurs contrats.

Une grande Sécu

Toutes ces critiques (et bien d’autres) conduisent des économistes divers à recommander la fin de la complémentarité. Dans une note du Conseil d’analyse économique de 2014, Brigitte Dormont, Pierre-Yves Geoffard et Jean Tirole préconisaient d’« [e]n finir avec [le] système mixte d’assurance maladie ». Un éditorial de 2021 publié par Florence Jusot et Jérôme Wittwer sur le site Internet du Collège des économistes de la santé se réjouissait de l’hypothèse d’une « Grande Sécu ». Ces positions émanant du centre de la discipline rejoignent celle des tenants de l’approche de l’économie politique de la santé.

La publication en 2021 d’un rapport du Haut Conseil sur l’avenir de l’assurance maladie a apporté un argument de poids supplémentaire. Pour la première fois, une estimation de l’impact de l’extension de la Sécurité sociale aux dépens des complémentaires santé a été réalisée. L’augmentation des prélèvements obligatoires serait plus que compensée par la réduction des cotisations versées aux complémentaires santé. L’économie a été estimée à 5,4 milliards d’euros par an. Contrairement aux idées reçues, la gestion publique permettrait de réaliser des économies de grande ampleur tout en facilitant l’accès aux soins.

France 24 2022.

Retrouver l’esprit de 1945

Le projet d’extension de la Sécurité sociale laisse cependant une question dans l’ombre : quelles limites fixer à cette extension ? Qui doit décider du panier de soin pertinent et des patients éligibles ? Deux grandes options sont envisageables. D’un côté, il paraît naturel d’envisager que cela soit le gouvernement et l’administration compétente qui continue à gouverner la Sécurité sociale. L’extension du financement parachèverait l’étatisation du financement des soins en France.

D’un autre côté, il est possible de prendre au sérieux la célébration cette année des 80 ans de la Sécurité sociale. En 1945, cette institution relève d’une socialisation et non d’une nationalisation. Afin d’échapper au paternalisme social d’avant-guerre, la Sécurité sociale est confiée aux intéressés qui élisent leurs représentants du niveau local au niveau national. Il ne faut pas confondre cette socialisation et la gestion par les organisations syndicales et patronales. Aux premières élections à la Sécurité sociale en 1947, chaque cotisant peut être candidat qu’il soit ou non adhérent à un syndicat. S’instaure alors une forme de double pouvoir entre État et Sécurité sociale, un pluralisme démocratique qui permet d’orienter la politique sociale. Si tout cela peut sembler fantaisiste, il est utile de rappeler que le régime local d’Alsace-Lorraine fonctionne aujourd’hui en grande partie sur ces principes. Le régime est gouverné par les intéressés qui peuvent décider du niveau de financement de certains soins et même du taux de cotisation. Et si on renouait avec l’esprit de 1945 ?


Cet article est publié en partenariat avec Mermoz, la revue du Cercle des économistes dont le numéro 8 a pour objet « Notre modèle social, un chef-d’œuvre en péril ». Vous pourrez y lire d’autres contributions.

Le titre et les intertitres sont de la rédaction de The Conversation France.

The Conversation

Nicolas Da Silva ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Le paradoxe de la Sécurité sociale : et si, pour faire des économies, il fallait l’étendre ? – https://theconversation.com/le-paradoxe-de-la-securite-sociale-et-si-pour-faire-des-economies-il-fallait-letendre-268618