Décès de Jean Pormanove : pourquoi la régulation de la plateforme Kick a échoué

Source: The Conversation – France in French (3) – By Romain Badouard, Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication, Université Paris-Panthéon-Assas

Jean Pormanove, le 12 mai 2025. Nasdas Live/Wikimedia, CC BY

Le décès en direct du streameur Jean Pormanove, le 18 août, martyrisé par ses collègues pendant des mois sur la plateforme Kick, pose la question du contrôle des espaces numériques. Comment comprendre l’absence d’intervention des autorités publiques ? Comment limiter la diffusion d’images violentes sur les réseaux ? Entretien avec le chercheur Romain Badouard.


The Conversation : Avant le décès de Jean Pormanove, des signalements ont été faits à l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), et la justice a ouvert une enquête en décembre 2024. On s’étonne que rien n’ait été fait pour stopper la production et la diffusion de la chaîne mettant en scène violences et humiliations devant des centaines de milliers d’internautes. Comment l’expliquez-vous ?

Romain Badouard : Ce drame illustre les dysfonctionnements de la régulation des contenus en ligne. On sait depuis les débuts de l’Internet grand public que réguler les contenus présente un certain nombre de difficultés, autant techniques que juridiques et culturelles. Avec la mise en place en 2024 du Digital Services Act (DSA) – le nouveau règlement européen sur la régulation des platesformes, on avait espoir que la régulation serait plus efficace. On se rend compte aujourd’hui qu’il y a encore des trous dans la raquette…

Pourquoi l’Arcom n’a-t-elle pas agi ?

R. B. : Dans les médias, on a accusé l’Arcom de ne rien avoir fait. Mais l’Arcom est une autorité administrative dont le but est de vérifier que les plateformes sont en conformité avec les différentes normes réglementaires. Elle n’a pas pour mission de surveiller les publications des internautes. Ceci dit, l’Arcom aurait pu sanctionner Kick sur la base de sa mission, notamment concernant ses manquements en termes de modération.

La défense de l’Arcom consiste à dire que Kick n’a pas de représentant sur le territoire français, donc que cette plateforme ne relevait pas de ses compétences. Or le droit européen stipule qu’un service numérique accessible sur le territoire européen doit respecter les lois en vigueur dans les États membres. Le DSA impose aussi que ces services aient un représentant sur les territoires où ils diffusent. Ce n’était pas le cas de Kick, alors que ça aurait dû l’être.

Par ailleurs, j’ai constaté que Kick publie effectivement des rapports de transparence sur la manière dont elle modère les contenus, comme l’y oblige le DSA. Mais dans ces rapports, il y a de nombreux manques : le rapport est très flou et très imprécis. On ne sait pas combien de modérateurs sont employés, comment l’intelligence artificielle est utilisée pour détecter les contenus illégaux, aucun chiffre sur le nombre de publications qui ont été retirées ni sur les sanctions qui ont été prises. À ce titre, la plateforme aurait pu être sanctionnée. Dans ce genre de situation, l’Arcom peut ouvrir une enquête administrative. Elle peut aussi infliger des amendes aux plateformes qui ne respectent pas les règles. Enfin, en dernier recours, elle peut exiger que les fournisseurs d’accès à Internet rendent la plateforme inaccessible depuis le territoire français.

Pourquoi ne s’est-il donc rien passé ?

R. B. : Sans doute parce qu’il est compliqué de prendre en charge les milliers de sites qui existent, sachant que toute l’attention médiatique et publique se concentre sur les très grandes plateformes – Instagram, Facebook, X, TikTok, YouTube… Les plus petites passent souvent sous les radars, sauf que, dans le cas de Kick, finalement, les audiences étaient importantes, les manquements connus, et d’autres signaux auraient dû alerter les autorités.

Pourquoi la justice n’a-t-elle pas non plus agi, malgré l’ouverture d’une procédure judiciaire et plusieurs interventions de police ?

R. B. : Dans cette affaire, l’institution censée surveiller les contenus, c’est Pharos, qui a des pouvoirs de police. Or Pharos a reçu des signalements concernant la chaîne Kick qui diffusait les streams de Jean Pormanove – 80 signalements d’après Mediapart, ce qui n’est pas rien. On sait que la police est descendue à plusieurs reprises sur les lieux du tournage, mais ces tournages ont continué et les contenus ont été diffusés, ce qui est assez étonnant.

Il faut sans doute prendre en compte le fait que Jean Pormanove, qui avait été entendu par la police, n’a jamais souhaité porter plainte. Il a confié aux enquêteurs qu’il était consentant par rapport à tous les châtiments qui lui étaient infligés. Cela complique un peu l’action de la justice…

Pour autant, cette situation de streamers qui font l’objet d’une enquête du parquet de Nice dès décembre 2024 et qui poursuivent leur production pendant des mois a beaucoup choqué, et c’est légitime.

**Comment imaginer un système plus efficace pour éviter ce type de situation ?

R. B. : Le nœud du problème est celui de la temporalité de la justice. Ni la police ni l’administration n’ont le pouvoir d’exiger la fermeture d’une plateforme en France : seule la justice a ce pouvoir – ce qui est une bonne chose pour notre démocratie. Or, la justice prend du temps pour enquêter, juger et sanctionner. Ce qui manque, c’est un moyen d’agir rapidement pour bloquer les contenus qui sont manifestement illégaux et dangereux.

Il est donc nécessaire de compléter l’arsenal juridique dans le domaine. L’une des pistes à explorer, c’est de donner des moyens à la justice pour prendre des décisions rapides, bloquer des contenus, des plateformes, des chaînes qui ont des comportements problématiques, au moins de manière temporaire, pendant qu’une enquête suit son cours.

Mais la justice agit déjà très rapidement dans certains cas, comme les vidéos terroristes ou pédopornographiques…

R. B. : Il faut savoir que les publications des internautes sur les plateformes relèvent de la législation sur la liberté d’expression. Mais il y a effectivement certaines exceptions à cette liberté d’expression : les contenus terroristes et la pédopornographie. Dans ces cas de figure, la justice peut agir beaucoup plus vite, et les plateformes doivent être capables de les retirer en moins d’une heure. Elles ont d’ailleurs mis en place des systèmes interplateformes pour repérer et effacer ces contenus en quelques minutes, voire quelques secondes. Donc, techniquement parlant, c’est possible.

Notons qu’il y a un autre cas de figure où la régulation est très efficace, c’est celle du droit d’auteur. Les plateformes ont été proactives, car elles redoutaient des procès d’ayants droit. Par exemple, sur YouTube, des systèmes automatiques détectent la réutilisation de contenus protégés par le droit d’auteur avant publication. Cela prouve que lorsqu’elles le veulent, les plateformes trouvent des solutions.

Le problème, lorsqu’il s’agit des publications quotidiennes des internautes, est toujours de trouver la bonne mesure entre lutte contre les contenus illégaux et protection de la liberté d’expression. Car une législation trop contraignante en la matière peut également avec des conséquences néfastes.

La diffusion de contenus violents, des suicides, d’humiliations, de discours de haine ne sont pas protégés par les principes de la liberté d’expression. Pourquoi seraient-ils tolérés sur Internet alors qu’ils sont sanctionnés par la loi dans d’autres contextes ?

R. B. : Effectivement, il s’agit d’actes interdits par la loi et les platesformes ont l’obligation d’empêcher leur diffusion. Les grosses platesformes commerciales le font, ou tentent de le faire, mais les plus petites – comme Kick – essayent de manière très malsaine de nourrir leur modèle économique de ce type de contenus, en visant un public particulier. Elles sont plus difficiles à surveiller, car elles sont nombreuses et moins visibles. Par ailleurs, selon la législation européenne, la surveillance des contenus incombe d’abord aux plateformes.

Ne serait-ce pas plus simple d’inverser la logique en demandant aux plateformes d’être responsable des contenus publiés comme des médias ? ou de mettre des amendes si dissuasives qu’elles joueraient le jeu de la modération ?

R. B. : Imaginer des amendes très fortes est possible et souhaitable. Au niveau européen, il y a eu des amendes importantes infligées par la Commission européenne à plusieurs géants du numérique, notamment pour abus de position dominante. La Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), en France, a imposé de lourdes amendes à Facebook et Google concernant la législation sur les données personnelles. Le DSA est en place depuis peu de temps, mais il doit donner des moyens d’agir et de sanctionner.

Alors, est-ce qu’il faudrait aussi considérer les plateformes comme responsables des contenus à l’instar des médias ? Actuellement, la législation française et européenne donne aux plateformes un statut intermédiaire : elles ne sont pas responsables des contenus, mais ont une responsabilité lorsque des contenus leur sont signalés. Elles doivent agir et doivent par ailleurs respecter une obligation de moyens pour détecter les contenus illégaux.

Si on considérait les plateformes comme légalement responsables des contenus de tous les streamers, cela serait tout de même problématique en termes de créativité et de liberté d’expression – tout ce qui a fait aussi la culture numérique depuis le début des années 2000. Il n’y a pas que des choses atroces mises en ligne, il y a aussi beaucoup de contenus de qualité, de partages d’informations, d’intelligence collective. Si on rend les plateformes responsables de toutes les publications des internautes, alors elles limiteront considérablement les moyens d’expression de ces derniers. On ne peut pas non plus évacuer le fait que ces plateformes sont très populaires, qu’elles sont utilisées par des centaines de millions de personnes. Si, du jour au lendemain, vous bridez TikTok, par exemple, et que la plateforme décide de se retirer du territoire français, vous allez faire beaucoup de mécontents – ce dont les responsables politiques ne veulent certainement pas.

Pour élargir aux grandes plateformes et au DSA, qu’est ce qui fonctionne et qu’est-ce qui ne fonctionne pas ? Il y a eu des plaintes contre TikTok liées à des suicides d’adolescents. Est-ce que le DSA est réellement efficace ?

R. B. : Le DSA est entré en vigueur en février 2024, on commence à avoir un peu de recul pour juger. Pour l’instant, concernant les obligations de transparence, les grandes plateformes ont plutôt obtempéré, elles communiquent sur leur modération, ce qu’elles retirent, comment elles s’y prennent, etc. On se rend compte qu’il y a de bons élèves et de mauvais élèves. Meta ou Google ont plutôt tendance à jouer le jeu parce qu’elles ont un intérêt financier à le faire. TikTok, c’est beaucoup plus problématique : il y a des doutes sur sa volonté de se mettre en conformité. Quant à X, la plateforme affirme ouvertement qu’elle ne respectera pas les règles et qu’elle n’a aucune intention de le faire – ce qui a amené la Commission européenne à ouvrir une enquête à son sujet.

Notons que, même pour les bons élèves, lorsqu’on entre dans le détail, on voit qu’il manque beaucoup d’informations dans les rapports – combien de modérateurs, quelles sanctions, comment fonctionnent leurs algorithmes, etc. La commission a tapé du poing sur la table à l’automne 2024 et elle impose désormais des critères plus précis pour les nouveaux rapports de transparence. Nous verrons en 2025 si les plateformes jouent finalement le jeu.

Quel serait le bilan des régulations mises en place ces dernières années ?

R. B. : On régule plus qu’avant, mais le bilan est mitigé. Le DSA est un progrès indéniable, avec des lacunes, par exemple lorsqu’il s’agit d’intervenir rapidement pour bloquer des contenus ou des plateformes, comme je l’ai déjà indiqué. Au niveau français, où l’on est censé réguler les plateformes de taille plus modeste, il y a aussi des progrès.

L’Arcom a eu de nouveaux pouvoirs dans le cadre du DSA en France – enquêtes, amendes, etc. Par ailleurs, la France a adopté une loi sur la sécurité de l’espace public numérique et imposé des règles qui n’étaient pas dans le DSA – par exemple, l’interdiction des sites pornographiques qui ne vérifient pas l’âge des utilisateurs.

On ne peut nier qu’il y a une volonté du politique de ne plus laisser l’espace public numérique sans régulation. Les lois existent, l’enjeu relève davantage de leur application.

The Conversation

Romain Badouard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Décès de Jean Pormanove : pourquoi la régulation de la plateforme Kick a échoué – https://theconversation.com/deces-de-jean-pormanove-pourquoi-la-regulation-de-la-plateforme-kick-a-echoue-263995

Quelle histoire les personnages de séries écrivent-ils ?

Source: The Conversation – in French – By Antoine Faure, Professeur associé et directeur de l’école de journalisme de l’Université de Santiago du Chili., Universidad de Santiago de Chile

_Un village français_ (2009-2017).
Allociné

Les séries historiques prennent presque toujours des libertés avec l’histoire, mais ce sont précisément ces écarts qui permettent au spectateur d’entrer dans le récit et paradoxalement de mieux comprendre la période traitée.


Quand la mini-série Chernobyl, consacrée à la catastrophe nucléaire de 1986, sort en 2019 sur HBO, le succès est immédiat. Dans un mélange de fiction et d’histoire, on suit le parcours des scientifiques, des secours et des membres du gouvernement soviétique qui ont participé à cet événement historique majeur, la première catastrophe nucléaire de notre ère.

Ce n’est pas un documentaire d’époque, ni un reportage, mais un divertissement qui entrecroise le réel et l’imaginaire pour nous amener, en l’espace de cinq épisodes, dans « l’autrefois » de l’événement, mais avec les codes de production d’aujourd’hui. Chernobyl est surtout une série historique, dont la légitimité provient d’un travail archivistique et d’interviews avec des survivants de l’événement, car c’est lui qui reste central dans le récit.

Une série dite historique entend donc explicitement problématiser et interroger une période ou un événement historique, et s’inscrire dans son historiographie, en concurrence avec la parole des historiens professionnels et la mémoire des témoins. Parfois, l’ambition des créateurs est simplement de filmer le passé, parce qu’ils veulent restituer les pratiques et les émotions d’une autre époque. « Inspiré de faits réels » ou « c’est une série historique » sont autant de cadrages préalables à la diffusion qui visent à attester du sérieux et de la qualité de ce que les spectateurs s’apprêtent à regarder. Car la mise en scène de l’histoire risque de provoquer d’intenses débats sociétaux et partisans, et d’enflammer les réseaux sociaux.

En effet, ces fictions participent non seulement à la création d’un espace commun de divertissement, mais aussi d’une expression citoyenne démocratique, d’un référentiel commun de réflexion culturelle et historique qui fait de nous qui nous sommes. Elles sont cependant toujours situées, et le poids des questionnements propres au présent pèse sur leur écriture. Ces questionnements s’incarnent bien sûr dans le choix de la période, dans sa valeur d’exemple pour notre époque, et au sein même de la diégèse dans les choix de décors et la reconstitution, dans les anachronismes volontaires ou non, et dans le fonctionnement des protagonistes. Mais ils s’incarnent surtout dans les personnages dont le « régime d’historicité » renvoie souvent moins à leur temps qu’au nôtre.

Nous nous proposons ici de reconsidérer la question de l’historicité des personnages de séries de fiction télévisée, c’est-à-dire l’enjeu de leur existence réelle, et la façon dont leur époque – notre histoire – définit leurs comportements et psyché, pour être délivrée sous la forme d’une fiction « historique ».

Historicité des personnages

Nombre de séries considérées comme historiques (par le public, par les critiques, par les équipes de production) sont en ce sens bien souvent des séries simplement tirées de faits historiques, où l’histoire sert de toile de fond à une narration fortement influencée par les nécessités de production. La représentation des personnages joue alors sur deux tableaux : celui d’une réalité historique présupposée retranscrite dans la fiction, et la nécessité de créer un produit de fiction attractif pour notre époque.

Ce qui crée un autre enjeu, plus narratif, celui de la suspension de l’incrédulité : faire en sorte que les spectateurs acceptent d’entrer dans l’univers de la série, tout en mettant de côté leur scepticisme et leurs connaissances ou l’absence de connaissances du réel historique. Les personnages et leur conscience historique dans la fiction, leur régime d’historicité, sont un bon instrument narratif pour produire cette ouverture au monde fictionnel et un bon révélateur du présentisme historique de séries qui cherchent à capter l’attention de publics fragmentés et volatiles.

Typiquement, dans les préquels et spin-offs de Yellowstone (2018-2024), ce présentisme s’incarne dans les attitudes et les discours des personnages qui s’alignent sur les attentes les plus progressistes de notre temps, alors même que la série est parfois présentée comme conservatrice. Ainsi, dans 1883 (2021-2022), l’écologie et la défense de la nature sont au cœur du récit, qui non seulement prône l’harmonie entre l’humain et la terre, mais qui insiste aussi sur la puissance des éléments qu’il serait vain de vouloir maîtriser. Par ailleurs, Elsa, la jeune héroïne, est un personnage de femme libérée qui vit une histoire d’amour avec un autochtone et refuse toute assignation à un rôle de femme prédéterminé.

1883 : Elsa Dutton et Sam, guerrier comanche qu’elle épousera.
Allociné

Concernant les rapports de genres, le père d’Elsa, James Dutton, prend régulièrement l’avis de sa femme et s’adresse à elle avec respect, sans jouer le pater familias autoritaire et patriarcal, comme l’époque le voudrait.

Sans nier la dimension égalitariste de la société américaine qu’avait observée Tocqueville cinquante ans avant l’époque de la série (et sans s’aventurer à l’Ouest…), il est clair que l’enjeu du divertissement s’enroule ici sur l’historicité des personnages, notamment les plus « positifs », dont les attitudes ne sauraient s’aliéner le public.

Dans 1923 (2022-2025), l’historicité se lit à la fois dans la conscience qu’ont les personnages de vivre un changement d’époque radical – visible à leur échelle dans le remplacement du cheval par la voiture, ou par les progrès médicaux – et dans les désirs nouveaux que celui-ci implique. La matriarche, Cara Dutton, insiste régulièrement auprès de son mari pour qu’il acquière l’électroménager naissant, qu’elle observe chez les citadins, afin qu’elle puisse échapper aux corvées traditionnellement attribuées aux femmes.

Conscience de soi dans les séries historiques

Parler de conscience de soi implique une dimension « méta » de la série, qui peut prendre plusieurs formes. Dans M – L’Enfant du siècle, série consacrée à Mussolini diffusée en 2025, c’est classiquement le regard-caméra qui, en s’adressant directement au spectateur, brise le « quatrième mur ».

Cette conscience de soi peut également prendre la forme d’une narration, en intro ou « outro » (partie finale) d’épisode, où la voix d’un personnage décrit les événements historiques qui encadrent la série.

La série chilienne Ecos Del Desierto (2013), sur les « caravanes de la mort » envoyées contre les militants de la gauche politique dans le nord du Chili durant la dictature de Pinochet, utilise nombre de dispositifs pour faire glisser les événements du passé dans notre contemporanéité : un texte de contextualisation des faits qui s’affiche plusieurs fois à l’écran, la voix off du personnage central Carmen Hertz, activiste des droits humains et députée du Parti communiste chilien (toujours en vie aujourd’hui) et finalement son intervention directe, encore en voix off.

Par ailleurs, les personnages peuvent faire référence au temps dans lequel ils vivent comme étant un moment décisif – une illusion de centralité historique qui renforce auprès du public la sensation que ce moment est un point de bascule ou un nœud paroxystique, qui dramatise au passage l’enjeu de la fiction.

Le principe de la genèse d’un phénomène durable fonctionne aussi sans interpellation du spectateur. Ainsi, dans 3615 Monique (2020), les trois personnages qui s’associent pour lancer un site sur le Minitel rose ont une conscience aiguë des potentialités nouvelles de cet objet technique qui entre dans de nombreux foyers, tandis que la série témoigne à sa manière du non-advenu d’un Internet à la française.

De même, dans le Monde de demain (2022), les membres du groupe de rap naissant NTM et le DJ Dee Nasty saisissent que l’esprit du temps, avec la naissance des cultures urbaines venues des États-Unis, et la liberté de parole permise par l’essor des radios libres, leur est favorable pour s’extraire de leur condition sociale et vivre de la musique.

Ce jeu sur la conscience de soi s’appuie également sur le socle commun attendu du public. Les personnages résonnent dans une connaissance collective de l’histoire et de la mémoire, variable bien sûr, et dans un imaginaire collectif des archétypes de héros et vilains de la fiction. Quand on aborde révolutions et guerres, régimes autoritaires, périodes sombres de l’histoire, traitements d’un peuple par un autre peuple, ces sujets cristallisent énormément de tensions actuelles ; c’est même ce qui détermine le projet d’une série comme Sambre (2023), qui explore le fossé séparant la fin des années 1980 de notre époque en ce qui concerne l’accueil de la parole de femmes agressées sexuellement.

Une des voies d’entrée dans l’historicité par la conscience qu’en ont les personnages consiste à placer au centre de l’histoire des personnages communs ou ordinaires qui peuvent activer des formes d’identification ou de rapprochement avec les téléspectateurs (Un village français (2009-2017)).

Une autre possibilité consiste à construire la narration sur la base d’un autre genre, très souvent la série criminelle (comme Los Archivos del Cardenal (2011-2014) ou Paris Police 1900 (2021)).

Les séries chorales, elles, ancrent le régime d’historicité dans la multiplicité des personnages et les conflits de générations (Downton Abbey (2010-2015)).

Enfin, d’autres personnages sont à la fois dans et au-dessus de leur époque, dans le passé et avec les spectateurs contemporains – une ubiquité qui les fait échapper au temps même que la série met en scène. Dans Vikings (2013-2020), le personnage principal, Ragnar Lothbrok, est ainsi en avance sur son temps (il a des bateaux plus performants et un outil infaillible pour naviguer même quand le soleil est caché), désireux d’aller vers le progrès, contestant l’ordre établi, prêt à abandonner le panthéon nordique pour se convertir au christianisme, acteur d’une mobilité sociale qui le fait passer de fermier à roi, à l’écoute de ses femmes et maîtresses, père dévoué et guerrier très violent, toit cela dans un « médiévalisme » qui fantasme un Moyen-Âge où un tel destin serait possible. Ce héros, doté d’attributs et de réactions en accord avec les nôtres, est donc peu médiéval, car il doit être avant tout le représentant de notre époque.

Ces différents exemples montrent également, en creux, comment les séries proposent des fictions dont la dimension historique passe abondamment par l’usage des médias eux-mêmes. Elles construisent une mémoire dite « prosthétique », aidée par l’outil fictionnel qui, à partir de ses propres archives, reconstruit l’histoire en jouant sur la communication médiatique d’objets historiques (discours, débats, campagnes ou votes, livrés par des extraits télévisés, radios ou imprimés) tout en positionnant ces prothèses médiatiques dans des positions centrales dans la narration.

La télévision est ainsi le personnage central de Los 80 (Chili, 2008-2014), inspirée d’une série espagnole, Cuéntame lo que pasó (depuis 2001), qui relate les années de dictature (1973-1990) en suivant une famille et un quartier de la capitale. Les médias occupent un rôle central dans les récits historiques et donnent conscience de l’histoire au niveau narratif sur la base de la conscience que la fiction télévisée garde d’elle-même et des médias en général.

Peaky Blinders, quand une série devient historique

La construction progressive d’une fiction en série historique se remarque particulièrement dans Peaky Blinders (2013-2022), qui retrace l’histoire de Thomas Shelby et de son gang familial, dans la banlieue de Birmingham de l’entre-deux-guerres. C’est par ce personnage que la série acquiert une dimension historique, parce que la volonté première du showrunner, Steven Knight, était surtout de créer un anti-héros issu de la classe ouvrière anglaise des années 1920. Cette démarche s’inscrit pleinement dans une dimension personnelle et mémorielle, consistant à retranscrire les récits de ses parents sur ces personnages hauts en couleur, dans le désir de montrer que la classe ouvrière peut être à l’origine d’histoires fortes, mais aussi de rééquilibrer le monopole sériel américain sur les figures de gangsters, pour forger un récit national britannique rarement mis en valeur.

La fiction s’approprie l’’istoire. Si le gang des Peaky Blinders a bel et bien existé, il n’a jamais eu autant de pouvoir que dans la série où, de simples malfrats, ils deviennent espions et trafiquants d’armes pour Churchill lui-même. La réalité historique du gang est bien éloignée de la fiction que propose la série, et pourtant, celle-ci est désormais regardée comme une série historique. En effet, le public, fasciné par le background soigné de la série, a commencé à s’interroger sur cette période peu balisée des années 1920, avec ses banlieues grises et enfumées, où communisme et fascisme s’affrontent pour le cœur et l’âme de la classe ouvrière, et où l’histoire est écrite par des marginaux et des minorités – les Shelby sont d’origine gitane et s’allient avec des gangsters juifs pour mener leurs opérations.

Peaky Blinders nous plonge dans la pègre du Birmingham des années 1920.
Allociné

La série s’interroge, comme Paris Police 1900, sur la genèse du fascisme via le personnage bien réel d’Oswald Mosley, antagoniste de la dernière saison, fondateur de la British Union of Fascists. Sam Clafin, l’acteur qui l’interprète, a étudié des documents historiques pour fournir une représentation fidèle et glaçante de Mosley. D’après son propre témoignage, ce fut pour lui l’occasion d’en découvrir plus sur l’histoire : même le casting est partie intégrante de ce qui rend une série « historique », dans le sens pédagogique du terme.

Mais c’est clairement Thomas Shelby qui incarne le mieux le concept de conscience de soi : ancré dans son époque et ses défis, il est pourtant comme en avance sur son temps, « moderne » donc à bien des égards. Il emploie régulièrement des femmes et des gens de couleur à des postes à responsabilités, à une époque encore largement machiste et raciste. Comme dans 1883 et 1923, cette modernité du personnage dévoile une évidence : Thomas Shelby est notre reflet, à nous spectateurs, dans le monde de la série, donc littéralement « hors du temps » et insituable. Ce personnage (re)présente aussi le concept des troubles de stress post-traumatiques (shell shock) des vétérans de la Première Guerre mondiale, et l’abus de l’opium, du jeu et de l’alcool comme moyens de compensation.

Dignidad, série historique au service de la guérison mémorielle

En 2019 sort la série germano-chilienne Dignidad qui retrace l’histoire de la secte Colonia Dignidad, dirigée à partir de 1961 par le sinistre Paul Schäfer, pasteur allemand, trafiquant d’armes et d’humains, pédocriminel et sympathisant nazi.

Le récit se concentre sur le personnage fictif de Leo Ramirez, procureur, rescapé de la secte dans sa jeunesse, qui enquête sur la disparition de son frère Pedro, également captif de la secte, et sur les activités réelles ou présumées du groupuscule. Le scénariste Andreas Gutzeit et l’équipe de la série ont entrepris un travail de recherche historique de fond, incluant des interviews avec des rescapés de Colonia Dignidad, et le dépouillement des archives rattachées à l’histoire de la secte.

Certaines scènes ont même été filmées dans la réelle Colonie Dignidad. Ce travail est l’homologue de celui qu’entreprend Leo tout au long de la fiction, traquant les activités de l’antagoniste Paul Schäfer, dans une quête cathartique, puisqu’il souffre de profonds troubles de stress post-traumatique.

Le périple de Leo acquiert alors une autre dimension pour devenir la quête des citoyens et citoyennes chiliennes d’aujourd’hui qui essaient de reconstituer leurs histoires et celles de leurs proches, volées par la dictature puis par le silence entourant la transition du régime vers le système démocratique actuel. Leo incarne, en ce sens, la conscience de soi de la société chilienne tout entière, visant à la fois à informer les nouvelles générations des méfaits de Schäfer et de la complicité du régime et, dans son parcours autobiographique, à commencer une guérison mémorielle par la fiction, vers plus de vérité et de dignité. Dignidad cherche ainsi à réconcilier les citoyens chiliens avec leur histoire et même à engager une reconquête de leur histoire. En partant du divertissement, elle éveille une curiosité mémorielle qui confirme le rôle des séries comme outils éducatifs et démocratiques.

Si l’on opte pour une approche rigoureuse et scientifique, nombre de personnages fictionnels situés dans le passé n’ont rien d’« historique » dans leur comportement, sont en porte-à-faux avec les normes de leur époque, et demeurent essentiellement des composites de représentations contemporaines de leurs créateurs et de leur vision de l’histoire. C’est ce qui leur permet d’avoir une conscience historique et de s’adresser aux spectateurs depuis un temps qui est notre présent interrogatif d’un passé fantasmé et propice à toutes les réécritures. Mais de tels personnages accomplissent la triple mission d’autoriser une identification, de nous présenter les enjeux passés et actuels d’époques reculées, et de nous questionner sur notre propre manière d’habiter le temps historique.

The Conversation

Antoine Faure a reçu des financements du CNRS et ANID (Projet ECOS-ANID 220009).

Emmanuel Taïeb a reçu des financements de l’ANID (Projet ECOS-ANID 220009)

Théo Touret-Dengreville a reçu des financements de l’Université Picardie Jules Verne, la région Haut-de-France et ANID (Projet ECOS-ANID 220009).

ref. Quelle histoire les personnages de séries écrivent-ils ? – https://theconversation.com/quelle-histoire-les-personnages-de-series-ecrivent-ils-263308

Certaines personnes n’aiment pas la musique. La raison se trouve dans leur cerveau

Source: The Conversation – in French – By Catherine Loveday, Professor, Neuropsychology, University of Westminster

Vous n’éprouvez pas de plaisir à écouter de la musique? Les psychologues appellent cela « l’anhédonie musicale ». (Krakenimages.com/Shutterstock)

Lorsque je demande à une salle d’étudiants comment ils se sentiraient s’ils ne pouvaient plus jamais écouter de musique, la plupart sont consternés. Beaucoup ont écouté leur musique jusqu’à l’instant où le cours a commencé. Mais invariablement, un ou deux admettent timidement que leur vie ne changerait pas du tout si la musique n’existait pas.

Les psychologues appellent cela « l’anhédonie musicale » : l’absence de plaisir à écouter de la musique. Et un nouvel article publié par des neuroscientifiques espagnols et canadiens suggère qu’elle serait causée par un problème de communication entre différentes parties du cerveau.

Quand l’apathie devient la norme

Pour beaucoup d’entre nous, l’apathie envers la musique semble incompréhensible. Pourtant, pour 5 à 10 % de la population, c’est la norme.

Je le constate souvent dans mes propres recherches et pratiques auprès de personnes souffrant de pertes de mémoire, à qui je demande de choisir leurs chansons préférées afin d’accéder à des souvenirs importants.

J’ai toujours été fasciné par le fait que certaines personnes me regardent d’un air perplexe et me disent : « La musique ne m’a jamais vraiment intéressé ». Cela contraste fortement avec la majorité des gens qui adorent parler de leur premier disque ou de la chanson qui a été jouée à leur mariage.

Une question de circuits cérébraux

Des études récentes montrent de grandes différences dans l’intensité des réactions émotionnelles des gens à la musique. Environ 25 % de la population est hyperhédonique, c’est-à-dire qu’elle éprouve un besoin presque obsessionnel d’écouter intensément et fréquemment à la musique.

Les recherches dans ce domaine utilisent généralement le Questionnaire de récompense musicale de Barcelone (BMRQ), qui interroge les personnes sur l’importance de la musique dans leur vie quotidienne : à quelle fréquence elles écoutent des disques, si elles fredonnent et s’il y a des chansons qui leur donnent des frissons.

Les personnes obtenant un score faible sont classées comme souffrant d’anhédonie musicale et de nombreux chercheurs vérifient ce diagnostic en laboratoire en mesurant leur rythme cardiaque, leur transpiration et leur respiration pendant qu’ils écoutent de la musique. Pour la plupart d’entre nous, ces marqueurs physiologiques changent radicalement pendant les chansons émouvantes. Mais chez les personnes souffrant d’anhédonie musicale, il n’y a souvent aucun effet physiologique.

Quand l’absence de plaisir cache autre chose

Une théorie est que le fait de moins apprécier la musique pourrait refléter une anhédonie plus générale, c’est-à-dire une absence de plaisir pour quoi que ce soit. Souvent, cela est lié à des perturbations des circuits de la récompense du cerveau, dans des zones telles que le noyau accumbens, le cortex orbitofrontal et l’insula.

Il s’agit d’une caractéristique courante de la dépression qui, comme d’autres troubles de l’humeur, peut être corrélée à une absence de réponse à la musique. Or, cela n’explique pas l’anhédonie musicale spécifique, où les personnes apprécient pleinement d’autres sources de plaisir telles que la nourriture, les relations sociales et les films, mais restent indifférentes à la musique.

Homme renfrogné devant un violon
Tous les enfants obligés de prendre des cours de musique ne remercient pas leurs parents une fois adultes.
(foto-lite/Shuttersock)

Une autre possibilité est que les personnes qui s’intéressent peu à la musique ne la comprennent tout simplement pas, peut-être en raison de difficultés à percevoir les mélodies et les harmonies. Pour tester cette hypothèse, nous pouvons nous intéresser aux personnes atteintes d’amusia, un trouble de la perception musicale qui affecte la capacité à reconnaître des mélodies familières ou à détecter des fausses notes. Ce trouble apparaît lorsque l’activité est réduite dans des régions clés du cortex frontotemporal du cerveau, responsables du traitement de la hauteur et de la mélodie. Cependant, certaines personnes atteintes de ce trouble ont un amour extrême et obsessionnel pour la musique.

Quoi qu’il en soit, d’autres recherches montrent que les personnes souffrant d’anhédonie musicale ont souvent une perception musicale normale, sans difficulté à reconnaître les chansons ou à distinguer les accords majeurs des accords mineurs.

Alors, que se passe-t-il ? Le nouvel article propose une analyse approfondie des recherches menées jusqu’ici. Les auteurs expliquent que, chez les personnes souffrant d’anhédonie musicale, les réseaux cérébraux de la perception musicale et de la récompense sont intacts, mais que la communication entre eux est fortement perturbée. Autrement dit, il existe peu ou pas d’échanges entre les régions auditives du cerveau et le centre de la récompense.

Aimer ou ignorer la musique : une question de câblage

Les personnes qui ont des réactions typiques à la musique présentent une activité importante dans cette voie, qui est plus élevée pour la musique agréable que pour les sons neutres. Une étude réalisée en 2018 a montré qu’il est possible d’augmenter le plaisir procuré par la musique en stimulant artificiellement ces voies de communication à l’aide de stimulations magnétiques.

Cette nouvelle analyse pourrait aider les scientifiques à mieux comprendre certains troubles cliniques où les plaisirs quotidiens paraissent diminués ou, au contraire, exacerbés, comme les troubles alimentaires, l’hypersexualité ou la dépendance au jeu.

Ces résultats remettent également en question l’idée répandue selon laquelle tout le monde aime la musique. La plupart des gens l’apprécient, mais pas tous, et cette variation s’explique par des différences dans le câblage du cerveau. Parfois, cela fait suite à une lésion cérébrale, mais le plus souvent, les personnes naissent ainsi. Une étude réalisée en mars 2025 a trouvé des preuves d’un lien génétique.

La musique est partout – dans les magasins, les salles de sport, les restaurants, les établissements de santé – et elle peut avoir un pouvoir incroyable. Mais peut-être devrions-nous résister à la tentation de la considérer comme une panacée et accepter que, pour certains, le silence ait lui aussi sa valeur.

La Conversation Canada

Catherine Loveday ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Certaines personnes n’aiment pas la musique. La raison se trouve dans leur cerveau – https://theconversation.com/certaines-personnes-naiment-pas-la-musique-la-raison-se-trouve-dans-leur-cerveau-263500

Le projet de loi sur le régime forestier est un important recul pour les droits des Autochtones

Source: The Conversation – in French – By Karine Millaire, Professeure adjointe en droit constitutionnel et autochtone, Université de Montréal

Déposé en avril par Québec, le projet de loi 97 visant à réformer le régime forestier fait l’objet d’une forte opposition des environnementalistes, d’experts en foresterie et des peuples autochtones.

Les Premières Nations soulignent que le régime forestier ouvre la porte à une exploitation du territoire rappelant les débuts de la colonisation et qu’il viole leurs droits. Elles demandent à Québec que la politique soit repensée en co-construction avec les peuples autochtones concernés.

Ces nations ont-elles de tels droits ? Tout à fait. Voici pourquoi.

Professeure adjointe à l’Université de Montréal en droit constitutionnel, droits et libertés et droit autochtone, je suis une fière Wendat.

Vers un retour à l’exploitation intensive de la forêt ?

N’ayant de « moderne » que le nom, la Loi visant principalement à moderniser le régime forestier, portée par la ministre des Ressources naturelles et des Forêts, Maïté Blanchette Vézina, propose plutôt un retour en arrière. Elle rappelle les images du tristement célèbre film documentaire L’erreur boréale de Richard Desjardins. Ses conclusions de surexploitation de la forêt avaient été essentiellement confirmées en 2004 par la Commission Coulombe sur les forêts publiques.

Le régime proposé diviserait le territoire forestier public en trois zones dédiées à l’aménagement forestier prioritaire, à la conservation et au multi-usage. L’aménagement « prioritaire » représenterait le tiers du territoire et permettrait son exploitation intensive. Dans cette zone comme dans la zone multi-usage, c’est l’industrie elle-même qui gouvernerait les activités d’aménagement, incluant la sélection des secteurs de coupe.

Pire, l’article 17.5 prévoit que « toute activité ayant pour effet de restreindre la réalisation des activités d’aménagement forestier aux fins d’approvisionner une usine de transformation du bois dans une zone d’aménagement forestier prioritaire est interdite ». Autrement dit, même si les communautés locales ont des droits légitimes sur ces territoires, toute activité de conservation ou visant l’exploitation à des fins économiques des ressources par les peuples autochtones eux-mêmes seraient interdites.

L’interdiction est si générale qu’elle permet aussi de se demander si Québec entend respecter son obligation constitutionnelle de consulter les nations visées avant que ne soit émise chaque autorisation d’exploitation du territoire.

Une violation claire des droits des peuples autochtones

Même si cela n’a pas toujours été le cas, le droit constitutionnel canadien reconnaît aujourd’hui de façon claire les droits ancestraux et issus de traités des peuples autochtones. Selon la Cour suprême du Canada, ces droits incluent notamment le pouvoir de participer à la gouvernance de leurs territoires. Les gouvernements ont donc l’obligation, avant toute décision pouvant nuire à ces droits, qu’ils soient déjà établis ou simplement revendiqués de manière crédible, de consulter les peuples autochtones, de chercher à les accommoder et, dans certains cas, de les indemniser.

Cette obligation découle du principe juridique de l’honneur de la Couronne, un principe selon lequel l’État doit agir de manière honorable envers les peuples autochtones, dans un esprit de réconciliation.

L’idée d’interdire « toute activité » restreignant l’exploitation intensive de la forêt dans la zone d’aménagement prioritaire apparaît donc à sa face même ignorer les droits autochtones bien reconnus.

Le projet de loi 97 viole également la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, adoptée en 2007, que le Canada s’est engagé à mettre en œuvre. Dans ses articles 10 et 28, la Déclaration interdit de retirer ces peuples de leurs territoires sans consentement et réparation. Ailleurs, elle protège notamment le droit d’utiliser, de mettre en valeur et de contrôler les territoires et ressources occupés traditionnellement selon leurs propres modes de gouvernance. La Déclaration garantit aussi le droit des peuples autochtones à la préservation de leur environnement.

En particulier, les articles 18 et 19 de la Déclaration obligent les États à inclure les peuples autochtones dans tout processus décisionnel pouvant affecter leurs droits. De telles politiques ne peuvent être adoptées sans leur consentement préalable, libre et éclairé.

La Cour suprême du Canada a récemment confirmé que la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones a une portée juridique réelle : elle constitue un instrument international permettant d’interpréter le droit canadien, notamment depuis son intégration à la loi fédérale adoptée en 2021. Cette loi « impose au gouvernement du Canada l’obligation de prendre, en consultation et en collaboration avec les peuples autochtones, « toutes les mesures nécessaires pour veiller à ce que les lois fédérales soient compatibles avec la Déclaration ».

D’autres tribunaux commencent aussi à s’y référer pour préciser les obligations des gouvernements en matière de droits ancestraux et de consentement.

Le Québec fait bande à part en refusant toujours de reconnaître la Déclaration. Or, de la même manière qu’il aurait été intenable, après les atrocités de la Seconde Guerre mondiale, de refuser la Déclaration universelle des droits de la personne adoptée en 1948, il est aujourd’hui impensable de nier les droits fondamentaux des peuples autochtones. Ces droits, ancrés dans leur histoire, leur territoire et leur souveraineté, ne peuvent plus être ignorés en 2025 comme ils l’ont été au début de la colonisation.

D’autres modèles existent pourtant, comme celui de la forêt communautaire pour lequel la Colombie-Britannique fait figure d’exemple. Les ententes qui en découlent permettent notamment une distribution plus équitables des profits et des investissements en éducation, en infrastructures et en loisirs. Elles peuvent également inclure des avantages sociaux, culturels et écologiques pour les communautés, en plus d’assurer une adaptation aux changements climatiques et de réduire les risques de feux de forêt.

Coconstruire un régime forestier avec les peuples autochtones

La tendance juridique est claire. La mise en œuvre de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones est amorcée. Les tribunaux interprètent désormais le droit canadien à sa lumière. Cette évolution va au-delà du simple droit d’être consultés : c’est le principe du consentement qui s’impose progressivement pour respecter les droits inhérents des peuples autochtones, fondés sur leur « souveraineté préexistante », c’est-à-dire leur statut de nations autonomes qui exerçaient déjà leurs propres formes de gouvernance bien avant la colonisation.


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Moderniser le régime forestier québécois exige d’aller en sens inverse de l’approche de Québec. Revenir vers une exploitation intensive des forêts nie les droits des peuples autochtones déjà bien reconnus et mènera inévitablement à des contestations judiciaires.

Une approche moderne reconnaîtrait les droits fondamentaux des nations touchées et les considérerait d’égal à égal pour développer une politique équitable. Pour reprendre les mots de la Cour suprême, une telle démarche participerait d’une véritable « justice réconciliatrice ».

La Conversation Canada

Karine Millaire ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Le projet de loi sur le régime forestier est un important recul pour les droits des Autochtones – https://theconversation.com/le-projet-de-loi-sur-le-regime-forestier-est-un-important-recul-pour-les-droits-des-autochtones-264062

La nouvelle Constitution gambienne est à nouveau au point mort : 5 raisons qui expliquent cette situation

Source: The Conversation – in French – By Satang Nabaneh, Director of Programs, Human Rights Center; Research Professor of Law, University of Dayton School of Law, University of Dayton

La transition démocratique post-dictature de la Gambie a récemment subi un revers. Le projet de loi sur la Constitution de la République de Gambie (2024) n’a pas été adopté en deuxième lecture à l’Assemblée nationale.

L’adoption du projet de loi nécessitait le soutien d’au moins 75 % des 58 membres du Parlement gambien, y compris le président. Aujourd’hui, l’avenir des réformes démocratiques du pays est incertain.

La Gambie reste donc régie par la Constitution de 1997 rédigée sous la junte militaire de Yahya Jammeh. La Constitution de 1997 était largement considérée comme un outil permettant à l’exécutif d’abuser de ses pouvoirs. Elle ne prévoit pas de limitation du nombre de mandats, bloque les réformes démocratiques essentielles et n’offre pas une protection suffisante des droits de l’homme et des principes démocratiques.

L’échec de l’adoption de la nouvelle Constitution est un revers pour le programme « New Gambia », une promesse électorale de la coalition au pouvoir en 2016. Ce programme visait notamment la rédaction d’une nouvelle Constitution et la reddition de comptes pour les violations passées des droits humains. Son blocage pourrait raviver les tensions politiques.

Les partisans du projet de Constitution ont salué un pas vers l’institutionnalisation des contre-pouvoirs et le renforcement des libertés civiles. Les détracteurs ont dénoncé le manque de transparence, l’absence de consultation approfondie des parties prenantes et certaines clauses controversées.

Parmi ces dispositions, on trouvait la suppression rétroactive de la limitation des mandats présidentiels, un affaiblissement des contre-pouvoirs avec un contrôle parlementaire réduit sur les nominations, ainsi qu’un risque d’atteinte à l’indépendance judiciaire.

En tant que chercheure en droit gambien et spécialiste des droits humains, je suis de près le processus de consolidation de la démocratie en Gambie depuis la dictature de Jammeh. Dans cet article, je présente cinq points clés pour comprendre cette réforme constitutionnelle et les raisons de son blocage.

Comprendre l’échec de la nouvelle Constitution gambienne : origines et obstacles

1. La recherche infructueuse d’une nouvelle base :

Une Constitution véritablement démocratique est une promesse centrale depuis le départ de l’ancien président Jammeh en 2017.

Un premier projet de 2020, fruit de vastes consultations nationales, n’a pas non plus été adopté. Des désaccords ont surgi au sujet de certaines dispositions, telles que la limitation rétroactive du nombre de mandats présidentiels. Mais le projet de loi de 2024 continue de se heurter à des obstacles politiques et sociaux.

La Constitution de 1997 présente une approche paradoxale de la gouvernance démocratique, en particulier dans ses mécanismes de transition politique et de modification constitutionnelle. Par exemple, elle impose des conditions strictes pour toute modification constitutionnelle : une majorité des trois quarts des voix de tous les membres de l’Assemblée nationale lors de deux lectures.

Elle exige également un référendum national, avec une participation électorale de 50 % et 75 % des voix.

Un seuil élevé pour les modifications constitutionnelles peut protéger contre des changements impulsifs. Mais cela confère également un pouvoir disproportionné à une super majorité parlementaire. Cela politise la réforme constitutionnelle, la rendant dépendante de l’allégeance des partis et des manœuvres stratégiques plutôt que d’un large consensus national.

Un tel dispositif peut freiner l’évolution naturelle de la gouvernance démocratique et limiter l’adaptation de la loi fondamentale à la volonté populaire.

2. Préoccupations non résolues concernant les pouvoirs présidentiels :

L’une des principales raisons pour lesquelles le projet de 2024 a suscité une opposition aussi forte concernait les pouvoirs présidentiels. Le projet de 2020 prévoyait une limitation à deux mandats avec une clause rétroactive (ce qui signifiait que le président Adama Barrow ne pourrait pas se présenter aux élections de 2026). Mais le projet de 2024 a supprimé ce décompte rétroactif.

Ce point est resté controversé, alimentant les craintes d’une éventuelle manipulation de la limitation du nombre de mandats. Plus généralement, le projet de loi proposait de supprimer le contrôle parlementaire pour toutes les nominations, y compris celles des ministres, de la Commission électorale indépendante et des institutions indépendantes.

Il visait également à accorder au président plus de pouvoir sur les membres de l’Assemblée nationale. Ces propositions ont été considérées comme une centralisation excessive du pouvoir et un recul par rapport à la Constitution de 1997.

3. Menaces non traitées à l’indépendance de la justice :

L’objectif déclaré du projet de loi en matière d’indépendance de la justice a été compromis par certaines dispositions. Le projet de 2024 a supprimé l’obligation pour l’Assemblée nationale de confirmer la nomination du président et des juges de la Cour suprême.

Il a également supprimé l’exigence d’être un citoyen gambien pour le président de la Cour suprême. Compte tenu de l’histoire récente de la Gambie, où des juges étrangers sur des contrats renouvelables attribués sur la base de critères politiques ont servi d’outil de répression et ont érodé la confiance du public. Ces changements ont donc suscité des inquiétudes quant à l’impartialité de la justice et à la disparition progressive de tout contre-pouvoir.

Le projet omettait aussi le chapitre V du projet de 2020 sur «Leadership et intégrité», cadre essentiel pour la conduite des responsables publics et la lutte contre la corruption.

4. Dispositions controversées sur les droits de l’homme et les libertés civiles :

Si le projet de 2024 visait globalement à moderniser les droits fondamentaux et à introduire des protections socio-économiques supplémentaires, il contenait également des restrictions spécifiques que les défenseurs des droits humains ont critiquées. Il s’agissait notamment de l’allongement de la durée de la garde à vue de 48 à 72 heures et de restrictions perçues comme portant atteinte au droit à l’éducation, au droit de pétition contre des fonctionnaires et à la liberté de réunion.

Les dispositions relatives à la citoyenneté par mariage (doublement de la période d’attente pour les conjoints étrangers souhaitant obtenir la citoyenneté) et à la limitation de la propriété et de l’exploitation des médias laissées aux seuls citoyens gambiens ont suscité des débats sur l’inclusivité et la liberté des médias.

Ces clauses ont probablement contribué à l’insuffisance des votes pour l’adoption du projet de loi.

5. Lassitude du public face à l’échec du projet de loi :

L’échec du projet de loi constitutionnelle de 2024 en deuxième lecture reflète un débat public complexe et polarisé. Alors que le gouvernement défendait le projet de loi comme essentiel à la stabilité et à une république moderne, le principal parti d’opposition, le Parti démocratique uni, s’y est opposé.

De nombreuses organisations de la société civile ont exprimé leurs préoccupations concernant l’affaiblissement des garanties démocratiques et l’extension des pouvoirs présidentiels. En fin de compte, l’absence perçue d’une véritable participation publique a empêché son adoption.

La voie à suivre

Cet échec montre une division au sein de la population. Une partie de la population, lassée par ce processus de réforme constitutionnelle long et complexe, souhaite avant tout la stabilité. D’autres souhaitent continuer à œuvrer pour une constitution véritablement transformatrice.

Cette division est aggravée par une désillusion généralisée due aux difficultés économiques et à la lenteur des progrès réalisés dans le cadre des différentes réformes depuis le début de la transition post-dictature.

L’échec du projet de loi de 2024 laisse la Gambie dans un état d’incertitude quant à son cadre juridique fondamental.

Comme je l’ai déjà souligné ailleurs, il est temps que tous s’engagent dans un processus de réforme inclusif.

The Conversation

Satang Nabaneh does not work for, consult, own shares in or receive funding from any company or organisation that would benefit from this article, and has disclosed no relevant affiliations beyond their academic appointment.

ref. La nouvelle Constitution gambienne est à nouveau au point mort : 5 raisons qui expliquent cette situation – https://theconversation.com/la-nouvelle-constitution-gambienne-est-a-nouveau-au-point-mort-5-raisons-qui-expliquent-cette-situation-263947

Les fossiles de dinosaures offrent des données scientifiques uniques et ne devraient pas être vendus aux enchères

Source: The Conversation – in French – By Jessica M. Theodor, Professor of Biological Sciences, University of Calgary

L’an passé, un Stegosaurus surnommé Apex a été vendu aux enchères pour 40,5 millions de dollars américains. Le mois dernier, un Ceratosaurus juvénile l’a été pour 30,5 millions de dollars.

Les partisans de ces ventes considèrent qu’elles sont sans conséquences, voire bénéfiques pour la science. D’autres comparent les fossiles à des objets d’art, louant leur beauté ou leur charme historique.

En tant que paléontologues, nous tenons à affirmer que ces personnes ont tort.

Les fossiles ne sont ni des objets d’art ni des trophées. Ils contiennent des données scientifiques qui fournissent des traces tangibles de l’histoire lointaine de la Terre. Ce sont des outils essentiels pour comprendre l’évolution, l’extinction, les changements climatiques, ainsi que l’origine et la disparition des écosystèmes.

Leur véritable valeur réside dans ce qu’ils nous enseignent, et non dans leur prix. Bien sûr, certains fossiles sont magnifiques. Tout comme le sont les rhinocéros blancs, une espèce menacée, et personne ne suggère pour autant que ces animaux soient vendus aux enchères au plus offrant. La valeur d’un fossile ne se définit pas par sa beauté, mais par son accessibilité scientifique permanente.

Science VS propriété

Les paléontologues sont des historiens du temps profond qui étudient la vie sur des millions d’années. Notre science repose sur les mêmes principes fondamentaux que toutes les autres disciplines scientifiques. Les données doivent être transparentes, accessibles, reproductibles et vérifiables. Pour que cela soit possible en paléontologie, les spécimens fossiles doivent être conservés dans des institutions publiques disposant de collections permanentes.

Pour que la recherche paléontologique soit scientifique, il faut que les spécimens étudiés soient répertoriés dans des lieux qui en garantissent l’accès à perpétuité, afin que d’autres chercheurs puissent régulièrement examiner, évaluer et réévaluer les données qu’ils contiennent.

Ainsi, la vente aux enchères du spécimen de Tyrannosaurus rex surnommé Sue, qui a eu lieu en 1997, se distingue des ventes actuelles. Bien que Sue ait été cédée dans le cadre d’une vente privée, c’est un consortium public-privé, comprenant le Musée d’histoire naturelle de Chicago (FMNH), Walt Disney, McDonald’s et des donateurs privés, qui l’a acquise. Le squelette de Sue a immédiatement été placé dans le domaine public au FMNH, un musée accrédité, et a été dûment catalogué.

Sue n’a pas disparu dans la collection privée d’un acheteur anonyme. Au contraire, le T. rex est devenu une ressource scientifique accessible aux chercheurs et au grand public. C’est précisément ce qui devrait arriver à tous les fossiles d’importance scientifique.

De plus en plus de fossiles remarquables finissent entre les mains de collectionneurs privés. Même lorsque les propriétaires les prêtent temporairement à des musées, comme dans le cas du Stegosaurus Apex, ces fossiles ne peuvent être utilisés pour des études scientifiques sérieuses.

Un accès permanent

Les principales revues scientifiques ne publient pas les recherches qui étudient de tels spécimens pour une raison bien simple : la science exige un accès permanent.

La paléontologie repose sur la transparence, la reproductibilité et la celle des données. Un fossile appartenant à un particulier, aussi spectaculaire soit-il, peut devenir inaccessible à tout moment selon le bon vouloir de son propriétaire. Cette incertitude rend impossible toute garantie quant à la possibilité de vérifier les découvertes, de répéter les analyses ou d’utiliser de nouvelles technologies ou méthodes sur le matériel original à l’avenir.

Comparez cela aux fossiles conservés dans le domaine public, comme le T. rex Sue. Le squelette de Sue est exposé depuis près de 20 ans et a fait l’objet de nombreuses études. À mesure que la technologie évolue, de nouvelles questions scientifiques sont abordées concernant les vestiges anciens, et notre compréhension du passé lointain s’approfondit d’une recherche à l’autre.

L’importance des normes

Il peut être tentant de justifier le commerce des fossiles en citant l’exemple des films et des jouets sur le thème des dinosaures, comme si la culture populaire était l’équivalent de la science. C’est comme affirmer que les tableaux exécutés par la peinture à numéros peuvent remplacer des œuvres d’art au Louvre. Les ventes très médiatisées induisent le public en erreur en lui faisant croire que l’importance d’un fossile ne dépend que de sa taille ou de son intégralité.

La Société de paléontologie des vertébrés, la plus grande organisation mondiale de paléontologues professionnels, a élaboré des directives éthiques reflétant les normes professionnelles en matière de recherche. Toutefois, ces règles sont jugées trop strictes par certains, qui estiment qu’elles devraient être « assouplies ». Mais les assouplir reviendrait à abandonner le principe même de la méthode scientifique pour favoriser la convenance et le profit.

Il est contraire à l’éthique de vendre des fossiles humains ou des artefacts culturels à des collectionneurs privés. La même règle devrait s’appliquer aux dinosaures et autres fossiles de vertébrés. Qu’ils soient communs ou spectaculaires et rares, les fossiles constituent un témoignage précieux de l’histoire de notre planète.

La science en héritage

La science ne devrait pas être mise en vente. Nous suggérons aux millionnaires et milliardaires passionnés de fossiles d’investir leur argent là où il pourra contribuer à changer les choses. Au lieu d’acheter un squelette, nous les encourageons à soutenir la recherche, les musées, les étudiants et les sociétés scientifiques qui redonnent vie aux ossements anciens.

Le prix d’un seul fossile pourrait financer des années de découvertes révolutionnaires, d’éducation et d’expositions. C’est un héritage qui mérite d’être légué, surtout à une époque où le financement de la science est en déclin.

La Conversation Canada

Jessica M. Theodor reçoit des fonds du Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada. Elle est l’ancienne présidente de la Society of Vertebrate Paleontology.

Kenshu Shimada est président du comité des affaires gouvernementales de la Society of Vertebrate Paleontology.

Kristi Curry Rogers est vice-présidente de la Society of Vertebrate Paleontology.

Stuart Sumida est président de la Society of Vertebrate Paleontology.

ref. Les fossiles de dinosaures offrent des données scientifiques uniques et ne devraient pas être vendus aux enchères – https://theconversation.com/les-fossiles-de-dinosaures-offrent-des-donnees-scientifiques-uniques-et-ne-devraient-pas-etre-vendus-aux-encheres-264102

Assemblées citoyennes sur le climat : un bilan mitigé pour les jeunes militants

Source: The Conversation – in French – By Yanina Welp, Researchear, Political Science, Graduate Institute – Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID)

Les jeunes, majoritaires dans les luttes écologiques, se désengagent peu à peu des formes traditionnelles d’action politique et se tournent de plus en plus vers des options alternatives antisystème. Face à ce constat, et sur le modèle de la convention citoyenne pour le climat annoncée par Emmanuel Macron en 2019, les assemblées citoyennes sur le climat souhaitent inclure les jeunes dans des initiatives institutionnelles. Cet article repose sur une étude de l’activité de ces assemblées dans quatre villes (Bologne, Paris, Barcelone et Genève) entre 2020 et 2021.


Depuis les grèves pour le climat de 2019, la vague de mobilisations environnementales menées par des jeunes en France et à travers toute la planète a été exceptionnelle par son ampleur et sa durée. Toutefois, s’ils envahissaient hier les rues du monde entier, aujourd’hui ces jeunes militants pour le climat se désengagent toujours davantage de la politique traditionnelle. Dans le même temps, le taux de participation électorale des jeunes continue de baisser dans les démocraties occidentales, et leur méfiance à l’égard des partis politiques ne cesse de croître.

Dans ce contexte, et au sein de sociétés pluralistes, les villes sont devenues des arènes cruciales pour répondre aux demandes des citoyens. L’une des réponses institutionnelles les plus visibles à ces pressions a été la montée en puissance des assemblées citoyennes sur le climat (ACC) – des forums délibératifs où des habitants sélectionnés au hasard sont invités à cocréer des politiques ad hoc. Celles-ci sont souvent présentées comme un remède à la désillusion démocratique, en particulier chez les jeunes engagés dans la lutte contre le changement climatique. Mais fonctionnent-elles réellement comme prévu ?

Une fenêtre d’opportunité pour la démocratie

Le cadre théorique de l’économiste Albert O. Hirschman (1915-2012), intitulé « Exit, Voice and Loyalty », traduit en français comme « Défection et prise de parole », permet d’explorer la façon dont les manifestations climatiques menées par les jeunes peuvent ouvrir des « fenêtres d’opportunité » démocratiques.

Dans cette approche fondée sur trois dimensions de l’engagement citoyen, la protestation est considérée comme une forme de « prise de parole » (« Voice »), qui pousse les institutions à réagir, symboliquement et concrètement, par le biais d’innovations démocratiques telles que les ACC. Celles-ci offrent des lieux formels de délibération, susceptibles de renforcer la « loyauté » (« Loyalty ») envers les systèmes démocratiques. Toutefois, lorsque les réponses institutionnelles sont perçues comme insuffisantes ou uniquement symboliques, les jeunes militants peuvent opter pour la « défection » (« Exit ») – un phénomène qui s’exprime par le désengagement électoral, l’apathie ou le soutien à des alternatives anti-système.

En ce sens, la perception de la réponse institutionnelle joue un rôle clé : si les jeunes considèrent que les résultats de leur mobilisation sont significatifs, leur loyauté peut s’accroître. Dans le cas contraire, la confiance dans la démocratie peut s’éroder.

Leçons tirées de l’examen d’assemblées citoyennes pour le climat dans quatre villes européennes

Entre 2021 et 2023, nous avons étudié l’engagement des jeunes en faveur du climat dans quatre villes européennes – Barcelone, Bologne, Paris et Genève – en examinant la manière dont les jeunes militants passaient de la protestation à la participation institutionnelle. Chaque ville offrait un contexte civique spécifique : la démocratie directe de Genève, l’activisme impulsé par les mouvements sociaux à Bologne, les réformes participatives à Barcelone et la culture contestataire à Paris.

Ces quatre villes ont accueilli d’importantes mobilisations pour le climat et ont expérimenté les ACC, offrant ainsi un terrain fertile pour évaluer leur rôle dans l’engagement démocratique. Nous nous sommes concentrées sur deux mouvements transnationaux : Fridays for Future et Extinction Rebellion.

À travers 71 entretiens, trois ateliers et de nombreuses observations sur le terrain, nous avons exploré la manière dont les jeunes militants percevaient les ACC : répondaient-elles à leurs attentes ? Avaient-ils participé à leur élaboration ? Se sentaient-ils écoutés ? Nous avons également recueilli les points de vue de représentants publics et analysé les résultats concrets et formels des ACC.

Démobilisation, désobéissance civile et loyauté : le contexte compte, les procédures aussi

Nos recherches ont révélé des frontières floues entre protestation et participation, ainsi que des sentiments mitigés quant à l’inclusivité et à l’impact des ACC.

À Barcelone, l’enthousiasme initial suscité par des mouvements tels que Fridays for Future a laissé place à la méfiance et à la démobilisation. Malgré les efforts des autorités locales, les ACC ont été jugées inefficaces, ne répondant pas aux attentes en matière d’influence réelle. Les jeunes militants ont préféré les manifestations de rue à l’engagement institutionnel, percevant les assemblées comme déconnectées et symboliques, ce qui a conduit à une démobilisation générale et à une réorientation vers des actions très locales et spécifiques pour quelques militants.

À Bologne, les militants, en particulier ceux d’Extinction Rebellion, ont réussi à influencer la conception d’une ACC, ce qui a conduit à l’élaboration conjointe de règles et à un processus participatif. Celui-ci a donné un rôle actif aux mouvements environnementaux à Bologne, et a ainsi répondu à leurs attentes dans cette phase. Toutefois, bien qu’un tiers des propositions de l’assemblée aient été pleinement adoptées, la communication limitée autour des travaux de l’assemblée et le processus de mise en œuvre, complexe et long, ont affaibli la perception de son impact. Les personnes que nous avons interrogées ont insisté sur le fait que l’administration municipale devrait être beaucoup plus active en matière d’information des citoyens et d’approfondissement de sa capacité de communication sur l’existence d’espaces de participation tels que l’Assemblée.

Genève a apporté une réponse institutionnelle forte à travers un forum inclusif et intergénérationnel, le « Forum Citoyen », qui a généré plus de 100 propositions, dont certaines ont été mises en œuvre. Les jeunes militants ont salué cette approche, mais ont réclamé un changement systémique plus profond et une plus grande influence dans les espaces de décision. Pour reprendre la typologie hirschmanienne, le cas de Genève peut être considéré comme se situant entre « prise de parole » et « loyauté » : au lieu de faire défection ou de s’écarter des structures démocratiques, les jeunes militants pour le climat cherchent à ancrer leur message au sein de celles-ci. Ils plaident notamment pour une plus grande participation des jeunes à la prise de décision et à l’élaboration des politiques, estimant que cela est essentiel pour maximiser l’efficacité des outils tels que les ACC dans la réponse aux revendications des jeunes en matière de climat sur le terrain.

À Paris, le mouvement a abouti à l’adoption d’un projet de loi rédigé par des citoyens. La Convention citoyenne, pensée à l’origine comme une réponse à la crise des gilets jaunes plutôt qu’aux mobilisations climatiques, a laissé de nombreux militants déçus, plusieurs de ses propositions ambitieuses ayant été édulcorées ou abandonnées. Beaucoup de jeunes se sont alors tournés vers la désobéissance civile, dénonçant la lenteur des réformes, l’usage des consultations pour canaliser plutôt que transformer, et un rétrécissement de l’espace civique marqué par des restrictions et poursuites accrues.

Ils soulignent aussi un décalage entre les moyens d’action de la ville de Paris, compétente sur la mobilité, l’aménagement ou l’énergie locale, et le rôle décisif du gouvernement national, ce qui renforce leur sentiment d’impuissance. La décision du mouvement Youth for Climate de passer d’une forme de mobilisation fondée sur la protestation à la désobéissance civile en 2022 reflète cette situation, tout comme la perception des jeunes militants selon laquelle la répression policière à l’égard du militantisme s’est intensifiée ces dernières années au niveau national.

La mobilisation en France restant forte, il est difficile de déterminer s’il s’agit d’une tendance à la « défection » ou si la désobéissance civile peut être comprise comme une forme de « prise de parole ». La désobéissance n’était pas considérée comme antidémocratique par les jeunes militants : au contraire, ils sont nombreux à avoir déclaré dans les entretiens qu’ils souhaitaient sensibiliser leurs concitoyens et de faire évoluer l’opinion publique sur le climat par leurs actions, afin d’influencer le résultat des élections.

Les assemblées citoyennes peuvent-elles canaliser l’énergie des jeunes mobilisés ?

Les inquiétudes généralisées quant à l’avenir influencent les priorités, les actions et les aspirations des citoyens, les jeunes étant les plus durement touchés par ces défis. En rejoignant les mouvements pour le climat, les jeunes citoyens expriment leur anxiété et leur appel urgent à l’action. Ce sentiment d’urgence influence inévitablement la manière dont ils perçoivent la réponse apportée par les institutions. Dans cette perspective, les quatre ACC analysées ici ont été accueillies de manière plutôt critique par les jeunes militants pour le climat, car elles n’ont que très partiellement répondu à leur demande d’une voix plus audible dans les espaces démocratiques formels.

La prise de conscience des possibilités offertes par les instruments de la démocratie délibérative a également façonné les attentes. Dans un contexte où des formes de démocratie semi-directe sont bien établies, le Forum citoyen de Genève a suscité des perceptions plus positives parmi les personnes interrogées que les initiatives mises en œuvre dans les trois autres villes.

Il y était considéré comme l’un des nombreux instruments de consultation. Les personnes interrogées dans nos études de cas ne perçoivent qu’un impact faible, parfois même minime ou inexistant, des ACC sur les résultats politiques effectifs dans leurs villes. Elles considèrent donc les ACC comme des mécanismes générant une influence politique limitée. Comme on le voit à Barcelone, le décalage entre les réponses institutionnelles et les attentes des militants peut conduire à la méfiance, à la démobilisation, voire au désengagement. En ce sens, la possibilité de s’exprimer peut conduire au renouveau des espaces démocratiques, mais aussi à la désaffection par rapport au système.

Nos conclusions suggèrent que si les ACC peuvent être un outil d’inclusion, leur impact sur la participation à long terme des jeunes dépend de leur capacité à s’intégrer dans les structures institutionnelles et les cultures politiques existantes. La conception des politiques devrait tenir compte non seulement des aspects procéduraux des ACC, mais aussi de leur capacité à générer la confiance, à assurer la continuité et à relier la démocratie délibérative aux processus décisionnels. Ces éléments sont essentiels pour concevoir des politiques qui intègrent efficacement la participation des jeunes et répondent à leurs attentes.

Dans cette perspective, pour tenir leurs promesses, les mini-publics tels que les ACC devraient être présentés et communiqués comme le point de départ d’un processus d’engagement plus long et plus large. Ils doivent être suivis et complétés par des actions tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des espaces démocratiques formels. Cela est essentiel pour que leurs résultats soient perçus et efficaces, non seulement par les jeunes militants, mais aussi, plus largement, par l’ensemble des citoyens.

The Conversation

Yanina Welp a reçu un financement de la Fondation Salvia pour les projets “Protest and Engagement, from the Global to the Local: Mapping the Forms of Youth Participation in Europe” et “Youth Climate Activism and Local Institutions: Reframing Democratic Spaces at a Time of Polarisation”.

Christine Lutringer a reçu un financement de la Fondation Salvia pour les projets “Protest and Engagement, from the Global to the Local: Mapping the Forms of Youth Participation in Europe” et “Youth Climate Activism and Local Institutions: Reframing Democratic Spaces at a Time of Polarisation”.

Laura Bullon-Cassis a reçu un financement de la Fondation Salvia pour les projets “Protest and Engagement, from the Global to the Local: Mapping the Forms of Youth Participation in Europe” et “Youth Climate Activism and Local Institutions: Reframing Democratic Spaces at a Time of Polarisation”.

Maria Mexi a reçu un financement de la Fondation Salvia pour les projets “Protest and Engagement, from the Global to the Local: Mapping the Forms of Youth Participation in Europe” et “Youth Climate Activism and Local Institutions: Reframing Democratic Spaces at a Time of Polarisation”

ref. Assemblées citoyennes sur le climat : un bilan mitigé pour les jeunes militants – https://theconversation.com/assemblees-citoyennes-sur-le-climat-un-bilan-mitige-pour-les-jeunes-militants-261797

Face aux polycrises, l’État doit devenir stratège

Source: The Conversation – in French – By David Vallat, Professeur des universités en management stratégique – chercheur au laboratoire MAGELLAN (IAE de Lyon), iaelyon School of Management – Université Jean Moulin Lyon 3

La polycrise implique l’imbrication de crises multiples : financières (subprimes de 2008), sanitaires (Covid-19), géopolitiques (guerre en Ukraine, Gaza, Iran), environnementales (climat, biodiversité), sociales (migrations, inégalités) et informationnelles (désinformation, guerres narratives). Ak_aman/Shutterstock

La polycrise désigne l’interconnexion de crises géopolitiques, environnementales, sociales ou informationnelles qui se renforcent mutuellement et qui fragilisent nos sociétés démocratiques. Ce phénomène est le symptôme d’un monde devenu structurellement instable, où l’action publique, si elle ne se transforme pas en profondeur, est condamnée à l’impuissance.


Nous vivons une époque marquée par une instabilité permanente, dans laquelle les crises se succèdent ou se superposent, et où les structures sociales et politiques peinent à conserver leur cohérence. Les crises qui nous menacent ne sont plus ponctuelles ni isolées, mais interconnectées ; elles renforcent les fragilités structurelles des sociétés contemporaines, à commencer par un individualisme galopant, fruit de la postmodernité.

Le temps des polycrises

Nous vivons au temps des polycrises, menaces internes et externes pour nos sociétés démocratiques. La notion de polycrise renvoie à l’imbrication de crises multiples : financières (par exemple, celle des subprimes de 2008), sanitaires (Covid-19), géopolitiques (guerre en Ukraine, guerre des proxys de l’Iran contre Israël), environnementales (climat, biodiversité), sociales (migrations, inégalités) et informationnelles (désinformation, guerres narratives). Ces crises ne sont pas juxtaposées, mais s’entrelacent et se renforcent.

Ainsi la crise des subprimes, née du marché immobilier aux États-Unis, s’est rapidement transformée en crise financière mondiale, puis en crise de la dette souveraine en Europe. C’est dans ce contexte de fragilisation économique que l’Europe a dû faire face à un afflux massif de migrants consécutif à la guerre civile en Syrie. De même, la pandémie de Covid-19 a mis en lumière la dépendance logistique à des chaînes d’approvisionnement mondialisées, provoqué une onde de choc économique et accentué les inégalités, tout en fragilisant la légitimité des institutions. La situation économique de l’Europe se dégrade d’autant plus que les États européens doivent investir en armement pour faire face aux velléités impériales russes.

Ces enchaînements ne relèvent pas du hasard : ils traduisent l’interconnexion structurelle des systèmes modernes. L’accélération des flux – de capitaux, de données, de personnes, de virus – rend les sociétés extrêmement sensibles aux perturbations.

La mondialisation, en abolissant les distances, a créé un monde « petit », mais aussi extraordinairement fragile. Un effondrement énergétique local peut avoir des répercussions alimentaires, sécuritaires et sociales à l’échelle planétaire. Par exemple la guerre en Ukraine a contribué à la hausse du prix du blé en Égypte.

Le défi est que ces crises sont multiniveaux. Elles touchent à la fois l’individu (perte de repères, isolement), les institutions (crise de confiance) et les États (incapacité à coordonner des réponses globales). Cette complexité rend difficile la hiérarchisation des priorités. À quelles urgences répondre d’abord ? À la crise climatique, à la dette publique, à la sécurité énergétique, à l’implosion des services publics, à la cybersécurité ? Chaque réponse sectorielle risque d’aggraver une autre dimension du problème.

Face aux polycrises, la désintégration du commun

La modernité s’est construite sur des fondations solides : la foi dans le progrès, dans la raison, dans la science, dans l’autonomie de l’individu et dans la séparation des sphères religieuses et politiques. Le récit moderne visait l’émancipation et la maîtrise du monde. Selon Francis Fukuyama, la fin de la guerre froide avait même marqué « la fin de l’Histoire », une forme d’aboutissement idéologique avec la démocratie libérale comme horizon indépassable. Cela signifie que toute contradiction fondamentale dans la vie humaine pourrait être résolue dans le cadre du libéralisme moderne, sans qu’il soit nécessaire de recourir à une structure politico-économique alternative. Dès lors, les relations internationales se concentreraient principalement sur les questions économiques et non plus sur la politique ou la stratégie, réduisant ainsi les risques de conflit violent d’envergure internationale.

Mais cette vision a été largement remise en cause par la postmodernité – pour ne pas dire par les attaques du 11-Septembre (2001). En 1979, Jean-François Lyotard parle de « condition postmoderne » pour désigner l’effondrement des « grands récits » (libéralisme, Lumières, etc.), au profit d’une fragmentation de la connaissance et des identités. Ce relativisme culturel, conjugué à une désaffection des institutions, conduit à une perte de sens collectif.

Zygmunt Bauman prolonge cette analyse en introduisant le concept de « modernité liquide », dans laquelle les structures sociales sont devenues instables, les identités mouvantes, et les engagements précaires. Le nomadisme devient une caractéristique centrale de l’individu « liquide » : il traverse sa propre vie comme un touriste, changeant de lieu, d’emploi, de conjoint, de valeurs, d’engagements, et parfois d’orientation sexuelle, de genre, d’identité. L’individu devient son propre repère dans un environnement incertain et mouvant. Le choix individuel devient déterminant et l’affirmation de soi par la consommation et par la mise en scène sur les réseaux sociaux prime sur tout cadre commun.

Dans les sociétés liquides, la perte des repères collectifs va de pair avec une crise du sens. Ce vide symbolique est comblé non pas par un retour à des récits communs structurants, mais par une prolifération de narratifs concurrents, souvent émotionnels, simplificateurs et orientés. Ce phénomène est intensifié par l’usage massif des réseaux sociaux, devenus le principal canal de diffusion de l’information – ou de sa falsification. La guerre contemporaine n’est donc plus seulement militaire ou économique : elle est aussi cognitive.

L’heure des prédateurs

Giuliano da Empoli a bien théorisé cette dynamique dans l’Heure des prédateurs (2025). Il y montre comment les plateformes numériques – pensées dès leur origine pour capter l’attention – sont devenues des outils de guerre idéologique. En favorisant les contenus clivants et émotionnels, elles structurent un espace public fragmenté, polarisé, où la vérité devient relative. Le factuel est concurrencé par le ressenti, et la viralité prime sur la véracité. La réalité devient une construction narrative mouvante, au sein de laquelle chaque communauté s’enferme dans ses propres certitudes, nourries par des algorithmes de recommandation qui amplifient les biais de confirmation.

La manipulation informationnelle est ainsi devenue un enjeu stratégique majeur. Des acteurs étatiques, comme la Russie, exploitent cette faiblesse des démocraties pour influencer les opinions publiques adverses. Ces campagnes n’ont pas seulement pour but de convaincre, mais de désorienter, de diviser et de démoraliser.




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Comme l’explique da Empoli, le chaos devient une stratégie de pouvoir : affaiblir le lien social, c’est affaiblir la capacité de résistance collective. Non seulement les réponses aux polycrises sont moins efficaces, mais l’ampleur des crises est amplifiée par l’effet « caisse de résonance » des réseaux sociaux. La manipulation informationnelle vise aussi à faire apparaître celui qui décide au mépris des règles, de la loi, des contraintes, comme le vrai leader qui écoute son peuple. Ainsi les Trump, Poutine, Bolsonaro, etc. seraient les dignes descendants de Cesare Borgia (le prince de Machiavel) qui agissent plus qu’ils ne parlent. En agissant, ils produisent un narratif qui leur est favorable.

Cette guerre des narratifs s’inscrit également dans une logique postmoderne où les signes prennent le pas sur les faits. Dans une société liquide, où les institutions sont fragilisées, les citoyens en viennent à se méfier de tout : des médias traditionnels, des experts, des politiques. Le complotisme devient un refuge identitaire, et l’émotion remplace la délibération rationnelle.

Les conséquences sont profondes : la décision publique devient plus difficile à légitimer, les conflits sociaux s’enveniment, et les sociétés entrent dans une spirale de défiance. Ce brouillage informationnel complique également la gestion des crises. La pandémie de Covid-19 ou l’invasion russe en Ukraine ont été accompagnées de vagues massives de fausses informations, entravant les réponses sanitaires ou diplomatiques.

Retour de l’État stratège ?

Dans ce contexte, repenser la place de la raison, de la vérification des faits et de la formation à l’esprit critique devient une priorité. La guerre des narratifs n’est pas seulement une bataille pour l’attention : c’est une lutte pour la souveraineté cognitive des sociétés.

Les polycrises que nous affrontons ne relèvent ni de l’accident ni du hasard. Elles sont les symptômes d’un monde devenu structurellement instable, où l’action publique, si elle ne se transforme pas en profondeur, est condamnée à l’impuissance. Le temps des ajustements à la marge est révolu. Ce qu’il faut, c’est une réinvention stratégique de la gouvernance, capable de penser et d’agir dans la complexité, sans se réfugier dans l’idéologie, l’ignorance volontaire ou le court-termisme.

L’un des paradoxes contemporains est que, face à l’incertitude, l’État est plus que jamais attendu, mais moins que jamais préparé – la crise Covid en a fait la démonstration). Réduit trop souvent à une logique de gestion ou de communication, l’État a vu s’affaiblir sa capacité à anticiper, à mobiliser, à coordonner.

Il est urgent de réhabiliter un État stratège, capable de pouvoir exercer sa souveraineté de manière démocratique et éclairée, comme nous y invite de façon détaillée le Conseil d’État dans une étude annuelle.

Quels points retenir de ce document très riche concernant la dialectique polycrise-société liquide ? D’abord, il s’agit d’identifier nos fragilités, nos dépendances – en premier lieu, la dette publique et notre affaiblissement économique relatif. Les rapports de force entre États sont plus vifs que jamais : il est également nécessaire de sortir de l’irénisme, qui minimise les risques et les menaces, et d’assumer une logique de puissance, trop peu souvent associée à notre culture démocratique. Il faut, enfin, revivifier la démocratie en donnant plus d’autonomie et de responsabilité aux citoyens, tout en rappelant constamment les valeurs républicaines qui fondent notre socle commun.

The Conversation

David Vallat ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Face aux polycrises, l’État doit devenir stratège – https://theconversation.com/face-aux-polycrises-letat-doit-devenir-stratege-260000

Les ultrasons en psychiatrie : pour mieux diagnostiquer et pour traiter, demain, les troubles en santé mentale

Source: The Conversation – in French – By Jean-Michel Escoffre, Chargé de Recherche – Inserm, Inserm

En psychiatrie, les travaux de recherche se multiplient pour évaluer l’intérêt des ultrasons afin d’améliorer le diagnostic comme la prise en charge de la dépression, des troubles obsessionnels compulsifs et d’autres pathologies en santé mentale. Les ultrasons présentent l’avantage de permettre une exploration et un traitement des aires du cerveau de manière non invasive.


Les ultrasons, ou ondes ultrasonores, sont des ondes mécaniques (comme le son qui est composé d’ondes sonores) qui engendrent des oscillations dans les milieux qu’elles traversent. Ces ondes ultrasonores peuvent être exploitées à des fins médicales.

En effet, les ultrasons sont une technologie non invasive très largement exploitée en médecine pour le diagnostic et le traitement de nombreuses pathologies. Leur potentielle application en psychiatrie est un sujet de recherche émergent qui ouvre de nouvelles perspectives pour la prise en charge des maladies psychiatriques.

Bien que les ultrasons soient principalement associés à l’imagerie biomédicale, leur utilisation en psychiatrie, comme modalité d’exploration fonctionnelle du cerveau ou comme technique de neuromodulation cérébrale, est de plus en plus explorée.

Cette révolution technologique promet de transformer radicalement le diagnostic et le traitement des troubles psychiatriques en proposant des solutions plus ciblées et moins invasives.

Portabilité, non invasivité et coûts limités des ultrasons

Le développement de marqueurs objectifs, pour le diagnostic et le pronostic des maladies psychiatriques, tels que les troubles bipolaires, la schizophrénie, la dépression, l’autisme, etc., est l’un des défis majeurs en psychiatrie.




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À ce jour, l’essentiel du diagnostic de ces troubles repose sur des critères cliniques et comportementaux. L’imagerie cérébrale conventionnelle, comme l’imagerie de résonance magnétique (IRM) et la tomographie par émission de positons, permet de visualiser les structures cérébrales impliquées dans ces troubles et leur métabolisme. Cependant, ces modalités d’imagerie médicale demeurent coûteuses et fréquemment limitées en termes de disponibilité et d’accessibilité.

En revanche, les ultrasons présentent des avantages uniques pour le diagnostic des maladies psychiatriques, notamment du fait de leur portabilité (diagnostic au lit du patient ou à domicile), de leur non invasivité et de leur coût. Ainsi, grâce à des techniques d’imagerie cérébrale qui font appel aux ultrasons, il est désormais possible de visualiser des dysfonctionnements, au niveau du cerveau, qui sont associés à certains troubles psychiatriques.

Vers le diagnostic « ultrasonore »

Aujourd’hui, une des applications prometteuses des ultrasons en psychiatrie concerne l’imagerie fonctionnelle cérébrale. L’imagerie ultrasonore fournit, en effet, des informations sur les propriétés mécaniques du tissu cérébral qui peuvent se révéler précieuses pour caractériser des situations pathologiques en santé mentale.

Un ensemble d’études a montré, par exemple, que la dépression était associée à des amplitudes de battements cérébraux excessives, dans cette population connue pour son surrisque de lésions cérébrales et d’accidents vasculaires cérébraux.

De plus, de nos travaux récents menées sur le long terme montrent que les mouvements naturels du cerveau observés par imagerie ultrasonore ont tendance à revenir à la normale lorsque les personnes souffrant de dépression commencent à aller mieux.

Autrement dit, on observe une sorte de « réactivation » du cerveau en même temps qu’une amélioration de l’état mental.

Ces mouvements pourraient donc servir d’indicateur utile pour savoir si un traitement contre la dépression fonctionne, notamment dans le cas du protoxyde d’azote médical, un gaz parfois utilisé pour ses effets antidépresseurs.

Quand les ultrasons soigneront des maladies psychiatriques

Outre leur potentiel diagnostique, les ultrasons sont également explorés pour, à terme, traiter diverses maladies psychiatriques résistantes aux traitements pharmacologiques ou à la psychothérapie.

Parmi les technologies les plus prometteuses, nous en citerons trois.

  • Les ultrasons focalisés de faible intensité, qui permettent de moduler spécifiquement l’activité électrique de régions cérébrales, ou encore de délivrer des molécules thérapeutiques au niveau du cerveau (ultrasons combinés à des microbulles de gaz) sous le contrôle de l’IRM ou par neuronavigation.

  • Les ultrasons focalisés de haute intensité, qui concentrent cette fois les ondes ultrasonores dans une zone précise du cerveau afin d’induire sa destruction sélective et irréversible par un procédé thermique (ultrasons focalisés de haute intensité) ou mécanique (histotripsie ultrasonore), réduisant ainsi l’activité anormale de cette région.

Cette modalité est en cours d’évaluation clinique pour le traitement de la dépression et des troubles obsessionnels compulsifs résistants aux médicaments traditionnels.

Une étude a montré l’efficacité et l’innocuité de cette approche pour traiter les troubles obsessionnels compulsifs en ciblant une zone spécifique du cerveau appelée la capsule interne. Elle a permis d’améliorer les symptômes obsessionnels compulsifs, dépressifs et anxieux chez les patients souffrant de troubles obsessionnels compulsifs, sans induire d’effets indésirables graves.

  • La neuromodulation ultrasonore, qui consiste à focaliser les ultrasons sur des régions cérébrales impliquées dans des troubles psychiatriques, sans les détruire.

Contrairement à d’autres techniques de neurostimulation, cette stimulation mécanique permet de moduler l’activité électrique des régions superficielles et profondes du cerveau, de manière non invasive. Une récente étude a révélé que la neuromodulation ultrasonore d’une zone précise du cerveau de patients souffrant de dépression a amélioré leurs symptômes dépressifs.

Aujourd’hui, de nombreuses études précliniques et cliniques évaluent le potentiel thérapeutique de cette modalité ultrasonore pour le traitement de la schizophrénie, de la dépression, ou encore de l’autisme.

Demain, faciliter la délivrance de médicaments dans le cerveau ?

Les ultrasons pourraient également être utilisés pour faciliter la délivrance ciblée de médicaments dans le cerveau. Cette méthode, appelée « sonoporation », associe des ondes ultrasonores avec des microbulles de gaz pour augmenter la perméabilité des vaisseaux sanguins, afin de mieux faire pénétrer des médicaments dans les tissus cérébraux irrigués par ces vaisseaux.

Cette approche pourrait améliorer l’efficacité des traitements médicamenteux pour les troubles psychiatriques, en permettant aux médicaments d’atteindre plus efficacement les zones cérébrales concernées.

À ce jour, cette modalité ultrasonore fait uniquement l’objet d’études précliniques dans des modèles animaux de maladies psychiatriques telles que l’autisme, l’addiction aux drogues et la dépression.

Améliorer à terme la qualité de vie des malades

Les perspectives offertes par les ultrasons ouvrent un champ d’innovations diagnostiques et thérapeutiques qui pourrait améliorer considérablement la qualité de vie des personnes atteintes de troubles psychiatriques.

Bien que cette technologie soit encore en phase de développement, ses applications potentielles sont vastes et pourraient transformer la manière dont les troubles psychiatriques sont diagnostiqués et traités.

De l’imagerie cérébrale fonctionnelle à la neuromodulation, en passant par l’administration ciblée de médicaments, les ultrasons offrent des moyens innovants pour mieux comprendre et pour traiter des maladies psychiatriques.

Toutefois, bien que ces technologies soient prometteuses, leur pratique courante en psychiatrie requiert des études cliniques et des validations additionnelles, qui incluent la détermination de leur efficacité à long terme, la sécurité des procédures ainsi que leur accessibilité pour les patients.

The Conversation

Jean-Michel Escoffre est chargé de mission auprès de l’Institut Thématique Technologies pour la Santé de l’Inserm. Il est trésorier de Centre-Sciences. Il a reçu des financements de l’Agence nationale de la recherche, l’Inserm, l’université de Tours, la Région Centre-Val de Loire, la Ligue contre le cancer et de la Fondation pour l’Audition.

Thomas Desmidt a reçu des financements de DGOS PHRC Protobrain,2017.

ref. Les ultrasons en psychiatrie : pour mieux diagnostiquer et pour traiter, demain, les troubles en santé mentale – https://theconversation.com/les-ultrasons-en-psychiatrie-pour-mieux-diagnostiquer-et-pour-traiter-demain-les-troubles-en-sante-mentale-262755

Déléguer la lecture à l’IA : quels savoirs et plaisirs sacrifions-nous ?

Source: The Conversation – in French – By Naomi S. Baron, Professor Emerita of Linguistics, American University

Des solutions pour éviter de lire un livre de la première à la dernière page existent depuis des décennies, mais l’IA générative les porte à de nouveaux sommets. dem10/E+ via Getty Images

Depuis plusieurs décennies, le temps consacré à la lecture diminue. L’arrivée de l’intelligence artificielle, capable de « lire » et de synthétiser des livres ou des articles en quelques secondes, accentue cette tendance. Si ces outils séduisent par leur efficacité, ils soulèvent une question cruciale : que perdons-nous quand nous laissons la machine lire à notre place ?


Une tempête se lève sur la lecture. Lorsque l’intelligence artificielle (IA) a commencé à se diffuser, on observait déjà, chez les enfants comme chez les adultes, un recul du temps consacré à la lecture par rapport aux décennies précédentes.

Comme linguiste, j’étudie la façon dont la technologie influence les manières de lire, d’écrire et de penser des individus. Cela inclut l’influence de l’IA, qui transforme en profondeur notre rapport aux livres et aux différents types d’écrits, qu’ils soient prescrits dans un cadre scolaire, mobilisés pour la recherche ou choisis pour le plaisir de lire.

Je crains que l’IA ne précipite l’évolution, déjà en cours, de la place que les gens accordent à la lecture comme activité propre à l’humain.

Tout sauf un livre ?

Les compétences rédactionnelles de l’IA ont déjà fait couler beaucoup d’encre. Les chercheurs et les enseignants commencent seulement à s’intéresser de près à la capacité de l’IA à lire d’énormes ensembles de données, puis à produire des résumés, des analyses ou des comparaisons raisonnées d’ouvrages, d’essais et d’articles.

Aujourd’hui, un étudiant à qui l’on demande de lire un roman peut se contenter d’un résumé généré par l’IA, présentant l’intrigue et les principaux thèmes. Une telle alternative, qui tend à réduire la motivation à lire soi-même, m’a conduit à écrire un ouvrage sur les avantages et les limites d’une délégation de la lecture à l’IA.

Se décharger voire se défausser de la tâche de résumer ou d’analyser des textes n’a rien de nouveau. CliffsNotes (petits guides états-uniens pour étudiants, proposant des fiches de lecture, des résumés de l’intrigue et des analyses des personnages et du style) existe depuis la fin des années 1950. Des siècles plus tôt, la Royal Society of London a commencé à produire des résumés d’articles scientifiques publiés dans son volumineux ouvrage, Philosophical Transactions. Au milieu du XXe siècle, les résumés sont devenus la norme dans les articles scientifiques. Les lecteurs potentiels pouvaient désormais parcourir le résumé avant de décider de lire l’article dans son intégralité.

Des possibilités inédites de contournement

Internet a multiplié les moyens de contourner la lecture traditionnelle. Blinkist, par exemple, est une application qui propose principalement des résumés de livres de non-fiction d’environ quinze minutes – appelés des blinks – disponibles en format texte et audio.

L’IA générative porte ces solutions de contournement à un niveau inédit. BooksAI est une plateforme qui utilise l’IA pour générer des résumés de livres et offrir des recommandations personnalisées. Parallèlement, BookAI permet aux utilisateurs de discuter avec n’importe quel livre, simplement à partir de son titre et du nom de son auteur — aucune version numérique du livre n’est nécessaire. Nul besoin là encore, de lire vous-même les livres.

Pour un étudiant chargé de procéder à une analyse comparative de romans d’apprentissage, tels que les Aventures de Huckleberry Finn, de Mark Twain, et l’Attrape-cœurs, de J. D. Salinger, les CliffsNotes s’avèrent d’une utilité limitée. Ils fournissent bien des résumés synthétiques, mais le travail effectif de la comparaison revient à l’étudiant.

Or, grâce à de grands modèles de langage (LLM) ou à des outils spécialisés, tels que Google NotebookLM, l’IA se charge à la fois de la lecture et de la comparaison. Et elle génère même des questions intelligentes à poser en classe.

L’inconvénient tient au fait que l’on se prive d’un bénéfice fondamental de la lecture d’un roman initiatique : l’opportunité de développer sa réflexion personnelle en s’appropriant, par procuration, les épreuves vécues par le protagoniste.

Dans le monde de la recherche universitaire, des offres d’IA telles que SciSpace, Elicit et Consensus combinent la puissance des moteurs de recherche et des grands modèles linguistiques. Elles localisent les articles pertinents, puis les résument et les synthétisent, réduisant ainsi considérablement le temps nécessaire à la réalisation de bibliographies. Sur son site web, Elsevier’s ScienceDirect AI se réjouit :

« Adieu le temps perdu à lire. Bonjour la pertinence. »

Peut-être. Mais ce processus ne permet pas de se faire une opinion à soi ni d’aiguiser son esprit critique.

Bien avant que l’IA générative se répande, on constatait déjà un recul de la lecture de livres, aussi bien à des fins de loisir que d’apprentissage.

État des lieux de la lecture

Aux États-Unis, l’évaluation nationale des progrès scolaires (National Assessment of Educational Progress) a révélé que le nombre d’élèves de CM 1 (ce qui correspond à la 4e année aux États-Unis) – qui lisent pour le plaisir de façon quasi quotidienne est passé de 53 % en 1984 à 39 % en 2022. Et qu’en est-il pour les élèves de 4ᵉ au collège (la 8e année aux États-Unis) ? Le pourcentage a chuté de 35 % en 1984 à 14 % en 2023. L’enquête 2024 du National Literacy Trust au Royaume-Uni montre que seul un enfant de 8 ans à 18 ans sur trois déclare aimer lire pendant son temps libre, soit une baisse de près de 9 points de pourcentage par rapport à l’année précédente.

Des tendances similaires existent chez les élèves plus âgés. Dans une enquête menée en 2018 auprès de 600 000 jeunes de 15 ans dans 79 pays, 49 % ont déclaré ne lire que lorsqu’ils y étaient obligés. Ils étaient 36 % environ dix ans plus tôt.

La situation n’est guère plus réjouissante chez les étudiants. Une série d’articles récents a fait état du peu de temps consacré à la lecture dans l’enseignement supérieur américain. Mon travail avec la chercheuse en alphabétisation Anne Mangen montre que les enseignants donnent souvent moins de textes à lire à leurs élèves ou étudiants qu’avant, tout simplement parce que ces derniers ne les lisent pas.

Cette anecdote du journaliste du New York Times David Brooks illustre le cœur du problème :

« Le jour de remise de diplôme dans une université prestigieuse, j’ai demandé à un groupe d’étudiants quel livre avait changé leur vie au cours des quatre dernières années. Il y eut un long silence gêné. Finalement, un étudiant a répondu : “Vous devez comprendre, nous ne lisons pas comme ça. Nous ne lisons que quelques pages de chaque livre pour réussir les examens.”. »

Passons aux adultes… Selon YouGov, seuls 54 % des Américains ont lu au moins un livre en 2023. La situation est encore plus sombre en Corée du Sud, où seulement 43 % des adultes ont déclaré avoir lu au moins un livre en 2023, contre près de 87 % en 1994. Au Royaume-Uni, The Reading Agency a observé une baisse de la lecture chez les adultes et a donné une piste pour l’expliquer. En 2024, 35 % des adultes se sont déclarés « lecteurs occasionnels » : alors qu’ils lisaient régulièrement auparavant, ils ne le font plus. Parmi eux, 26 % ont indiqué avoir arrêté de lire en raison du temps passé sur les réseaux sociaux.

Le terme « lecteur occasionnel » pourrait désormais s’appliquer à toute personne qui ne donne plus la priorité à la lecture, que ce soit par manque d’intérêt, parce qu’elle consacre plus de temps aux réseaux sociaux ou parce qu’elle laisse l’IA lire à sa place.

Tout ce qui est perdu, manquant et oublié

Pourquoi lire ? Pour une infinité de raisons.

Pour le plaisir de lire tout simplement ou parce que la lecture a un effet bénéfique sur le stress, nous permet d’élargir nos connaissances ou d’apprendre à mieux nous connaître nous-mêmes.

Il a été établi qu’il existe des corrélations entre la lecture et le développement cérébral chez les enfants, mais aussi le bonheur, la longévité et le ralentissement du déclin cognitif.

La question du déclin cognitif revêt une pertinence particulière à une époque où les individus délèguent de plus en plus de tâches cognitives à l’IA, un phénomène qualifié de décharge cognitive. Des recherches ont montré que ce phénomène est en augmentation et qu’il n’est pas sans effet : les personnes qui comptent sur l’IA pour faire leur travail ont l’impression de moins réfléchir.

Une étude utilisant des mesures EEG (électroencéphalogramme qui permet de mesurer et d’enregistrer l’activité électrique du cerveau) a révélé des schémas de connectivité cérébrale différents lorsque les participants faisaient appel à l’IA pour les aider à rédiger un essai et lorsqu’ils le rédigeaient seuls.

Il reste prématuré de mesurer les effets à long terme de l’IA sur notre capacité à penser par nous-mêmes. Jusqu’ici, les recherches se sont surtout intéressées aux tâches d’écriture ou à l’usage global des outils d’IA, plutôt qu’à la lecture elle-même. Or, si nous perdons l’habitude de lire, d’analyser et de construire nos propres raisonnements, ces aptitudes risquent de s’éroder.

Ce ne sont pas seulement nos capacités cognitives qui s’appauvrissent lorsque nous laissons l’IA lire à notre place. Nous nous privons aussi de l’essence même du plaisir de lire : l’émotion d’un dialogue, la beauté d’une phrase, l’attachement à un personnage.

L’efficacité offerte par l’IA est séduisante. Mais elle risque de compromettre les avantages de la littératie, notre aptitude à lire, comprendre et utiliser l’information écrite dans notre vie quotidienne.

The Conversation

Naomi S. Baron ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Déléguer la lecture à l’IA : quels savoirs et plaisirs sacrifions-nous ? – https://theconversation.com/deleguer-la-lecture-a-lia-quels-savoirs-et-plaisirs-sacrifions-nous-263282