Ces champignons qui brillent dans la nuit : la bioluminescence fongique décryptée

Source: The Conversation – in French – By Romain Garrouste, Chercheur à l’Institut de systématique, évolution, biodiversité (ISYEB), Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)

Mycena cf chlorophos est un champignon totalement lumineux : chapeau, lamelles et mycelieum. Parc National de Cuc Phuong, Vietnam Romain Garrouste, Fourni par l’auteur

Alors que s’ouvre l’exposition En voie d’illumination : Lumières de la Nature au Jardin des Plantes de Paris, plongez dans le monde fascinant des champignons bioluminescents.


Il y a des rencontres qui illuminent littéralement vos nuits. Un de ces derniers soirs d’automne, au détour d’un jardin du sud de la France et à la faveur du changement d’heure, j’ai remarqué une étrange lueur verte, douce, presque irréelle, au pied d’une vieille souche. Non, je ne rêvais pas : c’était bien un champignon qui luisait dans le noir. Il ne s’agissait pas d’un gadget tombé d’un sac d’enfant ou d’un reflet de la Lune, mais bien d’un organisme vivant, émettant sa propre lumière. Bienvenue dans le monde fascinant des champignons bioluminescents.

Une lumière naturelle… et vivante

La bioluminescence est la production naturelle de lumière par un être vivant, sans illumination préalable et en cela diffère de la fluorescence ou de la phosphorescence qui ont besoin d’une source de lumière. On la connaît chez certains poissons abyssaux, des requins, des crevettes, du plancton ou chez les lucioles.

Mais les champignons, eux aussi, ont ce « superpouvoir ». Plus de 90 espèces sont aujourd’hui connues dans le monde, surtout en zones tropicales humidescmais certaines, comme l’Omphalotus illudens, sont présentes chez nous, en Europe, et même dans les jardins du sud de la France où l’on trouve aussi Omphalotus olearius, souvent inféodé à l’Olivier mais pas uniquement. L’entomologiste Jean Henri Fabre la connaissait bien et cela a constitué sa première publication en 1856 sur les champignons.

Une chimie simple, une magie complexe

La lumière fongique ne produit pas chaleur, elle est constante et le plus souvent verte. Elle provient d’une réaction chimique impliquant une molécule appelée luciférine, de l’oxygène, et une enzyme, la luciférase. Cette réaction produit de la lumière dans le vert (vers 520 nm). Le mécanisme, bien que désormais mieux compris, reste fascinant : une lumière sans électricité, sans feu, et pourtant visible à l’œil nu, dans le silence du sous-bois. La bioluminescence est donc une forme de chimioluminescence, puisqu’elle dépend d’une réaction chimique.

Chez les champignons, cette lumière n’est pas toujours visible partout : parfois seules les lamelles, d’autres fois le mycélium (le réseau souterrain de filaments) sont luminescents, ou les deux. Beaucoup d’espèces sont par contre fluorescentes aux UV. Comme nous l’avons dit la fluorescence diffère de la bioluminescence par la nécessité d’avoir une source lumineuse d’excitation qui va provoquer une luminescence dans une longueur d’onde différente. Ce sont des phénomènes très différents même s’ils sont souvent associés chez les organismes.

Pourquoi un champignon brille-t-il ?

Pourquoi un organisme qui ne bouge pas et n’a pas d’yeux se donnerait-il la peine d’émettre de la lumière ? Plusieurs hypothèses ont été proposées comme attirer des insectes nocturnes pour disperser les spores, à l’image d’une enseigne clignotante dans la forêt. Une autre hypothèse est un effet secondaire métabolique, sans rôle adaptatif (ça fait moins rêver, mais cela reste peu probable). La dissuasion de prédateurs (insectes, petits rongeurs) grâce à cette signature visuelle inhabituelle a été également étudiée.

Une étude publiée dans Current Biology a montré que des insectes sont effectivement attirés par la lumière de certains champignons, renforçant l’idée d’une stratégie de dissémination.

Le champignon Omphalotus illudens.
I. G. Safonov (IGSafonov) at Mushroom Observer, CC BY

L’espèce que vous avez peut-être déjà trouvé dans votre jardin, Omphalotus illudens (ou encore O. olearius dans le sud de la France) est remarquable à plus d’un titre. D’abord, parce qu’elle est toxique : ne vous fiez pas à sa belle couleur orangée et son odeur suave de sous-bois. Ensuite, parce qu’elle émet une lumière verte depuis ses lames, bien visible dans le noir complet. Ce phénomène est observable à l’œil nu si l’on s’éloigne des sources lumineuses parasites.

Ce champignon est de plus en plus étudié pour comprendre les variations génétiques liées à la bioluminescence entre espèces fongiques, et rechercher des molécules d’intérêt dans leur métabolisme, comme l’illudine, l’une des molécules à la base de leur toxicité, intéressante pour ses propriétés anticancéreuse.

Lumière sur la nature

Photographier ces champignons est un défi passionnant : il faut une longue pose, souvent au-delà de 30 secondes, un environnement très sombre, et parfois, un peu de chance. Mais l’image qui en résulte est souvent saisissante : un halo lumineux semblant flotter dans l’obscurité, témoin de la vitalité nocturne des sous-bois.

J’ai relevé le défi une fois de plus, comme la toute première fois dans une forêt du Vietnam sur une autre espèce ou récemment sur des litières en Guyane. Le défi est en fait double, détecter le phénomène et le photographier ensuite comme un témoignage fugace, un caractère discret qui disparaît à la mort de l’organisme.

Pour étudier ces phénomènes notre unité de recherche s’est dotée d’une plate-forme originale d’imagerie et d’analyse des phénomènes lumineux dans le vivant mais aussi pour explorer la géodiversité, par exemple dans les fossiles (pour la fluorescence) : le laboratoire de photonique 2D/3D de la biodiversité. Entre le vivant lors d’expéditions ou de missions de terrains pas forcément lointaine et les collections du MNHN, le registre de l’exploration de ces phénomènes est immense et nous l’avons juste commencé.

Bioluminescence et écologie fongique

Outre son effet esthétique, la bioluminescence pourrait aussi être un marqueur de l’activité biologique : elle reflète le métabolisme actif de certains champignons en croissance, leur interaction avec le bois, la température, l’humidité. Certains chercheurs envisagent même d’utiliser ces espèces comme indicateurs écologiques.

Alors la prochaine fois que vous sortez de nuit, observez les bords des sentiers, les vieux troncs en décomposition… car parfois, la nature éclaire son propre théâtre. Et si un champignon vous fait de l’œil fluorescent, n’ayez pas peur : il est plus poétique que dangereux… sauf si vous le cuisinez. Mais n’oubliez pas d’éteindre votre lampe et d’aller loin des sources de pollution lumineuses.

The Conversation

Romain Garrouste a reçu des financements de : MNHN. CNRS, Sorbonne Université, IPEV, LABEx BCDiv, LABEx CEBA, MTE, MRAE, National Geographic, Institut de la Transition Environnementale et Institut de l’Océan (Sorbonne Univ.)

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Mort à 97 ans, James Watson incarna à la fois le meilleur et le pire de la science

Source: The Conversation – in French – By Andor J. Kiss, Director of the Center for Bioinformatics and Functional Genomics, Miami University

James Dewey Watson est mort à l’âge de 97 ans, a annoncé le 7 novembre 2025 le Cold Spring Harbor Laborator. Co-découvreur de la structure de l’ADN et prix Nobel en 1962, a marqué à jamais la biologie moderne. Mais son héritage scientifique est indissociable des controverses qui ont entouré sa carrière et sa personnalité.


James Dewey Watson était un biologiste moléculaire américain, surtout connu pour avoir remporté conjointement le prix Nobel de physiologie ou de médecine en 1962 grâce à la découverte de la structure de l’ADN et de son rôle dans le transfert d’informations au sein des organismes vivants. L’importance de cette découverte ne saurait être exagérée. Elle a permis de comprendre le fonctionnement des gènes et donné naissance aux domaines de la biologie moléculaire et de la phylogénétique évolutive. Elle a inspiré et influencé ma carrière de scientifique ainsi que mes activités de directeur d’un centre de recherche en bioinformatique et en génomique fonctionnelle.

Personnalité provocatrice et controversée, il transforma la manière de transmettre la science. Il reste le premier lauréat du prix Nobel à offrir au grand public un aperçu étonnamment personnel et brut du monde impitoyable et compétitif de la recherche scientifique. James D. Watson est décédé le 6 novembre 2025 à l’âge de 97 ans.

La quête du gène selon Watson

Watson entra à l’université de Chicago à l’âge de 15 ans, avec l’intention initiale de devenir ornithologue. Après avoir lu le recueil de conférences publiques d’Erwin Schrödinger sur la chimie et la physique du fonctionnement cellulaire, intitulé What is Life ?, il se passionna pour la question de la composition des gènes – le plus grand mystère de la biologie à l’époque.

Les chromosomes, un mélange de protéines et d’ADN, étaient déjà identifiés comme les molécules de l’hérédité. Mais la plupart des scientifiques pensaient alors que les protéines, composées de vingt éléments constitutifs différents, étaient les meilleures candidates, contrairement à l’ADN qui n’en possédait que quatre. Lorsque l’expérience d’Avery-MacLeod-McCarty, en 1944, démontra que l’ADN était bien la molécule porteuse de l’hérédité, l’attention se concentra immédiatement sur la compréhension de cette substance.

Watson obtint son doctorat en zoologie à l’université de l’Indiana en 1950, puis passa une année à Copenhague pour y étudier les virus. En 1951, il rencontra le biophysicien Maurice Wilkins lors d’une conférence. Au cours de l’exposé de Wilkins sur la structure moléculaire de l’ADN, Watson découvrit les premières cristallographie par rayons X de l’ADN. Cette révélation le poussa à rejoindre Wilkins au laboratoire Cavendish de l’université de Cambridge pour tenter d’en percer le secret de la structure. C’est là que Watson fit la connaissance du physicien devenu biologiste Francis Crick, avec qui il noua immédiatement une profonde affinité scientifique.

Peu après, Watson et Crick publièrent leurs travaux fondateurs sur la structure de l’ADN dans la revue Nature en 1953. Deux autres articles parurent dans le même numéro, l’un coécrit par Wilkins, l’autre par la chimiste et cristallographe aux rayons X Rosalind Franklin.

C’est Franklin qui réalisa les cristallographies par rayons X de l’ADN contenant les données cruciales pour résoudre la structure de la molécule. Son travail, combiné à celui des chercheurs du laboratoire Cavendish, conduisit à l’attribution du prix Nobel de physiologie ou de médecine de 1962 à Watson, Crick et Wilkins.

Le prix et la controverse

Bien qu’ils aient eu connaissance des précieuses images de diffraction des rayons X de Franklin, diffusées dans un rapport interne du laboratoire Cavendish, ni Watson ni Crick ne mentionnèrent ses contributions dans leur célèbre article publié en 1953 dans Nature. En 1968, Watson publia un livre relatant les événements entourant la découverte de la structure de l’ADN tels qu’il les avait vécus, dans lequel il minimise le rôle de Franklin et la désigne avec des termes sexistes. Dans l’épilogue, il reconnaît finalement ses contributions, mais sans lui accorder le plein mérite de sa participation à la découverte.




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Certains historiens ont soutenu que l’une des raisons invoquées pour ne pas reconnaître officiellement le rôle de Franklin tenait au fait que son travail n’avait pas encore été publié et qu’il était considéré comme une « connaissance partagée » au sein du laboratoire Cavendish, où les chercheurs travaillant sur la structure de l’ADN échangeaient couramment leurs données. Cependant, l’appropriation des résultats de Franklin et leur intégration dans une publication officielle sans autorisation ni mention de son nom sont aujourd’hui largement reconnues comme un exemple emblématique de comportement déplorable, tant du point de vue de l’éthique scientifique que dans la manière dont les femmes étaient traitées par leurs collègues masculins dans les milieux professionnels.

Au cours des décennies qui ont suivi l’attribution du prix Nobel à Watson, Crick et Wilkins, certains ont érigé Rosalind Franklin en icône féministe. On ignore si elle aurait approuvé cette image, car il est difficile de savoir ce qu’elle aurait ressenti face à sa mise à l’écart du Nobel et face au portrait peu flatteur que Watson lui consacra dans son récit des événements. Ce qui est désormais incontestable, c’est que sa contribution fut décisive et essentielle, et qu’elle est aujourd’hui largement reconnue comme une collaboratrice à part entière dans la découverte de la structure de l’ADN.

Une prise de conscience collective

Comment les attitudes et les comportements envers les jeunes collègues et les collaborateurs ont-ils évolué depuis ce prix Nobel controversé ? Dans de nombreux cas, les universités, les institutions de recherche, les organismes financeurs et les revues à comité de lecture ont mis en place des politiques formelles visant à identifier et reconnaître de manière transparente le travail et les contributions de tous les chercheurs impliqués dans un projet. Bien que ces politiques ne fonctionnent pas toujours parfaitement, le milieu scientifique a évolué pour fonctionner de manière plus inclusive. Cette transformation s’explique sans doute par la prise de conscience qu’un individu seul ne peut que rarement s’attaquer à des problèmes scientifiques complexes et les résoudre. Et lorsqu’un conflit survient, il existe désormais davantage de mécanismes officiels permettant de chercher réparation ou médiation.

Des cadres de résolution des différends existent dans les directives de publication des revues scientifiques, ainsi que dans celles des associations professionnelles et des institutions. Il existe également une revue intitulée Accountability in Research, « consacrée à l’examen et à l’analyse critique des pratiques et des systèmes visant à promouvoir l’intégrité dans la conduite de la recherche ». Les recommandations destinées aux chercheurs, aux institutions et aux organismes de financement sur la manière de structurer l’attribution des auteurs et la responsabilité scientifique constituent un progrès significatif en matière d’équité, de procédures éthiques et de normes de recherche.

J’ai moi-même connu des expériences à la fois positives et négatives au cours de ma carrière : j’ai parfois été inclus comme coauteur dès mes années de licence, mais aussi écarté de projets de financement ou retiré d’une publication à mon insu, alors que mes contributions étaient conservées. Il est important de noter que la plupart de ces expériences négatives se sont produites au début de ma carrière, sans doute parce que certains collaborateurs plus âgés pensaient pouvoir agir ainsi en toute impunité.

Il est également probable que ces expériences négatives se produisent moins souvent aujourd’hui, car je formule désormais clairement mes attentes en matière de co-signature dès le début d’une collaboration. Je suis mieux préparé et j’ai désormais la possibilité de refuser certaines collaborations.

Je soupçonne que cette évolution reflète ce que d’autres ont vécu, et qu’elle est très probablement amplifiée pour les personnes issues de groupes sous-représentés dans les sciences. Malheureusement, les comportements inappropriés, y compris le harcèlement sexuel, persistent encore dans ce milieu. La communauté scientifique a encore beaucoup de chemin à parcourir – tout comme la société dans son ensemble.

Après avoir co-découvert la structure de l’ADN, James Watson poursuivit ses recherches sur les virus à l’université Harvard et prit la direction du Cold Spring Harbor Laboratory, qu’il contribua à revitaliser et à développer considérablement, tant sur le plan de ses infrastructures que de son personnel et de sa réputation internationale. Lorsque le Projet génome humain était encore à ses débuts, Watson s’imposa comme un choix évident pour en assurer la direction et en accélérer le développement, avant de se retirer après un long conflit portant sur la possibilité de breveter le génome humain et les gènes eux-mêmes – Watson s’y opposait fermement.

En dépit du bien immense qu’il a accompli au cours de sa vie, l’héritage de Watson est entaché par sa longue série de propos publics racistes et sexistes, ainsi que par ses dénigrements répétés, tant personnels que professionnels, à l’encontre de Rosalind Franklin. Il est également regrettable que lui et Crick aient choisi de ne pas reconnaître pleinement tous ceux qui ont contribué à leur grande découverte aux moments décisifs.

The Conversation

Andor J. Kiss ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Mort à 97 ans, James Watson incarna à la fois le meilleur et le pire de la science – https://theconversation.com/mort-a-97-ans-james-watson-incarna-a-la-fois-le-meilleur-et-le-pire-de-la-science-269460

Réagir face au danger mortel : témoignages de l’attentat au Bataclan le 13 novembre 2015

Source: The Conversation – in French – By Guillaume Dezecache, Directeur de recherche en sciences de la durabilité, psychologie et sciences comportementales, Institut de recherche pour le développement (IRD)

Comment un groupe réagit-il face à un danger de mort ? L’analyse des témoignages de 32 victimes de l’attentat du Bataclan du 13 novembre 2015 montre que les comportements d’entraide, de réconfort émotionnel ou de soutien physique ont été nombreux. Cette stratégie de défense collective est souvent plus efficace que celle du « chacun pour soi ».


Le soir du 13 novembre 2015, six attentats quasi simultanés avaient ensanglanté les abords du Stade de France à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), des terrasses des dixième et onzième arrondissements de Paris ainsi que l’enceinte, la fosse et les coursives du Bataclan (XIᵉ). Dans cette célèbre salle de concert, trois individus armés de fusils d’assaut font feu, tuent 90 personnes et en blessent plusieurs dizaines.

Dans un contexte marqué par de nombreux attentats en France, en Europe et ailleurs, le CNRS avait souhaité, fin novembre 2015, financer des projets de recherche permettant notamment d’appréhender les répercussions sociétales de ces nombreux événements meurtriers. Avec des collègues psychiatres, neuroscientifiques et psychologues sociaux, nous nous sommes penchés sur la question de ce que deviennent les conduites sociales (la façon dont nous nous comportons avec et face à autrui) lorsque la survie est en jeu.

Cette question est cruciale pour préparer au mieux les communautés aux situations d’urgence, et notamment pour articuler les dispositifs de secours institutionnels avec la tendance des populations à prendre les devants en se protégeant mutuellement dans l’attente ou à la place des secours.

Les comportements « antisociaux » sont rares

Depuis les années 1960 et grâce notamment aux travaux des sociologues du Disaster Research Center de l’Ohio State University (États-Unis), nous savons que la « panique » (définie comme un intense affect négatif, une croyance qu’un danger est présent mais qu’on peut en réchapper, et une motivation à atteindre la sécurité à tout prix) est rare. Évidemment, les personnes qui se sentent mortellement menacées ont peur et fuient. Mais elles le font sans volonté de nuire à autrui. Face au danger mortel, de tels comportements dits « antisociaux » (une action qui a un effet résolument délétère sur autrui) sont ainsi sans doute peu courants. Un survivant à l’attentat de Londres en 2005 raconte notamment « qu’il n’a constaté aucun comportement non coopératif », qu’il a « juste vu certaines personnes tellement absorbées par leurs propres émotions qu’elles étaient davantage concentrées sur elles-mêmes », mais « personne qui ne coopérait pas » ; il n’avait d’ailleurs « constaté aucun mauvais comportement ».

De fait, les comportements prosociaux (entraide, réconfort émotionnel, soutien physique) sont nombreux. Un témoin de la bousculade mortelle lors de la Love Parade de 2010 à Duisbourg (Allemagne) raconte qu’une personne (probablement décédée) l’avait sauvé de la mort en maintenant son bras au-dessus de sa tête, de façon à la protéger des piétinements.

Pourquoi nous montrerions-nous plutôt prosociaux face au danger mortel ? Selon la littérature scientifique, il y aurait trois grandes raisons à cela : d’abord, les normes sociales de l’ordinaire (ne pas marcher sur les autres, respecter leur intimité physique, protéger les personnes blessées, etc.) sont si importantes dans la vie quotidienne qu’elles sont maintenues. De même, la réponse au danger perçu est largement affiliative : face au danger, nous cherchons ce qui est sûr, par le rapprochement voire le contact physique. Enfin, le fait de se trouver avec d’autres face à un élément menaçant crée un sentiment de « destin commun » qui favorise des normes de protection du groupe.

Ces explications ont leur mérite, mais ne nous satisfont pas en ce qu’elles semblent présupposer que les réponses sociales au danger ne dépendent pas également des circonstances matérielles dans lesquelles se trouvent les individus. Serions-nous tout aussi prosociaux si nous avions d’abord l’occasion de nous échapper ? Faut-il se sentir en sécurité physique même minimale avant de vouloir aider autrui ? La prosocialité est-elle la réponse spontanée ou met-elle du temps à émerger ? Nous souhaitions, par un travail empirique, mieux comprendre la dynamique des réponses sociales face au danger mortel.

Une recherche menée avec les rescapés du Bataclan

Entre juin et novembre 2016, nous avons eu l’occasion de rencontrer individuellement trente-deux rescapé·e·s de l’attentat du Bataclan, approché·e·s grâce à nos contacts avec deux associations de victimes des attentats du 13-Novembre.

Après nous être assurés que chacun·e des participant·e·s se sentait en capacité de revivre par le récit sa soirée au Bataclan, nous avons discuté avec elles et eux autour d’un questionnaire portant sur leur position dans l’enceinte du Bataclan, leur perception de la menace, les comportements d’autrui et leurs propres comportements à trois moments clés de l’attentat : le moment où ils ont compris que quelque chose de grave se produisait ; lorsqu’ils prenaient conscience qu’il s’agissait d’une attaque terroriste ; enfin, les suites de l’attentat. Puisque certain·e·s participant·e·s ne se retrouvaient pas dans une telle partition du récit (nous disant notamment qu’elles ou ils n’avaient jamais pris conscience qu’il s’agissait d’un attentat), nous avons très vite abandonné l’idée d’analyser la temporalité des comportements prosociaux – à savoir s’ils émergeaient précocement ou tardivement face au danger.

Pour autant, nous avons pu analyser le rôle des contraintes spatiales et matérielles sur 426 actions sociales (réconfort autrui, pousser quelqu’un, appeler à l’aide, etc.) provenant des 32 participant·e·s (environ 13 épisodes narrés par participant·e), à savoir si elles étaient réalisées lorsqu’il était possible de s’échapper et si les agents de l’action étaient alors protégés par une paroi.

Que nous ont raconté les participant·e·s ? Évidemment, on nous a raconté l’usage de la force et des coudes pour se frayer un chemin jusqu’à la sortie.

Un participant nous a dit :

« On s’est levés, et il y a eu un mouvement de foule à ce moment-là […] on s’est fait un petit peu marcher dessus… »

On nous a aussi raconté des paroles difficiles échangées ainsi que des ordres donnés de manière violente et brutale :

« Y’a un mec (un autre spectateur) qui est arrivé derrière la porte […] et j’entendais : “Si tu n’ouvres pas la porte, je vais te b*, je vais te b*, tu vas le regretter toute ta vie, je vais te… tu vas mourir, je vais te’…” Il était complètement fou. »

Enfin, on nous a parlé de négligence des autres :

« La menace est toujours là […] je lâche la main de mon mari, enfin, le truc hyper égoïste […] je me barre et voilà. Et… euh ben, je marche sur des corps, mais je peux pas faire autrement. […] Les corps, les corps qui sont dans le hall, euh, je je, bah pour moi ils sont morts, mais je vais pas vérifier s’ils sont morts ou pas… »

Cependant, on nous a plus souvent raconté le réconfort donné aux autres :

« Je me retrouve allongée par terre, avec des gens empilés donc, je me retrouve avec un couple en face de moi, avec le mari qui couvre sa femme, et elle [est] terrorisée, et euh… […] je lui parle et je lui dis “Pleure pas… pleure pas… comment tu t’appelles ?” »

Il y eut également des transmissions d’information importante pour la survie d’autrui, en dépit du risque de se faire repérer par un terroriste :

« Quand je me suis retourné, y’avait un des assaillants […] qui était en train d’achever des gens au sol. […] Quand il a levé son arme pour recharger, j’ai demandé… et j’ai dit aux gens “Cassez-vous ! Cassez-vous, il recharge”. Et ma compagne me tenait la main elle était en pleurs, je lui ai dit “Tu te casses !” »

Des personnes témoignent de la collaboration physique :

« Ils tenaient la porte, ils ont arraché le néon, ils se sont occupés de la blessée, lui ont donné de l’eau. »

Notre analyse de la distribution des actions sociales en fonction de la position des participant·e·s suggère que les actions prosociales apparaissent plus fréquemment lorsque les individus ne peuvent pas fuir et bénéficient d’une protection minimale. Les contraintes physiques – murs, recoins, impossibilité de fuite – façonnent un espace d’action où les individus, privés d’alternatives, se tournent les uns vers les autres. La prosocialité devient alors une stratégie de survie collective, lorsque d’autres options ne sont pas ou plus aussi disponibles.

Face au danger, nous ressentons un fort besoin d’affiliation et de contact physique, davantage à l’égard des personnes qui nous sont familières, mais aussi sans doute avec le tout-venant. De fait aussi, des facteurs matériels nous empêchent parfois de nous échapper, nous obligeant à faire avec les autres. Cela tombe bien, la présence d’autres personnes est aussi souvent très rassurante.

La prosocialité face au danger peut donc être envisagée comme une stratégie de défense collective fondée sur un principe plus élémentaire : l’interdépendance. Lorsque nos chances de survie sont liées à celles des autres, agir pour soi revient à agir pour autrui – et inversement.

The Conversation

Guillaume Dezecache a reçu des financements du programme CNRS Attentats-Recherche.

ref. Réagir face au danger mortel : témoignages de l’attentat au Bataclan le 13 novembre 2015 – https://theconversation.com/reagir-face-au-danger-mortel-temoignages-de-lattentat-au-bataclan-le-13-novembre-2015-269000

Enseigner le français langue étrangère : faut-il « gommer » les accents ?

Source: The Conversation – France (in French) – By Grégory Miras, Professeur des Universités en didactique des langues, Université de Lorraine

Apprendre une nouvelle langue, c’est s’initier à de nouvelles sonorités et façons de prononcer. Mais cela suppose-t-il de gommer son accent ? La recherche montre qu’enseigner le français en tant que langue étrangère ne consiste pas forcément à imposer un modèle unique mais s’enrichit de la diversité de ses locuteurs. Explications.


Pourquoi entend-on si peu d’accents dans les médias français ? C’est une question qui a interrogé l’Institut national de l’audiovisuel (INA) à l’occasion des derniers Rendez-vous de l’histoire, organisés à Blois, en octobre 2025. Le mythe d’une langue « standard » s’oppose à la diversité des parlers français dits régionaux, de la francophonie et plus largement à la pratique du français dans le monde.

Ce constat invite à s’interroger sur la manière dont l’enseignement du français dans différents pays prend en compte la variété des accents des apprenants. Quelle place la prononciation tient-elle dans l’apprentissage du français comme langue étrangère ? Comment son approche évolue-t-elle à l’heure de l’IA ?

Exercices de prononciation et « surdité » phonologique

La didactique de la prononciation a particulièrement évolué au cours du temps au regard des technologies disponibles permettant à la phonétique, l’étude des sons, de se perfectionner. Enrica Galazzi, professeure à l’Université catholique du Sacré-Cœur (Italie), souligne que, même si la phonétique expérimentale allait devenir essentielle pour l’étude de la parole, sa naissance à la fin du XIXe siècle a été accueillie avec méfiance par les chercheurs français de l’époque. L’usage d’appareils scientifiques semblait alors mystérieux et suscitait la prudence, alors même que cette approche reposait sur un projet profondément humaniste.

Très tôt, l’étude systématique des sons de la parole dans une vision comparée s’est focalisée sur les difficultés rencontrées par les locuteurs d’une langue qui apprennent le français, par exemple de l’espagnol au français. Ces travaux vont permettre de sensibiliser à ce que le chercheur Nikolaï Troubetzkoy a appelé le « filtre » ou la « surdité » phonologique. Cette dernière fait référence à la difficulté à percevoir et donc à produire de nouveaux sons d’une langue étrangère.

Cependant, cette approche a partiellement été remise en question par des modèles ultérieurs qui démontrent – de manière contre-intuitive – qu’il est parfois plus difficile d’acquérir des sons qui se rapprochent de ceux de sa langue première plutôt que ceux qui sont très différents. Toutefois, la plupart des manuels de prononciation en français langue étrangère continuent de se focaliser sur des exercices de répétition qui postulent que répéter permet d’apprendre.

« Joey Can’t Learn French », (série Friends).

En parallèle, d’autres méthodes ont mis l’accent sur des techniques spécifiques : association des voyelles et de couleurs, modulation des gestes du corps pour aider à l’articulation ou à l’intonation, répétition rapide de texte en même temps qu’un locuteur, etc.

De récentes méta-analyses ont montré que l’enseignement de la prononciation en langue étrangère est globalement efficace, surtout lorsqu’il est sur le temps long, accompagné de retours formatifs individualisés et mené par des enseignants avec un recours raisonné aux technologies numériques.

Toutefois, les études se concentrent encore majoritairement sur des sons isolés (des voyelles ou des consonnes), ne permettant pas de s’assurer d’une capacité à réinvestir ce travail dans des interactions en situation réelle. Produire des phonèmes ne garantit pas la capacité à être compris et à faire vivre le discours.

Être à l’écoute de la diversité des accents

En parallèle de ces techniques de correction, certains chercheurs en appellent à une médiation de la prononciation qui partirait de l’apprenant lui-même et des ses envies plutôt que d’imposer un seul modèle à atteindre, souvent celui imaginaire du « natif ».

Il s’agit de reconnaître que chaque individu qui apprend le français devient un locuteur légitime de cette langue et contribue donc à enrichir l’éventail des accents de la francophonie. Il peut donc déterminer son propre objectif en termes d’accents. Des auteurs comme Jacques Maurais défendent l’idée de la nécessité d’accepter toute la diversité en francophonie pour se décentrer d’une norme standardisée de la France hexagonale.

En effet, loin de compliquer la communication entre francophones (toute personne qui parle français), ces perspectives pourraient élargir les capacités du français à constituer un pont entre de nombreuses langues, et de nombreux individus.




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Dans sa thèse de doctorat, Aleksandra D. Savenkova a montré qu’il était possible d’intégrer des variations régionales du français (Sud-Ouest, Québec, Mauritanie, Guadeloupe, etc.) dans l’enseignement du français langue étrangère en Roumanie, même chez des débutants. Il est important de noter que des chercheurs comme Munro et Derwing ont démontré que tout ce qui contribue à la perception d’un accent dans une langue étrangère n’affecte pas forcément l’intelligibilité (capacité à transcrire ce qui est dit) ou la compréhensibilité (le sentiment d’effort pour comprendre).

Ils défendent l’idée de mieux éduquer tous les locuteurs à percevoir la diversité dans les langues plutôt que de se focaliser sur la seule correction de celui qui parle. Cela peut prendre, par exemple, la forme d’exercices d’écoute dans différentes langues présentant une variété d’accents. Le cerveau apprend ainsi à réduire le poids cognitif de la variation et facilite donc la compréhension.

Quelle place pour l’intelligence artificielle ?

La didactique de la prononciation est impactée par l’intelligence artificielle (IA) au même titre que les autres domaines. La plupart des plateformes d’apprentissage en ligne promettent de travailler sur votre prononciation via des modèles de reconnaissance de la parole offrant un retour formatif en temps réel.

Or ces modèles – majoritairement privés – ne permettent pas de savoir ce qui s’y cache en termes d’algorithme et de données d’entraînement. En effet, très souvent ce sont des modèles de voix à texte – une transcription de l’oral. Le retour formatif est fait à partir d’une comparaison de l’audio ainsi transcrit avec un modèle lui aussi écrit.

Par ailleurs, les IA génératives sont des technologies humaines qui produisent des biais liés à des erreurs reproduisant ainsi certaines discriminations, incluant celles sur l’accent.

Si les outils technologiques ont toujours été un support d’aide à l’individualisation pédagogique, ils ne peuvent constituer le centre de l’enseignement et l’apprentissage. C’est d’autant plus vrai pour la prononciation qui nécessite de co-construire l’intelligibilité et la compréhensibilité entre deux partenaires d’une même danse.

« Les multiples prononciations de la lettre R » (TV5 Monde Info, mars 2024).

Actuellement, les recherches sur le langage tendent à mieux valoriser le fait que les locuteurs plurilingues mélangent les langues qu’ils maitrisent (le translanguaging) et qu’ils disposent d’un éventail de sons qu’ils mobilisent en fonction de leurs interlocuteurs et des contextes (la pluriphonie). Cela va donc dans le sens de faire entrer la diversité des accents dans les classes, les manuels et les applications de nos téléphones.

Penser la diversité des prononciations et des accents, c’est aussi réfléchir aux rapports de pouvoir entre les personnes. Mélanger les langues n’est pas neutre : le français, langue dominante marquée par une histoire coloniale, peut parfois affaiblir des langues minorisées ou menacées. Valoriser la diversité des sons des langues, c’est donc permettre à chacun d’être légitime dans le français qu’il apprend ou d’autres langues qu’il parle.


Cet article est publié en partenariat avec la Délégation générale à la langue française et aux langues de France du ministère de la Culture.

The Conversation

Grégory Miras ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Enseigner le français langue étrangère : faut-il « gommer » les accents ? – https://theconversation.com/enseigner-le-francais-langue-etrangere-faut-il-gommer-les-accents-267483

Enseigner le français langue étrangère : un monde aux mille accents

Source: The Conversation – in French – By Grégory Miras, Professeur des Universités en didactique des langues, Université de Lorraine

Apprendre une nouvelle langue, c’est s’initier à de nouvelles sonorités et façons de prononcer. Mais cela suppose-t-il de gommer son accent ? La recherche montre qu’enseigner le français en tant que langue étrangère ne consiste pas forcément à imposer un modèle unique mais s’enrichit de la diversité de ses locuteurs. Explications.


Pourquoi entend-on si peu d’accents dans les médias français ? C’est une question qui a interrogé l’Institut national de l’audiovisuel (INA) à l’occasion des derniers Rendez-vous de l’histoire, organisés à Blois, en octobre 2025. Le mythe d’une langue « standard » s’oppose à la diversité des parlers français dits régionaux, de la francophonie et plus largement à la pratique du français dans le monde.

Ce constat invite à s’interroger sur la manière dont l’enseignement du français dans différents pays prend en compte la variété des accents des apprenants. Quelle place la prononciation tient-elle dans l’apprentissage du français comme langue étrangère ? Comment son approche évolue-t-elle à l’heure de l’IA ?

Exercices de prononciation et « surdité » phonologique

La didactique de la prononciation a particulièrement évolué au cours du temps au regard des technologies disponibles permettant à la phonétique, l’étude des sons, de se perfectionner. Enrica Galazzi, professeure à l’Université catholique du Sacré-Cœur (Italie), souligne que, même si la phonétique expérimentale allait devenir essentielle pour l’étude de la parole, sa naissance à la fin du XIXe siècle a été accueillie avec méfiance par les chercheurs français de l’époque. L’usage d’appareils scientifiques semblait alors mystérieux et suscitait la prudence, alors même que cette approche reposait sur un projet profondément humaniste.

Très tôt, l’étude systématique des sons de la parole dans une vision comparée s’est focalisée sur les difficultés rencontrées par les locuteurs d’une langue qui apprennent le français, par exemple de l’espagnol au français. Ces travaux vont permettre de sensibiliser à ce que le chercheur Nikolaï Troubetzkoy a appelé le « filtre » ou la « surdité » phonologique. Cette dernière fait référence à la difficulté à percevoir et donc à produire de nouveaux sons d’une langue étrangère.

Cependant, cette approche a partiellement été remise en question par des modèles ultérieurs qui démontrent – de manière contre-intuitive – qu’il est parfois plus difficile d’acquérir des sons qui se rapprochent de ceux de sa langue première plutôt que ceux qui sont très différents. Toutefois, la plupart des manuels de prononciation en français langue étrangère continuent de se focaliser sur des exercices de répétition qui postulent que répéter permet d’apprendre.

« Joey Can’t Learn French », (série Friends).

En parallèle, d’autres méthodes ont mis l’accent sur des techniques spécifiques : association des voyelles et de couleurs, modulation des gestes du corps pour aider à l’articulation ou à l’intonation, répétition rapide de texte en même temps qu’un locuteur, etc.

De récentes méta-analyses ont montré que l’enseignement de la prononciation en langue étrangère est globalement efficace, surtout lorsqu’il est sur le temps long, accompagné de retours formatifs individualisés et mené par des enseignants avec un recours raisonné aux technologies numériques.

Toutefois, les études se concentrent encore majoritairement sur des sons isolés (des voyelles ou des consonnes), ne permettant pas de s’assurer d’une capacité à réinvestir ce travail dans des interactions en situation réelle. Produire des phonèmes ne garantit pas la capacité à être compris et à faire vivre le discours.

Être à l’écoute de la diversité des accents

En parallèle de ces techniques de correction, certains chercheurs en appellent à une médiation de la prononciation qui partirait de l’apprenant lui-même et des ses envies plutôt que d’imposer un seul modèle à atteindre, souvent celui imaginaire du « natif ».

Il s’agit de reconnaître que chaque individu qui apprend le français devient un locuteur légitime de cette langue et contribue donc à enrichir l’éventail des accents de la francophonie. Il peut donc déterminer son propre objectif en termes d’accents. Des auteurs comme Jacques Maurais défendent l’idée de la nécessité d’accepter toute la diversité en francophonie pour se décentrer d’une norme standardisée de la France hexagonale.

En effet, loin de compliquer la communication entre francophones (toute personne qui parle français), ces perspectives pourraient élargir les capacités du français à constituer un pont entre de nombreuses langues, et de nombreux individus.




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Dans sa thèse de doctorat, Aleksandra D. Savenkova a montré qu’il était possible d’intégrer des variations régionales du français (Sud-Ouest, Québec, Mauritanie, Guadeloupe, etc.) dans l’enseignement du français langue étrangère en Roumanie, même chez des débutants. Il est important de noter que des chercheurs comme Munro et Derwing ont démontré que tout ce qui contribue à la perception d’un accent dans une langue étrangère n’affecte pas forcément l’intelligibilité (capacité à transcrire ce qui est dit) ou la compréhensibilité (le sentiment d’effort pour comprendre).

Ils défendent l’idée de mieux éduquer tous les locuteurs à percevoir la diversité dans les langues plutôt que de se focaliser sur la seule correction de celui qui parle. Cela peut prendre, par exemple, la forme d’exercices d’écoute dans différentes langues présentant une variété d’accents. Le cerveau apprend ainsi à réduire le poids cognitif de la variation et facilite donc la compréhension.

Quelle place pour l’intelligence artificielle ?

La didactique de la prononciation est impactée par l’intelligence artificielle (IA) au même titre que les autres domaines. La plupart des plateformes d’apprentissage en ligne promettent de travailler sur votre prononciation via des modèles de reconnaissance de la parole offrant un retour formatif en temps réel.

Or ces modèles – majoritairement privés – ne permettent pas de savoir ce qui s’y cache en termes d’algorithme et de données d’entraînement. En effet, très souvent ce sont des modèles de voix à texte – une transcription de l’oral. Le retour formatif est fait à partir d’une comparaison de l’audio ainsi transcrit avec un modèle lui aussi écrit.

Par ailleurs, les IA génératives sont des technologies humaines qui produisent des biais liés à des erreurs reproduisant ainsi certaines discriminations, incluant celles sur l’accent.

Si les outils technologiques ont toujours été un support d’aide à l’individualisation pédagogique, ils ne peuvent constituer le centre de l’enseignement et l’apprentissage. C’est d’autant plus vrai pour la prononciation qui nécessite de co-construire l’intelligibilité et la compréhensibilité entre deux partenaires d’une même danse.

« Les multiples prononciations de la lettre R » (TV5 Monde Info, mars 2024).

Actuellement, les recherches sur le langage tendent à mieux valoriser le fait que les locuteurs plurilingues mélangent les langues qu’ils maitrisent (le translanguaging) et qu’ils disposent d’un éventail de sons qu’ils mobilisent en fonction de leurs interlocuteurs et des contextes (la pluriphonie). Cela va donc dans le sens de faire entrer la diversité des accents dans les classes, les manuels et les applications de nos téléphones.

Penser la diversité des prononciations et des accents, c’est aussi réfléchir aux rapports de pouvoir entre les personnes. Mélanger les langues n’est pas neutre : le français, langue dominante marquée par une histoire coloniale, peut parfois affaiblir des langues minorisées ou menacées. Valoriser la diversité des sons des langues, c’est donc permettre à chacun d’être légitime dans le français qu’il apprend ou d’autres langues qu’il parle.

The Conversation

Grégory Miras ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Enseigner le français langue étrangère : un monde aux mille accents – https://theconversation.com/enseigner-le-francais-langue-etrangere-un-monde-aux-mille-accents-267483

Le Saint-Laurent s’asphyxie : un déséquilibre invisible menace la vie marine et le climat

Source: The Conversation – in French – By Ludovic Pascal, Research associate, Université du Québec à Rimouski (UQAR)

On connaît bien le rôle de l’oxygène (O2) pour la vie sur Terre, mais il est tout aussi essentiel à celle des océans. Dans les eaux profondes du Saint-Laurent, sa raréfaction déclenche une série de réactions, invisibles à l’œil nu, qui modifient la circulation des nutriments, avec des effets potentiels sur la vie marine et sur le climat lui-même.

Dans l’océan, l’azote « fixé », c’est-à-dire sous une forme que les organismes peuvent utiliser, est essentiel à la croissance du phytoplancton, ces organismes marins semblables à des plantes microscopiques. Ces derniers jouent un rôle clé dans la « pompe biologique à CO2 », un processus naturel qui capture du carbone dans l’air et le transporte vers les profondeurs marines.

La figure représente une coupe verticale de l’ocean. A la surface le CO₂ et le N2 diffuse de l’atmosphère vers l’ocean. Le CO₂ est directement utilisé par le phytoplancton alors que le N2 doit passer par une étape dite de fixation avant d’être utilisé
Schéma simplifié représentant le lien entre le cycle de l’azote et du carbone et la probable présence de processus de perte d’azote dans la colonne d’eau.
L. Pascal, CC BY-NC

Mais ce stock d’azote « fixé » peut être réduit lorsque certains microbes le convertissent en diazote (N2), un gaz que la plupart des organismes ne peuvent pas assimiler. On pensait jusqu’à présent que ces réactions de « perte d’azote » ne se déclenchaient que dans des conditions presque totalement dépourvues d’oxygène (moins de 5 micromoles par litre).




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Une découverte qui change la donne

L’étude que nous avons récemment menée remet en question cette idée bien ancrée. Ce phénomène s’inscrit dans un contexte plus large : partout dans le monde, les océans s’appauvrissent en oxygène. Depuis plus d’un demi-siècle, les zones marines pauvres en oxygène s’étendent et leur niveau de désoxygénation s’intensifie. Ces changements résultent en grande partie du réchauffement climatique et des apports excessifs de nutriments, comme l’azote, liés aux activités humaines.

Cette tendance inquiète les scientifiques. Elle menace non seulement la biodiversité marine, mais elle perturbe aussi les grands cycles naturels, comme ceux de l’azote et du carbone, qui régulent le climat de la planète.

Nous avons étudié les eaux profondes de l’estuaire et du golfe du Saint-Laurent, où l’eau est sous-oxygénée, mais non dépourvue d’oxygène. Ces conditions influencent directement la façon dont l’azote est transformé ou perdu dans l’eau. Pour mieux comprendre ces dynamiques, nous avons utilisé des traceurs chimiques, un peu comme des balises invisibles permettant de suivre ces réactions, depuis les zones bien oxygénées du golfe jusqu’à celles où l’oxygène devient plus rare dans l’estuaire.

Nous avons constaté que le stock d’azote utilisable (« fixé », surtout sous forme de nitrates, NO3⁻) diminue et que du N2 est produit dès que l’oxygène descend sous un seuil critique d’environ 58 micromoles par litre. Or, ce seuil est beaucoup plus élevé que ce que l’on pensait nécessaire pour activer les réactions de « perte d’azote ».


Cet article fait partie de notre série Le Saint-Laurent en profondeur

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Mais ce n’est pas tout : sous ce même seuil, nous avons également observé une production de protoxyde d’azote (N2O), un gaz à effet de serre (GES) 300 fois plus puissant que le CO2 en termes de réchauffement global. Or, dans le Saint-Laurent, les eaux profondes remontent naturellement vers la surface près de Tadoussac, poussées par la circulation des masses d’eau de l’estuaire et les marées. Cette remontée d’eaux riche en N2O transforme l’estuaire en une zone potentielle d’émission de GES vers l’atmosphère, montrant clairement le lien entre la désoxygénation des eaux profondes, le cycle de l’azote et le climat.

Où cette production se produit-elle ?

Pour comprendre l’origine de cette production, notre équipe a d’abord examiné les sédiments du fond marin, la zone benthique, un environnement riche en matière organique et quasiment dépourvu en oxygène, où d’importants changements avaient déjà été observés.

Les résultats ont révélé que les sédiments ne racontent pas toute l’histoire : bien que l’azote « fixé » y soit effectivement consommé, cette consommation ne suffit pas à elle seule à expliquer les fortes baisses de concentration d’azote « fixé » observées dans les eaux profondes, ni la production importante de N2 et N2O qui y survient. Il semble donc que ces phénomènes résultent d’une combinaison de processus se déroulant dans la masse d’eau profonde et dans les sédiments.

Carte des sites étudiés dans l’estuaire et le golfe du Saint-Laurent, montrant les concentrations d’oxygène (O₂), de diazote (N₂) et de protoxyde d’azote (N₂O) dans les eaux profondes, du détroit de Cabot (à l’est) jusqu’à Tadoussac (à l’ouest). La ligne rouge marque le seuil d’hypoxie (faible teneur en oxygène). Le N* indique si une masse d’eau contient plus ou moins d’azote que prévu (ligne jaune). La ligne noire montre la zone où commencent les productions de N₂ et de N₂O.
(Fond de carte par Stamen design), CC BY-NC



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Un déséquilibre qui se propage le long de la chaîne alimentaire ?

Et si le déséquilibre du cycle de l’azote affectait la chaîne alimentaire ? Dans cette même étude, nous avons constaté que la réduction du stock d’azote « fixé » entraînait un déficit de celui-ci par rapport au phosphore disponible (mesuré par l’indice N*).

Même si cela reste à confirmer, ce déséquilibre, combiné à la remontée d’eaux profondes pauvres en azote, mais riches en phosphore vers Tadoussac, pourrait modifier le régime alimentaire du phytoplancton dans les eaux de surface. Or, le phytoplancton est à la base de toute la chaîne alimentaire marine. Un changement dans sa composition pourrait en altérer la qualité nutritive pour le zooplancton, ces minuscules organismes, eux-mêmes mangés par les poissons, maillons essentiels de la chaîne alimentaire.

Selon cette hypothèse, cela pourrait affecter la productivité des pêcheries commerciales et dégrader davantage l’habitat des mammifères marins, comme les baleines et bélugas, déjà vulnérables. Pour les communautés côtières qui dépendent de ses ressources, les conséquences de ces changements écologiques dépasseraient les pertes économiques : elles toucheraient aussi au patrimoine naturel et culturel régional.

Le Saint-Laurent à bout de souffle : des recherches aux solutions

Les eaux profondes du Saint-Laurent sont littéralement « à bout de souffle ». En perdant de l’oxygène, elles déclenchent des réactions biochimiques qui menacent la productivité marine et génèrent des gaz à effet de serre puissants. Face à cette situation, il n’est pas question de tirer des conclusions hâtives. Il devient plutôt nécessaire de renforcer le suivi des conditions chimiques et écologiques dans l’estuaire et le golfe du Saint-Laurent.

Des recherches interdisciplinaires sont indispensables pour mieux comprendre les interactions entre la désoxygénation de l’estuaire et du golfe du Saint-Laurent, les cycles biogéochimiques et les écosystèmes. Par exemple, il demeure primordial de déterminer si le déficit en azote « fixé » influence les communautés de phytoplancton et leur qualité nutritive. Comprendre et suivre ces changements est essentiel, car ils nous rappellent que la santé de nos écosystèmes marins est intimement liée au climat de la planète.

Dans ce contexte, des pistes de solutions commencent à émerger. De récentes études proposent ainsi d’utiliser la transition énergétique pour atténuer les impacts de la désoxygénation des écosystèmes côtiers. Pour l’estuaire et le golfe du Saint-Laurent, certains chercheurs suggèrent d’employer l’oxygène produit lors de la fabrication d’hydrogène vert pour réoxygéner les eaux profondes. Même si les quantités d’oxygène injectées devront être très importantes pour s’assurer de l’oxygénation complète du système, cette approche ouvre des perspectives inédites pour restaurer la santé des milieux côtiers.

Pour être pleinement comprises, ces interventions doivent faire l’objet de recherches interdisciplinaires. Il s’agit non seulement d’évaluer leur faisabilité et leurs impacts écologiques, mais aussi de réfléchir aux enjeux éthiques et sociaux qu’elles soulèvent.

La Conversation Canada

Ludovic Pascal est membre du regroupement inter-institutionnel Québec-Océan et de l’association scientifique Nereis Park. Il a reçu des financements du FRQNT, du réseau de centres d’excellence MEOPAR, du Gouvernement du Québec (Réseau Québec Maritime, MEIE, MELCCFP, MTMD) et du Gouvernement du Canada (CFREF)

Gwénaëlle Chaillou a reçu des financements du Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada (CRSNG), des Fonds de Recherche du Québec, des Chaires de Recherche du Canada et du Gouvernement du Québec (Réseau Québec Maritime, MELCCFP, MTMD, MEIE). Elle est la directrice générale du Réseau Québec maritime depuis 2023. Elle est membre de l’ACFAS, de la Geochemical Society et de International Association of Hydrogeologists – Canadian National Committee (IAH-CNC).

ref. Le Saint-Laurent s’asphyxie : un déséquilibre invisible menace la vie marine et le climat – https://theconversation.com/le-saint-laurent-sasphyxie-un-desequilibre-invisible-menace-la-vie-marine-et-le-climat-268062

De Katmandou à Casablanca : la révolte d’une génération sous surveillance

Source: The Conversation – in French – By Amani Braa, Assistant lecturer, Université de Montréal

En 2025, des mobilisations portées par la jeunesse ont éclaté du Maroc au Népal, en passant par Madagascar et l’Europe. Partout, une génération refuse le silence face à la précarité, la corruption et le manque de démocratie.

Nées dans des contextes très différents, ces colères rencontrent pourtant les mêmes réponses : répression, mépris, et suspicion envers une jeunesse jugée irresponsable.

Mobilisation sur plusieurs continents

Au Maroc, le mouvement #Gen212, né sur les réseaux sociaux, dénonce la vie chère, les violences policières, le musellement de la société civile et l’absence de perspectives. Cette mobilisation, d’abord numérique sur des plates-formes telles que Discord, a rapidement débordé les écrans pour s’incarner dans des actions concrètes dans plusieurs villes du pays.

À Madagascar, c’est dans un climat de fortes tensions préélectorales que la jeunesse est descendue dans la rue pour réclamer un véritable changement dès la fin du mois de septembre, avant d’être violemment réprimée. Au Népal, des milliers de jeunes occupent l’espace public, exigeant une démocratie authentique et la fin de la corruption qui mine le pays.

En Europe aussi, la jeunesse se mobilise face aux dérives autoritaires et aux inégalités persistantes. En Italie, en France ou en Espagne, les jeunes descendent dans la rue contre les violences sexistes, les réformes impopulaires, les répressions policières ou encore pour la reconnaissance des droits politiques.

Malgré la diversité des contextes, ces mobilisations traduisent une même volonté : refuser l’injustice et faire entendre des voix trop souvent marginalisées.




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Jeunesse immature et irrationnelle, aux yeux des autorités ?

Ces mouvements sont souvent traités comme des élans émotionnels passagers, alors même qu’ils expriment des revendications politiques structurées : plus de justice sociale, de liberté, de sécurité économique, d’accès à la dignité et à la participation.

Pourtant, la réponse des États semble suivre un autre chemin : celui du durcissement. Les jeunes manifestants et manifestantes sont surveillés, arrêtés, stigmatisés, parfois accusés de trahison ou d’être manipulé par des puissances étrangères.

Au Maroc, par exemple, depuis septembre 2025, près de 2500 jeunes ont été poursuivis, dont plus de 400 condamnés — parmi eux 76 mineurs. Les chefs d’accusation incluent la « rébellion en groupe », l’« incitation à commettre des crimes » ou encore la participation à des rassemblements armés. Plus de 60 peines de prison ferme ont été prononcées, certaines allant jusqu’à 15 ans.

Cette judiciarisation massive d’un mouvement pacifique a été dénoncée par Amnesty International, qui pointe un usage excessif de la force et une criminalisation croissante de la protestation.

À Madagascar, la réponse a été tout aussi brutale : au moins 22 morts, plus de 100 blessés et des centaines d’arrestations arbitraires recensées lors des mobilisations de la jeunesse contre la corruption et les irrégularités électorales. Selon les Nations unies, les forces de l’ordre ont eu recours à des balles en caoutchouc et à des gaz lacrymogènes pour disperser les foules. La crise a culminé avec la fuite du président Andry Rajoelina, confirmant que cette répression n’a pas désamorcé le conflit, mais révélé la fragilité des institutions face à une jeunesse politisée.

Un discours qui renvoie à la responsabilité des parents

Les jeunes interpellés lors des récentes mobilisations ont souvent été renvoyés à la responsabilité parentale dans un discours profondément moralisateur. Au Maroc, par exemple, le ministère de l’Intérieur a appelé les parents à surveiller et encadrer leurs enfants. Que ce soit en Indonésie, aux Philippines, au Pérou, ou au Népal, les autorités ont régulièrement appelé les parents à surveiller, encadrer ou retenir leurs enfants, déplaçant ainsi le conflit politique vers la sphère familiale.

Ce mouvement illustre ce que la chercheuse Fatima Ahdash nomme la « familialisation » du politique : au lieu de traiter les causes sociales, économiques et idéologiques des mobilisations, les gouvernements dépolitisent, individualisent et privatisent les contestations en en faisant un problème d’éducation domestique. Les familles deviennent alors le prisme par lequel les conduites politiques des jeunes sont interprétées, évaluées, et parfois sanctionnées.

Ce réflexe répressif n’est pas nouveau, mais il prend aujourd’hui une ampleur inédite dans un contexte global de fragilisation démocratique et de recentrage autoritaire du pouvoir, marqué par la restriction des libertés, le contrôle de la contestation et la criminalisation des mouvements sociaux. Les États adoptent une posture défensive, percevant l’engagement de la jeunesse non comme une ressource civique, mais comme une menace à neutraliser. Ce durcissement révèle un malaise plus profond : une génération qui refuse de se satisfaire de promesses creuses et de compromis imposés, face à des pouvoirs qui peinent à reconnaître la légitimité de sa colère et de ses aspirations.

Des réflexes répressifs pour faire taire la critique

La répression, en réponse à la critique, devient alors une manière d’éviter la remise en question. Mais cette stratégie est de plus en plus fragile. D’abord parce qu’elle nie la légitimité des colères exprimées. Ensuite, parce qu’elle ignore une réalité de fond : ces colères sont ancrées dans des expériences collectives de déclassement, de discrimination, d’impuissance politique. Ce ne sont pas des colères vides. Elles expriment une demande de transformation — sociale, politique, environnementale — que les institutions peinent à saisir.

Contrairement aux mobilisations comme les « printemps arabes » de 2011, les mobilisations actuelles portées par la génération Z sont horizontales, sans leaders identifiables, décentralisées et ancrées dans l’urgence du présent. Elles naissent sur les réseaux, s’organisent en micro-cellules autonomes, rejettent les récits idéologiques structurants, et privilégient une politique du quotidien : refus de la précarité, dignité immédiate, justice concrète. Leur esthétique est fluide, empruntant aux codes numériques — memes, mangas, remix visuels — et leurs formes circulent par affinités d’émotions plus que par imitation. Ce qui les rend insaisissables pour les pouvoirs, mais puissamment virales.


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Ces mobilisations activent des émotions politiques (la colère, mais aussi l’espoir), des langages nouveaux, des pratiques numériques, et des formes d’engagement souvent en dehors des partis traditionnels. Un élément visuel fédérateur revient sans cesse : le drapeau noir à tête de mort coiffée d’un chapeau de paille, symbole tiré du manga One Piece. Plus qu’un clin d’œil à la pop culture, ce Jolly Roger incarne une soif de justice, de liberté et de révolte partagée par une jeunesse globalisée, de Katmandou à Rome.

En Serbie, par exemple, début 2025, un soulèvement étudiant sans leader visible a rassemblé des milliers de personnes autour d’un mot d’ordre simple : plus de démocratie. Le mouvement s’est étendu à d’autres générations, sans parti ni hiérarchie, défiant un gouvernement qui a tenté d’étouffer la contestation par la force et la stigmatisation. De leur côté, les jeunes de Cuba Decide mobilisent sur les plates-formes numériques pour exiger un référendum démocratique, malgré une surveillance constante. Grâce à des outils chiffrés et des alliances à l’étranger, ils déjouent la censure et amplifient leurs voix au-delà des frontières.

La criminalisation de la jeunesse et des mobilisations peut certes ralentir les élans, mais elle ne résout rien. Elle dégrade le contrat social, alimente le désenchantement politique, et renforce la polarisation. Plus encore, elle risque de transformer des revendications réformistes en posture de rupture.

Les mobilisations récentes nous rappellent une évidence : les jeunes ne sont pas « l’avenir », mais des acteurs politiques du présent. Et ce que les gouvernements devraient entendre, ce n’est pas seulement le bruit de la contestation, mais la clarté des demandes : justice, dignité, représentativité, avenir.

La Conversation Canada

Amani Braa a reçu des financements des Fonds de Recherche du Québec – Sociétés et Culture (FRQ-SC).

ref. De Katmandou à Casablanca : la révolte d’une génération sous surveillance – https://theconversation.com/de-katmandou-a-casablanca-la-revolte-dune-generation-sous-surveillance-268837

Les cigognes et les goélands transportent des centaines de kilos de plastique depuis les décharges jusqu’aux zones humides d’Andalousie

Source: The Conversation – in French – By Julián Cano Povedano, PhD student, Estación Biológica de Doñana (EBD-CSIC)

Cigognes et goélands se nourrissant dans une décharge. Enrique García Muñoz (FotoConCiencia), CC BY-ND

Le plastique ne se déplace pas seulement par le vent ou la mer. En Andalousie, des milliers d’oiseaux en deviennent les livreurs involontaires, reliant les décharges humaines aux zones naturelles protégées.


L’image d’oiseaux envahissant les décharges et se nourrissant de nos déchets suscite des inquiétudes quant à ce qu’ils mangent réellement. On sait, par exemple, que ces animaux peuvent mourir après avoir ingéré du plastique. Mais ce qui est moins connu, c’est ce qu’il advient ensuite de ces plastiques avalés et comment ils peuvent affecter d’autres organismes partageant le même écosystème.

Notre groupe de recherche étudie depuis plusieurs années le transport de graines et d’invertébrés par les oiseaux aquatiques. Cependant, nous trouvions souvent du plastique, du verre et d’autres produits d’origine anthropique dans les pelotes de réjection – des boules rejetées contenant des restes organiques non digestibles – et dans les fientes que nous analysions. Nous nous sommes donc demandé : et s’ils transportaient aussi du plastique ?

La pollution plastique est l’une des menaces auxquelles notre société est confrontée. Si elle a été largement étudiée dans les écosystèmes marins, les informations sur la provenance et l’impact du plastique dans les zones humides, comme les lacs ou les marais, restent limitées.

Comment les oiseaux transportent-ils les plastiques ?

Dans de nombreux endroits, des oiseaux comme les cigognes, les goélands ou les hérons garde-bœufs effectuent chaque jour le même trajet. Ils se nourrissent dans les décharges puis se déplacent vers les zones humides pour se reposer. Là, ces espèces régurgitent des pelotes contenant le matériel impossible à digérer, comme les plastiques. Elles agissent ainsi comme des vecteurs biologiques, et leur comportement entraîne une accumulation de plastiques dans les zones humides utilisées pour le repos.

Mais quelle est l’ampleur de ce phénomène ?

Pour répondre à cette question, nous nous sommes concentrés sur trois espèces d’oiseaux courantes dans les décharges andalouses : le goéland brun, le goéland leucophée et la cigogne blanche. Nous avons suivi des individus équipés de GPS et prélevé des pelotes de réjection dans les zones humides reliées aux décharges par leurs déplacements.

Après avoir quantifié le plastique en laboratoire, nous avons finalement combiné les données GPS, les recensements des espèces et l’analyse des pelotes de réjection afin d’estimer la quantité de plastique transportée par l’ensemble de la population. Le travail et le traitement des échantillons réalisés dans le cadre du projet ont été présentés dans un documentaire consacré au transport de plastique par les oiseaux vers les zones humides aquatiques.

Des centaines de kilos de plastique chaque année

La lagune de Fuente de Piedra, à Málaga, est célèbre pour sa colonie de flamants roses. Il s’agit d’une lagune endoréique, c’est-à-dire que l’eau y entre par des ruisseaux mais n’en sort pas, ce qui entraîne une concentration de sels et de tout polluant qui y pénètre, y compris les plastiques.

En hiver, des milliers de goélands bruns venus se reproduire dans le nord de l’Europe s’y rassemblent. Nous estimons que cette population importe en moyenne 400 kg de plastique par an vers cette zone humide classée Ramsar, provenant des décharges des provinces de Málaga, Séville et Cordoue.

Une autre étude récente menée dans le Parc naturel de la baie de Cadix nous a permis de comparer les trois espèces mentionnées, qui fréquentent les mêmes décharges et partagent le parc naturel comme zone de repos. Au total, nous avons constaté que ces espèces transportaient environ 530 kg de plastique par an vers les marais de la baie de Cadix, mais chacune le faisait d’une manière légèrement différente.

Différences entre cigognes et goélands

La cigogne, plus grande, transporte davantage de plastique par individu que les goélands, car ses pelotes de réjection sont plus volumineuses. Cependant, le facteur le plus déterminant pour évaluer l’impact de chaque espèce reste le nombre d’individus effectuant le trajet entre la décharge et la zone humide. Dans notre étude, c’est encore une fois le goéland brun qui déplaçait le plus de plastique (285 kg par an), en raison de son abondance durant l’hiver.

La corrélation directe entre la fréquence des visites aux décharges et la distance à celles-ci est évidente, tant chez les goélands que chez les cigognes. Les écosystèmes situés à proximité des décharges sont donc les plus exposés à ce problème.

Notre étude montre également que les différences spatio-temporelles propres à chaque espèce se traduisent dans leur manière de transporter le plastique. Par exemple, nous avons observé que la zone de la baie de Cadix la plus exposée aux plastiques provenant du goéland leucophée se situe autour de ses colonies de reproduction. De plus, cette espèce transportait du plastique tout au long de l’année, tandis que les deux autres ne le faisaient qu’en lien avec leur passage migratoire.

Enfin, nous avons relevé certaines différences dans les types de plastiques transportés : la cigogne était la seule espèce à rapporter des morceaux de silicone depuis les décharges, pour des raisons encore inconnues.

Goélands et cigognes sur le sol terreux d’une décharge
Goélands et cigognes dans une décharge.
Enrique García Muñoz, CC BY-ND

Impact et solutions

Les plastiques et leurs additifs peuvent causer de nombreux problèmes, non seulement pour les oiseaux eux-mêmes, mais aussi pour les organismes avec lesquels ils partagent leur écosystème – que ce soient des plantes ou d’autres oiseaux. Par exemple, les plastiques de grande taille peuvent provoquer des étranglements ou obstruer leurs systèmes digestifs.

Les effets des plastiques plus petits, ainsi que ceux de leurs additifs et des contaminants qui s’y fixent, passent souvent plus inaperçus : ils agissent notamment comme des perturbateurs endocriniens et entraînent des troubles métaboliques et reproductifs. De plus, ils peuvent entrer dans la chaîne alimentaire – passant d’un organisme à celui qui le consomme – et s’y accumuler progressivement à mesure qu’on en gravit les niveaux, affectant ainsi divers maillons de l’écosystème.

Résoudre ce problème n’est pas simple. Une directive européenne (1999/31/CE) prévoit l’utilisation de mesures dissuasives visant à limiter la fréquentation des décharges par ces oiseaux. Cependant, un débat persiste quant à leurs effets possibles sur les populations aviaires.

D’un autre côté, il existe une solution à notre portée, qui n’implique pas les oiseaux et que chacun peut appliquer : celle des célèbres trois « R » – réutiliser, réduire et recycler les plastiques que nous utilisons.

The Conversation

Julián Cano Povedano a reçu un financement du ministère espagnol de la Science, de l’Innovation et des Universités (bourse FPU). Les travaux réalisés ont également reçu le soutien financier de la Junta de Andalucía dans le cadre du projet de R&D+i GUANOPLASTIC (réf. PY20_00756).

Andrew J. Green a été le chercheur principal du projet « Aves acuáticas como vectores de plásticos y nutrientes entre vertederos y humedales andaluces : GuanoPlastic », financé par la Junta de Andalucía (réf. PY20_00756), mené d’octobre 2021 à mars 2023.

ref. Les cigognes et les goélands transportent des centaines de kilos de plastique depuis les décharges jusqu’aux zones humides d’Andalousie – https://theconversation.com/les-cigognes-et-les-goelands-transportent-des-centaines-de-kilos-de-plastique-depuis-les-decharges-jusquaux-zones-humides-dandalousie-269304

Avec son nouveau plan quinquennal, la Chine prend un pari très risqué

Source: The Conversation – in French – By Shaoyu Yuan, Adjunct Professor, New York University; Rutgers University

En adoptant en octobre le quinzième plan quinquennal du pays, Xi Jinping renforce le modèle dirigé par l’État, misant sur la technologie et la défense plutôt que sur la consommation des ménages. Un pari à haut risque…*


A intervalle régulier, depuis 1953, le gouvernement chinois dévoile une nouvelle stratégie directrice pour son économie : le très important plan quinquennal. Dans l’ensemble, ces feuilles de route ont eu pour objectif de stimuler la croissance et l’unité du pays alors qu’il se transformait d’une économie rurale et agricole en une puissance urbaine et développée.

La tâche à laquelle les dirigeants chinois étaient confrontés lorsqu’ils se sont réunis début octobre 2025 pour élaborer leur quinzième plan de ce type se heurtait cette fois à deux difficultés majeures : la faiblesse de la croissance intérieure et l’intensification des rivalités géopolitiques.

Leur solution ? Miser sur les mêmes recettes. En promettant d’assurer un « développement de haute qualité » grâce à l’autonomie technologique, à la modernisation industrielle et à l’expansion de la demande intérieure, Pékin renforce son pari sur un modèle dirigé par l’État, celui-là même qui a alimenté son essor ces dernières années. Le président Xi Jinping et les autres responsables ayant finalisé le plan 2026-2030 parient sur le fait qu’une croissance industrielle tirée par l’innovation pourrait garantir l’avenir de la Chine, même si des interrogations persistent sur la faiblesse des dépenses de consommation et sur les risques économiques croissants.

En tant qu’expert de l’économie politique de la Chine, je considère le nouveau plan quinquennal chinois autant comme un instrument de pouvoir que comme un outil économique. En réalité, il s’agit avant tout d’une feuille de route destinée à naviguer dans une nouvelle ère de compétition. Ce faisant, il risque toutefois de ne pas s’attaquer au fossé grandissant entre une capacité industrielle en plein essor et une demande intérieure atone.

Des rêves high-tech

Au cœur du nouveau plan on trouve des orientations plaçant l’industrie et l’innovation technologique au premier plan. Concrètement, cela signifie moderniser les usines traditionnelles, automatiser et « verdir » l’industrie lourde, tout en favorisant l’émergence de « secteurs d’avenir » tels que l’aérospatiale, les énergies renouvelables ou l’informatique quantique.

En faisant migrer l’économie vers le haut de la chaîne de valeur, Pékin espère échapper au piège du revenu intermédiaire et consolider son statut de superpuissance technologique autosuffisante. Pour protéger la Chine des contrôles à l’exportation instaurés par d’autres pays afin de freiner son ascension, Pékin redouble d’efforts pour « internaliser » les technologies critiques, en injectant massivement des fonds dans les entreprises nationales tout en réduisant la dépendance envers les fournisseurs étrangers.

Cette quête d’autosuffisance ne relève pas uniquement de considérations économiques : elle est explicitement liée à la sécurité nationale. Sous la direction de Xi Jinping, la Chine a poursuivi avec détermination ce que le Parti communiste chinois appelle la « fusion militaro-civile », c’est-à-dire l’intégration de l’innovation civile aux besoins militaires. Le nouveau plan quinquennal devrait institutionnaliser cette fusion comme principal levier de modernisation de la défense, garantissant que toute avancée dans l’intelligence artificielle ou la puissance de calcul civiles profite automatiquement à l’Armée populaire de libération.

Restructurer le commerce mondial

L’offensive chinoise, pilotée par l’État, dans les industries de haute technologie porte déjà ses fruits, et le nouveau plan quinquennal vise à prolonger cette dynamique. Au cours de la dernière décennie, la Chine s’est hissée au rang de leader mondial des technologies vertes – panneaux solaires, batteries et véhicules électriques – grâce à un soutien massif du gouvernement. Pékin entend désormais reproduire ce succès dans les semi-conducteurs, les machines de pointe, la biotechnologie et l’informatique quantique.

Une telle ambition, si elle se concrétise, pourrait redessiner les chaînes d’approvisionnement mondiales et les normes industrielles à l’échelle planétaire.

Mais cette stratégie accroît également les enjeux de la rivalité économique qui oppose la Chine aux économies avancées. La maîtrise chinoise de chaînes d’approvisionnement complètes a poussé les États-Unis et l’Europe à évoquer une réindustrialisation afin d’éviter toute dépendance excessive vis-à-vis de Pékin.

En promettant de bâtir « un système industriel moderne fondé sur une industrie manufacturière de pointe » et d’accélérer « l’autosuffisance scientifique et technologique de haut niveau », le nouveau plan indique clairement que la Chine ne renoncera pas à sa quête de domination technologique.

Un rééquilibrage insaisissable

Ce à quoi le plan accorde en revanche une attention relativement limitée, c’est au manque de dynamisme de la demande intérieure. Le renforcement de la consommation et des conditions de vie ne reçoit guère plus qu’un assentiment de principe dans le communiqué publié à l’issue du plénum au cours duquel le plan quinquennal a été élaboré.

Les dirigeants chinois ont bien promis de « stimuler vigoureusement la consommation » et de bâtir « un marché intérieur solide », tout en améliorant l’éducation, la santé et la protection sociale. Mais ces objectifs n’apparaissent qu’après les appels à la modernisation industrielle et à l’autosuffisance technologique – signe que les priorités anciennes continuent de dominer.

Et cela ne manquera pas de décevoir les économistes qui appellent depuis longtemps Pékin à passer d’un modèle ouvertement tourné vers les exportations à un modèle de croissance davantage porté par la consommation des ménages.

La consommation des ménages ne représente encore qu’environ 40 % du produit intérieur brut, bien en deçà des standards des économies avancées. En réalité, les ménages chinois se remettent difficilement d’une série de chocs économiques récents : les confinements liés au Covid-19 qui ont ébranlé la confiance des consommateurs, l’effondrement du marché immobilier qui a anéanti des milliers de milliards de richesse, et la montée du chômage des jeunes, qui a atteint un niveau record avant que les autorités n’en suspendent la publication.

Avec des gouvernements locaux enchevêtrés dans la dette et confrontés à de fortes tensions budgétaires, le scepticisme est de mise quant à la possibilité de voir émerger prochainement des politiques sociales ambitieuses ou des réformes favorables à la consommation.

Puisque Pékin renforce son appareil manufacturier tandis que la demande intérieure demeure faible, il est probable que l’excédent de production soit écoulé à l’étranger – notamment dans les secteurs des véhicules électriques, des batteries et des technologies solaires – plutôt qu’absorbé par le marché domestique.

Le nouveau plan reconnaît la nécessité de maintenir une base industrielle solide, en particulier dans des secteurs industriels en difficulté et d’autres, anciens, peinant à rester à flot. Cette approche peut ainsi éviter, à court terme, des réductions d’effectifs douloureuses, mais elle retarde le rééquilibrage vers les services et la consommation que de nombreux économistes jugent nécessaire à la Chine.

Effets en cascade

Pékin a toujours présenté ses plans quinquennaux comme une bénédiction non seulement pour la Chine, mais aussi pour le reste du monde. Le récit officiel, relayé par les médias d’État, met en avant l’idée qu’une Chine stable et en croissance demeure un « moteur » de la croissance mondiale et un « stabilisateur » dans un contexte d’incertitude globale. Le nouveau plan appelle d’ailleurs à un « grand niveau d’ouverture », en conformité avec les règles du commerce international, à l’expansion des zones de libre-échange et à l’encouragement des investissements étrangers – tout en poursuivant la voie de l’autosuffisance.

Pourtant, la volonté de la Chine de gravir l’échelle technologique et de soutenir ses industries risque d’intensifier la concurrence sur les marchés mondiaux – potentiellement au détriment des fabricants d’autres pays. Ces dernières années, les exportations chinoises ont atteint des niveaux record. Cet afflux de produits chinois à bas prix a mis sous pression les industriels des pays partenaires, du Mexique à l’Europe, qui commencent à envisager des mesures de protection. Si Pékin redouble aujourd’hui de soutien financier à la fois pour ses secteurs de pointe et ses industries traditionnelles, le résultat pourrait être une surabondance encore plus forte de produits chinois à l’échelle mondiale, aggravant les tensions commerciales.

Autrement dit, le monde pourrait ressentir davantage la puissance industrielle de la Chine, sans pour autant bénéficier suffisamment de son pouvoir d’achat – une combinaison susceptible de mettre à rude épreuve les relations économiques internationales.

Un pari risqué sur l’avenir

Avec le quinzième plan quinquennal de la Chine, Xi Jinping mise sur une vision stratégique à long terme. Il ne fait aucun doute que le plan est ambitieux et global. Et s’il réussit, il pourrait propulser la Chine vers des sommets technologiques et renforcer ses prétentions au statut de grande puissance.

Mais ce plan révèle aussi la réticence de Pékin à s’écarter d’une formule qui a certes généré de la croissance, mais au prix de déséquilibres ayant pénalisé de nombreux ménages à travers le vaste territoire chinois.

Plutôt que d’opérer un véritable changement de cap, la Chine tente de tout concilier à la fois : rechercher l’autosuffisance tout en poursuivant son intégration mondiale, proclamer son ouverture tout en se fortifiant, et promettre la prospérité au peuple tout en concentrant ses ressources sur l’industrie et la défense.

Mais les citoyens chinois, dont le bien-être est censé être au cœur du plan, jugeront en fin de compte de son succès à l’aune de la progression de leurs revenus et de l’amélioration de leurs conditions de vie d’ici 2030. Et ce pari s’annonce difficile à tenir.

The Conversation

Shaoyu Yuan ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Avec son nouveau plan quinquennal, la Chine prend un pari très risqué – https://theconversation.com/avec-son-nouveau-plan-quinquennal-la-chine-prend-un-pari-tres-risque-269422

Anatomie d’un effort, ou comment déjouer notre tendance à la paresse pour bouger plus

Source: The Conversation – in French – By Boris Cheval, Associate professor, École normale supérieure de Rennes

On entend souvent dire que l’effort est perçu comme désagréable, chacun étant enclin à céder aux sirènes du moindre effort. Mais alors, comment expliquer que tant de personnes se lancent, par exemple, dans des marathons, en dépit de l’effort évident qu’implique cette activité physique ? En décryptant les trois phases de l’effort (avant, pendant et après), nous pouvons lutter contre notre tendance naturelle à la paresse.


Se creuser la tête sur un puzzle, monter un escalier, pratiquer une activité physique intense… l’effort est consubstantiel à nombre de nos actions. Sa perception influence non seulement notre motivation immédiate à agir, mais aussi notre engagement durable dans le temps.

Souvent vu comme un coût, l’effort peut constituer une barrière majeure à l’engagement dans des tâches exigeantes, qu’elles soient physiques ou mentales.

L’effort, une composante essentielle de nos comportements

Pendant longtemps, la recherche a considéré l’effort comme un coût à éviter, dans un monde où notre environnement permet de plus en plus de minimiser nos efforts. C’est dans cette perspective que nous avons formulé la théorie de la minimisation de l’effort en activité physique (theory of effort minimization in physical ou TEMPA), selon laquelle nous sommes naturellement enclins à une certaine paresse physique.

Pourtant, cette vision demeurait incomplète. Dans un même contexte donné, pourquoi certains d’entre nous s’adonnent-ils régulièrement – et parfois excessivement – à une activité physique, tandis que d’autres peinent à traduire leurs louables intentions en actions ? Certains travaux montrent que, si l’effort est souvent perçu comme aversif, il peut, chez certaines personnes et en fonction des situations, devenir une source de motivation, voire de plaisir.

Ce contraste illustre le « paradoxe de l’effort » : l’effort est à la fois perçu comme un coût et comme quelque chose de valorisé. Pour mieux comprendre ce paradoxe, et enrichir la théorie de la minimisation de l’effort en activité physique (TEMPA), nous avons proposé dans une publication scientifique récente de distinguer trois phases clé au cours desquelles la perception de l’effort influence de manière spécifique la régulation de nos comportements : avant, pendant et après l’action.

Avant l’effort physique : l’anticiper freine l’action

Avant de passer à l’action, notre cerveau évalue si le bénéfice potentiel vaut l’effort requis. Ainsi, entre monter un escalier ou prendre l’escalator, la tendance automatique de la plupart des personnes est d’éviter l’effort physique.

En conditions de laboratoire, des participants manifestent aussi une préférence spontanée envers les actions demandant moins d’effort, même sans percevoir consciemment la différence. Dans la vie quotidienne, cela se traduit par des comportements très concrets : plus de 90 % des individus optent pour l’escalator plutôt que l’escalier lorsqu’ils ont le choix.




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Mais dans la vie réelle, le choix entre deux comportements ne se résume pas à la seule différence d’effort à fournir. Certaines activités exigeantes sur le plan physique, comme la course, la danse ou le jardinage, ou sur le plan mental, comme les mots croisés, les échecs ou le sudoku, sont aussi choisies en raison des récompenses qu’elles procurent, telles que le plaisir, la fierté, le bien-être, le sentiment d’accomplissement. Dans ces cas, l’effort anticipé peut certes constituer un frein, mais il ne suffit généralement pas à dissuader l’engagement dans une activité désirée.

Pendant l’effort : économiser l’énergie

Une fois engagés dans l’action, nous cherchons à limiter notre dépense énergétique en réduisant l’effort fourni – tout en atteignant nos buts. Par exemple, lorsque l’on court pour attraper un bus, on ralentit dès qu’on est sûr de l’attraper. Ce mécanisme, hérité de l’évolution, s’inscrit dans un héritage évolutif crucial à la survie.

Dès l’enfance, ce mécanisme d’économie d’énergie émerge. Les tout-petits passent d’une démarche maladroite à un pas nettement plus économe. En laboratoire. Des chercheurs ont même équipé des adultes d’un exosquelette – un cadre robotisé fixé aux jambes – pour rendre leur marche habituelle plus coûteuse. Ils ont alors observé que très rapidement ces derniers réajustent la fréquence et l’amplitude de leurs pas pour réduire l’effort à fournir, même lorsque les gains d’énergie sont minimes.

Ce résultat souligne comment notre système moteur s’adapte aux contraintes environnantes pour converger vers un optimum énergétique. Chez les coureurs d’élite, la foulée, le balancement des bras et la répartition de l’effort sont finement calibrés, démontrant l’importance de cette stratégie tant ici pour la performance sportive que plus largement pour la survie.

Ainsi, minimiser l’effort ne signifie pas refuser l’effort, mais l’employer judicieusement pour atteindre ses objectifs sans gaspiller d’énergie.

Après l’effort, la récompense perçue est renforcée

Après l’action, nous avons tendance à accorder d’autant plus de valeur au résultat que l’effort fourni a été important. Imaginez gravir une montagne à la force de vos mollets. Le sentiment d’accomplissement en magnifie la vue, alors qu’un trajet en téléphérique, aussi spectaculaire soit-il, laisse souvent un souvenir moins marquant. Cet effet, baptisé « Ikea effect » en référence à la satisfaction d’avoir soi-même monté ses meubles, montre que les récompenses gagnées au prix d’un effort paraissent plus gratifiantes.

En laboratoire, cet effet se vérifie par des mesures de l’activité encéphalographique. Lorsque les participants choisissent entre tâches à faible ou intense effort pour obtenir une récompense, l’activité neuronale associée à la récompense est plus intense après un effort élevé. Autrement dit, même si nous cherchons à éviter l’effort, une fois celui‑ci accompli, nous jugeons les gains obtenus d’autant plus gratifiants.

Ce phénomène, appelé justification de l’effort, est une forme de dissonance cognitive décrite il y a plus de soixante ans par le psychologue américain Leon Festinger. Ce mécanisme illustre comment, par réinterprétation, pour atténuer l’inconfort ressenti lors d’une tâche exigeante, nous justifions l’effort important consenti en attribuant une valeur supérieure au résultat obtenu. Cette théorie aide à comprendre le paradoxe de l’effort : bien que nous évitions généralement l’effort, il peut aussi être activement recherché car il signale l’obtention de récompenses potentielles.

Exploiter le rôle dynamique de l’effort pour promouvoir l’engagement dans des tâches exigeantes

En jouant sur les trois phases de l’effort, il est possible de remodeler la perception de l’effort et d’encourager, entre autres comportements, la pratique régulière d’activité physique.

Avant l’effort, ajuster les attentes liées à l’effort permettrait de lever les freins associés la surestimation de l’effort. De courtes séances d’initiation, un retour d’expérience personnalisé, ou une progression graduelle, aide à calibrer ces attentes, surtout chez les personnes les plus sédentaires. Attention toutefois : sous-estimer l’effort réel risquerait de provoquer une déception et de freiner les tentatives suivantes.

Pendant l’effort, détourner l’attention des sensations désagréables (fatigue, inconfort) à l’aide d’éléments externes (musique, environnement perçu comme agréable…), ou se projeter mentalement ailleurs, peut diminuer la perception de l’effort et améliorer les ressentis émotionnels. De même, adapter l’intensité, la durée et le type d’exercice aux préférences de chacun rend l’expérience plus agréable et renforce la motivation.

Après l’effort, il convient d’encourager la prise de conscience des efforts réalisés et des bénéfices immédiats (meilleure humeur, énergie, sentiment de vitalité et de bien-être…). En associant systématiquement l’effort à ces récompenses, on crée une dynamique vertueuse qui incite à persévérer.

Contrairement au fait d’évoquer les bénéfices à long terme sur la santé – même s’ils sont réels –, ce sont ces expériences affectives positives qui constituent l’un des leviers les plus puissants pour encourager une pratique régulière de l’activité physique.




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Peut-on apprendre à aimer l’effort ?

L’effort, souvent vu comme un coût, peut aussi accroître la valeur que l’on perçoit d’une activité donnée, surtout quand cette activité procure in fine des bénéfices tangibles. Ce type d’associations pourrait expliquer pourquoi certaines personnes valorisent plus que d’autres, les tâches exigeantes, que ce soit mentalement ou physiquement.

La théorie de « l’ardeur apprise » suggère que l’effort devient gratifiant quand il est associé à des récompenses répétées, même simples comme des encouragements. Des études montrent que des participants récompensés pour des tâches difficiles tendent à persévérer dans d’autres efforts, même une fois que les récompenses en ont été tirées.

Cependant, l’effort peut-il une récompense en soi ? D’un point de vue évolutif, économiser l’énergie est essentiel, et choisir l’option la plus économique semble logique. Chercher l’effort sans bénéfice peut être contre-productif, voire devenir pathologique (addiction, anorexie). L’effort devient valorisé quand il est associé à des expériences positives (fierté, sentiment de compétence). Ce n’est donc pas l’effort lui-même qui est gratifiant, mais ce qu’il permet d’atteindre, en dépit de son coût.

Apprendre à exploiter l’effort pour les bénéfices qu’il procure

L’effort guide nos comportements à chaque étape de l’action : avant, il façonne nos décisions ; pendant, il guide la manière dont nous allouons notre énergie ; après, il peut renforcer la valeur du résultat obtenu.

En jouant sur cette dynamique – recalibrer nos attentes, alléger le ressenti de l’effort en temps réel et souligner les récompenses glanées – on peut transformer l’effort en moteur durable d’engagement, voire susciter le goût de l’effort.

Plutôt que d’en subir le coût, nous apprendrions ainsi à exploiter l’effort pour apprécier les bénéfices qu’il procure.

The Conversation

Boris Cheval a reçu des financements de Rennes Métropole et de l’Union Européenne

Florent Desplanques et Silvio Maltagliati ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.

ref. Anatomie d’un effort, ou comment déjouer notre tendance à la paresse pour bouger plus – https://theconversation.com/anatomie-dun-effort-ou-comment-dejouer-notre-tendance-a-la-paresse-pour-bouger-plus-263946