Source: The Conversation – in French – By Laura Elin Pigott, Senior Lecturer in Neurosciences and Neurorehabilitation, Course Leader in the College of Health and Life Sciences, London South Bank University
L’ocytocine, surnommée l’” hormone de l’amour », envahit-elle les cerveaux du chat et de l’humain ?Zhenny-zhenny/Shutterstock
Caresser un chat, l’entendre ronronner n’a rien d’anodin : derrière ces instants se cache une réaction chimique qui renforce la confiance et diminue le stress, autant chez l’humain que chez l’animal.
Les chats ont beau avoir la réputation d’être indépendants, des recherches récentes suggèrent que nous partageons avec eux un lien unique, alimenté par la chimie du cerveau.
Au cœur du processus se trouve l’ocytocine, fréquemment désignée comme l’« hormone de l’amour ». Cette même substance neurochimique est libérée lorsqu’une mère berce son bébé ou lorsque des amis s’étreignent ; elle a un effet bénéfique sur la confiance et l’affection. Et aujourd’hui, des recherches indiquent qu’elle joue également un rôle important dans la relation entre les chats et les humains.
L’ocytocine est au cœur des liens sociaux, c’est-à-dire de la capacité d’entrer en contact avec les autres et de leur faire confiance, ainsi que de la régulation du stress, et ce tant chez les animaux que chez les humains. Une expérience menée en 2005 a montré qu’elle rendait des volontaires humains nettement plus enclins à faire confiance aux autres dans des opérations boursières fictives.
Cette hormone a aussi des effets apaisants, chez les humains comme chez les animaux : elle réduit le cortisol, l’hormone du stress, et active le système nerveux parasympathique — celui du repos et de la digestion — pour aider le corps à se détendre.
Les scientifiques savent depuis longtemps que les interactions amicales entre les chiens et leurs propriétaires déclenchent la libération d’ocytocine, créant une véritable boucle de rétroaction affective. Mais chez les chats, ce phénomène restait moins étudié.
Moins démonstratifs que les chiens, les chats expriment leur affection de façon plus subtile. Pourtant, leurs propriétaires décrivent souvent les mêmes bénéfices : chaleur, réconfort, baisse du stress. Les recherches confirment peu à peu ces témoignages. Ainsi des chercheurs japonais ont montré en 2021 que de brèves séances de caresses avec un chat augmentaient le taux d’ocytocine chez de nombreux propriétaires.
Dans le cadre de cette étude, des femmes passaient quelques minutes à interagir avec leur chat pendant que les scientifiques mesuraient leurs niveaux hormonaux. Résultat : le contact amical (caresser, parler doucement) entraînait une hausse d’ocytocine dans la salive.
Beaucoup trouvent apaisant de caresser un chat qui ronronne, et ce n’est pas qu’une question de douceur du pelage. Le simple fait de caresser un chat — ou même d’entendre son ronronnement — stimule la production de cette hormone dans le cerveau. Une étude de 2002 a montré que ce pic d’ocytocine, déclenché par le contact, contribue à réduire le cortisol, ce qui peut ensuite faire baisser la tension artérielle, et même la douleur.
Se blottir contre un chat peut aider à réduire le cortisol, l’hormone du stress. Vershinin89/Shutterstock
Quand l’ocytocine circule-t-elle entre les chats et les humains ?
Les chercheurs commencent à identifier les moments précis qui déclenchent cette hormone de l’attachement dans la relation humain-chat. Le contact physique doux semble être le facteur principal.
Une étude publiée en février 2025 montre que lorsque les propriétaires caressent, câlinent ou bercent leurs chats de manière détendue, leur taux d’ocytocine a tendance à augmenter, tout comme celui des félins, à condition cependant que l’interaction ne soit pas forcée.
Les chercheurs ont surveillé le taux d’ocytocine chez les chats pendant 15 minutes de jeu et de câlins à la maison avec leur propriétaire. Quand les chats étaient à l’initiative du contact, par exemple en s’asseyant sur les genoux ou en donnant des petits coups de tête, ils présentaient une hausse significative d’ocytocine. Plus ils passaient de temps auprès de leur humain, plus l’augmentation était marquée.
Qu’en est-il des félins moins câlins ? La même étude a noté des schémas différents chez les chats ayant des styles d’attachement plus anxieux ou distants. Les chats dits « évitants », qui gardent leurs distances, ne présentaient aucun changement significatif de leur taux d’ocytocine, tandis que les chats anxieux (toujours en quête de leur maître, mais vite submergé) avaient un taux d’ocytocine élevé dès le départ.
Chez ces derniers, comme chez les chats évitants, les câlins imposés faisaient baisser le niveau d’ocytocine. Autrement dit : quand l’interaction respecte le rythme du chat, le lien s’approfondit ; quand elle est forcée, l’hormone de l’attachement diminue.
Les humains pourraient en tirer une leçon : la clé pour créer un lien fort avec un chat est de comprendre son mode de communication.
Contrairement aux chiens, les chats ne s’appuient pas sur un contact visuel prolongé pour créer des liens. Ils utilisent des signaux plus subtils, comme le clignement lent des yeux — un « sourire félin » qui exprime sécurité et confiance.
Le ronronnement joue aussi un rôle central. Son grondement grave est associé non seulement à l’autoguérison chez le chat, mais aussi à des effets apaisants chez les humains. L’écouter peut réduire la fréquence cardiaque et la tension artérielle et l’ocytocine contribue à ces bienfaits.
Ainsi, la compagnie d’un chat — renforcée par toutes ces petites poussées d’ocytocine issues des interactions — peut agir comme un véritable bouclier contre le stress, l’anxiété et parfois même la dépression, offrant un réconfort proche dans certains cas de celui d’un soutien humain.
Les chats sont-ils moins affectueux que les chiens ?
Les études montrent en effet que l’ocytocine est généralement plus fortement libérée dans les interactions homme-chien. Dans une expérience célèbre menée en 2016, des scientifiques ont mesuré l’ocytocine chez des animaux de compagnie et leurs propriétaires avant et après dix minutes de jeu. Les chiens ont montré une augmentation moyenne de 57 % après avoir joué, contre environ 12 % chez les chats.
Chez l’humain aussi, l’ocytocine grimpe davantage quand les interactions sociales sont fortes. Des études montrent que le contact avec un être cher produit des réponses plus fortes en ocytocine que le contact avec des étrangers. Cela explique pourquoi l’accueil enthousiaste d’un chien peut ressembler à l’émotion ressentie face à un enfant ou un partenaire.
Les chiens, animaux de meute domestiqués pour vivre aux côtés des humains, sont quasiment programmés pour rechercher le contact visuel avec nous, nos caresses et notre approbation — autant de comportements qui stimulent l’ocytocine des deux côtés. Les chats, eux, descendent de chasseurs solitaires et n’ont pas développé les mêmes signaux sociaux démonstratifs. Ils libèrent donc de l’ocytocine plus rarement, souvent seulement quand ils se sentent en sécurité.
La confiance d’un chat ne s’acquiert pas automatiquement, elle se mérite. Mais une fois acquise, elle est renforcée par la même molécule qui unit parents, partenaires et amis humains.
Ainsi, la prochaine fois que votre chat clignera doucement des yeux depuis le canapé ou se pelotera en ronronnant sur vos genoux, souvenez-vous : il ne se passe pas seulement quelque chose de tendre. Dans vos deux cerveaux, l’ocytocine circule, renforçant la confiance et apaisant le stress. Les chats, à leur manière, ont trouvé comment activer en nous la chimie de l’amour.
Laura Elin Pigott ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Avec déjà cinq gouvernements depuis le début du second mandat d’Emmanuel Macron, la France est rattrapée par l’instabilité politique. Est-ce de nature à rendre les Français malheureux ? ou le bonheur est-il seulement une affaire privée, imperméable aux évolutions du monde en général, et aux tribulations de la vie démocratique en particulier ?
Si les sciences du bonheur s’intéressent avant tout aux ressorts individuels du bonheur – comme la santé, les revenus, les relations sociales ou les croyances religieuses –, elles regardent également, et de plus en plus, si l’environnement commun joue un rôle significatif. La situation politique et les institutions sont particulièrement scrutées. Et les résultats très instructifs.
Sensibilité à la politique
Premier enseignement : les citoyens ne sont pas insensibles à l’actualité politique.
Son exposition par les médias est documentée comme ayant, en général, un effet négatif sur la balance émotionnelle, en augmentant la proportion d’émotions négatives ressenties durant une journée. Le « spectacle démocratique » n’est apparemment pas le meilleur des divertissements.
Le seul fait de penser à la vie politique dégrade l’évaluation que l’on fait de sa propre vie. L’institut de sondage Gallup a remarqué que lorsqu’il posait des questions sur la satisfaction de la vie politique, juste avant de poser la question sur la satisfaction de la vie (de l’individu), les sondés se disaient beaucoup moins satisfaits de leurs vies. L’effet est ressenti massivement : -0,67 sur une échelle de 0 à 10, soit l’équivalent de l’effet du chômage…
Au bruit de fond négatif s’ajoute l’effet des élections sur le moral des électeurs. Le verdict des urnes contribue positivement au bonheur des électeurs – précisément le bien-être émotionnel et la satisfaction de la vie – du camp vainqueur et inversement pour le camp défait. Cet effet est très similaire à ce qui est observé lors des compétitions sportives. Même les élections étrangères peuvent influencer le bonheur. L’élection de Donald Trump en novembre 2024 a entraîné une baisse significative du bonheur à travers l’Europe, selon une étude de la Stockholm School of Economics.
Implication politique
Deuxième enseignement : être impliqué politiquement n’est pas la voie royale vers le bonheur.
À la différence du bénévolat dans les associations (apolitiques), le militantisme politique n’augmente pas systématiquement le bonheur. Les études n’aboutissent pas à un effet consensuel : le militantisme peut aider au bonheur individuel, comme y nuire.
Les effets positifs apparaissent surtout quand l’action politique est porteuse de sens et permet d’affirmer l’identité de la personne. Les effets négatifs prédominent quand l’action est conflictuelle ou conduit à un isolement social.
Les indices composites de qualité de la gouvernance qui agrègent les six dimensions répertoriées par la Banque mondiale – voix et responsabilité, stabilité politique et absence de violence/terrorisme, efficacité du gouvernement, qualité de la réglementation, État de droit et contrôle de la corruption – sont positivement corrélés aux niveaux de bonheur au plan national.
La qualité des décisions publiques semble l’emporter sur la qualité du processus démocratique. Précisément, c’est lorsque les décisions publiques ont atteint une qualité suffisante que le processus démocratique apporte un plus en permettant aux individus de s’exprimer et de ressentir une sensation de contrôle (collectif) sur les événements. Le bonus démocratique est plus significatif dans les pays riches que dans les pays en développement, en miroir d’aspirations à l’expression individuelle supérieures dans ces pays.
Bonus démocratique
Quatrième enseignement : les régimes autoritaires affichent en général un niveau de bonheur inférieur à celui des démocraties, mais l’effet dépend de la confiance dans le gouvernement. Quand la confiance – laquelle est liée, entre autres, à la qualité des politiques mises en place – est très élevée (ou très faible), on n’observe pas de différence notable entre les différents types de régimes. Le bonheur est alors élevé (ou faible), quel que soit le régime.
C’est seulement lorsque la confiance est intermédiaire que le bonus démocratique se fait sentir.
Rien n’indique que l’efficacité politique soit la norme parmi les régimes autoritaires. Si l’on prend l’exemple de la croissance économique, les travaux des Prix Nobel d’économie 2024 Daron Acemoglu, Simon Johnson et James Robinson montrent au contraire un avantage de croissance pour les démocraties. Au-delà d’une croissance moyenne supérieure, la variabilité de la croissance est également réduite chez les démocraties grâce à de meilleures institutions et à des contre-pouvoirs qui encadrent les décisions politiques.
Tous ces résultats montrent qu’il est difficile de s’affranchir du climat politique, aussi anxiogène et décevant soit-il. Ce que rappelait déjà le comte de Montalembert dans la seconde moitié du XIXe siècle :
« Vous avez beau ne pas vous occuper de politique, la politique s’occupe de vous tout de même. »
Mickaël Mangot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Reconduit à la Culture et aux Communications le 10 septembre, le ministre Mathieu Lacombe se retrouve aussitôt face à un dossier urgent : le rapport Souffler les braises, qui lui a été remis cinq jours plus tôt par le Groupe de travail sur l’avenir de l’audiovisuel québécois (GTAAQ).
Co-présidé par Monique Simard (productrice, ex-présidente de la SODEC) et Philippe Lamarre (fondateur d’Urbania), ce groupe rassemblait aussi quatre personnes issues de la production, de la diffusion et de la création audiovisuelle. En plus de 200 pages, le rapport formule 20 recommandations et 76 mesures regroupées sous six lignes directrices : renforcer les institutions publiques, mieux arrimer éducation et culture, reconquérir le public, stimuler l’exportation, accélérer la transition numérique et encourager la concertation sectorielle.
Bien en amont de la rédaction du rapport par le groupe de travail, j’ai encadré à l’UQAM l’équipe chargée du dépouillement des études et synthèses des mémoires. Mon commentaire s’appuie sur ce travail, sur mon expérience d’analyste du secteur de l’audiovisuel et sur ma pratique en prospective.
Dépasser la connaissance ancienne des enjeux
Il importe d’abord de rappeler que les problèmes structurels de l’audiovisuel québécois ne sont pas nouveaux. Depuis au moins une décennie, chercheurs, experts et praticiens identifient les fragilités qui pèsent sur l’industrie : déclin des ressources financières, transfert des écoutes vers le « tout-numérique », dépendance grandissante aux plates-formes étrangères, difficultés de mise en valeur des contenus locaux, fragmentation des publics et déficit de littératie numérique.
De ce point de vue, le rapport révèle peu de choses nouvelles, mais a le grand mérite de remettre à l’avant-plan les manques connus et des pistes de solutions souvent ignorées.
Souffler les braises arrive donc in extremis : alors que le secteur paye le prix d’années de négligence et de demi-mesures face aux mutations mondiales des industries de la création.
Tension entre inventaire et invention
L’exhaustivité et la profondeur du rapport, qui compile l’essentiel de 114 mémoires déposés, d’une trentaine d’études dépouillées et de centaines d’heures de rencontres, sont remarquables. C’est aussi ce qui en fait un document consensuel, accueilli avec enthousiasme par le milieu.
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Toutefois, cette même exhaustivité fait courir un risque de dilution des priorités : chacun peut y trouver une mesure favorable à ses intérêts, fournissant de quoi alimenter les agendas particuliers. C’est aussi ce qui rend la longue liste de recommandations vulnérable aux changements de gouvernement, à l’influence des lobbys et aux priorités politiques changeantes.
C’est là que se révèle la tension fondamentale qui traverse l’exercice : d’un côté, le rapport joue un rôle stabilisateur en apportant un inventaire de solutions pragmatiques et attendues à court terme. De l’autre, il laisse en suspens la nécessité de redessiner en profondeur le modèle de l’audiovisuel québécois pour se préparer aux prochaines mutations de l’économie numérique des contenus.
Une question centrale à approfondir
À travers cette tension, le rapport pose néanmoins une interrogation qui mérite toute notre attention : souhaitons-nous être propriétaires de notre culture, ou rester sous-traitants et consommateurs invisibles des grandes industries culturelles étrangères ?
Le rapport privilégie clairement la première option : une stratégie de souveraineté culturelle, présentée comme urgente et un devoir envers les futures générations.
Le rapport avance certaines pistes pour renforcer cet engagement envers la jeunesse : ouverture de studios de création et développement de marques à Télé-Québec, augmentation des budgets d’investissement en jeunesse, élargissement des genres admissibles à la SODEC. Il n’en reste pas moins que ces mesures demeurent enchâssées dans un système qui, jusqu’ici, n’a pas su renouveler ce « lien affectif » avec les nouvelles générations d’auditoires.
Et si « parler aux jeunes », c’était justement d’ouvrir la voie à l’invention de modèles inédits, au-delà de ce qui paraît aujourd’hui possible ?
Éviter le blocage structurel
En éclairant ce qui est déjà visible, mais peinant à préparer ce qui est encore à venir, le rapport touche à sa limite la plus importante : celle du maintien d’un statu quo structurel. Si des ajustements opérationnels et des réaménagements significatifs sont proposés, les fondements de l’architecture institutionnelle et économique du modèle audiovisuel québécois, ainsi que les logiques de gouvernance qui organisent rôles, pouvoirs et privilèges au sein de la chaîne de valeur, demeurent largement inchangés.
L’avenir de l’audiovisuel québécois ne pourra pas se jouer sur la seule capacité à répondre aux crises présentes (et permanentes) du secteur, mais sur l’audace de concevoir collectivement des futurs désirables, au-delà de la seule préservation du modèle existant. Mais cela suppose de créer un espace commun de réflexion et de coconstruction, où puisse se déployer une véritable pensée du devenir.
Le rapport Souffler les braises offre l’occasion d’amorcer ce momentum et d’engager le travail.
Une méthodologie à interroger
La démarche du groupe de travail reposait sur une vaste consultation des personnes travaillant dans le secteur qui, logiquement, ont exprimé des préoccupations liées à leur quotidien et aux menaces immédiates qui pèsent sur leur pratique. Une méthode classique, mais qui enferme le rapport dans un rôle de compromis destiné à rassurer les multiples segments de l’industrie.
Tout le monde a été entendu. La prochaine étape appartient maintenant à l’industrie. Transformer les recommandations en résultats exige de concentrer les efforts sur quelques fronts communs. Le rapport le souligne clairement dans sa conclusion : il faut apprendre à avancer ensemble, mais surtout dans la même direction. Or, viser des résultats différents suppose d’abord de changer nos façons de faire : développer des compétences collectives capables d’anticiper les ruptures, d’explorer des futurs multiples et de renforcer la capacité d’adaptation continue de l’écosystème.
Se réinventer exigera également d’élargir le cercle. Sur plus d’une centaine de mémoires, un seul provenait d’un autre secteur que l’audiovisuel. Les prochaines étapes gagneraient à mobiliser plus largement : population, autres filières culturelles, universités et milieux d’affaires. C’est à cette condition que le Québec pourra dépasser une posture défensive et s’engager dans une véritable coconstruction, afin d’imaginer et de bâtir collectivement les futurs de ses industries créatives.
Pour faire long feu…
Sous cet éclairage, le rapport Souffler les braises doit être compris non comme un aboutissement, mais comme un point de départ. Il propose un ensemble de mesures stabilisatrices susceptibles d’atténuer les tensions actuelles. Cet apaisement au sein de l’industrie audiovisuelle est nécessaire et désiré. Ça ne saurait cependant se substituer à une refonte en profondeur des systèmes qui régissent actuellement ce secteur.
En définitive, le défi n’est pas seulement de préserver l’existant, mais de cultiver une capacité collective à se projeter dans ce qui nous apparaît souhaitable. Pour ce faire, il faut développer une imagination institutionnelle et politique à la hauteur des transformations sociales, culturelles, climatiques et technologiques qui s’annoncent.
C’est important, parce que quiconque a déjà soufflé sur des braises sait qu’on peut augmenter temporairement leur incandescence. Mais que sans l’ajout de bois nouveau, le feu ne reprend pas longtemps.
Catalina Briceno a reçu un financement de recherche partenariale de la part du Ministère de la culture et des communications dans le cadre de la revue de littérature destinée au groupe d’experts sur l’avenir de l’audiovisuel.
La Friche la Belle-de-Mai, à Marseille (Bouches-du-Rhône), ancienne manufacture de tabac reconvertie en espace culturel, est un lieu emblématique de la scène artistique marseillaise et de la ville. Mais une question se pose depuis sa création : celle des publics à proximité.
Situé dans l’un des quartiers régulièrement présentés comme l’un des plus pauvres de France, cet espace pluridisciplinaire est à la fois un pôle culturel, un territoire de création, un lieu de passage et de convivialité. Sa fréquentation est estimée à 450 000 visiteurs par an. Pourtant, ce qui revient souvent dans les discours qui le présentent est un « paradoxe géographique étonnant » bien identifié par le géographe Boris Grésillon : « Il s’agit d’un lieu perçu comme ouvert à l’échelle nationale et internationale et comme relativement fermé à l’échelle du quartier. » Ce genre de paradoxes n’est pas spécifique à la Friche, mais inhérent au fonctionnement des organisations et notamment de celles qui arrivent à franchir le seuil du « succès » et à s’affirmer comme lieu de référence.
Pourtant, quiconque traverse aujourd’hui la Friche croise bel et bien une diversité d’individus et de groupes aux âges, activités et profils variés. Ceux-ci composent une constellation de publics allant des touristes de passage aux mamans avec leurs enfants, en passant par les « frichistes » (l’ensemble des résidents, près de 400 personnes au quotidien), les publics habitués des lieux culturels, les professionnels des mondes des arts et de la culture, ou les scolaires.
Les étapes de la structuration, de l’ancrage au déploiement
En termes de chronologie, si l’ouverture en 1992 est un temps fort qui marque l’histoire culturelle de la ville, 2013 constitue un tournant sur deux aspects essentiels. C’est l’année de l’ouverture de la tour Panorama, un espace d’exposition qui vient matérialiser la dimension emblématique, symbolique et panoramique du toit-terrasse de la Friche. Dès les années 90, notamment avec les installations du groupe Dune (par exemple, « Vous êtes ici ! »), le toit-terrasse est investi et figure comme un espace public, festif et artistique partagé, qui offre un point de vue spectaculaire sur la ville.
2013 est aussi marquée par la réaffirmation du discours d’inclusion de la part du nouveau directeur, Alain Arnaudet. Ce discours sera ensuite de nouveau repris en 2022 pour l’anniversaire des 30 ans par son successeur, Alban Corbier-Labasse. La Friche, forte d’une reconnaissance accrue dans le monde des arts, de la culture, lieu de référence, remet en avant la volonté de (re)tisser plus de liens avec son environnement social, territorial et d’engager une appropriation plus forte par les habitants :
« C’est peut-être sur la relation au territoire que cette année (2022, NdR) aura vu certaines lignes bouger : un partenariat avec la Fondation de France sur le territoire de proximité, un soutien de la Protection judiciaire de la Jeunesse (PJJ) pour travailler les questions d’éducation spécialisée, la naissance de la Galerie de tous les possibles (ex-galerie de la Salle des Machines), réinventée pour encourager la participation citoyenne à la vie culturelle. Ce projet implique des habitants du quartier et diverses associations dans la cocréation d’événements artistiques. Ou encore l’expérimentation du Labo des désirs dans le petit théâtre, ainsi qu’une première collaboration avec les collectifs de la Belle-de-Mai pour les soirées On Air sur le Toit-terrasse. »
Si la question de l’inclusion figure comme un des éléments fondamentaux du programme de la Friche dès sa création dans les discours et intentions, c’est avec l’année 2013 et les projets de ces dix dernières années que s’enclenche une mise en œuvre très concrète de projets, dispositifs qui y contribuent.
Mixité et jeunesse.
Parallèlement, d’autres pratiques s’installent de manière plus ou moins spontanée : le sport, libre ou encadré (par des collectifs tels que BSM – Board Spirit Marseille, une association fondée en 2002 qui mobilise le skateboard, la pratique du graff comme outils socio-éducatifs et culturels), des actions sociales portées par les Grandes Tables, comme les cours de français langue étrangère et la présence du journal de rue Un autre monde lors du marché paysan du lundi soir. La Friche Belle-de-Mai apparaît alors comme un espace d’écoute des hétérogénéités sociales qui la traversent, et donne à voir des cultures, et une forme extensive de la culture. Les frontières entre les pratiques (arts et de la culture, loisirs, pratiques conviviales et sociales) et entre les usages du lieu se croisent et se mêlent, au profit « d’un accès différentiel et d’expériences plurielles », chacun compose avec ses habitus, ses attentes et ce que la Friche lui offre.
Entre reconnaissance nationale et méconnaissance locale
Cette pluralité, malgré toute sa richesse, ne garantit pas une appropriation homogène des lieux. Si elle est visible dès que l’on s’y arrête, elle n’est pas aussi valorisée et mise en visibilité que l’on pourrait s’y attendre par rapport à d’autres éléments plus valorisants en termes de reconnaissance et de rayonnement (le lien avec les industries culturelles et créatives [ICC], les expositions, les grands événements, etc.). Par exemple, les jeunes du quartier qui fréquentent les terrains de sport en libre accès n’associent pas forcément ces espaces à la Friche en tant qu’institution culturelle. Les mamans avec leurs enfants s’y retrouvent et apprécient que l’espace soit « coupé » du brouhaha et de l’agitation de la ville, mais quelle est leur perception de la vocation de la Friche ? Pour ces usagers du lieu, la Friche est un terrain, une place, une cour, un espace de passage et de rencontre avant tout, et les autres fonctions du lieu demeurent en large partie méconnues.
Cette non-association à la dimension « lieu culturel » révèle moins une méconnaissance qu’une forme d’indifférence, ou encore une forme de « désajustement symbolique » au regard des attentes que les porteurs de projets projettent sur les publics. On vient à la Friche aussi pour des motifs et usages quotidiens, en lien avec sa vie et ses envies, et non pour ce que représente et propose la Friche comme espace emblématique d’une époque et d’un « format » d’offre (le développement des tiers-lieux culturels). Par exemple, pensé comme un espace mimétique de la rue, mais sécurisé et libéré des contraintes urbaines traditionnelles (circulation, densité du trafic, etc.), le skatepark dit « street » de la Friche, constitue un espace et un dispositif socio-éducatif et territorial, favorisant l’inclusion des jeunes du quartier (prêt de matériel, cours gratuits pour des enfants du quartier). De fait, il se superpose à l’offre culturelle, et questionne les modes d’appropriation de l’espace public offert par la Friche. Les pratiques des jeunes se font sur fond d’art et de culture sans que cela soit conscientisé par les usagers, mais sans non plus que ce soit neutre, sans effet, puisqu’ils font très bien la différence avec d’autres lieux et espaces.
Pour comprendre la Friche de la Belle-de-Mai, il faut reconnaître l’infra-politique des usages ordinaires des lieux culturels. C Dutrey/La friche
Si le paradigme de perception des publics au sein de la Friche, notamment par ceux qui lui donnent son identité et construisent l’offre culturelle, est bien en train de suivre un mouvement plus général de questionnement sur la démocratisation et les conditions de l’accès et de l’accessibilité à l’offre culturelle, il reste encore toutefois tributaire d’une vision assez « mécanique » qui considère comme « publics » les destinataires, et suppose que, si l’offre est de qualité, le public va suivre. Or, négliger la connaissance fine de ses publics et non-publics de proximité, entretient ce décalage décrit par Boris Grésillon. La Friche fourmille d’une pluralité de publics au sens de John Dewey, mais ne les connaît pas si bien. Exemple significatif : dans les rapports d’activité « les publics » sont désignés comme tels partout sans autres précisions, sorte d’entité globale et homogène, objectivée. Quid des « frichistes » qui sont le premier cercle de public, des micropublics aux profils divers qui s’inscrivent dans des usages quotidiens des espaces, parfois éloignés des intentions initiales des porteurs de projet ? Ils sont pourtant bien présents. Leurs usages différents, pas toujours bien identifiés, difficile à qualifier, n’est pas à lire en termes de problème (parce qu’ils ne fréquenteraient pas les espaces artistiques et culturels et ne se sentiraient pas concernés par l’offre culturelle), mais plutôt comme un indicateur d’une relation différente, non prescrite, parfois inattendue, mais bien ancrée et appréciée, au lieu.
Un autre « groupe » est à intégrer dans cette constellation des « publics », car il figure comme un des plus impliqués dans le tissage de liens entre la friche et le quartier : celui des médiateurs et médiatrices culturelles. En lien avec les écoles, la Maison pour tous, ou des centres sociaux, ils ou elles assurent un rôle de passeurs (entre les œuvres, les espaces et les enfants, entre les artistes et les habitantes, entre le projet culturel, le professeur relais, le quartier). Peu visibles, en lien avec la fragilité de leur statut et de la profession, ce sont pourtant ils et elles qui permettent aux personnes dites « éloignées de la culture » de trouver un chemin, parfois discret, vers des pratiques nouvelles, et des relations fondées sur la confiance, la familiarité, la proximité.
Un lieu, plusieurs friches ?
Une analyse par l’entrée « public » révèle l’existence d’une friche plurielle. Une friche culturelle, visible, structurée, affichée : espace de création, de production, de diffusion. Mais aussi une friche sociale, souterraine, incorporée dans les habitudes du quartier : les matchs de foot improvisés, les rendez-vous breakdance, les cours de langue vécus comme des moments de sociabilisation, etc. Les usagers les plus réguliers ne sont pas toujours ceux que l’institution met en visibilité ou reconnaît comme légitimes. Leurs paroles, leurs manières de vivre le lieu, leurs récits ne s’articulent que rarement avec la présentation du lieu dans les documents de pilotage ou les bilans culturels.
« Faire venir » les habitants, cet impératif, aussi louable et bienveillant soit-il, révèle en creux un décalage entre des logiques d’usages réels et des publics déjà en présence, mais qui n’appartiennent pas à des catégories identifiées comme « des publics ». Comme cela a été montré pour un événement comme MP2013 : la Friche fait l’objet de différentes modalités d’appropriation, et est en mesure de créer des publics, leur offrant la possibilité de composer différemment avec la culture et de construire de nouvelles cultures.
Au-delà de son rayonnement culturel et symbolique, sa capacité à reconnaître, intégrer et valoriser les usages des habitants de proximité reste donc le véritable défi. Les tensions observées entre ambitions institutionnelles et pratiques ordinaires rappellent que la question des publics engage une réflexion profonde sur les formes d’appropriation et de cohabitation culturelles dans un territoire marqué par de fortes inégalités sociales. En arrière-plan de ce questionnement sur les publics de la Friche, se pose plus largement la question de l’accès et de la manière dont la culture est pensée. Aujourd’hui, les lignes bougent, avec une volonté d’aborder la question de l’accès qui se décentre de l’analyse de l’accès à l’offre – héritée de la démocratisation culturelle classique – pour mieux chercher à comprendre la variabilité des manières d’« être », de « devenir » et de « faire » publics.
Cela suppose de redonner du poids aux pratiques ordinaires, à la texture du réel, aux continuités sociales invisibilisées derrière les vitrines de l’innovation et de concepts (démocratie culturelle, démocratisation, participation, etc.) aux contours devenus si flous qu’ils en sont souvent vidés de leur sens. De ce point de vue, la Friche est un très bel endroit pour creuser et incarner la réflexion actuelle sur les droits culturels.
Sylvia Girel est rapporteuse du groupe de travail Impact Tank, qui mesurer l’impact social de l’accès à la culture.
Maria Elena Buslacchi et Ullauri Lloré Elisa ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.
Source: The Conversation – in French – By Sébastien Mort, Maître de conférences en histoire, culture et société des États-Unis, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Charlie Kirk et Dan Bongino, autre animateur ultraconservateur très populaire (qui sera nommé, en 2025, numéro deux du FBI) s’adressent aux participants du Sommet 2021 sur l’action étudiante, organisé par Turning Point USA, au Tampa Convention Center, en Floride, le 17 juillet 2021. Gage Skidmore/Wikimedia, CC BY-NC
Charlie Kirk n’était pas le seul militant médiatique sur le créneau de l’ultraconservatisme états-unien, loin de là. Retour sur son ascension, sur ses pratiques rhétoriques et sur sa place au sein d’un système extrêmement vivace et concurrentiel qui, avec Kirk, perd l’une de ses voix, mais gagne un martyr dont le nom sera encore longtemps invoqué dans le cadre de la violente guerre culturelle en cours.
L’assassinat de l’influenceur et activiste conservateur Charlie Kirk, le 12 septembre dernier, à l’Utah Valley University alors qu’il lançait sa nouvelle tournée des campus états-uniens, l’American Comeback Tour, a provoqué un séisme majeur dans la vie politique états-unienne.
Personnalité incontournable de la sphère médiatique conservatrice, efficace entrepreneur d’influence de la cause MAGA et véritable égérie de la jeunesse conservatrice, Kirk s’était imposé comme une figure centrale de la droite ultra. Au cours d’une carrière qui aura duré treize années, il a galvanisé et rallié au trumpisme des centaines de milliers de jeunes – surtout des étudiants – à travers des rassemblements de masse, des prises de parole sur les campus et, bien sûr, grâce à sa présence médiatique à la radio et sur les réseaux sociaux numériques.
Une telle capacité à rassembler un si large auditoire et à s’imposer dans l’espace public vient de sa place unique au sein du mouvement conservateur : Kirk a capitalisé tout à la fois sur la réaction anti-Obama du tournant des années 2010, sur des pratiques spécifiques à l’écosystème médiatique conservateur qui lui ont permis de s’y établir comme acteur de premier plan et sur la tradition militante conservatrice estudiantine amorcée au début des années 1960.
Figure de proue du militantisme pro-MAGA sur les campus
C’est sur les campus que débute la carrière d’influenceur conservateur de Charlie Kirk. Ayant vu sa candidature d’entrée à la prestigieuse école militaire West Point rejetée, le jeune homme co-fonde, en 2012, l’organisation Turning Point USA (TPUSA) avec Bill Montgomery, ancien militant du Tea Party. Il est alors âgé de 18 ans.
Dans la tradition des Young Americans for Freedom (YAF), organisation étudiante créée en 1960 par William F. Buckley, fondateur en 1955 du mensuel conservateur National Review, TPUSA s’attaque à l’« hégémonie des idées progressistes » sur les campus et à ce que ses fondateurs perçoivent comme la dérive des politiques démocrates au moment de la crise financière et économique de 2008. Tout comme les YAF en leur temps, TPUSA défend les vertus du libre-échange et du libre marché, et dénonce l’« interventionnisme indu » de l’État fédéral dans les domaines économique et social.
Organisation lancée avec des moyens financiers dérisoires sur quelques campus, TPUSA se déploie à une vitesse fulgurante dans les années qui suivent pour acquérir une envergure sans précédent – en septembre 2025, on compte plus de 850 sections à travers les États-Unis – et s’imposer comme l’une des organisations conservatrices les plus importantes, dont la valeur était estimée à 95 millions de dollars à la mort de Kirk.
Au fil des années, Kirk durcit très fortement son discours et, à mesure que Trump s’impose à l’avant-scène de la vie politique, la doctrine défendue par TPUSA converge très nettement avec celle du mouvement MAGA tandis que celui-ci s’implante sur le terrain&. Au fondamentalisme du marché, des premiers temps, se mêlent désormais la défense des valeurs morales (hostilité à l’avortement, promotion des rôles de genre traditionnels), la liberté absolue du port d’armes, le nationalisme chrétien et le patriotisme exacerbé. Cette doctrine est défendue en parallèle par John Root, animateur de Turning Point Live, émission diffusée en streaming quotidiennement sur le site de TPUSA.
Surtout, dans la plus pure tradition de l’anti-intellectualisme états-unien, Kirk attaque l’université elle-même. Trop onéreuses, les études supérieures ne sont selon lui « qu’une arnaque financée par l’État fédéral » : outre qu’elles échoueraient à préparer les étudiants aux réalités du marché du travail, elles sont, selon lui, des dispositifs d’endoctrinement progressiste et anti-américain dont le but est d’encourager le « conformisme de la pensée ».
Ainsi, celui qui a abandonné après un semestre des études commencées à Harper College à Palatine dans l’Illinois déploie une énergie sans pareille à dissuader la jeunesse conservatrice de s’inscrire à l’université pour l’enjoindre à suivre des formations professionnalisantes.
Animateur star de l’écosystème médiatique conservateur
Si son entreprise d’influence auprès des jeunes publics connaît un succès politique et commercial aussi retentissant, c’est que Kirk est également une figure star d’un écosystème médiatique conservateur en constante expansion depuis les années 2010.
En octobre 2020, il fait son entrée sur les ondes avec le lancement du Charlie Kirk Show, talkshow radiophonique destiné à la jeunesse conservatrice et distribué sous licence par Salem Media Group, « société multimédia de premier plan spécialisée dans la diffusion de contenus chrétiens et conservateurs ».
Ainsi, bien que le tournant du web 2.0 ait été pris depuis plusieurs années lorsqu’il entame sa carrière médiatique, Kirk ne fait alors qu’adapter aux logiques de l’ère numérique le modèle d’émission façonné par la vieille garde de la radio conservatrice – particulièrement Rush Limbaugh, père fondateur du genre –, en mettant à disposition une version podcast du Charlie Kirk Show.
Charlie Kirk en octobre 2024, pendant une étape de sa tournée dans l’Arizona. Gage Skidmore/Wikimedia, CC BY-NC
C’est d’ailleurs ce mode de diffusion qui lui permet de se faire une place parmi les animateurs star de la nouvelle génération de la radio conservatrice. Si le classement élaboré par Talkers Magazine en juin 2025 montre que son émission attire 4 millions d’auditeurs et auditrices – très loin derrière celles de Ben Shapiro (7,5 millions) et de Dan Bongino (8,5 millions) – en janvier de la même année, elle se hisse à la 7e place du classement des podcasts les plus téléchargés dans la catégorie « info » (news) d’Apple Podcast, derrière Shapiro (5e place) mais devant Bongino (8e place).
Ce n’est qu’en avril 2024 qu’il crée le compte @RealCharlieKirk sur la plateforme TikTok, non sans s’y être montré réticent dans un premier temps. Au cours des mois précédents, un compte géré par des membres du personnel de TPUSA avait été suspendu à plusieurs reprises pour avoir enfreint les règles communautaires. Toutefois, le succès ne se fait pas attendre. Dans les semaines qui suivent, des extraits vidéos filmés sur les campus pour la série documentaire You’re Being Brainwashed (Vous êtes en train de vous faire laver le cerveau) atteignent la barre des 50 millions de vues, permettant ainsi à @RealCharlieKirk de dépasser le nombre d’abonnés des comptes de la chaîne Fox News ou de son ex-animateur Tucker Carlson.
En février 2025, l’émission Charlie Kirk Today est lancée en diffusion quotidienne à 18 h 30 sur les 175 stations du Trinity Broadcasting Network (TBN), réseau télévisé dont la mission est de « créer et diffuser à l’échelle mondiale des programmes chrétiens innovants sur une grande variété de plateformes médiatiques […] pour amener le public à approfondir sa relation et sa compréhension du royaume de Dieu ».
Ainsi, les émissions de Kirk proposent des contenus explicitement politiques, ce qui en fait davantage l’héritier des figures fondatrices de la radio conservatrice qui émergent dans les années 1990 (Sean Hannity, Michael Savage, Laura Ingraham) que l’homologue des podcasteurs masculinistes tels que Joe Rogan ou Logan Paul, qui, certes, distillent des valeurs conservatrices, mais sans jamais se positionner explicitement comme commentateurs politiques.
Sur les campus, des « débats » mettant en scène les antagonismes identitaires avec les progressistes
C’est d’ailleurs selon un dispositif très largement inspiré de celui du talkshow radiophonique – dont Limbaugh disait qu’il était « une dictature bienveillante » où le premier amendement ne s’appliquait qu’à l’animateur – que se déroulent les débats qu’il organise sur les campus, durant lesquels il met les étudiants et étudiantes progressistes au défi de lui « donner tort », soit « Prove me wrong » en anglais, formule inscrite sur le chapiteau sous lequel se déroule les échanges.
De fait, il s’agit davantage d’un simulacre de débat que d’un échange véritable. Les détracteurs se présentent les uns à la suite des autres devant un Kirk entouré de la foule de ses soutiens et dont ils sont parfois séparés par une barrière. La configuration logistique induit une inégalité de statut qui, d’emblée, donne l’avantage à Kirk et fausse la dynamique de l’échange.
L’intention affichée de se voir pris en défaut est trompeuse, car Kirk n’est en fait pas ouvert à la possibilité de se laisser convaincre et s’arroge toujours le dernier mot, souvent en inversant la charge lorsque celle-ci est portée avec force contre des figures conservatrices ou contre Trump. La finalité de ces rencontres n’est donc pas de trouver des terrains d’entente au-delà des différences de positions. Elle consiste à mettre en scène les antagonismes qui existent avec l’adversaire de gauche, à faire la preuve de son inanité, de sa dangerosité et de son caractère anti-américain et à « envoyer les progressistes au tapis » (own the libs), selon la formule de l’anglais états-unien chère aux militants conservateurs.
Tout comme c’est la règle dans les médias conservateurs, c’est la logique de « l’ennemisation » qui prédomine lors de ces prétendus débats : les progressistes, et les individus et groupes identifiés comme tels, sont érigés au rang de figures de l’ennemi absolu et jetés à la vindicte MAGA. Est à l’œuvre une conception du processus politique envisagé comme jeu à somme nulle au cours duquel le vainqueur terrasse le vaincu, et selon laquelle l’adversaire n’est pas considéré comme égal légitime mais comme ennemi à abattre, car complice de forces subversives agissant contre la société états-unienne.
Un style tapageur fruit d’une conception fondamentaliste du premier amendement
Pour cela, Kirk déploie « l’indignation tapageuse » (outrage) propre à la radio et aux émissions politiques des chaînes câblées conservatrices, style rhétorique qui consiste à activer les ressorts de l’affectivité et des émotions négatives en puisant dans les antagonismes culturels et identitaires par le biais d’exagérations déformantes, de prémisses erronées et, parfois, d’attaques ad hominem. L’effet recherché est de créer le scandale et d’hystériser le débat afin d’empêcher précisément qu’il puisse y avoir échange.
Adepte des déclarations lapidaires au vitriol, Kirk recourt ainsi à une rhétorique particulièrement corrosive – quand elle n’est pas tout bonnement injurieuse ou avilissante – pour évoquer les figures de l’ennemi intérieur.
En cela, Kirk est le produit d’une conception fondamentaliste de la liberté d’expression envisagée comme droit absolu ne pouvant souffrir aucune restriction. La jurisprudence issue du premier amendement va d’ailleurs très largement dans ce sens. Il n’existe que très peu d’exceptions aux protections garanties par la Constitution et, hormis l’obscénité et la pédopornographie, les normes de preuve sont si drastiques qu’il est souvent impossible de les satisfaire. En s’appuyant sur le principe selon lequel il y a « égalité de statut dans le champ des idées », la Cour suprême se montre extrêmement réticente à réglementer le discours public sur la base de son contenu. Dans la sphère publique, les normes du civisme sont suspendues et le « discours extrême » y est protégé, y compris les diatribes eugénistes et anti-LGBT de Kirk.
Kirk, atout pour son camp jusqu’à sa mort… et au-delà
Avec la mort de Charlie Kirk, Trump et la « magasphère » perdent un orateur et un activiste à l’efficacité hors pair qui aura, plus que tout autre, œuvré à l’essor du mouvement conservateur et aux victoires du 47e président. En 2024, le soutien financier de 108 millions de dollars qu’il apporte à Chase the Vote, opération visant à encourager les jeunes à s’inscrire sur les listes électorales de l’Arizona, n’est certainement pas pour rien dans le basculement de cet État en faveur du candidat républicain.
Pour autant, l’administration Trump n’a pas attendu pour mettre à profit son assassinat. Ainsi le président a-t-il annoncé des mesures de rétorsion contre les organisations progressistes et c’est au nom de la mémoire de Kirk que J. D. Vance a sollicité le soutien de grands donateurs conservateurs pour lever des fonds en amont des prochaines élections de mi-mandat. Victime de « la barbarie démocrate et progressiste » et désormais érigé au rang de martyr de la cause MAGA, Kirk ne cesse, au-delà de la mort, de catalyser les forces conservatrices.
Sébastien Mort ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Loin de se limiter à une recherche de gains économiques, les organisations criminelles cherchent à accroître leur pouvoir en entrant en concurrence avec l’État et avec les institutions, voire en les déstabilisant. L’exemple de la mafia italienne est le plus célèbre, mais de nombreux exemples existent en Europe. La France n’est pas épargnée. En témoignent la série d’attaques contre des établissements pénitentiaires au printemps 2025, ou la distribution de fournitures scolaires par un gang de trafiquants de drogue à Orange (Vaucluse), fin août.
Les organisations criminelles sont souvent considérées comme n’étant motivées que par l’appât du gain. Cette vision réductrice fait que l’ampleur de la menace criminelle a longtemps été ignorée, voire niée. La réflexion se bornait fréquemment à une question de flux de marchandises et de leur contrepartie sous forme de flux monétaires. La prise en compte de l’impact multidimensionnel et durable des activités criminelles sur nos sociétés est récente.
Dans la lignée du rapport de 2021, le rapport SOCTA 2025 (Serious and Organized Crime Threat Assessment) d’Europol insiste ainsi sur le fait que la criminalité organisée « mine les fondations mêmes de la cohésion et de la stabilité politiques, économiques et sociales, à travers des gains illicites, le recours à la violence et l’extension de la corruption ». Ce constat est salutaire : pour appréhender la globalité de la menace, il faut impérativement sortir du seul prisme de la quête du profit. La volonté de certains réseaux criminels d’affirmer leur pouvoir doit être reconnue. Elle redonne d’ailleurs un sens à des politiques anticriminalité axées sur les notions de matérialité et de territorialité.
Sortir du prisme exclusivement économique
Un discours économique libéral a trop souvent servi à occulter la dimension criminelle de nos économies. Au nom de l’efficience économique, on a justifié une circulation la plus fluide et la plus rapide possible des marchandises, dans le monde et en particulier au sein de l’Union européenne. Dans cette configuration, tout contrôle douanier, par exemple sur des conteneurs dans une enceinte portuaire, est un grain de sable qui enraye la machine et retarde les flux. On estime généralement qu’environ 2 % des marchandises en entrée dans les ports européens font l’objet d’un contrôle. La sécurité a donc été en partie sacrifiée au profit d’une efficience économique idéalisée.
Il a fallu que violence et intimidation criminelles alertent l’opinion publique aux Pays-Bas, en Belgique puis en France pour que l’entrée massive de drogues sur nos territoires soit prise en compte. Pourtant, des alarmes avaient déjà été lancées quant aux flux massifs de stupéfiants. Un syndicat policier néerlandais avait ainsi dénoncé, en 2017, la dérive des Pays-Bas vers un narco-État. Ce seront les morts de victimes innocentes, d’un journaliste et d’un avocat et les menaces à l’encontre de la princesse héritière qui réveilleront les consciences). Les trafics semblent tolérés tant qu’ils restent non violents.
L’ampleur de la corruption est aussi sous-estimée, souvent non nommée pour ce qu’elle est : une atteinte au bien commun. Malgré l’identification en Italie des mécanismes du « vote d’échange » consistant pour les organisations mafieuses à donner des consignes de vote à la population afin d’obtenir ensuite des faveurs en retour (attribution de marchés publics, modification de plans d’urbanisme, etc.) du politicien corrompu, les pays européens peinent encore à comprendre ce type d’emprise criminelle.
L’affirmation du rapport SOCTA selon laquelle « les gains financiers restent la motivation première » des organisations criminelles risque d’ailleurs de banaliser les acteurs criminels en en faisant les équivalents illégaux des entrepreneurs de la sphère légale. Il faut penser la criminalité organisée en termes de pouvoir. Avec le concept de « criminalité en col blanc », Edwin Sutherland (1883-1950) a explicité le potentiel destructeur de l’illégalité combinée au pouvoir. Il montre, en effet, que les infractions commises par des personnes socialement bien insérées sont moins dénoncées et moins sanctionnées que celles commises par les pauvres. Les conséquences sont énormes en termes d’affaiblissement des institutions.
La réflexion mérite d’être étendue à une menace criminelle en croissance devant laquelle le régalien paraît en difficulté.
Des organisations criminelles en quête de pouvoir
La logique de pouvoir se manifeste dans les phénomènes dits d’hybridation, où des acteurs exerçant des stratégies de déstabilisation ou d’ingérence utilisent des organisations criminelles. Leur participation à ces opérations montre que l’instabilité géopolitique ne les effraie pas. Les conflits permettent d’alimenter divers trafics, de conditionner des populations et de corrompre tant le pouvoir en place que des opposants aspirant au pouvoir. Même le recours exacerbé à la violence des réseaux criminels en Europe peut se lire en termes de pouvoir.
C’est d’ailleurs ce qu’avait fait la mafia sicilienne avec les assassinats des juges Falcone et Borsellino en 1992, puis avec les attentats de Rome, de Florence et de Milan en 1993. À ce moment, l’État italien était en passe de rétablir l’ascendant sur Cosa nostra. Les bombes posées visaient notamment à le faire renoncer – sans résultat – à l’entrée en vigueur du régime carcéral dur pour les chefs mafieux. Cette logique de défi est périlleuse pour l’organisation criminelle, car elle appelle une réponse régalienne. Elle montre aussi que la menace n’est pas qu’une question d’enrichissement illégal. Comprendre la globalité de la menace exige de sortir du seul prisme de la quête du profit.
La violence n’est pas l’unique façon d’affirmer une volonté de pouvoir. La corruption systémique l’est aussi. Elle n’est plus négociée au coup par coup. Elle devient un mode de relation durable entre la sphère légale et la sphère illégale. Elle n’est plus un pacte subi par le corrompu, mais perçu comme réciproquement bénéfique. En ce sens, elle est rarement dénoncée, ce qui peut expliquer le faible nombre d’affaires de corruption identifiées par rapport à la réalité du phénomène. Elle est parfois minimisée du fait qu’elle serait un « crime sans victime », voire justifiée en tant qu’« huile dans les rouages ».
Le pouvoir criminel peut également s’établir par la construction d’une légitimité sociale. Les organisations criminelles distribuent des revenus illégaux pour les trafics et même légaux lorsqu’elles disposent d’activités légales. Ces revenus font vivre une part plus ou moindre grande de la population suivant l’ampleur des activités. Des formes de prestations sociales de la part de criminels enserrent les bénéficiaires dans des relations de redevabilité vis-à-vis des réseaux criminels, ce qui a conduit en août 2025, par exemple, à l’interdiction, dans la ville d’Orange (Vaucluse), d’une distribution instrumentalisée de fournitures scolaires.
Dans un contexte socioéconomique dégradé, ce « ruissellement » des gains illégaux est source de légitimité pour les criminels. Il peut mener à ce que Charles-Antoine Thomas, directeur de cabinet du directeur général de la gendarmerie nationale, nomme une « dissidence criminelle ». La population fait alors allégeance au pouvoir criminel plutôt qu’à un État discrédité.
Territorialité et matérialité : des invariants à ne pas négliger
La question du pouvoir remet au premier plan les notions de territorialité et de matérialité. Les nouvelles technologies sont un instrument puissant aux mains des criminels, comme le souligne le rapport SOCTA. Il faut en tenir compte au niveau tant de la réglementation d’activités qui, tout en étant légales, peuvent être dévoyées (comme dans le cas des messageries cryptées) que de l’équipement et de la formation des services d’enquête. Gare cependant à ne pas négliger des invariants qui peuvent paraître triviaux, mais qui sont l’expression tangible du pouvoir criminel.
Si la criminalité en ligne progresse, la territorialité et la matérialité caractérisent encore nombre d’activités illégales. La matérialité concerne les marchandises (drogues, armes, espèces de faune et de flore protégées, déchets non traités, êtres humains…) qui circulent du producteur au consommateur. Même si des transactions ont lieu en ligne, les marchandises sont visibles et peuvent donc être interceptées. La territorialité renvoie à la circulation et au stockage de ces marchandises et à l’implantation des acteurs criminels.
La déclinaison des différents secteurs criminels prouve implicitement que ces dimensions demeurent importantes et rejoignent la question du pouvoir déstabilisateur du crime. Un travail sur la « géographie des réseaux criminels » peut participer à cette prise de conscience. Il mériterait plus de développements et un travail de cartographie tant la géographie criminelle reste lacunaire).
Il existe déjà des cartes relatives à la circulation de certaines marchandises illégales, notamment pour les routes de la drogue. La Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières a notamment publié, en 2023, un atlas des fraudes douanières.
À l’heure où des organisations criminelles de toutes origines géographiques opèrent sur notre territoire, où elles envoient des émissaires et développent des structures d’appuis logistiques à travers le monde, il faudrait se donner les moyens de cartographier également les acteurs criminels afin d’identifier les ramifications à l’international et les activités et méthodes employées suivant les lieux d’implantation. Cela permettait de mettre au jour des fragilités territoriales, de comprendre des dynamiques d’ensemble dépassant la seule sphère du narcotrafic, voire de prévenir des stratégies d’influence criminelle. Car lutter contre le crime, c’est aussi réaffirmer la souveraineté de l’État sur un territoire.
Clotilde Champeyrache est membre du Conseil scientifique des Douanes.
Certains sportifs ont-ils une plus grande probabilité d’avoir un garçon que d’autres ? Comment l’expliquer ?LightField Studios/Shuttertock
Une récente étude vient de mesurer que, chez les sportifs de haut niveau, leur discipline peut influencer sur la probabilité de donner naissance plutôt à une fille qu’à un garçon. Quelles pourraient-être les hypothèses pour expliquer cette « étrangeté » ?
Les chercheurs en sciences du sport ont parfois de drôles de conversations : il y a environ un an, nous discutions de l’influence de la discipline sportive sur le sexe des enfants de sportifs. Ça parait incongru de prime abord, mais il se disait que les sportifs d’endurance avaient plus de filles… En discutant et en prenant en exemple nos connaissances, ou d’illustres athlètes, cette rumeur semblait se confirmer. Mais aucun travail scientifique solide n’avait été fait : nous avons donc mené l’enquête ! Et oui, nos analyses portant sur près de 3 000 naissances confirment cette idée : un athlète de haut niveau en triathlon ou ski de fond a moins de probabilité d’avoir un garçon qu’un professionnel en sports collectifs ou en tennis.
Comment en sommes-nous arrivés à ces conclusions ? D’abord il faut trouver les données. Et pour cela, nous avons utilisé les informations fournies par les sportifs eux-mêmes via les réseaux sociaux, les sites de magazines spécialisés, de journaux, les fiches Wikipédia ou directement par questionnaire. Commence alors un long et fastidieux travail de collecte auprès de sportifs professionnels ou avec des sélections en équipe nationale. On note l’âge des sportifs, leur discipline sportive, les dates de leur carrière et bien sûr l’année de naissance et le sexe de leur progéniture. On sait que dans la population générale, il y a entre 1.03 à 1.05 garçons pour 1 fille, et ce résultat est très stable à travers le monde et le temps. Nous avons comparé les résultats chez nos sportifs avec ces valeurs et également les disciplines entre elles pour savoir si nous pouvions identifier des critères associés aux naissances de filles ou de garçons.
Près de 3 000 naissances analysées
Résultat : 2 995 naissances entre 1981 et 2024 issues de sportifs de plus de 80 pays et de 45 disciplines sportives différentes ont été analysées, dont un peu moins de 20 % de sportives (ce ratio étant dû principalement à la disponibilité des données qui découlent notamment d’une plus grande mise en avant médiatique des sportifs par rapport aux sportives). Premier enseignement, chez nos sportifs on observe 0.98 naissance garçon pour 1 naissance fille, soit moins que chez les non-sportifs. Nous sommes sur la bonne voie. Pour voir si la discipline sportive influence le sexe des enfants, on classe les sports en fonction du pourcentage de naissances de garçons observées dans chaque sport et on constate qu’il y a des écarts très importants (56 % à 35 % de naissances masculines) entre le tennis, le handball et le ski d’un côté (avec beaucoup de garçons), et le ski de fond/biathlon, la gymnastique ou la course de fond et demi-fond de l’autre.
Pourcentage des naissances de garçons chez les sportifs de différentes disciplines. Les disciplines avec la même couleur appartiennent à une même catégorie : disciplines de force-vitesse, disciplines mixtes, disciplines d’endurance. La ligne en tiret représente la moyenne dans la population mondiale. Fourni par l’auteur
En observant ces résultats, on note que cela se complique un peu, car la gymnastique ou le water-polo, qui ne sont pas vraiment considérés comme des sports d’endurance, semblent aussi influencer le sexe de la progéniture des athlètes vers une augmentation des naissances de filles. En revanche, on voit apparaître un autre élément : les sportives mettent au monde significativement moins de garçons que les sportifs (0.85 garçon pour 1 fille, contre 1.02 pour 1 chez les hommes).
Pour y voir plus clair, on regroupe les différentes disciplines au sein de quatre catégories : endurance (cyclisme, ski de fond…), puissance (ski de descente, sauts et lancers…), mixte (sports collectifs) et précision (tir, golf…). On ajoute les critères : sexe de l’athlète et date de la naissance par rapport à la carrière du sportif (pendant ou après sa carrière). On réalise ensuite une analyse par arbre de classification. Cela revient à séparer l’échantillon en sous-groupes distincts avec les critères spécifiés, si ces derniers ont un pouvoir prédictif sur le sexe de la progéniture.
En réalisant cette analyse statistique, on peut conclure que c’est bien la discipline sportive qui pèse le plus, les sportifs pratiquant les sports d’endurance ou de précision engendrant significativement plus de naissances de filles et moins de naissances de garçons que les deux autres (mixte et puissance). Puis, au sein du sous-groupe de sportifs qui pratiquent l’endurance ou les sports de précision, le sexe du sportif lui-même est un prédicteur du sexe de sa progéniture : les sportives de ce sous-groupe engendrent 0.7 garçon pour 1 fille contre 0.91 chez les messieurs.
Enfin, dernier effet, au sein des sportives d’endurance et de précision, le fait d’avoir un enfant pendant ou après sa carrière a une grosse incidence puisque la probabilité est de seulement 0.58 garçon pour 1 fille quand la naissance survient pendant la carrière contre 0.81 après la carrière.
Finalement, le sous-groupe pour lequel l’effet de la pratique sportive à haut niveau est le plus marqué est celui constitué par les sportives qui pratiquent un sport d’endurance ou de précision et qui ont un enfant pendant leur carrière. Chez elles, la probabilité d’avoir une fille ou un garçon est de 63 % vs. 37 %, alors que c’est environ 49 vs. 51 % dans la population mondiale.
Quelles sont les hypothèses ?
Comment expliquer une telle différence ? À ce stade, on ne peut émettre que des hypothèses.
Une des causes pourrait être liée au profil hormonal des parents au moment de la conception. En effet, de hauts niveaux de testostérone ou d’œstrogènes favoriseraient les naissances masculines, à l’inverse de la progestérone ou du cortisol. Or le rapport testostérone/cortisol a été proposé en sport comme marqueur de surentraînement.
Une autre cause physiologique pourrait être la dépense énergétique liée à l’activité physique. En effet, le développement au stade embryonnaire est plus coûteux en énergie pour les fœtus mâles que pour les fœtus femelles.
Le nombre d’heures passées à s’entraîner ainsi que l’intensité des entraînements modifierait le statut hormonal et/ou l’état énergétique de l’organisme avant la conception, ce qui pourrait influencer le sexe de la progéniture des sportifs.
En accord avec cette hypothèse, il a été montré sur un échantillon de footballeurs chiliens que ceux qui s’entraînaient le plus avaient plus de filles que les autres. Même constat chez les animaux : les souris femelles gestantes qui courent le plus font moins de souriceaux mâles. Le nombre d’heures d’entraînement hebdomadaire expliquerait aussi le faible nombre de garçons chez les gymnastes et les poloïstes, deux sports avec un volume d’entraînement important. Mais les aspects psycho-sociologiques pourraient aussi contribuer à influencer le sexe des enfants de sportifs. Par exemple, une bonne situation financière serait associée à une augmentation des naissances masculines dans la population générale.
Les différences de revenus entre les disciplines sportives, entre les hommes et les femmes, ou l’incertitude liée à l’après-carrière pourraient donc contribuer aux variations observées. La liste des autres paramètres susceptibles d’influencer le sexe des enfants de sportifs est longue (profil du partenaire, utilisation possible de certaines substances pharmacologiques, bilan alimentaire/énergétique, situation politique du pays, etc.). De nouvelles études standardisées seront donc nécessaires pour élucider ces observations. D’un point de vue des hypothèses physiologiques, il serait intéressant de comparer le profil hormonal, la dépense énergétique et le volume d’entraînement des athlètes parents de petits garçons avec ceux parents de petites filles. Des études plus poussées sur la qualité du sperme des athlètes masculins et l’adaptation du tractus génital des athlètes féminines en réponse à leur pratique seraient aussi très intéressantes. Enfin, il serait aussi pertinent de mesurer l’impact d’un meilleur aménagement socio-économique de la carrière des sportives sur le sexe de leur progéniture.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
Source: The Conversation – in French – By Jean-François Budzik, Radiologue spécialisé en imagerie musculosquelettique diagnostique et interventionnelle, centre hospitalier de Bretagne Atlantique, Vannes – Professeur à l’Université Catholique de Lille, Institut catholique de Lille (ICL)
Lorsque l’on pense « radiologue », on imagine un spécialiste du décryptage des clichés médicaux. Mais tous ne font pas que lire des images : en mettant à profit les capacités de plus en plus performantes des appareils d’imagerie médicale (caméras à rayons X, scanners ou échographes), un nombre croissant d’entre eux se spécialisent en effet dans le traitement de certaines pathologies.
C’est par exemple le cas des radiologues pratiquant l’algoradiologie interventionnelle, qui vise à améliorer la prise en charge de la douleur grâce aux techniques de radiologie. Explications.
La radiologie, un outil polyvalent
L’algoradiologie interventionnelle consiste à utiliser les outils de radiologie (scanner, échographie, caméra à rayons X, parfois associés) pour visualiser et guider en temps réel les instruments permettant de réaliser un traitement.
La précision ainsi obtenue permet d’atteindre avec certitude l’objectif choisi, tout en offrant une sécurité maximale. Il est ainsi possible d’éviter les erreurs de positionnement de l’aiguille, les blessures des organes voisins et d’apporter une garantie technique avec une preuve que le traitement a été réalisé au bon endroit.
Ce type d’approche peut être employé par exemple pour réaliser une infiltration, geste consistant à injecter un produit à un endroit précis du corps. Il peut s’agir de traiter une douleur tendineuse chez un jeune patient sportif, une douleur nerveuse liée à une hernie discale ou une douleur liée à une métastase d’un cancer.
Cependant, toute douleur tendineuse, nerveuse ou cancéreuse ne relève pas d’une infiltration, tant s’en faut. Par ailleurs, étant donné le nombre de points d’injection possibles (une trentaine sur la colonne lombaire, par exemple), le choix du traitement doit bien être réfléchi.
L’importance de la consultation préalable
Afin de déterminer si une procédure apparaît pertinente, le radiologue interventionnel reçoit les patients en consultation. Cet échange est l’occasion d’écouter la plainte douloureuse, et d’analyser les imageries réalisées au préalable. Il permet à l’expert d’effectuer une « corrélation radio-clinique », autrement dit de confronter ce que lui indique le patient concernant sa douleur avec les « anomalies » vues en imagerie.
Il est en effet très fréquent que des « anomalies » visibles sur des examens d’imagerie ne soient responsables d’aucun symptôme. Ainsi, chez bon nombre de personnes ne se plaignant de rien, l’imagerie médicale révèle des « lésions » ou des altérations (arthrose, pincement de disque intervertébral, hernies discales…) qui sont donc en réalité indolores.
À l’inverse, il est très fréquent que la plainte douloureuse d’un patient ne se traduise par aucune anomalie en imagerie : en 2025, aucune technique ne permet encore de voir la douleur !
En fonction du résultat de la consultation, l’algoradiologue interventionnel choisira l’approche la plus appropriée. Il dispose en effet dans sa boîte à outils d’un panel de techniques plus ou moins complexes. Celles-ci sont mises en œuvre majoritairement sous anesthésie locale (injection du produit anesthésiant sous la peau). Toutefois dans certains cas, une anesthésie partielle (« sédations ») ou une anesthésie générale peuvent être nécessaires.
Dans ce dernier cas, l’anesthésie est complète, avec perte totale de la conscience et de la perception du corps. La sédation consiste quant à elle en une sorte d’« anesthésie générale légère » : la personne reste en conscience et peut percevoir des signaux venant de son corps. Souvent décrit par les patients comme un « demi-sommeil », cet état offre la garantie parfaite qu’aucun nerf ne sera blessé dans la procédure, la douleur étant encore perceptible (contrairement à l’anesthésie générale).
Traiter les douleurs articulaires et tendineuses
Comme mentionné précédemment, le traitement des douleurs articulaires ou tendineuses passe généralement par le recours aux infiltrations. Cette approche consiste à injecter un produit aux propriétés anti-inflammatoires (souvent des corticoïdes) directement dans l’articulation, le tendon ou le nerf concerné.
Les infiltrations peuvent aussi être utilisées pour délivrer des produits anesthésiques, afin de tester si une structure est en cause dans la plainte douloureuse. Parfois, des concentrés plaquettaires (provenant d’une prise de sang réalisée pendant l’infiltration) sont également employés, afin de favoriser la cicatrisation. Ils sont essentiellement injectés pour traiter des douleurs tendineuses chroniques.
Au-delà de cette stratégie qui consiste à traiter directement la structure anatomique en cause, il est aussi possible d’agir sur les voies de la douleur, c’est-à-dire sur les fibres nerveuses qui conduisent l’information douloureuse jusqu’au cerveau, afin de la bloquer. Si le cerveau ne reçoit plus cette information, il ne fabriquera plus la sensation douloureuse !
À cet effet, les fibres nerveuses peuvent être « endormies » en appliquant du chaud (neurolyse par thermocoagulation) ou du froid (cryoneurolyse : application de températures très basses, de l’ordre de -70 °C, sur les fibres nerveuses).
Une technique récente a également été développée pour traiter la douleur arthrosique du genou : l’embolisation, qui consiste à boucher de tout petits vaisseaux sanguins.
Le phénomène d’arthrose douloureuse s’accompagne en effet d’un développement de terminaisons nerveuses générant la douleur ; ces petits nerfs ont besoin de sang pour fonctionner, lequel est amené par des petites artères se développant dans l’os ou dans la membrane articulaire. Boucher les tout petits vaisseaux revient à « étouffer » ces petits nerfs qui ne peuvent plus véhiculer la douleur.
Atténuer les douleurs vertébrales
Les « tassements » vertébraux sont des fractures spontanées des vertèbres. Elles peuvent faire l’objet d’une injection de ciment médical si elles sont très douloureuses, mal gérées par les médicaments, ou ne cicatrisent pas après un certain délai. On obtient ainsi une consolidation dans l’heure suivant la procédure. Il s’agit de l’une des interventions d’algoradiologie interventionnelle dont les effets peuvent être les plus spectaculaires pour les patients.
L’algoradiologie peut aussi être employée en cas de douleur de type sciatique ou cruralgie. Ce type d’affection, lié à une compression nerveuse (le plus souvent par une hernie discale), se règle majoritairement soit par la prise de médicaments, soit par infiltrations afin de traiter l’inflammation du nerf qui est la cause essentielle de la douleur.
Dans une minorité de cas, la décompression du nerf par action sur la hernie discale peut être nécessaire. La radiologie interventionnelle offre alors la possibilité de traiter certaines hernies sous anesthésie locale, via une petite incision, en introduisant une aiguille spéciale dans la hernie : il s’agit de la herniectomie percutanée.
Enfin, si la gestion de la douleur d’origine arthrosique du dos (lombalgie) repose majoritairement sur des solutions non interventionnelles, et non chirurgicales, dans certaines situations, des infiltrations ou l’inactivation par le chaud et le froid de la transmission au cerveau des signaux douloureux peuvent être utiles
Il est cependant aujourd’hui admis que l’activité physique et le renforcement musculaire sont la clef de la gestion des douleurs les plus communes dues aux lombalgies.
Les douleurs dues à l’endométriose
L’endométriose pariétale peut être responsable de douleurs pelviennes très handicapantes, notamment pendant les règles. Cette pathologie est due au développement, à l’extérieur de l’utérus, d’un tissu ressemblant à la muqueuse utérine (endomètre).
La formation de tels nodules sur la paroi du ventre, survenant souvent sur d’anciennes cicatrices chirurgicales ou de césarienne, peut être un problème très difficile à gérer avec des médicaments ou avec la chirurgie, notamment en raison d’une efficacité insuffisante, d’effets secondaires ou des complications locales.
La destruction de ces tissus anormaux par le froid (cryoablation) peut être réalisée en radiologie interventionnelle dans certaines situations, en minimisant le risque de survenue de complications, et en respectant les structures au voisinage des nodules.
Les douleurs musculosquelettiques liées aux cancers
Les causes de ces douleurs peuvent être multiples. Elles peuvent être directement causées par une métastase osseuse. Il peut aussi s’agir de douleurs survenant suite à la fracture d’un os fragilisé par une telle métastase, ou par la compression d’un nerf voisin de la tumeur. Certains cancers peuvent aussi s’accompagner de douleurs osseuses ou articulaires diffuses. Enfin, certains traitements tels que chimiothérapie ou radiothérapie peuvent eux-mêmes engendrer des douleurs.
L’algoradiologie interventionnelle propose des solutions pour certaines de ces situations. Il est ainsi possible, via une procédure mini-invasive, de détruire une lésion cancéreuse par le chaud ou le froid. Il est également possible de consolider une lésion qui fragilise un os ou qui a engendré une fracture en positionnant une vis (ostéosynthèse percutanée) et/ou en injectant du ciment dans l’os (cimentoplastie). Ces techniques peuvent être associées.
Soulignons que les techniques de radiologie interventionnelle sont particulièrement adaptées à certaines anatomies complexes comme le bassin. En outre, ces traitements présentent des risques de complications limitées. Ils permettent d’offrir un soulagement rapide, de maintenir une autonomie, et donc d’améliorer la qualité de vie.
Une solution idéale pour toute douleur ?
Les techniques d’algoradiologie interventionnelle sont adaptées lorsqu’une structure anatomique précise peut être mise en cause et traitée de manière sécurisée. Malheureusement, les causes des douleurs sont extrêmement variées, et même si les connaissances progressent, il n’est absolument pas possible de toutes les expliquer.
Parvenir à prendre en charge correctement ce type de douleur nécessite d’en déterminer précisément les causes, ce qui peut dans certains cas s’avérer particulièrement ardu. Une consultation en médecine de la douleur est alors nécessaire, afin d’avoir une vision globale de la situation et d’apprécier si une approche technique peut être pertinente.
Jean-François Budzik ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Source: The Conversation – in French – By Travis Van Isacker, Senior Research Associate, School of Sociology, Politics and International Studies, University of Bristol
Chaque année, des milliers de migrants se trouvant en France traversent la Manche dans des canots pneumatiques souvent surchargés, dans l’espoir de s’installer au Royaume-Uni. Ces traversées se soldent parfois par des tragédies. On dénombre déjà 24 morts en 2025, le triste record ayant été enregistré l’année dernière : 69 décès. La catastrophe la plus mortelle s’est produite en novembre 2021. Au moins 27 personnes ont péri quand leur embarcation a chaviré en pleine nuit, les garde-côtes britanniques et français, avertis, n’ayant pas réussi à les sauver. Une enquête indépendante en cours au Royaume-Uni fait la lumière sur le déroulement de cet épisode, dont certaines leçons ont depuis été tirées en matière opérationnelle, sans que les raisons profondes qui continuent de pousser ces personnes à prendre de tels risques n’aient été réglées. Ce long format, issu de la série « Insights » de The Conversation UK, revient en détail sur les circonstances du drame et sur les éléments que l’enquête a permis de mettre au jour.
Par une froide et humide soirée de novembre, le Somalien Issa Mohamed Omar et plus de 30 autres hommes, femmes et enfants ont quitté leur campement informel près de la ville portuaire de Dunkerque, dans le nord de la France. Pendant environ deux heures, ils ont marché dans l’obscurité, dans un silence quasi total, jusqu’à atteindre la plage d’où ils espéraient partir pour le Royaume-Uni afin d’y commencer une vie meilleure.
À leur arrivée, cinq hommes s’affairaient à gonfler un canot pneumatique et à y fixer un moteur hors-bord. Ces passeurs avaient fait payer à chacun de leurs clients plus de mille euros pour une traversée dont le prix s’élève à moins de cent euros pour une personne disposant du bon passeport.
Les voyageurs se sont vu remettre des gilets de sauvetage, puis ont été disposés en rangées et comptés. « Vous êtes 33 », a déclaré l’un des passeurs. Pour beaucoup d’entre eux, ce n’était pas leur première tentative de rejoindre l’Angleterre.
La plupart venaient du Kurdistan irakien, notamment Kazhal Ahmed Khidir Al-Jammoor, originaire d’Erbil, qui voyageait avec ses trois enfants : Hadiya, Mubin et Hasti Rizghar Hussein, âgés respectivement de 22, 16 et 7 ans.
Un père et son fils, originaires d’Égypte, ont reçu des explications sur le fonctionnement du moteur, ainsi qu’un GPS et des indications pour rejoindre Douvres, à environ 60 kilomètres de là, de l’autre côté de la Manche. Mohamed Omar racontera par la suite :
« L’homme égyptien a été chargé par les passeurs de piloter le bateau. Il voyageait avec son fils, qui semblait avoir une petite vingtaine d’années. Je ne sais pas comment ils sont devenus le pilote et le navigateur. »
Il y avait également au moins trois ressortissants éthiopiens, dont Fikiru Shiferaw, père de deux enfants originaire d’Addis-Abeba, qui au moment d’embarquer a envoyé un dernier message vocal WhatsApp à sa femme Emebet, restée en Éthiopie :
« Nous sommes déjà à bord du bateau. Nous sommes en route. Je vais éteindre mon téléphone maintenant. Bonne nuit, je t’appellerai demain matin. »
Ce furent les derniers mots qu’elle entendit de son mari.
Ce qui est arrivé à Fikiru Shiferaw et aux autres passagers dans la nuit du 23 au 24 novembre 2021 a déclenché au Royaume-Uni l’enquête Cranston – une commission indépendante présidée par Sir Ross Cranston, un ancien juge de la Haute Cour de justice. En mars 2025, elle a entendu 22 témoins de la catastrophe, dont des agents ayant participé aux opérations de recherche et de sauvetage menées par le Royaume-Uni, ainsi que Mohamed Omar, l’un des deux seuls survivants de la tragédie, et des membres des familles des victimes et des personnes disparues.
Ces audiences ont permis de faire la lumière sur les actions conduites par les agents de la Border Force (la police britannique des frontières) et les garde-côtes du Royaume-Uni lors de l’opération de sauvetage ratée – baptisée « Incident Charlie » – effectuée au petit matin du 24 novembre. Au-delà, elles ont aussi mis en évidence l’approche de ces services en ce qui concerne les « traversées en petite embarcation » (small boat) depuis 2017.
Il ressort des témoignages que, au cours des mois ayant précédé la catastrophe, les agents avaient travaillé sous une pression extrême. Kevin Toy, capitaine du navire Valiant de la Border Force qui a été envoyé à la recherche du canot disparu cette nuit-là, a expliqué que dans la période précédant l’incident, « nuit après nuit », il constatait que son équipage était « complètement épuisé » une fois ses missions terminées.
Des preuves démontrent que le gouvernement britannique était conscient du risque que la Border Force et les garde-côtes soient débordés par le nombre croissant de traversées en canots et que, par conséquent, le risque de décès en mer était plus élevé. En mai 2020, un document produit par le ministère des transports reconnaissait que « les unités de recherche et de sauvetage pourraient être débordées si le nombre d’incidents actuel persiste ». Au moins trois officiers supérieurs des garde-côtes britanniques avaient identifié le même risque en août 2021.
L’enquête a également mis en évidence de multiples défaillances de communication entre les officiers britanniques et leurs homologues français, ainsi qu’entre les services d’urgence des deux pays et les personnes, de plus en plus désespérées, se trouvant à bord du canot pneumatique en train de couler.
Malgré de nombreux appels de détresse et la transmission de coordonnées GPS via WhatsApp, aucun bateau de sauvetage n’a atteint les voyageurs à temps. Dans la confusion, lorsque les appels ont cessé, les garde-côtes ont supposé que les passagers du Charlie avaient été secourus et étaient en sécurité. En réalité, ils se noyaient dans les eaux froides de la Manche depuis plus de dix heures.
Dans le cadre de mes recherches autour des transformations numériques de la frontière franco-britannique, j’ai assisté aux audiences publiques de l’enquête et étudié de très nombreux éléments rendus publics – témoignages, transcriptions d’appels, journaux opérationnels, e-mails, comptes rendus de réunions… À l’origine, je voulais comprendre comment la catastrophe de novembre 2021 avait marqué un tournant dans la réponse du gouvernement britannique face aux tentatives de traversée de la Manche en small boat, précipitant la transformation de la frontière maritime britannique en l’espace hyper-surveillé qu’elle est actuellement.
Mais mes discussions avec les représentants de Mohamed Omar et des familles endeuillées, ainsi qu’avec des organisations de défense des droits des migrants, ont fait émerger des questionnements plus larges. En particulier, étant donné que l’enquête se concentre sur cette unique catastrophe de novembre 2021, les personnes avec lesquelles j’ai échangé craignent que ses recommandations ne permettent pas d’empêcher de nouveaux décès dans la Manche, dont le nombre a considérablement augmenté au cours des 18 derniers mois.
Le début des « traversées en petite embarcation »
Depuis que, au début des années 1990, le Royaume-Uni et la France ont commencé à mettre en place des contrôles frontaliers « juxtaposés » (contrôles frontaliers ayant lieu avant le départ), les personnes souhaitant demander l’asile en Angleterre sont réduites à tenter de traverser la Manche de façon illégale. Jusqu’en 2018, ces tentatives étaient le plus souvent effectuées par train ou ferry, les voyageurs se faufilant dans des camions ou franchissant le périmètre de sécurité d’un port français.
Durant l’existence du camp de la « Jungle » près de Calais en 2015-2016, la couverture médiatique des tentatives collectives de ses habitants d’entrer dans les ports français a entraîné une augmentation des investissements du gouvernement britannique dans le renforcement de la frontière. Entre 2014 et 2018, il a versé à son homologue français au moins 123 millions de livres sterling pour « renforcer la frontière et maintenir les contrôles juxtaposés » pour financer des patrouilles de la police française dans les ports et les villes frontalières, détruire régulièrement les lieux de vie des migrants, et payer la facture des centres de détention et de relocalisation.
Comme l’a admis en 2019 le ministre britannique de l’intérieur de l’époque, Sajid Javid, ce durcissement sécuritaire de la sécurité a contraint les personnes présentes à la frontière à trouver d’autres moyens de traverser la Manche. À partir de l’hiver 2018, des passeurs ont commencé à organiser des traversées à bord de petites embarcations en état de naviguer qu’ils avaient volées dans des ports de plaisance le long de la côte française. Ces « small boats » continuent de donner leur nom à ce phénomène migratoire, mais les canots pneumatiques utilisés aujourd’hui, sans quille ni coque rigide, ne méritent pas cette appellation.
Le traitement de tout ce qui concerne l’immigration clandestine est habituellement sensationnaliste, mais les traversées en small boats ont suscité une réaction particulièrement vive, tant au sein de la classe politique que dans les médias.
Lorsque 101 personnes ont effectué la traversée entre Noël et le Nouvel An en 2018, Javid a déclaré qu’il s’agissait d’un incident majeur. Depuis lors, « arrêter les bateaux » est l’une des principales priorités du gouvernement britannique. Bien que les personnes arrivées par small boatsne représentent que 29 % des demandeurs d’asile au Royaume-Uni entre 2018 et 2024, des milliards de livres sterling ont été dépensés pour tenter de contrôler cette route.
Des relations glaciales et un projet de « refoulement »
Lorsque les traversées de la Manche ont fortement augmenté en 2020-2021, la détérioration des relations entre la France et le Royaume-Uni due au Brexit a compliqué la coopération entre les deux gouvernements. Dans sa déposition, l’ancien commandant chargé de la lutte contre les passages clandestins dans la Manche, Dan O’Mahoney (nommé par la successeure de Javid, Priti Patel, pour « rendre les traversées en small boats impossibles »), a qualifié les relations entre les deux pays de « très glaciales » lorsqu’il a pris ses fonctions en août 2020.
Après que le ministre français de l’intérieur Gérald Darmanin ait écarté un plan prévoyant que les navires britanniques ramènent à Dunkerque les migrants ayant été secourus dans la Manche, O’Mahoney a été chargé par sa hiérarchie de trouver une solution alternative. Le plan de « refoulement » qui en a résulté, appelé « opération Sommen », prévoyait que des agents de la Border Force à bord de jet-skis foncent sur les canots pneumatiques de migrants pour les refouler lorsqu’ils franchiraient la frontière maritime britannique. O’Mahoney se souvient du moment où la France a pris connaissance de ce projet :
« Ils ont estimé que cela allait à l’encontre de leurs obligations et des nôtres en matière de sécurité en mer. Ils s’y sont fermement opposés, ce qui a encore davantage détérioré les relations que nous avions avec eux, qui étaient déjà tendues. »
L’opération Sommen a été abandonnée en avril 2022 sans jamais avoir été mise en œuvre. Cependant, les préparatifs auraient nécessité « beaucoup de temps et de ressources » tant au Home Office (ministère de l’intérieur britannique) qu’à la Maritime and Coastguard Agency (Agence maritime et des garde-côtes britannique), et auraient eu « un effet néfaste » sur les opérations de recherche et de sauvetage de small boats menées par le Royaume-Uni.
Lors d’une réunion de hauts fonctionnaires en juin 2021 pour discuter de l’opération Sommen, des ministres avaient clairement indiqué que « le nombre de personnes qui traversent est un problème politique » et que l’amélioration des capacités de recherche et sauvetage ne « concorde pas avec le discours sur la reprise du contrôle des frontières ».
Alors que les hauts responsables des garde-côtes britanniques avaient reconnu qu’il était « extrêmement difficile de localiser les small boats ou de communiquer avec les personnes à bord », l’enquête a révélé que les agents disaient n’avoir reçu « aucune formation sur les traversées en petit bateau avant novembre 2021 », excepté dans le contexte de la procédure permettant à la Border Force d’effectuer des refoulements vers les eaux françaises.
Le chef du commandement maritime de la Border Force, Stephen Whitton, a déclaré à la commission d’enquête qu’il subissait « une pression énorme » pour empêcher les traversées en small boats, tout en « fournissant l’essentiel du soutien aux opérations de recherche et de sauvetage ». Bien qu’ayant effectué 90 % de tous les sauvetages de small boats dans la Manche et ayant été « régulièrement débordé », le commandement maritime de la Border Force n’a reçu « aucun moyen supplémentaire pour gérer les opérations de recherche et de sauvetage » avant novembre 2021.
« La pression à laquelle nous étions soumis »
Lorsque la décision a été prise en 2018 de confier à la Border Force (une structure chargée de l’application de la loi plutôt que de la recherche et du sauvetage) la responsabilité de la réponse aux traversées en small boats, seules une centaine de personnes traversaient la Manche chaque mois. Pourtant, trois ans plus tard, au moment de la catastrophe du Charlie, le total pour 2021 était « déjà supérieur à 25 000 » selon un document interne du Home Office.
« Au fur et à mesure de l’année 2021, il est devenu beaucoup plus clair que […] honnêtement, nous avions simplement besoin de plus de bateaux de sauvetage. »
Whitton a admis qu’avant la catastrophe, la Border Force, les garde-côtes britanniques, la Royal National Lifeboat Institution (association bénévole de recherche et de sauvetage en mer) et d’autres structures de soutien étaient toutes « soumises à une intense pression, et la situation devenait extrêmement difficile ».
Les preuves montrent que cette pression était particulièrement forte au sein du Centre de coordination des opérations de sauvetage maritime de Douvres, situé au sommet des célèbres falaises blanches du port, qui offrent une vue imprenable sur la Manche. À l’intérieur, les agents des garde-côtes coordonnent les opérations de recherche et de sauvetage et contrôlent le trafic maritime dans le détroit de Douvres, l’une des voies maritimes les plus fréquentées au monde.
Dans la nuit du 23 au 24 novembre, trois agents des garde-côtes étaient responsables des opérations de recherche et sauvetage : le chef d’équipe Neal Gibson, l’officier des opérations maritimes Stuart Downs et un stagiaire – dont le nom n’a pas été divulgué par l’enquête – qui n’était officiellement présent qu’en tant qu’observateur.
Le centre de coordination des opérations de sauvetage maritime de la garde côtière britannique à Douvres, surplombant la Manche. Travis Van Isacker, CC BY-NC-SA
Le recrutement semble avoir été un problème de longue date à la station des garde-côtes de Douvres où, selon le commandant de division Mike Bill, « le taux de rétention du personnel était faible » et « l’expérience et les compétences n’étaient pas optimales ». La veille de la catastrophe, lors d’une réunion « jours rouges migrants » (convoquée lorsque, en raison du beau temps, la probabilité de traversées de la Manche est jugée « très élevée »), le chef des garde-côtes Peter Mizen avait averti que la présence de seulement deux officiers qualifiés à Douvres pendant la nuit « n’était pas suffisante ».
Au cours des derniers mois, la station ayant été de plus en plus sollicitée pour intervenir lors de traversées de small boats et à la suite d’une campagne de recrutement infructueuse, le personnel devait travailler d’arrache-pied pendant ses horaires de travail et était appelé à venir travailler sur ses jours de congé.
Dans la nuit du 23 au 24 novembre, en raison du manque de personnel, le chef d’équipe Gibson a déclaré à la commission d’enquête qu’il avait dû assurer la gestion du trafic maritime pendant trois heures à partir de 22h30. Il s’est donc trouvé absent du bureau de recherche et de sauvetage à 00h41, quand un message est arrivé du centre national de coordination des secours situé le long de la côte à Fareham, indiquant que les avions de surveillance prévus par les garde-côtes ne survoleraient pas la Manche cette nuit-là en raison du brouillard.
Les agents ont été informés qu’ils seraient « pratiquement aveugles » et qu’ils ne devaient pas « se laisser aller à la détente et s’attendre à une nuit normale en termes de traversée de migrants ». Le message avertissait : « Cela pourrait s’avérer très dangereux. »
« Leur bateau, il n’y a plus rien »
Selon Mohamed Omar, la mer était calme lorsque lui et les autres passagers ont quitté la plage française vers 21 heures, heure britannique. Témoignant devant la commission d’enquête Cranston depuis Paris (il ne peut toujours pas se rendre au Royaume-Uni), il a déclaré qu’un navire s’était approché d’eux environ une heure après le début de leur voyage :
« Ils se sont approchés pour voir ce que nous faisions et ont braqué un projecteur sur nous. Je me souviens avoir vu un drapeau français sur le bateau. C’était un gros bateau et je suis certain qu’il s’agissait des garde-côtes français. J’avais entendu dire par des personnes que j’avais rencontrées dans le camp de Dunkerque que cela arrivait parfois, et que le bateau français vous suivait jusqu’à ce que vous atteigniez les eaux britanniques. »
Dans les faits, selon Mohamed Omar, le bateau français s’est éloigné des voyageurs environ une heure plus tard. Peu après, les problèmes ont commencé.
Un navire de guerre français patrouille au large de Mardyck, dans le nord de la France, près de l’endroit où Charlie aurait pris la mer. Travis Van Isacker, CC BY-NC-SA
Vers 1 heure du matin, de l’eau de mer a commencé à s’introduire dans le canot pneumatique. À ce moment-là, il se trouvait à proximité du bateau-phare —Sandettie, à environ 30 kilomètres au nord-est de Douvres. Dans un premier temps, les passagers ont réussi à évacuer l’eau, dont la température était de 13 °C, mais rapidement, l’infiltration de l’eau est devenue incontrôlable. Le flotteur gonflable du canot a commencé à perdre de l’air et deux hommes kurdes ont utilisé des pompes pour essayer de le maintenir gonflé. D’autres ont tenté d’empêcher la panique de se propager parmi les passagers.
De nombreux passagers ont commencé à lancer des appels de détresse désespérés. Des transcriptions de ces appels ont été divulguées un an après le naufrage par le journal français Le Monde. Elles montrent que le premier appel de détresse provenant du canot pneumatique a été reçu par les garde-côtes français à 00h48. S’exprimant en anglais, l’appelant a déclaré qu’il y avait 33 personnes à bord d’un bateau « cassé ».
Selon Le Monde, trois minutes plus tard, un autre appel a été transféré au Centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage français du Cap Gris-Nez par un opérateur d’urgence qui a signalé : « Apparemment, leur bateau, il n’y a plus rien. » Conformément à la procédure, l’officier des garde-côtes français a demandé à l’appelant d’envoyer sa position GPS par WhatsApp afin de pouvoir « envoyer un bateau de sauvetage dès que possible ». À 1h05, heure britannique, les autorités françaises ont reçu la position GPS.
Le Monde rapporte que, au lieu d’envoyer un bateau français, l’officier a téléphoné à ses homologues de Douvres pour les avertir qu’un canot pneumatique situé à 0,6 mille nautique de la ligne frontière allait bientôt entrer dans les eaux britanniques. À l’autre bout du fil se trouvait l’officier stagiaire, qui s’occupait des appels de routine cette nuit-là, bien qu’officiellement, il n’avait qu’un rôle d’observateur.
Selon le témoignage de Stuart Downs devant la commission d’enquête, après avoir raccroché, le stagiaire lui a indiqué par erreur que le canot pneumatique semblait « en bon état », information qu’il a consignée dans le registre de l’incident Charlie. Cette erreur de communication a peut-être eu une incidence sur la rapidité de la réaction des services britanniques de recherche et sauvetage, empêchant les garde-côtes et la Border Force de mesurer à temps la détresse dans laquelle se trouvait ce canot pneumatique « cassé ».
Juste avant 1 heure du matin, les garde-côtes français ont envoyé pour la première fois aux garde-côtes britanniques leur tableur de suivi des cas de détresse en mer française, contenant des informations sur toutes les traversées en small boat effectuées cette nuit-là. Elle indiquait la présence de quatre canots pneumatiques en mer, dont Gris-Nez avait connaissance « depuis plusieurs heures », selon Gibson.
Lors d’un audit réalisé en juillet 2021, l’officier de liaison des garde-côtes britanniques en charge des traversées clandestines de la Manche avait soulevé la question de l’apparente rétention d’informations par ses homologues français. De plus, un peu plus tôt dans la soirée, Gibson avait déclaré à l’un de ses collègues :
« Parfois, on dirait qu’ils préfèrent taire les choses. On croit qu’on ne va rien recevoir, puis on reçoit un rapport à trois heures du matin avec 15 incidents, et ils disent : “La plupart d’entre eux se trouvent dans votre zone de recherche et de sauvetage.” Merveilleux. »
À 1h20, Downs a téléphoné au commandement maritime de la Border Force à Portsmouth pour demander qu’un navire de la Border Force parte à la recherche du canot Charlie. Il a communiqué la position GPS reçue de son homologue français et le nombre de personnes à bord, mais aussi l’information erronée selon laquelle « ils pensent qu’il est en bon état ».
Dix minutes plus tard, le Valiant, un navire de patrouille de 42 mètres de la Border Force posté à Douvres, a été chargé de se diriger vers le bateau-phare Sandettie. Au même moment, le centre de coordination des secours de Douvres a reçu le premier appel direct de la part de Charlie. L’appelant en détresse a déclaré qu’ils étaient « dans l’eau » et que « tout [était] fini ».
Environ 15 minutes plus tard, à 1h48, Gibson a reçu un appel de Mubin Rizghar Hussein, 16 ans, qui parlait bien anglais. Malgré le bruit et l’agitation, il a réussi à donner à Gibson un numéro WhatsApp, afin de partager leur position GPS. La transcription de cet appel enregistre des voix qui crient en fond sonore : « C’est fini. Fini. Frère, c’est fini. »
Une « menace grave et imminente pour la vie »
Gibson a déclaré à l’enquête qu’après son appel avec Rizghar Hussein, il avait « le sentiment que quelque chose n’était pas normal ». « Normal » faisait référence, selon l’officier des opérations maritimes Downs, à une croyance commune à la station des garde-côtes de Douvres selon laquelle « neuf fois sur dix », les appels provenant de small boats « exagéraient généralement la situation en disant que le bateau […] était en train de couler, que des gens se noyaient […] ».
Suivant son intuition, Gibson a pris à 2h27 la décision sans précédent de diffuser un message « Mayday Relay », signalant une « menace grave et imminente pour la vie ». En vertu du droit maritime, cette alerte obligeait d’autres navires à porter assistance.
Gibson a déclaré à l’enquête qu’il avait agi ainsi afin que le navire de guerre français Flamant réponde à l’appel. Il voyait sur son écran radar que le Flamant était le navire le plus proche de la position du Charlie et qu’il était le mieux placé pour secourir les passagers si le canot pneumatique était vraiment en train de couler.
Les raisons pour lesquelles le Flamant n’a pas répondu font l’objet d’une enquête pénale en cours en France visant deux officiers du navire de guerre et cinq garde-côtes du Centre régional opérationnels de surveillance et de sauvetage Gris-Nez pour « non-assistance à personnes en détresse ». En raison de l’obligation de confidentialité stricte de cette enquête, la commission d’enquête n’a pu accéder à aucune information de la part des autorités françaises concernant leurs opérations cette nuit-là.
À 2h01, puis à 2h14, les garde-côtes britanniques ont reçu de nouvelles positions GPS via WhatsApp indiquant que le canot pneumatique se trouvait à plus d’un mile à l’intérieur des eaux territoriales britanniques.
Le Valiant, qui avait été chargé de sa mission à 1h30, n’a quitté le port de Douvres qu’à 2h22 et aurait eu besoin d’au moins une heure supplémentaire pour atteindre le Sandettie. Malgré cela, aucun autre navire n’a été envoyé pour participer aux recherches. À 3h11, lorsque la Border Force Maritime Command a demandé à Gibson lors d’un appel si Charlie était « toujours en situation de détresse », Gibson a répondu : « Eh bien, ils m’ont dit que l’embarcation est remplie d’eau. »
Quatre small boats ayant été signalés dans la Manche cette nuit-là dans le tableur de suivi des cas de détresse dans les eaux françaises, Gibson a estimé qu’il pouvait y avoir jusqu’à 110 personnes à bord de ces canots pneumatiques, ce qui dépassait la capacité d’accueil de survivants à bord du Valiant. Néanmoins, la Border Force et les garde-côtes britanniques ont décidé d’« attendre de voir combien ils étaient et si le Valiant pouvait s’en occuper… On ne veut pas appeler d’autres renforts pour l’instant. »
Lors d’un appel avec Christopher Trubshaw, capitaine de l’hélicoptère de sauvetage des garde-côtes stationné à Lydd, sur la côte du Kent, le commandant tactique aérien Dominic Golden a expliqué que la Border Force n’était « pas prête à faire intervenir leurs équipages, qui sont assez épuisés », à moins « que nous puissions les convaincre que des personnes sont en réel danger ». Il a ensuite demandé à Trubshaw de rechercher dans la Manche les small boats signalés par le système de suivi français, car les avions de surveillance n’avaient pas été en mesure de décoller.
Dans sa conclusion finale à l’enquête, Sonali Naik, représentante légale des survivants et des familles endeuillées, a souligné « l’attitude dédaigneuse » de Golden envers la détresse de Charlie lors de son appel avec Trubshaw :
« Comme d’habitude, les appels téléphoniques commencent à arriver… Vous savez, les classiques “Je suis perdu, je coule, le fauteuil roulant de ma mère tombe par-dessus bord”, etc. “Des requins avec des lasers entourent le bateau”, “nous sommes tous en train de mourir”, ce genre de choses. »
Néanmoins, Golden a demandé à l’équipage de l’hélicoptère d’emporter un radeau de sauvetage. « Je ne pense pas que nous en aurons besoin, mais […] ça peut être l’occasion de jouer avec l’un de vos nouveaux jouets. »
Si Golden a qualifié ses propos d’« imprudents » ou de « désinvoltes », Naik a estimé qu’ils allaient « plus loin », suggérant qu’ils révélaient la perception générale des sauveteurs à l’égard des passagers de small boats et le scepticisme largement répandu à l’égard de leurs appels de détresse.
« Nous sommes en train de mourir. Où est le bateau ? »
Alors que le niveau d’eau montait rapidement et leur canot sombrait, les passagers de Charlie, de plus en plus désespérés, continuaient d’essayer de faire comprendre aux sauveteurs la gravité de leur situation.
À 2h31, au centre de coordination des secours de Douvres, Gibson a reçu un deuxième appel de Mubin Rizghar Hussein, qui suppliait : « Nous sommes en train de mourir, où est le bateau ? »
Gibson répondit : « Le bateau est en route, mais il doit… », avant d’être interrompu par Rizghar Hussein qui répétait : « Nous allons tous mourir. Nous allons tous mourir. »
« Je comprends », a répondu Gibson à l’adolescent terrifié, « mais malheureusement, vous devez être patients et rester tous ensemble, car je ne peux pas faire venir le bateau plus vite ». Il a terminé l’appel en disant :
« Vous devez arrêter d’appeler, car chaque fois que vous appelez, nous pensons qu’il y a un autre bateau, et nous ne voulons pas accidentellement partir à la recherche d’un autre bateau alors que c’est le vôtre que nous cherchons. »
Gibson s’est brièvement montré ému en racontant ce deuxième appel lors de son témoignage devant la commission d’enquête, expliquant :
« Quand vous ne comprenez pas tout ce qui se passe et que vous entendez “nous allons tous mourir”, c’est une situation très angoissante dans laquelle vous vous trouvez, assis au bout d’un téléphone, impuissant. Vous savez où ils sont, vous voulez leur envoyer un bateau, mais vous ne pouvez pas. »
Des enregistrements d’appels montrent également que les garde-côtes des deux côtés de la Manche se sont renvoyé la responsabilité du sauvetage du canot en train de couler. Selon Le Monde, lors d’un appel, un passager a dit à l’officier des garde-côtes français qu’il était « dans l’eau », ce à quoi elle a répondu : « Oui, mais vous êtes dans les eaux anglaises. »
La transcription du dernier appel avant le naufrage de Charlie, passé à 3h12, révèle que Downs a demandé « où êtes-vous ? » à 17 reprises, alors que l’appelant ne pouvait que répondre « eaux anglaises ». L’officier des opérations maritimes a fini par demander à l’appelant de raccrocher et de composer le 999 (numéro d’urgence britannique) : « Si vous n’arrivez pas à joindre le 999, c’est que vous êtes probablement encore dans les eaux françaises. »
Dans sa conclusion, Mme Naik a souligné « les stéréotypes et les attitudes discriminatoires à l’égard des migrants à bord de small boats qui ont eu des conséquences fatales sur les opérations de recherche et de sauvetage » pour Charlie. Les sauveteurs auraient, selon elle, « tiré des conclusions hâtives ». Selon Mohamed Omar :
« Nous avons été considérés comme des réfugiés… c’est la raison pour laquelle je pense que les secours ne sont pas venus. Nous avons eu l’impression d’être traités comme des animaux. »
Des présomptions fatales
À 3 h 27, le navire Valiant de la Border Force est arrivé sur les lieux de la dernière position GPS donnée par Charlie (à 2 h 14), mais n’a rien trouvé. Son capitaine, Kevin Toy, a décidé de se diriger vers le nord-est, en direction du bateau-phare Sandettie, dans le sens du courant.
Sur sa route, le Valiant a repéré deux autres canots pneumatiques dans l’obscurité grâce à ses jumelles de vision nocturne : l’un continuait à se diriger vers la côte anglaise, l’autre était à l’arrêt. L’état stationnaire du canot le mettait en plus grand danger en raison du trafic maritime dans la Manche. Le Valiant s’est donc dirigé vers lui et a commencé à secourir les personnes à bord, signalant par radio qu’il avait « abordé des embarcations de migrants non éclairées à l’arrêt dans l’eau » avec environ 40 personnes à bord.
Au centre de coordination des secours de Douvres, Gibson a supposé que ce canot pneumatique pouvait être celui de Charlie et a communiqué le nom et le numéro de téléphone de Mubin Rizghar Hussein à l’équipage du Valiant afin qu’il puisse vérifier s’il se trouvait à bord. À 4 h 16, Gibson a lui-même essayé d’appeler le numéro WhatsApp que Rizghar Hussein avait communiqué, mais l’appel n’a pas abouti.
À 4 h 20, le Valiant a terminé son premier sauvetage de la matinée. Deux autres ont suivi après que l’hélicoptère des garde-côtes ait repéré deux autres canots pneumatiques dans la zone de Sandettie, mais il n’a aperçu personne dans l’eau. Le Valiant, presque à pleine capacité, est ensuite retourné à Douvres peu après 8 heures du matin avec 98 survivants à bord.
Aucun des trois canots pneumatiques secourus ne correspondait à la description de Charlie. Tous étaient en bon état, de couleurs différentes et avec un nombre variable de personnes à bord. Pourtant, la présomption, infondée, selon laquelle Charlie avait été secouru a persisté dans le brouillard d’informations qui régnait cette nuit-là. Gibson a déclaré que, bien qu’il ait rapidement reçu des informations supplémentaires concernant le premier sauvetage effectué par le Valiant sur un autre canot pneumatique, il demeurait « plutôt certain que Charlie avait été secouru ».
« Une fois que le Valiant a récupéré ces [trois] bateaux, a-t-il expliqué, nous n’avons plus reçu d’appels de Charlie, et un appel vers un numéro de téléphone connu de Charlie est resté sans réponse. » Par conséquence, ni le Valiant ni l’hélicoptère des garde-côtes n’ont été renvoyés pour poursuivre les recherches du canot en détresse.
En réalité, l’échec de l’appel de Gibson au numéro WhatsApp de Rizghar Hussein n’est pas dû au fait que les passagers de Charlie avaient été secourus, ni qu’ils avaient jeté leurs téléphones à la mer à l’arrivée de la Border Force. C’était parce que le canot pneumatique avait chaviré et que tout le monde était tombé dans les eaux glacées de la Manche.
« Personne n’est venu à notre secours »
Dans son bouleversant témoignage devant la commission d’enquête, Mohamed Omar a expliqué comment, lorsqu’un côté du canot pneumatique s’est dégonflé, les passagers, « hystériques et en pleurs », ont paniqué et se sont déplacés vers le côté opposé. Ce transfert de poids a provoqué le chavirement du canot pneumatique :
« Les cris lorsque le bateau s’est renversé et que les gens sont tombés à l’eau étaient assourdissants. Je n’ai jamais entendu quelque chose d’aussi désespéré. Je ne pensais plus à savoir si nous allions être secourus, je ne pensais qu’à rester en vie. »
Alors que les passagers étaient projetés à l’eau, le canot s’est retourné sur eux. Mohamed Omar a raconté avoir dû nager pour se dégager d’en dessous du canot et reprendre son souffle : « Il faisait noir et je ne voyais presque rien. Il faisait extrêmement froid et la mer était agitée. »
En refaisant surface, il a vu Halima Mohammed Shikh, une mère de trois enfants également originaire de Somalie et voyageant seule, qui se débattait car elle ne savait pas nager. Elle a crié son nom pour appeler à l’aide, et il a essayé de la ramener vers ce qui restait du canot pneumatique, mais sans succès. « Je pense qu’elle a été l’une des premières personnes à se noyer », a déclaré Mohammed lors de l’enquête.
D’autres ont réussi à s’agripper à l’épave du pneumatique, espérant que les secours arriveraient, mais « personne n’est venu nous secourir ». Brassés par les vagues, certains ont perdu prise et ont sombré avant l’aube. Mohamed Omar se souvient :
« Toute la nuit, je me suis accroché à ce qui restait du bateau. Le matin, j’entendais les gens crier et tout. C’est quelque chose que je ne pourrai jamais oublier. »
Lorsque le soleil s’est enfin levé à 7h26, il a estimé qu’il ne restait plus que 15 personnes accrochées à l’épave du canot pneumatique, à la dérive dans une voie maritime très fréquentée :
« Je ne me souviens pas avoir parlé à quelqu’un dans l’eau. Ceux qui étaient encore en vie étaient à moitié morts. Nous ne pouvions plus rien faire. Je voyais des corps flotter tout autour de nous dans l’eau. Je suppose que la plupart des gens étaient déjà morts ou inconscients. »
Peu après, Mohamed Omar a déclaré avoir lâché le canot pneumatique et commencé à nager, en se disant : « Je vais mourir [mais] je ne veux pas mourir ici. Au moins, si je meurs en nageant, je ne sentirai rien. »
Il a nagé vers un bateau qu’il apercevait au loin et, à mesure qu’il s’approchait, il a commencé à agiter son gilet de sauvetage pour attirer l’attention. Une Française, qui pêchait avec sa famille, l’a vu et a sauté à l’eau pour le sauver.
À la fin de son récit, Mohamed Omar a déclaré à la commission d’enquête : « Je suis la voix de ceux qui sont morts. »
Des corps sont retrouvés
Vers 13 heures, dans l’après-midi du 24 novembre, 12 heures après les premiers appels de détresse de Charlie, un bateau de pêche commerciale français a commencé à trouver des corps en mer, à neuf miles au nord-ouest de Calais. Mais lorsque cette information tombe, personne au sein des garde-côtes britanniques ou de la Border Force ne semble faire alors le lien avec l’incident Charlie.
Quelques jours plus tard, lorsque paraît le récit de Mohammed Shekha Ahmad, un autre survivant originaire du Kurdistan irakien, et celui d’un proche de deux des victimes, le Home Office réfute leurs affirmations selon lesquelles le canot pneumatique aurait coulé dans les eaux britanniques, les qualifiant de « totalement fausses ».
Cependant, cinq jours après la catastrophe, Gibson a contacté le commandant tactique en charge des traversées des small boats pour lui faire part de ses inquiétudes quant au fait que les décès signalés pourraient concerner Charlie. Il avait lu un article dans lequel « le survivant déclare qu’un homme appelé Mubin a appelé les services d’urgence, qui pourrait être le “Moomin” [sic] à qui j’ai parlé ».
Le 1er décembre, le commandant O’Mahoney, responsable de la lutte contre l’immigration clandestine dans la Manche, est entendu par la commission mixte britannique sur les droits de l’homme, qui lui demande si les migrants dont les corps ont été retrouvés dans les eaux françaises avaient lancé des appels de détresse aux autorités britanniques. O’Mahoney a déclaré à la commission :
« Nous enquêtons à ce sujet. Toutefois, pour répondre à vos attentes, il se peut que nous ne puissions jamais affirmer avec une certitude absolue que ce bateau se trouvait dans les eaux britanniques [et] je ne peux pas vous dire avec certitude que les personnes qui se trouvaient à bord de ce bateau ont appelé les autorités britanniques. »
Cependant, en grande partie grâce à l’inlassable quête de vérité des familles endeuillées, il est désormais possible d’affirmer avec certitude que Charlie s’était trouvé dans les eaux britanniques et qu’un certain nombre de ses passagers ont parlé aux agents des garde-côtes britanniques.
Ce n’est qu’en janvier 2022, après que ces familles aient fait part de leurs inquiétudes quant à l’implication des autorités britanniques dans la catastrophe que le ministère des transports a commandé une enquête de sécurité sur l’incident. Un avocat des familles endeuillées m’a laissé entendre que sans la menace d’une action en justice, le ministère des transports « n’aurait probablement rien fait », alors qu’il s’agit de la pire catastrophe maritime britannique depuis des décennies. Par ailleurs, selon les éléments de l’enquête le ministère de l’Intérieur n’aurait pas procédé à un examen interne ni à une enquête sur son rôle dans la catastrophe.
Après deux années d’attente frustrante pour les survivants et les proches en deuil, la Marine Accidents Investigations Branch (branche chargée des enquêtes sur les accidents maritimes) a publié son rapport, qui a confirmé la plupart de leurs témoignages et corroboré leurs critiques à l’égard de la réponse des services de recherche et de sauvetage.
Peu après, on annonçait l’ouverture de l’enquête Cranston. Bien qu’aucun corps n’ait été retrouvé dans les eaux britanniques, elle s’est déroulée presque comme une enquête judiciaire. Dans son rapport final, qui sera publié d’ici la fin de l’année 2025, Sir Ross Cranston a promis d’« examiner les enseignements à tirer et, le cas échéant, de formuler des recommandations afin de réduire le risque qu’un événement similaire se reproduise ».
Une « occasion unique et cruciale »
Les agents des garde-côtes et de la Border Force britannique ont répété à plusieurs reprises à la commission d’enquête que l’approche du Royaume-Uni en matière de recherche et de sauvetage des small boats avait changé depuis la catastrophe de novembre 2021. Davantage d’agents ont été recrutés, la Border Force a affrété des bateaux supplémentaires pour mener les opérations de sauvetage, le partage d’informations s’est amélioré et la coopération avec les collègues français est meilleure. Aujourd’hui, il y a davantage de navires de sauvetage des deux côtés de la Manche, qui peuvent intervenir plus rapidement lorsque des embarcations sont en détresse, et qui ont sans aucun doute sauvé de nombreuses vies.
Des investissements massifs ont également été réalisés dans des drones, des avions et des caméras côtières puissantes afin de réduire le risque que les garde-côtes britanniques perdent à nouveau « la connaissance situationnelle du domaine maritime » si certains de leurs avions de surveillance ne sont pas en mesure de voler. Une nouvelle technologie traduit automatiquement les messages des garde-côtes dans différentes langues et extrait les coordonnées GPS et les images en direct des téléphones mobiles des voyageurs.
Grâce à ces investissements, il est peu probable qu’un autre canot pneumatique soit perdu au milieu de la Manche après que ses passagers aient appelé à l’aide, comme cela a été le cas de manière si tragique pour Charlie.
Néanmoins, des personnes continuent de mourir en tentant de traverser la Manche. 2024 a été de loin l’année la plus meurtrière : au moins 69 morts, selon le Refugee Council. En 2025, 24 personnes sont portées mortes ou disparues à la frontière franco-britannique à ce jour selon Calais Migrant Solidarity, alors que le nombre de tentatives de traversée a atteint un niveau record au cours du premier semestre.
Certaines ONG de défense des droits des migrants ont suggéré que la politique britannique visant à « arrêter les bateaux » et les efforts européens pour perturber la chaîne d’approvisionnement en canots pneumatiques et autres équipements utilisés pour la traversée ont conduit à cette surpopulation à bord.
Mais il est également peu probable que les circonstances entourant les décès les plus récents dans la Manche fassent l’objet d’une enquête aussi approfondie que celle menée sur l’incident Charlie, voire qu’elles fassent l’objet d’une enquête du tout. Les avocats des familles endeuillées ont donc tenu à souligner « l’occasion unique et cruciale » que représente l’enquête Cranston, non seulement pour revenir sur l’une des pires catastrophes maritimes de ces dernières décennies au Royaume-Uni et apporter des réponses, mais aussi pour se tourner vers l’avenir et « éviter de nouvelles pertes de vie en mer ».
Les survivants, les familles et les organisations de défense des droits des migrants qui ont apporté leur témoignage espèrent donc que les recommandations de l’enquête iront au-delà des simples améliorations opérationnelles et administratives de la recherche et du sauvetage en mer, afin de s’attaquer au rôle fondamental que jouent les politiques frontalières du Royaume-Uni, de la France et de l’Europe dans le nombre croissant de décès en Manche, malgré l’amélioration des stratégies et des ressources en matière de recherche et de sauvetage.
Ils se demandent surtout pourquoi seules certaines personnes peuvent se rendre au Royaume-Uni confortablement et en toute sécurité, tandis que d’autres doivent faire le voyage dans des canots pneumatiques précaires et surchargés, et ainsi confier leur vie aux services de recherche et de sauvetage dont le succès ne peut jamais être garanti. Comme l’a déclaré lors de l’enquête Ali Areef, cousin de Halima Mohammed Shikh :
« Cela me rend malade de penser à traverser la Manche dans un ferry quand d’autres personnes, dont un membre de ma famille, y ont perdu la vie parce qu’il n’y avait pas d’autre moyen de traverser. Je ne prendrai plus jamais un ferry pour traverser la Manche. »
Travis Van Isacker remercie chaleureusement l’Economic and Social Research Council (Royaume-Uni) pour son soutien (référence de la subvention : ES/W002639/1).
Les chatbots peuvent nous délester de certaines charges cognitives. Mais ces raccourcis peuvent-ils nuire à long terme à l’acquisition de compétences ? Comment faire de l’IA un outil réellement utile à l’apprentissage ?
Lorsqu’OpenAI a lancé son « mode étude » en juillet 2025, l’entreprise a vanté les avantages pédagogiques de ChatGPT. « Lorsque ChatGPT est utilisé pour enseigner ou donner des cours particuliers, il peut améliorer considérablement les résultats scolaires », a déclaré le vice-président « éducation » de la société aux journalistes lors du lancement du produit. Mais tout enseignant impliqué dans son métier est en droit de se demander : s’agit-il simplement d’un argument marketing ou ces affirmations sont-elles réellement étayées par des recherches scientifiques ?
Alors que les outils d’IA générative font leur apparition à une vitesse fulgurante dans les salles de classe, les recherches sur la question progressent à un rythme beaucoup plus raisonnable. Certaines études préliminaires ont fait état d’avantages pour certains groupes, tels que les étudiants en programmation informatique et les apprenants de la langue anglaise. D’autres études optimistes ont également été menées sur l’IA dans l’éducation, comme celle publiée dans la revue Nature en mai 2025, qui suggère que les chatbots peuvent faciliter l’apprentissage et la réflexion à un haut niveau. Mais les chercheurs dans ce domaine ont souligné d’importantes faiblesses méthodologiques dans bon nombre de ces articles de recherche.
D’autres études ont brossé un tableau plus sombre, suggérant que l’IA pourrait nuire aux performances ou aux capacités cognitives telles que les compétences de pensée critique. Un article a montré que plus un élève utilisait ChatGPT pendant son apprentissage, moins il réussissait par la suite des tâches similaires lorsque ChatGPT n’était pas disponible.
En d’autres termes, les premières recherches commencent seulement à effleurer le sujet pour nous éclairer sur la manière dont cette technologie affectera réellement l’apprentissage et la cognition à long terme. Où pouvons-nous trouver d’autres indices ? En tant que psychologue cognitif ayant étudié l’utilisation de l’IA par les étudiants universitaires, j’ai découvert que mon domaine offre des indications précieuses pour déterminer quand l’IA peut stimuler le cerveau et quand elle risque de le vider de son énergie.
Le talent vient de l’effort
Les psychologues cognitifs ont avancé que nos pensées et nos décisions sont le résultat de deux modes de traitement, communément appelés Système 1 et Système 2.
Le premier est un système basé sur la reconnaissance de schémas, l’intuition et les habitudes. Il est rapide et automatique, ne nécessitant que peu d’attention consciente ou d’effort cognitif. Bon nombre de nos activités quotidiennes routinières (s’habiller, préparer le café, se rendre au travail ou à l’école à vélo) entrent dans cette catégorie. Le système 2, en revanche, est généralement lent et délibératif, nécessitant davantage d’attention consciente et parfois un effort cognitif pénible, mais il produit souvent des résultats plus solides.
Nous avons besoin de ces deux systèmes, mais l’acquisition de connaissances et la maîtrise de nouvelles compétences dépendent fortement du système 2. Les difficultés, les frictions et les efforts mentaux sont essentiels à l’apprentissage, à la mémorisation et au renforcement des connexions dans le cerveau. Chaque fois qu’un cycliste confiant enfourche son vélo, il s’appuie sur la reconnaissance des schémas acquise à grand-peine dans son système 1, qu’il a développée au fil de nombreuses heures d’efforts dans son système 2 pour apprendre à faire du vélo. Vous ne pouvez pas atteindre la maîtrise de compétences et vous ne pouvez pas recouper efficacement les informations pour un traitement de plus haut niveau sans avoir d’abord fourni un effort cognitif.
Je dis à mes élèves que le cerveau ressemble beaucoup à un muscle : il faut vraiment travailler dur pour obtenir des résultats. Sans sollicitation, il ne peut pas se développer.
Et si une machine faisait le travail à votre place ?
Imaginez maintenant un robot qui vous accompagne à la salle de sport et soulève les poids à votre place, sans que vous ayez à fournir le moindre effort. En peu de temps, vos muscles s’atrophieront et vous deviendrez dépendant de ce robot, même pour des tâches simples comme déplacer une boîte lourde.
Une IA mal utilisée, par exemple pour répondre à un questionnaire ou rédiger une dissertation, empêche les élèves de développer les connaissances et les compétences dont ils ont besoin. Elle les prive d’un entraînement mental.
L’utilisation de la technologie pour se décharger d’exercices cognitifs peut avoir un effet néfaste sur l’apprentissage et la mémoire et amener les gens à mal évaluer leur propre capacité de compréhension ou leurs compétences en général, ce qui conduit à ce que les psychologues appellent des erreurs métacognitives. Des recherches ont montré que le fait de confier systématiquement la navigation automobile au GPS peut altérer la mémoire spatiale et que le recours à une source externe telle que Google pour répondre aux questions qu’ils se posent incite les gens à surévaluer leurs propres connaissances et leur mémoire.
Y a-t-il des risques similaires lorsque les étudiants confient des tâches cognitives à l’IA ? Une étude a montré que les étudiants qui effectuaient des recherches sur un sujet à l’aide de ChatGPT plutôt qu’avec un moteur de recherche traditionnel avaient une charge cognitive moindre pendant la tâche (ils n’avaient pas à réfléchir autant) et produisaient un raisonnement moins pertinent sur le sujet qu’ils avaient étudié. Une utilisation superficielle de l’IA peut réduire la charge cognitive sur le moment, mais cela revient à laisser un robot faire vos exercices de gym à votre place. Au final, cela conduit à une détérioration des capacités de réflexion.
Dans une autre étude, les étudiants utilisant l’IA pour réviser leurs dissertations ont obtenu de meilleurs résultats que ceux qui révisaient sans IA, souvent en copiant-collant simplement des phrases provenant de ChatGPT. Mais il n’apparaît pas que ces étudiants ont acquis ou assimilé plus de connaissances que leurs pairs qui travaillaient sans IA. Le groupe utilisant l’IA s’est également engagé dans des processus de réflexion moins rigoureux. Les auteurs avertissent qu’une telle « paresse métacognitive » peut entraîner des améliorations à court terme des performances, certes, mais aussi conduire à une stagnation des compétences à long terme.
Se décharger d’une tâche peut être utile une fois que les bases sont en place. Mais ces bases ne peuvent se créer que si votre cerveau effectue le travail initial nécessaire pour encoder, relier et comprendre les questions que vous essayez de maîtriser.
Utiliser l’IA pour soutenir l’apprentissage
Pour en revenir à la métaphore de la salle de sport, il peut être utile pour les étudiants de considérer l’IA comme un entraîneur personnel capable de les aider à rester concentrés sur leur objectif en les suivant, en les encadrant et en les poussant à travailler plus dur. L’IA présente un grand potentiel en tant qu’outil modulable d’apprentissage, tuteur personnalisé, doté d’une vaste base de connaissances… et n’ayant jamais besoin de sommeil.
C’est justement ce que les entreprises spécialisées dans les technologies d’IA cherchent à concevoir : le tuteur idéal. Outre l’entrée d’OpenAI dans le domaine éducatif, Anthropic a lancé en avril 2025 son mode « apprentissage » pour Claude. Ces modèles sont censés engager un dialogue socratique avec les utilisateurs, leur poser des questions et leur fournir des indices, plutôt que de se contenter de donner des réponses.
Les premières recherches indiquent que, s’ils peuvent être bénéfiques, les tuteurs IA posent également des problèmes. Par exemple, une étude a révélé que les lycéens qui révisaient leurs mathématiques avec ChatGPT obtenaient de moins bons résultats que ceux qui n’utilisaient pas l’IA. Certains élèves utilisaient la version de base, tandis que d’autres utilisaient une version personnalisée du tuteur qui donnait des indices sans révéler les réponses. Lorsque les élèves ont passé un examen sans accès à l’IA, ceux qui avaient utilisé la version de base de ChatGPT ont obtenu des résultats bien inférieurs à ceux du groupe qui avait étudié sans IA, sans toutefois se rendre compte que leurs performances étaient moins bonnes. Ceux qui avaient étudié avec le tuteur robotisé n’ont pas obtenu de meilleurs résultats que les élèves qui avaient révisé sans IA, mais ils pensaient à tort avoir mieux réussi. L’IA n’a donc pas été utile et a introduit des erreurs métacognitives.
Même si les modes tutoriels doivent être affinés et améliorés, il est préférable pour les étudiants de sélectionner ce mode et de jouer le jeu, en fournissant avec précision le contexte de leur question et en évitant les requêtes inutiles ou trop simplistes, comme la flagornerie.
Les derniers problèmes des tuteurs par IA peuvent être résolus en ajustant le design et les interfaces des outils. Mais la tentation d’utiliser l’IA générative en mode par défaut restera un problème plus fondamental et classique de la conception des cours et de la motivation des étudiants.
Comme pour d’autres technologies complexes telles que les smartphones, Internet ou même [l’écriture], il faudra du temps aux chercheurs pour comprendre pleinement l’étendue réelle des effets de l’IA sur la cognition et l’apprentissage. Au final, le tableau sera probablement nuancé et dépendra fortement du contexte et des cas d’utilisation.
Mais ce que nous savons des processus d’apprentissage nous indique que la connaissance approfondie et la maîtrise d’une compétence nécessiteront toujours un véritable entraînement cognitif, avec ou sans IA.
Brian W. Stone ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.