Source: The Conversation – France (in French) – By Caroline Diard, Professeur associé – Département Droit des Affaires et Ressources Humaines, TBS Education
Le télétravail en éloignant les salariés de leur manager a-t-il augmenté ou réduit le contrôle des tâches et du temps de travail ? De nouvelles formes et pratiques de management sont-elles apparues ? Dans quelle mesure sont-elles cohérentes avec les nouvelles façons de travailler à l’ère numérique ?
Alors que le contrôle du temps de travail et le droit à la déconnexion sont des obligations de l’employeur pour protéger la santé des salariés, l’étude 2025 de l’Observatoire du télétravail (Ugict-CGT) révèle que le Code du travail n’est pas respecté concernant ces deux dimensions.
En effet, malgré les bouleversements induits par le développement du travail à distance, les pratiques de contrôle restent assez limitées et s’orientent principalement vers la surveillance des temps de connexion, non pas dans l’objectif de les réguler comme le voudrait la loi, mais au contraire comme une attestation que le travail est effectué.
Cette pratique ne présage pas de l’implication et de la performance des télétravailleurs, mais révèle en revanche un manque de considération pour les conditions dans lesquelles le travail est exercé alors que l’employeur en est juridiquement responsable.
Du lien de subordination
Le contrôle fait partie inhérente du travail salarié et de la relation d’emploi formalisée par le lien contractuel employeur/employé, qui induit légalement un lien de subordination
Le contrat de travail est une
« convention par laquelle une personne s’engage à mettre son activité à la disposition d’une autre personne (physique ou morale), sous la subordination de laquelle elle se place, moyennant une rémunération ».
Le lien de subordination est donc consubstantiel à tout contrat de travail (quel qu’en soit le type) et renvoie au
« lien par lequel l’employeur exerce son pouvoir de direction sur l’employé : pouvoir de donner des ordres, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner la mauvaise exécution des ordres ».
Le contrôle du travail concerne ainsi de manière très large l’exécution des tâches confiées par l’employeur.
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Des modalités de contrôle peu novatrices
Avec le développement du télétravail et l’éclatement des unités de lieu, de temps et d’action, on aurait pu s’attendre à une évolution des modalités avec laquelle s’exerce ce lien de subordination et l’activité de contrôle qui lui est inhérente : la surveillance visuelle par les comportements n’est en effet plus possible lorsque les missions confiées sont réalisées à distance. L’enquête menée par l’Observatoire du télétravail de l’Ugict-CGT auprès de 5 336 télétravailleurs ne montre cependant pas de transformations profondes. Elle atteste en revanche de pratiques qui ne sont pas à la hauteur des enjeux.
Si de plus en plus de salariés se sentent surveillés en télétravail, ils restent une minorité. En outre, la perception du contrôle est relativement faible. C’est seulement le cas de 17 % des répondants, contre 8 % lors de la précédente enquête menée en 2023.
A contrario, tout comme dans l’enquête précédente (2023), une forte majorité de salariés (79 %) ne savent pas s’ils sont contrôlés et n’ont pas été informés des dispositifs utilisés. Ces chiffres suggèrent que ce contrôle pourrait s’exercer à leur insu ou au travers de pratiques informelles déviantes.
Par ailleurs, lorsqu’ils sont identifiés, les dispositifs de contrôle ne sont guère novateurs et s’appuient encore largement sur le traditionnel reporting a posteriori plutôt que sur de nouvelles modalités technologiques en temps réel (IA, frappes de clavier, mouvements de souris, caméras). Le contrôle s’exerce ainsi avant tout sur les résultats de l’activité (plutôt que sur l’activité en train de se faire), en phase avec un management par objectifs qui sied mieux au travail à distance que le micromanagement, mais qui est loin d’être nouveau puisqu’il a été théorisé dans les années 1950 par Peter Drucker.
Transposition du réel au virtuel
Les modalités de contrôle consistent souvent en une transposition simple dans le monde virtuel les pratiques qui avaient déjà cours sur site : système de badge numérique (22,6 %) et feuille de temps (12,67 %).
Les verbatim recueillis lors de l’enquête révèlent en outre que, pour les télétravailleurs interrogés, ce contrôle consiste avant tout à s’assurer qu’ils sont bien connectés : « Le logiciel utilise le contrôle des connexions et leur durée », « Contrôle connexion permanent », « Heure de connexion/déconnexion sur Teams », « Suspicion de surveillance par le statut en veille de Teams ».
Ces témoignages traduisent une forme de glissement, d’un contrôle de l’activité à un contrôle de la disponibilité. Autrement dit, le contrôle ne renvoie plus à une mesure de la performance, mais à une preuve de présence – qui n’assure pas pour autant que le travail demandé est effectivement réalisé. Il s’agit donc davantage de regarder « le nombre d’heures de connexion du salarié que la qualité des contributions ou des échanges »
Impératif de présence
Cet impératif de présence peut par ailleurs s’étendre au-delà du temps de travail avec des sollicitations hors horaires (avant 9 heures ou après 19 heures). Si ces pratiques restent minoritaires, elles concernent tout de même un peu plus d’un salarié sur cinq régulièrement, et seul un tiers des répondants disent ne jamais y être confrontés.
Cette situation présente ainsi le risque de voir se développer « des journées de travail à rallonge » qui ne respectent pas les temps de repos légaux. Notons cependant que pour les répondants, ces sollicitations hors horaires ne sont pas directement liées au télétravail : plus de neuf personnes sur dix déclarent que ces situations ne sont pas plus fréquentes lorsqu’elles sont en télétravail que lorsqu’elles sont sur site.
Ce phénomène serait ainsi davantage lié à la « joignabilité » permanente permise par les outils numériques et à leur usage non régulé, quel que soit le lieu où s’exerce l’activité professionnelle.
Des pratiques en décalage avec le Code du travail
Il en ressort ainsi une vision assez pauvre du contrôle, qui pose par ailleurs problème au regard de nombreux articles du Code du travail qui ne sont pas respectés :
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Articles L3131-1 à L3131-3 : l’employeur doit contrôler le volume horaire, l’amplitude, les maxima et les temps de repos.
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Article L4121-1 : l’employeur a l’obligation de protéger la santé et la sécurité des travailleurs.
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Article L1121-1 : les restrictions des libertés individuelles ne sont possibles que si elles sont justifiées et proportionnées.
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Article L1222-4 : aucune donnée personnelle ne peut être collectée sans information préalable du salarié.
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Article L2242-17 : droit à la déconnexion qui impose la mise en place de dispositifs de régulation de l’utilisation des outils numériques, en vue d’assurer le respect des temps de repos et de congé ainsi que de la vie personnelle et familiale
Ainsi, le contrôle du travail n’implique pas seulement un droit de surveiller et de sanctionner de la part de l’employeur, il inclut également un devoir de protection des salariés.
Le télétravail lève ainsi le voile sur l’ambivalence du contrôle, tel qu’il est inscrit dans le Code du travail et tel qu’il est mis en œuvre par les entreprises. Comme le résume bien un télétravailleur interrogé dans le cadre des entretiens qualitatifs menés en complément de l’enquête :
« On a un outil qui permet non pas de contrôler qu’on travaille trop, mais de contrôler qu’on est bien connecté. »
Contrôler, c’est veiller… ou presque
À cet égard, il peut être utile de rappeler l’étymologie du terme « contrôle . En vieux français, le terme « contrerole » est le « rôle opposé », le « registre tenu en double », permettant de vérifier l’exactitude et de réguler. Il est proche du terme « surveiller », qui est un dérivé de « veiller ». Ces origines étymologiques acquièrent une nouvelle portée à l’heure du télétravail en questionnant l’objet et l’objectif du contrôle : s’agit-il de contrôler uniquement le travail pour sanctionner sa mauvaise exécution ? N’est-il pas aussi question de contrôler les conditions dans lesquelles il est réalisé dans l’objectif de veiller au respect des droits des travailleurs ?
La question du contrôle s’inscrit pleinement dans les problématiques du travail hybride, à la fois en télétravail mais également sur site.
En effet, alors que le débat sur le « retour au bureau » agite les organisations, avec des annonces très médiatisées de certaines grandes entreprises, on peut questionner là aussi la notion du contrôle.
Du côté des employeurs, l’argumentaire principalement utilisé pour justifier le retour au bureau est celui du délitement des liens sociaux et ses conséquences potentielles sur l’intelligence collective sous toutes ses formes. Du côté des salariés et de leurs représentants subsiste une légitime suspicion quant à l’association entre présence sur site et contrôle.
Insaisissable objet du contrôle
Il y a donc une tension dans les organisations. Mais on manque de précision sur ce qu’on souhaite contrôler. Deux ensembles de questions demeurent. D’une part, celles relatives à la surveillance. Est-on encore dans l’idée que la présence physique prouve le travail effectué ? Contrôle-t-on la quantité de travail ? Sa qualité ? La volonté d’une présence physique a-t-elle pour objectif de surveiller en temps réel le salarié à sa tâche, possiblement en l’absence de confiance ? D’autre part, celles relatives à l’accompagnement et au soutien. Le management est-il meilleur en co-présence ? Le soutien social est-il meilleur sur site ? La circulation de l’information trouve-t-elle de plus efficaces canaux ?
À l’évidence, le débat sur le retour au bureau est clivant, mais il pourrait l’être moins si l’on questionnait la valeur ajoutée réelle pour le salarié, pour son travail, pour sa satisfaction et donc pour sa performance, de se rendre sur site plutôt que de rester chez lui. La question n’est donc pas de savoir s’il faut contrôler, mais comment le faire !
Le lien de subordination demeure consubstantiel au contrat de travail – il fonde le pouvoir de direction, d’organisation et de sanction de l’employeur. Mais ce pouvoir doit s’exercer dans les bornes que fixe le droit : celles du respect, de la proportionnalité et de la santé au travail.
Ceci questionne une nouvelle éthique du management : veiller et protéger plutôt que surveiller ; réguler et animer plutôt que traquer. S’il est de sa responsabilité de garantir que ses équipes atteignent les performances attendues, le manager doit également le faire en s’assurant de la qualité et de la légalité des conditions dans lesquelles ces performances sont réalisées.
Cet article a été co-écrit avec Nicolas Cochard, directeur de la recherche du groupe Kardham, enseignant en qualité de vie au travail (QVT) en master RH à l’Université Paris Nanterre.
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Suzy Canivenc est membre de l’OICN (Observatoire de l”Infobésité et de la Collaboration Numérique) et Directrice scientifique de Mailoop
Caroline Diard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
– ref. Le contrôle en cours de redéfinition à l’ère du travail à distance. Mais cela va-t-il dans le bon sens ? – https://theconversation.com/le-controle-en-cours-de-redefinition-a-lere-du-travail-a-distance-mais-cela-va-t-il-dans-le-bon-sens-268451









