Contrefaçon des produits de luxe Vuitton, Saint Laurent, Chanel ou Hermès… Pourquoi la pression sociale l’emporte sur la morale

Source: The Conversation – in French – By Zi WANG, Professor in Marketing, IÉSEG School of Management

Qu’est-ce qui pousse à acheter des biens de luxe contrefaisants ? Qu’achète-t-on quand on acquiert un faux ? En fonction des réponses apportées, les actions pour combattre la contrefaçon ne sont pas les mêmes. L’éclairage des neurosciences comportementales milite en faveur de la prise en compte des émotions pour mieux dissuader ces achats.


La contrefaçon de produits de luxe n’a rien de nouveau, mais elle n’a jamais été aussi ancrée dans notre quotidien. En France, près de 40 % des consommateurs affirment avoir déjà acheté un produit contrefaisant. Parallèlement, près d’un Français sur deux estime que la contrefaçon représente une menace pour l’économie et la création.

Ces chiffres montrent un paradoxe révélateur. Si la pratique est répandue, elle n’est pas forcément assumée sur le plan moral. Toutefois, les données disponibles ne permettent pas de savoir si ce jugement critique provient majoritairement des acheteurs ou des non-acheteurs de contrefaçons. Il s’agit donc plutôt d’un écart possible entre la perception collective du phénomène et les comportements individuels, un écart qu’il convient d’éclairer.

Un fossé entre principes moraux et actes d’achat

Nombre de consommateurs expriment une conscience morale forte. En théorie, ils désapprouvent l’achat de contrefaçons qu’ils considèrent comme un vol de propriété intellectuelle aux conséquences sociales et économiques néfastes. Pourtant, leurs comportements ne reflètent pas toujours ces principes affichés. On observe un véritable décalage entre morale déclarée et actes d’achat.

Selon une enquête Unifab/INPI publiée en juin 2024, 40 % des Français déclarent avoir déjà acheté un produit contrefaisant, en particulier dans la maroquinerie, les vêtements ou les parfums. Cela suggère que la désapprobation morale coexiste parfois avec une pratique de consommation opportuniste ou socialement motivée, sans que l’on puisse établir de lien direct entre les deux groupes, ceux qui achètent et ceux qui jugent.

Le facteur le plus décisif reste toutefois la dimension sociale du produit. En clair, l’écart entre vertu affichée et intention d’achat se creuse surtout pour les biens de luxe très visibles socialement.

Les produits de luxe se distinguent selon leur visibilité sociale : les produits « ostentatoires » (visibles en public) et les produits « privés » (utilisés de manière intime). Les premiers sont exhibés en public : sacs griffés, montres de prestige, vêtements ou accessoires avec un logo très en évidence. Ces articles servent de signaux de statut social adressés à l’entourage.

À l’inverse, les produits privés se consomment de manière intime, sans affichage ostentatoire (par exemple, un parfum de créateur porté pour soi, ou du linge de maison haut de gamme).




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Des études montrent que les consommateurs sont beaucoup plus enclins à acheter un faux lorsque le produit est ostentatoire.

Le rôle de la pression sociale

La raison principale de cet attrait irrésistible réside dans la pression sociale et la quête de valorisation.

Dans de nombreux milieux (du lycée au lieu de travail en passant par Instagram), exhiber des signes extérieurs de réussite confère du prestige. Chacun ressent alors l’injonction d’« être à la hauteur » de son entourage. Quitte à ne pas en avoir les moyens, certains recourent aux copies bon marché pour faire bonne impression et s’intégrer. Le gain psychologique (valorisation, appartenance au groupe) l’emporte alors sur la culpabilité de transgresser la loi.

Notre étude récente en neurosciences comportementales, publiée dans le Journal of Business Ethics, confirme par ailleurs que le regard d’autrui sanctionne peu cet acte. Si la copie est réussie, l’entourage n’y voit que du feu. Et même lorsqu’elle est éventée, l’imitation est souvent banalisée comme une astuce « maligne » plutôt qu’un méfait grave. Cette tolérance sociale atténue la sanction morale et facilite le passage à l’acte.


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Pourtant, la consommation complice de faux produits alimente un vaste marché parallèle. Quelles sont les marques de luxe les plus visées ? Sans surprise, de grandes maisons françaises dominent le palmarès des victimes (Figure 2, ci-dessous). Louis Vuitton arrive en tête, avec près d’un tiers des faux authentifiés portant son logo en 2025. D’autres noms emblématiques comme Chanel ou Saint Laurent figurent également parmi les cibles privilégiées des faussaires.

La morale contre la tentation

Les neurosciences apportent un éclairage saisissant sur ce conflit interne.

Face à un faux attrayant, le circuit de la récompense dans le cerveau s’active fortement, tandis que les zones du jugement moral restent en retrait (Figure 3, ci-dessous). La promesse de la récompense prend donc le dessus sur la conscience éthique.

À l’inverse, si l’on stimule la conscience morale du consommateur (par exemple, en lui rappelant avant sa prise de décision les enjeux éthiques, ou même via une légère stimulation cérébrale ciblée), son intention d’achat de contrefaçon chute nettement.

Les émotions, un levier efficace ?

La consommation de contrefaçons de luxe illustre un écart entre nos valeurs et nos actes. Prendre conscience de l’influence du regard d’autrui et valoriser l’authenticité plutôt que le paraître pourrait aider les consommateurs, notamment les plus jeunes, à mieux aligner leurs comportements d’achat sur leurs principes.

France 24, 2020.

Face à une contrefaçon de plus en plus banalisée, les marques ne peuvent plus se contenter de messages juridiques ou institutionnels. Elles doivent parler aux émotions, au statut, à l’identité. Cela passe par plusieurs pistes concrètes.

  • Revaloriser l’authenticité comme symbole social : au lieu d’opposer vrai et faux sur le plan légal, les campagnes pourraient repositionner l’authenticité comme un acte affirmé de confiance en soi, loin de la pression du paraître.

  • Adapter les messages à l’âge et au contexte social : un étudiant, un cadre ou un adolescent sur TikTok ne répondent pas aux mêmes ressorts. Les campagnes doivent différencier leurs cibles. Certains publics ont besoin de reconnaissance, d’autres d’appartenance.

  • Mettre en avant le coût invisible du faux : au-delà du produit, les marques pourraient montrer les effets méconnus de la contrefaçon sur les conditions de travail, sur l’innovation ou même sur l’image de soi (dévalorisation à long terme).

  • Créer des alternatives accessibles, sans trahir le luxe : pourquoi ne pas développer des lignes capsules, des objets signatures à prix modérés, ou encore des systèmes de location ou de seconde main certifiée pour répondre au besoin d’appartenance sans inciter à l’illégalité ?

  • Engager les ambassadeurs et les influenceurs de manière plus responsable : en valorisant des parcours réels et diversifiés, plutôt que la simple ostentation, les marques peuvent participer à transformer les normes sociales autour du luxe.

The Conversation

Zi WANG ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Contrefaçon des produits de luxe Vuitton, Saint Laurent, Chanel ou Hermès… Pourquoi la pression sociale l’emporte sur la morale – https://theconversation.com/contrefacon-des-produits-de-luxe-vuitton-saint-laurent-chanel-ou-hermes-pourquoi-la-pression-sociale-lemporte-sur-la-morale-260019

Agressions racistes à Torre Pacheco : l’Espagne face à la xénophobie

Source: The Conversation – in French – By Gloria Fernández- Pacheco Alises, Profesora en Criminología y coordinadora del Grupo de investigación sobre Migraciones, Universidad Loyola Andalucía

En Espagne, les actes xénophobes se multiplient, attisés par l’extrême droite qui cible notamment les Latino-Américains, les Subsahariens et les Nord-Africains. À Torre Pacheco, ville de 40 000 habitants dont 30 % sont immigrés, des groupes d’extrême droite armés ont attaqué ces derniers jours des habitants d’origine nord-africaine, après la diffusion mensongère d’une agression relayée sur les réseaux sociaux. Dix arrestations ont eu lieu. Faut-il en conclure que le racisme gagne du terrain en Espagne ? The Conversation a interrogé sept experts pour éclairer le débat.


Gloria Fernández-Pacheco Alises, professeure de criminologie et coordinatrice du Groupe de recherche sur les migrations. Université Loyola d’Andalousie.

Ces derniers mois, les sondages ont vu l’immigration devenir l’une des préoccupations premières des Espagnols.

Ces inquiétudes sociales ont été alimentées par des discours politiques qui avancent des arguments reposant sur « l’infantilisation », la « dépersonnalisation » et la « ridiculisation » de l’immigration.

On parle des mineurs migrants non accompagnés comme de collectifs dangereux auxquels on impute toutes sortes de délits. On prétend, de façon largement exagérée, que les dispositifs de protection des mineurs migrants non accompagnés (en attente d’une réponse à leur demande de titre de séjour) coûteraient des sommes extravagantes, et que cet argent serait pris au détriment des pensions de nos aînés. On banalise les discours sur les expulsions massives de personnes qui travaillent depuis des mois ou des années en Espagne dans l’agriculture ou l’emploi domestique.

Tous ces discours contribuent à forger un imaginaire collectif fondé sur des stéréotypes, ce qui produit du racisme structurel et des débats sociaux très dangereux. À travers des étiquettes négatives qui associent délinquance et immigration, on construit des identités marginalisées et des sociétés violentes.

Ce phénomène a déjà été étudié par lesdites théories de l’étiquetage, qui expliquent le rôle des réactions sociales dans la construction d’une étiquette de déviant. Par la criminalisation, on génère de la marginalité et de la délinquance au sein des groupes ainsi étiquetés. D’un autre côté, on construit des sociétés déshumanisées et insécurisées.


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Raúl Martínez Corcuera. Professeur de communication. Chercheur sur le discours de la haine – racisme, sexisme, LGBTphobie – dans les médias, le sport ou la publicité. Université de Vic-Université centrale de Catalogne

En Espagne, il existe un racisme structurel contre les personnes issues de l’immigration et racisées qui confirmerait cette affirmation. Puis il existe un racisme institutionnel avec une loi sur l’immigration qui les pousse à vivre en situation irrégulière et limite leurs droits de participation politique.

Il existe aussi un contrôle policier « au faciès » basé sur le phénotype, ainsi que des partis politiques qui adoptent des discours et des programmes d’extrême droite légitimant des attitudes xénophobes. Il y a aussi de l’antitsiganisme et de l’islamophobie.

La discrimination et l’exploitation au travail se sont banalisées, aggravées par la non connaissance ou la complexité à faire respecter le droit des travailleurs ou encore par la difficulté d’accès au logement avec des propriétaires qui refusent de louer aux personnes migrantes ou racisées.

Les plaintes pour discrimination dans les services publics de santé et d’éducation sont nombreuses, limitant l’accès à une prise en charge juste et respectueuse.

La présence d’immigrés et de personnes racisées reste marginale dans les sphères de pouvoir politique ou social, mais les insultes et violences racistes dans l’espace public sont courantes. Ils font l’objet d’une criminalisation médiatique qui les rend responsables de la délinquance et des troubles sociaux. Une stigmatisation cruelle et une déshumanisation des enfants et adolescents arrivés seuls en Espagne, souvent en situation de grande vulnérabilité, sont devenues monnaie courante.


Ana Alba Catoira, professeure de droit constitutionnel. Université de La Corogne.

Le racisme est un phénomène présent dans toutes les sociétés occidentales et qui, bien souvent, se manifeste de manière subtile ou inconsciente à travers toutes les structures. En réalité, combien de personnes se reconnaissent comme racistes ? Combien identifient des comportements très banalisés comme racistes et discriminatoires ?

L’Espagne est le quatrième pays le moins raciste de l’Union européenne selon un rapport de 2023 réalisé par l’Agence des droits fondamentaux, loin derrière l’Autriche, l’Allemagne, la Finlande, le Danemark, le Luxembourg, la Belgique, l’Irlande, l’Italie ou la France.

Cependant, nous sommes bel et bien un pays raciste, et il ne faut donc pas minimiser ce problème. Le racisme est, en soi, une forme d’ignorance ; c’est pourquoi nous avons besoin de sensibiliser et d’éduquer toute la société à l’égalité et à la diversité, grâce à des politiques publiques engagées et à la collaboration responsable de tous les secteurs. Nous devons construire ensemble une société plus juste et égalitaire, où la dignité de tous les êtres humains est respectée.


Antonio Miguel Nogués Pedregal, professeur titulaire d’anthropologie sociale. Université Miguel Hernández.

Il est impossible de répondre par oui ou par non à cette question. Depuis des décennies, l’Espagne est marquée par des réalités sociales, culturelles et économiques très hétérogènes. On ne peut pas parler d’une Espagne unique ou, si l’on préfère, d’une seule manière d’habiter ce territoire que nous appelons Espagne.

Chaque personne et chaque groupe socioculturel qui cohabite ici se construit une image des autres qui met surtout en avant les caractéristiques avec lesquelles il veut et croit se distinguer de ces autres personnes ou groupes.

Dans ce sens, je considère que la dimension économique, en raison de l’aporophobie (phobie des pauvres) et du classisme, est celle qui conditionne le plus les relations et les pratiques sociales entre individus, indépendamment de leur origine ethnique. La dimension esthétique, pleine de stéréotypes et de phénotypes, influence la perception de l’autre en tant que groupe anonyme. Il suffit de rappeler les différences dans l’accueil des Ukrainiens ou des Subsahariens et leur représentation inégale dans les médias.


Juan Carlos Jiménez Redondo, professeur titulaire d’histoire de la pensée et des mouvements sociaux. Université CEU San Pablo.

Affirmer que l’Espagne est un pays raciste est aussi absurde que de prétendre le contraire. Il y a des Espagnols racistes, tout comme il y en a en France, en Italie, au Portugal ou au Royaume-Uni. Les démocraties ont mis en place des règles radicalement opposées au racisme, mais elles n’ont pas réussi à éradiquer des groupes aux fortes inclinations racistes. Nombre d’entre eux sévissent dans des secteurs à forte visibilité publique, notamment dans le sport, et tout particulièrement dans le football, un milieu où se manifestent fréquemment les comportements les plus bas de l’individu-masse.

Il en va de même sur les réseaux sociaux, où l’anonymat permet ces comportements inciviques grotesques et où des individus laissent libre cours à leurs délires racistes et haineux contre tout et tous, protégés par une impunité supposée.

L’Espagne est un pays aussi raciste – ou aussi peu raciste – que d’autres. Ce qui est certain, c’est qu’elle rassemble un grand nombre d’individus extrémistes, violents et animés par la haine.


Lucas Andrés Pérez Martín, professeur de droit international privé. Université de Las Palmas de Gran Canaria.

Il est impossible de répondre à cette question par un « oui » ou un « non ». De mon point de vue de juriste spécialisé dans les migrations et les droits humains, et sans disposer de base scientifique statistique, on peut identifier en Espagne deux profils essentiels. Le premier regroupe une grande partie de la population qui n’est absolument pas raciste. Elle ne fait pas de distinction entre les personnes en fonction de leur race, de la couleur de leur peau ou de leur religion, et accueille même activement les migrants. Cependant, une autre partie de la population l’est, nourrissant des préjugés clairs envers les personnes venues d’ailleurs à cause de leur religion, couleur de peau ou origine, et ne rechignant pas à diffuser des informations totalement fausses à leur sujet.

Malheureusement, cette partie de l’opinion publique domine et remporte le débat politique avec des discours de haine, semant la confusion parmi la population qui, au départ, ne nourrirait aucun préjugé raciste.


Berta Álvarez-Miranda Navarro, professeure titulaire de sociologie, spécialisée en sociologie des migrations. Université Complutense de Madrid.

L’Espagne suit la tendance générale en Europe à concentrer le débat public sur la catégorie religieuse des « musulmans » comme principal critère d’altérité, davantage que sur des catégories raciales. Ces deux formes de distinction, raciale et religieuse, se superposent pour désigner comme « autre » ou « étranger » surtout ceux venant d’Afrique du Nord, particulièrement du Maroc.

Ainsi se renouvelle une méfiance profondément ancrée dans l’histoire, qui s’est reflétée au fil des années dans les sondages d’opinion et divers travaux sociologiques convergeant pour montrer que ce groupe est perçu comme le plus étranger. Un groupe désigné de plus en plus fréquemment par sa religion, bien que la catégorie « musulmans » n’a pas, dans le débat public espagnol, atteint le degré de cristallisation observé dans d’autres pays comme la France ou la Grande-Bretagne, et ne fait pas l’objet d’une polarisation politique aussi marquée.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. Agressions racistes à Torre Pacheco : l’Espagne face à la xénophobie – https://theconversation.com/agressions-racistes-a-torre-pacheco-lespagne-face-a-la-xenophobie-261207

Les droits d’auteur en danger ? Ce que l’affaire « Bartz contre Anthropic » risque de changer aux États-Unis… et ailleurs

Source: The Conversation – in French – By Maximiliano Marzetti, Associate Professor of Law, IESEG School of Management, Univ. Lille, CNRS, UMR 9221 – LEM – Lille Économie Management, IÉSEG School of Management

Aux États-Unis, un premier jugement autorise l’usage d’œuvres légalement acquises pour l’apprentissage des modèles d’intelligence artificielle, mais le recours à des contenus piratés est, lui, explicitement condamné. Un coup d’arrêt pour les auteurs, et un bouleversement juridique aux enjeux internationaux ?


En 2024, les auteurs Andrea Bartz, Charles Graeber et Kirk Wallace Johnson ont porté plainte contre Anthropic, l’un des géants de l’intelligence artificielle (IA), l’accusant d’avoir utilisé leurs ouvrages pour entraîner son modèle de langage Claude.

Cette affaire s’inscrit dans une série de litiges similaires : au moins 47 procès ont déjà été engagés aux États-Unis, visant différentes entreprises consacrées à l’IA. La question principale ? Les modèles d’IA auraient été entraînés à partir d’œuvres protégées par le droit d’auteur, sans autorisation préalable des auteurs, en violation ainsi de leurs droits exclusifs.

Une problématique universelle

Mais ce type de conflit ne se limite pas aux États-Unis : des contentieux similaires émergent dans le monde entier.

Partout, ce sont donc les juges qui, faute de précédents juridiques clairs, doivent trancher des affaires complexes (les hard cases, comme les appellent les auteurs états-uniens). Le droit d’auteur varie d’un pays à l’autre, certes, mais le cœur du conflit reste universel : des créateurs humains confrontés à une technologie non humaine qui bouscule leur place, leur légitimité et leur avenir.

Du côté des entreprises d’IA, l’argument est tout autre : selon elles, l’utilisation de contenus protégés dans le cadre de l’entraînement de modèles relève du fair use (usage équitable), c’est-à-dire une exception aux droits exclusifs des auteurs existant dans le droit américain. En d’autres termes, elles estiment ne pas avoir à demander la permission ni à verser de droits aux auteurs.

Cette position alimente une crainte croissante chez les auteurs humains : celle d’être dépossédés de leurs œuvres ou, pire encore, d’être remplacés par des IA capables de produire des contenus en quelques secondes, parfois de qualité comparable à celle d’un humain.

Guerre de récits

Ce débat est désormais au cœur d’une guerre de récits, relayée à la fois dans les médias et sur les réseaux sociaux. D’un côté, les défenseurs du droit d’auteur traditionnel et des créateurs humains ; de l’autre, les partisans des technologies disruptives et des avancées rapides de l’IA. Derrière ces récits, on assiste à une véritable confrontation entre modèles économiques, celui des auteurs humains et des industries fondées sur le droit d’auteur « traditionnel » (éditeurs, producteurs cinématographiques et musicaux, entre autres), et celui des entreprises et investisseurs développant des technologies de l’IA « révolutionnaires ».


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Bien que le copyright ait été conçu au début du XVIIIᵉ siècle en Angleterre, dans un paradigme technologique qu’on peut appeler « analogique », jusqu’à présent il a su s’adapter et aussi profiter des technologies à l’époque considérées comme « disruptives », telles que la photographie, le phonographe, le cinéma et, plus tard, le paradigme numérique et Internet. Cependant, aujourd’hui il se retrouve mis à l’épreuve à nouveau, peut-être plus sérieusement que jamais, par l’IA générative. Le droit d’auteur pourra-t-il aussi s’adapter à l’IA ou est-il, cette fois, en menace de disparition, de changements radicaux ou encore condamné à l’insignifiance ?

Des intérêts publics, géopolitiques et géoéconomiques pèsent aussi sur ces cas juridiques. Dans l’actuel ordre mondial multipolaire et conflictuel, des pays ne cachent pas leurs ambitions de faire de l’intelligence artificielle un atout stratégique.

C’est le cas des États-Unis de Donald Trump, lequel n’hésite pas à recourir aux politiques publiques pour soutenir le leadership des entreprises états-uniennes en matière d’IA, vraie « raison d’État ». Cela engendre une politique de dérégulation pour éliminer des règles existantes considérées comme des obstacles à l’innovation nationale. Pour des raisons similaires, l’Union européenne a décidé d’aller dans la direction contraire, en assignant à l’innovation en IA un cadre juridique plus contraignant.

Les décisions des tribunaux états-uniens servent de boussole

Le 23 juin 2025, le juge Alsup du Tribunal du district nord de Californie a rendu la première décision, dans le cadre d’un procès en procédure sommaire introduit par les auteurs mentionnés précédemment contre l’entreprise Anthropic, par laquelle il a établi que l’utilisation d’œuvres protégées par des droits d’auteur, acquises de manière légale, pour entraîner des modèles de langage à grande échelle (LLM), constitue un usage légitime (« fair use ») et ne viole donc pas les droits d’auteur de leurs titulaires.

De même, cette décision a également établi que le téléchargement d’œuvres protégées par le droit d’auteur depuis des sites pirates ne pourra jamais être considéré comme un usage légitime, constituant ainsi une violation du droit d’auteur (même si ces œuvres ne sont pas utilisées pour entraîner des LLM et sont simplement stockées dans une bibliothèque à usage général).

Les décisions rendues par les tribunaux états-uniens en matière de droits d’auteur, bien qu’elles ne produisent d’effets juridiques que sur le territoire des États-Unis, servent généralement de boussole quant à l’évolution de la régulation des nouvelles technologies disruptives. Cela est dû non pas tant au prestige de la culture juridique nord-américaine, mais au fait que les plus grandes entreprises technologiques ainsi que les industries culturelles du cinéma, de la télévision et de la musique sont implantées aux États-Unis.

C’est la jurisprudence nord-américaine qui a établi en son temps que les enregistreurs à cassette (affaire Betamax (Sony)) ne violaient pas les droits d’auteur. Ce sont également les tribunaux américains qui ont statué que les réseaux de partage de fichiers peer-to-peer contrevenaient au droit d’auteur (affaires Napster et Grokster), entraînant la fermeture massive de ces sites.

Actuellement, la technologie accusée de porter atteinte au droit d’auteur est donc l’intelligence artificielle générative.

Les affaires pour violation présumée des droits d’auteur contre les géants états-uniens de l’IA générative (comme OpenAI, Anthropic, Microsoft, etc.) peuvent être regroupées en deux catégories :

  • l’utilisation d’œuvres protégées pour entraîner les algorithmes (problème des « inputs »),

  • et la reproduction totale ou partielle d’œuvres protégées dans les résultats générés par l’IA générative (problème des « outputs »).

Une victoire à la Pyrrhus pour les entreprises d’IA ?

Le litige opposant Bartz à Anthropic relève de la première catégorie. Bartz et d’autres auteurs accusent Anthropic d’avoir utilisé leurs œuvres pour entraîner ses algorithmes sans paiement ni autorisation. Il convient de rappeler que, tant aux États-Unis qu’ailleurs dans le monde, l’ensemble des droits d’exploitation d’une œuvre revient à son auteur. De son côté, Anthropic a fait valoir que cette utilisation devait être considérée comme un usage légitime ne nécessitant ni rémunération ni autorisation préalable.

La doctrine du fair use, codifiée à la section 107 du 17 US Code (recueil des lois fédérales), prévoit que, pour déterminer si l’utilisation d’une œuvre est conforme à la loi, le juge doit apprécier au cas par cas si les quatre critères posés par la loi favorisent le titulaire du droit d’auteur (le demandeur) ou la personne qui a utilisé l’œuvre (le défendeur).

Ces quatre critères sont :

  1. le but et la nature de l’utilisation, notamment si elle est de nature commerciale ou à des fins éducatives sans but lucratif ;

  2. la nature de l’œuvre protégée ;

  3. la quantité et la substance de la partie utilisée par rapport à l’ensemble de l’œuvre ;

  4. l’effet de l’utilisation sur le marché potentiel ou la valeur de l’œuvre protégée.

Dans l’affaire en question, le juge Alsup a opéré une distinction entre les usages légitimes d’œuvres légalement acquises et ceux qui ne le sont pas.

Dans le premier cas, Anthropic affirmait avoir acheté des œuvres protégées en format papier, les avoir scannées, converties au format numérique, puis avoir détruit les copies physiques (ce point étant juridiquement important car il s’agit alors d’un simple changement de format, sans reproduction de l’œuvre originale), afin de les utiliser pour entraîner son modèle LLM. Le juge Alsup a estimé que cet usage était légitime, compte tenu de l’acquisition licite des œuvres et en donnant la priorité au premier critère, avec le soutien de la jurisprudence relative au « transformative use » (plus l’usage d’une œuvre est novateur, plus il est probable qu’il soit considéré comme du fair use).

Concernant les œuvres acquises illégalement, soit environ 7 millions d’œuvres téléchargées depuis des bibliothèques pirates telles que Library Genesis et Pirate Library Mirror, le fair use n’a pas été retenu. D’une part, Anthropic ne pouvait ignorer la provenance illicite de ces œuvres, ce qui empêche tout usage légitime ultérieur. D’autre part, le simple fait de les conserver dans un dépôt numérique, même sans les avoir utilisées pour entraîner ses algorithmes, ne constitue pas une défense recevable, car Anthropic n’a aucun droit à leur copie ou à leur stockage.

En conséquence, s’agissant des œuvres téléchargées depuis des sites pirates, la procédure se poursuit, et Anthropic devra faire face à un procès sur le fond, qui pourrait lui coûter très cher, la législation américaine en matière de droit d’auteur autorisant l’octroi de dommages-intérêts forfaitaires (« statutory damages ») pouvant aller jusqu’à 150 000 dollars américains par œuvre en cas d’infraction commise de mauvaise foi.

Des réactions divergentes

Certains commentateurs ont salué cette décision comme une victoire éclatante pour les entreprises de l’IA. Une lecture plus nuancée s’impose. S’il s’agit bien de la première décision reconnaissant comme légitime l’utilisation d’œuvres protégées, acquises légalement, pour l’entraînement d’un système d’IA, elle établit également que l’usage d’œuvres issues de sites pirates, même transformé, ne pourra jamais être considéré comme légitime. En d’autres termes, l’utilisation d’œuvres piratées restera toujours illégale. Cette décision pourrait accélérer la négociation de licences permettant l’acquisition légale d’œuvres à des fins d’entraînement de LLM, une tendance déjà amorcée.

Les critiques à l’encontre de cette décision n’ont pas tardé. Certains reprochent au juge Alsup une mauvaise interprétation du droit fédéral et de la jurisprudence, en particulier de l’arrêt Warhol v. Goldsmith rendu en 2023 par la Cour suprême, qui a établi que le premier critère pouvait être écarté s’il compromettait fortement le quatrième : à savoir, si une œuvre dérivée concurrence ou diminue la valeur de l’œuvre originale.

En outre, il convient de souligner que cette décision est celle d’un tribunal de première instance. Il faudra attendre l’avis de la cour d’appel, voire, en dernier ressort, de la Cour suprême des États-Unis, en tant qu’interprète ultime de la loi. En tout cas, cette décision semble avoir une valeur symbolique importante.

La situation en Europe

Des litiges similaires ont également été engagés en Europe et dans d’autres pays. Bien que les législations sur le droit d’auteur soient proches de celle des États-Unis, elles présentent des différences notables.

En Europe continentale, il n’existe pas d’équivalent à la doctrine du fair use : le droit y repose sur un système d’exceptions et de limitations strictement énumérées par la loi, dont l’interprétation est restrictive pour les juges, à la différence de la souplesse dont jouissent leurs homologues états-uniens.

Par ailleurs, bien que la directive européenne de 2019 ait instauré une exception spécifique pour la fouille de textes et de données, sa portée semble plus limitée que celle du fair use nord-américain. En outre, dans le cadre d’usages commerciaux, les titulaires de droits d’auteur peuvent y faire opposition (« opt-out »).

Enfin, l’Union européenne dispose d’autres instruments susceptibles d’encadrer les IA, tels que le règlement sur l’IA, qui établit diverses garanties pour le respect des droits d’auteur, sans équivalent dans la législation états-unienne.

Répercussions internationales ?

Pour conclure, il convient de noter que le conflit entre droit d’auteur et IA dépasse les seules considérations juridiques.

La course au leadership en matière d’IA revêt aussi une forte dimension nationale. À cette fin, les pays rivalisent entre eux pour favoriser leurs entreprises par tous les moyens à leur disposition, y compris juridiques.

Compte tenu de la politique de régulation minimaliste et des directives émises par le gouvernement Trump, il ne serait donc pas surprenant que des juges idéologiquement proches du président adoptent des interprétations allant dans ce sens, privilégiant les intérêts des entreprises d’IA au détriment des titulaires de droits d’auteur. Une perspective qui relève du pragmatisme juridique états-unien.

Richard Posner, ancien juge fédéral, a d’ailleurs suggéré que, face à des « affaires difficiles », les juges ne suivent pas aveuglément les règles logiques et procédurales, mais qu’ils les résolvent de manière pragmatique, en tenant compte des conséquences possibles de leurs décisions et du contexte politique et économique.

Sous l’angle du « lawfare », le droit d’auteur pourrait bien devenir un nouveau champ de bataille dans la course mondiale à la domination technologique entre les États-Unis, l’Union européenne et la Chine.

The Conversation

Maximiliano Marzetti ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Les droits d’auteur en danger ? Ce que l’affaire « Bartz contre Anthropic » risque de changer aux États-Unis… et ailleurs – https://theconversation.com/les-droits-dauteur-en-danger-ce-que-laffaire-bartz-contre-anthropic-risque-de-changer-aux-etats-unis-et-ailleurs-261182

La Terre retient bien plus de chaleur que ne le prévoient les modèles climatiques, et ce n’est pas une bonne nouvelle

Source: The Conversation – France (in French) – By Steven Sherwood, Professor of Atmospheric Sciences, Climate Change Research Centre, UNSW Sydney

Surface de la Terre vue depuis l’espace, on peut observer la fine couche de l’atmosphère qui la recouvre et le Soleil qui brille au-dessus. Nasa, CC BY-NC-ND

L’énergie du rayonnement solaire qui arrive sur Terre est en partie absorbée par son atmosphère, où elle est piégée sous forme de chaleur : c’est l’effet de serre. Mais les modèles climatiques semblent s’être trompés. La chaleur s’accumule désormais deux fois plus vite qu’il y a vingt ans, le double de ce que la théorie prévoyait.


Comment mesurer le changement climatique ? L’une des méthodes consiste à enregistrer la température à différents endroits sur une longue période. Même si cette méthode fonctionne bien, les variations naturelles peuvent rendre plus difficile l’observation de tendances à long terme.

Mais une autre approche peut nous donner une idée très claire de ce qui se passe : il s’agit de suivre la quantité de chaleur qui entre dans l’atmosphère terrestre et la quantité de chaleur qui en sort. Cela revient à dresser le budget énergétique de la Terre, et il est aujourd’hui bel et bien déséquilibré.

Notre étude récente a montré que ce déséquilibre a plus que doublé au cours des vingt dernières années. D’autres chercheurs sont arrivés aux mêmes conclusions. Ce déséquilibre est aujourd’hui beaucoup plus important que ce que les modèles climatiques estimaient.

Au milieu des années 2000, le déséquilibre énergétique était d’environ 0,6 watts par mètre carré (W/m2) en moyenne. Ces dernières années, la moyenne était plus proche de 1,3 W/m2. Cela signifie que la vitesse à laquelle l’énergie s’accumule à la surface de la planète a doublé.

Ces résultats suggèrent que le changement climatique pourrait bien s’accélérer dans les années à venir. Pis, ce déséquilibre inquiétant apparaît alors même que l’incertitude concernant les financements états-uniens d’études du climat menace notre capacité à suivre les flux de chaleur.

Équilibre de ce qui entre et de ce qui sort

Le budget énergétique de la Terre fonctionne un peu comme un compte en banque, où l’énergie sert de monnaie, et peut entrer et sortir. En réduisant les dépenses, on accumule de l’argent sur le compte. La vie sur Terre dépend de l’équilibre entre la chaleur provenant du Soleil et celle qui sort vers l’espace. Cet équilibre est en train de basculer d’un côté.

L’énergie solaire frappe la Terre et la réchauffe. Les gaz à effet de serre qui piègent la chaleur dans l’atmosphère retiennent une partie de cette énergie. Mais la combustion de charbon, de pétrole et de gaz a ajouté plus de deux billions (soit deux mille milliards) de tonnes de CO2 et d’autres gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Ces gaz emprisonnent de plus en plus de chaleur, l’empêchant de s’échapper.

Une partie de cette chaleur supplémentaire réchauffe la Terre ou fait fondre les banquises, les glaciers et les nappes glaciaires. Mais cela ne représente qu’une infime partie de l’énergie que reçoit la Terre : 90 % de cette chaleur est absorbée par les océans en raison de leur énorme capacité calorifique.


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La Terre perd naturellement de la chaleur de plusieurs manières. L’une d’entre elles consiste à réfléchir la chaleur entrante sur les nuages, la neige et la glace et à la renvoyer dans l’espace. Notre planète perd aussi une partie de son énergie sous forme de rayonnement infrarouge qui est également émis vers l’espace.

Depuis le début de la civilisation humaine jusqu’à il y a tout juste un siècle, la température moyenne à la surface était d’environ 14 °C. Le déséquilibre énergétique qui s’accumule a maintenant fait grimper les températures moyennes de 1,3 à 1,5 °C.

Mesurer le bilan énergétique depuis l’espace et sur Terre

Les scientifiques suivent le bilan énergétique de deux manières. Tout d’abord, nous pouvons mesurer directement la chaleur provenant du Soleil et retournant dans l’espace, en utilisant des radiomètres, des instruments embarqués sur des satellites de surveillance. Cet ensemble de données et ses prédécesseurs existent depuis la fin des années 1980.

Ensuite, nous pouvons suivre avec précision l’accumulation de chaleur dans les océans et l’atmosphère en effectuant des relevés de température. Des milliers de flotteurs robotisés ont surveillé les températures dans les océans du monde entier depuis les années 1990.

Les deux méthodes montrent que le déséquilibre énergétique a rapidement augmenté. Ce doublement a été un choc, car les modèles climatiques les plus élaborés que nous utilisons ne prévoyaient pas un changement aussi important et aussi rapide. En général, ils prévoient moins de la moitié du changement que nous observons en réalité.

Pourquoi ce changement si rapide ?

Nous n’expliquons pas encore complètement cette situation. Mais de nouvelles recherches suggèrent qu’un facteur important est à trouver dans les nuages.

Les nuages ont en général un effet de refroidissement. Mais la zone couverte par les nuages blancs très réfléchissants a diminué, tandis que la zone couverte par les nuages épars et moins réfléchissants a augmenté.

On ne sait pas exactement pourquoi les nuages changent. Une explication possible pourrait être les conséquences des efforts fructueux déployés pour réduire la teneur en soufre des carburants utilisés pour le transport maritime depuis 2020, car la combustion de carburants plus sales pourrait avoir eu un effet d’éclaircissement des nuages. Toutefois, l’accélération du déséquilibre du budget énergétique terrestre a commencé avant cette évolution.

Les fluctuations naturelles du système climatique, telles que l’oscillation décennale du Pacifique, pourraient également jouer un rôle. Enfin, et c’est le plus inquiétant, le changement de la nature des nuages pourrait faire partie d’une tendance causée par le réchauffement climatique lui-même : il s’agirait d’une rétroaction positive, qui amplifie le réchauffement.

Des nuages blancs
Les nuages blancs et denses sont ceux qui réfléchissent le plus de chaleur. Mais la zone couverte par ces nuages rétrécit.
Adhivaswut/Shutterstock

Le réchauffement climatique serait-il plus intense que prévu ?

Ces résultats suggèrent que les températures extrêmement élevées de ces dernières années ne sont pas des cas isolés, mais qu’elles pourraient refléter un renforcement du réchauffement au cours de la prochaine décennie, voire pendant plus longtemps encore. Cela signifie qu’il y aura davantage de risques que les événements climatiques soient plus intenses, qu’il s’agisse de vagues de chaleur caniculaire, de sécheresses ou de pluies extrêmes, ou de vagues de chaleur marine plus intenses et plus durables.

Ce déséquilibre pourrait avoir des conséquences plus graves à long terme. De nouvelles recherches montrent que les seuls modèles climatiques qui s’approchent d’une simulation qui reflète les mesures réelles sont ceux dont la « sensibilité climatique » est plus élevée. Ces modèles prévoient un réchauffement plus important au-delà des prochaines décennies, dans les scénarios où les émissions ne sont pas réduites rapidement. Toutefois, nous ne savons pas encore si d’autres facteurs entrent en jeu. Il est encore trop tôt pour affirmer que nous sommes sur une trajectoire de sensibilité élevée.

Continuer à surveiller

Nous connaissons la solution depuis longtemps : arrêter la combustion d’énergies fossiles et supprimer progressivement les activités humaines qui provoquent des émissions, comme la déforestation.

Conserver des données précises sur de longues périodes est essentiel si nous voulons détecter les changements inattendus.

Les satellites, en particulier, constituent notre système d’alerte précoce, car ils nous informent des changements dans les processus de stockage de la chaleur environ une décennie avant les autres méthodes.

Mais les coupes budgétaires et les changements radicaux de priorités aux États-Unis pourraient menacer la surveillance essentielle du climat par satellite.

The Conversation

Steven Sherwood a reçu des financements du Conseil australien de la recherche et de la Mindaroo Foundation.

Benoit Meyssignac a reçu des financements de la Commission européenne, de l’Agence spatiale européenne (ESA) et du CNES.

Thorsten Mauritsen a reçu des financements du Conseil européen de la recherche (ERC), de l’Agence spatiale européenne (ESA), du Conseil suédois de la recherche, de l’Agence spatiale nationale suédoise et du Centre Bolin pour la recherche sur le climat.

ref. La Terre retient bien plus de chaleur que ne le prévoient les modèles climatiques, et ce n’est pas une bonne nouvelle – https://theconversation.com/la-terre-retient-bien-plus-de-chaleur-que-ne-le-prevoient-les-modeles-climatiques-et-ce-nest-pas-une-bonne-nouvelle-260357

Filtres UV, métaux, pesticides… Les récifs coralliens au défi de la pollution chimique

Source: The Conversation – France (in French) – By Karen Burga, Cheffe de projet, Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses)

De plus en plus de crèmes solaires se présentent comme « respectueuses » de l’environnement. Est-ce vraiment le cas ? En 2023, une expertise de l’Anses a mis en évidence les risques posés par plusieurs substances chimiques pour le milieu marin, et en particulier pour les récifs coralliens. En cause, des pesticides, des métaux, mais également des filtres UV utilisés dans les crèmes solaires, comme le salicylate de 2-éthylhexyle, l’enzacamène, l’octocrylène, la benzophénone-3 et l’octinoxate.


Toutes sortes de substances chimiques terminent leur vie dans les océans : métaux, pesticides, mais également les molécules servant de filtres UV dans les crèmes solaires. Tous ces polluants peuvent affecter la biodiversité marine et notamment les récifs coralliens, déjà mis à mal par le changement climatique.

Face à ces préoccupations, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) a publié, en 2023, une évaluation, avec l’appui de l’Office français de la biodiversité (OFB). L’enjeu : comprendre les risques posés par la pollution chimique sur la santé des coraux.

L’Agence a ainsi évalué les risques pour une cinquantaine de substances parmi la centaine identifiée comme potentiellement toxique pour les coraux. Les résultats sont préoccupants : la moitié des substances évaluées présentent bien des risques pour les récifs coralliens. Parmi celles-ci, on trouve les filtres UV présents dans les crèmes solaires, des métaux et des pesticides.

Avec une mauvaise nouvelle à la clé : le bilan des substances à risque est très probablement sous-estimé.

Les récifs coralliens victimes des pollutions

Les récifs coralliens constituent des écosystèmes cruciaux pour la planète. Même s’ils couvrent moins de 1 % de la surface des océans, ils abritent plus de 25 % de la biodiversité mondiale, comptant parmi les écosystèmes les plus diversifiés de la planète. Malgré leur importance écologique (et les enjeux économiques qui en découlent), les récifs coralliens déclinent.

D’après les Nations unies, il est estimé que 20 % des récifs coralliens mondiaux ont déjà été détruits. Ces écosystèmes font face à des pressions multiples à toutes les échelles spatiales : du niveau local (du fait par exemple des pollutions, de la surpêche, des aménagements côtiers, etc.) au niveau mondial (notamment à cause du changement climatique).

En termes de pollution marine, les coraux sont exposés à diverses substances chimiques provenant de différences sources, ponctuelles ou diffuses. Ces effets éveillent l’intérêt des chercheurs depuis des décennies. Pour mener leur expertise quant aux risques posés par les substances chimiques sur la santé des coraux, l’Anses et l’OFB se sont ainsi appuyés sur une revue de littérature scientifique réalisée par Patrinat.

Ceci a permis d’identifier une centaine de substances pouvant avoir des effets toxiques sur les espèces coralliennes.


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Quelles sont les substances à risque identifiées ?

Commençons par les pesticides. Grâce aux données de surveillance des substances chimiques dans l’eau disponibles pour la Guadeloupe, pour la Martinique, pour La Réunion et pour Mayotte, l’Anses a pu évaluer les risques sur ces territoires. Parmi les 21 substances étudiées :

  • deux pesticides dangereux pour l’environnement marin ont été identifiés, le chlordécone et le chlorpyrifos, surtout en Guadeloupe et Martinique ;

  • le risque ne peut pas être écarté pour huit autres pesticides : TBT, profénofos, perméthrine, naled, monuron, dichlorvos, cyanures et carbaryl.

S’agissant des métaux, des risques ont été identifiés pour six métaux (zinc, vanadium, manganèse, fer, cobalt et aluminium) sur les 12 étudiés.

  • En Martinique, les niveaux d’aluminium, de manganèse et de zinc dépassent les niveaux de référence,

  • pour les autres territoires, il n’est pas possible de déterminer si les concentrations mesurées dans l’eau de ces métaux sont d’origine anthropique ou naturelle.

Ces dernières années, un nouveau type de pollution chimique des récifs coralliens a retenu l’attention du public et des scientifiques : les produits de protection solaire, en particulier les filtres UV.

Crèmes solaires : attention aux allégations commerciales !

Il est difficile d’évaluer les risques pour ces substances, faute de données disponibles quant aux concentrations de ces substances dans les eaux des territoires français ultramarins.

Cependant, sur la base des concentrations rapportées dans la littérature scientifique dans d’autres zones marines, l’expertise a pu identifier cinq filtres UV à risque sur les 11 identifiés par la revue systématique. Il s’agit du salicylate de 2-éthylhexyle, de l’enzacamène, de l’octocrylène, de la benzophénone-3 et de l’octinoxate.

Résultats de l’évaluation des risques et du niveau de confiance associé, conduite pour chaque substance étudiée dans le groupe filtres UV. Niveau de confiance dans le résultat de l’évaluation : très faible : faible, + : moyen, ++ élevé ; case vide : le niveau de confiance n’a pas pu être déterminé.
Fourni par l’auteur

Dans ce groupe, l’enzacamene est reconnu comme un perturbateur endocrinien. Et cela non seulement pour la santé humaine, mais aussi pour l’écosystème marin. Les autres substances sont, elles aussi, suspectées d’être des perturbateurs endocriniens. Elles font actuellement l’objet d’évaluations par les États membres de l’Union européenne dans le cadre du règlement Registration, Evaluation, Authorization of Chemicals (REACH).

Les produits solaires contenant, par exemple, de l’octocrylène ne doivent pas être présentés comme étant sans danger pour les milieux aquatiques auprès des consommateurs.
Dimitrisvetsikas1969/Pixabay

Concernant l’octocrylène en particulier, la France constitue actuellement un dossier de restriction pour les usages cosmétiques auprès de l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA). Ceci tient aux risques identifiés, en particulier pour le milieu aquatique.

Ceci a des implications très claires : les produits solaires contenant des substances identifiées dans cette expertise comme à risque pour les récifs coralliens ne doivent pas prétendre qu’ils sont sans danger pour le milieu marin et qu’ils le respectent.

Une surveillance accrue pour produire plus de données

Une autre leçon de l’expertise tient au nombre de substances chimiques qu’il a été possible d’étudier. Celui-ci est très restreint au regard du nombre de contaminants que l’on peut retrouver dans l’environnement marin.

Cela plaide pour une surveillance accrue des substances chimiques dans le milieu marin des territoires d’outre-mer, en particulier à proximité des récifs coralliens. Il est important de mettre en place ou de renforcer les dispositifs de suivi existants, en particulier dans certains territoires ultramarins.

D’autres groupes de substances présents dans les océans, parmi lesquels les hydrocarbures, les produits pharmaceutiques ou les microplastiques, n’ont pas pu être évalués, par manque de données robustes sur les concentrations retrouvées et leur toxicité pour les coraux. Ainsi, le nombre de substances présentant des risques pour les coraux est très sous-estimé.

Si on veut donner une chance aux récifs coralliens de faire face aux effets du changement climatique, qui seront de plus en plus intenses dans les années à venir, il est essentiel de préserver la qualité de l’eau et d’intensifier la lutte contre les pollutions à toutes les échelles.

Cela passe, par exemple, par une application plus stricte des réglementations liées aux substances chimiques ou encore par le contrôle des rejets vers les océans et par l’amélioration des réseaux d’assainissement des eaux usées.


Cet article s’appuie sur un rapport d’expertise de l’Anses publié en 2023 auquel ont contribué des agents de l’Anses et les experts suivants : C. Calvayrac (Université de Perpignan Via Domitia), J.-L. Gonzalez (Ifremer), C. Minier (Université Le Havre Normandie), A. Togola (BRGM) et P. Vasseur (Université de Lorraine).

The Conversation

Karen Burga ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Filtres UV, métaux, pesticides… Les récifs coralliens au défi de la pollution chimique – https://theconversation.com/filtres-uv-metaux-pesticides-les-recifs-coralliens-au-defi-de-la-pollution-chimique-261214

Les Kurdes face à la déflagration Iran-Israël

Source: The Conversation – France in French (3) – By Iris Lambert, PhD candidate in political sciences and international relations, Sciences Po

Les Kurdes, essentiellement répartis entre l’Iran, l’Irak, la Syrie et la Turquie, disposent dans ces pays de diverses structures politiques, administratives et militaires, et entretiennent des relations complexes entre eux et avec les pouvoirs en place dans leurs pays respectifs. La récente escalade entre Israël et l’Iran a-t-elle pu ranimer le rêve, jamais réalisé, d’un grand Kurdistan indépendant, ou bien cette perspective est-elle désormais largement caduque ?
Entretien avec Iris Lambert, spécialiste du mouvement de libération kurde à Sciences Po.


Après les frappes israéliennes et états-uniennes sur l’Iran, certains analystes ont affirmé que les Kurdes iraniens anticipaient déjà une possible chute du régime de Téhéran. Est-ce aussi votre analyse ?

Iris Lambert : Les Kurdes d’Iran représentent plus ou moins 10 % de la population iranienne, soit quelque 9 millions de personnes. Il s’agit d’environ 25 % des Kurdes du Moyen-Orient. L’Iran est, avec la Turquie, le pays où ils sont le plus nombreux.

Il y a un événement particulièrement important dans l’histoire – et dans l’imaginaire collectif – kurde : c’est la fondation en 1946, dans le Kurdistan iranien, de l’éphémère République de Mahabad. Elle a été présidée par Qazi Muhammad, à l’époque leader du Parti démocratique du Kurdistan d’Iran (PDKI), parti toujours présent aujourd’hui. Cette République de Mahabad a rassemblé des Kurdes venus de différentes régions : Mustafa Barzani, leader kurde irakien, en était le ministre de la défense. Ceci étant, la République a rapidement été renversée par l’armée iranienne. Qazi Muhammad a été pendu et Barzani s’est réfugié en URSS.

Cet épisode a toujours un poids notable aujourd’hui. La République de Mahabad illustre le fait que les Kurdes d’Iran sont organisés politiquement, depuis très longtemps. Les quatre principaux partis actuels sont le PDKI, le Komala (Parti des travailleurs du Kurdistan d’Iran), le Parti pour une vie libre au Kurdistan (PJAK) et le Parti de la liberté du Kurdistan (PAK).

Le PDKI est le principal des quatre. Son ancien chef et figure emblématique, Abdul Rahman Ghassemlou, s’est exilé dans les années 1970 et a été assassiné à Vienne en 1989 par des agents de la République islamique d’Iran. Il repose au Père-Lachaise à Paris, et sa tombe est devenue un lieu de recueillement pour de nombreux Kurdes.

Aujourd’hui, beaucoup de membres du PDKI vivent en exil en Europe, notamment en France et aux Pays-Bas. Et beaucoup d’autres vivent dans des camps en Irak. Téhéran, qui accuse le PDKI de fomenter une révolution à partir du territoire irakien, a signé en 2023 avec Bagdad un accord portant sur le désarmement de ces militants kurdes et sur le transfert de leurs camps, qui se trouvaient à la frontière de l’Iran, vers des sites plus éloignés pour éviter toute activité transfrontalière. Cet accord a été partiellement mis en œuvre : les camps ont effectivement été transférés vers l’intérieur de l’Irak, mais tous les militants n’ont pas été désarmés.

Les bases transfrontalières des partis kurdes – celles du PDKI et du Komala en premier lieu – ont été bombardées par Téhéran à partir de 2016 et tout particulièrement à partir de 2022 et du soulèvement consécutif à la mort de Jîna (Mahsa) Amini, qui était kurde, et dont le meurtre a révolté toute la population iranienne – ce fut le fameux mouvement « Femme, Vie, Liberté ».

Les autres partis pèsent moins lourd que le PDKI : le Komala, d’obédience à l’origine marxiste-léniniste, a adopté une ligne politique moins stricte avec les années. Il a beaucoup souffert des bombardements iraniens en 2023. Le PAK, reconnu pour son rôle dans la lutte contre l’État islamique aux côtés des peshmergas irakiens, est aujourd’hui le seul à appeler à un État kurde indépendant, bien que le parti pèse peu, politiquement comme militairement.

Le PJAK, enfin, se revendique d’Abdullah Öcalan, fondateur du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), et du confédéralisme démocratique. C’est l’organisation sœur du PKK en Iran, elle existe depuis 2004. Pour autant, elle ne se considère pas concernée par la récente dissolution du PKK. Le PJAK, très hostile à Téhéran, a estimé que l’action d’Israël en ce mois de juin pourrait offrir une occasion propice à une nouvelle phase de mobilisation en Iran dans le cadre du mouvement Femme, Vie, Liberté. Ce n’était pas une façon de s’aligner sur Tel-Aviv, mais la reconnaissance du fait que l’affaiblissement de la République islamique pourrait servir les intérêts kurdes.

Tous ces partis partagent certaines revendications : une reconnaissance culturelle et juridique, et des droits politiques. Néanmoins, il y a certaines disparités dans le projet politique qu’ils souhaitent mettre en place. Et leur coordination est franchement bancale. Ils ne sont pas tous sur la même ligne, et ils n’arrivent pas à bien s’organiser entre eux.

Après la fin de la « guerre de douze jours », a-t-on observé une répression renouvelée en Iran à l’encontre des Kurdes, dont certains, comme le PAK, s’étaient félicités des frappes israéliennes ?

I. L. : Oui, tout à fait. Il y a eu une attaque en règle du régime de manière générale sur tout ce qui ressemblait de près ou de loin à de l’opposition. Mais les militants kurdes, et les Kurdes en général, ont été particulièrement touchés. Plus de 300 personnes ont été arrêtées dans les régions kurdes.

Il y a eu de nombreuses pendaisons depuis le début des attaques israéliennes, et une partie substantielle des personnes qui ont été pendues étaient des Kurdes. Au moins trois prisonniers politiques ont été exécutés après avoir été accusés d’espionnage au profit d’Israël. De manière générale, les Kurdes d’Iran sont moins bien lotis aujourd’hui qu’avant le 12 juin.

Comment les Kurdes des trois autres pays de la région, où ils sont présents en nombre, ont-ils réagi à l’attaque israélienne puis états-unienne sur l’Iran ?

I. L. : Il y a eu, partout, la conscience du fait que les pays dans lesquels s’inscrivent les régions kurdes ont beaucoup à perdre dans cette séquence. En Irak, par exemple, il y avait une peur que la guerre s’étende au territoire irakien. Le gouvernement régional kurde d’Irak ne veut surtout pas être happé par une guerre régionale.

Il faut rappeler que ce gouvernement est divisé, même territorialement, en deux zones qui sont contrôlées par deux partis politiques : le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) de Netchirvan Barzani, d’un côté, et l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) de Bafel Talabani, de l’autre. Le PDK s’aligne davantage sur la Turquie, alors que l’UPK se situe plutôt dans une zone d’influence iranienne. Tout cela rend les choses très compliquées en termes de positionnement officiel. Et c’est dans les zones du PDK en Irak que sont installées les bases américaines que l’Iran aurait pu frapper en représailles des attaques des États-Unis.

Enfin, l’Irak, de manière générale, s’est retrouvé très tiraillé entre, d’une part, ses alliés iraniens et, d’autre part, son partenariat sécuritaire avec Washington. Dans ce contexte, les Irakiens dans leur ensemble, et les Kurdes irakiens en particulier, ont plutôt évité de se positionner fermement, tout en condamnant les attaques d’Israël.

La situation est similaire en ce qui concerne l’administration autonome des Kurdes de Syrie : ce sont des alliés des Américains, et il y a des bases américaines sur leur sol. D’où, là aussi, une position de neutralité prudente, ce d’autant plus qu’ils négocient un accord avec Damas, et ce n’est donc pas le moment pour eux de nier la notion de souveraineté de l’État.

Quant aux Kurdes de Turquie, ils ont réagi avec précaution, conscients, d’une part, du discours d’Erdogan – inquiet d’être le prochain sur la liste d’Israël – et, d’autre part, occupés par les enjeux domestiques liés à la mise en place d’un processus de paix entre la Turquie et le PKK.

Le PKK a annoncé sa dissolution il y a un peu plus d’un mois. Quelles ont été, à ce stade, les conséquences concrètes de cette déclaration ? Le mouvement a-t-il réellement déposé les armes et cessé toute opération, ou bien est-il en train de muer vers quelque chose de différent ?

I. L. : L’annonce de la dissolution du PKK a eu lieu après celle d’un cessez-le-feu avec la Turquie. Cette dissolution a été prononcée de manière unilatérale par le PKK, sans contrepartie officielle de la part d’Ankara à ce jour. Des opérations turques de moindre intensité contre les positions du PKK au Kurdistan irakien se poursuivent. Pour plusieurs raisons.

Premièrement, le PKK demande à la Turquie de mettre en place un cadre légal clair – donc un vote au Parlement – avant de complètement se désarmer. Les membres du PKK ont en tête les précédentes tentatives de paix, notamment entre 2013 et 2015, qui ont échoué et abouti à une reprise féroce et sanglante de la lutte armée. Ils savent que ce processus de paix peut s’arrêter. Dès lors, ils craignent que toutes les personnes qui pourraient être amenées à prendre part à ce processus de paix soient ensuite poursuivies si les négociations venaient à échouer. Mais Erdogan exige que le PKK dépose les armes avant toute chose. Le 12 juillet, une trentaine de combattants du PKK ont brûlé leurs armes lors d’une cérémonie symbolique devant attester de leur engagement pour un processus de paix, mais l’événement n’a pas été suivi d’annonces concrètes. Il y a donc une différence de lecture de la situation de part et d’autre, Erdogan considérant que le PKK capitule, tandis que le PKK voit cette phase comme l’aboutissement de la lutte armée.

En Syrie, le nouveau pouvoir a signé le 10 mars dernier un accord avec les structures kurdes. Trois mois et demi plus tard, où en est-on ? Les Kurdes de Syrie peuvent-ils avoir confiance en Ahmed Al-Charaa, le nouvel homme fort de Damas et ancien chef djihadiste ?

I. L. : Évidemment, avec le changement de régime en Syrie, la question d’un accord entre les deux gouvernements du pays – c’est-à-dire entre Damas et l’administration autonome kurde – est revenue sur la table. Mais on a tendance à oublier que l’administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (AANES, nom officiel du gouvernement dit du Rojava) a toujours cherché une forme d’accord avec Damas. Bachar Al-Assad a systématiquement refusé d’en entendre parler. Ce n’est pas la position des nouvelles autorités de Damas. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que les Kurdes de Syrie prennent langue avec ces dernières.

L’accord du 10 mars prévoit l’intégration des institutions civiles et militaires de l’AANES dans l’État syrien. Cet accord doit être appliqué d’ici à la fin de l’année ; il y a encore le temps. Mais les choses avancent déjà.

Il y a un espace qui est une sorte de laboratoire de cette transition : ce sont les quartiers de Cheikh-Maqsoud et d’Achrafieh à Alep. Il y existe un partenariat entre les Assayech (les forces de police kurdes) et les forces de police du nouveau gouvernement, avec notamment des patrouilles communes. Il a aussi des évolutions du côté d’Afrin (nord-ouest de la Syrie), avec un retour des populations kurdes déplacées depuis l’opération turque dite « Rameau d’olivier » en 2018. Il y a des échanges, notamment de pétrole et de gaz, qui ont lieu entre les deux administrations. Des délégations du nouveau gouvernement de Damas ont visité les institutions du nord-est de la Syrie, notamment à Al-Hol…

Cet apaisement peut sembler étonnant car les responsables du nouveau pouvoir syrien ont quand même affronté les Kurdes des années durant…

I. L. : La méfiance ne s’est pas évaporée, bien sûr. Certaines choses ont beaucoup heurté du côté kurde, à commencer par la promotion de certains leaders de factions de l’armée nationale syrienne (ANS) qui ont été intégrés à l’armée régulière. Ces commandants de faction, comme la division al-Hamza ou bien la division Sultan Murad sont responsables de graves crimes commis contre la population kurde, mais ont également été récemment sanctionnés par l’UE pour leur participation aux massacres des alaouites sur la côte syrienne au mois de mars dernier.

Ces gens-là ont très mauvaise réputation, ils ont énormément de sang sur les mains. Mais, malgré cette méfiance que ce type de nomination alimente, le dialogue se poursuit.

Revenons pour finir sur les Kurdes d’Irak…

I. L. : Les Kurdes d’Irak sont ceux qui ont la représentation institutionnelle la plus aboutie. Depuis 2005, il y a une nouvelle Constitution irakienne, adoptée à la suite de l’invasion américaine et de la chute de Saddam Hussein. Ils bénéficient d’un statut politique qui est particulier. Ils ont une région autonome, le Kurdistan irakien, qui est reconnue constitutionnellement, qui dispose de son propre Parlement et de ses propres forces de sécurité, les fameux peshmergas.

Les Kurdes d’Irak sont également représentés au Parlement fédéral à Bagdad. Et traditionnellement, la présidence de la République en Irak revient à un Kurde (aujourd’hui, Abdel Latif Rashid). Cela étant, il existe des conflits. Je l’ai dit, le territoire du Kurdistan irakien est divisé entre deux partis qui sont très hostiles l’un à l’autre, l’UPK et le PDK. Pour passer du territoire de l’un au territoire de l’autre, il faut traverser des checkpoints. Et cette hostilité pèse beaucoup sur le fonctionnement des institutions. Le Parlement kurde ne fonctionne pas : il n’y a pas de lois qui sont passées. Cela pèse beaucoup en retour sur les populations, en affaiblissant la cohésion kurde, et la jeunesse est complètement désenchantée vis-à-vis de ses élites, perçues comme corrompues.

Y a-t-il une émigration importante des Kurdes d’Irak ?

I. L. : Oui, ils sont nombreux à partir pour l’Europe. Les personnes qui traversent la Manche dans les canots qui se renversent, ce sont souvent Kurdes d’Irak.

Globalement, si je vous suis bien, les Kurdes, qu’ils soient de Turquie, d’Iran, d’Irak ou de Syrie, préfèrent avoir une grande autonomie à l’intérieur de ces États, plus qu’un Kurdistan indépendant ?

I. L. : Tout à fait. Cet idéal d’un Kurdistan indépendant n’a pas complètement disparu de l’imaginaire, mais, aujourd’hui, ce n’est plus un projet politique de court ou même de moyen terme. Les priorités des Kurdes sont la reconnaissance de leurs droits politiques et culturels, à commencer par les droits linguistiques, et une amélioration de leurs conditions de vie. La plupart des Kurdes, notamment en Syrie ou en Turquie, n’ont pas pu donner à leurs enfants des prénoms kurdes parce qu’il leur était interdit de parler leur langue, et ils devaient donc « se rabattre » sur des prénoms arabes. Aujourd’hui, ils veulent la reconnaissance culturelle et politique : le grand Kurdistan attendra…


Propos recueillis par Grégory Rayko.

The Conversation

Iris Lambert a reçu des financements du CERI (Sciences Po/CNRS).

ref. Les Kurdes face à la déflagration Iran-Israël – https://theconversation.com/les-kurdes-face-a-la-deflagration-iran-israel-260468

Quand les réseaux sociaux utilisent la législation états-unienne pour contester la réglementation mondiale

Source: The Conversation – France in French (3) – By Yasmin Curzi de Mendonça, Research associate, University of Virginia

Les PDG de Meta, Amazon, Google et X –  de gauche à droite : Mark Zuckerberg, Jeff Bezos, Sundar Pichai et Elon Musk – au premier rang de l’investiture de Donald Trump, le 20 janvier 2025. Ricky Carioti/Pool/Getty Images

Les géants américains de la tech multiplient les recours juridiques pour échapper aux réglementations étrangères, au nom de la liberté d’expression. De plus en plus alignées sur les intérêts politiques de l’administration Trump, ces plateformes contestent la souveraineté numérique des États, comme le montre l’exemple du Brésil.


Les plateformes de réseaux sociaux ne se préoccupent guère des frontières nationales.

Prenons l’exemple de X. Les utilisateurs de ce qui s’appelait autrefois Twitter sont répartis dans le monde entier, avec plus de 600 millions de comptes actifs dans presque tous les pays. Et chaque pays a ses propres lois.

Or, les intérêts des autorités réglementaires nationales et ceux des entreprises technologiques, principalement basées aux États-Unis, sont souvent divergents. Si de nombreux gouvernements ont cherché à imposer des mécanismes de surveillance pour lutter contre des problèmes tels que la désinformation, l’extrémisme en ligne et la manipulation, ces initiatives se sont heurtées à la résistance des entreprises, à des ingérences politiques et à des contestations juridiques invoquant la liberté d’expression comme rempart à la réglementation.

Ce qui se dessine, c’est un affrontement mondial autour de la gouvernance des plateformes numériques. Et dans cette bataille, les plateformes nord-américaines s’appuient de plus en plus sur les lois de leur pays d’origine pour contester les réglementations d’autres pays. En tant qu’experts en droit numérique, dont l’un est directeur exécutif d’un forum qui surveille la manière dont les pays mettent en œuvre les principes démocratiques, nous pensons qu’il s’agit d’une forme d’impérialisme numérique.

Une agitation dans la jungle technologique

La dernière manifestation de ce phénomène s’est produite en février 2025, lorsque de nouvelles tensions ont émergé entre le pouvoir judiciaire brésilien et les plateformes de réseaux sociaux basées aux États-Unis.

Trump Media & Technology Group et Rumble ont intenté un procès aux États-Unis contre le juge brésilien Alexandre de Moraes, contestant ses ordonnances de suspension des comptes sur les deux plateformes liées à des campagnes de désinformation au Brésil.

Cette affaire fait suite à des tentatives infructueuses d’Elon Musk pour s’opposer à des décisions similaires prises par la justice brésilienne.

Ces cas illustrent une tendance croissante selon laquelle des acteurs politiques et économiques états-uniens cherchent à saper l’autorité de régulateurs étrangers en avançant que le droit américain et la protection des entreprises devraient primer sur les politiques de nations souveraines.

Du lobbying des entreprises à la guerre juridique

Au cœur du litige se trouve Allan dos Santos, un influenceur brésilien de droite qui s’est réfugié aux États-Unis en 2021 après que le juge de Moraes a ordonné son arrestation préventive pour avoir, selon les accusations, coordonné des réseaux de désinformation et incité à la violence.

Dos Santos a poursuivi ses activités en ligne depuis l’étranger. Les demandes d’extradition du Brésil sont restées sans réponse, les autorités américaines, estimant que cette affaire relevait de la liberté d’expression et non d’infractions pénales.

La plainte de Trump Media et Rumble vise deux objectifs. D’une part, elle cherche à présenter les actions de la justice brésilienne comme de la censure plutôt que comme de la régulation. D’autre part, elle cherche à présenter l’action du tribunal brésilien comme une ingérence territoriale.

Les plaignants assurent que la personne visée se trouve aux États-Unis, et par conséquent, qu’elle est protégée par le premier amendement de la Constitution des États-Unis. Le fait que la personne soit brésilienne et accusée de propager de la haine et de la désinformation au Brésil ne doit, selon eux, pas être pris en considération.

Pour l’instant, les tribunaux états-uniens leur donnent raison. Fin février, un juge de Floride a estimé que Rumble et Trump Media n’étaient pas tenus de se conformer à la décision brésilienne.

Les géants de la tech contre la régulation

Cette affaire marque un tournant dans la bataille autour de la responsabilité des plateformes : on passe du lobbying traditionnel et de la pression politique à une intervention juridique via les tribunaux américains qui sont utilisés pour contester des décisions prises à l’étranger.

L’issue de ce procès et la stratégie juridique qui le sous-tend pourraient avoir des implications profondes non seulement pour le Brésil, mais aussi pour tout pays ou région, comme l’Union européenne, cherchant à réglementer les espaces numériques.

La résistance à la réglementation numérique ne date pas de l’administration Trump. Au Brésil, les efforts visant à réglementer les plateformes ont longtemps rencontré une forte opposition. Les géants de la tech, notamment Google, Meta et X, ont utilisé leur influence économique et politique pour faire pression contre les nouvelles réglementations, présentant souvent ces mesures comme des menaces contre la liberté d’expression.

En 2020, le projet de loi brésilien sur les fake news, qui visait à responsabiliser les plateformes concernant la diffusion de fausses informations, a suscité une forte opposition de ces entreprises.

Google et Meta ont lancé des campagnes de grande ampleur pour s’opposer au projet de loi, affirmant qu’il « menaçait la liberté d’expression » et « nuisait aux petites entreprises ». Google a placé des bannières sur sa page d’accueil brésilienne invitant les utilisateurs à rejeter la loi, tandis que Meta a diffusé des publicités alertant sur des risques pour l’économie numérique.

Ces efforts, conjugués à du lobbying et à une résistance politique, ont permis de retarder et d’affaiblir le cadre réglementaire.

Collusion entre pouvoir politique et intérêts privés

La nouveauté désormais, c’est que la frontière entre intérêts politiques et intérêts privés est devenue floue.

Trump Media était détenue à 53 % par le président états-unien avant qu’il ne transfère sa participation dans un trust en décembre 2024. Elon Musk, fervent « défenseur de la liberté d’expression » et propriétaire de X, est devenu un membre de facto de l’administration Trump.

Leur ascension politique a coïncidé avec l’utilisation du premier amendement comme bouclier destiné à bloquer les réglementations étrangères des plateformes.

Aux États-Unis, la protection de la liberté d’expression a été appliquée de manière inéquitable, permettant aux autorités de réprimer la dissidence dans certains cas tout en protégeant les discours haineux dans d’autres.

Ce déséquilibre s’étend au pouvoir des entreprises, avec des décennies de jurisprudence favorisant la protection des intérêts privés. La législation a ainsi renforcé la protection de la liberté d’expression des entreprises, une logique qui a ensuite été étendue aux plateformes numériques.

Les défenseurs états-uniens de la liberté d’expression – Big Tech et gouvernement – semblent aujourd’hui pousser cette logique à l’extrême en utilisant les principes juridiques nord-américains contre ceux d’autres nations.

Par exemple, Brendan Carr, président de la Commission fédérale des communications des États-Unis nommé par Donald Trump, s’est inquiété des menaces que le Digital Services Act de l’Union européenne ferait peser sur la liberté d’expression.

Une telle position aurait pu être légitime s’il existait une interprétation universelle de la liberté d’expression. Or, ce n’est pas le cas.

Le concept de liberté d’expression varie selon les pays et les régions. Des pays comme le Brésil, l’Allemagne, la France ou d’autres appliquent un principe de proportionnalité pour juger de la liberté d’expression, mettant en balance ce principe avec d’autres droits fondamentaux tels que la dignité humaine, l’intégrité démocratique et l’ordre public. Ces pays reconnaissent la liberté d’expression comme un droit fondamental et préférentiel, mais ils admettent que certaines restrictions sont nécessaires pour protéger les institutions, les communautés marginalisées, la santé publique ou l’écosystème informationnel.

Si les États-Unis imposent certaines limites à la liberté d’expression, avec les lois sur la diffamation ou l’interdiction d’incitater à des actions illégales imminentes, le premier amendement permet une interprétation plus extensive de la liberté d’expression.

L’avenir de la gouvernance numérique

La bataille juridique autour de la réglementation des plateformes ne se limite pas au conflit entre les entreprises états-uniennes de la tech et le Brésil.

Le Digital Services Act de l’UE et l’Online Safety Act au Royaume-Uni signalent que d’autres gouvernements veulent reprendre le contrôle des plateformes opérant sur leur territoire.

La plainte déposée par Trump Media et Rumble contre la Cour suprême brésilienne représente un moment clé dans la géopolitique mondiale.

Les géants nord-américains de la tech, tels que Meta, tentent de surfer sur la dynamique pro liberté d’expression portée l’administration Trump. Musk, le propriétaire de X, apporte son soutien à des groupes d’extrême droite à l’étranger.

Cette convergence entre les objectifs des plateformes et les intérêts politiques de l’administration Trump marque une nouveau moment dans le débat sur la dérégulation alors que les absolutistes de la liberté d’expression cherchent à établir des précédents juridiques susceptibles de bloquer les futures régulations d’autres pays.

À mesure que les nations élaborent des cadres juridiques pour la gouvernance numérique – comme les régulations sur l’intelligence artificielle au Brésil et dans l’UE – les plateformes, par leurs stratégies juridiques, économiques et politiques, tentent de contrebalancer le poids de l’État de droit.

The Conversation

Camille Grenier est directeur général du Forum sur l’information et la démocratie.

Yasmin Curzi de Mendonça ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Quand les réseaux sociaux utilisent la législation états-unienne pour contester la réglementation mondiale – https://theconversation.com/quand-les-reseaux-sociaux-utilisent-la-legislation-etats-unienne-pour-contester-la-reglementation-mondiale-260432

Les influenceurs fitness : nouveaux relais d’opinion pour interpeller les pouvoirs publics sur la santé des jeunes ?

Source: The Conversation – France in French (3) – By Caroline Rouen-Mallet, Enseignant-chercheur en marketing, Université de Rouen Normandie

Posts Instagram de Tibo Inshape, Juju Fitcats et Marine Leleu, trois influenceurs fitness.

Les influenceurs, dont toute l’activité se construit sur la mise en scène de soi, s’autorisent désormais à donner leur avis sur certaines politiques publiques, par exemple sur la santé des jeunes. Comment expliquer que leur parole porte autant ?


Les influenceurs ont construit leur visibilité sur la mise en scène de soi, l’exposition du quotidien et la promotion de produits ou de marques. Leurs vidéos et autres contenus sont devenus incontournables dans la stratégie des entreprises souhaitant toucher un public jeune, mobile et connecté. Les influenceurs fitness, notamment, excellent dans cet univers : leurs corps, leurs routines sportives, leur alimentation deviennent des arguments commerciaux.

Cependant, ces mêmes figures s’autorisent désormais à commenter certaines politiques publiques, voire à émettre des critiques à leur encontre. Lorsque Tibo InShape questionne le président de la République sur la sédentarité ou que JuJufitcat évoque les troubles du comportement alimentaire, c’est toute la mission de l’influenceur qui se redéfinit. Son statut glisse de promoteur à prescripteur, de prescripteur à citoyen engagé. Il n’est plus seulement là pour divertir ou recommander, mais pour alerter, sensibiliser, interpeller.

Pourtant, ce brouillage des rôles génère une tension : certains influenceurs fitness dénoncent les effets d’activités délétères pour la santé des jeunes, qu’ils contribuent pourtant à nourrir. Par exemple, ils utilisent les réseaux sociaux pour encourager le sport… tout en les incitant à rester connectés et sédentaires, devant des écrans. Ils prônent une alimentation équilibrée tout en recommandant des modèles alimentaires restrictifs. On perçoit ici les paradoxes majeurs véhiculés par cette nouvelle pratique de l’influence.

Une autorité sans expertise ? Le pouvoir de la crédibilité perçue

Comment expliquer alors que leur parole porte autant ? Pourquoi ces figures sans formation scientifique ni mandat institutionnel parviennent-elles à capter l’attention et souvent l’adhésion du public jeune ?

La réponse tient en partie dans leur crédibilité perçue. Le projet de recherche Alimentation et numérique (Alimnum), mené auprès de jeunes de 18 à 25 ans, afin d’étudier l’impact de leur consommation numérique sur leur santé, montre que les influenceurs tirent leur légitimité d’une proximité relationnelle forte. Ils s’expriment avec les codes de leur génération, dans un langage accessible, incarné, émotionnel. Leurs récits reposent sur le vécu, le corps, la transformation personnelle.

Là où les campagnes institutionnelles échouent parfois à mobiliser, les influenceurs captent l’attention en racontant leur propre cheminement. Leur autorité n’est donc pas « savante », mais expérientielle : ils ne savent pas « mieux », mais ils ont « vécu ».

C’est ce que valorise notamment la rhétorique du « avant/après », omniprésente dans les contenus fitness, qui met en scène une capacité à se dépasser, à changer, à améliorer son bien-être.

Cette mise en récit autobiographique est d’autant plus efficace qu’elle s’appuie sur une illusion de proximité. Les abonnés ont l’impression de connaître leur influenceur, de suivre sa vie, de partager son intimité.

Les modèles de communication du leadership d’opinion revisités

En apparence, cette proximité semble relever de liens forts entre l’influenceur et son audience. En réalité, elle relève davantage de liens faibles. Les followers (les abonnés) ne connaissent pas personnellement l’influenceur, n’échangent pas en profondeur avec lui, mais interagissent régulièrement : ils likent, commentent, partagent. Or, ce sont précisément ces liens faibles qui permettent la diffusion exponentielle des idées et des comportements.

Cette co-construction de la légitimité des influenceurs par la communauté est centrale. L’influenceur n’est pas imposé d’en haut : il est validé, porté et renforcé par sa communauté, qui l’élit symboliquement comme figure d’autorité et de confiance. Il accède donc au statut de relais d’opinion par un cumul d’interactions virales.

Cette dynamique rappelle le modèle de la communication à deux niveaux, appelé « two-step flow », très utilisé par les professionnels du marketing, dans lequel les médias influencent d’abord un groupe restreint de leaders d’opinion, qui relaient ensuite les messages au grand public. Ce modèle, issu des années 1950, trouve aujourd’hui une résonance nouvelle dans les pratiques numériques contemporaines, en jouant sur une viralité façonnée par les algorithmes.

« Tibo InShape : le business du muscle », (« Le dessous des images », Arte, 2024).

Encouragés par leur communauté, les influenceurs se font dès lors les porte-paroles du mal-être et des difficultés des jeunes auprès des pouvoirs publics. Ce faisant, ils participent à la vulgarisation et à l’appropriation des grands enjeux sanitaires par le grand public, même si cela passe parfois par des simplifications excessives ou des approximations.

En traduisant des messages complexes (santé, nutrition, prévention) en contenus courts, personnalisés, engageants, et en les adaptant aux formats des plateformes (reels, vlogs, stories) et à la sensibilité de leur audience, ils jouent le rôle de véritables relais.

Vers une nouvelle prise en charge de la parole publique

Faut-il se réjouir de cette mobilisation des influenceurs fitness autour de causes collectives ? Leur capacité à toucher des publics éloignés des médias classiques, à provoquer de l’émotion, à générer de l’adhésion, est réelle. Elle permet de réactiver une attention citoyenne dans des espaces où les discours officiels peinent souvent à percer.

Mais cette puissance d’amplification s’accompagne aussi de risques liés à la diffusion de messages flous, biaisés, ou erronés. Leur parole, fondée sur l’expérience plus que sur la démonstration scientifique, peut alors renforcer certaines normes sociales problématiques comme le culte de la performance, l’obsession du corps ou la stigmatisation des corps « non conformes ».

Quoi qu’il en soit, l’intervention de Tibo InShape face au président de la République en mai 2025 marque une étape symbolique dans l’évolution de la parole publique : celle où des personnalités issues de la culture numérique s’arrogent un droit d’expression sur des enjeux d’intérêt général.

Cette dynamique redessine les circuits de légitimation : l’autorité ne vient plus seulement des institutions, mais émerge du réseau, de l’audience, de la viralité. Cela oblige à repenser les relations entre sphère publique et sphère numérique, entre experts, citoyens et nouveaux médiateurs. Cela suppose aussi d’accepter que ces relais d’opinion ne soient ni neutres ni désintéressés, et que leur engagement puisse fluctuer selon les opportunités de visibilité ou de monétisation.

En outre, la légitimité éthique du recours à des figures médiatiques dans les campagnes de santé publique interroge. Quelles responsabilités ces influenceurs doivent-ils assumer, et comment garantir la fiabilité des messages qu’ils véhiculent ? Ces enjeux appellent une réflexion approfondie de la part des professionnels de santé, des chercheurs et des éducateurs impliqués dans la régulation de l’information en santé.


Le projet Alimentation et numérique – ALIMNUM est soutenu par l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui finance en France la recherche sur projets. L’ANR a pour mission de soutenir et de promouvoir le développement de recherches fondamentales et finalisées dans toutes les disciplines, et de renforcer le dialogue entre science et société. Pour en savoir plus, consultez le site de l’ANR.

The Conversation

Caroline Rouen-Mallet est membre de l’Association Française du Marketing (AFM) et de l’Institut du Marketing Social. Elle a reçu des financements de l’Agence Nationale de la Recherche dans le cadre du projet Alimnum.

Pascale Ezan a reçu des financements de Agence Nationale de la Recherche – programme Alimentation et Numérique – ALIMNUM

Stéphane Mallet est membre de l’Association Française du Marketing (AFM). Il a reçu des financements de l’Agence Nationale de la Recherche dans le cadre du projet Alimnum.

ref. Les influenceurs fitness : nouveaux relais d’opinion pour interpeller les pouvoirs publics sur la santé des jeunes ? – https://theconversation.com/les-influenceurs-fitness-nouveaux-relais-dopinion-pour-interpeller-les-pouvoirs-publics-sur-la-sante-des-jeunes-260378

Accord de paix RDC-Rwanda: les 4 éléments essentiels pour un processus de paix durable

Source: The Conversation – in French – By Philipp Kastner, Senior Lecturer in International Law, The University of Western Australia

Les gouvernements de la République démocratique du Congo (RDC) et du Rwanda ont conclu un accord de paix en juin 2025, visant à mettre fin à une guerre qui dure depuis des décennies dans l’est de la RDC. Les Nations unies ont salué cet accord comme « une étape importante vers l’apaisement, la paix et la stabilité » dans la région.

J’ai analysé plusieurs négociations et accords de paix différents. Il est important de distinguer ce qui est nécessaire pour amener les parties belligérantes à la table des négociations et ce qui est convenu à la fin des négociations. Dans cet article, j’explique dans quelle mesure l’accord entre la RDC et le Rwanda réunit les quatre éléments essentiels à sa durabilité.

Avant tout, deux observations d’ordre général sur les accords de paix et un point plus spécifique relatif à une complication particulière dans le cas de l’accord RDC-Rwanda.

Premièrement, un seul accord suffit rarement à résoudre un conflit complexe. La plupart des accords font partie d’une série d’accords, parfois entre différents acteurs. Ils font souvent référence à des accords conclus précédemment et seront cités dans les accords ultérieurs.

Deuxièmement, la paix est un processus qui nécessite un engagement large et soutenu. Il est essentiel que d’autres acteurs, tels que les groupes armés, soient impliqués dans le processus. Les acteurs de la société civile doivent également être impliqués. Plus les points de vue sont représentés dans les négociations, plus l’accord sera légitime et efficace.

Mais dans le cas de l’accord RDC–Rwanda, un élément complique la situation : le rôle des États-Unis. Washington ne semble pas avoir agi comme un médiateur neutre. Au contraire, les États-Unis semblent poursuivre leurs propres intérêts économiques. Cela n’est pas bon signe pour la suite.

Il n’existe pas de recette miracle pour un accord de paix efficace, mais les recherches montrent que quatre éléments sont importants : un engagement sérieux des parties, une langage clair et précis, un calendrier clair et des dispositions de mise en œuvre solides.

Les fondements d’un accord efficace

Tout d’abord, les parties doivent prendre l’accord au sérieux et être en mesure de s’engager à en respecter les termes. Il ne doit pas servir de prétexte pour gagner du temps, se réarmer ou poursuivre les combats. Une paix durable ne peut pas reposer uniquement sur des décisions prises au sommet de l’État. Les accords qui sont le fruit de processus plus inclusifs, avec la participation et le soutien des communautés concernées, réussissent mieux en général.

Deuxièmement, l’accord doit traiter les questions qu’il vise à résoudre, et ses dispositions doivent être rédigées avec soin et sans ambiguïté. Lorsque les accords sont vagues ou passent sous silence des aspects essentiels, ils sont souvent de courte durée. Les expériences passées peuvent guider les négociateurs et les médiateurs de paix dans le processus de rédaction. Les bases de données sur les accords de paix établies par les Nations unies et les institutions universitaires constituent un outil utile à cet égard.

Troisièmement, il est essentiel de fixer des délais clairs et réalistes. Ceux-ci peuvent concerner le retrait des forces armées de territoires spécifiques, le retour des réfugiés et des personnes déplacées à l’intérieur du pays, et la mise en place de mécanismes prévoyant des réparations ou d’autres formes de justice transitionnelle.

Quatrièmement, un accord doit inclure des dispositions relatives à sa mise en œuvre. Un soutien extérieur est généralement utile à cet égard. Des États tiers ou des organisations internationales, telles que les Nations unies et l’Union africaine, peuvent être chargés de superviser cette phase. Ils peuvent également fournir des garanties de sécurité, voire déployer une opération de maintien de la paix. Il est essentiel que ces acteurs s’engagent dans le processus et ne poursuivent pas leurs propres intérêts.

Pour bien évaluer ce qu’on peut attendre d’un accord de paix en particulier, il faut aussi garder à l’esprit qu’il existe plusieurs types d’accords. Certains sont des arrangements préparatoires ou des cessez-le-feu. D’autres sont plus complets et visent à régler le conflit dans sa globalité ou à organiser la mise en oeuvre. Un simple cessez-le-feu entre quelques acteurs ne suffit généralement pas à résoudre un conflit en profondeur.

Pour savoir ce que l’on peut attendre de manière réaliste d’un accord de paix spécifique, il est important de comprendre que ces accords peuvent prendre des formes très différentes. Celles-ci vont des accords préliminaires et des cessez-le-feu aux accords de paix globaux et aux accords de mise en œuvre.

Un simple cessez-le-feu, signé par quelques parties seulement, ne permet généralement pas de régler un conflit durablement.




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L’accord entre la RDC et le Rwanda présente de nombreuses lacunes

Il est difficile de dire à ce stade si la RDC et le Rwanda sont vraiment déterminés à instaurer la paix et si leur engagement sera suffisant.

Leur volonté affichée de respecter mutuellement leurs territoires et de renoncer à toute agression est un point important.

Mais le Rwanda a déjà mené des opérations militaires directes en RDC depuis les années 1990. L’accord évoque vaguement un « désengagement des forces » ou la levée de « mesures défensives » par le Rwanda, sans toutefois mentionner clairement le retrait des milliers de soldats rwandais présents dans l’est de la RDC.

Le gouvernement rwandais dirigé par Paul Kagame soutient également les groupes armés dominés par les Tutsis en RDC depuis le génocide rwandais de 1994. Le Mouvement du 23 mars (M23) est l’acteur militaire principal actuellement dans l’est de la RDC. Mais l’accord entre les gouvernements de la RDC et du Rwanda n’inclut pas le M23 ni d’autres groupes. Les deux gouvernements s’engagent uniquement à soutenir les négociations en cours entre la RDC et le M23 facilitées par le Qatar.

L’accord prévoit également la « neutralisation » d’un autre groupe armé, les Forces démocratiques pour la libération du Rwanda (FDLR), dominées par les Hutus. Ce groupe prétend protéger les réfugiés hutus rwandais en RDC, mais est considéré comme « génocidaire » par le gouvernement rwandais. Le groupe a réagi à ce plan en appelant à une solution politique et à un processus de paix plus inclusif.

Ce qui manque à l’accord

L’accord entre la RDC et le Rwanda comprend des dispositions essentielles pour les personnes les plus touchées par le conflit, telles que le retour des millions de personnes déplacées en raison des combats dans l’est de la RDC. Mais d’autres questions essentielles ne sont pas abordées.

Par exemple, hormis un engagement général à promouvoir les droits humains et le droit international humanitaire, il n’est fait aucune mention des violations massives des droits humains et des crimes de guerre qui auraient été commis par toutes les parties. Il s’agit notamment d’exécutions sommaires et de violences sexuelles et sexistes, y compris à l’encontre d’enfants.

Un mécanisme de justice et de réconciliation pour traiter ces violences à grande échelle aurait dû être envisagé. Cela a été le cas dans l’accord signé en 2016 entre le gouvernement colombien et les FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie), qui a connu un certain succès. Ce type de dispositif peut aider à prévenir de nouvelles violences.

Il envoie un message clair : les crimes ne resteront pas impunis. Cela aiderait également la population à se reconstruire et donnerait une meilleure chance à la paix.

Il n’existe pas de modèle unique. La justice dite « transitionnelle » – définie comme « l’ensemble des processus et mécanismes mis en place par une société pour faire face à un passé marqué par des abus à grande échelle, afin d’assurer la responsabilité, rendre justice et favoriser la réconciliation » – demeure un sujet controversé.

Par exemple, le fait de réclamer des procès pour crimes de guerre peut être perçu comme une menace pour un processus de paix encore fragile.

Mais depuis quelques décennies, les accords signés dans le monde, en Libye, en Centrafrique, et ailleurs, s’éloignent des amnisties générales. Ils comprennent de plus en plus de dispositions visant à garantir la responsabilité, en particulier pour les crimes graves. L’accord entre la RDC et le Rwanda reste muet sur ces questions.

Une autre lecture de l’accord

L’accord entre la RDC et le Rwanda est compliqué par le rôle de Washington et la poursuite de ses intérêts économiques.

Les deux États ont convenu de créer un comité de suivi conjoint, composé de membres de l’Union africaine, du Qatar et des États-Unis. L’accord prévoit aussi un cadre d’« intégration économique régionale ». Mais cette initiative est critiquée. Elle pourrait ouvrir la porte à une nouvelle forme d’ingérence étrangère dans les ressources minières du Congo.

Le pays est le plus grand producteur mondial de cobalt, par exemple, un métal essentiel pour le secteur des énergies renouvelables.

Certains y voient un « troc néocolonial » : la paix en échange de l’exploitation des ressources. Ce genre d’accord n’envoie pas un bon signal. Et il a peu de chances de régler un conflit largement alimenté, depuis des années, par l’exploitation de ces richesses.

The Conversation

Philipp Kastner does not work for, consult, own shares in or receive funding from any company or organisation that would benefit from this article, and has disclosed no relevant affiliations beyond their academic appointment.

ref. Accord de paix RDC-Rwanda: les 4 éléments essentiels pour un processus de paix durable – https://theconversation.com/accord-de-paix-rdc-rwanda-les-4-elements-essentiels-pour-un-processus-de-paix-durable-261281

Polanyi, un auteur pour mieux comprendre ce qui nous arrive

Source: The Conversation – in French – By Nicolas Postel, Professeur de Sciences Economiques- Titualire chaire Socioeconomie des communs, Université de Lille

Pour Karl Polanyi, le marché n’est pas une structure abstraite, il est encastré dans la société. (_Le Marché et la fontaine des Innocents en 1855_, de Fédor Hoffbauer [1839-1922]). Fédor Hoffbauer/Wikimedia Commons, CC BY

Économiste, sociologue, mais aussi philosophe, Karl Polanyi est un penseur critique des excès du capitalisme des années 1920. Dans la Grande Transformation (1944), il décrypte le lien entre un capitalisme sans limite et les totalitarismes. Une œuvre à redécouvrir d’urgence, alors que l’on peut craindre que les mêmes causes produisent les mêmes effets.


Que nous arrive-t-il ? Pour de nombreux citoyens et chercheurs en sciences sociales, le début de l’année 2025 a été le temps d’une sidération, souvent refoulée. Les premiers mois du mandat de Donald Trump nous secouent d’autant plus que, dans le même, temps, jour après jour, les informations les plus alarmantes se succèdent sur l’accélération des effets du réchauffement climatique et de l’effondrement de la biodiversité. L’analyse que propose Karl Polanyi peut nous aider à sortir de cette sidération, en nous donnant des clés de lecture de la situation que nous vivons et des voies permettant de sortir de l’ornière.

Karl Polanyi (1886-1964) est un analyste extrêmement précieux des rapports problématiques qu’entretient notre système économique avec la société et la biosphère. Dans la Grande Transformation, son ouvrage majeur (1944), il propose à la fois une histoire du capitalisme et une mise en évidence de sa singularité à l’échelle du temps long de l’humanité.

Le capitalisme constitue en effet une réponse très singulière à la question économique – question dont aucune société ne peut s’affranchir et que Polanyi définit comme : un « procès institutionnalisé d’interaction entre l’homme et son environnement qui se traduit par la fourniture continue des moyens matériels permettant la satisfaction des besoins ».

Trois bouleversements

À première vue, cette définition peut sembler banale. Mais si on confronte cette définition à notre impensé économique, c’est bouleversant pour trois raisons :

(1) L’économie est un process institutionnalisé, cela nous dit clairement que la réponse que donne toute société à la question de la satisfaction des besoins (aux conditions de sa reproduction) est d’abord collective, sociale, politique. Il n’y a pas d’économie « avant » les institutions collectives. Exit donc, nos illusions sur l’économie comme étant le lieu d’une émancipation par l’égoïsme rationnel ! Il n’y a, à l’origine, ni Homo œconomicus, ni concurrence libre et non faussée, ni loi de marché. L’économie est d’abord et toujours une question d’institutions et donc de choix collectifs et politiques. Là se joue la liberté des acteurs : participer à la construction des institutions qui forment une réponse collective à la question de la vie matérielle.




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(2) Un process « entre l’homme et son environnement » : cette définition pose ici immédiatement la question de l’insertion de la communauté humaine dans la nature, dans la biosphère, dans son lieu de vie. Seconde surprise, donc : la question écologique n’est donc pas « nouvelle »… C’est même la question fondatrice de l’économie pour Polanyi.

(3) Il s’agit de satisfaire « des besoins » et non pas des désirs insatiables d’accumulation… Là encore, cette dimension substantive de l’économique nous est devenue invisible, enfouie sous un principe d’accumulation illimitée qui nous a fait oublier la question de « ce dont nous avons vraiment besoin », au point paradoxalement de conduire nos sociétés contemporaines à assurer le superflu mais plus le nécessaire. Nous sommes, de fait (c’est ce que nous indique le franchissement des « limites environnementales »), sortis d’une trajectoire de reproductibilité des conditions de vie authentiquement humaine sur terre, alors même que nous accumulons des biens et services inutiles.

Marché autorégulateur

Cette sortie de route est un effet pervers du déploiement, depuis la révolution industrielle, d’un système de marché autorégulateur qui sert de base au mode de production capitaliste. C’est le second apport de Polanyi. Pendant des millénaires, la communauté humaine est parvenue à se reproduire de manière résiliente en pratiquant des formes d’économie socialement encastrées et cohérentes avec notre milieu de vie.

Polanyi repère ces formes sociales d’économie : l’économie domestique (autarcique) du clan ; la réciprocité entre les différentes entités progressivement mises en relation et pratiquant de manière ritualisée du don contre don ; la redistribution qui se met en place à un stade plus avancé de communautés humaines organisées autour d’un centre puissant et légitime, habilité à prélever des ressources et à les repartir, selon des critères considérés comme justes, entre les différents membres de la communauté… et le commerce, ou marché-rencontre, aux marges de la société (le mot donnera marché) dans lequel les acteurs diversifient leur consommation et négocient de gré à gré, en dehors de toute logique concurrentielle, le « juste prix ».

Ces formes économiques insérées, mises au service de la société, sont balayées par le capitalisme. Lorsque le phénomène industriel émerge et, avec lui, la promesse de l’abondance, il apparaît très clairement nécessaire de plier la société aux besoins de l’industrie. Il faut alimenter la machine productive en flux continu de travail, de matière première, et de financement permettant l’investissement. Pour que cette dynamique capitaliste fonctionne, il devient donc « nécessaire » de traiter le travail (la vie humaine), la terre (la biosphère) et la monnaie de crédit (indispensable à l’investissement) comme s’ils étaient des marchandises « produites pour être vendues ». C’est nécessaire, mais c’est faux, évidemment.

La société au service de l’économie ou l’inverse

Là est le mythe fondateur de nos sociétés qui se comprend assez vite dans les expressions désormais courantes : « ressources humaines », « ressources naturelles », « ressources monétaires ». Mais ressources pour qui ? pour quoi ? Pour la production de richesse ! Voilà ce qui constitue une inversion remarquable : la société et son environnement naturel se voient artificiellement « mises au service » de l’économie… et non l’inverse. La biosphère et la société doivent se soumettre, enfin, à « la loi » de l’économie !

Ce mythe – souligne Polanyi – travaille et détruit la société si l’on ne prend pas garde de « protéger » la vie humaine, la nature et le monnaie de cette logique concurrentielle. C’est ce que vécut Polanyi : l’effondrement de la société viennoise de l’entre-deux-guerres et de sa vie intellectuelle brillante (Einstein, Freud, Wittgenstein, Hayek, Popper… sans parler d’écrivains comme Zweig ou Schnitzler) qui s’abîma en quelques mois, dans le nazisme.

Karl Polanyi, juif, dut fuir en Angleterre. Il passera sa vie à saisir les causes de cet effondrement. Il perçoit alors que le fascisme révèle au fond « la réalité d’une société de marché » : c’est le produit d’un libéralisme économique débridé. L’échec des contre-mouvements qui, au long du XIXe siècle, cherchèrent à limiter l’emprise du marché sur la société (les paysans attachés aux communaux, les artisans attachés au travail libre, puis les prolétaires à celle d’un respect des droits humains, les nations attachées à l’étalon-or…) se traduit par une crise sociale majeure.

Une réaction sociale convulsive

Dans cette société dominée par la concurrence de tous contre tous, chaque individu est renvoyé à son intérêt propre, désocialisé.
L’espace commun de délibération se réduit, s’étiole, disparaît. Mais la société ne disparaît pas : elle se régénère maladivement, de manière dysfonctionnelle non plus par la raison et l’existence d’un dessein commun, mais par le sang, la « race », et l’homme providentiel. Le totalitarisme, c’est cette réaction sociale, presque convulsive, maladive et qui est le symptôme d’une société disloquée sous l’effet du libéralisme.


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Polanyi pense, lorsqu’il présente cette analyse dans l’immédiat après-guerre, que cet effondrement appartient au passé. Les sociétés occidentales vont se reconstruire en pleine connaissance de cause. C’est le sens de la « grande transformation » (le titre de son livre) qui s’opère avec, notamment, les accords de Philadelphie (fondateurs, en 1944, de l’Organisation internationale du travail) qui actent la nécessité de « protéger » le travail contre la logique concurrentielle, et ceux de Bretton Wood qui actent la constitution d’un système monétaire international réduisant le rôle des marchés et plaçant la question du financement dans la main des États.

Les institutions collectives, politiques, reprennent la main sur l’économique et lui assignent des règles qui, partiellement, « dé-marchandisent » le rapport à la monnaie et au travail (mais pas à la nature). Le monde occidental connaît alors un cycle long de prospérité et de paix. Les Occidentaux voient leur qualité de vie augmenter au fur et à mesure que la production se déploie, grâce à la redistribution des gains de productivité, au point que hausse du PIB et hausse du bonheur finissent par se confondre dans l’esprit public… au détriment des rentiers qui voient leur avoir diminuer.

Réencastrement partiel

Mais ce réencastrement de l’économie dans la société est partiel. La sphère domestique continue d’être niée, la nature d’être pillée, le travail d’être aliéné dans son contenu (c’est la période taylorienne).

Au début des années soixante-dix, les détenteurs de patrimoine financier, lésés par l’État social, sonnent l’heure de la révolte, et parviennent à démanteler le système monétaire international et à réactiver la puissance des marchés financiers. Ceci tandis que les populations mondiales dénoncent l’épouvantable exploitation des ressources mondiales au seul profit de l’Occident et que les salariés dénoncent le taylorisme. Le compromis de l’après-guerre ainsi mis en critique s’étiole et laisse la place à une phase dite néolibérale. C’est cette phase de remarchandisation très rapide qui, aujourd’hui, nous amène au bord du gouffre.

Le néolibéralisme a débuté sa révolution par la remarchandisation de la monnaie et la redynamisation du pouvoir des marchés et des actionnaires, la seconde phase se traduit par la remarchandisation du travail (le droit du travail est allégé, les protections sociales affaiblies), et de la nature (marché de l’énergie, marché carbone, brevetabilité du vivant, accaparement foncier…). Cette remarchandisation, qui oublie totalement les leçons de l’histoire, nous conduit au bord d’un précipice écologique et social.

Monétairement, socialement, politiquement, écologiquement, tout notre système se fissure. Ces failles structurelles entraînent un immense désarroi social et… la résurgence de mouvements néo-fascistes, néonazis, nationalistes autoritaires… Selon une mécanique extrêmement proche de celle que décrit Polanyi. La crise politique de nos démocraties est donc d’abord une crise de notre économie, ou, plus précisément, de la pression qu’exerce l’économique (dans sa version marchande) sur le social et la biosphère.

BFM Business.

Retour aux sagesses anciennes ?

Au-delà du diagnostic, Polanyi nous donne des ressources pour agir. Il nous permet de percevoir la résilience des structures de « l’ancien monde » dans nos vies et nos économies. Les sagesses anciennes n’ont pas disparu : nous pratiquons à très grande échelle la redistribution, une large part de nos échanges sociaux est fondée sur la réciprocité (et notamment au sein de l’économie sociale et solidaire), et chacun sait l’importance vitale de notre foyer familial.

Nous vivons, des temps polanyiens, et ils ont leur part de noirceur. Mais, si l’on suit Polanyi, la liberté – celle qui consiste à choisir ensemble un horizon commun – est devant nous. Notre extraordinaire capacité de production – héritage indéniable du capitalisme – doit nous permettre de nous poser sereinement la question de nos besoins, et cela nous amènera à consommer moins !

Moins de nourriture, moins de psychotropes, moins de déplacements professionnels, et plus de temps libre : ce ne serait tout de même pas triste ! Polanyi ne nous propose pas de solutions clés en main, mais montre un chemin : retrouver le goût de la délibération collective et la défendre contre l’établissement d’un principe de concurrence généralisée – celui de la gouvernance actionnariale – qui détruit la société, nourrit le totalitarisme et se heurte violemment aux limites planétaires.

The Conversation

Nicolas Postel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Polanyi, un auteur pour mieux comprendre ce qui nous arrive – https://theconversation.com/polanyi-un-auteur-pour-mieux-comprendre-ce-qui-nous-arrive-257393