Les tourbières sont essentielles pour nos écosystèmes, mais elles sont peu considérées et peu étudiées

Source: The Conversation – in French – By Scott J. Davidson, Assistant Professor in Wetland Carbon Dynamics, Groupe de recherche interuniversitaire en limnologie (GRIL), Université du Québec à Montréal (UQAM)

Les tourbières comptent parmi les écosystèmes les plus importants au monde, mais sont souvent peu considérées. Bien qu’elles ne couvrent qu’une petite partie de la surface terrestre, ces zones humides abritent les sols les plus riches en carbone de la planète.

Des tourbières en bonne sa nté influencent les cycles hydrologiques, favorisent une biodiversité unique et soutiennent les communautés. Malgré leur importance, nous ne disposons toujours pas d’une vision claire de leur évolution au fil du temps.

Lorsqu’elles sont asséchées, dégradées ou brûlées, les tourbières libèrent le carbone qu’elles contiennent dans l’atmosphère. Depuis 1700, l’être humain a drainé plus de trois millions de kilomètres carrés de zones humides, ce qui signifie que nous avons perdu un potentiel de séquestration du carbone considérable à l’échelle mondiale. La compréhension et la préservation des tourbières encore présentes revêtent d’autant plus d’importance.

Jusqu’ici, les recherches sur les tourbières se sont concentrées sur quelques sites bien documentés, souvent situés dans des régions tempérées ou boréales. Cependant, les changements climatiques, les pressions liées à l’utilisation des terres et les conditions météorologiques extrêmes affectent les tourbières partout, y compris dans des régions éloignées, tropicales et peu étudiées.

Pour prédire l’évolution de ces milieux, nous avons besoin de données fréquentes sur différents types d’habitats tourbeux qui permettent de suivre leur transformation au fil des saisons et des années.

Pour notre étude récente, nous avons eu recours à la participation citoyenne, à des technologies facilement accessibles et à un réseau de recherche afin de réunir des données selon une approche de données distribuées. Les informations sont recueillies selon une méthodologie standardisée : où qu’il se trouve, chacun collecte des données similaires en utilisant les mêmes méthodes.

 un petit plan d'eau entouré d'une zone humide verdoyante
La tourbière de la Grande plée Bleue, située près de Québec. Pour prédire l’évolution des tourbières, les chercheurs ont besoin de données fréquentes sur différents types d’habitats tourbeux qui permettent de suivre leur transformation au fil des saisons et des années.
(Scott J Davidson)

Suivre les changements

Intitulée The PeatPic Project, notre étude a utilisé la photographie par téléphone intelligent pour amasser des données. Nous avons pris contact avec des chercheurs spécialisés dans les tourbières d’un peu partout, via les réseaux sociaux et le bouche-à-oreille, et leur avons demandé de collecter des images de leurs tourbières en 2021 et 2022. Nous avons ainsi recueilli plus de 3 700 photographies provenant de 27 tourbières situées dans 10 pays.

Nous avons analysé ces photographies afin d’étudier la couleur des plantes et de déterminer leur degré de verdure tout au long de l’année, ce qui nous a permis d’obtenir des informations précieuses sur la végétation. Les changements dans la couleur verte des feuilles permettent de reconnaître le moment où les plantes commencent leur saison de croissance.




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Ces transformations indiquent également le degré de verdure ou de santé des plantes, la quantité de nutriments qu’elles absorbent, ainsi que le moment où elles brunissent à l’automne. Elles peuvent aussi signaler des variations dans les conditions d’humidité ou de nutriments, un stress thermique ou des perturbations.


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Ce type de travaux, menés par une communauté mondiale de chercheurs, élargit la portée des données. Des observateurs locaux peuvent enregistrer les changements saisonniers, les niveaux d’eau, la couleur ou la couverture végétale, l’utilisation des terres ou les perturbations à l’aide de leur téléphone. Grâce à une formation, à des protocoles normalisés, à des métadonnées de qualité et à la validation, la communauté peut générer des données fiables. Ces méthodes permettent de réduire les coûts, d’augmenter la quantité de données mises à la disposition des scientifiques et de renforcer la gestion locale ainsi que les réseaux mondiaux.

gros plan d'une plante avec de petites feuilles rondes vertes
Les plantes de petite taille des tourbières (photo d’une tourbière du Minnesota) sont difficiles à capturer grâce à la télédétection, mais un échantillonnage distribué à l’aide de photos prises avec un téléphone permet de le faire.
(Avni Malhotra)

Des prévisions plus fiables sur le fonctionnement des tourbières ne concernent pas seulement les chercheurs, elles sont essentielles pour atténuer les effets des changements climatiques, protéger la biodiversité, garantir la qualité de l’eau et réduire les risques liés aux catastrophes telles que les incendies et les sécheresses.

Les informations tirées d’images peuvent être converties en représentations mathématiques du comportement des plantes, puis ajoutées aux jumeaux numériques des tourbières.

Grâce à ces jumeaux, les experts peuvent simuler des scénarios hypothétiques. Par exemple, que se passe-t-il si le drainage augmente après un incendie de forêt ou si l’on entreprend une opération de restauration ? Cependant, pour construire des jumeaux numériques utiles, il faut détenir des données sur tous les biomes, toutes les saisons et à toutes les échelles.

Et la suite ?

Nous disposons désormais d’outils et de technologies facilement accessibles qui nous permettent de surveiller les tourbières comme jamais auparavant. Toutefois, pour aller plus loin, il faut agir sur plusieurs fronts :

Les réseaux de recherche doivent élaborer, diffuser et adopter des protocoles et des pratiques standardisés afin que les données provenant de différents endroits et sources puissent être combinées, comparées et mises à l’échelle.

Les populations locales peuvent prendre part à l’observation. La formation, la co-conception, l’équité et la reconnaissance sont essentielles. Les observations locales grâce, notamment, à des photographies prises avec des téléphones, peuvent alimenter le processus décisionnel.




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Le public peut participer en soutenant les politiques qui financent ces travaux, en collaborant à des initiatives scientifiques locales et en sachant que de simples photos d’un téléphone intelligent peuvent grandement contribuer à la compréhension du fonctionnement de notre planète.

Le projet PeatPic nous a inspirés pour créer une autre initiative scientifique communautaire intitulée Tracking the Colour of Peatlands (Suivre l’évolution de la couleur des tourbières). Ce projet concerne 16 tourbières situées dans le monde entier et invite le public à prendre des photos à différents moments de l’année à des points fixes afin de dresser un tableau des changements subis par l’écosystème au fil des saisons.

Les tourbières ne sont pas des écosystèmes isolés. Elles sont importantes pour les populations, le climat, l’eau et la biodiversité. Grâce à la collecte de données distribuées à l’échelle mondiale et à des outils accessibles tels que les téléphones intelligents, nous pouvons observer l’évolution des tourbières, prévoir les zones les plus menacées et agir avant qu’une crise ne survienne.

L’avenir des tourbières, ainsi que celui des cycles du carbone et de l’eau sur Terre, dépend de notre capacité à observer, enregistrer, diffuser et agir ensemble face aux phénomènes actuels.

La Conversation Canada

Scott J. Davidson reçoit un financement du ministère de l’Environnement du Québec. Il est membre du Groupe de recherche interuniversitaire en limnologie (GRIL), un réseau financé par le FRQNT.

Les recherches d’Avni Malhotra ont été soutenues par le Fonds national suisse de la recherche scientifique.

ref. Les tourbières sont essentielles pour nos écosystèmes, mais elles sont peu considérées et peu étudiées – https://theconversation.com/les-tourbieres-sont-essentielles-pour-nos-ecosystemes-mais-elles-sont-peu-considerees-et-peu-etudiees-267721

Sainte-Soline, gilets jaunes, retraites : comment les manifestants ont revu leur organisation face à la répression policière

Source: The Conversation – France in French (3) – By Elise Lobbedez, Assistant professor, Neoma Business School

Les vidéos de la manifestation contre la mégabassine de Sainte-Soline (Deux-Sèvres) en 2023 récemment publiées par « Médiapart » mettent en lumière la violence de la répression qui y a été exercée par les forces de l’ordre envers les manifestants. Loin d’être isolé, cet épisode s’inscrit dans une transformation profonde des pratiques de gestion des manifestations en France depuis deux décennies, marquée par une logique de remilitarisation du maintien de l’ordre et de judiciarisation croissante des mouvements sociaux. Face à ce tournant répressif, comment s’organisent les militants ?


À l’échelle de plusieurs mobilisations françaises (gilets jaunes, manifestations contre la réforme des retraites, « Bloquons tout »…), on remarque une généralisation de la mise en place de fonctions « support » du côté des manifestants : équipes juridiques, personnes chargées de la documentation des violences subies, street medics (médecins de rue), formation aux premiers secours, etc.

Dans cette lignée, un dispositif de soutien nommé « base arrière » est conçu pour le rassemblement de Sainte-Soline (Deux-Sèvres), en réponse à des manifestations antérieurement réprimées. Une équipe juridique s’organise en mars 2022, lors du Printemps maraîchin contre les mégabassines. En rendant accessible des ressources juridiques pour les militants, celle-ci constitue un maillon important du soin en manifestation. Elle aide à protéger de l’épuisement émotionnel et psychologique lié aux procédures judiciaires, souvent longues, stressantes, et financièrement coûteuses, d’autant plus lorsqu’on les affronte seul. Le soutien psychologique, lui, se structure à la suite des affrontements lors de la première manifestation à Sainte-Soline, en octobre 2022.

Sur le terrain, ces équipes assurent la prise en charge des personnes arrêtées ou blessées. Mais leur action ne se limite pas aux urgences : avant le rassemblement, elles font de la prévention. Par exemple, le pôle médical propose des recommandations pour l’équipement à apporter, conseillant d’amener des masques et des lunettes de protection contre les gaz lacrymogènes tout en partageant des astuces pour en limiter leurs effets (mélange à base de Maalox ou citron). De leur côté, les juristes identifient des avocats disponibles pour soutenir les personnes interpellées, et diffusent leur contact ainsi que des réflexes à adopter en cas d’arrestation.

Des pratiques éminemment politiques

Avec le mouvement des gilets jaunes et l’adoption d’une doctrine de maintien de l’ordre plus offensive, de nouveaux acteurs, souvent professionnels de santé, émergent partout sur le territoire pour prodiguer des soins en manifestation. Ceux-ci adoptent souvent une posture de secouristes volontaires apartisans, proche du devoir humanitaire, et prennent en charge tous les blessés : militants, journalistes mais aussi policiers.

Au contraire, la « base arrière » de Sainte-Soline incarne une réflexion explicitement politique sur la mise en œuvre du soin dans les mouvements sociaux, en réponse à la répression accrue. De la sorte, elle s’inscrit dans l’approche historique des street medics.

Apparus en France dans les années 2010 lors de l’occupation de la zone à défendre de Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique), ces derniers sont à l’origine proches des mouvances anarchistes et de gauche, loin de cette neutralité revendiquée. Les fonctions support de la « base arrière » sont alors pensées comme des pratiques militantes, qui s’inscrivent dans une dynamique de soin engagé et d’autodéfense qui vise à assurer avant tout la protection des manifestants. Les membres des équipes rappellent d’ailleurs être présents « en soutien aux camarades qui manifestent ».

Ensuite, le mouvement promeut une posture partagée, où le soin n’est pas délégué à des experts. L’objectif est ici de rendre possible une certaine autonomisation, notamment dans un contexte où il peut être difficile ou risqué d’accéder au soin dispensé par les institutions. Cela peut par exemple être lorsque des médecins transmettent aux ministères de l’intérieur ou de la justice des fichiers recensant les identités et descriptions de blessés en manifestation. Par ailleurs, une approche collective évite de recréer des relations asymétriques et des hiérarchies entre soignants, ceux qui détiennent le savoir et le pouvoir de décision, et soignés, qui sont en position de dépendance sans toujours comprendre les choix.

Enfin, les organisateurs tentent d’étendre cette culture du soin à d’autres aspects de la mobilisation. Une garderie autogérée, un pôle dévalidiste (pour lutter contre les discriminations et faciliter la participation des personnes en situation de handicap), et un dispositif consacré aux violences sexistes et sexuelles sont, par exemple, mis en place pour permettre au plus grand nombre de participer, quelles que soient ses contraintes.

De surcroît, l’information circule sous de multiples formats (flyers, briefings oraux, lignes téléphoniques, etc.). Elle est traduite en plusieurs langues, pour que tout le monde puisse y avoir accès. Il y a donc une attention particulière portée à l’inclusivité des dispositifs et une volonté d’insuffler une responsabilité commune. Ainsi, le pôle psychoémotionnel souligne vouloir se détacher des « cultures militantes […] virilistes qui glorifient un certain rapport à la violence » et permettre à chacun de demander de l’aide en cas de besoin sans se sentir faible.

Les défis d’une approche politique du soin en contexte répressif

Développer une culture du soin partagée et inclusive pose néanmoins de nouvelles questions. Un premier défi est celui du suivi du soin après les manifestations : comment faire en sorte de garantir une continuité dans le soin à l’échelle des groupes locaux après un rassemblement ? Sous quelles modalités ? Et comment s’assurer que des personnes plus isolées puissent en bénéficier ?

Dans mes recherches en cours, certains militants racontent avoir bénéficié d’un soutien psychologique collectif qui a joué un rôle crucial pour digérer leurs vécus. C’est le cas de Thérèse qui explique :

« Ça nous a permis de faire en sorte que notre cerveau qui avait été vraiment malmené puisse se dire “Voilà, ça s’est passé comme ça. C’est une réalité, c’est pas du délire. Je peux dire très précisément que Darmanin a cherché à nous bousiller avec sa force armée”. »

Cependant, d’autres personnes racontent ne pas avoir bénéficié d’une telle expérience, comme le soulignent mes entretiens avec Katia, puis avec Chloé. La première me dit ne pas avoir participé aux événements de soin collectif après la manifestation et s’être reposée plutôt sur ses proches. La seconde exprime s’être « sentie très très seule après » et pas toujours à sa place dans les espaces de discussion. Plusieurs personnes interrogées expliquent aussi ne pas avoir rejoint les moments de soutien car habitant loin des centres urbains. D’autres soulignent ne pas s’être sentis légitimes pour utiliser les dispositifs existants, car certains militants en auraient eu plus besoin qu’eux, notamment les blessés graves.

La manifestation de Sainte-Soline (Deux-Sèvres), le 25 mars 2023, filmée par les caméras-piétons des gendarmes.

Un autre défi de taille pour l’avenir des mobilisations est celui du soin des soignants, qui peuvent vite se retrouver débordés. Plusieurs membres des équipes rapportent avoir été physiquement et mentalement traumatisés de leur expérience, parfois sous le choc pendant plusieurs jours après l’événement. C’est aussi un constat que Vincent, un manifestant présent à Sainte-Soline et proche des équipes de street medics, fait lors de notre entretien :

« J’ai échangé avec les copains qui étaient « medics » là-bas. Je pense qu’eux, ils auraient eu besoin d’un soutien psy derrière parce qu’ils étaient vraiment choqués ».

À l’aune des révélations sur la manifestation de Sainte-Soline, la répression semble s’imposer comme un enjeu crucial des luttes sociales et environnementales. Alors que de nombreux manifestants sont prêts à accepter le risque de s’exposer à des gaz lacrymogènes voire à de potentielles blessures, le soin ne peut pas rester un impensé.

The Conversation

Elise Lobbedez ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Sainte-Soline, gilets jaunes, retraites : comment les manifestants ont revu leur organisation face à la répression policière – https://theconversation.com/sainte-soline-gilets-jaunes-retraites-comment-les-manifestants-ont-revu-leur-organisation-face-a-la-repression-policiere-269632

Philippe Aghion, le Nobel d’économie qui s’inscrit dans une tradition française valorisant les liens entre économie, société et institutions

Source: The Conversation – in French – By Patrick Gilormini, Economie & Management, ESDES – UCLy (Lyon Catholic University)

Si les travaux de Philippe Aghion sur « la théorie de la croissance durable à travers la destruction créatrice » s’inscrivent dans la lignée de Schumpeter, ils se situent aussi dans une tradition bien française. En effet, la pensée du récent Prix Nobel d’économie valorise les liens entre économie, société et institutions, comme l’ont fait avant lui Saint-Simon ou, plus récemment, François Perroux.


Le 13 octobre 2025, l’Académie royale des sciences de Suède a décerné le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel à l’économiste français Philippe Aghion, ainsi qu’à Peter Howitt et Joel Mokyr. Ainsi sont récompensés leurs travaux sur l’impact des nouvelles technologies sur la croissance économique.

Philippe Aghion et Peter Howitt ont été parmi les premiers à modéliser l’idée originale de Joseph Schumpeter du processus de destruction créatrice. Dans cette perspective, les progrès de la science conduisent à l’apparition et à la diffusion de nouvelles idées, de nouvelles technologies, de nouveaux produits, de nouveaux services, de nouveaux modes d’organisation du travail qui ont pour effet de remplacer, plus ou moins brutalement, ce qui avait cours avant elles. Ces nouveautés ont pour origine la concurrence que se livrent les entreprises, chacune désirant être la première à introduire et exploiter son innovation.

Favoriser la destruction créatrice

À la suite de Joseph Schumpeter, Philippe Aghion fait partie des économistes français, qui, tels Henri Saint Simon (1760-1825) au XIXe siècle, ou François Perroux (1903-1987) au XXe siècle, ont mis en évidence le rôle de l’innovation, de l’entrepreneur et du crédit dans la dynamisme du capitalisme.




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Philippe Aghion analyse dans ses travaux, la corrélation positive entre la croissance du niveau de vie (PIB par habitant) et le taux de destruction créatrice, mesuré par l’écart entre le taux de création et de taux de destruction d’entreprises.

Philippe Aghion estime que les pouvoirs publics doivent favoriser ce processus de destruction créatrice par l’innovation. L’État doit, d’une part, développer avec le secteur privé un ensemble d’infrastructures publiques de qualité, afin d’accéder aux savoirs nouveaux, fer de lance des nouvelles technologies. Au-delà de l’effort financier dans le domaine de l’enseignement et de la recherche, l’appétence pour l’entrepreneuriat et le risque, l’aptitude à apprendre de ses échecs, les partenariats public-privé, doivent être soutenus.

Accompagner les chômeurs

D’autre part l’État doit corriger les effets négatifs à court terme de la destruction créatrice. En effet, l’écart temporel entre l’arrivée d’une innovation et sa diffusion dans les différents secteurs d’activité engendre du chômage avant que l’innovation n’alimente de nouvelles embauches. Les pouvoirs publics, dans cette vision, doivent s’attacher au traitement du chômage issu de la destruction créatrice. Pour cela, ils doivent assurer la flexibilité et la sécurité du marché du travail, ceci en combinant indemnisation du chômage et développement de la formation professionnelle. Ainsi, pour maximiser l’impact positif de l’intelligence artificielle sur l’emploi, Philippe Aghion estime nécessaire d’améliorer aujourd’hui notre système éducatif et de mettre en place des politiques de « flexisécurité » à l’image de celles en vigueur au Danemark.

La pensée de François Perroux s’inspire, comme celle d’Aghion, de Joseph Schumpeter, sur plusieurs points fondamentaux, tout en développant ensuite une approche originale de l’économie au service de l’homme. Perroux reprend ainsi cette idée de schumpeterienne du rôle central de l’innovation en soulignant que le développement économique ne résulte pas d’un simple équilibre des marchés, mais d’un processus dynamique, déséquilibrant, impulsé par des « foyers d’innovation » ou des « centres de décision ».

L’État, un entrepreneur ?

Perroux s’inscrit dans une vision dynamique d’un capitalisme en perpétuelle transformation. Il insiste notamment sur les asymétries de pouvoir et les inégalités spatiales dans le développement, ce qui l’amène à formuler sa théorie des pôles de croissance. Perroux reprend cette figure de l’entrepreneur schumpetérien, innovateur et agent de rupture, mais l’élargit. Selon lui, les agents moteurs du développement peuvent être aussi bien des entreprises que des institutions ou des États, capables de concentrer et diffuser l’innovation.

Aghion comme Perroux, influencés par Schumpeter, critiquent la théorie de l’équilibre général néoclassique harmonieux de Léon Walras (1834-1910). À la place, ils développent une économie des déséquilibres, où le développement est un processus conflictuel, inégal, et souvent polarisé.

François Perroux s’est inspiré de Joseph Schumpeter en adoptant une vision dynamique, déséquilibrée et innovante du développement économique. Toutefois, il enrichit cette perspective en y intégrant des dimensions spatiales, institutionnelles et de pouvoir, ce qui le distingue nettement de son prédécesseur.

Œuvre collective

C’est sur ces dimensions qu’il fut notamment inspiré par l’industrialisme de Saint-Simon. Saint-Simon proposait une société dirigée par les plus compétents (industriels, scientifiques, artistes), selon des principes rationnels et fonctionnels. Perroux reprend cette idée en insistant sur la nécessité d’une planification économique fondée sur des vecteurs de développement (comme les pôles de croissance), plutôt que sur des institutions politiques traditionnelles.

Par ailleurs, Perroux reprend à Saint-Simon l’idée selon laquelle l’industrie est une œuvre collective, orientée vers le bien commun. Il voit dans l’organisation industrielle non seulement un moteur économique, mais aussi un vecteur de transformation sociale, capable de structurer la société autour de la coopération autant que de la compétition. Perroux s’inspire de Saint-Simon pour développer une philosophie du dialogue et une approche non antagoniste de la socialisation. Il privilégie les luttes non violentes et les dynamiques de coopération entre les acteurs économiques.

Saint-Simon proposait, par ailleurs, une société dirigée par les plus compétents (industriels, scientifiques, artistes), selon des principes rationnels et fonctionnels. Perroux approfondit cette idée en insistant sur la nécessité d’une planification économique fondée sur des vecteurs de développement (comme les pôles de croissance), plutôt que sur des institutions politiques traditionnelles.

Nécessaire bonne gouvernance

L’insistance sur la politique industrielle se retrouve aujourd’hui chez Aghion pour qui celle-ci dépend beaucoup moins des moyens des pouvoirs publics que de la bonne gouvernance. Le rôle des savants et de ceux que nous appelons aujourd’hui les « experts » dans la politique économique était une thématique constante chez Saint-Simon.

Philippe Aghion accorde de l’importance aux institutions, à la concurrence, à la politique industrielle et à la mobilité sociale dans le processus de croissance. Quatre points de convergence avec le saint-simonisme peuvent être mentionnés sur le progrès technique, le rôle des producteurs, le rôle des institutions et la vision sociale d’un capitalisme régulé. Si nous ne pouvons pas parler d’influence directe c’est bien l’environnement intellectuel français qui marque Aghion qui, comme Perroux de 1955 à 1976, enseigne aujourd’hui au Collège de France.

The Conversation

Patrick Gilormini est membre de la CFDT

ref. Philippe Aghion, le Nobel d’économie qui s’inscrit dans une tradition française valorisant les liens entre économie, société et institutions – https://theconversation.com/philippe-aghion-le-nobel-deconomie-qui-sinscrit-dans-une-tradition-francaise-valorisant-les-liens-entre-economie-societe-et-institutions-269643

Brésil : la dimension politique du massacre de Rio

Source: The Conversation – in French – By Gabriel Feltran, Sociologie, directeur de recherche au CNRS rattaché au CEE de l’IEP de Paris, Sciences Po

Au moins 121 personnes ont été tuées lors d’une gigantesque opération de police qui a tourné au massacre, le 28 octobre, à Rio de Janeiro. Les violences policières de masse ne sont pas un phénomène nouveau au Brésil, cependant, cette fois, on observe qu’elles sont présentées par les autorités les ayant organisées non plus comme une simple intervention sécuritaire, mais pratiquement comme une victoire civilisationnelle du « bien contre le mal ».


Le 28 octobre dernier, un nouveau carnage a eu lieu à Rio de Janeiro. Cette opération policière menée contre un groupe criminel, le Comando Vermelho, est devenue la plus meurtrière de l’histoire du Brésil : elle a fait au moins 121 morts dans les rues de deux favelas.

J’étudie les événements de ce type depuis près de trois décennies. Certains de ces massacres sont devenus des blessures nationales : c’est notamment le cas du carnage de Carandiru en 1992, lorsque la police a exécuté 111 prisonniers après une mutinerie, et des crimes de mai 2006 que j’ai suivis lorsque je réalisais mon terrain de doctorat. La police de Sao Paulo avait alors tué au moins 493 civils en une semaine, en représailles à la mort de 45 de ses agents survenue dans une seule nuit, ordonnée par le Primeiro Comando da Capital (premier commandement de la capitale, PCC). J’étudiais déjà cette fraternité criminelle qui était alors en pleine expansion et qui est devenue aujourd’hui la plus grande organisation du monde du crime en Amérique latine.

À l’époque, ce qui m’avait frappé c’était l’ampleur industrielle de ces événements sporadiques. Avec le temps, j’ai réalisé que les spectacles de violence massive étaient liés à une répétition silencieuse des morts du même profil, mais à petite échelle, dans la routine. Pour la seule année 2024, le ministère brésilien de la justice a enregistré 6 014 personnes officiellement tuées par des policiers, sur un total d’environ 45 000 homicides et 25 000 disparitions dans tout le pays. À titre de comparaison, sur l’ensemble des années 2023 et 2024, la police britannique a abattu deux personnes.

Qui trouve la mort dans ces tueries ?

En réfléchissant à mon ethnographie, j’ai constaté que tant les carnages spectaculaires que les homicides routiniers frappaient pratiquement toujours les mêmes victimes : de jeunes hommes pauvres et racisés qui, comme je l’ai progressivement compris, avaient été recrutés comme exécutants au service des marchés illégaux. Leurs pairs présentant un profil similaire, mais non impliqués dans ces activités, n’étaient pas exposés à cette forme de violence.

Selon l’Atlas de la violence 2025 publié par le Forum brésilien de la sécurité publique, la grande majorité des victimes de l’usage de la force létale par la police sont des hommes (91,1 %) et des Noirs (79 %). Près de la moitié (48,5 %) avaient moins de 30 ans. La plupart ont été tués par arme à feu (73,8 %) et plus de la moitié (57,6 %) sont morts dans des lieux publics.

Ces jeunes étaient engagés pour vendre de la drogue, assurer une protection informelle ou commettre de petits délits. Beaucoup d’entre eux avaient été mes interlocuteurs réguliers pendant ma recherche, et j’ai assisté à leurs funérailles, qui se tiennent toujours dans un grand silence, car leurs morts sont considérées comme des morts de bandits.

Mon intérêt sociologique pour cette violence n’a jamais été motivé par la mort elle-même. Je ne trouve aucun intérêt aux documentaires sur les tueurs en série ou les psychopathes. En revanche, je m’intéresse beaucoup aux formes violentes et non létales d’expression politique : les émeutes, les soulèvements et les explosions d’indignation. La coercition étatique contre cette violence retient également mon attention depuis des décennies.

C’est sous cet angle que j’examine le massacre de Rio : il s’agit d’une violence aux effets politiques immédiats. Un événement critique qui remet en cause les fondements de l’autorité de l’État et donc les contours de la vie quotidienne à venir.

Une légitimité nouvelle de la violence

Malgré le profil répétitif des victimes, les répercussions politiques du massacre de Rio ont été radicalement nouvelles. Lorsque j’ai commencé mes recherches dans les favelas, ces meurtres étaient perpétrés par des escadrons masqués. Le discours public insistait sur le fait que les groupes d’extermination n’avaient rien à voir avec les policiers, et condamnait toute action hors de la loi.

Or le 28 octobre, à Rio de Janeiro, il n’y a eu ni masques ni ambiguïté. Après le massacre, le gouverneur s’est présenté devant les caméras, entouré de ses secrétaires, et a célébré le succès de l’opération, qui a également coûté la vie à quatre policiers – une proportion de policiers tués par rapport aux « criminels » éliminés près de deux fois supérieure à la moyenne nationale. En 2024, 170 policiers ont été tués au Brésil, soit 2 % des 6 000 personnes décédées après l’utilisation de la force létale par la police.

Le politicien a parlé d’action planifiée, d’efficacité, de rétablissement de l’État de droit. Dans un pays où 99,2 % des meurtres commis par la police ne feront jamais l’objet d’une enquête officielle, un tel ton jubilatoire ne devrait pas me surprendre, mais c’est pourtant le cas.

Au cours de l’interview, le gouverneur a annoncé que cinq autres gouverneurs d’extrême droite – rappelons que le Brésil est une fédération et que la sécurité publique relève de la responsabilité des États ; les gouverneurs de chaque État peuvent décider de leur politique de sécurité indépendamment du gouvernement fédéral – se rendraient à Rio le lendemain pour le féliciter, partageant ainsi une propagande électorale écrite avec du sang. Leurs réseaux politiques s’inspirent de Nayib Bukele, le président du Salvador, devenu le parrain de la propagande politique par le massacre. Une partie de la presse a salué cette action, et les sondages d’opinion ont montré un soutien massif de la population.

Cette fois-ci, le massacre n’a pas été présenté comme une nécessité tragique contre une organisation criminelle, mais comme un acte vertueux, point final. Des consultants en marketing politique sont apparus sur YouTube pour annoncer que le gouverneur avait habilement occupé un espace politique vide et s’imposer comme l’homme fort de la droite brésilienne. En réalité, les soldats morts des deux côtés seront remplacés le lendemain, et le cœur de l’organisation criminelle visée reste intact, comme cela s’est produit à plusieurs reprises au cours des quarante dernières années.

La légitimation de la terreur au Brésil n’a pas tardé. Le lendemain du massacre, un projet de nouvelle législation antiterroriste a été présenté à la Chambre des députés, élargissant nettement la définition de « terroriste », qui s’applique désormais aux personnes soupçonnées de trafic de drogue, a été présenté à la Chambre des députés. Lorsque l’on passe de l’explosion violente aux processus sociaux ordinaires, la terreur contre les favelas apparaît comme un mode de gouvernance de plus en plus légitime, et non comme une déviation.

L’échec à long terme de la politique de terreur

Après le massacre, on a vu les politiciens brésiliens arriver avec leurs rituels symboliques. D’un côté, le gouverneur d’extrême droite triomphait avec son action extrêmement meurtrière. Ses collègues des autres États gouvernés par l’extrême droite, dont Sao Paulo et Minas Gerais, tentent de surfer sur la vague de popularité de la terreur.

De l’autre, on a vu un Lula embarrassé, acculé par le fait que la politique de sécurité relève de la responsabilité des États de la fédération, mais surtout parce qu’il sait qu’il doit faire face à une opinion publique favorable au massacre, douze mois avant l’élection présidentielle de 2026.

La terreur n’est plus seulement un moment d’extrême violence ; avant l’événement, il y a des intentions délibérées et après, des modes de communication politiques professionnels. Si les massacres sont récurrents dans les favelas de Rio, leur légitimation publique est nouvelle. La terreur s’avère politiquement efficace et marque un changement d’hégémonie.

Alors que je commençais mon travail de terrain, dans les années 1990, la terreur s’accomplissait quand il n’y avait pas de punition, mais promotion silencieuse des policiers violents ; quand il n’y avait pas de réparation, mais humiliation cachée des familles des victimes ; quand on ne voyait pas l’interdiction politique de ceux qui mettaient cette terreur en œuvre, mais quelques votes peu assumés en leur faveur.

La situation a désormais changé. L’élection triomphale de ceux qui ordonnent la terreur dans les États et les villes les plus importants du pays est devenue la norme lors des élections pour les gouvernements des 27 États de la fédération, et les législatives de 2022, bien que lors des municipales de 2024. La victoire de justesse de Lula contre Bolsonaro à la présidentielle en 2022 aura pratiquement été la seule exception. Un seul des 27 États qui constituent le pays, Bahia, est gouverné par la gauche… et sa police est la deuxième plus violente du pays.

Les auteurs de la terreur imaginent que la violence met fin à l’histoire, mais il reste toujours quelque chose : le traumatisme, le deuil, la soif de vengeance, la lucidité politique, la mémoire collective, les façons obstinées d’imaginer la paix et le tissu fragile de la vie quotidienne. De ces résidus naissent des chemins divergents : une radicalisation renouvelée ou des pratiques de mémoire et de réconciliation, des mécanismes bureaucratiques ou des forces criminelles insurgées. La vie insiste pour révéler que les vainqueurs sont eux-mêmes des meurtriers, et cette histoire se répète, marquant l’échec à long terme de la terreur malgré sa force immédiate.

The Conversation

Gabriel Feltran ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Brésil : la dimension politique du massacre de Rio – https://theconversation.com/bresil-la-dimension-politique-du-massacre-de-rio-269848

« Les Dents de la mer », ou comment deux notes de musique ont révolutionné le cinéma

Source: The Conversation – France (in French) – By Jared Bahir Browsh, Assistant Teaching Professor of Critical Sports Studies, University of Colorado Boulder

Pour beaucoup d’historiens du cinéma, le film _Les Dents de la mer_ (1975) fut le premier blockbuster. Steve Kagan/Getty Images

La séquence de deux notes légendaires, qui fait monter la tension dans « les Dents de la mer », géniale trouvaille du compositeur John Williams, trouve son origine dans la musique classique du début du XXᵉ siècle, mais aussi chez Mickey Mouse et chez Hitchcock.


Depuis les Dents de la mer, deux petites notes qui se suivent et se répètent – mi, fa, mi, fa – sont devenues synonymes de tension, et suscitent dans l’imaginaire collectif la terreur primitive d’être traqué par un prédateur, en l’occurrence un requin sanguinaire.

Il y a cinquante ans, le film à succès de Steven Spielberg – accompagné de sa bande originale composée par John Williams – a convaincu des générations de nageurs de réfléchir à deux fois avant de se jeter à l’eau.

En tant que spécialiste de l’histoire des médias et de la culture populaire, j’ai décidé d’approfondir la question de la longévité de cette séquence de deux notes et j’ai découvert qu’elle était l’héritage direct de la musique classique du XIXe siècle, mais qu’elle a aussi des liens avec Mickey Mouse et le cinéma d’Alfred Hitchcock.

Lorsque John Williams a proposé un thème à deux notes pour les Dents de la mer, Steven Spielberg a d’abord pensé qu’il s’agissait d’une blague.

Le premier blockbuster estival de l’histoire

En 1964, le pêcheur Frank Mundus tue un grand requin blanc de deux tonnes au large de Long Island au nord-est des États-Unis.

Après avoir entendu cette histoire, le journaliste indépendant Peter Benchley se met à écrire un roman qui raconte comment trois hommes tentent de capturer un requin mangeur d’hommes, en s’inspirant de Mundus pour créer le personnage de Quint. La maison d’édition Doubleday signe un contrat avec Benchley et, en 1973, les producteurs d’Universal Studios, Richard D. Zanuck et David Brown, achètent les droits cinématographiques du roman avant même sa publication. Spielberg, alors âgé de 26 ans, est engagé pour réaliser le film.

Exploitant les peurs à la fois fantasmées et réelles liées aux grands requins blancs – notamment une série tristement célèbre d’attaques de requins le long de la côte du New Jersey en 1916 –, le roman de Benchley publié en 1974, devient un best-seller. Le livre a joué un rôle clé dans la campagne marketing d’Universal, qui a débuté plusieurs mois avant la sortie du film.

À partir de l’automne 1974, Zanuck, Brown et Benchley participent à plusieurs émissions de radio et de télévision afin de promouvoir simultanément la sortie de l’édition de poche du roman et celle à venir du film. La campagne marketing comprend également une campagne publicitaire nationale à la télévision qui met en avant le thème à deux notes du compositeur émergent John Williams. Le film devait sortir en été, une période qui, à l’époque, était réservée aux films dont les critiques n’étaient pas très élogieuses.

Les publicités télévisées faisant la promotion du film mettaient en avant le thème à deux notes de John Williams.

À l’époque, les films étaient généralement distribués petit à petit, après avoir fait l’objet de critiques locales. Cependant, la décision d’Universal de sortir le film dans des centaines de salles à travers le pays, le 20 juin 1975, a généré d’énormes profits, déclenchant une série de quatorze semaines en tête du box-office américain.

Beaucoup considèrent les Dents de la mer comme le premier véritable blockbuster estival. Le film a propulsé Spielberg vers la célébrité et marqué le début d’une longue collaboration entre le réalisateur et Williams, qui allait remporter le deuxième plus grand nombre de nominations aux Oscars de l’histoire, avec 54 nominations, derrière Walt Disney et ses 59 nominations.

Le cœur battant du film

Bien qu’elle soit aujourd’hui considérée comme l’une des plus grandes musiques de l’histoire du cinéma, lorsque Williams a proposé son thème à deux notes, Spielberg a d’abord pensé qu’il s’agissait d’une blague.

Mais Williams s’était inspiré de compositeurs des XIXe et XXe siècles, notamment Claude Debussy (1862-1918), Igor Stravinsky (1882-1971) et surtout de la Symphonie n° 9 (1893), d’Antonin Dvorak (1841-1904), dite Symphonie du Nouveau Monde. Dans le thème des Dents de la mer, on peut entendre des échos de la fin de la symphonie de Dvorak, et reconnaître l’emprunt à une autre œuvre musicale, Pierre et le Loup (1936), de Sergueï Prokofiev.

Pierre et le Loup et la bande originale des Dents de la mer sont deux excellents exemples de leitmotivs, c’est-à-dire de morceaux de musique qui représentent un lieu ou un personnage.

Le rythme variable de l’ostinato – un motif musical qui se répète – suscite des émotions et une peur de plus en plus intenses. Ce thème est devenu fondamental lorsque Spielberg et son équipe technique ont dû faire face à des problèmes techniques avec les requins pneumatiques. En raison de ces problèmes, le requin n’apparaît qu’à la 81ᵉ minute du film qui en compte 124. Mais sa présence se fait sentir à travers le thème musical de Williams qui, selon certains experts musicaux, évoque les battements du cœur du requin.

Un faux requin émergeant et attaquant un acteur sur le pont d’un bateau de pêche
Pendant le tournage, des problèmes avec le requin mécanique ont contraint Steven Spielberg à s’appuyer davantage sur la musique du film.
Screen Archives/Moviepix/Getty Images

Des sons pour manipuler les émotions

Williams doit également remercier Disney d’avoir révolutionné la musique axée sur les personnages dans les films. Les deux hommes ne partagent pas seulement une vitrine remplie de trophées. Ils ont également compris comment la musique peut intensifier les émotions et amplifier l’action.

Bien que sa carrière ait débuté à l’époque du cinéma muet, Disney est devenu un titan du cinéma, puis des médias, en tirant parti du son pour créer l’une des plus grandes stars de l’histoire des médias, Mickey Mouse.

Lorsque Disney vit le Chanteur de jazz en 1927, il comprit que le son serait l’avenir du cinéma.

Le 18 novembre 1928, Steamboat Willie fut présenté en avant-première au Colony Theater d’Universal à New York. Il s’agissait du premier film d’animation de Disney à intégrer un son synchronisé avec les images.

Contrairement aux précédentes tentatives d’introduction du son dans les films en utilisant des tourne-disques ou en faisant jouer des musiciens en direct dans la salle, Disney a utilisé une technologie qui permettait d’enregistrer le son directement sur la bobine de film. Ce n’était pas le premier film d’animation avec son synchronisé, mais il s’agissait d’une amélioration technique par rapport aux tentatives précédentes, et Steamboat Willie est devenu un succès international, lançant la carrière de Mickey et celle de Disney.

L’utilisation de la musique ou du son pour accompagner le rythme des personnages à l’écran fut baptisée « mickeymousing ».

En 1933, King Kong utilisait habilement le mickeymousing dans un film d’action réelle, avec une musique calquée sur les états d’âme du gorille géant. Par exemple, dans une scène, Kong emporte Ann Darrow, interprétée par l’actrice Fay Wray. Le compositeur Max Steiner utilise des tonalités plus légères pour traduire la curiosité de Kong lorsqu’il tient Ann, suivies de tonalités plus rapides et inquiétantes lorsque Ann s’échappe et que Kong la poursuit. Ce faisant, Steiner encourage les spectateurs à la fois à craindre et à s’identifier à la bête tout au long du film, les aidant ainsi à suspendre leur incrédulité et à entrer dans un monde fantastique.

Le mickeymousing a perdu de sa popularité après la Seconde Guerre mondiale. De nombreux cinéastes le considéraient comme enfantin et trop simpliste pour une industrie cinématographique en pleine évolution et en plein essor.

Les vertus du minimalisme

Malgré ces critiques, cette technique a tout de même été utilisée pour accompagner certaines scènes emblématiques, avec, par exemple, les violons frénétiques qui accompagne la scène de la douche dans Psychose (1960), d’Alfred Hitchcock, dans laquelle Marion Crane se fait poignarder.

Spielberg idolâtrait Hitchcock. Le jeune Spielberg a même été expulsé des studios Universal après s’y être faufilé pour assister au tournage du Rideau déchiré, en 1966.

Bien qu’Hitchcock et Spielberg ne se soient jamais rencontrés, les Dents de la mer sont sous l’influence d’Hitchcock, le « maître du suspense ». C’est peut-être pour cette raison que Spielberg a finalement surmonté ses doutes quant à l’utilisation d’un élément aussi simple pour représenter la tension dans un thriller.

Un jeune homme aux cheveux mi-longs parle au téléphone devant l’image d’un requin à la gueule ouverte
Steven Spielberg n’avait que 26 ans lorsqu’il a signé pour réaliser les Dents de la mer.
Universal/Getty Images

L’utilisation du motif à deux notes a ainsi permis à Spielberg de surmonter les problèmes de production rencontrés lors de la réalisation du premier long métrage tourné en mer. Le dysfonctionnement du requin animatronique a contraint Spielberg à exploiter le thème minimaliste de Williams pour suggérer la présence inquiétante du requin, malgré les apparitions limitées de la star prédatrice.

Au cours de sa carrière légendaire, Williams a utilisé un motif sonore similaire pour certains personnages de Star Wars. Chaque fois que Dark Vador apparaissait, la « Marche impériale » était jouée pour mieux souligner la présence du chef du côté obscur.

Alors que les budgets des films avoisinent désormais un demi-milliard de dollars (plus de 434 millions d’euros), le thème des Dents de la mer – comme la façon dont ces deux  notes suscitent la tension – nous rappelle que dans le cinéma, parfois, le minimalisme peut faire des merveilles.

The Conversation

Jared Bahir Browsh ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. « Les Dents de la mer », ou comment deux notes de musique ont révolutionné le cinéma – https://theconversation.com/les-dents-de-la-mer-ou-comment-deux-notes-de-musique-ont-revolutionne-le-cinema-268947

On peut réactiver un souvenir ou le faire disparaître de façon réversible – chez la souris

Source: The Conversation – France in French (2) – By Jean-Christophe Cassel, Professeur de neurosciences à l’Université de Strasbourg, Université de Strasbourg

Comprendre les mécanismes qui régissent notre mémoire à l’échelle des neurones est un enjeu de taille. Nikolett Emmert/Unsplash, CC BY

Après avoir démontré que les souvenirs s’inscrivent de façon matérielle dans notre cerveau, les scientifiques s’attèlent à la tâche de réactiver des souvenirs attaqués par des maladies neurodégénératives chez des souris.


Chacun sait ce qu’est un souvenir : un événement, une odeur, une sensation de notre passé que nous pouvons rappeler. Mais à quoi ressemble-t-il dans notre cerveau ?

Il est porté par des groupes de neurones interconnectés. À cette échelle, le support du souvenir est appelé « engramme ». Ce mot désigne le substrat matériel constitué par un réseau spécifique de neurones, dont les interconnexions se sont renforcées durablement lors de la mémorisation. Ainsi, quand on se souvient, une partie de ce réseau est réactivée. Les recherches récentes montrent comment se fait cette réactivation et comment on peut la contrôler de façon réversible chez la souris.

Mieux comprendre les mécanismes cellulaires qui sous-tendent nos souvenirs est un enjeu de taille, car nombre de maladies neurodégénératives et de traumatismes altèrent notre mémoire, non seulement en perturbant l’accès aux images de notre passé, mais aussi en s’attaquant directement au matériel biologique dans lequel ces images sont fixées.

Comment les souvenirs s’inscrivent dans le cerveau

L’idée que nos souvenirs ne sont pas quelque chose d’immatériel mais ont un support physique est ancienne. Déjà Platon imaginait que l’âme recèle des tablettes de cire dans lesquelles se grave ce que nous voulons retenir.

Mais il a fallu bien longtemps pour affiner cette intuition, puis pour la démontrer expérimentalement. À la fin du XIXe siècle, l’Espagnol Santiago Ramon y Cajal pense que les connexions entre certains neurones sont renforcées lors d’activations répétées accompagnant l’apprentissage – ainsi se formerait le souvenir.

Dans les années 1960, ces spéculations commencent à trouver une assise expérimentale. C’est d’abord chez un mollusque marin, l’aplysie, qu’on les démontre. Lorsqu’on stimule mécaniquement une partie de son dos, il rétracte ses branchies pour les protéger. Mais si cette stimulation est répétée quelques fois, le réflexe s’atténue durablement. Cette adaptation repose sur une réduction prolongée de l’excitabilité synaptique et du nombre de synapses dans le circuit moteur qui pilote la rétraction.

À l’inverse, une sensibilisation de ce réflexe, déclenchée par une stimulation nociceptive (douleur déclenchée par une agression de l’organisme, ndlr) appliquée sur la queue de l’animal, provoque une augmentation persistante de l’excitabilité synaptique et fait apparaître des connexions additionnelles. En 1973, un mécanisme du même type est décrit dans l’hippocampe du lapin – il est nommé « potentialisation à long terme ».

Pour désigner l’encodage permanent dans le substrat cérébral des éléments d’une expérience vécue, rappelons la formule laconique de Carla Shatz :

« Neurons that fire together, wire together » (Les neurones qui se coactivent s’interconnectent.) Carla Shatz, 1992, « Scientific American »

Observer directement les souvenirs en « allumant » les neurones interconnectés

Si les neurones coactivés au cours de l’encodage se réactivent pour permettre le rappel d’un souvenir (Figure 1), on doit pouvoir prouver que leur réactivation accompagne le rappel du souvenir et montrer que leur destruction l’empêche.

Pour ce qui est de la réactivation lors du rappel, le groupe de Mark Mayford a appris à des souris à reconnaître un signal sonore annonçant un choc électrique désagréable. Lorsque plus tard, les souris réentendent ce son, leur immobilité traduit la peur, donc une réactivation du souvenir de ce qu’annonce le son.

Pour imager les neurones qui portent la réactivation du souvenir, voici la procédure : avant l’apprentissage, on infecte des cellules de l’amygdale
– une structure cruciale pour les émotions, dont la peur – avec un virus qui permettra de rendre fluorescents les neurones activés pendant l’apprentissage. Ultérieurement, une fois que ces souris ont réentendu le son, elles sont mises à mort et, à l’aide d’un second marquage, on visualise les neurones qui se sont activés pendant ce rappel. Du coup, les neurones doublement marqués auront été activés pendant l’apprentissage et réactivés pendant le rappel. Or, Mayford et ses collègues constatent qu’il y a bien eu augmentation du double marquage chez les souris ayant eu peur pendant le rappel (comparativement aux différentes conditions de contrôle).

Pour ce qui est de la destruction des neurones qui aboutissent à l’anéantissement du souvenir, on utilisera également une stratégie reposant sur une infection virale des neurones de l’amygdale, mais cette fois, les neurones activés pendant l’apprentissage seront tués avant le rappel à l’aide d’une toxine. De cette manière, le groupe de Paul Frankland a pu montrer qu’une destruction de ces neurones faisait disparaître toute réaction de peur chez les souris car, du fait de la mort des neurones « souvenir », elles ont oublié la signification du signal sonore.

Comment réactiver un souvenir ou le faire disparaître de façon réversible ?

Aujourd’hui, les chercheurs ont peaufiné cette démonstration en parvenant à manipuler ponctuellement et réversiblement l’engramme (le réseau de neurones souvenirs) pour induire l’expression ou la disparition d’un souvenir.

C’est là qu’intervient une technique relativement récente : l’optogénétique. Elle permet de contrôler (soit activer, soit inhiber) avec une grande précision l’activité de certains neurones en les exposant à de la lumière par l’intermédiaire d’une fibre optique plongée dans une région d’intérêt du cerveau. Il suffit pour cela de rendre ces neurones sensibles à une longueur d’onde lumineuse par introduction de gènes codant pour des protéines photosensibles. De plus, il est possible de faire dépendre l’expression de ces gènes de l’activation même des neurones.

C’est ainsi que le groupe de Susumu Tonegawa a pu montrer, chez la souris, qu’après l’apprentissage d’un danger lié à un contexte donné, l’activation par la lumière des neurones ayant participé à l’apprentissage induisait un comportement de peur, donc un rappel… et cela dans un contexte sans danger bien connu de la souris, et sans rapport avec celui de l’apprentissage ! Par ailleurs, lorsque ces neurones étaient inhibés par la lumière dans le contexte dangereux, la souris ne manifestait plus aucune peur.

Implanter un faux souvenir

Il y a même mieux, puisque le groupe de Tonegawa a aussi réussi à implanter un faux souvenir dans la mémoire des souris.

Les souris ont d’abord encodé un premier contexte parfaitement neutre. Les neurones ayant été activés pendant l’encodage de ce contexte ont exprimé une protéine photoactivable avec de la lumière bleue. Les chercheurs ont ensuite exposé ces souris à un autre contexte, celui-là désagréable, tout en activant conjointement la trace du premier avec de la lumière bleue.

Lorsque les souris étaient ultérieurement réexposées au premier contexte (pourtant neutre, à la base), elles se sont mises à le craindre.

Enfin, dans un modèle murin de maladie d’Alzheimer, le groupe de Tonegawa est même allé jusqu’à ressusciter un souvenir le temps d’une photoactivation d’un engramme d’abord rendu photoactivable mais ultérieurement oublié, alors même que celui-ci était invalidé du fait de l’évolution d’un processus neurodégénératif.

Pour l’heure, ces résultats, bien que spectaculaires, et avec lesquels s’alignent les données produites par d’autres groupes de recherche, se limitent à des mémoires simples qui pilotent des comportements simples dans des modèles animaux raisonnablement complexes.

Reste à savoir si les travaux menés sur ces modèles sont généralisables sans nuances à l’humain, et par quel mécanisme un motif d’activation neuronale peut générer des images et des impressions passées dans une phénoménologie consciente actuelle.


Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a eu lieu du 3 au 13 octobre 2025), dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « Intelligence(s) ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.

The Conversation

Jean-Christophe Cassel a reçu des financements de l’ANR. ANR-14-CE13-0029-01
ANR-23-CE37-0012-02

ref. On peut réactiver un souvenir ou le faire disparaître de façon réversible – chez la souris – https://theconversation.com/on-peut-reactiver-un-souvenir-ou-le-faire-disparaitre-de-facon-reversible-chez-la-souris-267656

Les textes des COP parlent-ils vraiment de climat ? Le regard de l’écolinguistique

Source: The Conversation – France in French (2) – By Albin Wagener, Professeur en analyse de discours et communication à l’ESSLIL, chercheur au laboratoire ETHICS, Institut catholique de Lille (ICL)

Derrière les grandes déclarations de la diplomatie climatique, que disent vraiment les textes des COP ? Une étude de leurs discours, passés au crible du « text mining », montre comment les mots des COP sont davantage centrés sur les mécaniques institutionnelles que sur l’urgence environnementale. Le langage diplomatique sur le climat fabrique ainsi un récit institutionnel dont la nature est presque absente.


Alors que la COP30 se tient au Brésil en ce mois de novembre 2025, des voix s’élèvent : ces montagnes onusiennes accoucheraient-elles de souris ? En effet, ces grand-messes du climat aboutissent le plus souvent à des textes consensuels. Certes, ils reconnaissent – sur le papier – la réalité des enjeux climatiques, mais ils ne sont que rarement suivis d’effets. On se souvient, par exemple, du texte de la COP26, à Glasgow (2021), qui évoquait enfin clairement la question de la sortie des énergies fossiles. Mais la mise en œuvre de cette promesse, non réitérée lors de la COP29, à Bakou (2024), reste encore à concrétiser.

Leur processus de décision même est de plus en plus critiqué. Il ne fait intervenir que les délégations nationales à huis clos, tout en donnant un poids important aux lobbies. On y retrouve bien sûr des ONG, mais aussi des grandes entreprises, comme Coca-Cola lors de la COP27, à Charm el-Cheikh (2022). L’occasion pour les États producteurs d’énergie fossile de se livrer à des opérations remarquables d’écoblanchiment – comme les Émirats arabes unis furent accusés de le faire lors de la COP28 à Dubaï. Dans le même temps, les populations autochtones et les mouvements des jeunes pour le climat peinent à se faire entendre à l’occasion de ces événements.

Afin de mieux comprendre l’évolution sémantique dans les déclarations des COP et de voir dans quelle mesure celles-ci reflètent l’urgence climatique, j’ai mené une analyse de discours à partir des déclarations officielles (en anglais) des COP entre 2015 – soit juste après la signature de l’accord de Paris – et 2022. Cela permet de mieux saisir les représentations sociales des instances internationales à propos du changement climatique, dans la mesure où ces discours prennent sens au cours de leur circulation dans la société.

Écolinguistique et text mining, mode d’emploi

Cette étude s’inscrit dans l’approche écolinguistique héritée des travaux d’Arran Stibbe ; une approche qui permet notamment d’explorer la manière dont les institutions cadrent les discours sur l’environnement, tout en aidant à comprendre comment les intérêts divergents d’acteurs différents aboutissent à des positions médianes. Pour le climat comme pour les autres grands sujets politiques internationaux, la façon dont les acteurs en parlent est capitale pour aboutir à des consensus, des prises de décision et des textes engageant les États.

J’ai mené cette analyse grâce à l’outil Iramuteq, développé par Pascal Marchand et Pierre Ratinaud. Il permet une approche statistique du nombre de mots présents dans un corpus textuel, des mots avec lesquels ils apparaissent le plus souvent, mais également de les croiser avec les définitions et leur sens en contexte.

Les sept catégories de récit que l’on retrouve le plus souvent dans les textes des COP climat entre 2015 et 2022.
Fourni par l’auteur

Par ordre de poids statistique, on retrouve ainsi les thèmes suivants :

  • Fonds de soutien international (26,2 %, en vert fluo, classe 3), qui recoupe les discussions sur l’aide aux pays en voie de développement et la proposition d’un fonds afin de faire face au changement climatique.

  • Textes des COP (14,2 %, en bleu, classe 5). Cette catégorie intègre les passages qui évoquent le fonctionnement des COP elles-mêmes et des leurs organes administratifs, dont les objectifs sont actés grâce aux textes.

  • Préparation des COP (13,7 %, en rouge, classe 1). Il s’agit de tout le jargon lié aux coulisses des COP et aux travaux d’organisation qui permettent aux COP d’aboutir et à leurs décisions d’être appliquées de manière concrète.

  • Organisation des COP (13,6 %, en gris, classe 2). Il s’agit du détail concernant les événements des COP elles-mêmes, c’est-à-dire leur organisation et leur calendrier, avec le fonctionnement par réunions et documents à produire.

  • Conséquences négatives du changement climatique (11,6 % seulement, en violet, classe 6). Il s’agit des passages où l’accent est mis sur les dommages, les risques et les vulnérabilités, c’est-à-dire les conséquences négatives du réchauffement climatique.

  • Écologie (11,3 %, rose, classe 7). Cette classe traite des éléments d’ordre écologique liés au changement climatique, ainsi que des causes du réchauffement planétaire.

  • Gouvernance de la COP (9,2 %, vert pâle, classe 4). Dans cette dernière classe, on retrouve les éléments d’ordre stratégique liés aux COP, à savoir la gouvernance, les parties prenantes, les groupes de travail et les plans à suivre.




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Les mots de la COP : dictionnaire portatif des négociations climatiques


Que retenir de ce découpage ? Les questions strictement climatiques et écologiques ne totalisent que 22,9 % des occurrences dans les textes, ce qui paraît assez faible alors qu’il s’agit des raisons pour lesquelles ces COP existent. Dans une grande majorité des thématiques abordées par le corpus, les COP parlent d’abord d’elles-mêmes.

C’est peu surprenant pour une institution internationale de ce calibre, mais cela pose de sérieuses questions concernant la prise en compte des dimensions extra-institutionnelles du problème.

L’écologie déconnectée des autres mots clés

J’ai ensuite poussé le traitement des données un peu plus loin grâce à une méthode statistique appelée « analyse factorielle de correspondance ». Celle-ci permet de comprendre comment les différentes thématiques sont articulées entre elles dans les discours au sein du corpus.

Les récits en lien avec les thèmes qu’on retrouve au centre droit du graphe, liés aux textes des COP (bleu), à leur préparation (rouge), à leur organisation (gris) et à leur gouvernance (vert pâle) forment ainsi un ensemble homogène.

On note toutefois, dans la partie en bas à gauche, que la gouvernance des COP (vert pâle) a un positionnement hybride et semble jouer le rôle d’interface avec la thématique des conséquences négatives du réchauffement climatique (violet) et celle des fonds de soutien internationaux (vert fluo).

En d’autres termes, ces observations confirment que les COP se donnent bien pour objectif de remédier aux conséquences du changement climatique. Et cela, à travers la gouvernance mise en place par les COP, et avec la proposition d’aides aux pays les plus vulnérables comme moyen.

Quant au thème de l’écologie (en rose), il se retrouve en haut à gauche du graphe. Surtout, il semble comme déconnecté du reste des thématiques. Ceci montre que, dans ces textes, il existe peu de liens entre les propos qui traitent de l’écologie et ceux qui évoquent le fonctionnement des COP ou la mise en œuvre concrète de solutions.




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L’absence de termes pourtant centraux

Plus intéressant encore, les textes analysés brillent par l’absence relative de certains termes clés.

Ainsi, le terme animal (en anglais) n’est jamais utilisé. Certains termes n’apparaissent qu’une fois dans tous les textes étudiés, comme life, river ou ecological. D’autres apparaissent, mais très peu, comme natural (trois occurrences), earth (quatre occurrences). Des termes comme water, biodiversity ou ocean, aux enjeux colossaux, ne totalisent que six occurrences.

Ainsi, alors que les COP ont pour objectif de s’intéresser aux conséquences du réchauffement climatique sur les sociétés humaines et le vivant en général, il est marquant de constater que la plupart des champs thématiques du corpus parlent non pas des problèmes liés au changement climatiques, mais surtout des COP elles-mêmes, plus précisément de leur fonctionnement.

En d’autres termes, les COP se parlent à elles-mêmes, dans une logique de vase clos qui vise d’abord à s’assurer que les dispositions prises pour respecter l’accord de Paris sont bien respectées.




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Cet état de fait contraste avec les conséquences concrètes du réchauffement climatique. Il illustre la vivacité de représentations d’ordre gestionnaire et institutionnel, qui s’autoalimentent en voyant d’abord l’environnement, la biodiversité et le vivant comme des ressources à préserver ou des objectifs à accomplir. En restant focalisées sur l’accord de Paris, les déclarations officielles voient ainsi le vivant et la biodiversité comme autant d’outils, d’objets ou de cases à cocher pour rendre compte d’engagements pris au niveau international.

C’est compréhensible étant donnée la nature des textes des COP et du contexte socio-institutionnel qui encadrent leur production. Il n’en reste pas moins que cela trahit bon nombre de représentations qui continuent de percoler nos imaginaires. Dans cette logique, les éléments d’ordre naturel, environnemental ou écologique constituent soit des ressources à utiliser ou préserver, soit des éléments à gérer, soit des objectifs à remplir. Or, cette représentation est loin d’être neutre, comme l’explique George Lakoff.

Ici, le changement climatique est donc traité comme un ensemble de problèmes auxquels il s’agit d’apporter de simples solutions techniques ou des mécanismes de compensation, sans que les conditions qui alimentent ce même dérèglement climatique (notamment liées au système économique et aux modes de production et de consommation) ne soient abordées à aucun moment dans les textes.

C’est cette même logique qui semble condamner les instances internationales à tenter de gérer les conséquences du réchauffement climatique, tout en évitant soigneusement d’en traiter les causes.

The Conversation

Albin Wagener ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Les textes des COP parlent-ils vraiment de climat ? Le regard de l’écolinguistique – https://theconversation.com/les-textes-des-cop-parlent-ils-vraiment-de-climat-le-regard-de-lecolinguistique-269674

Nutri-Score : pourquoi exempter les aliments AOP et IGP n’aurait aucun sens

Source: The Conversation – in French – By Serge Hercberg, Professeur Emérite de Nutrition Université Sorbonne Paris Nord (Paris 13) – Praticien Hospitalier Département de Santé Publique, Hôpital Avicenne (AP-HP), Equipe de Recherche en Epidémiologie Nutritionnelle, U1153 Inserm,Inra,Cnam, Université Sorbonne Paris Nord

Les discussions parlementaires concernant l’obligation d’afficher Nutri-Score, le logo qui associe cinq lettres à cinq couleurs pour informer les consommateurs sur la qualité nutritionnelle des aliments, se poursuivent à l’Assemblée nationale et au Sénat. Mais s’il était adopté, l’un des sous-amendements débattus pourrait créer une brèche dans le dispositif, en excluant les produits bénéficiant d’une appellation d’origine protégée (AOP) ou une indication d’origine protégée (IGP). Une décision dépourvue de tout fondement scientifique.


Le 7 novembre 2026, dans le cadre de la discussion sur le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) à l’Assemblée nationale, les députés ont adopté deux amendements rendant obligatoire l’affichage du Nutri-Score sur les emballages de tous les aliments. Les entreprises qui souhaiteraient déroger à cette mesure se verraient dans l’obligation de s’acquitter d’une taxe de 5 % de leur chiffre d’affaires.

Si les parlementaires résistent aux pressions des lobbies qui s’y opposent et maintiennent cette disposition jusqu’à l’issue du processus législatif, il s’agira d’une très bonne nouvelle pour les consommateurs, et d’une victoire en matière de santé publique.

Toutefois, une nuance de taille tempère l’enthousiasme que pourrait susciter un tel texte de loi : quelques députés ont en effet réussi, par un sous-amendement, à faire exclure de l’obligation d’afficher le Nutri-Score les produits ayant une appellation d’origine protégée (AOP) ou une indication d’origine protégée (IGP).

Pourtant de telles exemptions n’ont pas de sens ni en termes scientifiques, ni en matière de santé publique, ni même pour la défense des produits AOP/IGP.

AOP et IGP ne donnent aucune indication nutritionnelle

Rappelons que le fait qu’un aliment soit « traditionnel », « gastronomique » ou « fabriqué selon une méthode ancestrale » ne donne aucune information sur sa valeur nutritionnelle, et ne signifie pas qu’il peut-être consommé sans restriction.

Les appellations et indications d’origines protégées informent uniquement sur le rattachement à un terroir, à un mode de production vertueux et un savoir-faire reconnu avec un cahier des charges précis. Si intéressants que soient ces éléments, ils n’ont rien à voir avec le sujet sur lequel renseigne le Nutri-Score, qui est, rappelons-le, la qualité nutritionnelle des aliments.

Les arguments en faveur de l’exemption des aliments AOP et IGP, mis en avant de longue date par certains lobbies agroalimentaires, s’appuient sur des arguments que l’on pourrait qualifier de « gastro-populistes ». Il s’agit de promouvoir certaines caractéristiques ou qualités des aliments, comme le terroir ou la tradition, pour occulter leur composition nutritionnelle ou leurs effets sur la santé. Avec, en arrière-plan, la volonté de défendre des intérêts économiques.

Dans un tel contexte, un « aliment avec un signe d’identification de la qualité et de l’origine » n’est pas forcément un « aliment favorable à la santé ». En effet, dans le cahier des charges pour attribuer une AOP ou une IGP, ne figure aucune référence à la composition et la qualité nutritionnelle des produits. Les critères d’attribution portent sur d’autres éléments que les aspects nutritionnels.

À l’inverse, la notion de profil nutritionnel n’implique que cette dimension spécifique : il ne s’agit pas de qualifier les caractéristiques des aliments en termes d’autres qualités, notamment liées à l’origine des produits. Mais la qualité nutritionnelle est assurément la dimension principale à prendre en compte si l’on veut préserver sa santé.

Les aliments AOP et IGP sont, sur le plan nutritionnel, des aliments comme les autres

On l’a vu, ce n’est pas parce qu’un produit est traditionnel, qu’il fait partie du patrimoine culinaire et qu’il est lié aux terroirs (ce sont des éléments tout à fait respectables) que cela lui confère une qualité nutritionnelle favorable. Même avec une appellation d’origine (AOP/IGP), si un produit traditionnel est gras, sucré ou salé, il reste un produit gras, sucré ou salé !

C’est le cas de la majorité des fromages et des charcuteries, du fait de leur teneur en graisses saturées et en sel ainsi que de leur densité calorique, qui, même s’ils ont une AOP ou une IGP, se retrouvent légitimement classés D ou E (et C pour les moins salés et les moins gras, comme les fromages emmental ou mozzarella, ou encore certains jambons).

Il faut souligner que fromages et charcuteries sont les principales catégories de produits traditionnels qui ont un Nutri-Score défavorable. Une étude de l’UFC Que Choisir a montré qu’en réalité, 62 % des aliments « traditionnels » sont classés A, B ou C.

Aucune interdiction à consommer ces aliments, mais avec modération

Comme il est fait état dans la communication qui accompagne le Nutri-Score, le fait d’être classé D ou E n’indique pas que le produit ne doit pas être consommé, mais qu’il peut l’être dans le cadre d’une alimentation équilibrée en petites quantités et/ou pas trop fréquemment, en évitant des consommations excessives.

Selon les recommandations du Programme national nutrition santé (PNNS), il faut limiter la consommation de charcuterie à 150 grammes par semaine et le nombre de produits laitiers à 2 par jour (ce qui comprend le lait, les yaourts et les fromages). En outre, la recommandation générale sur le fait de ne pas manger trop gras et trop salé amène à limiter la consommation de fromages et charcuteries (qui sont riches en graisses saturées et en sel !).

En réalité, il n’y a donc rien de révolutionnaire dans le fait d’afficher un Nutri-Score mettant en évidence la réalité de la composition nutritionnelle, non optimale sur le plan santé, de ces produits.

Le classement des fromages et des charcuteries par le Nutri-Score (qu’ils bénéficient d’une AOP/IGP ou non) est en totale cohérence avec les recommandations nutritionnelles générales du PNNS et celles en vigueur au niveau international, qui soulignent toutes la nécessité de limiter leur consommation.

Pourrait-on imaginer que ces recommandations de santé publique, en matière de consommation de fromages et de charcuteries, s’appliquent à tous les produits de ce type, mais que ceux bénéficiant d’une AOP ou d’une IGP en soient exclus ? Une telle décision viderait de leur sens lesdites recommandations. C’est pourtant le même raisonnement qui sous-tend le sous-amendement sur le Nutri-Score proposé dans le cadre de la discussion sur le PLFSS.

Les intérêts économiques avant la santé publique ?

Il semblerait en réalité que, derrière cette pseudo-défense des fromages avec une AOP ou une IGP, se cache la défense d’intérêts économiques considérables.

Rappelons que la multinationale française Lactalis, qui commercialise la marque Société, est la n°1 mondiale des produits laitiers (30,3 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2024). Elle se partage la grande majorité des AOP fromagères avec Savencia Saveurs & Spécialités (5ᵉ groupe fromager mondial, 7,1 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2024), qui commercialise la marque Papillon, ainsi qu’avec le groupe coopératif laitier Sodiaal (Société de diffusion internationale agroalimentaire, 5,5 milliards de chiffre d’affaires en 2022).

S’il y a moins de grands industriels derrière les charcuteries affichant une IGP, on retrouve, comme pour les fromages, des élus des régions productrices qui montent au créneau pour défendre ces produits, avec des arguments identiques de déni de leurs compositions nutritionnelles (jusqu’à la ministre de l’agriculture elle-même, élue du Doubs, zone de production de charcuteries et de fromages avec une AOP ou une IGP).

Consommer moins mais mieux, grâce au double affichage

Pour finir, soulignons qu’il ne s’agit pas d’opposer deux systèmes d’affichage caractérisant des dimensions différentes des aliments, ce qui aurait d’autant moins de sens que, comme nous l’avons rappelé, leur vocation n’est pas la même.

Il est important d’afficher les labels AOP/IGP, afin de valoriser les aliments qui, dans leur catégorie, ont un mode de production vertueux et sont rattachés aux terroirs, par rapport aux produits équivalents qui n’en ont pas.

Mais cela ne dispense pas de renseigner de façon claire les consommateurs sur leur composition nutritionnelle. Or, pour cela, le Nutri-Score a démontré, études à l’appui, son intelligibilité.

Il serait donc plutôt utile de rappeler que l’affichage du label AOP/IGP aux côtés du Nutri-Score est parfaitement en ligne avec le concept « consommer moins, mais mieux ». Les consommateurs qui consommeront en connaissance de cause ces produits, en respectant les recommandations nutritionnelles qui visent à limiter leur consommation, auront ainsi leurs possessions tous les éléments qui leur permettront de s’orienter vers des produits qualitatifs, locaux, artisanaux. À l’inverse, les produits avec une AOP ou une IGP qui n’affichent pas le Nutri-Score pourraient bien se voir perdre leur confiance.

The Conversation

Chantal Julia a reçu des financements de publics (Santé publique France, Ministère de la Santé, Joint Action prevent NCDs, IRESP…).

Mathilde Touvier a reçu des financements d’organismes publics ou associatifs à but non lucratif (ERC, INCa, ANR…).

Aline Meirhaeghe, Pilar Galan et Serge Hercberg ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.

ref. Nutri-Score : pourquoi exempter les aliments AOP et IGP n’aurait aucun sens – https://theconversation.com/nutri-score-pourquoi-exempter-les-aliments-aop-et-igp-naurait-aucun-sens-270202

Sainte-Soline, gilets jaunes, retraites : comment les manifestants se préparent à la répression policière

Source: The Conversation – in French – By Elise Lobbedez, Assistant professor, Neoma Business School

Les vidéos de la manifestation contre la mégabassine de Sainte-Soline (Deux-Sèvres) en 2023 récemment publiées par « Médiapart » mettent en lumière la violence de la répression qui y a été exercée par les forces de l’ordre envers les manifestants. Loin d’être isolé, cet épisode s’inscrit dans une transformation profonde des pratiques de gestion des manifestations en France depuis deux décennies, marquée par une logique de remilitarisation du maintien de l’ordre et de judiciarisation croissante des mouvements sociaux. Face à ce tournant répressif, comment s’organisent les militants ?


À l’échelle de plusieurs mobilisations françaises (gilets jaunes, manifestations contre la réforme des retraites, « Bloquons tout »…), on remarque une généralisation de la mise en place de fonctions « support » du côté des manifestants : équipes juridiques, personnes chargées de la documentation des violences subies, street medics (médecins de rue), formation aux premiers secours, etc.

Dans cette lignée, un dispositif de soutien nommé « base arrière » est conçu pour le rassemblement de Sainte-Soline (Deux-Sèvres), en réponse à des manifestations antérieurement réprimées. Une équipe juridique s’organise en mars 2022, lors du Printemps maraîchin contre les mégabassines. En rendant accessible des ressources juridiques pour les militants, celle-ci constitue un maillon important du soin en manifestation. Elle aide à protéger de l’épuisement émotionnel et psychologique lié aux procédures judiciaires, souvent longues, stressantes, et financièrement coûteuses, d’autant plus lorsqu’on les affronte seul. Le soutien psychologique, lui, se structure à la suite des affrontements lors de la première manifestation à Sainte-Soline, en octobre 2022.

Sur le terrain, ces équipes assurent la prise en charge des personnes arrêtées ou blessées. Mais leur action ne se limite pas aux urgences : avant le rassemblement, elles font de la prévention. Par exemple, le pôle médical propose des recommandations pour l’équipement à apporter, conseillant d’amener des masques et des lunettes de protection contre les gaz lacrymogènes tout en partageant des astuces pour en limiter leurs effets (mélange à base de Maalox ou citron). De leur côté, les juristes identifient des avocats disponibles pour soutenir les personnes interpellées, et diffusent leur contact ainsi que des réflexes à adopter en cas d’arrestation.

Des pratiques éminemment politiques

Avec le mouvement des gilets jaunes et l’adoption d’une doctrine de maintien de l’ordre plus offensive, de nouveaux acteurs, souvent professionnels de santé, émergent partout sur le territoire pour prodiguer des soins en manifestation. Ceux-ci adoptent souvent une posture de secouristes volontaires apartisans, proche du devoir humanitaire, et prennent en charge tous les blessés : militants, journalistes mais aussi policiers.

Au contraire, la « base arrière » de Sainte-Soline incarne une réflexion explicitement politique sur la mise en œuvre du soin dans les mouvements sociaux, en réponse à la répression accrue. De la sorte, elle s’inscrit dans l’approche historique des street medics.

Apparus en France dans les années 2010 lors de l’occupation de la zone à défendre de Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique), ces derniers sont à l’origine proches des mouvances anarchistes et de gauche, loin de cette neutralité revendiquée. Les fonctions support de la « base arrière » sont alors pensées comme des pratiques militantes, qui s’inscrivent dans une dynamique de soin engagé et d’autodéfense qui vise à assurer avant tout la protection des manifestants. Les membres des équipes rappellent d’ailleurs être présents « en soutien aux camarades qui manifestent ».

Ensuite, le mouvement promeut une posture partagée, où le soin n’est pas délégué à des experts. L’objectif est ici de rendre possible une certaine autonomisation, notamment dans un contexte où il peut être difficile ou risqué d’accéder au soin dispensé par les institutions. Cela peut par exemple être lorsque des médecins transmettent aux ministères de l’intérieur ou de la justice des fichiers recensant les identités et descriptions de blessés en manifestation. Par ailleurs, une approche collective évite de recréer des relations asymétriques et des hiérarchies entre soignants, ceux qui détiennent le savoir et le pouvoir de décision, et soignés, qui sont en position de dépendance sans toujours comprendre les choix.

Enfin, les organisateurs tentent d’étendre cette culture du soin à d’autres aspects de la mobilisation. Une garderie autogérée, un pôle dévalidiste (pour lutter contre les discriminations et faciliter la participation des personnes en situation de handicap), et un dispositif consacré aux violences sexistes et sexuelles sont, par exemple, mis en place pour permettre au plus grand nombre de participer, quelles que soient ses contraintes.

De surcroît, l’information circule sous de multiples formats (flyers, briefings oraux, lignes téléphoniques, etc.). Elle est traduite en plusieurs langues, pour que tout le monde puisse y avoir accès. Il y a donc une attention particulière portée à l’inclusivité des dispositifs et une volonté d’insuffler une responsabilité commune. Ainsi, le pôle psychoémotionnel souligne vouloir se détacher des « cultures militantes […] virilistes qui glorifient un certain rapport à la violence » et permettre à chacun de demander de l’aide en cas de besoin sans se sentir faible.

Les défis d’une approche politique du soin en contexte répressif

Développer une culture du soin partagée et inclusive pose néanmoins de nouvelles questions. Un premier défi est celui du suivi du soin après les manifestations : comment faire en sorte de garantir une continuité dans le soin à l’échelle des groupes locaux après un rassemblement ? Sous quelles modalités ? Et comment s’assurer que des personnes plus isolées puissent en bénéficier ?

Dans mes recherches en cours, certains militants racontent avoir bénéficié d’un soutien psychologique collectif qui a joué un rôle crucial pour digérer leurs vécus. C’est le cas de Thérèse qui explique :

« Ça nous a permis de faire en sorte que notre cerveau qui avait été vraiment malmené puisse se dire “Voilà, ça s’est passé comme ça. C’est une réalité, c’est pas du délire. Je peux dire très précisément que Darmanin a cherché à nous bousiller avec sa force armée”. »

Cependant, d’autres personnes racontent ne pas avoir bénéficié d’une telle expérience, comme le soulignent mes entretiens avec Katia, puis avec Chloé. La première me dit ne pas avoir participé aux événements de soin collectif après la manifestation et s’être reposée plutôt sur ses proches. La seconde exprime s’être « sentie très très seule après » et pas toujours à sa place dans les espaces de discussion. Plusieurs personnes interrogées expliquent aussi ne pas avoir rejoint les moments de soutien car habitant loin des centres urbains. D’autres soulignent ne pas s’être sentis légitimes pour utiliser les dispositifs existants, car certains militants en auraient eu plus besoin qu’eux, notamment les blessés graves.

La manifestation de Sainte-Soline (Deux-Sèvres), le 25 mars 2023, filmée par les caméras-piétons des gendarmes.

Un autre défi de taille pour l’avenir des mobilisations est celui du soin des soignants, qui peuvent vite se retrouver débordés. Plusieurs membres des équipes rapportent avoir été physiquement et mentalement traumatisés de leur expérience, parfois sous le choc pendant plusieurs jours après l’événement. C’est aussi un constat que Vincent, un manifestant présent à Sainte-Soline et proche des équipes de street medics, fait lors de notre entretien :

« J’ai échangé avec les copains qui étaient « medics » là-bas. Je pense qu’eux, ils auraient eu besoin d’un soutien psy derrière parce qu’ils étaient vraiment choqués ».

À l’aune des révélations sur la manifestation de Sainte-Soline, la répression semble s’imposer comme un enjeu crucial des luttes sociales et environnementales. Alors que de nombreux manifestants sont prêts à accepter le risque de s’exposer à des gaz lacrymogènes voire à de potentielles blessures, le soin ne peut pas rester un impensé.

The Conversation

Elise Lobbedez ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Sainte-Soline, gilets jaunes, retraites : comment les manifestants se préparent à la répression policière – https://theconversation.com/sainte-soline-gilets-jaunes-retraites-comment-les-manifestants-se-preparent-a-la-repression-policiere-269632

Pourquoi à l’adolescence, les filles se sentent-elles moins bien que les garçons ?

Source: The Conversation – France in French (3) – By Alejandro Legaz Arrese, Catedrático Área de Educación Física y Deporte, Universidad de Zaragoza

La puberté marque une rupture nette dans le bien-être émotionnel : chez les filles, l’anxiété et les troubles du sommeil augmentent dès 14 ans. Fizkes/Shutterstock

Dans l’ombre de la hausse du mal-être chez les jeunes, une réalité persiste : la puberté marque une rupture nette entre filles et garçons. Des études menées auprès de plus de 10 000 adolescents en Espagne révèlent un écart émotionnel qui s’installe tôt – et qui ne cesse de se creuser.


Ces dernières années, on observe une hausse préoccupante des problèmes de santé mentale chez les jeunes. Pourtant, un aspect essentiel passe souvent inaperçu : cette crise psychique ne touche pas les adolescents et les adolescentes de la même manière.

Dans nos récentes études sur le sommeil, l’anxiété, la dépression, la qualité de vie et le risque de troubles alimentaires, nous avons analysé les données de plus de 10 000 adolescents espagnols âgés de 11 à 19 ans. Les résultats sont sans équivoque : non seulement le fossé émotionnel entre filles et garçons existe, mais il se manifeste tôt et s’intensifie avec l’âge.

Le fossé apparaît à la puberté

La différence entre les sexes n’est pas innée. Elle apparaît avec les changements hormonaux et sociaux de la puberté. Au départ, filles et garçons affichent un bien-être émotionnel similaire. Cependant, à partir de l’âge de 14 ans environ chez les filles, lorsque la puberté bat son plein et que les changements physiques et hormonaux s’accélèrent, les trajectoires commencent à diverger. À partir de ce moment, les filles dorment moins bien, manifestent davantage d’anxiété et rapportent plus de symptômes dépressifs.

Pour beaucoup d’entre elles, l’adolescence devient une période émotionnellement plus intense. De nombreuses jeunes filles décrivent un sentiment de vide, une confusion identitaire et une plus grande difficulté à comprendre ou à réguler leurs émotions. Il ne s’agit pas simplement d’un mal-être passager : à ce stade, l’équilibre émotionnel se fragilise et la réponse au stress s’amplifie.

Un sentiment d’autonomie et de contrôle en recul

Cette phase s’accompagne également d’un changement notable dans la perception de leur autonomie. Certaines adolescentes expriment le sentiment d’avoir moins de prise sur leur temps, leur corps ou leurs décisions. Alors que, pour beaucoup de garçons, la maturité rime avec indépendance, elle s’accompagne chez les filles d’une pression accrue, d’attentes plus fortes et d’exigences plus lourdes envers elles-mêmes.

L’estime de soi chute nettement, tandis que la relation au corps devient plus critique. Les préoccupations liées au poids, à l’apparence ou à l’auto-évaluation constante se multiplient, augmentant le risque de troubles alimentaires. Parallèlement, de nombreuses adolescentes disent se sentir plus fatiguées, avec moins d’énergie et une forme physique en déclin par rapport à la période précédant la puberté.




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Ce schéma rejoint les conclusions internationales du rapport de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), qui souligne une détérioration plus marquée du bien-être psychologique des femmes à partir de la puberté, ainsi qu’une sensibilité émotionnelle accrue pendant cette période.

Ce n’est pas l’environnement qui change, mais la perception de soi

Un point clé ressort : la sphère sociale n’explique pas cet écart. Les relations familiales, scolaires et amicales évoluent de manière similaire chez les deux sexes. Les données ne révèlent pas de différences significatives en matière de soutien social, d’amitiés ou d’expériences de harcèlement.

Le fossé émotionnel ne provient donc pas d’un environnement plus hostile pour les filles. Il émerge de l’intérieur : dans la manière dont elles se sentent, se perçoivent et évaluent le contrôle qu’elles exercent sur leur vie. Il s’agit d’un déséquilibre intime, plutôt que social.




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Hormones et pression esthétique

Pourquoi cette divergence ? L’explication est complexe et multifactorielle. La puberté féminine survient plus tôt et s’accompagne de changements hormonaux plus intenses qui influent sur le sommeil, l’humeur et la gestion du stress. Mais ces transformations, naturelles et communes aux deux sexes, ne constituent ni la cause unique ni la solution. La différence tient à la manière dont elles sont vécues et interprétées dans un environnement social saturé d’attentes autour du corps féminin.

À cela s’ajoute un contexte contemporain dominé par la pression esthétique, l’exposition permanente aux réseaux sociaux et l’injonction à « être parfaite » sur tous les plans. Les dernières études disponibles établissent un lien entre ces dynamiques et la hausse du mal-être émotionnel chez les jeunes filles.

La puberté devient ainsi une période biologique et culturelle particulièrement exigeante pour elles.

Un fossé qui persiste à l’âge adulte

Ce schéma ne disparaît pas avec les années. Les données de notre groupe de recherche et les travaux scientifiques portant sur la population adulte montrent que les femmes continuent de présenter une qualité de sommeil moindre, des niveaux d’anxiété et de dépression plus élevés, ainsi qu’une insatisfaction corporelle plus marquée que les hommes.

Le fossé émotionnel qui s’ouvre à la puberté ne se comble pas spontanément avec le temps.

Le sport, un facteur de protection

Nos données montrent que l’activité physique, et en particulier la pratique du sport de compétition, est associée à un meilleur sommeil, une plus grande satisfaction de vie et un moindre mal-être émotionnel, aussi bien chez les garçons que chez les filles. Lorsque la pratique sportive est équivalente, les bénéfices le sont aussi : le sport protège de la même manière.

Cependant, l’écart de bien-être entre filles et garçons demeure. Non pas parce que le sport serait moins efficace pour elles, mais parce que les adolescentes font globalement moins d’exercice et participent moins aux compétitions sportives, comme le confirment notre étude et d’autres travaux antérieurs.

Le sport, à lui seul, ne peut compenser les facteurs sociaux qui pèsent plus lourdement sur les adolescentes. En revanche, encourager leur participation, notamment à des niveaux compétitifs, permet de réduire l’écart en leur donnant accès aux mêmes bénéfices que les garçons.

D’autres leviers pour réduire l’écart

La bonne nouvelle, c’est que d’autres stratégies contribuent également à diminuer cet écart émotionnel. Les études montrent que les interventions les plus efficaces sont celles qui renforcent la relation au corps, réduisent la comparaison sociale et améliorent l’estime de soi.

Les programmes scolaires axés sur l’éducation à l’image corporelle et à la perception de soi ont permis de réduire le risque de troubles alimentaires et d’améliorer le bien-être émotionnel des adolescentes.

Les initiatives visant à enseigner une utilisation critique des réseaux sociaux et à identifier les messages nuisibles à l’image de soi se révèlent également efficaces pour limiter la pression esthétique et numérique.




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Enfin, les stratégies de régulation émotionnelle et de pleine conscience, axées sur l’apprentissage de la gestion du stress, l’apaisement de l’esprit et la connexion avec le présent, ont été associées à une amélioration du bien-être psychologique et à une diminution des niveaux d’anxiété chez les adolescentes.

Ce n’est pas seulement leur responsabilité

Mais tout ne dépend pas d’elles. Les recherches montrent également que le contexte joue un rôle clé. Les familles qui écoutent, valident les émotions et encouragent l’autonomie protègent la santé mentale de leurs filles.

Quand les écoles enseignent des compétences socio-émotionnelles universelles, telles que la reconnaissance des émotions, la résolution des conflits ou le renforcement de l’estime de soi, les symptômes d’anxiété et de dépression dus à l’adolescence diminuent.

Et les médias et les réseaux sociaux ont une énorme responsabilité : la manière dont ils représentent les corps et la réussite influence directement la façon dont les jeunes filles se perçoivent.

En outre, les politiques publiques qui encadrent les messages liés au corps et à l’image, tout en favorisant des environnements éducatifs et sportifs inclusifs, contribuent à réduire la pression esthétique et à améliorer le bien-être des adolescentes.

Une période critique (et une occasion à saisir)

L’adolescence est une étape décisive. En soutenant les filles à ce moment clé, en renforçant leur autonomie, leur estime de soi et leur relation à leur corps et à leurs émotions, nous posons les bases d’un bien-être durable.

Il ne s’agit pas de leur demander d’être fortes. Il s’agit de créer des environnements qui ne les fragilisent pas. Investir aujourd’hui dans la santé mentale des adolescents, c’est construire une société plus juste et plus équilibrée demain.

The Conversation

Alejandro Legaz Arrese a reçu des financements du Groupe de recherche sur le mouvement humain financé par le gouvernement d’Aragon.

Carmen Mayolas-Pi a reçu des financements associés au groupe de recherche Movimiento Humano de la part du gouvernement d’Aragon.

Joaquin Reverter Masia a reçu des financements du programme national de recherche, développement et innovation axé sur les défis de la société, dans le cadre du plan national de R&D&I 2020-2025. Le titre du projet est : « Évaluation de divers paramètres de santé et niveaux d’activité physique à l’école primaire et secondaire » (numéro de subvention PID2020-117932RB-I00). En outre, la recherche bénéficie du soutien du groupe de recherche consolidé « Human Movement » de la Generalitat de Catalunya (référence 021 SGR 01619).

ref. Pourquoi à l’adolescence, les filles se sentent-elles moins bien que les garçons ? – https://theconversation.com/pourquoi-a-ladolescence-les-filles-se-sentent-elles-moins-bien-que-les-garcons-269663