Source: The Conversation – in French – By Thierry Poibeau, DR CNRS, École normale supérieure (ENS) – PSL

Comment un philologue géorgien est-il devenu le théoricien officiel de la linguistique soviétique avant d’être renié par Staline? L’histoire de Nicolas Marr illustre les dangers de la science mise au service du pouvoir.
Nicolas Marr, né en 1865 (selon le calendrier grégorien) à Koutaïssi (Géorgie, Empire russe) et décédé en 1934 à Leningrad (URSS), occupe une place singulière dans l’histoire de la linguistique… moins pour ses apports scientifiques que pour l’influence politique qu’il exerça en Union soviétique, où sa théorie linguistique – aujourd’hui considérée comme largement fantaisiste, fut pendant plusieurs années érigée en doctrine officielle.
Son parcours intellectuel, culminant dans une consécration institutionnelle spectaculaire avant que Marr soit brutalement désavoué par Staline lui-même, offre un cas exemplaire de l’instrumentalisation des sciences humaines à des fins idéologiques. À l’heure où des gouvernements cherchent à encadrer les discours scientifiques sur des sujets sensibles (qu’il s’agisse du climat, du genre ou de l’histoire), le cas de Nicolas Marr rappelle que la liberté académique reste vulnérable face à des logiques politiques qui cherchent à imposer leurs propres normes de vérité.
Quand la linguistique devient idéologie
Formé comme philologue (spécialiste des textes anciens) à l’Université de Saint-Pétersbourg, Nicolas Marr se spécialise dans les langues caucasiennes. Son travail précoce est sérieux, et plutôt bien accueilli dans les cercles orientalistes de l’Empire russe.
Mais au fil des années, sa pensée s’éloigne des cadres méthodologiques établis, ce qui lui permet, fait rare pour un savant déjà reconnu avant 1917, de rester en vue sous le régime bolchévique : en requalifiant ses thèses de « matérialistes » et en les alignant sur les objectifs politiques (anti-occidentalisme, « modernisation linguistique » des peuples non russes, construction du socialisme), il transforme sa doctrine en orthodoxie institutionnelle, durablement adossée aux organes académiques et au pouvoir.
Marr est convaincu que l’approche traditionnelle concernant l’étude des langues indo-européennes (qui postule l’existence d’une langue mère commune, le proto-indo-européen, à l’origine de nombreuses langues d’Europe et d’Asie) est idéologiquement biaisée, car influencée par des présupposés élitistes et eurocentrés.
Il se lance alors dans la construction d’un nouveau paradigme linguistique, censé refléter une vision « matérialiste » de l’histoire des langues, c’est-à-dire une conception où le développement des langues est directement produit par les conditions sociales, économiques et historiques, conformément aux principes du marxisme.
Au cœur de sa théorie se trouve l’idée que toutes les langues humaines dérivent d’un protolangage unique fondé sur quatre éléments phonétiques fondamentaux : sal, ber, yon, rosh. Selon Nicolas Marr, ces « éléments de base » seraient les briques originelles de tout lexique, indépendamment des familles linguistiques reconnues. Il va jusqu’à proposer que l’évolution des langues obéit à des lois de type marxiste : la langue, comme tout autre superstructure (construction sociale dépendante des conditions économiques et des rapports de classe), serait le produit du développement des forces productives et l’histoire de la lutte des classes sociales.
Dans ses travaux ultérieurs, Nicolas Marr introduit la notion de langues « japhetiques », une famille hypothétique qu’il oppose aux langues indo-européennes (voir ici pour un compte rendu relativement favorable de l’époque, en 1936). Inspiré d’une relecture très libre de la Genèse, il affirme que les langues du Caucase – et bien d’autres – forment un rameau linguistique issu du personnage biblique Japhet. Cette classification fantaisiste, dépourvue de fondement comparatif rigoureux (par opposition à l’approche traditionnelle, fondée notamment sur des lois d’évolution phonétique strictement établies), lui permet d’insister sur l’existence d’un substrat linguistique commun à des peuples opprimés par le colonialisme occidental, théorie en phase avec l’idéologie soviétique des années 1920.
Une science d’État
Dans l’URSS des années 1920 et des années 1930, les sciences sont de plus en plus soumises à des critères politiques. Nicolas Marr, dont le discours allie un rejet de la tradition bourgeoise et une promesse d’unification linguistique du prolétariat mondial, s’impose rapidement comme un intellectuel « compatible ». Il avance que les langues évoluent selon les lois de la lutte des classes et que le langage reflète la structure sociale.
Cette approche plaît : Nicolas Marr, à la tête de nombreux instituts et entré à l’Académie des sciences en 1912, en devient vice-président et ses écrits deviennent obligatoires dans les cursus universitaires. Ses détracteurs sont marginalisés, voire écartés (comme Evgueni Polivanov).
La linguistique de Nicolas Marr (connue sous le nom de « nouvelle doctrine linguistique ») devient doctrine d’État : il ne s’agit plus seulement d’une théorie linguistique, mais d’une orthodoxie politique. La science du langage est désormais censée participer à la construction du socialisme.
L’influence de Nicolas Marr dépasse alors le simple champ académique. Ses idées sont mobilisées dans les débats sur les politiques de planification linguistique (c’est-à-dire l’intervention délibérée de l’État dans la codification, la standardisation, l’alphabétisation et l’enseignement des langues), en particulier concernant la création de systèmes d’écriture pour des langues jusqu’alors non écrites des républiques soviétiques. La linguistique devient un outil de gouvernement, au service de la « politique des nationalités » : il s’agit à la fois de favoriser le développement culturel des peuples non russes et de préparer leur intégration dans le cadre idéologique du marxisme-léninisme.
Nicolas Marr sert ici de caution savante : ses théories, même contestées sur le plan scientifique, sont valorisées parce qu’elles justifient une conception révolutionnaire et volontariste de la langue comme construction sociale. Dans ce contexte, contester Nicolas Marr, c’était risquer de contester la ligne du Parti.
Le retournement
La mort de Nicolas Marr en 1934 ne met pas immédiatement fin à son influence. Au contraire, ses disciples poursuivent l’expansion de son système et veillent à sa canonisation.
Mais en 1950, contre toute attente, Staline lui-même publie un article intitulé « Marxisme et questions de linguistique », dans lequel il critique ouvertement la théorie de Nicolas Marr. Il rejette l’idée que la langue serait déterminée par les classes sociales, réhabilite la linguistique comparée, et appelle à un retour à une approche plus empirique, voire classique.
Ce geste n’est pas anodin : Staline ne se contente pas de désavouer une théorie. Il démontre que, dans une dictature, l’autorité scientifique est subordonnée à la volonté politique suprême, et qu’elle peut être révoquée à tout moment. Les institutions obtempèrent : les disciples de Nicolas Marr sont discrédités, les manuels sont réécrits, et la théorie des quatre éléments disparaît du paysage scientifique.
Ce retournement brutal s’inscrit dans un contexte plus large de redéfinition des priorités idéologiques du régime. À la fin des années 1940, l’URSS amorce un resserrement doctrinal, marqué par la campagne contre le « cosmopolitisme » et le renforcement du nationalisme soviétique.
Dans ce climat, les constructions linguistiques trop spéculatives ou trop liées à l’internationalisme révolutionnaire deviennent suspectes. En dénonçant Nicolas Marr, Staline entend réaffirmer l’autonomie relative de certaines disciplines scientifiques, mais aussi reprendre la main sur un champ où l’orthodoxie avait été laissée aux mains d’un petit cercle de partisans zélés.
Ce n’est donc pas un retour à la science pour elle-même, mais une réaffirmation de l’autorité centrale dans l’arbitrage du vrai.
Héritage et leçons
Aujourd’hui, Nicolas Marr est largement oublié dans les manuels de linguistique. Son nom est parfois évoqué en histoire des sciences comme exemple extrême de science instrumentalisée, au même titre que Trofim Lyssenko en biologie. Ce dernier avait rejeté la génétique classique au nom du marxisme et imposé une théorie pseudoscientifique soutenue par le pouvoir soviétique.
Si ses premiers travaux sur les langues du Caucase semblent avoir été plus sérieux sur le plan philologique, ses grandes constructions théoriques sont aujourd’hui considérées comme infondées.
Mais l’histoire de Nicolas Marr mérite d’être relue. Elle rappelle que les sciences, surtout lorsqu’elles touchent au langage, à la culture et à l’identité, sont vulnérables aux pressions politiques.
Nicolas Marr n’est pas seulement un excentrique promu par accident ; il est le produit d’un moment historique où la vérité scientifique pouvait être décidée au sommet du Parti. Loin de n’être qu’un épisode marginal, l’histoire de Nicolas Marr éclaire un dilemme toujours actuel : celui de la vérité scientifique confrontée à des intérêts politiques, économiques ou idéologiques. Ce n’est pas tant le passé qui importe ici, mais ce qu’il permet encore de voir du présent.
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Thierry Poibeau est membre de l’Institut Prairie-PSAI (Paris AI Research Institute – Paris School of Artificial Intelligence) et a reçu des financements à ce titre.
– ref. L’étonnante histoire du linguiste Nicolas Marr en URSS, ou quand la science est instrumentalisée à des fins idéologiques – https://theconversation.com/letonnante-histoire-du-linguiste-nicolas-marr-en-urss-ou-quand-la-science-est-instrumentalisee-a-des-fins-ideologiques-262088









