La maternité à l’époque viking, entre genres, corps et politique sexuelle – nouvelle étude archéologique

Source: The Conversation – France (in French) – By Marianne Hem Eriksen, Associate Professor of Archaeology, University of Leicester

_Britomart_, par Walter Crane (1900). Library of Decorative Arts, Paris

Malgré son rôle central dans l’histoire de l’humanité, la grossesse a souvent été négligée par l’archéologie. Or, des recherches sur l’époque viking, par exemple, montrent la place cruciale des femmes enceintes dans ces sociétés et nous invitent à revoir nos représentations de la répartition des rôles entre hommes et femmes par le passé.


Des femmes enceintes brandissant des épées et portant des casques de combat, des fœtus prêts à venger leurs pères – et un monde rude où tous les nouveau-nés ne naissaient pas libres ou ne recevaient pas de sépulture.

Voilà quelques-unes des réalités mises au jour par la première étude interdisciplinaire consacrée à la grossesse à l’époque des vikings, que j’ai menée avec Kate Olley, Brad Marshall et Emma Tollefsen dans le cadre du projet Body-Politics. Malgré son rôle central dans l’histoire de l’humanité, la grossesse a souvent été négligée par l’archéologie, en grande partie parce qu’elle ne laisse que peu de traces matérielles.

La grossesse a peut-être été particulièrement négligée dans les périodes que nous associons le plus souvent aux guerriers, aux rois et aux batailles – comme l’âge des vikings, hautement romantisé (la période allant de 800 à 1050 apr. J.-C.).

Des sujets tels que la grossesse et l’accouchement ont été traditionnellement considérés comme des « questions féminines », appartenant aux sphères « naturelles » ou « privées ». Pourtant, nous soutenons que des questions telles que « Quand la vie commence-t-elle ? » constituent une préoccupation politique importante, aujourd’hui comme par le passé.

Explorer la « politique de l’utérus » au temps des vikings

Dans notre nouvelle étude, mes coauteurs et moi-même avons rassemblé des éléments de preuve éclectiques afin de comprendre comment la grossesse et le corps de la femme enceinte étaient conceptualisés à cette époque. En explorant cette « politique de l’utérus », il est possible d’enrichir considérablement nos connaissances sur le genre, sur les corps et sur la politique sexuelle à l’époque des vikings et au-delà.

Tout d’abord, nous avons examiné les mots et les récits décrivant la grossesse dans les sources en vieux norrois. Bien que datant de plusieurs siècles après l’ère viking, les sagas et les textes juridiques nous apportent des mots et des récits concernant la procréation que les descendants immédiats des vikings utilisaient et faisaient circuler.

Nous avons appris que la grossesse pouvait être évoquée à travers des tournures comme « le ventre plein », « sans lumière » et « pas entière ». Et nous avons glané un aperçu de la croyance possible en une personnalité du fœtus, dans une expression comme : « Une femme qui ne marche pas seule. »

Etching of a Viking man and woman
Helgi et Guðrún dans la saga de Laxdæla, tels que représentés par Andreas Bloch (1898).
Wiki Commons

Dans l’une des sagas que nous avons étudiées, un épisode soutient l’idée que les enfants à naître (du moins ceux d’un statut social élevé) peuvent déjà être inscrits dans des systèmes complexes de parenté, d’alliances, de querelles et d’obligations. Il raconte l’histoire d’une confrontation tendue entre Guðrún Ósvífrsdóttir, enceinte, protagoniste de la Saga du peuple de Laxardal et l’assassin de son mari, Helgi Harðbeinsson.

En guise de provocation, Helgi essuie sa lance ensanglantée sur les vêtements de Guđrun et sur son ventre. Il déclare : « Je pense que sous le coin de ce châle se trouve ma propre mort. » La prédiction d’Helgi se réalise, le bébé va naître et grandir pour venger son père.

Un autre épisode, tiré de la Saga d’Erik le Rouge, met davantage l’accent sur l’action de la mère. Freydís Eiríksdóttir, enceinte, est prise dans une attaque des Skrælings, nom nordique des populations indigènes du Groenland et du Canada. Ne pouvant s’échapper en raison de sa grossesse, elle prend une épée, dénude son sein et frappe l’épée contre celui-ci, ce qui fait fuir les assaillants.

Bien qu’elle soit parfois considérée comme un épisode littéraire obscur, cette histoire peut trouver un parallèle dans le deuxième ensemble de preuves que nous avons examiné dans le cadre de cette étude : une figurine représentant une femme enceinte.


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Ce pendentif, trouvé dans la sépulture d’une femme du Xe siècle à Aska, en Suède, est la seule représentation connue d’une grossesse à l’époque des vikings. Il représente un personnage en tenue féminine dont les bras enserrent un ventre gonflé, signe peut-être d’un attachement pour l’enfant à venir. Ce qui rend cette figurine particulièrement intéressante, c’est que la femme enceinte porte un casque de combat.

A silver pendant showing a pregnant woman
La figurine d’une femme enceinte analysée dans le cadre de l’étude.
Historiska Museet, CC BY-ND

Pris dans leur ensemble, ces éléments montrent que les femmes enceintes pouvaient, du moins dans l’art et les récits, être confrontées à la violence et aux armes. Elles n’étaient pas cantonnées à la passivité. Avec les études récentes sur les femmes vikings enterrées comme des guerrières, cela nous incite à réfléchir à la manière dont nous envisageons les rôles des hommes et des femmes dans les sociétés vikings, souvent perçues comme hypermasculines.

Enfants disparus et grossesse malheureuse

Un dernier volet de l’enquête a consisté à rechercher des traces de décès de femmes enceintes dans les archives funéraires vikings. Les taux de mortalité maternelle et infantile sont considérés comme très élevés dans la plupart des sociétés préindustrielles. Or, nous avons constaté que, parmi les milliers de tombes vikings, seules 14 sépultures possibles de mères et d’enfants sont signalées.

Par conséquent, nous suggérons que les femmes enceintes décédées n’étaient pas systématiquement enterrées avec leur enfant à naître et qu’elles n’étaient peut-être pas commémorées comme une unité symbiotique par les sociétés vikings. En fait, nous avons également trouvé des nouveau-nés enterrés avec des hommes adultes et des femmes ménopausées, des sépultures qui peuvent être ou non des tombes familiales.

Interpretative drawing of a grave showing a woman’s skeleton and the body of her child
Dessin interprétatif de la tombe d’une femme adulte enterrée avec un nouveau-né placé entre ses cuisses, à Fjälkinge (Suède). Notez que les jambes du corps de la femme ont été alourdies par un rocher.
Matt Hitchcock/Body-Politics, CC BY-SA

Nous ne pouvons pas exclure que les enfants en bas âge – sous-représentés dans les registres d’inhumation en général – aient été disposés ailleurs en cas de décès. Lorsqu’ils sont trouvés dans des tombes avec d’autres corps, il est possible qu’ils aient été inclus en tant qu’« biens funéraires », liés à d’autres personnes présentes dans la tombe.

Voilà qui nous rappelle brutalement que la grossesse et la petite enfance peuvent être des états de transition vulnérables. Un dernier élément de preuve vient particulièrement confirmer ce point. Pour certains, comme le petit garçon de Guđrun, la gestation et la naissance représentaient un processus en plusieurs étapes vers l’accession au statut de personne sociale libre.

Pour les personnes situées en bas de l’échelle sociale, cependant, la situation pouvait être très différente. L’un des textes juridiques que nous avons examinés nous informe sèchement que, lorsque les femmes asservies étaient mises en vente, la grossesse était considérée comme un défaut de leur corps.

La grossesse était profondément politique et loin d’avoir une signification uniforme pour les communautés de l’âge viking. Elle a façonné et a été façonnée par les idées de statut social, de parenté et de personnalité. Notre étude montre que la grossesse n’était ni invisible ni privée, mais qu’elle jouait un rôle crucial dans la façon dont les sociétés vikings concevaient la vie, les identités sociales et le pouvoir.

The Conversation

Marianne Hem Eriksen dirige le projet BODY-POLITICS, financé par le Conseil européen de la recherche (CER) dans le cadre du programme de recherche et d’innovation Horizon 2020 de l’Union européenne (convention de subvention n° 949886). Cette recherche a également été soutenue par le Leverhulme Trust par le biais d’un prix Philip Leverhulme attribué à Marianne Hem Eriksen (PLP-2022-285).

ref. La maternité à l’époque viking, entre genres, corps et politique sexuelle – nouvelle étude archéologique – https://theconversation.com/la-maternite-a-lepoque-viking-entre-genres-corps-et-politique-sexuelle-nouvelle-etude-archeologique-256719

Baromètre de l’énergie : le Brexit affectera d’abord le Royaume-Uni

Source: The Conversation – France in French (2) – By Joachim Schleich, Professor of Energy Economics, Grenoble École de Management (GEM)

Ligne à haute tension en Grande-Bretagne. Richard Croft/wikimedia, CC BY-SA

Il y a environ un an, le 23 juin 2016, une petite majorité d’électeurs britanniques ont choisi de quitter l’UE. Alors que sa dimension énergétique a été peu présente dans les débats, le Brexit pourrait avoir des répercussions sur les marchés de l’énergie au Royaume-Uni et dans les autres États
membres de l’UE. Le baromètre de l’énergie de Grenoble École de Management (GEM) de juin 2017 a sondé les experts sur ces questions.

Le poids du Brexit sur l’énergie outre-Manche

Réponses d’un panel d’experts en énergie à la question : « Pensez-vous que la sortie du Royaume-Uni du marché unique européen de l’énergie affecterait plus négativement le Royaume-Uni ou l’Union européenne ? » Source : Baromètre de l’énergie GEM, été 2017.

Jusqu’à ce qu’il y ait plus de certitude sur les termes du Brexit, les six projets d’interconnexion planifiés reliant le Royaume-Uni
et le réseau continental risquent d’être retardés. À court terme, cela pourrait avoir une incidence sur la sécurité de l’approvisionnement au Royaume-Uni, ainsi que limiter les arbitrages et en conséquence maintenir des prix de l’électricité élevés au Royaume-Uni. À moyen terme, la sortie du Royaume-Uni devrait augmenter les coûts de coordination pour la construction et l’exploitation de ces interconnexions.

Vers un recul des investissements au Royaume-Uni

Réponses d’un panel d’experts en énergie à la question suivante : « Si le Royaume-Uni sort du marché unique européen de l’énergie, dans quelle mesure pensez-vous que cela conduira les entreprises françaises à modifier leurs activités au Royaume-Uni ? » Source : GEM.

Plus des trois quarts de notre panel s’attend à un désinvestissement partiel des entreprises françaises. La négociation des conditions du Brexit a déjà envoyé des signaux négatifs aux investisseurs étrangers. Les incertitudes réglementaires et de marché qui accompagnent le Brexit, ainsi que la perte de l’UE en tant que source de financement nuisent à la confiance des investisseurs. Les projets nucléaires et éoliens, qui sont particulièrement intensifs en capital, risquent d’être particulièrement exposés.

Peu d’effets prévus sur les prix de l’énergie en France

Réponse d’un panel d’experts en énergie à la question : « Quel serait l’impact de la sortie du Royaume-Uni du marché unique européen de l’énergie par rapport au scénario inverse (c’est-à-dire, le RU reste dans le marché unique européen de l’énergie) sur… » Source : GEM.

Environ les trois quarts des répondants pensent que la sortie du Royaume-Uni du marché unique de l’énergie n’aurait pas d’effet sur la sécurité de l’approvisionnement de gaz naturel ou d’électricité en France comparé à un scénario où le Royaume-Uni serait resté. De la même manière, environ les deux tiers des experts pensent que la sortie du Royaume-Uni n’aurait pas d’effet sur le prix du gaz
naturel ou de l’électricité en France.

Les pays européens devront réduire davantage leurs émissions de CO2

Réponse d’un panel d’experts en énergie à la question : « Comment pensez-vous que le Brexit affectera les objectifs des pays membres d’une part et de l’Europe d’autre part ? » [L’UE prévoit une réduction de 40 % des émissions de gaz à effet de serre pour l’année 2030 par rapport aux niveaux de 1990. NDLR] Source : GEM.

Une grande majorité de nos experts en énergie (près de 80 %) anticipent que l’objectif de l’UE pour 2030 demeurera inchangé. En conséquence, les autres États membres devront compenser le départ du Royaume-Uni en augmentant leur propre objectif.


Ces résultats sont basés sur une enquête qui a été menée en mai 2017 et comprenait 83 participants opérant dans l’industrie, la science, et l’administration publique en France.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. Baromètre de l’énergie : le Brexit affectera d’abord le Royaume-Uni – https://theconversation.com/barometre-de-lenergie-le-brexit-affectera-dabord-le-royaume-uni-80501

Migrants, réfugiés, demandeurs d’asile : qui sont-ils vraiment ?

Source: The Conversation – France in French (2) – By Kilian Bazin, Professeur de data visualisation à l’ENSAE et directeur général de toucantoco.com, ENSAE ParisTech

Une famille syrienne sauvée en mer sur le port grec de Kos, en juin 2015. Freedom House

Nous publions ici une série de data visualisations sur la crise des réfugiés, réalisée par Aliénor Anido, Quentin Cavalan, Adeline Gueret et Irène Hu, étudiants de l’ENSAE, sous la direction de leur professeur, Kilian Bazin. L’intégralité de leur travail peut être visualisé sur leur blog, Lumière sur les migrations.

On évoque souvent la « crise des migrants » pour décrire l’afflux de personnes fuyant la guerre en Syrie ou d’autres conflits qui arrivent sur les côtes européennes. Mais de plus en plus d’associations, de journalistes, d’hommes et de femmes politiques plaident aujourd’hui pour l’utilisation du terme réfugié. Ce mot renvoie à une migration politique pour cause de conflit notamment, et, in fine, fait référence au droit d’asile.

La distinction entre réfugié et migrant est essentielle : les gouvernements ont des responsabilités différentes envers chacun. En effet, les pays gèrent les migrants en vertu de leurs propres lois et procédures en matière d’immigration. En revanche, le terme réfugié est défini par la législation internationale : la Convention de Genève de 1951, ratifiée par 145 membres des Nations unies, interdit de refouler des réfugiés dans un pays où leur vie est en danger.

1. Une majorité d’exilés… restent dans leur pays !

Échelle verticale en millions de personnes. Source : UNHCR.

Contrairement aux idées reçues, les populations fragilisées par les conflits et crises s’exilent… à l’intérieur de leur propre pays. Depuis 2006, il y a plus de déplacés internes que de réfugiés. Quant aux demandes d’asiles, elles ont décollé depuis 2012.

2. La géopolitique des demandes d’asile

Source : OFPRA.

En France, plusieurs vagues de demandes d’asile ont été directement liées à des événements historiques, en particulier pour les décennies 1990 et 2000 : l’éclatement du bloc soviétique et les guerres civiles en ex-Yougoslavie.

3. L’Europe des accueils et des rejets

Les demandes d’asile déposées dans les pays européens et le taux d’acceptation. Source : Eurostat.

La France reçoit six fois moins de demandes d’asile que l’Allemagne et accepte une proportion moindre de demandes. En 2015, 70 570 demandes d’asile ont été déposées en France par des individus ressortissants d’un pays n’appartenant pas à l’Union européenne. 29 % ont été acceptées. Le pays qui accepte la plus grande part relative des demandes qu’il reçoit est Chypre, avec un taux de 75 %, suivi de Malte (74 %) et du Danemark (48 %).

4. D’où viennent ceux qui demandent l’asile en France ?

Congo, Chine, Bangladesh

Les dix principaux pays d’origine des demandeurs d’asile (première demande). Source : OFPRA.

Soudan, Syrie, Kosovo

Les dix principaux pays d’origine des demandeurs d’asile (première demande). Source : OFPRA.

Le drame syrien se dessine sur ces deux graphiques : sur une période de deux ans, ce sont près de 3 500 personnes en provenance de ce pays qui ont demandé l’asile à la France.

The Conversation

Kilian Bazin est membre de Toucan Toco : Data Storytelling.

ref. Migrants, réfugiés, demandeurs d’asile : qui sont-ils vraiment ? – https://theconversation.com/migrants-refugies-demandeurs-dasile-qui-sont-ils-vraiment-82607

Climat des affaires : confiance historiquement élevée en France et dans le monde

Source: The Conversation – France in French (2) – By Philippe Dupuy, Professeur au département Gestion, Droit et Finance, Grenoble École de Management (GEM)

Paris, la ville lumière. Walkerssk/Pixabay

Grenoble École de Management et l’association des Directeurs financiers et des contrôleurs de gestion (DFCG) recueillent chaque trimestre l’avis des responsables financiers français. Les résultats sont agrégés au niveau mondial par un réseau d’universités coordonnées par Duke University aux États-Unis. Pour le troisième trimestre 2017, l’enquête s’est déroulée du 22 août au 7 septembre 2017.


Le niveau de confiance reste historiquement élevé dans le monde et en particulier en France. Le souffle d’optimisme apporté par l’élection d’Emmanuel Macron ne semble pas devoir fléchir. Notre indicateur de climat des affaires s’établit à 61,9 sur une échelle de zéro à cent, bien au-delà de sa moyenne de long terme. Il est aussi frappant de noter que depuis le printemps, les responsables financiers nous disent avoir une confiance plus importante pour le pays dans son ensemble que pour leur propre entreprise et ce alors que la France a toujours été, selon nos chiffres, la championne du grand écart en faveur de l’entreprise. Autre chiffre révélateur, seules 15 % des entreprises nous disent que la politique gouvernementale pose un risque à leur activité alors que le mécontentement touche jusqu’à 31,6 % des entreprises américaines.

Réponses à la question : « Quel est votre degré d’optimisme quant à l’économie de votre pays (onglet Pays)/de votre entreprise (onglet Entreprise). »

Plus généralement, au niveau européen, l’indice moyen atteint 63,4 au mois de septembre contre 61,2 au trimestre précédent et il faut remonter au pic de l’année 2007 pour trouver des valeurs durablement supérieures à celles observées aujourd’hui sur le vieux continent. L’optimisme est particulièrement important en Allemagne où notre indicateur de confiance s’établit désormais à 75,9. Il est aussi élevé dans les secteurs de l’énergie (75) et des ventes au détail (70). Ce boom d’optimisme général est compatible avec une économie européenne tournant à plein régime dans les trimestres à venir.

Seul bémol en Europe, le Brexit continue de peser sur le moral des responsables financiers outre-Manche où le climat des affaires s’établit à 51,7 en septembre contre 50,5 en juin.

Vers le point haut du cycle économique ?

Aux États-Unis, ni les turpitudes du président Donald Trump ni les tensions avec la Corée du Nord ne semblent devoir influer significativement sur le climat des affaires. Celui-ci se maintient au-dessus de sa moyenne à 65,9 contre 67,4 au trimestre précédent. Ce niveau de confiance reste compatible avec une croissance élevée pour les trimestres à venir. Néanmoins l’effacement de l’écart entre les niveaux de confiance aux États-Unis et en Europe pourrait indiquer l’approche du point haut du cycle économique.

Le climat des affaires

Niveau d’optimisme moyen des responsables financiers en Europe (bleu) et aux États-Unis (rouge).
Philippe Roure/The Conversation France, CC BY

Dans le reste du monde, l’Amérique latine participe amplement au regain d’optimisme à l’exception notable de la Colombie (45). Le Mexique et le Brésil enregistrent désormais respectivement des niveaux de 63 et 57 alors qu’ils se situaient en dessous de 50 il y a moins d’un an sous le double effet de la crise politique au Brésil et de l’élection de Donald Trump. En Asie, le climat moyen des affaires s’établit à 60,2 indiquant le maintien probable d’une croissance soutenue. Ce chiffre cache néanmoins de fortes disparités entre la Malaisie et le Japon qui affichent respectivement 50 et 52 et l’Inde où l’indicateur s’établit à 64. La Chine conserve avec 62 un niveau de climat des affaires très favorable à la croissance. Enfin, en Afrique, les indicateurs de climat des affaires se redressent aussi même si ils restent sur les niveaux les plus bas observés dans le monde avec en moyenne 52. Les entreprises africaines mettent en particulier en avant l’instabilité politique de certains pays comme frein principal à l’expansion.

Tensions sur le marché de l’emploi

Ce trimestre, il ressort clairement de notre enquête que le marché de l’emploi se tend à travers le monde. Ce résultat n’est pas surprenant tant le climat des affaires est au beau fixe dans le monde depuis plusieurs trimestres. Les principales Banques Centrales de la planète devraient d’ailleurs trouver là une bonne raison de mettre définitivement fin à leurs politiques monétaires accommodantes. Par exemple, ce n’est que la deuxième fois sur les 20 dernières années, que les entreprises américaines estiment qu’attirer et conserver du personnel qualifié est la principale difficulté à laquelle elles font face loin devant le risque géopolitique ou l’environnement macro- économique. Nous avions observé un phénomène similaire au sommet du précédent cycle économique courant 2006.

Pour la moitié d’entre elles, ce manque de ressource est même un frein à leur expansion et à la poursuite de nouveaux projets. En particulier, elles nous disent que trouver aujourd’hui des managers rapidement opérationnels c’est-à-dire qui ont les compétences adaptées à leur secteur d’activité demande un budget dont elles ne disposent pas actuellement. Le marché est à ce point tendu que les entreprises américaines nous déclarent même manquer de candidats possédant le bagage minimum en mathématique, connaissance de la langue voire en éthique du travail !

Le manager introuvable

Sur le marché européen, les tensions sont moindres même si l’emploi qualifié semble commencer à poser problème en particulier lorsqu’il s’agit des nouvelles technologies. Par exemple, 64 % des entreprises françaises déclarent rencontrer des difficultés pour embaucher des profils adaptés à leurs besoins et un peu plus de 50 % déclarent même garder dans leurs cartons des projets dans lesquels elles ne peuvent s’engager faute de ressources en particulier managériales. Si la fonction finance semble peu touchée, ce n’est pas le cas des services de recherche – innovation – développement. Paradoxalement, en Allemagne, les entreprises déclarent ne pas percevoir autant de difficultés à trouver des talents. Pourtant elles sont tout aussi nombreuses à ralentir le rythme de leur expansion en ne se lançant pas de manière mécanique dans tous les projets a priori rentables. La raison de cette prudence a de quoi étonner : si elles ne profitent pas à plein de la situation c’est, selon les réponses que nous collectons, parce qu’elles craignent que l’embauche de nouveaux managers nuise à l’efficacité de leurs organisations !


L’enquête Duke University–Grenoble École de Management mesure chaque trimestre depuis plus de 20 ans le climat des affaires tel que perçu par les responsables financiers des entreprises à travers le monde. L’enquête est courte (environ 10 questions). Elle recueille plus de 1 200 réponses anonymes d’entreprises de tous secteurs et de toutes tailles. C’est désormais la plus grande enquête de ce type dans le monde. Une analyse détaillée par pays peut être envoyée à chaque participant.

The Conversation

Philippe Dupuy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Climat des affaires : confiance historiquement élevée en France et dans le monde – https://theconversation.com/climat-des-affaires-confiance-historiquement-elevee-en-france-et-dans-le-monde-84452

Pain au chocolat vs chocolatine… Fight !

Source: The Conversation – France in French (2) – By Mathieu Avanzi, Linguiste et spécialiste des français régionaux, Université catholique de Louvain (UCLouvain)

Comment légenderiez-vous cette photographie de viennoiserie au chocolat ? Wikipedia , CC BY-SA

Le 17 mai dernier, dix députés des Républicains ont déposé l’amendement n°2064 à la loi “équilibre dans le secteur agricole et alimentaire”, pour “valoriser l’usage courant” du mot chocolatine, dans le code rural et de la pêche maritime. Nous vous proposons de (re)découvrir cette carte de France de l’utilisation de ces mots controversés.


Vous, vous savez. Vous savez comment on doit appeler cette viennoiserie. Mais pourquoi choisissez-vous tel ou tel mot ?

A l’occasion de la parution de mon Atlas du français de nos régions, réalisé à partir des travaux publiés sur mon blog, je me suis penché sur le problème.

C’est une question qui a fait pas mal de bruit sur le web depuis les fameuses sorties de Jean‑François Copé. Outre le tollé politique qu’ont soulevé ces paroles, elles ont été à l’origine de nombreuses querelles linguistiques, relatives à la dénomination de cette délicieuse viennoiserie dans laquelle le boulanger glisse une barre de chocolat.

Depuis, la question fait régulièrement le buzz sur les médias sociaux : des lycéens de Montauban adressent même en janvier 2017 une lettre au Président de la République pour que chocolatine entre dans le dictionnaire.

En février 2017 la photo d’une chocolatine au Japon est partagée des milliers de fois sur les réseaux sociaux… Sur Facebook, il existe même un Comité de défense de la chocolatine.

Le grand référendum du pain au chocolat ou de la chocolatine.
Comité de défense de la chocolatine/Facebook, CC BY

Toutefois, le débat binaire qui oppose le pain au chocolat à la chocolatine ne rend pas tout à fait justice à la diversité des dénominations dont les francophones se servent pour désigner cette viennoiserie, et de ce qui se passe en dehors de la France.

Les linguistes enquêtent

Depuis près de deux ans, une équipe de linguistes cherche à cartographier l’aire d’extension de certains régionalismes du français, c’est-à-dire de phénomènes linguistiques qui ne sont employés ou connus que sur une certaine partie du territoire.

Pour ce faire, ils ont mis en place différents sondages dans lesquels ils demandaient à des internautes de cocher dans une liste le ou les mots qui s’applique(nt) le mieux dans leur usage pour dénommer un certain objet ou une certaine action.

L’une des questions de ces enquêtes portait sur la dénomination du pain au chocolat et ses variantes régionales. Les internautes avaient le choix entre 6 réponses : chocolatine, pain au chocolat, couque au chocolat (une couque désignant en Belgique une viennoiserie), croissant au chocolat (un calque de l’allemand Schokoladencroissant ou de l’anglais chocolate croissant, c’est selon), petit pain et petit pain au chocolat.

Plus de 10 000 participants francophones ayant indiqué avoir passé la plus grande partie de leur jeunesse en France, en Belgique et en Suisse ont répondu à l’enquête. Outre-Atlantique, les linguistes ont reçu plus de 6 000 réponses de francophones ayant signalé avoir passé leur jeunesse dans l’est du Canada.

Les linguistes ont calculé pour chaque aire géographique le pourcentage d’utilisation de chacune des six variantes proposées.

Pour l’Europe, la carte obtenue permet de confirmer ce que l’on savait déjà quant à l’aire de chocolatine en France, mais également de préciser l’aire d’extension de la variante petit pain (au chocolat), en circulation dans le nord et sur la frange est.

La carte permet également de rendre compte des régions où on est susceptible d’entendre des variantes moins médiatisées, comme croissant au chocolat ou couque au chocolat.

Quant à la carte générée à partir des réponses des participants ayant passé la plus grande partie de leur jeunesse dans l’est du Canada, elle fait état d’une opposition binaire entre deux variantes : chocolatine, qui s’impose de façon écrasante dans toute la province du Québec, et croissant au chocolat dans les provinces environnantes, où l’anglais est la première langue parlée. De quoi faire plaisir aux Gascons !

Dénomination de la viennoiserie au chocolat dans les provinces de l’est du Canada.
Mathieu Avanzi, CC BY

Bien entendu, chacune de ces variantes est possiblement connue hors de la région où elle est signalée sur les cartes. Ainsi, si vous demandez un pain au chocolat à Bruxelles ou en Alsace, on vous comprendra sans doute.

La médiatisation du mot chocolatine a également contribué à ce que le mot soit aujourd’hui connut bien au-delà de sa région d’origine. Maintenant si vous demandez une couque au chocolat à Genève ou à Bordeaux, il y a de fortes chances qu’on vous regarde comme une bête curieuse…

Il est également probable, à l’inverse, que vous soyez originaire d’une région et que vous ne connaissiez pas l’usage dominant : c’est parce que ces cartes montrent des tendances, et ne permettent pas de visualiser aisément la vitalité de telle ou telle variable. Pour ce faire, il faut examiner les cartes de détail donnant à voir le pourcentage de vitalité de chaque item :

La carte ci-dessus montre par exemple que l’expression petit-pain au chocolat est connue par environ 80 % des répondants au maximum (c’est-à-dire dans les départements d’Alsace et de l’ancienne région Nord-Pas-de-Calais), et que plus on s’éloigne de ces régions, moins la vitalité de la variante est élevée.

Vive les régionalismes !

Depuis la fin du XVIIe siècle, des spécialistes de la langue (grammairiens, instituteurs, correcteurs, journalistes, etc.) – voire de simples amateurs – ont tenté de répertorier les particularités locales du français des gens qui les entouraient en vue d’en souligner le côté fautif pour mieux les corriger et les faire disparaître (on pense à des ouvrages dont les titres sont assez évocateurs : chasse aux belgicismes, barbarismes, solécismes, expressions vicieuses, etc.).

Or, les régionalismes font partie de l’identité des francophones, de leur culture, de leur patrimoine et ne devraient pas faire, en cette qualité, l’objet de stigmatisation sociale.

L’intérêt des internautes pour les combats linguistiques qui opposent les tenants du blanco à ceux du Typp-Ex, du sac à la poche, de septante à soixante-dix voire de crayon gris à crayon de bois n’est peut-être pas seulement une illusion territoriale, mais une réponse du peuple à des décennies de discrimination en regard de la variation linguistique par nos élites (au début du XXe siècle, on punissait les élèves qui employaient des mots de patois à l’école).

Une norme ou des normes ?

Quand on me demande quelle variante de mot, de prononciation ou de phrase est la plus correcte, je réponds qu’il n’y a pas une variante qui est correcte, mais plusieurs. En tant que linguiste, je reste persuadé que ce sont les locuteurs qui définissent la norme, et non l’inverse. Dès lors, il existe autant de normes qu’il existe de régions… ou d’usages dominants !

The Conversation

Mathieu Avanzi receives funding from Fonds National de la Recherche Scientifique.

ref. Pain au chocolat vs chocolatine… Fight ! – https://theconversation.com/pain-au-chocolat-vs-chocolatine-fight-85923

Une pause au travail ? Oui, mais pas n’importe laquelle !

Source: The Conversation – France in French (2) – By Cyril Couffe, Chercheur associé à la Chaire "Talents de la transformation digitale", Grenoble École de Management (GEM)

Les questions d’attention et de concentration au travail sont primordiales, à la fois pour la performance et pour le bien-être des salariés. Plus les tâches à effectuer sont longues et complexes, plus nous « consommons » de l’attention. Au fur et à mesure, le risque de faire des erreurs augmente et on devient même plus long pour effectuer nos tâches, plus mollassons…

Comment combattre ces effets négatifs ? Beaucoup de recettes peuvent être utilisées pour y remédier, de la pause cigarette à la pause sociale (parler avec ses collègues) en passant par se lever et marcher. Mais toutes les pauses ne se valent pas pour régénérer nos ressources : avec les chercheurs de la Chaire « Talents de la transformation digitale » de Grenoble École de Management nous nous sommes penchés sur le sujet.

Quelles pauses adopter ?

Pour comprendre l’impact des pauses sur la régénération des sources attentionnelles, plusieurs études ont été mises en place et se poursuivront encore. L’un des objectifs principaux de ce travail qui se fera en plusieurs étapes, est de caractériser des pauses compatibles avec le travail, efficaces et simples d’utilisation.

L’une des pistes les plus prometteuses dans ce domaine concerne le « réseau par défaut », une découverte récente en neurosciences. On a en effet constaté que le cerveau semble travailler même quand on ne fait rien. Être dans la lune, divaguer mentalement pourrait ainsi amener une régénération des ressources et une meilleure intégration des informations. Nous avons donc voulu vérifier si ces moments d’errance mentale pouvaient améliorer la qualité des pauses au travail.

Au cours d’une première étude, des participants ont été confrontés à une tâche longue, pénible et coûteuse, inspirée des travaux de Niels Taatgen : une tâche de gestion de planning d’une durée moyenne de 45 minutes. Des compétences de planification et de réflexion étaient requises chez ces participants qui devaient délivrer une performance optimale. Le niveau de réussite était mesuré tout au long de la tâche.

Les participants étaient répartis en trois groupes : un groupe qui effectuait la tâche sans aucune pause, un groupe avec une mauvaise pause et un groupe avec la pause supposée optimale. La mauvaise pause impliquait de se concentrer intensément sur une autre tâche tandis que la bonne pause permettait des moments d’errance mentale.

Les données obtenues ont mis en avant deux effets intéressants. En premier lieu, le simple fait d’avoir eu deux fois 60 secondes de pause a provoqué une augmentation de près de 10 % de bonnes réponses par rapport aux autres groupes. Ensuite, la mauvaise pause, coûteuse elle aussi en ressources attentionnelles, n’a pas aidé à régénérer les ressources, comme si les participants n’en avaient même pas eu ! Cela suggère donc que les personnes qui prennent des pauses en consultant leur smartphone ou en lisant leurs mails ne prennent en réalité aucun moment de répit cognitif…

Evaluer notre ressenti

Une autre manière de caractériser les pauses pour évaluer le ressenti des participants fut de les questionner sur leur ressenti. Tous ont rempli le NASA TLX, un formulaire d’évaluation de la charge cognitive de la tâche de gestion de planning. Les résultats montrent que les bonnes pauses ont également amélioré leur ressenti en termes d’effort cognitif. Les participants se sont donc sentis soulagés !

Pour mettre en pratique concrètement ces résultats, il ne faut pas sous-estimer l’effet puissant de notre réseau par défaut. Lorsque l’esprit vagabonde, cela favorise les instants de créativité, les moments eurêka. Ainsi, il faut s’accorder davantage de moments « dans la lune » puisque cela nous soulage, améliore notre performance et accélère notre travail ! Plutôt que de tenter de travailler cinq heures d’affilée sans pause, retenez que vous pourriez être davantage efficace en travaillant avec des pauses et pourriez faire tout autant en quatre heures avec des courtes pauses où l’esprit vagabonde !


Les data visualisations ont été réalisées par Alexandre Léchenet.

The Conversation

Cyril Couffe travaille pour la chaire “Talents de la Transformations Digitale” au sein de Grenoble Ecole de Management, financée par Orange et e-nergys/Socomec. Il est également membre du comité scientifique de My Mental Energy Pro, qui propose des solutions digitales promouvant le bien-être et l’efficacité du cerveau au travail.

ref. Une pause au travail ? Oui, mais pas n’importe laquelle ! – https://theconversation.com/une-pause-au-travail-oui-mais-pas-nimporte-laquelle-82608

Des enseignants-chercheurs à la recherche du temps perdu : regard sur le malaise universitaire

Source: The Conversation – France (in French) – By Dominique Glaymann, Professeur émérite en sociologie, Université d’Evry – Université Paris-Saclay

Alors que l’enseignement supérieur se transforme, les charges administratives s’accroissent et la course aux publications s’accélère. Comment les universitaires vivent-ils leur métier aujourd’hui ? C’est ce qu’éclaire la grande enquête Enseignants-chercheurs : un grand corps malade, publiée en mai 2025 aux éditions Le Bord de l’eau, dont nous vous proposons de lire un extrait consacré à leur rapport au temps.


Les multiples activités liées à la recherche demandent à la fois du temps pour agir et pour penser, imaginer, échanger. Les chercheurs ont besoin de concentration, de recul réflexif, d’échanges formels (en réunion) et informels (autour d’un café ou entre deux réunions), donc de disponibilité d’esprit, tout le contraire de la surcharge cognitive actuelle. Il leur faut aussi, voire surtout, des temps de latence, de prise de distance, de conceptualisation. Or, ces temps-là, apparemment improductifs, mais en réalité créatifs et indispensables, varient d’un chercheur à un autre, d’un sujet à un autre, d’un moment à un autre de sa carrière. Il ne s’agit pas seulement de temps, mais aussi de concentration et de disponibilité d’esprit.

Ces temps ne peuvent suivre des normes quantifiables. Ils ne se mesurent pas en comptabilisant des publications et des citations dans des articles ou livres, la logique qui est désormais au cœur des modalités d’évaluation des chercheurs et des unités de recherche. De telles évaluations quantitatives sont incapables de prendre en considération les processus cumulatifs de construction de savoirs qui s’opèrent en se complétant et en se complexifiant.

Un résultat de recherche donnant lieu à une communication ou une publication une année N est souvent le produit de nombreuses années de recherche, de tâtonnement, de progression et d’erreurs corrigées, mais grâce auxquelles on a progressé. C’est un travail peu visible et que chaque chercheur est en général lui-même incapable de quantifier. Or, l’évaluation de plus en plus présente et déterminante pour le devenir des équipes est organisée au prix de « « dérive managériale et technocratique, [d’]individualisation de l’évaluation, [d’] effets pervers des procédures bibliométriques… ».

Organiser des recherches implique d’accepter que du temps soit « perdu » pour que des connaissances nouvelles soient « gagnées ». Cette logique essentielle est incompatible avec le culte de l’urgence et de l’évaluation court-termiste qui règne aujourd’hui et crée des contraintes qui obligent à précipiter des travaux de recherche et des publications dans un contexte où « le comptable se substitue au stratège, le court terme au long terme, la recherche du gain immédiat à la mise en place d’une production de qualité ».

L’évolution des critères d’évaluation de la recherche correspond à une dérive productiviste :

« Dans ce régime de concurrence généralisée, la notion de productivité académique intervient à tous les niveaux pour orienter l’allocation des ressources, depuis l’Université prise dans son ensemble jusqu’à chaque enseignant-chercheur pris individuellement, en passant par les départements, les maquettes et les équipes de recherche. »

La recherche de productivité et l’évaluation qui en est faite ont des effets de transformation du travail :

« Dans la recherche académique, le principal critère retenu pour mesurer la productivité d’un enseignant-chercheur est la production individuelle d’articles dans des revues répertoriées dans des listes hiérarchisées. […] Les dispositifs de bibliométrie favorisent en effet des formes de pilotage automatique de l’action évaluatrice. Néanmoins, ces avantages immédiats occultent la question centrale de la finalité de l’action : la course à la publication pour accroître un avantage bibliométrique, et pour faire de l’enseignant-chercheur un “acteur productif”, conduit-elle nécessairement à une amélioration de la réalisation de la diversité des missions qui lui incombent, et à une amélioration de la qualité des résultats scientifiques ? Cette mesure de la productivité des enseignants-chercheurs permet-elle d’assurer la qualité scientifique des individus, et la qualité globale de l’action – par exemple – du corps des économistes ? Les crises économiques, écologiques et sociales que produit le capitalisme contemporain permettent d’en douter ! »

Non seulement, cette évolution risque de fragiliser la fiabilité des résultats et des publications scientifiques, mais aussi de provoquer désillusion, découragement et désengagement parmi les enseignants-chercheurs, notamment sous l’effet d’« injonctions comptables » portant atteinte au sens de leurs missions.

« Ce que ça a changé, c’est aussi une concurrence accrue entre les enseignants-chercheurs. De mon point de vue, cela ne fait pas forcément avancer la science parce qu’ils passent énormément de temps à chercher des ressources financières. Et en plus, ils sont jugés sur cette recherche des finances. […] On parle des publications et on parle de moins en moins de l’enseignement et des responsabilités, mais la part de l’argent devient de plus en plus importante. Donc on quantifie le travail du chercheur par, allez, je vais un peu exagérer, mais c’est fait exprès, par le chiffre d’affaires qu’il va réaliser, par le nombre de projets qu’il va ramener » (Thierry, PU en automatisme en université).

« On met beaucoup plus de pression pour la publication. Moi, je ne me sens pas très impactée par ça parce que je suis pratiquement en haut de l’échelle. Donc, du coup, je me dis que je ne publierai peut-être plus, mais ça a zéro impact sur ma vie, zéro ! » (Emmanuelle, PU en informatique en université).

« Si c’est pour être des enseignants insignifiants qui produisent des recherches insignifiantes, c’est-à-dire qui ne produisent pas de sens, ce n’est pas la peine » (Aminata, PU en sciences de l’éducation et de la formation en université).


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« Je suis à deux ans de la retraite et je n’attends que de partir. Bon ça, c’est aussi un phénomène pré-retraite, je pense que ça existe de tout temps. Mais je suis quand même une militante dans ma vie et là, je suis complètement découragée » (Élise, PU en civilisation américaine en université).

« Nous, à l’université, on se ment avec cette idée que nous sommes toujours des universitaires, des enseignants-chercheurs, la réalité, c’est que nous sommes des profs de super lycée pour 80 % d’entre nous. Nous travaillons en licence avec des gens qui ne deviendront pas juristes, ou sociologues, ou psychologues. Je pense qu’on se ment aussi sur notre statut social. Évidemment, moi, je peux porter la robe, mais quand on regarde le niveau des rémunérations et même le prestige social dans la société, on voit bien qu’il n’est plus ce qu’il a été. Donc, je pense qu’on se ment. Et moi, je voudrais juste qu’on arrête de se mentir, mais qu’on arrête de se mentir à tous les niveaux » (Tom, PU en droit public en université).

Ce phénomène vient aggraver la transformation des activités de recherche en variable d’ajustement dans les emplois du temps des EC.

« J’observe qu’on recrute les enseignants-chercheurs sur leurs qualités en recherche. Et si c’est pour les mettre sur des situations où ils ne pourront plus faire de la recherche, il y a un problème dans le système. On ne peut pas à la fois demander aux gens d’être visibles internationalement et ensuite être dans un truc où finalement ce sont juste des enseignants un peu moins bien payés que des profs de classe préparatoire. Il y a un problème » (Amin, PU en mathématiques en université).

Il est en effet impossible de repousser la préparation des cours et de ne pas être présent en cours ou en TD, il est tout aussi impossible à toutes celles et ceux qui ont une ou plusieurs responsabilités (de diplôme ou de département) de ne pas réaliser dans les délais les tâches qui reviennent à chaque rentrée (gestion des effectifs, des calendriers, des répartitions de cours, etc.) et, à chaque fin, de semestre (évaluations, retour et compilation des notes, jurys, etc.). C’est alors les temps de recherche, consacrés à des enquêtes ou des expériences, à de la lecture ou à de la rédaction qui sont repoussés, voire sacrifiés.

On notera au passage que la semestrialisation (intervenue en 2002) a multiplié par deux le nombre de rentrées et de fins de sessions de cours à gérer. Un des effets indirects majeurs de ce redécoupage est que le début de l’année universitaire se fait de plus en plus tôt (en septembre au lieu d’octobre pour la plupart des étudiants, et donc dès le 15 août pour de nombreux enseignants et administratifs) et que la fin de l’année a lieu plus tard, le temps de terminer les cours du second semestre, d’organiser les examens et de plus, dans un délai de plus en plus court, les rattrapages (autrefois organisés en septembre, avec de vraies périodes de révision pour les étudiants). Ce processus a été intensifié avec les nouvelles procédures de candidature et de recrutement des étudiants (Parcourssup et MonMaster).

The Conversation

Dominique Glaymann ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Des enseignants-chercheurs à la recherche du temps perdu : regard sur le malaise universitaire – https://theconversation.com/des-enseignants-chercheurs-a-la-recherche-du-temps-perdu-regard-sur-le-malaise-universitaire-256860

L’écriture numérique : un défi pour l’enseignement ?

Source: The Conversation – France (in French) – By Maëlle Ochoa, Doctorante en didactique des langues secondes, Université de Bordeaux

L’acquisition de l’écrit est un processus complexe, qui s’étale sur toute une scolarité. Et l’omniprésence d’outils numériques implique de repenser son apprentissage, dans la mesure où les écrans supposent un autre traitement des informations. Du cahier à l’ordinateur ou au smartphone, les logiques ne sont plus les mêmes. Quelques pistes de réflexion.


« L’écriture n’est pas en progrès ; il semble même qu’elle soit plutôt en décadence. » Si vous pensez lire là un extrait de l’annonce de François Bayrou, en mars dernier, à l’occasion de l’annonce d’un plan pour l’écriture à l’école, vous vous trompez. Il s’agit d’une citation de l’inspecteur d’académie Irénée Carré, en 1889.

La maîtrise de l’écrit et son enseignement ont toujours fait l’objet de prises de parole politiques, reflétant les enjeux sociaux autour de l’écriture qui, en plus d’être un puissant transformateur cognitif, est un outil indispensable pour s’insérer socialement. Que ce soit dans une langue maternelle ou dans une langue étrangère, sur papier ou sur écran, écrire, c’est penser.

En tant que besoin social, l’écrit catalyse des inégalités. Ajoutée à d’autres facteurs, sa maîtrise permet d’accéder à une meilleure réussite scolaire, académique, professionnelle, sociale. Et cette réussite est davantage susceptible de conduire à des situations dans lesquelles on continue à réfléchir et s’enrichir intellectuellement.

On comprend donc bien la nécessite d’enseigner l’écrit à l’école, et jusqu’à l’université. De plus, si les problématiques d’enseignement de l’écriture questionnent les professionnels depuis longtemps, l’omniprésence de l’écriture numérique soulève de nouvelles questions. Quelles différences entre l’écriture sur papier et l’écriture sur écran ? Qu’implique l’écriture numérique, à la fois sur le plan social et celui de son acquisition ?

Les spécificités de l’écriture numérique

Écrire est une activité complexe et coûteuse sur le plan cognitif. Pour écrire, vous devez mettre en œuvre un grand nombre de processus de manière simultanée : récupérer des informations dans la mémoire à long terme, transformer ces informations sémantiques en texte, produire le texte à la main ou le taper, vérifier le résultat en le comparant avec les buts initiaux, tenir compte de votre lecteur, respecter un certain nombre de normes linguistiques et discursives…

Si vous écrivez dans une langue étrangère, il y a des défis supplémentaires : vous n’avez peut-être pas accès à tout le lexique nécessaire, les opérations prennent plus de temps, vous avez votre langue maternelle en tête, etc.




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Lorsque vous écrivez dans un espace numérique, d’autres spécificités sont aussi à prendre en compte. Il faut distinguer l’écrit numérisé, qui est une sorte d’écrit papier sur un support différent, de l’écrit numérique, qui implique une compréhension de l’environnement informatique. Maîtriser l’écrit numérique ne signifie pas apprendre à écrire ou à lire sur un écran. Cela suppose d’être capable à la fois de traiter des informations et de construire du sens en tenant compte de la machine.


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Activer ou suivre des liens hypertextes, commenter un article, interagir avec le contenu grâce à des emojis, des likes ou des réactions, utiliser une messagerie instantannée, ou une IA générative, concevoir des diaporamas, collaborer sur un même document sont des exemples de situations qui relèvent de l’écriture numérique. Ces actions impliquent des processus qui ne peuvent être mis en œuvre dans le cas d’une écriture sur papier d’un texte numérisé.

Du point de vue de l’attention, l’apprentissage dans un espace numérique peut être facilité par une utilisation précise et appropriée de certains outils comme les plates-formes permettant de réguler l’écoute d’un document audio en autonomie par exemple, les liens permettant d’avoir accès à des informations supplémentaires, les correcteurs. Mais il peut aussi être entravé quand on est confronté à de trop nombreuses informations à la fois, ou qu’on ne cesse de naviguer d’un onglet à un autre.

Un exemple d’étude sur l’utilisation de la traduction en ligne

Dans le cadre de mes recherches, je me suis intéressée en particulier à l’apport de la traduction neuronale automatique, avec des outils comme DeepL, pour l’enseignement de la production écrite en français langue étrangère.

Il s’agit de comprendre dans quelle mesure l’utilisation de DeepL permet d’améliorer les performances des rédacteurs. Pour cela, j’ai mené une étude expérimentale auprès d’étudiants chinois à l’université en France. Les étudiants ont d’abord rédigé un essai sans aide, puis un deuxième essai pour lequel ils pouvaient recourir librement à DeepL.




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Les écrans des étudiants ont été enregistrés pendant la rédaction. Cette technique permet d’observer et de comparer les activités de rédaction : le temps de frappe sur le clavier, le temps passé à traduire, les temps de pause entre chaque étape, les mouvements du curseur, etc.

Les résultats de cette étude ont mis en évidence des profils de rédacteurs variés. Lorsqu’ils peuvent utiliser DeepL, certains étudiants utilisent beaucoup leur langue maternelle et font ainsi plus de pauses, ce qui est bon signe puisque les pauses permettraient de s’intéresser à l’aspect global du texte, à sa cohérence, aux idées qu’il contient. D’autres étudiants passent plus de temps à écrire en français, ce qui pourrait correspondre aux objectifs des enseignants. De futures études permettront peut-être de faire des liens entre ces profils de rédacteurs et la progression des étudiants.

Nous avons également remarqué que, lorsqu’un étudiant passe d’une opération à l’autre rapidement, et de nombreuses fois, ses performances à l’écrit ont tendance à diminuer. Cela rejoint d’autres conclusions de recherche selon lesquelles les nombreux changements d’activités augmentent la charge cognitive et peuvent avoir un impact négatif sur les performances des étudiants.

Quelles stratégies pour repenser l’enseignement ?

Ces analyses ont aussi permis de montrer comment les apprenants se saisissent de l’outil et d’identifier différentes stratégies, qui peuvent être discutées avec les étudiants :

  • traduire des phrases ou des expressions de la langue maternelle vers la langue étrangère peut servir à lancer ou compléter la production ;

  • alterner les langues peut permettre de construire des idées complexes ;

  • traduire le texte entièrement peut servir à obtenir une version corrigée, à récupérer certains éléments, à rédiger uniquement en langue maternelle ;

  • Comparer la version en langue maternelle et la version en langue étrangère peut permettre de réfléchir sur la langue.

Les étudiants peuvent déléguer certaines opérations, ce qui facilite le processus de rédaction. Attention, toutefois, il est aussi possible d’éviter des opérations. Or, dans une visée cognitive de l’apprentissage des langues, on ne cherche par à faire éviter les opérations qui conduisent à résoudre des problèmes, mais à les accompagner. C’est ce qui amène les étudiants à résoudre des problèmes de plus en plus complexes par eux-mêmes.

Les traducteurs en ligne sont des aides à l’écriture qui peuvent servir l’enseignement de l’écrit en langue étrangère. Tenir compte de la façon dont le traducteur amène les étudiants à traiter l’information et à construire le sens apparaît essentiel pour enseigner l’écriture numérique.

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Maëlle Ochoa ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. L’écriture numérique : un défi pour l’enseignement ? – https://theconversation.com/lecriture-numerique-un-defi-pour-lenseignement-254758

L’affaire de Bétharram, ce n’est pas du passé : interroger l’idéologie punitive en France

Source: The Conversation – France (in French) – By Éric Debarbieux, Professeur émérite en sciences de l’éducation, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)

Si le recours aux châtiments corporels est désormais condamné, l’idéologie qui a autorisé ces pratiques est loin d’avoir disparu en France. En témoignent ces discours faisant primer le répressif sur l’éducatif. L’affaire de Bétharram nous invite à interroger les effets de système qui perdurent et les mécanismes de reproduction de la violence.


Plus de 200 plaintes ont été déposées pour des faits de violences physiques et sexuelles, commis des années 1950 aux années 2000, dans une école catholique des Pyrénées-Atlantiques. L’affaire de Bétharram défraie la chronique depuis des mois, au point de menacer un premier ministre soupçonné d’avoir couvert ces faits.

Mais, comme le disent les victimes, cette affaire ne doit pas être masquée en une « affaire Bayrou » : il convient de la penser au-delà des responsabilités éventuelles de cet homme politique.

Le châtiment corporel, c’était avant-hier ?

Des claques, des coups, de l’isolement à genoux sur le perron, par une nuit glaciale, le catalogue des châtiments corporels infligés surprend. Il s’agirait d’une violence d’une autre époque, révolue. C’est l’argument de défense de l’institution, et la conséquence judiciaire en est la prescription s’appliquant à la plupart des affaires révélées.

« Affaire de Bétharram : il témoigne des violences dans l’établissement scolaire » (Le Monde, mars 2025).

En soi, cela n’est pas faux. L’évolution pluriséculaire du regard sur l’enfant a fortement démonétisé l’usage de la violence en éducation, comme cela a été démontré par bien des historiens, au regard de l’histoire longue. Cela a été acté juridiquement et anciennement.

Le droit français a interdit le châtiment corporel à l’école dès 1803, même s’il a fallu longtemps pour que cette interdiction s’applique. Celle-ci a été répétée dans une circulaire de 1991. Beaucoup plus récente a été l’interdiction faite aux familles par la loi du 10 juillet 2019 relative à l’interdiction des violences éducatives ordinaires qui a précisé que l’autorité parentale s’exerce sans violences physiques ou psychologiques.

Les enquêtes de victimation à l’école témoignent de la rareté, mais non de l’absence du châtiment corporel dans les écoles publiques. Il en est ainsi dans une enquête, menée sous ma direction pour l’Unicef, en 2010, qui montre (p.22) qu’il s’agit encore en moyenne d’environ 6 % des élèves du primaire qui déclarent avoir été frappés par un membre du personnel.

Quantitativement cela est minoritaire, ce qui n’est pas une raison pour l’admettre, et l’on peut comparer avec les taux obtenus par le même type de recherche menée dans des pays du continent africain, qui peuvent atteindre 80 % d’élèves concernés. Aux États-Unis, ce sont encore au moins 19 États, principalement au Sud, qui autorisent le châtiment corporel à l’école, y compris avec un instrument (le paddle).

… ou c’est demain ?

Aussi, dira-t-on, la violence, c’était avant et c’est ailleurs ? Oui, mais. Mais l’idéologie qui autorise ces pratiques est loin d’avoir disparu en France, et si celles-ci se sont en moyenne raréfiées, cachées, celle-là reste bien vivace.

Elle est idéologie du redressement de l’enfant, de sa domination par le « bon père de famille », y compris dans les déclarations du premier ministre lorsqu’il justifie la gifle en disant qu’il s’agit d’un « geste éducatif », paroles que j’ai commentées dans une chronique récente.

Elle est aussi idéologie de son enfermement et de son éloignement en cas de déviance : les victimes en ont témoigné, être en internat à Bétharram était bien en soi une punition. Un moyen de redresser l’enfant, d’en faire « un homme » en l’éloignant.

Cette idéologie de l’enfermement orthopédique et de la primauté du répressif sur l’éducatif n’a sans doute pas autant régressé qu’espéré. Ce désir d’enfermer, ce réflexe punitif, sont (re)devenus dominants et ils traversent toutes les couches de la société. C’est un mantra politique et populiste. Une loi réformant la justice des mineurs, révulsant les juristes et les éducateurs, vient d’être votée avec comme souhait des peines de prison ferme pour les adolescents dès 13 ans, de manière à leur causer une sorte de « choc carcéral », suivant les mots de Gabriel Attal, ex-ministre de l’éducation.

Malgré un rapport très critique de la Cour des comptes, les centres éducatifs fermés continuent d’être une solution dispendieuse, inefficace et humainement destructrice, pourtant largement affirmée par le pouvoir exécutif.

« Dans un centre éducatif fermé pour mineurs délinquants » (France Info, 2025)

Sur le plan de la punition, il est une expérience commune qui consiste, lorsque l’on critique la « fessée » ou la « claque », voire les violences éducatives ordinaires, de s’entendre rétorquer : « On ne peut plus rien faire. »

Il est évident qu’il ne s’agit pas ici d’une quelconque apologie du laisser-faire mais de la condamnation de la violence en éducation. À ce « On ne peut plus rien faire » correspond très bien le « On ne peut plus rien dire » qui oppose les réticences patriarcales à la dénonciation du sexisme commun.

Violences et soumission

Bétharram est l’exemple même des effets d’un milieu clos et d’une culture qui favorisent systémiquement les violences de domination : soumission par les coups et la crainte qui peut dériver vers une soumission sidérée aux actes pédocriminels. Il existe un continuum des violences répressives et sexuelles. C’est largement démontré dans les milieux clos, par la recherche sur les populations vulnérables, tout autant qu’en milieu carcéral.

Ce n’est pas simplement la responsabilité individuelle des prédateurs qui est en jeu : dans la recherche actuelle sur les auteurs de violence sexuelle, de plus en plus est abandonnée la théorie de « la pomme pourrie », c’est-à-dire de l’individu seul déviant dans un milieu sain : on lira à cet égard l’excellent article du psychologue Nicolas Port dans la revue l’Année canonique en 2024 et portant entre autres sur les profils des prêtres agresseurs sexuels.

Le milieu culturel et le contexte institutionnel font partie des conditions du passage à l’acte, de sa détection possible et des cécités réelles ou de… mauvaise foi. On se dira alors que le catholicisme lui-même est en jeu. Son organisation est en effet largement empreinte de domination patriarcale. Celle-ci agit dans le vocabulaire (« Mon père »), dans la hiérarchie du genre qui est minoration du féminin, officialisée par l’impossible ordination des femmes, ce qui est contesté par le féminisme chrétien.

L’enseignement catholique est lui-même fracturé idéologiquement et si « l’ordre » reste un argument de légitimation, il n’en est pas moins que bien de ses écoles se rapprochent plus de l’univers de la pédagogie Montessori que de celui de Bétharram, suivant l’idéologie des classes moyennes supérieures.

La ligne de fracture est sans doute désormais plus politique que théologique. Certes, c’est dans l’électorat catholique et religieux qu’ont été recrutées une bonne partie des troupes de la Manif pour tous et il y a une porosité de cet électorat aux thèses identitaires extrêmes. Mais cet électorat ne s’y résume pas, loin de là, même si l’on peut craindre un élargissement des franges traditionnalistes. Cela nécessite – en éducation comme sur bien des points – un aggiornamento de la doctrine et de l’organisation du catholicisme, à cet égard l’affaire de Bétharram peut puissamment y aider.


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Il serait en outre totalement contre-productif d’assimiler les violences révélées à l’ensemble des chrétiens : mutatis mutandis, ce serait la même erreur que celle qui assimile musulmans et terroristes… L’option fondamentaliste et pseudo-traditionnelle dans toutes les religions du livre est en jeu. Ainsi, dans une recherche menée en Israël et relatée dans un livre majeur sur la violence en contexte à l’école, Benbenishty et Astor démontrent la plus grande présence des violences sexuelles dans les écoles islamiques fondamentalistes et dans les écoles juives ultraorthodoxes, ces dernières fournissant les troupes d’extrême droite maintenant au pouvoir dans ce pays.

Des mineurs violents ?

Enfin, une dernière erreur à éviter est de séparer le problème de la violence des adultes et celle de la violence commise par des mineurs, y compris la violence sexuelle. Bien sûr, la plupart des victimes ne deviennent pas des agresseurs et tentent de se protéger de la dure loi de conservation de la violence.

Mais il n’empêche qu’être battu est un facteur de risque important de devenir sexuellement victime, et éventuellement d’être un agresseur. Toute la littérature par facteurs de risque l’a démontré. Les témoignages recueillis à Bétharram montrent parmi les perpétrateurs de grands élèves utilisés comme surveillants. Plus loin, la parution récente d’un livre d’Aude Lorriaux, bien documenté, sur les violences sexuelles commises par des mineurs pose avec force le lien entre l’idéologie masculiniste et sa reproduction violente de ces violences par les mineurs.

Il ne s’agit pas d’y voir une jeunesse perverse, mais bien un effet de système, renforcé par une idéologie dont le trumpisme est un avatar. Les adultes peuvent aussi, terriblement, être de mauvais exemples.

Aussi, s’il est vrai qu’un meilleur contrôle des lieux éducatifs clos, une meilleure formation des personnels, une information plus précise de tous les élèves sur le consentement et la vie affective et sexuelle peuvent être une partie de la solution, il n’en reste pas moins que l’affaire de Bétharram, sans forcément être une affaire Bayrou, est bien une affaire politique.

The Conversation

Au cours de ma carrière j’ai pour mes recherches obtenu des subventions de l’ANR, de la Commission Européenne, de l’UNICEF, du Conseil Régional Aquitaine, de la CASDEN BP. Je n’ai plus de financements en cours.
J’ai fait la préface du Livre d’Aude Lorriaux cité dans l’article.

ref. L’affaire de Bétharram, ce n’est pas du passé : interroger l’idéologie punitive en France – https://theconversation.com/laffaire-de-betharram-ce-nest-pas-du-passe-interroger-lideologie-punitive-en-france-255242

#SkinnyTok, la tendance TikTok qui fait l’apologie de la maigreur et menace la santé des adolescentes

Source: The Conversation – France (in French) – By Pascale Ezan, professeur des universités – comportements de consommation – alimentation – réseaux sociaux, Université Le Havre Normandie

Associant phrases chocs, musiques entraînantes et récits de transformation physique, de jeunes femmes font sur TikTok la promotion d’une maigreur extrême. Loin de provoquer du rejet, ces messages sont discutés et très partagés sur le réseau social, interpellant éducateurs et professionnels de santé.


Dans les années 1990, les couvertures des magazines féminins annonçaient l’été avec des injonctions à changer son corps : il fallait « perdre 5 kilos avant la plage » ou « retrouver un ventre plat en 10 jours » afin de ressembler aux mannequins filiformes des podiums.

Aujourd’hui, ces supports papier perdent du terrain chez les jeunes filles, au profit de réseaux sociaux comme TikTok, une plateforme au cœur de leur culture numérique. L’imaginaire du corps parfait s’y diffuse plus vite, plus fort, et de manière plus insidieuse.

Parmi les tendances incitant à la minceur sur ce réseau social, #SkinnyTok apparaît comme l’un des hashtags les plus troublants avec 58,2 K de publications en avril 2025.

La pression sociale de discours chocs

À l’aide de vidéos courtes mêlant musiques entraînantes, filtres séduisants et récits de transformation physique (les fameux avant/après), de jeunes femmes s’adressent à leurs paires pour les inciter à moins manger, voire à s’affamer.

Centrées sur des heuristiques de représentativité, ces jeunes femmes mettent en scène leurs corps comme une preuve de la pertinence des conseils qu’elles avancent. Elles soulignent ainsi que leur vécu est un exemple à suivre : « Je ne mange presque plus. »

En surface, leurs recommandations nutritionnelles se fondent sur les messages sanitaires auxquelles elles sont exposées depuis leur enfance : manger sainement, faire du sport… Mais en réalité, leurs discours prônent des régimes dangereusement restrictifs, des routines visant à façonner des corps ultraminces. Basés sur la croyance, qu’il faut éviter de manger pour perdre rapidement du poids, des conseils de jeûne intermittent, des astuces pour ignorer la faim sont véhiculés : « Je ne mangeais qu’à partir de 16 heures + pilates à côté. »

Ici, pas de mises en scène de recettes ou de bons plans pour mieux manger comme dans la plupart des contenus « healthy » sur Instagram, mais des phrases chocs facilement mémorisables pour véhiculer une pression sociale : « Si elle est plus maigre que toi, c’est qu’elle est plus forte que toi » ; « Ne te récompense pas avec de la nourriture, tu n’es pas un chien ! » ; « Tu n’as pas faim, c’est juste que tu t’ennuies » ; « Si ton ventre gargouille, c’est qu’il t’applaudit. »

On ne trouve pas non plus dans les messages estampillés #SkinnyTok de propos bienveillants et empathiques, confortant une estime de soi.




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Au contraire, les prises de parole sont agressives et pensées comme un levier efficace de changement comportemental. Le principe est de susciter des émotions négatives basées sur la culpabilité avec, comme source de motivation, la promesse de vivre un bel été : « Tu ne veux pas faire de sport, OK, alors prépare-toi à être mal dans ta peau cet été. »

Loin de provoquer du rejet sur le réseau social, ces messages sont discutés, partagés, voire complétés par des témoignages issus des abonnées. Certains messages deviennent des références évocatrices de la tendance. Cette viralité amplifiée par l’algorithme de TikTok enferme alors ces jeunes filles dans des bulles cognitives biaisées, qui valident des pratiques délétères pour leur santé.

Des représentations simplificatrices

Si cette tendance « skinny » est rarement remise en question par les followers, c’est sans doute parce que les contenus diffusés apparaissent comme simples à comprendre et qu’ils bénéficient d’une validation visuelle des corps exposés.

Ils s’ancrent dans des connaissances naïves qui viennent se heurter à des savoirs scientifiques, perçus comme plus complexes et moins faciles à mettre en œuvre dans le vécu quotidien des adolescentes pour obtenir rapidement le résultat corporel escompté pour l’été.

En psychologie cognitive, les connaissances naïves sont définies comme des représentations spontanées et implicites que les individus se construisent sur le monde, souvent dès l’enfance, sans recours à des enseignements formalisés. Influencées par des expériences personnelles et sociales, elles peuvent être utiles pour naviguer dans le quotidien, car elles apparaissent comme fonctionnelles et cohérentes chez l’individu. En revanche, elles sont souvent partielles, simplificatrices voire fausses.

Or, ces connaissances naïves constituent le creuset des messages diffusés par les créateurs de contenus sur les réseaux sociaux. En particulier, sur TikTok, les vidéos diffusées cherchent à capter l’attention des internautes, en privilégiant une forte connotation émotionnelle pour provoquer une viralité exponentielle. L’information qui y est transmise repose sur un principe bien connu en marketing : une exposition répétée des messages, quelle qu’en soit la valeur cognitive, influence les comportements.


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Apprendre à détecter les fausses informations

Ces croyances simplificatrices sont d’autant plus difficiles à déconstruire qu’elles bénéficient d’une approbation collective, visible sous forme de « likes » par toutes les abonnées. Il apparaît donc nécessaire de mettre au jour le rôle joué par les connaissances naïves dans l’éducation corporelle des adolescentes afin de mieux saisir pourquoi certaines d’entre elles sont plus vulnérables que d’autres à ce type d’injonctions et mettre en place des interventions ciblées.

En outre, les connaissances naïves sont souvent résistantes au changement et aux discours scientifiques. Il s’agit alors de revisiter ces raccourcis cognitifs, fondés sur des liens de causalité erronés (du type : « Je ne mange pas et je serai heureuse cet été »), en proposant des messages de prévention plus adaptés à cette génération numérique.

Pour aller dans ce sens, certains professionnels de santé prennent la parole sur les réseaux sociaux, mais la portée de leur discours semble encore limitée au regard de la viralité suscitée par cette tendance. Face à ce constat, il semble opportun de les inviter à s’approprier davantage les codes de communication numérique pour s’afficher comme des figures d’autorité en matière de santé sur TikTok.

Plus globalement, il ne s’agit ni de diaboliser TikTok ni de prôner le retour à une époque sans réseaux sociaux. Ces plateformes sont aussi des espaces de création, d’expression et de socialisation pour les jeunes. Mais pour que les connaissances qu’elles diffusent deviennent de véritables outils d’émancipation plutôt que des sources de pression sociale, plusieurs leviers doivent être activés :

  • réguler, inciter davantage les plateformes à la modération de contenus risqués pour la santé mentale et physique des jeunes ;

  • apprendre aux adolescents à détecter de fausses évidences sur les réseaux sociaux. Dans cette perspective, notre projet Meals-Manger avec les réseaux sociaux vise à co-construire avec les jeunes une démarche leur permettant d’acquérir et d’exercer un esprit critique face aux contenus risqués pour leur santé, auxquels ils sont exposés sur les plateformes sociales ;

  • éduquer les éducateurs (parents et enseignants) qui sont souvent peu informés sur les comptes suivis par les adolescents et ont des difficultés à établir un lien entre des connaissances naïves diffusées sur les réseaux sociaux et les comportements adoptés dans la vie réelle.

The Conversation

Pascale Ezan a reçu des financements de l’Agence Nationale de la Recherche (projet ALIMNUM (Alimentation et Numérique et projet MEALS (Manger avec les réseaux sociaux)

Emilie Hoëllard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. #SkinnyTok, la tendance TikTok qui fait l’apologie de la maigreur et menace la santé des adolescentes – https://theconversation.com/skinnytok-la-tendance-tiktok-qui-fait-lapologie-de-la-maigreur-et-menace-la-sante-des-adolescentes-257139