Moins d’étudiants étrangers aux États-Unis : une baisse qui coûte cher aux universités

Source: The Conversation – in French – By Tara Sonenshine, Edward R. Murrow Professor of Practice in Public Diplomacy, Tufts University

On estime à 150 000 la baisse du nombre d’étudiants étrangers sur les campus états-uniens cet automne en raison des politiques mises en place par l’administration Trump. Ce retournement de situation va peser sur les campus et sur leur économie locale.


C’est la période où les étudiants reprennent leurs marques à l’université et, comme tous les ans, les campus états-uniens, de Tucson (Arizona) à Tallahassee (Floride), bourdonnent d’activité. Une tendance nouvelle se dessine toutefois.

Par rapport aux évolutions de l’année universitaire 2024-2025, on estime que 30 à 40 % d’étudiants internationaux de moins sont attendus en cet automne 2025, selon la NAFSA-Association of International Educators – une organisation à but non lucratif spécialisée dans l’éducation internationale – et JB International, une entreprise à but lucratif spécialisée dans les technologies éducatives.

Au total, on estime à 150 000 le nombre d’étudiants internationaux en moins qui doivent arriver ces prochaines semaines, en raison des nouvelles restrictions en matière de délivrance de visas et de l’annulation de rendez-vous administratifs dans les ambassades et consulats états-uniens de nombreux pays, tels que l’Inde, la Chine, le Nigeria et le Japon.

Il y avait plus de 1,1 million d’étudiants internationaux – dont plus de la moitié venaient de Chine ou d’Inde – dans les universités états-uniennes au cours de l’année universitaire 2023-2024, selon l’Institute for International Education, qui surveille les programmes destinés aux étudiants étrangers et qui partage les données récentes les plus complètes.

Cette forte baisse du nombre d’étudiants internationaux pourrait coûter 7 milliards de dollars à l’économie des États-Unis au cours de l’année scolaire 2025-2026, selon les estimations de la NAFSA.

Pour trois étudiants internationaux aux États-Unis, un nouvel emploi américain est créé, ou soutenu, par les 35 000 dollars en moyenne que ces étudiants dépensent localement pour le logement, la nourriture, les transports et d’autres frais.

En qualité de chercheuse à la Fletcher School of Law and Diplomacy de l’université Tufts et ancienne sous-secrétaire d’État à la diplomatie publique dans l’administration Obama, j’ai supervisé de nombreux programmes d’échanges étudiants impliquant de nombreux pays à travers le monde. Je pense que des conséquences économiques majeures se profilent du fait de cette crise des mobilités étudiantes, et qu’elles pourraient s’étirer sur des années.

Une rapide inversion de courbe

Les étudiants étrangers ont commencé à venir aux États-Unis au début du XXe siècle, lorsque des philanthropes, tels que les familles Carnegie, Rockefeller et Mott, ont cherché à envoyer des universitaires états-uniens à l’étranger. Ils ont contribué à la création de bourses internationales qui, par la suite, ont souvent été financées par le gouvernement fédéral, comme le programme Fulbright, qui accorde des bourses à des étudiants états-uniens pour leur permettre de passer du temps et de faire des recherches à l’étranger.

En 1919, des organisations à but non lucratif, telles que l’Institute for International Education, servaient d’intermédiaires entre les étudiants étrangers et les universités américaines.

Le nombre d’étudiants étrangers inscrits aux États-Unis n’a cessé d’augmenter à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale, alors qu’émergeait un monde où il était devenu plus facile et moins coûteux de voyager. Alors que 26 000 étudiants étrangers sont venus aux États-Unis au cours de l’année scolaire 1949-1950, ce nombre est passé à 286 343, trois décennies plus tard.

Dans les années 1990, plus de 400 000 étudiants internationaux fréquentaient chaque année les établissements états-uniens. Ce nombre a continué d’augmenter pour dépasser les 500 000 au début des années 2000. Le nombre d’étudiants internationaux inscrits aux États-Unis a passé pour la première fois le cap du million au cours de l’année scolaire 2015-2016.

Alors que les étudiants internationaux ne représentaient que 1 % des 2,4 millions d’étudiants aux États-Unis en 1949-1950, ils représentaient environ 6 % des 18,9 millions d’étudiants en 2023-2024, selon le Migration Institute, un organisme de recherche non partisan. Ce pourcentage est toutefois relativement faible par rapport à la proportion d’étudiants étrangers dans les universités d’autres pays.

Les étudiants internationaux représentaient 38 % des inscriptions totales dans les universités canadiennes, 31 % de l’ensemble des étudiants universitaires en Australie et 27 % de l’ensemble des étudiants au Royaume-Uni au cours de l’année scolaire 2024-2025.

Les avertissements de Trump aux étudiants étrangers

Dans les 90 jours suivant son retour au pouvoir, le président Donald Trump a invoqué la loi de 1952 sur l’immigration et la nationalité, qui donne au secrétaire d’État le pouvoir d’expulser les étudiants étrangers dont le comportement pourrait menacer les intérêts de la politique étrangère américaine.

Depuis, le gouvernement états-unien a révoqué les visas de 6 000 étudiants étrangers, a rapporté le département d’État en août 2025.

Plusieurs arrestations très médiatisées d’étudiants internationaux ont également eu lieu, notamment celle de Rumeysa Ozturk, une étudiante turque de l’Université Tufts (Massachusetts). Les agents des services de l’immigration et des douanes ont arrêté Mme Ozturk en mars 2025, peu après que l’administration a révoqué son visa. Son arrestation est survenue un an après qu’elle a co-rédigé un article d’opinion appelant l’Université Tufts à reconnaître le génocide dans la bande de Gaza et à se désengager de toutes les entreprises ayant des liens avec Israël.

Le secrétaire d’État Marco Rubio a pris parti pour l’arrestation d’Ozturk, déclarant en mars que le gouvernement n’accordera pas de visas aux personnes qui viennent aux États-Unis dans l’intention de « vandaliser des universités, [de] harceler des étudiants, [d’]occuper des bâtiments, [de] semer le trouble ».

En mai 2025, un juge fédéral a statué qu’il n’y avait aucune preuve démontrant qu’Ozturk représentait une menace crédible pour les États-Unis. Elle a alors été libérée du centre de détention pour immigrants.

Mais son arrestation a coïncidé avec celle d’autres étudiants étrangers dans des affaires très médiatisées, comme celle de Mahmoud Khalil, étudiant de troisième cycle à Columbia (New York) et résident permanent aux États-Unis, arrêté après avoir participé à des manifestations sur le campus en faveur des droits des Palestiniens. Ces arrestations ont envoyé le message suivant aux étudiants étrangers, « Il n’est plus aussi sûr qu’avant de venir aux États-Unis ».

L’administration a annoncé d’autres changements qui rendront plus difficile le séjour des étudiants étrangers aux États-Unis, comme une politique de restriction des voyages à partir de 2025, qui bloque ou restreint l’entrée des personnes de 19 pays, principalement du Moyen-Orient et d’Afrique.

L’administration a également annoncé, en août, son intention de limiter à quatre ans la durée de séjour des étudiants étrangers. Actuellement, ceux-ci bénéficient d’un délai de soixante jours après l’obtention de leur diplôme pour rester aux États-Unis, avant de devoir obtenir un visa de travail ou un autre type d’autorisation pour rester légalement dans le pays.

Une simple équation mathématique

L’Université de New York, l’Université Northeastern de Boston (Massachusetts) et l’Université Columbia sont celles qui ont accueilli le plus grand nombre d’étudiants internationaux en 2023-2024. Mais ceux-ci ne se concentrent pas uniquement dans les grandes villes à tendance démocrate.

L’Université d’État de l’Arizona a accueilli le quatrième plus grand nombre d’étudiants internationaux cette année-là, et l’Université Purdue dans l’Indiana et l’Université du Texas du Nord figurent également parmi les dix établissements qui accueillent le plus grand nombre d’étudiants internationaux.

Tous ces établissements, ainsi que d’autres, comme les universités de Kansas City (Missouri) – qui ont accueilli beaucoup moins d’étudiants internationaux que prévu au printemps, certains d’entre eux n’ayant pas pu obtenir de visa – subiront les conséquences financières du refus d’accueillir des étudiants internationaux aux États-Unis.

En raison de toutes ces évaluations, je pense qu’il existe des arguments solides en faveur d’une augmentation du nombre d’étudiants étrangers accueillis aux États-Unis plutôt que d’une réduction.

The Conversation

Tara Sonenshine ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Moins d’étudiants étrangers aux États-Unis : une baisse qui coûte cher aux universités – https://theconversation.com/moins-detudiants-etrangers-aux-etats-unis-une-baisse-qui-coute-cher-aux-universites-265268

Évasion fiscale des ultrariches : le rôle des filiales offshore

Source: The Conversation – France in French (3) – By Carmela D’Avino, Professor of Finance, IESEG School of Management, Univ. Lille, CNRS, UMR 9221 – LEM- Lille Economie Management, F-59000 Lille, France., IÉSEG School of Management

Pour une personne seule après impôts, le seuil d’entrée dans la catégorie des 0,1 % les plus riches correspond à environ 19 500 euros par mois, tandis que pour les 0,01 %, il s’élève à environ 70 000 euros mensuels. SobyDesign/Shutterstock

En France, les biens détenus par les 0,01 % les plus riches se trouveraient à l’étranger, causant une perte fiscale de plus de 80 milliards d’euros. Comment limiter cette fraude fiscale ? Une réponse porte sur le fonctionnement des banques offshore, notamment l’encadrement des filiales étrangères de ces grandes banques globales basées dans des paradis fiscaux.


La France doit trouver environ 40 milliards d’euros d’économies pour atteindre un déficit de 4,6 % du PIB d’ici 2026. Parmi les solutions envisagées par le gouvernement de François Bayrou (décembre 2024-septembre 2025), une taxe de 2 % sur les fortunes supérieures à 100 millions d’euros, dite « taxe Zucman », pourrait rapporter près de 20 milliards par an. Cette proposition a été rejetée de justesse par le Sénat, le 12 juin 2025.

En France, l’appellation « ultrariches » désigne les personnes les plus aisées, soit environ de 0,1 % à 0,01 % des foyers fiscaux, ce qui correspond à quelque 74 500 foyers fiscaux en 2022. Selon l’Insee et l’Observatoire des inégalités, pour une personne seule après impôts le seuil d’entrée dans les 0,1 % correspond à environ 19 500 euros par mois, tandis que pour les 0,01 % il s’élève à environ 70 000 euros mensuels.

Dans ce contexte, plusieurs spécialistes préfèrent insister sur la lutte contre l’évasion fiscale offshore, qui pourrait réduire significativement le manque à gagner.

Cibler les fraudeurs

Cette orientation pourrait conférer au nouveau premier ministre Sébastien Lecornu un avantage politique : en choisissant de cibler les fraudeurs plutôt que les contribuables créateurs d’emplois, il peut à la fois répondre à l’exigence de justice fiscale exprimée par l’opinion publique et rassembler une majorité parlementaire autour de son projet de budget.

Cette exigence de justice fiscale trouve un écho jusque chez certains patrons, comme celui de Mistral. Ces derniers appellent à plus de justice fiscale tout en expliquant qu’ils ne peuvent pas payer davantage d’impôts.

Aux frontières de la légalité

Une étude des économistes Annette Alstadsæter, Niels Johannesen et Gabriel Zucman montre qu’un nombre conséquent d’individus très fortunés sont à l’origine des plus grandes fraudes fiscales. Les entreprises, quant à elles, privilégient souvent des stratégies d’optimisation fiscale, légales mais agressives. En revanche, une part importante de la richesse mondiale cachée provient d’évasions individuelles. En France, on estime que 30 à 40 % des biens détenus par les 0,01 % les plus riches se trouvent à l’étranger, causant une perte fiscale entre 80 et 100 milliards d’euros.

Les débats politiques portent beaucoup sur les moyens donnés à la direction générale des finances publiques (DGFiP) du ministère de l’économie et des finances pour lutter contre la fraude. Mais peut-être faudrait-il élargir la perspective et ne pas se limiter aux fraudeurs eux-mêmes. Ce système complexe repose sur le fonctionnement des banques offshore, notamment les filiales étrangères des grandes banques globales basées dans des paradis fiscaux.

Dans les Pandora papers

Les fuites comme les Pandora Papers ont montré que des banques telles que la HSBC ou la Société Générale aidaient leurs clients ultrariches à créer des entités offshore dans des endroits comme les îles Vierges britanniques ou Panama. Ces filiales – près de 15 600 sociétés-écrans – permettent de masquer la véritable propriété des biens et de déplacer les actifs hors de portée des autorités fiscales, tandis que les banques mères gardent une distance officielle.

Pandora Papers est une affaire de fuite d’environ 11,9 millions de documents faisant état de fraude et d’évasion fiscale à très grande échelle.
dennizn/Shutterstock

Un autre exemple prégnant du détournement du fonctionnement du système bancaire est le scandale CumCum (du latin cum, pour « avec dividendes ») de 2018. L’objectif d’une opération de CumCum est d’échapper aux prévisions de l’article 119 bis, 2, du Code général des impôts. Selon ce texte, les dividendes versés à des personnes non domiciliées ou établies sur le territoire français doivent faire l’objet d’une retenue à la source.

Concrètement, il consiste pour un actionnaire d’une entreprise à transférer temporairement la propriété de ses actions, quelques jours avant la distribution des dividendes à des sociétés-écrans ou à des établissements bancaires offshore. Après le versement des dividendes, les actions et l’argent étaient restitués à leur propriétaire initial.

Une surveillance fragmentée

Comment des banques sous haute surveillance laissent-elles passer de telles pratiques ? La réponse réside dans la supervision fragmentée des activités bancaires internationales.




À lire aussi :
Blanchiment d’argent : l’Europe passe (enfin) à l’action


Les banques font l’objet d’une surveillance stricte dans leur pays d’origine, mais leurs filiales implantées dans les paradis fiscaux échappent souvent à un contrôle aussi rigoureux. Une banque française est supervisée par les autorités françaises et européennes (Banque centrale européenne [BCE], Aide à la création ou à la reprise d’une entreprise [Acre]) pour ses activités principales. Ses filiales, situées dans des pays comme Singapour ou les îles Caïmans, sont généralement soumises aux règles locales, qui peuvent différer en termes d’exigences et de contrôle.

Pour colmater ces failles, il faudrait une responsabilité renforcée à l’échelle du groupe bancaire. Les superviseurs nationaux doivent avoir une vision complète des réseaux mondiaux via un reporting pays par pays obligatoire, ainsi qu’une divulgation claire des bénéficiaires effectifs, souvent connus seulement des régulateurs locaux.

Zones grises

Même si l’Union européenne a renforcé récemment ses exigences en matière de reporting pour les pays tiers, l’application reste un problème, surtout dans des juridictions peu transparentes ou avec peu de ressources.

L’évasion fiscale profite largement à ces zones grises. Les initiatives internationales, comme la norme commune de déclaration CRS (modèle de convention de l’OCDE sur l’échange de renseignements en matière fiscale), ont amélioré les échanges d’information, mais leur efficacité varie selon les pays participants.

Une solution serait d’aller plus loin dans la coopération internationale, avec un échange rapide des données, des enquêtes conjointes et une assistance judiciaire mutuelle.

Il faudrait aussi imposer aux filiales offshore les mêmes règles de transparence que les succursales nationales, avec des sanctions en cas de manquements allant jusqu’à la limitation de leurs activités dans les juridictions à risque. Les règles pour les marchés publics ou pour les licences pourraient être conditionnées au respect des normes internationales de transparence fiscale.

Régulation prudentielle et intégrité fiscale

Il existe des difficultés majeures en matière réglementaire. Les banques, présentes dans plusieurs pays, sont principalement supervisées par des autorités prudentielles dont le mandat vise à garantir la stabilité financière et institutionnelle, et non à faire respecter la conformité fiscale. Leur mission consiste à prévenir les risques de solvabilité et les crises systémiques, et non pas à examiner si les banques facilitent l’évasion fiscale – une responsabilité qui relève plutôt des autorités fiscales et des législateurs.

Ce découplage réglementaire crée un désalignement des priorités, susceptible de laisser prospérer des pratiques illicites sous le radar. Un rapport récent de l’Autorité bancaire européenne recommande d’intégrer la notion d’« intégrité fiscale » dans les travaux de supervision fondés sur les risques. Pour les banques européennes, l’intégrité fiscale doit être considérée avec autant d’importance que la lutte contre le blanchiment et contre le financement du terrorisme : respect des règles fiscales, mise en place de contrôles internes rigoureux et supervision transparente.

Au final, ces mesures ne cherchent pas à entraver les activités bancaires transfrontalières légitimes, mais plutôt à détruire les mécanismes qui permettent les flux financiers illicites, et à restaurer la confiance dans le système financier mondial.

The Conversation

Carmela D’Avino ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Évasion fiscale des ultrariches : le rôle des filiales offshore – https://theconversation.com/evasion-fiscale-des-ultrariches-le-role-des-filiales-offshore-258090

Le recours à l’intérim dans le travail social : opportunité ou fatalité ?

Source: The Conversation – France (in French) – By Laura Beton-Athmani, Attachée de Recherche IRTS PACA Corse – Chercheure associée LEST, Aix-Marseille Université (AMU)

Le recours presque inévitable à l’intérim assure la survie des établissements concernés, notamment sur des périodes dites « de tensions ». UnaiHuiziPhotography/Shutterstock

Quelles réalités recouvre l’emploi intérimaire dans le secteur médico-social en 2025 ? Une recherche exploratoire auprès de professionnels permet de dresser un premier panorama du phénomène.


Depuis plusieurs années, l’emploi intérimaire émerge dans un secteur où on ne l’attendait pas. Pire ! Où on le redoutait : le secteur social et médico-social. Au cœur d’un paradoxe fort, entre accompagnement de longue durée et travail par essence temporaire.

Faisant grincer des dents, ce phénomène mérite un intérêt particulier : donner à voir la complexité de celui-ci, et surtout des individus qui sont au cœur de ce dilemme « éthique ».

Et si ce qui s’apparente initialement à un désengagement était finalement une forme de réappropriation d’un métier souffrant d’un manque d’attractivité ? D’une marge de manœuvre dans l’exercice de ses fonctions ? Finalement, prendre soin de soi pour « durer » auprès de ceux qui en ont besoin ?

La crise du travail social ne date pas d’hier

La crise que connaît le travail social n’est pas nouvelle. Dès la fin des années 1990, des auteurs témoignent du malaise des travailleurs sociaux, engendré par une déstructuration de ce champ professionnel. Le sociologue Marcel Jaeger souligne en 2013 cette double impuissance, symbolisée par le manque de moyens et la perte de sens.

Le contexte actuel exacerbe cette crise : difficultés de recrutement, diminution de candidats au sein des instituts de formation, nouveaux profils de stagiaires, abandon de certains déçus par les conditions de travail, complexité des situations des personnes accompagnées, contraintes financières et procédurales, obligation de résultat, bas salaires, libéralisation du travail social, etc.

Émergence de l’emploi intérimaire

L’emploi intérimaire interroge une large frange des travailleurs sociaux et des personnels en poste d’encadrement dans le secteur. Mon intérêt pour ce phénomène émergé d’échanges réguliers avec des étudiants en certificat d’aptitude aux fonctions de directeur d’établissement ou de service d’intervention sociale (CAFDES) au sein de l’Institut Régional du Travail social (IRTS) Paca Corse.

À ce jour, peu d’études scientifiques évoquent ce phénomène, si ce n’est les travaux de Charlène Charles en protection de l’enfance. Ses résultats mettent en avant la « contrainte » du recours à l’intérim pour des professionnels précaires. Ils répondent principalement à des situations « d’urgence sociale », des missions de « contention sociale », souvent sollicités pour faire fonction de « renfort éducatif », pour des situations de « crises ».

Jusqu’alors, l’intérim a été justifié dans le secteur de la protection de l’enfance du fait de l’accroissement de situations complexes chez les jeunes de l’Aide Sociale à l’Enfance, nommés « les incasables ». Il touche d’autres champs, comme le handicap ou encore la lutte contre l’exclusion, champs enquêtés dans notre recherche.

Point juridique à ce sujet

Afin d’encadrer le recours à l’intérim, la loi Valletoux est promulguée le 27 décembre 2023. En application du décret du 24 juin 2024, elle fixe une durée minimale d’exercice préalable de deux ans pour certains professionnels avant leur mise à disposition d’un établissement ou service social ou médico-social par une entreprise de travail temporaire.

Rebondissement le 6 juin dernier. Le Conseil d’État annule cette mesure pour les professionnels expérimentés, eux aussi touchés par cette mesure.

Manque d’attractivité des métiers

Mais alors quelles réalités revêtent le recours à l’intérim en travail social en 2025 ? Notre recherche exploratoire auprès de deux organisations du secteur médico-social permet de dresser un premier portrait du phénomène.




À lire aussi :
Agents d’entretien : la crise sanitaire révèle l’absurdité des stratégies d’externalisation


Elle permet de confirmer le manque d’attractivité des métiers ou la souffrance des professionnels du secteur face à des conditions de travail difficiles. Quelques lignes de notre carnet de chercheur font état d’un acte de violence d’un résident auprès d’une professionnelle :

Le 30 janvier 2025, arrivée à 09 heures 15. Je croise C., la [cheffe de service], et H., une [aide-soignante], dans les couloirs. H. a une poche de glace sur la joue. Elle vient de se faire frapper par un résident. Elle propose l’achat d’un sac de frappe pour les résidents. C’était le cas dans un ancien établissement où elle a travaillé.

Intérim contraint et choisi

Au-delà, le recours à l’intérim met en lumière un rapport de force inversé, désormais entre les mains des individus et non plus des organisations. Il entraîne un recours presque inévitable à l’intérim afin d’assurer la survie des établissements concernés, notamment sur des périodes dites « de tensions ». Force est donc de constater le glissement d’un intérim « contraint » à un intérim « choisi » pour les professionnels du secteur.

« Les agences non lucratives, ça fait partie de leur mission d’amener les intérimaires à l’emploi. Les agences non lucratives, c’est une perte de capital humain », rappelle un directeur d’une association.

La digitalisation des agences d’intérim facilite la mise en contact avec les intérimaires, ainsi que la présence de nouvelles agences d’intérim dites coopératives. Certaines d’entre elles ont justement vu le jour grâce à un travail interassociatif, les organisations du secteur souhaitant retrouver une forme de contrôle sur les embauches de ces professionnels.

Période d’essai du CDI

Du côté des organisations, l’usage de l’intérim peut paraître ambigu. Pour l’une des organisations enquêtées, l’intérim est clairement affiché comme une « période d’essai » du CDI. Cela permet aux managers de proposer des CDI à des intérimaires dont les compétences ont été reconnues.

« Oui, c’est une source d’embauche importante. Ça a été un moyen de permettre, en fait, de remplacer une période d’essai, on va dire comme ça, avec des conditions, pour être honnête, plus avantageuses et pour la personne en intérim, et plus souples pour nous » relève un directeur associatif.

Pour les organisations, les motivations exposées résident principalement dans le fait que les « intérimaires repérés » jouent un rôle de facilitateur. Le recours à l’intérim facilite une partie du travail administratif, notamment lorsque l’agence d’intérim s’occupe des plannings des intérimaires et des roulements.

Ce type d’intérimaires repérés sont porteurs d’une histoire, de connaissances d’un dispositif. De facto, ils facilitent la prise de poste de professionnels permanents, notamment de leur supérieur hiérarchique.

« Pour ne rien vous cacher, ça m’arrangeait aussi puisque c’était toujours les mêmes intérimaires. Elles maîtrisaient mieux le dispositif que moi. Et si je suis honnête, c’est elles qui m’ont plus formée quand je suis arrivée » souligne une cheffe de service éducatif.

Se confronter à la réalité du travail

Du côté des intérimaires, l’intérim est utilisé pour choisir l’établissement d’exercice, afin d’éprouver les conditions réelles de travail face à l’image et la notoriété d’un établissement ou d’une association.

Les intérimaires témoignent de plusieurs motivations à recourir à ce statut : moins de stress, plus de liberté, des avantages financiers et une meilleure conciliation vie privée/vie professionnelle.

« J’ai des parents vieillissants dont je suis seule à m’occuper. Et comme je disais à la [cheffe de service] : je ne pourrais pas accompagner les résidents ici comme j’ai toujours fait […] Et ne pas m’occuper des miens, ce n’est pas possible. »

The Conversation

Laura Beton-Athmani est vice-présidente de l’association MJF – Jane Pannier.

ref. Le recours à l’intérim dans le travail social : opportunité ou fatalité ? – https://theconversation.com/le-recours-a-linterim-dans-le-travail-social-opportunite-ou-fatalite-262823

Réduire les biais cognitifs dans le recrutement : pour une pratique fondée sur des preuves

Source: The Conversation – France (in French) – By Vincent Berthet, Associate professor, Université de Lorraine

Trop souvent encore, le recrutement est considéré comme une affaire d’intuition à rebours de toutes les études montrant que la performance des entreprises aurait tout à gagner d’une démarche rationnelle. Il est urgent d’en finir avec cette idée fausse et dommageable à l’entreprise, dans un contexte où les bons candidats sont très demandés.


L’entretien est de loin la méthode de recrutement la plus utilisée pour évaluer les candidats. Dans sa forme traditionnelle, il s’agit d’un échange libre entre le recruteur et le candidat, où l’intuition et la subjectivité du recruteur jouent un rôle central. Beaucoup de recruteurs pensent que le fait de pouvoir exercer leur intuition est un atout, mais la recherche montre que ce n’est pas le cas.

Les limites de l’entretien d’embauche traditionnel

Évaluer les candidats de manière subjective ouvre la porte aux biais cognitifs. Par exemple, l’appréciation d’un candidat sur une caractéristique précise (comme son apparence physique) tend à s’étendre à d’autres dimensions (professionnalisme, intelligence, etc.), un phénomène appelé « effet de Halo ». Les recherches montrent également que la première impression du recruteur, formée dans les toutes premières minutes, influence fortement la suite de l’entretien. Par le biais de confirmation, le recruteur aura alors tendance, consciemment ou non, à orienter ses questions de manière à conforter cette première impression.

Le caractère subjectif de l’entretien traditionnel renvoie aussi au fait que le recruteur choisit librement ses questions, ce qui est doublement problématique : les questions posées n’évaluent pas nécessairement les caractéristiques pertinentes pour le poste, et elles ne sont pas les mêmes pour tous les candidats, ce qui rend toute comparaison entre eux en principe non valable.




À lire aussi :
Pourquoi le flou des « savoir-être » ne doit rien au hasard


Le problème suprême

Une autre forme d’entretien permet d’évaluer les candidats de façon plus objective : l’entretien structuré. Il s’agit d’identifier les compétences – techniques et comportementales – à évaluer (par exemple, la capacité à manager une équipe) à partir d’une analyse du poste, de définir les questions à poser pour évaluer chaque compétence (« Parlez-moi d’une fois où vous avez géré un conflit entre deux personnes de votre équipe »), et de définir des critères objectifs pour évaluer les réponses des candidats aux questions. Ces informations prennent la forme d’une grille d’entretien qui guide et limite la subjectivité du recruteur.

Depuis plus d’un siècle, les travaux en psychologie du travail et des organisations ont tenté d’identifier les méthodes de recrutement les plus prédictives de la performance professionnelle, une question qualifiée de « problème suprême » par les chercheurs dès 1917.

La dernière méta-analyse sur le sujet date de 2022 et ses résultats sont sans appel . Le jugement subjectif du recruteur à l’issue d’un entretien traditionnel corrèle seulement à 0.19 avec la performance professionnelle, soit bien moins que l’évaluation issue d’un entretien structuré (0.42). Celui-ci est d’ailleurs la méthode la plus prédictive de la performance professionnelle.

Deux méta-analyses de référence ont examiné la validité prédictive des différentes méthodes de recrutement : celle de Schmidt et Hunter (1998) et celle de Sackett et al. (2022). Les valeurs reportées correspondent à la corrélation entre les résultats des candidats à la méthode de recrutement et leur performance professionnelle une fois en poste (qui correspond souvent à l’évaluation par un manager). La figure a été créée par nous à partir des données figurant dans ces articles.

Un décalage entre la pratique et la recherche

La supériorité de l’entretien structuré sur l’entretien traditionnel illustre une réalité contre-intuitive : dans le recrutement, moins de subjectivité est synonyme de plus d’efficacité et plus d’équité. Pourtant, beaucoup de recruteurs professionnels sont peu enclins à abandonner l’entretien traditionnel, pour deux raisons principales.

D’une part, ils se disent : « J’ai toujours recruté comme ça, et je vois bien que ça marche. » En réalité, un recruteur qui observe l’effet de ses pratiques dans ses propres recrutements et « qui voit bien que ça marche » court un grand risque de se leurrer. Par exemple, les médecins qui pratiquaient la saignée invoquaient eux aussi la preuve par l’expérience, avant que cette pratique ne tombe en désuétude au XVIIᵉ siècle, avec les progrès scientifiques. Pierre Brissot, professeur émérite de médecine, souligne que l’on doit tirer de l’histoire de la saignée « une évidente leçon d’humilité, cette histoire démontrant, s’il en était besoin, que l’intime conviction ne peut se substituer à la preuve ».

D’autre part, de nombreux recruteurs surestiment leur capacité à repérer les talents par l’intuition, et l’entretien traditionnel leur permet d’exercer cette capacité. Dans son livre La diversité n’est pas ce que vous croyez ! (2025), Olivier Sibony raconte qu’à l’issue d’une conférence sur les biais cognitifs qu’il venait de donner à un groupe de professionnels des ressources humaines, la DRH d’une grande entreprise française était venue lui dire : « Excellente présentation. Vraiment très intéressant. Mais moi, vous savez, dès que le candidat sort de l’ascenseur, je vois tout de suite s’il va faire l’affaire. »

Fondation nationale pour l’enseignement de la gestion des entreprises (Fnege) Médias, 2024.

Ces croyances profondément ancrées expliquent la surutilisation persistante de l’entretien traditionnel en dépit de l’évidence scientifique. Comme le soulignent Bruchon-Schweitzer et Laberon :

« [I]l semble bien que les pratiques de recrutement, notamment en France, soient dictées par des impératifs étrangers à la science comme à la déontologie. L’impact des recherches (études de validité, notamment) sur les pratiques semble minime et le décalage entre praticiens et chercheurs est particulièrement aigu en France. »

Pour un recrutement fondé sur des preuves

À l’instar de la médecine ou encore de l’éducation, le recrutement gagnerait à encourager des pratiques fondées sur des preuves. Une telle approche permet aux recruteurs d’utiliser les méthodes qui sont les plus valides, mais également celles qui sont les plus équitables dans la sélection des candidats.

L’équité d’une méthode de sélection, c’est-à-dire sa capacité à ne pas discriminer les candidats et donc à garantir un recrutement inclusif, est un critère devenu central dans le recrutement. Là aussi, la recherche fournit des enseignements précieux. Les entretiens structurés, les tests de connaissances professionnelles et les questionnaires biographiques figurent parmi les méthodes les plus prédictives, tout en étant peu discriminantes. Ces méthodes allient donc validité et équité, ce qui devrait les rendre particulièrement pertinentes pour les recruteurs.

Le recrutement fondé sur des preuves n’est pas une lubie académique. Dans son livre Work Rules!, l’ancien DRH de Google Laszlo Bock explique comment il a remodelé le processus de recrutement chez Google suivant cette approche. Par exemple, pour répondre à la question « Quelles méthodes permettent le mieux de prédire la performance future des candidats ? », il s’est tourné vers les résultats de la recherche :

« Quelles techniques d’évaluation utilisons-nous ? L’objectif de notre processus d’entretien est de prédire la performance des candidats une fois qu’ils auront intégré l’équipe. Nous atteignons cet objectif en suivant ce que dit la science : en combinant des entretiens structurés comportementaux et situationnels avec des évaluations des aptitudes cognitives, du caractère consciencieux, et du leadership »_.

L’approche fondée sur des preuves reflète l’objectif pragmatique de déterminer ce qui fonctionne réellement. Elle s’est imposée en médecine et progresse dans l’éducation comme dans les politiques publiques. Pourquoi ne devrait-elle pas aussi s’appliquer au recrutement ? Car recruter, ce n’est pas miser sur l’intuition, mais s’appuyer sur des méthodes dont l’efficacité est démontrée par la recherche.

The Conversation

Vincent Berthet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Réduire les biais cognitifs dans le recrutement : pour une pratique fondée sur des preuves – https://theconversation.com/reduire-les-biais-cognitifs-dans-le-recrutement-pour-une-pratique-fondee-sur-des-preuves-264382

De la créativité à la « crédation » : quand les créatifs détruisent la planète

Source: The Conversation – France (in French) – By Sylvain Bureau, Professeur – Directeur Chaire Improbable by Galeries Lafayette, ESCP Business School

Présentée comme clé du développement, qu’il soit personnel ou économique, la créativité alimente aussi la destruction de nos écosystèmes. Une destruction pas toujours créatrice. Ce paradoxe a besoin d’un nom : la « crédation ». L’issue de ce dilemme est aussi un paradoxe : être moins créatif pour créer davantage.


La créativité est partout : dans les discours politiques, économiques et académiques. Le mot est si omniprésent qu’il paraît impensable d’imaginer un monde sans lui. Pourtant le terme a pris son essor aux États-Unis avec la Seconde Guerre mondiale et ne se diffuse vraiment qu’à partir des années 1950. Le déclencheur : la nécessité d’innover à marche forcée pour répondre aux défis militaires et économiques.

Si l’ancrage du concept est d’abord psychologique, avec les travaux de Paul Guilford (1897-1987), qui lancent véritablement les travaux académiques sur la créativité. Dans le contexte de la guerre froide et de l’expansion capitaliste, la créativité devient une arme stratégique. Elle se définit alors comme « faire du nouveau », mais du nouveau utile au système. C’est bien cette double capacité de créer des idées originales et utiles qui est retenue par Teresa Amabile, une chercheuse de Harvard, qui fait référence aujourd’hui sur la question.

« Destruction créatrice »

Cette alchimie de l’originalité et de l’utilité devient alors le moteur du processus de « destruction créatrice », au cœur de la dynamique capitaliste selon Joseph Schumpeter (1883-1950) : des innovations de rupture, portées par la créativité, émergent et balaient les acteurs en place en reléguant leurs solutions devenues obsolètes. L’obsolescence est ici programmée par le système lui-même, un système nourri de créativité.




À lire aussi :
Arts et sciences, même combat ?


Le vocable « créativité » commence à apparaître timidement en français dans les années 1950, notamment chez Bachelard dans la Poétique de l’espace (1957), avant d’entrer dans le dictionnaire le Robert en 1970. Progressivement, il s’impose et révèle une tension féconde : d’un côté, la noblesse de la création artistique, geste désintéressé qui ouvre de nouveaux imaginaires ; de l’autre, l’obsession utilitariste de l’innovation, orientée vers l’optimisation et la productivité. La créativité devient ainsi le lieu d’une hybridation entre l’art et l’efficacité, fusion singulière de l’inspiration poétique et de l’impératif économique. Comme l’ont montré Luc Boltanski et Ève Chiapello dans le Nouvel Esprit du capitalisme (1999), l’économie moderne récupère les notions de liberté et d’imagination portées par l’art pour les mettre au service de la compétitivité.

Résultat : une explosion de la production et de la consommation, une augmentation de l’espérance de vie – en France, l’espérance de vie atteint péniblement la cinquantaine au début du XXe siècle, quand on dépasse les 80 ans aujourd’hui – et un progrès technique sans équivalent historique, largement financé par des budgets militaires massifs. Mais cette puissance a aussi un revers.

La créativité, moteur de destruction

Le constat actuel est sans appel : la créativité détruit plus qu’elle ne crée. Si, en 1870, Jules Verne soulignait dans son roman Vingt mille lieues sous les mers, que « le pouvoir créateur de la nature est bien au-delà de l’instinct de destruction de l’homme », force est de constater que la puissance créatrice de l’être humain est en train de détruire nos milieux de vie naturels.

Aujourd’hui, le lien est tangible. La créativité alimente le dérèglement climatique, l’effondrement de la biodiversité et la pollution globale des écosystèmes (voir le rapport du Giec 2023 ou les travaux de Johan Rockström sur les « limites planétaires »). Une étude récente a même démontré que plus les entrepreneurs sont créatifs, plus ils ont tendance à développer des comportements destructeurs pour la nature via leurs activités.

Dans un tel contexte, il devient alors difficile de maintenir un mot aux connotations si positives pour désigner un processus qui, concrètement, contribue à l’effondrement écologique.

De la créativité à la « crédation »

Pour nommer ce basculement, je propose un néologisme : « crédation ». Ce terme conjugue « créativité » et « déprédation ». La déprédation, mot du XIVe siècle issu du bas latin depraedatio (« pillage »), désigne les destructions opérées par les humains ou par des espèces invasives. Le tourisme de masse produit des déprédations, tout comme les criquets pèlerins qui ravagent les cultures.

Chaque touriste n’a pas la possibilité de déstabiliser le site visité, tout comme chaque criquet est inoffensif, mais la cumulation de la même action produit une destruction du milieu d’origine avec des effets de déstabilisation sur le plan à la fois naturel et social.

La créativité moderne se fait toujours plus crédative : elle se présente comme moteur du progrès, mais engendre en réalité une destruction des équilibres écologiques et sociaux. Inventer un nouveau packaging fait de plastique n’est pas de la créativité, c’est de la crédation. Réaliser une publicité qui incite à acheter toujours plus de produits qui génèrent plus d’impact carbone, ce n’est pas créatif, c’est crédatif.

France Culture 2019.

Alors que faire ?

Si la créativité pose problème, comment relever les défis du XXIᵉ ; siècle ? La solution réside moins dans le fait « d’être créatif » que dans le fait de créer. La nuance est décisive.

L’histoire de l’art nous l’enseigne : les artistes ne cherchent pas l’utilité productiviste, mais la création de formes improbables capables, parfois, de transformer les systèmes de valeur. Les cubistes, par exemple, ont bouleversé les critères d’évaluation de la peinture : la perspective, critère dominant depuis la Renaissance, cessait d’être pertinente.

Une toile cubiste n’est ni plus utile ni moins utile qu’une toile impressionniste. Elle invente d’autres mondes. C’est précisément ce que le philosophe Hartmut Rosa appelle une « résonance » (Résonance. Une sociologie de la relation au monde, 2018) : créer des liens nouveaux avec le monde plutôt que d’optimiser la maîtrise technique de ce qui existe. Or, à l’inverse, la quête d’utilité nourrit mécaniquement le système existant, et donc la spirale de destruction.

Imaginer d’autres performances

Le véritable défi est donc d’activer des mécanismes de création a priori non utiles, capables de redéfinir ce que nous entendons par performance et progrès. Dans l’art, il est possible d’apprécier tout à la fois une sculpture grecque antique, exaltant une beauté idéale, et Fontaine (1917), de Marcel Duchamp, simple urinoir renversé devenu œuvre d’art, dont la force vient de sa puissance critique sur la fabrique du jugement esthétique. La société pourrait apprendre de cette pluralité des régimes de valeur.

Il ne s’agit pas de supprimer la créativité, mais de sortir du monologue où elle est présentée comme unique horizon. Quand la créativité devient une arme de destruction massive, il faut la nommer « crédation ». Et lorsqu’il est urgent d’interroger les valeurs dominantes, il faut agir comme les artistes d’avant-garde : inventer d’autres critères de performance, d’autres manières d’habiter le monde.

The Conversation

Sylvain Bureau a reçu des financements du Groupe Galeries Lafayette (cf. Chaire Improbable)

ref. De la créativité à la « crédation » : quand les créatifs détruisent la planète – https://theconversation.com/de-la-creativite-a-la-credation-quand-les-creatifs-detruisent-la-planete-263692

Un bon manager ne peut pas être un bon pote

Source: The Conversation – France (in French) – By Isabelle Barth, Secrétaire général, The Conversation France, Université de Strasbourg

Devenir manager n’est pas aisé, notamment vis-à-vis de ses anciens collègues. Comment faire pour devenir le chef de ceux qui étaient hier encore de bons copains, voire des amis ? S’il est difficile de couper tous les liens du jour au lendemain, la prise de poste doit être aussi une prise de distance. À chacun de trouver la bonne.


Quand on accepte un poste de manager, une des exigences les plus difficiles à gérer, c’est de renoncer à être aimé par ses collaborateurs. Cette épreuve, difficile à surmonter, est rarement évoquée ou étudiée.

La situation est encore plus complexe quand on devient le manager de ses anciens collègues. On s’appréciait, on riait ensemble, on faisait des « afterwork sympas, on se rendait des petits services, on échangeait des commérages… il arrivait même qu’on se moquait du patron ! Et là, STOP ! Si le tout nouveau manager pense ou espère que ce sera toujours possible, il comprend vite qu’il n’en est rien.

Comme un lundi

Le matin où il prend ses nouvelles fonctions, il devient instantanément – ou presque – le « chef », le « patron », le « boss », et le regard comme l’attitude des ex-collègues change radicalement. Car ils ne s’y trompent pas. C’est de lui maintenant que leur vie professionnelle dépend au quotidien. Missions, moyens, avantages divers, dates des congés payés, accord sur les RTT… sont du ressort de ce nouveau manager.

Les relations amicales, si elles persistent, risquent vite de dériver vers de la manipulation plus ou moins voulue et consciente, mettant en péril la cohésion de l’équipe et sa performance. Les exemples sont nombreux. En voici quelques-uns :

  • Créer le syndrome du chouchou avec tous les conflits et les jalousies que cela peut provoquer, et leurs impacts délétères sur le climat de l’équipe,

  • Générer des pertes de temps en bavardages, ou pauses allongées

  • Prendre des décisions avec des biais dus à l’amitié, par exemple : ne pas vouloir décevoir ou avoir un a priori positif pour le projet d’un collaborateur/ami,

  • Laisser fuiter des informations confidentielles car « un ami ne trahit pas un secret » !

  • Avoir des réactions affectives à des remarques ou des remises en cause…




À lire aussi :
Comment faire fuir vos employés ? Petit guide (ironique) de gestion toxique de la performance


Mon meilleur ami

Le nouveau manager peut alors renoncer à son poste car l’amitié est pour lui un facteur majeur de qualité de vie au travail. C’est ce que nous disent les salariés canadiens qui sont 68 % à attribuer une note de 8, 9 ou 10 (sur 10) à leur satisfaction à l’égard des amitiés au travail. Les salariés français ne sont pas en reste quand 82 % d’entre eux estiment que les relations entre collègues permettent d’oublier la pénibilité du travail

On a une illustration très forte de cette option dans la série télévisée « 37 secondes » qui traite du naufrage mystérieux du Bugaled Breizh, occasionnant la mort de 5 marins-pêcheurs. L’ensemble du combat des familles pour faire valoir la vérité sur la cause de l’accident est vu par les yeux de Marie, une jeune femme, employée dans une poissonnerie industrielle. Elles sont 6 ou 7 femmes à préparer les poissons qui viennent d’être pêchés en mer pour la vente, écaillant, éviscérant, toute la journée dans un atelier où règne une température très basse. Leur amitié est ce qui les fait tenir.

Or, Marie nourrit le projet de devenir cheffe d’atelier, pour échapper à ce travail si dur et pour des raisons financières. Elle saute de joie quand elle apprend qu’elle a le poste, mais, très vite, elle va perdre ses amies/ex-collègues, qui s’éloignent d’elle, l’excluant de tous les moments off et des discussions au travail, et la soupçonnant même d’être « vendu » à la Direction. Marie va faire le job quelques semaines, et, très vite, elle va demander à reprendre sa place d’ouvrière.

Ni trop près ni trop loin

Si le manager veut garder son poste et devenir un vrai bon manager, il doit renoncer à être un vrai bon pote avec ses équipes. Il doit très vite apprendre à trouver la bonne distance avec ses ex-collègues. Car si trop de proximité peut causer des difficultés, il n’est pas question de s’éloigner de ses anciens camarades. Un minimum de dialogue reste nécessaire quand on est manager.

Le mieux est donc de bien expliciter la nouvelle situation assez rapidement après la prise de poste, lors d’une réunion, où seront présentées plus globalement les nouvelles dispositions managériales : options stratégiques, organisations, répartition des tâches, objectifs… La meilleure formule est de reconnaître que ce n’est pas forcément une transition simple à gérer, mais qu’elle doit avoir lieu.

À chacun sa manière

Certains nouveaux managers ont besoin de créer la rupture très vite, d’autres vont modifier leurs habitudes très progressivement : ne plus être au café du matin, ne plus déjeuner ensemble à la cantine (du moins pas tous les jours !), moins se voir en dehors du travail…

Comme toujours, tout est à moduler en fonction des personnes, du moment, du contexte. Je me souviens avoir rencontré un manager qui m’avait expliqué avoir choisi de vouvoyer ses ex-collègues (qu’il tutoyait jusque là) pour marquer cette distance. Visiblement, cela lui avait permis de franchir le pas.

Xerfi-2020.

Arriver comme manager d’une équipe qu’on ne connaissait pas est plus simple. Mais on peut avoir la tentation de se faire « aimer » en jouant le bon pote : offrir des verres, rendre des services…

Le rôle de la convivialité

Si on se fait apprécier très vite, c’est un très mauvais calcul à long terme ! Le manager se met en position difficile pour toutes sortes de situations qu’il devra gérer : dire non à une demande congés, arbitrer entre deux collaborateurs pour une formation, recadrer des comportements inappropriés. Mais attention, si l’amitié, au sens affectif, n’a pas sa place entre un manager et ses équipes, la convivialité et le respect sont essentiels. Il ne s’agit pas de virer au chefaillon ni de tomber dans l’autoritarisme ! Le rejet serait immédiat !

Un manager doit gagner le respect de ses équipes, par ses compétences, par sa capacité à prendre les bonnes décisions, à gérer les conflits, à traiter les personnes qu’il dirige en toute équité, sa capacité à faire confiance, à être à l’écoute. Toutes ces compétences permettent à chacun de travailler en toute sérénité et en toute sécurité psychologique. Elles ne peuvent s’exercer pleinement si l’affectif s’en mêle. Définitivement, un bon manager ne peut être un bon pote. Pas plus qu’être un bon pote ne soit une garantie pour devenir un bon manager !

The Conversation

Isabelle Barth ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Un bon manager ne peut pas être un bon pote – https://theconversation.com/un-bon-manager-ne-peut-pas-etre-un-bon-pote-263851

Les richesses extraordinaires de la Gaza antique exposées à l’Institut du monde arabe

Source: The Conversation – France (in French) – By Christian-Georges Schwentzel, Professeur d’histoire ancienne, Université de Lorraine

Détail d’une mosaïque byzantine, site de Jabaliya. J.-B. Humbert/IMA

La cité de Gaza, fondée il y a environ 3 500 ans, fut, dans l’Antiquité, l’un des principaux carrefours commerciaux entre Orient et Occident. C’est cette position stratégique exceptionnelle et l’extraordinaire richesse qui en découlait que révèle l’exposition « Trésors sauvés de Gaza : 5 000 ans d’histoire », présentée à l’Institut du monde arabe, à Paris, jusqu’au 2 novembre 2025.


L’exposition « Trésors sauvés de Gaza : 5 000 ans d’histoire » met en lumière les divers et nombreux sites historiques de Gaza qui ont récemment été détruits par des bombardements.

On y découvre un choix de 130 objets, datant du VIIIᵉ siècle avant notre ère au XIIIᵉ siècle de notre ère, qui témoignent de la foisonnante imbrication des cultures dans l’antique cité de Palestine, forte de ses échanges avec l’Égypte, l’Arabie, la Grèce et Rome.

Mais cette prospérité suscita la convoitise des États voisins et d’envahisseurs étrangers. Gaza s’est ainsi trouvée, dans l’Antiquité, au cœur de guerres d’une violence inouïe dont témoignent les auteurs anciens.

Le débouché maritime de la route des aromates

À Gaza arrivaient les aromates, encens et myrrhe, transportés à dos de chameaux, dans des amphores, depuis le sud de la péninsule Arabique. L’encens est une résine blanche extraite d’un arbre, dit boswellia sacra, qu’on trouve en Arabie du sud. On pratiquait une incision dans le tronc de l’arbre dont s’écoulait la sève qu’on laissait ensuite durcir lentement.

La myrrhe provenait également du sud de l’Arabie. C’est une résine orange tirée d’un arbuste, nommé commiphora myrrha.

Le siège de Gaza par Alexandre le Grand, peinture de Tom Lovell (1909-1997).

Les Nabatéens, peuple arabe antique, qui contrôlaient le sud de la Jordanie actuelle, le nord-ouest de l’Arabie et le Sinaï, convoyaient ces produits vers Gaza, en partenariat avec d’autres peuples arabes, notamment les Minéens, dont le royaume se trouvait dans l’actuel Yémen. Au IIIᵉ siècle avant notre ère, les papyrus des archives de Zénon de Caunos, un fonctionnaire grec, évoquent l’« encens minéen » vendu à Gaza.

Il y avait également des épices qui arrivaient à Gaza depuis le sud de l’Inde après avoir transité par la mer Rouge. Zénon mentionne le cinnamome et la casse qui sont deux types de cannelle. Le nard, dit parfois « gangétique », c’est-à-dire originaire de la vallée du Gange, provenait lui aussi du sous-continent indien.

Le nard entrait dans la composition d’huiles parfumées de grande valeur, comme en témoigne un passage de l’évangile selon Jean. Alors que Jésus est en train de dîner, à Béthanie, dans la maison de Lazare, intervient Marie, plus connue sous le nom de Marie-Madeleine.

« Marie prit alors une livre d’un parfum de nard pur de grand prix ; elle oignit les pieds de Jésus, les essuya avec ses cheveux et la maison fut remplie de ce parfum. » (Jean, 12, 3)

Flacon en forme de dromadaire accroupi, chargé de quatre amphores, découvert à Gaza, VIᵉ siècle de notre ère.
Wikipédia, Fourni par l’auteur

Parfums d’Orient

Depuis Gaza, les aromates étaient ensuite acheminés par bateau vers les marchés du monde grec et de Rome. L’Occident ne pouvait alors se passer de l’encens et de la myrrhe utilisés dans un cadre religieux. On en faisait deux types d’usage sacré : sous la forme d’onctions ou de fumigations. On produisait des huiles dans lesquelles on faisait macérer les aromates ; on enduisait ensuite de la substance obtenue les statues ou objets de culte. On faisait aussi brûler les aromates dans les sanctuaires pour rendre hommage aux dieux.

Résine d’encens.
Wikimédia, Fourni par l’auteur

Ces pratiques étaient devenues aussi courantes que banales à partir du IVᵉ siècle avant notre ère. Il était impensable de rendre un culte sans y associer des parfums venus d’Orient. Les fragrances qu’exhalaient les aromates étaient perçues comme le symbole olfactif du sacré. Outre cet usage cultuel, les aromates pouvaient aussi entrer dans la composition de cosmétiques et de produits pharmaceutiques.

La convoitise d’Alexandre le Grand

Mais la richesse de Gaza suscita bien des convoitises. Dans la seconde moitié du IVᵉ siècle avant notre ère, le Proche-Orient connaît un bouleversement majeur en raison des conquêtes d’Alexandre le Grand, monté sur le trône de Macédoine, royaume du nord de la Grèce, en 336 avant notre ère. Deux ans plus tard, Alexandre se lance à la conquête de l’Orient.

Après une série de succès fulgurant, en 332 avant notre ère, le Macédonien arrive sous les murailles de Gaza qu’il encercle. Bétis, l’officier qui commande la ville, mène une résistance acharnée, mais il ne dispose que de « peu de soldats », écrit l’historien romain Quinte-Curce
(Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 6, 26).

Alexandre fait alors creuser des tunnels sous le rempart. « Le sol, naturellement mou et léger, se prêtait sans peine à des travaux souterrains, car la mer voisine y jette une grande quantité de sable, et il n’y avait ni pierres ni cailloux qui empêchent de creuser les galeries », précise Quinte-Curce. Les nombreux tunnels aménagés sous la ville, jusqu’à nos jours, témoignent encore de cette caractéristique du sol de Gaza et sa région.

Après un siège de deux mois, une partie de la muraille s’effondre dans la mine creusée par l’ennemi. Alexandre s’engouffre dans la brèche et s’empare de la ville.

« Bétis, après avoir combattu en héros et reçu un grand nombre de blessures, avait été abandonné par les siens : il n’en continuait pas moins à se défendre avec courage, ayant ses armes teintes tout à la fois de son sang et de celui de ses ennemis. »

Affaibli, le commandant de Gaza est finalement capturé et amené à Alexandre. Avec une extrême cruauté, le vainqueur lui fait percer les talons. Puis il y fait passer une corde qu’il relie à son char, avant d’achever Bétis en traînant son corps autour de la ville, jusqu’à ce qu’il l’ait réduit en lambeaux. Quant aux habitants de Gaza qui ont survécu au siège, ils sont vendus comme esclaves.

Lors du pillage qui s’ensuit, Alexandre s’empare d’une grande quantité de myrrhe et d’encens. L’auteur antique Plutarque raconte que le vainqueur, très fier de son butin, en envoya une partie à sa mère, la reine Olympias, restée en Macédoine, et à Léonidas qui avait été son instructeur militaire dans sa jeunesse (Plutarque, Vie d’Alexandre, 35).

Monnaie (tétradrachme) d’argent de Ptolémée III, frappée à Gaza, 225 avant notre ère.
Fourni par l’auteur

La renaissance de Gaza

Après la mort d’Alexandre, la ville est reconstruite et placée sous la domination des Ptolémées, successeurs d’Alexandre en Égypte et au Proche-Orient. Les souverains ptolémaïques collaborent alors avec l’élite des marchands de Gaza et les transporteurs nabatéens. Cette politique est largement bénéfique : elle enrichit à la fois les Gazéens, les Nabatéens et les Ptolémées qui prélèvent des taxes sur les produits acheminés dans la ville.

Au cours du IIᵉ siècle avant notre ère, Gaza devient la capitale d’un petit État indépendant, allié du royaume nabatéen. Suivant le modèle des cités grecques, les Gazéens élisent à leur tête un commandant militaire qui porte le titre de « stratège ».

Nouveau siège, nouvelle destruction

C’est alors que le roi juif Alexandre Jannée, qui appartient à la dynastie des Hasmonéens régnant sur la Judée voisine, décide d’annexer Gaza. En 97 avant notre ère, il attaque la ville qu’il assiège. Un certain Apollodotos exerce la fonction de « stratège des Gazéens », écrit Flavius Josèphe (Antiquités Juives, XIII, 359). Face à la menace, il appelle à l’aide Arétas II, le puissant souverain nabatéen, qui règne depuis Pétra, au sud de la Jordanie actuelle, sur une large confédération de peuples arabes. C’est pour cette raison qu’il porte le titre de « roi des Arabes », et non pas des seuls Nabatéens, selon Flavius Josèphe.

Dans l’espoir d’une arrivée prochaine d’Arétas II, les habitants de Gaza repoussent avec acharnement les assauts de l’armée d’Alexandre Jannée.

« Ils résistèrent, écrit Flavius Josèphe, sans se laisser abattre par les privations ni par le nombre de leurs morts, prêts à tout supporter plutôt que de subir la domination ennemie. » (« Antiquités juives », XIII, 360)

« Les soldats massacrèrent les gens de Gaza »

Mais Arétas II arrive trop tard. Il doit rebrousser chemin, après avoir appris la prise de la ville par Alexandre Jannée. Apollodotos a été trahi et assassiné par son propre frère qui a pactisé avec l’ennemi. Grâce à cette trahison, Alexandre Jannée, vainqueur, peut pénétrer dans la ville où il provoque un immense carnage.

« Les soldats, se répandant de tous côtés, massacrèrent les gens de Gaza. Les habitants, qui n’étaient point lâches, se défendirent contre les Juifs avec ce qui leur tombait sous la main et en tuèrent autant qu’ils avaient perdu de combattants. Quelques-uns, à bout de ressources, incendièrent leurs maisons pour que l’ennemi ne puisse faire sur eux aucun butin. D’autres mirent à mort, de leur propre main, leurs enfants et leurs femmes, réduits à cette extrémité pour les soustraire à l’esclavage. » (Flavius Josèphe, « Antiquités juives », XIII, 362-363)

Monnaie de bronze de Cléopâtre VII frappée à Gaza, 51 avant notre ère.
Fourni par l’auteur

Trente ans plus tard, la ville renaîtra à nouveau de ses cendres, lorsque les Romains, vainqueurs de la Judée hasmonéenne, rendent Gaza à ses anciens habitants. Puis la ville est placée, pendant quelques années, sous la protection de la reine Cléopâtre, alliée des Romains, qui y frappe des monnaies. La cité retrouve alors son rôle commercial de premier plan et redevient pour plusieurs siècles l’un des grands creusets culturels du Proche-Orient.


Christian-Georges Schwentzel vient de publier les Nabatéens. IVᵉ siècle avant J.-C.-IIᵉ siècle. De Pétra à Al-Ula, les bâtisseurs du désert, aux éditions Tallandier.

The Conversation

Christian-Georges Schwentzel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Les richesses extraordinaires de la Gaza antique exposées à l’Institut du monde arabe – https://theconversation.com/les-richesses-extraordinaires-de-la-gaza-antique-exposees-a-linstitut-du-monde-arabe-265405

Le désir de maternité des jeunes chercheuses face à la précarité : se lancer, reporter ou avorter ?

Source: The Conversation – France (in French) – By Marie Janot Caminade, Docteure en science politique, chercheuse à l’Institut des sciences sociales du politique (ISP), Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Louise Bourgoin interprète le rôle d’une doctorante en philo face aux défis de la maternité dans le film _Un heureux événement_ (2011), de Rémi Bezançon . Mandarin Cinéma/Gaumont/France 2 Cinéma/Scope Pictures/RTBF/Allociné

Comment concilier le désir de réussir une carrière scientifique avec un projet de maternité ? Alors que l’accès à un poste stable dans le domaine de la recherche ressemble à un parcours d’obstacles, ce dilemme expose les jeunes docteures à des souffrances qui témoignent d’une forme de violence symbolique. Explications à partir d’une enquête de terrain.


En 2024, Emmanuel Macron a affirmé la nécessité d’un « réarmement démographique » pour contrer la baisse de la natalité en France. En réaction, les associations féministes ont dénoncé – à juste titre – une tentative de réappropriation du corps des femmes par le pouvoir politique. Elles rappellent ainsi un slogan féministe des années 1970 : « Mon corps, mon choix. »

En plus de correspondre à un retour en arrière dangereux pour les droits des femmes, la déclaration du président nie l’existence de réalités socioéconomiques et professionnelles particulières. C’est ce que montre l’enquête que j’ai menée auprès d’une quinzaine de chercheuses non titulaires de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR) à propos de leur désir d’enfant.

Nos entretiens révèlent à quel point la précarité économique, l’instabilité professionnelle, l’incertitude de la titularisation, le surmenage et l’anxiété que ces jeunes femmes peuvent vivre sont des obstacles à leur projet de maternité et, par conséquent, à leur pleine liberté de disposer de leurs corps.

Une femme et une chercheuse totales

En tant que femmes, la société incite les doctorantes et jeunes docteures à être performantes à tous les niveaux. Elles doivent être des « femmes totales », à savoir des professionnelles efficaces, des conjointes attentives et des mères dévouées. Dans cet idéal, la maternité est effectivement présentée comme une condition de l’épanouissement des femmes.

En tant que non titulaires, les jeunes chercheuses vivent l’injonction à devenir des femmes totales dans un cadre professionnel particulièrement contraignant. Depuis les années 1980, les choix politiques opérés précarisent le personnel universitaire. Comme en témoigne Thomas Porcher dans le Vacataire (2025), ces décisions ont des conséquences très concrètes sur les jeunes chercheuses et chercheurs : elles les incitent à travailler beaucoup, souvent à titre gratuit. Dans l’espoir d’être un jour titularisés, ils et elles doivent produire une excellente thèse, participer à des événements scientifiques, écrire des articles, enchaîner les cours en vacation et développer leur réseau auprès des titulaires de l’ESR.

Si certaines et certains bénéficient de contrats à durée déterminée (doctoraux ou post-doctoraux), d’autres sont au chômage ou exercent un travail alimentaire à côté de leurs activités de recherche effectuées à titre gratuit.

Or, les doctorantes ou jeunes docteures ont-elles les mêmes possibilités que les hommes à devenir des chercheuses totales quand elles doivent en plus répondre à l’injonction à devenir des femmes totales ? Pour Maya, jeune docteure en sciences humaines et sociales (SHS), la réponse est claire :

« Il est évident que les processus de titularisation dans l’ESR (du moins en SHS) sont favorables aux hommes, alors même qu’il y a plus de femmes doctorantes dans ces matières. À mon sens, il faudrait comparer le temps moyen qu’une femme peut accorder à la recherche quand elle se tape chez elle la plupart des tâches domestiques, voire parentales quand elle est mère, et le temps dont dispose un homme. »

Si Maya verbalise les inégalités entre les hommes et les femmes non titulaires de l’ESR, les autres femmes qui ont un désir d’enfant semblent les avoir intériorisées sans y faire explicitement référence. Cela est particulièrement le cas des femmes en fin de thèse ou qui viennent de soutenir celle-ci en SHS ou en lettres. Selon un rapport du Sénat – un peu daté (2001) –, l’âge médian en fin de doctorat dans ces disciplines se situe autour de 29,9 ans. Cet âge s’approche de l’âge moyen des femmes au premier enfant en France, estimé à 29,1 ans.




À lire aussi :
Doctorat : Les coûts invisibles de la thèse, entre surmenage et anxiété


À cette étape de la carrière des doctorantes ou jeunes docteures, les injonctions à devenir une femme et une chercheuse totales entrent alors en contradiction. Celles qui ont un projet de maternité se retrouvent face à un dilemme, vécu généralement avec angoisse : doit-on attendre d’être titularisée pour avoir un enfant ou concrétiser ce projet avant la titularisation ?

Avoir un enfant : se lancer ou patienter

Certaines doctorantes et jeunes docteures, que je nomme les « patientes », choisissent de reporter leur projet de maternité jusqu’à la titularisation. Pour elles, la maternité pourrait être un frein à la productivité attendue dans le monde universitaire et scientifique. Leur raisonnement est stratégique : elles souhaitent d’abord obtenir une position professionnelle solide pour accueillir ensuite un enfant.

Néanmoins, cette patience peut devenir une véritable source de souffrance. Le témoignage de Jeanne, docteure en science politique depuis 2020, toujours en attente de sa titularisation, l’illustre bien. La jeune femme explique l’angoisse qu’elle ressent du fait des injonctions à devenir une femme et une chercheuse totales :

« Quand j’étais en thèse, j’avais ce désir d’enfant très très fort. J’étais en couple depuis quatre ans avec un homme qui voulait aussi un enfant. On en parlait sérieusement, mais je préférais attendre d’être recrutée. Maintenant, je vais avoir 36 ans, je suis sans mec, car nous nous sommes séparés il y a peu. Je suis toujours sans poste et sans garantie d’en avoir un, un jour. Ça me déprime, car j’ai l’impression d’avoir loupé le coche aussi bien dans ma vie professionnelle que personnelle. »

À l’inverse des « patientes », certaines jeunes chercheuses choisissent d’avoir un enfant en fin de thèse. Je les surnomme ici « celles qui se lancent ». Leur logique repose sur ce qu’elles qualifient de « lucidité » : leur carrière académique étant précaire et incertaine, elles pensent qu’il est illusoire d’attendre le bon moment pour avoir un enfant.

La maternité devient ainsi un projet qu’elles décident de ne plus différer. Dans certains cas, ce projet apparaît même comme un moyen de trouver une forme de stabilité que le monde universitaire ne leur garantit pas, à l’image de l’investissement accru des vacataires dans leurs relations de couple, décrit par Thomas Porcher. Doctorante en psychologie, Célia affirme :

« Depuis que je suis devenue mère, je me dis qu’il y a au moins un truc dans ma vie qui ne changera pas. »

Malgré cela, concrétiser son projet de maternité ne se fait pas sans crainte. Les femmes qui se lancent redoutent d’être perçues comme « moins investies » ou comme ayant « trahi » leur engagement scientifique. Ces angoisses sont alimentées par des récits ou des rumeurs bien connus dans l’ESR. Élodie me raconte ainsi :

« J’avais ultra peur d’annoncer ma grossesse à mon directeur de thèse. J’avais peur qu’il croie que je cherchais un prétexte pour gagner du temps. Dans mon labo, une fille avait été blacklistée parce qu’elle était enceinte. Il y a des gens qui disaient qu’elle avait fait exprès pour repousser sa soutenance. »

Violence symbolique et genrée

Enfin, un troisième groupe de jeunes chercheuses – que je qualifie d’« hésitantes » – se situe entre celles qui se lancent et les patientes. Leur hésitation se traduit dans leurs corps : certaines arrêtent la contraception, tombent enceintes puis choisissent d’avorter. Cela a été mon cas, mais aussi celui d’une doctorante que j’ai rencontrée. Celle-ci me confie avoir vécu trois interruptions volontaires de grossesse au cours de sa thèse :

« J’avais très envie d’un enfant. Dès que je tombais enceinte, j’étais heureuse comme tout. Mais mon entourage me dissuadait sans cesse : “Attends la fin de ta thèse, ce sera trop compliqué avec un enfant. Tu vas avoir trop de trucs à faire, c’est impossible”… À chaque fois, je me suis laissée convaincre que c’était en effet la meilleure des solutions et puis, au bout de la troisième fois, à 32 ans, j’ai dit “Stop”. Merde, j’ai le droit de faire ce que je veux de mon corps : dans les autres milieux pros, les femmes se sentent-elles aussi obligées d’avorter pour continuer à faire du travail gratos ? »

Le dilemme entre carrière scientifique et désir d’enfant ne se résout jamais facilement. Il témoigne d’une forme de violence symbolique et genrée que subissent les doctorantes et docteures non titulaires du fait des injonctions à devenir des chercheuses et des femmes totales. Ce dilemme se manifeste à travers ce qu’elles définissent dans tous les cas (désir d’enfant concrétisé, reporté ou avorté) comme des sacrifices « douloureux ».

Cet article n’a pas pour vocation de révéler les inégalités de genre que subissent les femmes de l’ESR qui sont ou qui aspirent à devenir mères. Il s’agit bien là de mettre au jour les obstacles que rencontre l’ensemble des femmes de l’ESR, peu importe si elles ont un désir d’enfant ou non.

En effet, pourquoi le projet de maternité est-il vécu par les femmes comme un potentiel obstacle à leur carrière académique, là où la paternité des jeunes chercheurs l’est moins ? Sans doute parce que les inégalités genrées qui sévissent dans la société se répercutent dans l’ESR, secteur déjà très fragilisé par la précarité.

The Conversation

Marie Janot Caminade ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Le désir de maternité des jeunes chercheuses face à la précarité : se lancer, reporter ou avorter ? – https://theconversation.com/le-desir-de-maternite-des-jeunes-chercheuses-face-a-la-precarite-se-lancer-reporter-ou-avorter-261714

Protéger les cultures sans pesticides grâce au langage olfactif des plantes

Source: The Conversation – France in French (2) – By Fiorucci Sébastien, Maître de conférences en chimie informatique et théorique, Université Côte d’Azur

Découvrez comment les plantes utilisent les odeurs pour se défendre contre les insectes nuisibles et comment les scientifiques cherchent à exploiter ces messages invisibles pour développer de nouvelles méthodes de protection des cultures plus respectueuses de l’environnement.


Bienvenue dans la jungle des odeurs où les plantes ne sont pas aussi innocentes qu’elles en ont l’air ! Quand certaines plantes sont attaquées par un prédateur, elles peuvent lancer un appel à l’aide olfactif. C’est le cas du maïs qui, lorsqu’il est attaqué par les chenilles de la légionnaire d’automne, un papillon causant des dégâts majeurs partout dans le monde, va produire des odeurs attractives pour un prédateur de la chenille : la guêpe Chelonus insularis. Ce petit insecte vient alors prêter main-forte aux plantes en détruisant les envahisseurs. Par exemple, l’alpha-copaène, odeur boisée utilisée en parfumerie, est un composé odorant clé de cette guerre olfactive.

Les plantes sont de vraies pros de la défense olfactive ! En plus d’appeler à l’aide les ennemis naturels des herbivores, elles ont d’autres tours dans leur sac. Certaines émettent des odeurs répulsives pour éloigner les insectes nuisibles, comme des odeurs de défense qui disent “n’approchez pas, je suis toxique !”. D’autres produisent des composés qui attirent les pollinisateurs, comme des odeurs de séduction qui disent “viens ici, j’ai du nectar pour toi !”. Les plantes peuvent même communiquer avec leurs voisines pour les avertir d’un danger imminent, comme un téléphone olfactif qui dit “attention, les insectes arrivent, préparez vos défenses !”.

Les plantes sont de vraies stratèges de la guerre olfactive, et cela sent bon pour la recherche ! Concrètement, comment les scientifiques travaillent-ils à exploiter ces messages invisibles pour développer de nouvelles méthodes de protection des cultures ?

Les pouvoirs olfactifs des plantes

Comme beaucoup d’êtres vivants, les plantes produisent des Composés Organiques Volatils (COV). Les COV sont des molécules qui s’évaporent facilement et sont libérées dans l’air, jouant un rôle clé dans la communication et la défense des plantes. Lorsque ces COV peuvent être perçus par des insectes, d’autres animaux ou même d’autres plantes, et influencent leurs comportements et interactions, on parle alors de composés sémio-chimiques. Et parmi ces composés sémio-chimiques, vous en connaissez peut-être une catégorie qu’on appelle les phéromones, très utilisés par les insectes. C’est un type de composé agissant comme un messager entre individus de la même espèce, permettant par exemple la reconnaissance d’un partenaire sexuel, agissant comme signal d’agrégation, d’alarme, ou encore de cohésion sociale. Les signaux des plantes sont nommés kairomones ou allomones, selon le bénéfice produit : les premiers sont utiles au receveur de l’information, les seconds à l’émetteur. Comprendre ces interactions chimiques peut nous aider à développer de nouvelles stratégies de gestion des populations d’insectes, plus ciblées et plus respectueuses de l’environnement que les méthodes conventionnelles à base d’insecticides de synthèse.

Des signaux olfactifs pour protéger les cultures

Et c’est ici que la recherche en écologie chimique entre en jeu. C’est la science qui étudie les interactions chimiques entre les organismes vivants et leur environnement.

Les scientifiques de ce domaine étudient ces interactions pour comprendre comment les plantes utilisent les COV pour influencer leur environnement. En analysant les odeurs émises par les plantes, ils peuvent identifier les molécules clés qui agissent sur le comportement des insectes. Les chercheurs développent ainsi des méthodes pour reproduire et amplifier les signaux chimiques des plantes, visant à tromper les insectes nuisibles.

Les pièges olfactifs à base d’odeurs attractives que vous avez peut-être dans votre jardin, ou les répulsifs que vous utilisez pour repousser moustiques, guêpes, frelons sont justement inspirés de la recherche en écologie chimique. Vous avez peut-être déjà tenté de vous débarrasser des mites alimentaires dans votre cuisine en utilisant des plaques de glue parfumées à la phéromone sexuelle de ce petit papillon dont les larves s’invitent dans nos farines, riz, pâtes ou fruits secs.

La recherche d’odeurs efficaces n’est cependant pas une mince affaire, vu l’immensité des signaux chimiques émis par les plantes. Une approche complémentaire que nous développons, appelée écologie chimique inverse, en permet un raccourci. Cette nouvelle approche se concentre sur le système de détection des insectes, et en particulier sur leurs « capteurs olfactifs », également appelés récepteurs olfactifs, qui se trouvent sur leurs organes sensoriels.

En comprenant comment ces récepteurs fonctionnent, nous pouvons précisément identifier ce qu’ils sont capables de détecter dans le vaste univers des COV de plantes, et des odeurs en général. Prenons pour exemple la noctuelle du coton qui, comme son nom ne l’indique pas, attaque en réalité une grande variété de cultures principalement dans le sud du Bassin méditerranéen et en Afrique, et représente aujourd’hui une menace invasive en France. L’étude d’un de ses récepteurs olfactifs nous a permis d’identifier de nouveaux attractifs insoupçonnés.

Cette compréhension fine permet de développer de nouvelles molécules capables de perturber de façon ciblée le fonctionnement naturel des récepteurs olfactifs clés et d’élargir le spectre de sémio-chimiques efficaces, sans perturber les insectes voisins. L’écologie chimique inverse permet ainsi d’accélérer le développement de méthodes de protection des cultures ciblées et plus respectueuses de l’environnement, tout en réduisant les impacts non intentionnels sur les autres espèces.

Nos projets de recherche exploitent ces connaissances à des fins appliquées en agriculture. Le projet ARDECO, par exemple, vise à développer une infrastructure nationale distribuée en écologie chimique pour anticiper le retrait de substances phytosanitaires et promouvoir des techniques alternatives pour la protection des cultures. Par ailleurs, le projet INVORIA, cherche à percer les mystères des récepteurs olfactifs des insectes en utilisant une approche innovante mêlant intelligence artificielle et expérimentation haut-débit. Les retombées attendues sont importantes pour la protection des cultures, mais aussi pour la santé humaine et animale, la pollinisation et la bioconservation.

En exploitant le pouvoir des odeurs, les scientifiques participent au développement d’alternatives prometteuses aux pesticides chimiques, contribuant ainsi à une agriculture plus durable et à la préservation de la biodiversité.

The Conversation

Sébastien Fiorucci a reçu des financements de l’ANR (ANR-16-CE21-0002 et ANR-25-CE20-2183), du CNRS (programme MITI 80|Prime), du Ministère de l’Agriculture et FranceAgriMer dans le cadre du Plan d’Action Stratégique PARSADA (PAEDP0924005531), et du programme “recherche à risque” EXPLOR’AE (ANR-24-RRII-0003), confié à INRAE par le Ministère de la Recherche et de l’enseignement supérieur et financé par France 2030.

Emmanuelle Jacquin-Joly a reçu des financements de l’ANR (ANR-20-CE20-003), du CNRS (programme MITI 80|Prime), du Ministère de l’Agriculture et FranceAgriMer dans le cadre du Plan d’Action Stratégique PARSADA (PAEDP0924005531), et du programme “recherche à risque” EXPLOR’AE (ANR-24-RRII-0003), confié à INRAE par le Ministère de la Recherche et de l’enseignement supérieur et financé par France 2030.

ref. Protéger les cultures sans pesticides grâce au langage olfactif des plantes – https://theconversation.com/proteger-les-cultures-sans-pesticides-grace-au-langage-olfactif-des-plantes-264168

Paracétamol et autisme : notre étude portant sur 2,5 millions d’enfants n’a révélé aucun lien

Source: The Conversation – France in French (3) – By Renee Gardner, Principal Researcher, Department of Public Health Sciences, Karolinska Institutet

Selon Donald Trump, président des États-Unis, la prise de paracétamol pendant la grossesse serait liée à un risque accru d’autisme. La plus grande analyse statistique jamais menée sur le sujet, qui a porté sur les données de plus de 2,5 millions d’enfants, n’a pourtant trouvé aucune preuve d’un tel lien.


Le président des États-Unis, Donald Trump, a récemment affirmé que l’usage, pendant la grossesse, de paracétamol (un analgésique également appelé acétaminophène et commercialisé sous le nom de Tylenol aux États-Unis) expliquerait la hausse du nombre de diagnostics d’autisme. Il a suggéré que les femmes enceintes devraient « supporter sans traitement » la fièvre ou la douleur plutôt que d’utiliser ce médicament aux effets antalgique (contre la douleur) et antipyrétique (contre la fièvre).

Cette déclaration a suscité inquiétude et confusion dans le monde entier, mais il n’existe à l’heure actuelle aucune preuve scientifique solide pour étayer l’affirmation de Donald Trump. C’est notamment ce que révélaient nos propres travaux. Publiés en 2024, ils ont porté sur près de 2,5 millions de naissances en Suède. Pourtant, ils n’ont pas permis de mettre en évidence que l’emploi de paracétamol pendant la grossesse augmente le risque d’autisme chez l’enfant. Il s’agit de la plus vaste étude menée à ce jour sur le sujet.

Plus de 25 ans de données

Pour déterminer si cette molécule représente réellement un risque pendant la grossesse, nous avons utilisé les données contenues dans les registres nationaux de santé suédois, qui comptent parmi les plus complets au monde. Notre étude a suivi près de 2,5 millions d’enfants nés entre 1995 et 2019, sur une durée allant pour certains d’entre eux jusqu’a 26 ans.

En combinant les données de délivrance de prescriptions et les entretiens menés par les sages-femmes lors des visites prénatales, nous avons pu identifier les mères ayant déclaré utiliser du paracétamol (environ 7,5 % des femmes enceintes) et celles qui ont affirmé ne pas y avoir eu recours pendant leur grossesse.

Nous avons également veillé à prendre en compte les variables susceptibles d’influer sur les résultats de notre analyse statistique. Nous avons notamment considéré des facteurs tels que la fièvre ou la douleur, qui auraient pu inciter une mère à avoir eu recours au paracétamol lorsqu’elle était enceinte. L’objectif était de nous assurer que la comparaison entre les deux groupes s’avère réellement équitable.

Nous nous sommes ensuite intéressés aux problèmes neurodéveloppementaux des enfants – en particulier aux diagnostics d’autisme, de trouble de l’attention avec hyperactivité (TDAH) ou de déficience intellectuelle.

La force de notre étude vient de la possibilité, grâce à ces données, de comparer des fratries. Nous avons ainsi pu confronter les trajectoires d’enfants nés de la même mère, dans des cas où le paracétamol avait été utilisé pendant l’une des grossesses, mais pas au cours de l’autre. Nous avons ainsi étudié plus de 45 000 paires de frères et sœurs dont au moins l’un avait reçu un diagnostic d’autisme.

Ce dispositif fondé sur une comparaison intrafamiliale est puissant, car les frères et sœurs partagent une grande partie de leur patrimoine génétique et de leur environnement familial. En cas de troubles neurodéveloppementaux, il permet de distinguer si c’est bien le médicament lui-même qui est responsable des problèmes, ou s’il est plus probable que les anomalies soient plutôt dues à des caractéristiques familiales sous-jacentes ou à des affections dont souffrirait la mère.

Usage du paracétamol et autisme

Dans un premier temps, en nous plaçant à l’échelle de l’ensemble de la population, nous avons fait le même constat que celui posé par des études antérieures : les enfants dont les mères avaient déclaré utiliser du paracétamol pendant leur grossesse étaient légèrement plus susceptibles de se voir poser un diagnostic d’autisme, de TDAH ou de déficience intellectuelle.

Cependant, une fois effectuées les comparaisons entre frères et sœurs, cette association disparaissait totalement. Autrement dit, lorsque nous comparions des fratries où l’un des enfants avait été exposé in utero au paracétamol et l’autre non, la différence de probabilité d’obtenir ultérieurement un diagnostic d’autisme, de TDAH ou de déficience intellectuelle disparaissait.

A pregnant woman holds a glass of water in one hands and a pill in the other hand.
Notre étude n’a mis en évidence aucune association entre l’utilisation de paracétamol pendant la grossesse et le risque, pour l’enfant, de se voir poser un diagnostic d’autisme.
Dragana Gordic/Shutterstock

Notre étude n’est pas la seule à avoir cherché à répondre à cette question. Des chercheurs au Japon ont récemment publié les conclusions de travaux basés sur un dispositif de comparaison intrafamiliale similaire, et leurs résultats concordent étroitement avec les nôtres.

Fait important à souligner, les scientifiques japonais ont reproduit ces conclusions dans une population au bagage génétique différent et où les usages de paracétamol pendant la grossesse divergent sensiblement. En effet, au Japon, près de 40 % des mères ont déclaré avoir utilisé ce médicament pendant leur grossesse. À titre de comparaison, moins de 10 % des mères suédoises l’avaient employé.

En dépit de ces différences, la conclusion est identique. Lorsqu’on compare des frères et sœurs, rien n’indique que l’utilisation de paracétamol pendant la grossesse accroisse le risque d’autisme ou de TDAH.

Ces résultats marquent une évolution importante par rapport aux travaux antérieurs, qui reposaient sur des données plus limitées, des cohortes plus restreintes et ne tenaient pas compte des différences génétiques. Ils ne documentaient pas non plus les raisons pour lesquelles certaines mères recouraient aux antalgiques pendant leur grossesse, alors que d’autres s’en abstenaient.

Pourtant, ce point peut avoir son importance. En effet, les mères qui prennent du paracétamol sont plus susceptibles de souffrir de migraines, de douleurs chroniques, de fièvre ou d’infections sévères. Or, on sait que ces affections sont elles-mêmes liées génétiquement à l’autisme ou au TDAH, ainsi qu’à la probabilité, pour leurs enfants, de se voir ultérieurement diagnostiquer l’une de ces affections.

En science statistique, ce type de « facteurs confondants » (ou « facteur de confusion ») peut engendrer des associations convaincantes en apparence, sans pour autant refléter une véritable relation de cause à effet.

Reste la question que beaucoup se posent : comment interpréter ces informations, si l’on est enceinte et que l’on souffre de douleur ou de fièvre ?

Il est important de savoir que laisser se développer une maladie sans la traiter durant la grossesse peut s’avérer dangereux. Chez une femme enceinte, la survenue d’une forte fièvre peut par exemple accroître le risque de complications pour la mère comme pour le bébé. « Serrer les dents », comme l’a suggéré le président Trump, n’est donc pas une option dépourvue de risque.

C’est la raison pour laquelle des organisations professionnelles telles que l’American College of Obstetricians and Gynecologists et l’Agence britannique de réglementation des médicaments et des produits de santé continuent de recommander le paracétamol comme antipyrétique et antalgique de référence pendant la grossesse, à la dose efficace la plus faible et uniquement en cas de nécessité.

(en France, c’est également la position de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé, qui précise sur son site Internet qu’« il n’existe actuellement aucune nouvelle donnée justifiant une modification des recommandations d’utilisation du paracétamol pendant la grossesse. Le paracétamol (Doliprane, Dafalgan, Efferalgan, etc.) reste le médicament le plus sûr pour soulager les douleurs d’intensité légère à modérée et faire chuter la fièvre pendant la grossesse », ndlr)

Il s’agit ni plus ni moins de la recommandation en vigueur depuis des décennies. Bien entendu, si pour une raison ou une autre une femme enceinte se trouve dans l’obligation de prendre du paracétamol régulièrement, durant une période prolongée, elle doit en référer à son médecin ou sa sage-femme. Mais quoi qu’il en soit, l’idée selon laquelle l’usage de paracétamol pendant la grossesse serait une cause d’autisme n’est tout simplement pas étayée par données scientifiques les plus solides actuellement disponibles.

Le réel danger est qu’un tel discours alarmiste dissuade les femmes enceintes de traiter leurs douleurs ou leur fièvre, et qu’elles mettent ainsi en péril leur santé et celle de leur enfant.

The Conversation

Renee Gardner bénéficie d’un financement du Conseil suédois de la recherche, du Conseil suédois de la recherche pour la santé, la vie professionnelle et le bien-être, et des NIH américains.

Brian Lee a reçu des financements des NIH, du département des Services sociaux de Pennsylvanie, du département de la Défense et du département de la Santé de Pennsylvanie CURE SAP, ainsi que des honoraires personnels du cabinet d’avocats Beasley Allen, Patterson Belknap Webb & Tyler LLP et AlphaSights.

Viktor H. Ahlqvist reçoit un financement de la Société suédoise pour la recherche médicale.

ref. Paracétamol et autisme : notre étude portant sur 2,5 millions d’enfants n’a révélé aucun lien – https://theconversation.com/paracetamol-et-autisme-notre-etude-portant-sur-2-5-millions-denfants-na-revele-aucun-lien-266156