La Finlande, nouveau poste avancé de l’Otan face à la Russie

Source: The Conversation – in French – By Victoria Bruné, PhD Student in Politics and International Relations, University of Aberdeen

Après des décennies de neutralité, d’abord contrainte puis fièrement affichée, la Finlande s’est résolue à rejoindre l’Otan il y a deux ans et demi. Elle est désormais le sixième pays de l’Otan – après la Norvège, la Pologne et les trois États baltes – à disposer d’une frontière avec la Russie, mais celle-ci est de loin la plus longue des six. Le scénario d’une attaque venant de Moscou – qui ne cesse de répéter qu’elle considère l’Otan comme son ennemi existentiel – est considéré comme crédible à Helsinki, qui développe son industrie de défense et cherche à s’assurer d’un soutien total de ses alliés européens, étant donné que celui de Washington semble faillible au vu de certaines des déclarations de Donald Trump et de ses ministres.


Tandis que la guerre en Ukraine s’enlise et que les atermoiements de l’administration Trump n’ont de cesse d’amplifier un climat d’incertitude en Europe, le ministre finlandais de la défense, Antti Häkkänen, a annoncé le 1er septembre dernier le lancement des activités du Commandement de la composante terrestre Nord de l’Otan (Multi Corps Land Component Command Concept, MCLCC) au sein de la ville de Mikkeli, siège du commandement de l’armée finlandaise, située à environ 100 km de la frontière russe à vol d’oiseau.

Le MCLCC supervisera la planification, la préparation, le commandement et le contrôle des exercices conjoints des armées otaniennes en Europe du Nord. La valeur tactique de l’Europe du Nord, bien comprise aussi bien par l’Occident que par la Russie, fait de Mikkeli une zone soumise à une exposition stratégique.

L’installation du MCLCC intervient deux ans et demi après l’entrée de la Finlande dans l’Otan, le 23 avril 2023, actant la fin d’un non-alignement qui avait pris naissance dans le Traité d’Amitié, d’Assistance et de Coopération mutuelle signé en 1948 avec l’URSS.

Une tradition de neutralité (forcée) remontant à la guerre froide

Du fait de son alliance avec l’Allemagne nazie pendant la Seconde Guerre mondiale pour combattre les Soviétiques afin de récupérer les territoires perdus lors de la guerre d’hiver (1939-1940), la Finlande a dû, après la fin du conflit, conclure avec l’URSS ce traité qui engendra la neutralité forcée d’Helsinki, connue sous le nom de « finlandisation ».

La finlandisation prend mécaniquement fin avec la chute du bloc soviétique en 1991. Dès 1995, quand elle adhère à l’Union européenne, la Finlande cesse de se définir comme neutre, adoptant en lieu et place la terminologie de non-alignement vis-à-vis de toute alliance militaire.

Cette posture ne résistera pas à l’intensification de la menace russe, particulièrement sensible à partir de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine.

La guerre en Ukraine ou l’onde de choc qui a mis fin au non-alignement

L’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022 propage en Finlande une onde de choc qui ébranle les fondements du non-alignement, ravivant les traumas mémoriels liés à l’impérialisme de l’URSS.

Dans ce contexte, l’opinion publique finlandaise, qui s’était jusqu’alors montrée rétive à l’idée d’une entrée dans l’Otan, se met à soutenir massivement l’adhésion à l’Alliance. Dès le début de l’invasion russe, une enquête d’opinion indique que 53 % de la population souhaite une intégration dans l’Otan, contre 30 % un mois plus tôt et 26 % à l’automne 2021.

Au printemps 2022, une nouvelle enquête montre que 60 % des Finlandais souhaitent cette intégration.

Le 18 mai 2022, la Finlande dépose avec la Suède, sa candidature à l’Alliance. Leur adhésion devient effective, respectivement le 4 avril 2023 pour la Finlande et le 7 mars 2024 pour la Suède, après avoir été confrontées aux vetos turc et hongrois. La Turquie accusait en effet les « pays scandinaves » d’être des « refuges pour les organisations terroristes ». La Hongrie, quant à elle, s’y opposait notamment en raison des critiques de Stockholm et d’Helsinki à son égard s’agissant du respect de l’État de droit.

Une opinion publique toujours favorable à l’Otan

Depuis l’adhésion, la population finlandaise n’a pas changé d’avis sur le caractère indispensable de cette décision historique. Les sondages d’opinion effectués au cours de ces deux dernières années traduisent la persistance d’un fort soutien à l’appartenance à l’Otan. Une étude conduite en décembre 2023 par cinq institutions académiques souligne que 82 % des Finlandais auraient voté en faveur d’une adhésion à l’Otan en cas de référendum, le taux de soutien étant plus élevé chez les électeurs conservateurs et sociaux-démocrates (le pays est gouverné depuis juin 2023 par une coalition entre conservateurs et droite radicale, qui a pris la suite d’un gouvernement social-démocrate), et plus faible chez ceux de la gauche radicale – dont le principal parti, l’Alliance de gauche, qui a obtenu 7 % des suffrages aux dernières législatives, tenues en avril 2023, appuie également l’appartenance du pays à l’Otan après des années marquées par une opposition traditionnelle, le parti ayant été le plus hostile à l’adhésion à l’Otan sur le spectre politique national.

L’aspect nucléaire de l’Alliance constitue néanmoins un sujet de discorde dans un pays traditionnellement favorable au désarmement nucléaire. L’étude des cinq institutions souligne en effet qu’un cinquième de la population seulement soutient un déploiement des armes nucléaires sur le territoire finlandais. Une autre étude du think tank EVA, effectuée en avril 2025, met en évidence une baisse du soutien à l’adhésion à l’Otan par rapport à l’automne 2022 (de 78 % à 66 %) ; en outre, 53 % des sondés estiment que l’appartenance à l’Otan est loin d’être une garantie d’assistance de la part des autres pays de l’Alliance en cas de crise.

Ce relatif déclin de la confiance dans l’Otan s’inscrit dans un contexte marqué par les gestes de conciliation envoyés par l’administration Trump à Vladimir Poutine, qui inquiètent la Finlande à un tel point qu’elle songerait à se tourner vers ses alliés scandinaves, britanniques et français en cas d’échec de recours à l’Article 5 de l’Otan.

Il n’en demeure pas moins que l’adhésion à l’Alliance aura constitué un processus historique qui a conduit à une reformulation de l’identité politique finlandaise, tout en maintenant une certaine continuité.

La continuité de la tradition de médiation internationale

Durant la guerre froide et dans les décennies suivantes, l’image de neutralité, puis de non-alignement, attachée à Helsinki a offert un terreau fertile au développement d’une tradition de médiation et de maintien de la paix, incarnée par des figures majeures telles que le président Martti Ahtisaari (1994-2000), récipiendaire du prix Nobel de la paix en 2008 pour sa contribution à la résolution de plusieurs conflits (Kosovo, Aceh, Namibie).

Tout au long de la guerre froide, la Finlande s’est ainsi imposée comme un « pont » entre l’Est et l’Ouest, comme en atteste l’organisation de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe entre les deux blocs à Helsinki en 1973.

Malgré le virage atlantiste que constituent l’adhésion à l’Otan, mais aussi la signature en 2023 d’un accord de coopération de défense (DCA) qui garantit aux États-Unis l’accès à quinze zones et infrastructures militaires sur son territoire, la Finlande continue de s’affirmer comme un médiateur clé sur l’échiquier géopolitique. La présence du président finlandais, Alexander Stubb au sein de la délégation européenne à la Maison Blanche dont le dessein consistait à obtenir des garanties sécuritaires pour l’Ukraine en date du 18 août dernier l’atteste particulièrement.

Alexander Stubb, troisième en partant de la gauche, en compagnie d’Ursula von der Leyen, Keir Starmer, Volodymyr Zelensky, Donald Trump, Emmanuel Macron, Giorgia Meloni, Friedrich Merz et Mark Rutte (secrétaire général de l’Otan), à la Maison Blanche, le 18 août 2025.
Riikka Hietajärvi/Embassy of Finland in Washington

L’émergence d’un « réalisme fondé sur des valeurs »

Au vu des eaux troubles où navigue la Finlande, le gouvernement a défini dans son rapport de politique étrangère et de sécurité paru en 2024 un nouveau principe de politique étrangère, à savoir le « value-based realism ».

Ce « réalisme » implique des compromis avec des États dont le système de valeurs diffère de celui de la Finlande, comme mis en exergue par Alexander Stubb dans un discours prononcé devant le Parlement le 5 février 2025 :

« À long terme, il est dans l’intérêt de la Finlande que le système multilatéral reste aussi solide que possible. Mais nous ne pouvons pas nous exclure des prises de décision qui se déroulent en partie en dehors de ce système. Nous ne pouvons pas non plus nous isoler des pays qui ne soutiennent pas pleinement le multilatéralisme. Nous défendrons nos intérêts dans toutes les situations, en nous appuyant sur nos propres valeurs. »

Un tel « réalisme » peut faire écho aux tractations menées avec la Hongrie et la Turquie pour mettre fin au véto que celles-ci opposaient à l’entrée de la Finlande dans l’Alliance. Il en est de même pour le retrait du traité d’Ottawa (1997) sur l’interdiction des mines antipersonnel, voté par le Parlement le 19 juin 2025, afin d’assurer la défense de la Finlande face au géant russe.

Un rôle crucial au sein de l’appareil otanien, dans l’ombre de la Russie

La position stratégique de la Finlande en fait un avant-poste pour l’Otan, comme en atteste la mise en place du MLCCC. Le pays, peuplé de quelque 5,6 millions de personnes, partage une frontière de 1340 km avec la Russie et dispose d’effectifs qui, la conscription masculine étant obligatoire, peuvent s’élever en temps de guerre à 280 000 soldats et environ 900 000 personnes disposant d’une expérience militaire (l’un des plus élevés de l’Otan).

Ses atouts de défense technologiques, tels que le navire Turva, paré contre toute menace hybride en mer Baltique, notamment en provenance de la « flotte fantôme » de la Russie, accusée d’être à l’origine de sabotages de câbles sous-marins, font de la Finlande une pièce maîtresse.

Dans un contexte d’escalade de la guerre hybride orchestrée par la Russie, la Finlande constitue une cible de choix pour Moscou. Helsinki accuse notamment la Russie d’acheminer des migrants près de sa frontière.

Le texte publié le 8 septembre dernier par l’ancien président (2008-2012) Dmitri Medvedev, aujourd’hui numéro deux du Conseil de Sécurité de la Russie, accusant la Finlande d’ourdir une attaque contre la Russie, pourrait être le signe avant-coureur d’une opération russe de grande ampleur, qui irait bien au-delà de la récente incursion de drones dans les espaces aériens polonais et roumain respectivement dans la nuit du 9 au 10 septembre et le 13 septembre et de trois avions militaires russes dans l’espace aérien estonien le 19 septembre. Le soupçon plane là également sur la Russie quant aux survols de drones au-dessus des aéroports de Copenhague et d’Oslo dans la nuit du 22 septembre.

Au lendemain de l’intrusion des drones en Pologne et du discours d’Ursula von der Leyen sur l’état de l’Union où elle prône la construction d’un « mur de drones », le premier ministre finlandais Petteri Orpo a défendu un investissement européen dans la défense aérienne de la Finlande – mais aussi dans celle des États baltes et de la Pologne. Seuls des investissements massifs dans la défense européenne (notamment aérienne) pourront augmenter le seuil de dissuasion face à une menace russe dont le spectre devient de plus en plus manifeste, en Finlande et ailleurs sur le continent.

The Conversation

Victoria Bruné ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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Voici pourquoi la poutine est devenue le nouveau plat national québécois

Source: The Conversation – in French – By Geneviève Sicotte, Professeure, Études françaises, Concordia University

En quelques décennies, la poutine a acquis le statut de nouveau plat identitaire québécois.

On connaît sa composition : frites, fromage en grains et sauce, le tout parfois surmonté de diverses garnitures. C’est un mets qu’on peut trouver simpliste, un fast-food qui assemble sans grande imagination des aliments ultra-transformés et pas très sains.

Pourquoi s’impose-t-il aujourd’hui avec tant de force ?

Dans La poutine. Culture et identité d’un pays incertain publié cette semaine aux PUM, j’explore cette question. J’essaie de comprendre ce qui fait qu’un aliment devient un repère et même un emblème pour une collectivité. Mon hypothèse est que la poutine doit sa popularité au fait qu’elle mobilise de manière dynamique des enjeux sensibles de l’identité québécoise actuelle.

Pour analyser l’imaginaire qui s’élabore autour du plat, j’approfondis ici quelques pistes : ses liens avec la tradition culinaire québécoise et la convivialité particulière qui la caractérise.




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Un plat pour repenser le passé

La poutine est relativement récente : elle apparaît dans les années cinquante et ne devient populaire que dans les dernières décennies du XXe siècle. Mais en fait, malgré cette modernité, elle touche à des enjeux liés au passé et permet de les repenser. C’est un premier facteur qui explique son nouveau statut de plat emblématique.

La cuisine traditionnelle du Québec était d’abord associée à la subsistance. Fondée surtout sur les ressources agricoles, modeste, simple et parfois rudimentaire, elle devait emplir l’estomac. Pour cette raison, elle a longtemps été dénigrée, comme en témoignent les connotations négatives attachées à la soupe aux pois ou aux fèves au lard.

Des valorisations sont bien survenues au fil du XXe siècle. Mais même si on trouve aujourd’hui des mets traditionnels dans certains restaurants ou qu’on les consomme ponctuellement lors de fêtes, on ne saurait parler de revitalisation. Peu cuisinés, ces mets sont surtout les témoins d’une histoire, d’une identité et de formes sociales dans lesquelles une bonne partie de la population ne se reconnaît pas.

Or dans l’imaginaire social, la poutine semble apte à repositiver cette tradition. D’emblée, elle permet que des traits culinaires longtemps critiqués — simplicité, économie, rusticité et abondance — soient transformés en qualités. Elle procède ainsi à un retournement du stigmate : le caractère populaire de la cuisine, qui a pu susciter une forme de honte, est revendiqué et célébré.

Par ailleurs, la poutine se compose d’ingrédients qui agissent comme les marqueurs discrets des influences britanniques, américaines ou plus récemment du monde entier qui constituent la cuisine québécoise. Mais l’identité qu’évoquent ces ingrédients semble peu caractérisée et fortement modulée par le statut de fast-food déterritorialisé du plat. Le plébiscite de la poutine s’arrime ainsi à une situation politique contemporaine où le patriotisme québécois n’est plus un objet de ralliement dans l’espace public. Le plat devient un repère identitaire faible et, dès lors, consensuel.

Un plat convivial

Les manières de manger révèlent toujours des préférences culturelles, mais c’est d’autant plus le cas quand la nourriture consommée est ressentie comme emblématique. C’est pourquoi il faut également traiter de l’expérience concrète de la consommation de poutine et de la convivialité qu’elle suppose, qui portent elles aussi des dimensions expliquant son essor.

Le casseau abondant de frites bien saucées révèle une prédilection pour un certain type de climat et de liens sociaux. Il est posé sans façon au centre de la table et souvent partagé entre les convives qui y puisent directement. Les relations entre les corps et avec l’espace qui se dévoilent par ces usages, ce qu’on appelle la proxémie, prennent ici une dimension personnelle et même intime.

La convivialité associée à la poutine rejette ainsi les codes sociaux contraignants et valorise un registre libre et familier, où la communauté emprunte ses formes au modèle familial restreint plutôt qu’au social élargi.

Une nourriture de réconfort

Une fois consommé, le mets emplit l’estomac et rend somnolent. Ce ressenti physiologique fait peut-être écho à l’ancienne cuisine domestique qui visait la satiété. Toutefois, il trouve aussi des résonances contemporaines.

La poutine appartient en effet à la catégorie très prisée des nourritures de réconfort, ce phénomène typique d’une époque hédoniste. Mais la poutine n’est pas seulement un petit plaisir du samedi soir. Elle devient le signe de préférences culturelles collectives : les corps se rassemblent dans une sociabilité de proximité qui vise le plaisir et qui permet de mettre à distance des enjeux sociaux et politiques potentiellement conflictuels.


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En outre, le plat fait l’objet de consommations festives qui accentuent sa portée identitaire. Dans ces occasions, la convivialité devient codifiée et parfois ritualisée. La poutine des vacances marque la fin des obligations, le moment où s’ouvre un été de liberté ; la première poutine des immigrants signe leur intégration à la société québécoise ; la poutine nocturne permet d’éponger les excès avant de réintégrer le monde des obligations ; les festivals de la poutine constituent des moments de rassemblement joyeux de la collectivité.

Ces fêtes sont de véritables performances de l’identité, des moments où s’inventent des modalités renouvelées du vivre-ensemble qui valorisent le plaisir, l’humour, la modestie et les liens de proximité. Elles offrent une image qui, malgré qu’elle puisse être idéalisée, joue un rôle actif dans la représentation que la collectivité se fait d’elle-même. Et cela se manifeste même dans le domaine politique, notamment lors des campagnes électorales !

La poutine, passage obligé des campagnes électorales


Un plat emblématique pour célébrer une identité complexe

Loin d’être un signe fixe, un plat identitaire est dynamique et polyphonique. Quand nous le mangeons, nous mobilisons tout un imaginaire pour penser ce que nous sommes, ce que nous avons été et ce que nous voulons être.

La poutine illustre clairement cela. Elle réfère au passé, mais le reformule et l’inscrit dans le présent. Elle valorise une certaine forme de collectivité, mais il s’agit d’une collectivité plutôt dépolitisée et non conflictuelle, rassemblée autour de valeurs familiales et familières.

Privilégiant l’humour et la fête, elle évite le patriotisme sérieux et affirme son existence avec modestie. La poutine devient ainsi un support permettant de manifester l’identité québécoise actuelle dans toute sa complexité. C’est ce qui explique qu’elle s’impose comme nouveau plat emblématique.

La Conversation Canada

Geneviève Sicotte a reçu des financements de l’Université Concordia, du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) et du Fonds de recherche du Québec, Société et culture (FRQSC).

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Développement personnel : pourquoi faudrait-il « se ressourcer » ?

Source: The Conversation – in French – By Yael Dansac, Anthropologue et collaboratrice scientifique, Université Libre de Bruxelles (ULB)

« Se ressourcer », un leitmotiv des pratiques spirituelles contemporaines. Pexels, CC BY

Séjour de yoga restauratif à Saint-Malo, bain de forêt rééquilibrant à Rambouillet, retraite de méditation harmonisante à Chamonix… le marché des spiritualités contemporaines regorge d’options pour retrouver sa maîtrise de soi, amplifier sa productivité ou cultiver son bien-être. Ces vingt dernières années, le terme « se ressourcer » est devenu un verbe fourre-tout très présent sur le marché du développement personnel, dans la sphère des thérapies alternatives et dans le monde du travail. Mais qu’est-ce que cette expression désigne précisément, et à quels besoins répond-elle ?


La forme pronominale « se ressourcer » a une résonance francophone qui ne correspond pas tout à fait au sens des expressions, comme replenishing, (réapprovisionnement) ou recharging (rechargement), elles aussi très répandues sur le marché des spiritualités contemporaines des sociétés anglophones.

Dans le dictionnaire, « se ressourcer » signale l’action de « revenir à ses sources ». Cette expression porte l’idée d’un retour à un espace-temps où, selon l’anthropologue Stéphanie Chanvallon, l’être humain serait capable de rencontrer une partie perdue de son essence ou de son énergie.

« Se ressourcer » semble correspondre à une tâche perpétuelle ou sisyphéenne : celle de réacquérir de manière répétitive des potentialités perdues au cours d’une trajectoire personnelle, mais qui demeurent à l’intérieur de chacun. De même, il s’agirait d’un moyen privilégié pour surmonter l’épuisement physique et mental que nous subissons depuis notre passage à une société d’accélération, telle que théorisée par le philosophe allemand Hartmut Rosa.




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La source en question

Les adeptes des spiritualités contemporaines s’approprient ce terme pour évoquer l’existence d’une « source », comme l’illustre le témoignage d’une psychothérapeute, recueilli au cours de l’une de nos enquêtes sur les pratiques holistiques dans le Morbihan (Bretagne), en 2018 :

« La source, pour moi, est une borne d’énergie, sur laquelle je dois me connecter de temps en temps afin de recharger mes batteries. Il n’y en a pas qu’une. Votre source peut également se trouver dans la méditation, le yoga ou la marche dans la forêt. Votre bien-être intérieur est le premier indice qui vous indique que vous avez trouvé le bon moyen pour vous ressourcer. »

Localiser la « source » est une tâche dirigée par les émotions et par les subjectivités. Cela lui permet d’adopter les formes les plus variées, dans le temps et dans l’espace. Elle peut se matérialiser dans des milieux naturels tels que la forêt ou les bords de mer, dans des contextes urbains comme les cabinets de médecine alternative ou les parcs, à des dates précises telles que les solstices ou les équinoxes, ou encore à travers des activités diverses comme les retraites méditatives, les pratiques psychocorporelles ou les stages de découverte du néo-chamanisme.

Le choix de « retourner à la source » passe avant tout par une décision personnelle d’accorder une importance non négociable au maintien de son propre bien-être, comme l’exprime cet autre témoignage recueilli, en 2023, auprès d’un spécialiste en pratiques holistiques :

« Le jour où vous décide[re]z que le retour à la source fait partie essentielle de votre vie, vous réaliserez à quel point le fait de vous arrêter par moments et de vous retrouver ici avec vous-même vous rend beaucoup plus efficace dans tous les aspects de votre vie. »

D’après les témoignages recueillis, « se ressourcer » n’est pas envisagé comme une activité isolée ou une pratique précise, mais plutôt comme la quête d’un état émotionnel souvent exprimé par les formules « centré », « ancré » ou « équilibré ».

Cette quête, étroitement liée à la consommation de produits pour travailler sur soi-même, s’inscrit dans une modernité tardive marquée par l’individualisme et la culture de consommation. Dans un monde où la quête de sens est devenue le leitmotiv, le fait de « se ressourcer » a évolué en outil formateur de notre identité.

Entre quête de soi et dynamique d’auto-engendrement

L’essor de pratiques spirituelles séculières est emblématique de cette fascination pour des expériences valorisées pour leurs vertus « ressourçantes ». Ces activités permettent aux participants de se livrer à une quête de soi susceptible d’être éprouvée comme une expérience intense et inattendue. Cette quête peut être désirée comme une rencontre avec ses racines, un retour sans limites à une essence « pure », ou un processus continu de réactualisation des connaissances sur soi-même et sur autrui.

La dimension cyclique est au centre des activités qui supposent un retour aux sources. Ce caractère répétitif est constitutif des pratiques rituelles occidentales où l’injonction de « renaître à soi-même » façonne les expériences des participants. Plutôt que d’être vécue comme la quête d’un « soi véritable » une fois pour toutes, cette prescription est éprouvée comme une dynamique d’auto-engendrement, qui n’a pas une durée déterminée et qui inclut la consommation régulière des produits et des formations ressourçantes.

Entre quête d’un état affectif et expérience métaphysique

Si l’acte de « se ressourcer » est tellement estimé au sein de nos sociétés, c’est notamment à cause de son potentiel eudémonique  : c’est-à-dire qu’il est associé aux expériences d’épanouissement personnel, d’acceptation de soi, d’établissement de relations positives avec les autres, et d’identification du sens de la vie.

Les pratiques ressourçantes sont également vues comme propices au développement des émotions positives, telles que la compassion, la gratitude et la reconnexion à une nature envisagée comme « vivante ». Le passage d’un état affectif négatif (marqué par l’angoisse, le stress ou la colère) à un état affectif positif est un des principaux bénéfices recherchés par les participants, comme l’exprime ce témoignage d’un enseignant recueilli, en 2024, lors d’une enquête sur les pratiques spirituelles fondées sur la nature, en Wallonie (Belgique) :

« Ce stage m’a permis de réaliser un véritable tournant dans ma vie et de cultiver l’humilité et la compassion. Je me sens infiniment chanceux d’avoir fait cette expérience qui favorise l’ancrage et la gratitude. »

Le ressourcement peut également être apprécié comme un processus qui s’exprime mieux dans un langage « énergétique », caractéristique des religions métaphysiques étudiées par la spécialiste en sciences des religions Catherine L. Albanese. Il s’agit de systèmes de croyances qui empruntent au langage du monde scientifique. C’est pourquoi l’acte de se ressourcer se traduit parfois par des expressions comme « faire le plein d’énergie » ou « réaligner nos énergies », qui désignent un processus de synchronisation et reconditionnement des couches d’énergies subtiles, censées entourer toute matière. Ceci est exposé de la manière suivante par un ingénieur qui a fait l’expérience d’un stage de guérison énergétique en Bretagne :

« La visite de ces hauts lieux permet notamment de ressentir diverses énergies au niveau physique, psychique ou spirituel, sur des sites particuliers. Ainsi, j’ai pu décharger une grande partie des énergies qui me dérangent habituellement, et me ressourcer de bonnes énergies qui m’ont apporté de l’équilibre. »

En somme, l’expression « se ressourcer » et les pratiques qu’elle recouvre sont devenues des outils formateurs des dynamiques relationnelles entre nous, nous-mêmes et autrui. Elles ouvrent la voie à l’engendrement d’un « soi-même » susceptible d’être renouvelé sans limite.

Dans une ère marquée par des crises multiformes, « se ressourcer » est également valorisé par un discours dominant qui exhorte les individus à devenir « la meilleure version d’eux-mêmes ».

The Conversation

Yael Dansac ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Développement personnel : pourquoi faudrait-il « se ressourcer » ? – https://theconversation.com/developpement-personnel-pourquoi-faudrait-il-se-ressourcer-263739

La très longue feuille de route pour être un « bon patron »

Source: The Conversation – in French – By Michel Offerlé, Sociologie du politique, École normale supérieure (ENS) – PSL

« Patron », un terme qui a le plus souvent une charge péjorative. Que peut être alors un « bon patron » ? Les demandes adressées à celui qui préfère aujourd’hui être appelé « chef d’entreprise » ou « entrepreneur » sont multiples. Revue des principales qualités qui leur sont demandées.


Être patron, cela a-t-il à voir avec le ou la politique ? Jusqu’où la revendication de l’entreprise au « service du bien commun » (entre entreprise providence et « Laissez-nous faire nous-mêmes ») peut-elle impacter le métier ?

En France, le terme « patron » est plus souvent associé à des désinences fortement péjoratives : pas seulement mauvais (du point de vue gestionnaire) mais plutôt « salaud de », « pourri », « con », « voyou » ; quant aux adjectifs : « autoritaire » et « tyrannique » se le disputent à « hautain », « caractériel » ou « inabordable ».

Dans tous les cas, être patron suppose de se placer dans une relation de domination à l’égard de ses salariés qui sont, eux, dans un état de subordination économique et juridique à l’égard de leur employeur. L’employeur est le chef de l’entreprise et, comme tel, c’est lui qui peut se réserver les tâches les plus gratifiantes, et déléguer le travail, et notamment « le sale boulot » à ses « collaborateurs ».

Indispensables patrons

Cette présentation négative a été contrée depuis longtemps par un ensemble de dénégations argumentatives et de pratiques qui entendent montrer que le patron est indispensable dans une économie de marché, soit le système économique le plus efficace dans lequel se crée de la richesse et des emplois.

Et le mot « patron » tend à être refoulé dans des siècles antérieurs (le patron « à la Zola »). Le terme est entré en déshérence au profit de ceux de « chef d’entreprise », d’« entrepreneur » ou, dans un langage international, de « manager » voire de CEO (pour chief executive officer, dans la langue de Steve Jobs). En 1995, le changement du nom de l’organisation interprofessionnelle du Conseil national du patronat français (CNPF) en Mouvement des entreprises de France (Medef) marque aussi cet objectif de modifier et de moderniser les représentations patronales.




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Par ailleurs, des techniques très différentes de mise au travail et d’acceptation ou d’assentiment de la subordination s’inventent tous les jours, de manière parfois cosmétique, pour établir ou rétablir un management qui peut être alors :

Paternalisme de proximité ?

Cela peut aller du réinvestissement du paternalisme de proximité (il vient dire bonjour tous les matins, il connaît les problèmes de ses salariés) à des expérimentations, comme l’entreprise libérée, en passant par des pratiques vertueuses que peuvent mettre en œuvre des patrons de l’économie sociale et solidaire ou certains innovateurs patronaux.

La question du ratio d’équité, soit le rapport entre le salaire médian ou moyen des salariés et celui des plus hauts dirigeants, reste un sujet relativement confidentiel. Certains rares patrons pratiquent le 1 à 4 quand d’autres acceptent un salaire mensuel à 7 chiffres, ce qui peut amener le ratio à plus de 200.

HEC Paris, 2016.

Un bon patron serait celui qui paye bien, qui embauche des CDI, comme, par exemple Axyntis qui assure des conditions de travail optimales à ses salariés, hommes et femmes, qui a de la considération pour eux et pour leur travail, qui les traite comme des co-équipiers, qui les associe à la réflexion voire à la décision, et, au-delà de toutes ces contraintes, qui sait assurer la rentabilité financière de l’entreprise, sa viabilité et sa pérennité.

Des marges de manœuvre vertueuses

En poussant au maximum les rapports sociaux dans un cadre de capitalisme de marché, les marges de manœuvre vertueuses sont possibles et encore à inventer. Quelques entreprises, mais beaucoup moins qu’aux États-Unis avant la nouvelle présidence de Trump, ont pris l’initiative de politiques de diversité (égalité entre femmes et hommes, diversité d’origine des salariés).

La taille de l’entreprise est parfois discriminante, mais pas toujours. Un grand patron pourrait arriver à une forme d’harmonie conjuguée aux pièces du puzzle d’une multinationale et un petit patron peut aussi se révéler tout à fait tyrannique, qu’il s’agisse d’une entreprise conventionnelle ou d’une start-up, une catégorie d’une fluidité exemplaire où le up or out ainsi que l’agilité et la flexibilité maximales peuvent mener à l’arbitraire et à la précarité.

Jugé par ses pairs… et par la société

Être un bon patron, c’est l’être aussi à l’égard de ses pairs, qui se jaugent et se reconnaissent entre eux, et qui peuvent à tous les gradins des patronats entrer en concurrence pour obtenir des prix et des trophées sur certaines scènes et défendre des causes communes sur d’autres. Mais être « un bon patron » ne s’arrête pas à la porte de l’entreprise ou des clubs de sociabilité patronale.

Depuis plusieurs années, la thématique de l’entreprise a resurgi dans les débats socioéconomiques et politiques. Pour autant, on ne va plus jusqu’à prôner, comme cela a précédemment été fait, une « réforme de l’entreprise » ou encore la nécessité d’avoir un permis de diriger une entreprise (comme il existe un permis de conduire), ni même une nationalisation des moyens de production et d’échange qui serait couronnée par une autogestion.

Les propositions les plus audacieuses, en matière de transformation des directions d’entreprises, vont à l’instauration de conseils des parties prenantes et à l’introduction (partielle) de la Mitbesttimung (ou, cogestion paritaire) allemande, soit la présence des salariés dans les organes de direction des entreprises à quasi parité avec les porteurs de capitaux.

Loi Pacte

À la suite du rapport Notat-Senard (2018), la loi Pacte a entériné certaines modifications et a amendé l’article 1833 du Code civil en y définissant de manière dynamique le but d’une société commerciale étant gérée « dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ». Ainsi, le but n’est pas, comme l’écrivait Milton Friedman, de faire uniquement du profit.

Désormais il ne s’agit pas de satisfaire seulement les actionnaires (sans qui rien n’existerait, estiment les libéraux) en matière de rentabilité économique, mais aussi de tenir compte des parties prenantes que sont les salariés et, plus largement, la collectivité. Les entreprises sont désormais responsables des conséquences que leur activité produit sur la société et sur son environnement.

Exercices domestiques

Cette loi a donné lieu à des débats nombreux, dans le pas assez ou le beaucoup trop, et l’on a vu fleurir des raisons d’être entrepreneuriales qui sont allées des exercices purement cosmétiques jusqu’à une réflexion orchestrée sur les finalités de telle entreprise. De ce fait, les entreprises à mission, pour lesquelles des contraintes diverses de résultats selon l’exigence de certification ne sont pas très nombreuses, et encore moins parmi les très grandes entreprises.

Pourtant, certaines organisations, le Crédit mutuel Alliance fédérale et la Maif ont, par exemple, mis en place, en 2023, le dividende écologique et le dividende sociétal, qui ne sont pas suivis par d’autres grandes entreprises. Ces dividendes consistent à reverser une partie de leurs résultats à des projets écologiques ou sociaux.

Fondation nationale pour l’enseignement de la gestion des entreprises (Fnege) médias, 2022.

S’arrêter là serait négliger une large partie du problème, car la responsabilité sociale et environnementale (RSE) des entreprises est loin de ne renvoyer qu’à des initiatives isolées. Elle est désormais mesurée par un ensemble d’indicateurs (obligatoires ou facultatifs) parfois très sophistiqués et en concurrence, et doit aussi se conjuguer avec d’autres types d’implication.

Un « bon patron » est celui qui, idéalement, ne s’intéresse pas seulement à ses éventuels actionnaires, à ses salariés, à ses consommateurs (qualité/prix/utilité sociale et environnementale), mais aussi à ses fournisseurs et à ses sous-traitants pour lesquels il doit appliquer les mêmes règles et, pour les grandes entreprises, qu’il ne doit pas pressurer en matière de coûts (qui se répercutent obligatoirement sur la qualité du produit et sur les conditions de travail des salariés) ni jouer sur la trésorerie et les délais de paiement.

Un « bon patron » est aussi celui qui « tient » au travail dans des dimensions pratiques. Autrement formulé, il participe directement aux activités de l’entreprise qu’il s’agisse de la gérer quotidiennement, de créer des emplois, d’étendre son activité ou même de contribuer parfois directement à des activités de production.

Reste à ajouter la dernière responsabilité, à l’égard de l’État qui apparaît chez beaucoup d’entre eux comme un prédateur inefficace. Un « bon patron » devrait aussi avoir une politique fiscale transparente et éthique, mais elle est bien souvent en concurrence avec une saine gestion des utilités qui impliquent optimisations, voire exils fiscaux. Quant aux patrons catégorisés comme « exilés fiscaux » ou encore « surexploiteurs » des ressources de la planète, on retrouve là notre oxymore initial faisant d’eux des « mauvais » patrons plutôt que des « bons ».

On n’oubliera pas dans cette énumération à 360 degrés du métier patronal, le rôle que peut jouer « la femme du patron » dans la maisonnée économique que constitue l’aventure entrepreneuriale (héritée, achetée, créée ou assumée temporairement pour les patrons de grandes entreprises). On pourrait parler aussi du mari de la patronne car, si le métier de patron, bon ou mauvais, est encore masculin principalement, la féminisation très différentielle selon les secteurs est en marche.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. La très longue feuille de route pour être un « bon patron » – https://theconversation.com/la-tres-longue-feuille-de-route-pour-etre-un-bon-patron-263560

Les sanctions économiques doivent être repensées : elles frappent les plus démunis

Source: The Conversation – in French – By Sylvanus Kwaku Afesorgbor, Associate Professor of Agri-Food Trade and Policy, University of Guelph

Les sanctions économiques sont largement considérées par les universitaires et les décideurs politiques comme une alternative préférable aux interventions militaires pour faire pression sur les gouvernements afin qu’ils modifient leurs politiques contestables. L’idée est simple : au lieu d’utiliser les armes, il faut exercer une pression économique sur l’élite au pouvoir jusqu’à ce qu’elle change de comportement.

Le recours aux sanctions économiques n’a cessé d’augmenter. Selon les données récentes de la Global Sanctions Database, le nombre de sanctions actives a augmenté de 31 % en 2021 par rapport à 2020, et cette tendance à la hausse s’est poursuivie en 2022 et 2023.

En Afrique, plusieurs pays font actuellement l’objet de sanctions imposées par les États-Unis, les Nations unies ou l’Union européenne. Parmi ces États africains figurent la République centrafricaine, la République démocratique du Congo, la Guinée, la Guinée-Bissau, le Mali, la Libye, la Somalie, le Soudan du Sud et le Zimbabwe. Ce n’est pas une simple coïncidence si la plupart de ces pays figurent parmi les foyers de faim identifiés par le Programme alimentaire mondial.

Les sanctions peuvent avoir des conséquences imprévues pour les citoyens et ce sont généralement eux qui en paient le prix. Lorsque les sanctions touchent les systèmes alimentaires, l’impact peut être dévastateur.

J’étudie les sanctions économiques et leurs effets négatifs imprévus sur les pays en développement.

Dans une étude récente menée avec mes collègues, nous avons analysé l’impact des sanctions économiques sur la sécurité alimentaire dans 90 pays en développement entre 2000 et 2022. Nous voulions explorer les liens potentiels entre les sanctions et la famine dans un contexte de préoccupation mondiale croissante concernant l’insécurité alimentaire.

Nous nous sommes concentrés sur deux indicateurs clés : les prix des denrées alimentaires et la sous-alimentation (c’est-à-dire la proportion de personnes qui ne consomment pas suffisamment de calories pour mener une vie saine).

Nous avons mesuré les prix des denrées alimentaires à l’aide de l’indice des prix à la consommation des denrées alimentaires de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture. Cet indice reflète l’évolution du coût global des denrées alimentaires et des boissons non alcoolisées généralement achetées par les ménages.

Nous avons également utilisé le calcul de la prévalence de la sous-alimentation établi par la même organisation. Il s’agit d’un indicateur clé de l’objectif de développement durable 2.1, qui suit les progrès accomplis dans le monde pour éliminer la faim d’ici 2030.

Nos résultats donnent à réfléchir. Lorsque des sanctions sont en place, les prix des denrées alimentaires augmentent d’environ 1,2 point de pourcentage par rapport aux périodes sans sanctions. Cela peut sembler peu, mais dans les pays à faible revenu où les familles consacrent la moitié de leurs revenus à l’alimentation, même de légères augmentations rendent la vie plus difficile. Cela ne tient pas compte d’autres facteurs externes pouvant entraîner des hausses de prix, tels que les modèles de demande et d’offre.

Nous avons également constaté que la sous-alimentation augmente de 2 points de pourcentage pendant les périodes de sanctions. Pour les pays où des millions de personnes vivent déjà au bord de la famine, cela représente un fardeau supplémentaire considérable.

Pourquoi les sanctions aggravent l’insécurité alimentaire

Les sanctions ont des répercussions sur les économies de plusieurs façons, et l’alimentation est souvent prise entre deux feux.

Tout d’abord, les sanctions perturbent les importations alimentaires. Il s’agit d’un problème crucial pour de nombreux pays en développement qui dépendent fortement des marchés internationaux pour nourrir leur population. Entre 2021 et 2023, les importations alimentaires de l’Afrique ont totalisé environ 97 milliards de dollars américains.

Au niveau national, par exemple, l’Éthiopie et la Libye ont importé pour 3 milliards de dollars de denrées alimentaires, le Soudan pour 2,3 milliards et la République démocratique du Congo pour 1,2 milliard. Les sanctions peuvent restreindre davantage le commerce ou augmenter les coûts de transport, rendant les denrées alimentaires à la fois plus rares et plus chères.

Deuxièmement, les sanctions limitent l’accès aux intrants agricoles essentiels, tels que les engrais, les pesticides et les machines. Elles entravent également les transferts de technologie. Par exemple, les agriculteurs d’Afrique subsaharienne n’utilisent en moyenne que 9 kg d’engrais par hectare de terres arables, contre 73 kg en Amérique latine et 100 kg en Asie du Sud. Ces contraintes réduisent les rendements, augmentent les coûts de production et rendent plus difficile le maintien de la production pour les agriculteurs.

Troisièmement, les sanctions ébranlent les systèmes financiers, réduisent les revenus des populations et encouragent la thésaurisation. Les ménages qui disposent déjà d’un budget serré sont contraints de réduire leurs dépenses ou de se tourner vers des aliments moins chers et moins nutritifs.

Enfin, les sanctions entraînent souvent une réduction de l’aide alimentaire, car les pays visés perdent leur accès à l’aide internationale. Par exemple, la récente suspension de l’aide humanitaire américaine au Soudan a contraint 80 % des cuisines d’urgence du pays à fermer. Cet impact est particulièrement grave étant donné que certains des plus grands donateurs alimentaires, tels que les États-Unis et l’Union européenne, sont également parmi les pays qui recourent le plus fréquemment aux sanctions.

Le résultat final est simple : des prix alimentaires plus élevés, moins de nourriture sur la table et plus de famine.

Toutes les sanctions ne se valent pas

Nous avons également constaté que le type de sanction a son importance :

  • Les sanctions commerciales qui bloquent les importations et les exportations sont celles qui font le plus augmenter les prix des denrées alimentaires. Les sanctions financières qui gèlent les avoirs ou coupent l’accès aux services bancaires sont également préjudiciables, car elles perturbent indirectement le commerce agricole.

  • Lorsque les pays sont confrontés à la fois à des sanctions commerciales, financières et de circulation, les dommages sont considérables : les prix des denrées alimentaires augmentent de plus de 3,5 points de pourcentage et la faim augmente fortement.

  • L’identité de l’auteur des sanctions a également son importance. Les sanctions de l’Union européenne ont entraîné la plus forte hausse des prix alimentaires, tandis que celles de l’ONU ont eu le plus grand impact sur la faim, augmentant la sous-alimentation de près de 6 points de pourcentage.

La nourriture comme arme de guerre

L’ONU met en garde depuis des années contre l’utilisation de la nourriture comme arme. En 2018, la résolution 2417 a explicitement condamné la famine comme outil de guerre ou de pression politique. Pourtant, dans la pratique, les sanctions restreignent souvent l’accès à la nourriture, aux médicaments et aux intrants agricoles, même lorsque des « exemptions humanitaires » existent sur le papier.

L’insécurité alimentaire en Afrique s’aggrave. Selon l’Organisation mondiale de la santé, une personne sur cinq sur le continent est confrontée à la faim, et le nombre de personnes sous-alimentées continue d’augmenter. Les sanctions aggravent cette crise.

Et le dilemme moral est évident. Les personnes les plus touchées – les familles pauvres, les petits agriculteurs et les enfants – sont celles qui sont les moins responsables du comportement qui déclenche les sanctions.

Si les sanctions visent à punir les régimes, elles punissent souvent les citoyens ordinaires à la place.

Ce qui doit changer

Les sanctions ne sont pas près de disparaître de la politique mondiale. Mais leur conception et leurs conséquences humanitaires doivent être repensées. Trois mesures pourraient réduire les dommages :

  • Premièrement, renforcer les exemptions humanitaires : veiller à ce que les denrées alimentaires, les engrais et l’aide puissent circuler librement, sans être bloqués.

  • Deuxièmement, suivre l’impact des sanctions : les agences internationales telles que l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et le Programme alimentaire mondial (Pam) devraient surveiller l’impact des sanctions sur les systèmes alimentaires et tirer rapidement la sonnette d’alarme.

  • Troisièmement, repenser la stratégie : si les sanctions finissent par alimenter la faim, l’instabilité et les migrations, elles peuvent faire plus de mal que de bien à long terme.

Si le monde souhaite réellement éradiquer la faim d’ici 2030, il ne peut ignorer les conséquences imprévues des sanctions. Celles-ci doivent donc être repensées afin de protéger les plus vulnérables, sans quoi elles risquent de devenir non seulement un outil diplomatique, mais aussi un facteur de crises alimentaires.

The Conversation

Sylvanus Kwaku Afesorgbor reçoit un financement du ministère de l’Agriculture, de l’Alimentation et de l’Agroalimentaire de l’Ontario (OMAFA). Kwaku est également consultant occasionnel pour la Banque africaine de développement et le Consortium africain de recherche économique. Il est le fondateur exécutif du groupe de réflexion international Centre for Trade Analysis and Development (CeTAD Africa), basé à Accra, au Ghana.

ref. Les sanctions économiques doivent être repensées : elles frappent les plus démunis – https://theconversation.com/les-sanctions-economiques-doivent-etre-repensees-elles-frappent-les-plus-demunis-265928

Travailler assis ou debout ? Pour la productivité et pour la santé, mieux vaut alterner

Source: The Conversation – in French – By Cédrick Bonnet, Chargé de recherche CNRS, spécialiste dans l’influence des positions du corps sur Comportement, Cognition et Cerveau, Université de Lille

Des travaux de recherche révèlent que la position debout améliore l’attention visuelle. Ce constat plaide en faveur de l’alternance des stations assise et debout au cours de la journée de travail. Prendre cette habitude permettrait aussi de lutter contre les effets délétères pour la santé résultant du maintien sur une trop longue période de l’une ou l’autre des deux positions.


Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la mécanisation, le confort accru, l’ordinateur, Internet et le télétravail entre autres ont considérablement augmenté le temps que nous passons assis.

Aujourd’hui, plus de la moitié de la population de la planète est quotidiennement assise plus de 50 % du temps, ce qui représente plus de 8 heures par jour. Plus grave encore, les personnes qui travaillent en bureau sont assises entre 65 et 85 % de leur journée, ce qui représente de 11,2 à 12,8 heures par jour, et le temps passé assis continuera à augmenter au moins jusqu’à 2030.

On sait que ces changements ne sont pas sans conséquence pour notre santé. Il a notamment été démontré que l’augmentation de la sédentarité est associée à un risque accru de maladie cardiovasculaire, de diabète de type 2, de cancer, d’obésité, d’anxiété ou de dépression. Mais ce n’est pas tout, il semblerait que notre position ait également un impact sur notre productivité.

Dans notre équipe de recherche, au SCALab, nous avons émis l’hypothèse qu’une personne en bonne santé (autrement dit, dans ce contexte, ne rencontrant pas de problème pour se tenir debout) devrait réaliser de meilleures performances debout qu’assise, ceci tant que la fatigue en position debout n’est pas excessive. Les résultats que nous avons obtenus jusqu’ici le confirment. Explications.

Notre posture influe-t-elle sur notre efficacité ?

Au cours d’une journée, les individus adoptent trois types de position du corps : allongée pour dormir, debout pour bouger et plus ou moins pliée, pour s’asseoir notamment.

Pour comprendre pourquoi nous pourrions être plus efficaces debout qu’assis, il faut savoir que, pour fonctionner au mieux, nos systèmes sensoriels et attentionnels ont besoin de stimulations, d’accélérations et de perturbations. Or, si, en position debout, notre corps oscille sans arrêt et doit continuellement contrôler son équilibre pour ne pas tomber, en position assise, il n’est pas perturbé de la sorte.

Ces dernières années, notre équipe de recherche a conduit plusieurs projets de recherche pour valider notre hypothèse. Dans un article récemment accepté pour publication, nous avons demandé à 24 jeunes adultes de réaliser six fois une tâche d’attention (« Attention Network Test ») en alternant les positions du corps (assis, debout), et six fois cette même tâche seulement en position assise.

Les résultats obtenus montrent que l’attention visuelle des participants est meilleure en alternant les positions du corps qu’en restant tout le temps assis. En outre, les participants réalisaient la tâche plus rapidement (avec des temps de réaction plus courts) quand ils étaient debout dans la condition d’alternance.

Dans un second article récent, nous avons demandé à 17 jeunes adultes sains de réaliser la même tâche d’attention (« Attention Network Task ») soit assis, soit debout. Nous avons testé si c’était le fait de devoir contrôler et ajuster l’équilibre debout, et pas uniquement le fait d’être debout, qui peut expliquer de meilleures performances debout qu’assis.

Les analyses ont effectivement montré que plus les oscillations des participants étaient complexes, plus leur temps de réaction était raccourci (corrélation de Pearson négative significative) et plus leur score d’alerte (tiré de la tâche d’attention) était élevé. Par définition, le score d’alerte reflète la capacité d’un individu à préparer et à maintenir un état d’alerte afin de répondre rapidement à un stimulus attendu.

Ces résultats indiquent que les individus complexifient leurs oscillations posturales debout de façon à améliorer leur performance à la tâche d’attention. On peut supposer qu’en position assise, tout individu serait moins (voire, ne serait pas) capable de complexifier ses oscillations justement parce qu’il n’a pas à contrôler son équilibre.

En 2024, nous avons demandé à 24 jeunes adultes sains de réaliser une tâche de Stroop modifiée dans quatre positions du corps différentes : debout contre un mur ; debout naturellement avec les pieds serrés ; avec les pieds normalement écartés ; avec les pieds légèrement plus écartés que d’habitude.

Les résultats obtenus révèlent l’existence d’une corrélation significative entre le nombre de cibles bien trouvées dans cette tâche de Stroop et des variables d’oscillations de la tête et du centre de pression (le point d’application de la résultante des forces de réaction au sol exercées par les pieds sur le sol). Autrement dit, plus les participants oscillaient (en rapidité et en amplitude) et meilleure était leur performance à bien trouver les cibles dans cette tâche de Stroop modifiée.

En résumé, ces trois études menées en laboratoire sont en accord avec notre hypothèse initiale. La position debout optimise la performance à des tâches d’attention visuelle de courtes durées.

Nos résultats sont également en ligne avec ceux d’autres scientifiques. En effet, plusieurs investigateurs ont déjà montré que les performances aux tâches d’attention et de Stroop modifiées étaient meilleures debout qu’assis. En outre, d’autres études ont révélé que l’alternance assis-debout amène des résultats significativement meilleurs que la position assise seule. Enfin, des travaux ont montré que la productivité à long terme était meilleure en alternant les positions assise et debout.

En effet, l’attention décline de plus en plus à mesure que l’on reste assis, alors qu’elle reste plus élevée en position debout – surtout dans les trente premières minutes d’une tâche. Ce résultat est important, car il suggère que l’individu ne devient pas meilleur en étant debout qu’en restant assis, mais plutôt qu’il évite un déclin de performance en se mettant debout.

Vaut-il mieux travailler debout ou assis ?

La majorité des travaux publiés révèle que les performances en position assise sont identiques à celles en position debout quand les tâches durent moins de dix minutes. En revanche, les performances en position debout peuvent être meilleures qu’en position assise lorsque les tâches durent entre dix et trente minutes. Entre trente minutes et une heure et demie (soit quatre-vingt-dix minutes), les performances dans les deux positions redeviennent équivalentes. Au-delà d’une heure et demie, les performances devraient logiquement être moins bonnes debout qu’assis, mais aucune recherche ne l’a encore montré jusqu’à présent à notre connaissance.

Pour toutes ces raisons, selon nous, la meilleure dynamique posturale à adopter pour optimiser les performances et la productivité est d’alterner fréquemment les positions du corps, en les maintenant chacune de 15 à 30 ou 45 minutes.

Il faut souligner que la dynamique posturale a non seulement des conséquences sur la performance et la productivité, mais aussi sur la santé. On savait déjà que rester debout excessivement longtemps est très problématique pour la santé. Depuis une vingtaine d’années plus particulièrement, les travaux de recherche ont aussi révélé que la station assise excessive est également très problématique pour la santé.

Elle accroît en effet le risque de mort prématurée, ainsi que celui d’être affecté par diverses maladies chroniques graves : cancer, diabète, maladies inflammatoires, musculaires, vasculaires chroniques, attaque cardiaque).

La station assise excessive a aussi été associée à une augmentation du surpoids et de l’obésité, ainsi qu’au développement des troubles du sommeil et à des problèmes cognitifs. Par ailleurs, on sait qu’être sédentaire a également des effets sur le psychisme, accroissant non seulement le risque de dépression, mais aussi celui d’avoir une moins bonne vitalité au travail.

Notre synthèse de la littérature révèle que pour limiter le risque de survenue de ces problèmes de santé, les individus devraient tous les jours rester quasiment autant debout qu’assis – autrement dit, ils devraient passer 50 % du temps debout.

Alterner au fil de la journée les postures assises et debout toutes les 15 à 45 minutes permettrait non seulement d’améliorer la productivité, mais aussi de réduire les conséquences pour la santé. Cela permet en effet d’augmenter le temps passé debout tout au long de la journée en évitant au mieux la fatigue.

Pour y parvenir, il faudrait équiper les travailleurs de bureaux assis/debout. Ceux-ci sont déjà adoptés dans de nombreux pays dans le monde, notamment aux États-Unis, au Canada, en Australie, en Chine ou en Europe du Nord. Pour aider les utilisateurs à adopter une dynamique posturale bénéfique ou optimale, l’emploi de tels bureaux devrait être couplé à une application « assis-debout » destinée à guider les utilisateurs. Malheureusement, l’offre en matière d’applications – y compris celle proposée par des objets connectés tels que montres, smartphones ou bureaux connectés – est encore imparfaite à l’heure actuelle. Afin d’y remédier, notre équipe est en train de développer une telle application.

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Cédrick Bonnet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Travailler assis ou debout ? Pour la productivité et pour la santé, mieux vaut alterner – https://theconversation.com/travailler-assis-ou-debout-pour-la-productivite-et-pour-la-sante-mieux-vaut-alterner-265209

Nicolas Sarkozy condamné à 5 ans de prison : une normalisation démocratique ?

Source: The Conversation – France in French (3) – By Vincent Sizaire, Maître de conférence associé, membre du centre de droit pénal et de criminologie, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

L’ancien président de la République Nicolas Sarkozy a été jugé coupable d’association de malfaiteurs dans l’affaire du financement libyen de sa campagne présidentielle victorieuse de 2007. Condamné notamment à cinq ans de prison, il sera convoqué le 13 octobre pour connaître la date de son incarcération. Cet événement inédit dans l’histoire de France s’inscrit dans une évolution des pratiques de la magistrature qui s’est progressivement émancipée du pouvoir politique. Elle couronne le principe républicain, proclamé en 1789, mais longtemps resté théorique, d’une pleine et entière égalité des citoyens devant la loi.


Le 25 septembre 2025, Nicolas Sarkozy a été reconnu coupable d’association de malfaiteurs par le tribunal correctionnel de Paris, qui a considéré qu’il avait tenu un rôle actif dans la mise en place d’un dispositif de financement de sa campagne électorale de 2007 par les dirigeants libyens. Comme on pouvait s’y attendre, cette décision a immédiatement suscité l’ire d’une large partie de la classe politique.

Que l’on conteste la décision en soutenant qu’elle est injuste et infondée, cela est parfaitement légitime dans une société démocratique, à commencer pour les principaux intéressés, dont c’est le droit le plus strict – comme, d’ailleurs, de faire appel du jugement. Mais, dans le sillage de la décision rendue dans l’affaire des assistants parlementaires du Front national, cette condamnation est aussi l’occasion, pour une large fraction des classes dirigeantes, de relancer le procès du supposé « gouvernement des juges ».

Certes, la condamnation peut paraître particulièrement sévère : 100 000 euros d’amende, cinq ans d’inéligibilité et surtout, cinq ans d’emprisonnement avec un mandat de dépôt différé qui, assorti de l’exécution provisoire, oblige le condamné à commencer d’exécuter sa peine de prison même s’il fait appel.

Toutefois, si on les met en regard des faits pour lesquels l’ancien chef de l’État a été condamné, ces peines n’apparaissent pas disproportionnées. Les faits sont d’une indéniable gravité : organiser le financement occulte d’une campagne électorale avec des fonds provenant d’un régime corrompu et autoritaire, la Libye, (dont la responsabilité dans un attentat contre un avion ayant tué plus de 50 ressortissants français a été reconnue par la justice), en contrepartie d’une intervention pour favoriser son retour sur la scène internationale…

Alors que la peine maximale encourue était de dix ans de prison, la sanction finalement prononcée ne peut guère être regardée comme manifestement excessive. Mais ce qui est contesté, c’est le principe même de la condamnation d’un responsable politique par la justice, vécue et présentée comme une atteinte intolérable à l’équilibre institutionnel.

Si l’on prend le temps de la mise en perspective historique, on constate pourtant que les jugements rendus ces dernières années à l’encontre des membres de la classe dirigeante s’inscrivent, en réalité, dans un mouvement d’émancipation relative du pouvoir juridictionnel à l’égard des autres puissances et, en particulier, du pouvoir exécutif. Une émancipation qui lui permet, enfin, d’appliquer pleinement les exigences de l’ordre juridique républicain.

L’égalité des citoyens devant la loi, un principe républicain

Faut-il le rappeler, le principe révolutionnaire proclamé dans la nuit du 4 au 5 août 1789 est celui d’une pleine et entière égalité devant la loi, entraînant la disparition corrélative de l’ensemble des lois particulières – les « privilèges » au sens juridique du terme – dont bénéficiaient la noblesse et le haut clergé. Le Code pénal de 1791 va plus loin encore : non seulement les gouvernants peuvent voir leur responsabilité mise en cause devant les mêmes juridictions que les autres citoyens, mais ils encourent en outre des peines aggravées pour certaines infractions, notamment en cas d’atteinte à la probité.

Les principes sur lesquels est bâti le système juridique républicain ne peuvent être plus clairs : dans une société démocratique, où chaque personne est en droit d’exiger non seulement la pleine jouissance de ses droits, mais d’une façon générale, l’application de la loi, nul ne peut prétendre bénéficier d’un régime d’exception – les élus moins encore que les autres. C’est parce que nous avons l’assurance que leurs illégalismes seront sanctionnés effectivement, de la même façon que les autres citoyens et sans attendre une bien hypothétique sanction électorale, qu’ils et elles peuvent véritablement se dire nos représentantes et représentants.

Longtemps, cette exigence d’égalité juridique est cependant restée largement théorique. Reprise en main et placée dans un rapport de subordination plus ou moins explicite au gouvernement, sous le Premier Empire (1804-1814), la magistrature est demeurée sous l’influence de l’exécutif au moins jusqu’au milieu du XXe siècle. C’est pourquoi, jusqu’à la fin du siècle dernier, le principe d’égalité devant la loi va se heurter à un singulier privilège de « notabilité » qui, sauf situations exceptionnelles ou faits particulièrement graves et médiatisés, garantit une relative impunité aux membres des classes dirigeantes dont la responsabilité pénale est mise en cause. Il faut ainsi garder à l’esprit que la figure « du juge rouge », popularisée dans les médias à la fin des années 1970, vient stigmatiser des magistrats uniquement parce qu’ils ont placé en détention, au même titre que des voleurs de grand chemin, des chefs d’entreprise ou des notaires.

La donne ne commence à changer qu’à partir du grand sursaut humaniste de la Libération qui aboutit, entre autres, à la constitution d’un corps de magistrats recrutés sur concours, bénéficiant à partir de 1958 d’un statut relativement protecteur et d’une école de formation professionnelle spécifique, l’École nationale de la magistrature. Ce corps se dote progressivement d’une déontologie exigeante, favorisée notamment par la reconnaissance du syndicalisme judiciaire en 1972. Ainsi advient une nouvelle génération de juges qui, désormais, prennent au sérieux la mission qui leur est confiée : veiller en toute indépendance à la bonne application de la loi, quels que soient le statut ou la situation sociale des personnes en cause.

C’est dans ce contexte que survient ce qui était encore impensable quelques décennies plus tôt : la poursuite et la condamnation des notables au même titre que le reste de la population. Amorcé, comme on l’a dit, au milieu des années 1970, le mouvement prend de l’ampleur dans les décennies suivantes avec la condamnation de grands dirigeants d’entreprises, comme Bernard Tapie, puis de figures politiques nationales, à l’image d’Alain Carignon ou de Michel Noir, députés-maires de Grenoble et de Lyon. La condamnation d’anciens présidents de la République à partir des années 2010 – Jacques Chirac en 2011, Nicolas Sarkozy une première fois en 2021 – achève de normaliser cette orientation ou, plutôt, de mettre fin à l’anomalie démocratique consistant à réserver un traitement de faveur aux élus et, plus largement, aux classes dirigeantes.

Procédant d’abord d’une évolution des pratiques judiciaires, ce mouvement a pu également s’appuyer sur certaines modifications du cadre juridique. Ainsi de la révision constitutionnelle de février 2007 qui consacre la jurisprudence du Conseil constitutionnel suivant laquelle le président de la République ne peut faire l’objet d’aucune poursuite pénale durant l’exercice de son mandat, mais qui permet la reprise de la procédure dès la cessation de ses fonctions. On peut également mentionner la création, en décembre 2013, du Parquet national financier qui, s’il ne bénéficie pas d’une indépendance statutaire à l’égard du pouvoir exécutif, a pu faire la preuve de son indépendance de fait ces dernières années.

C’est précisément contre cette évolution historique qu’est mobilisée aujourd’hui la rhétorique de « la tyrannie des juges ». Une rhétorique qui vise moins à défendre la souveraineté du peuple que celle, oligarchique, des gouvernants.

The Conversation

Vincent Sizaire ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Nicolas Sarkozy condamné à 5 ans de prison : une normalisation démocratique ? – https://theconversation.com/nicolas-sarkozy-condamne-a-5-ans-de-prison-une-normalisation-democratique-266101

Avoir un chat a des bienfaits sur votre cerveau… et le sien

Source: The Conversation – in French – By Laura Elin Pigott, Senior Lecturer in Neurosciences and Neurorehabilitation, Course Leader in the College of Health and Life Sciences, London South Bank University

Le cerveau des félins sécrète-t-il de l’ocytocine ? (Shutterstock)

Si les chats ont parfois la réputation d’être indépendants, des recherches récentes montrent que, grâce à la chimie du cerveau, nous avons une relation particulière avec eux.

La principale substance chimique impliquée est l’ocytocine, souvent appelée « hormone de l’amour ». C’est la même substance qui est libérée lorsque l’on berce son bébé ou que l’on enlace un ami, et qui alimente la confiance et l’affection. Des études ont révélé que l’ocytocine jouait également un rôle important dans les rapports entre chats et humains.

L’ocytocine assure un rôle central dans les liens sociaux, la confiance et la régulation du stress chez de nombreux animaux, y compris chez l’être humain. Une expérience menée en 2005 a permis de voir que l’administration d’ocytocine rendait les participants nettement plus enclins à faire confiance aux autres dans des jeux financiers.

Elle a également des effets calmants chez les humains et les animaux, car elle réprime la sécrétion de cortisol, l’hormone du stress, et active le système nerveux parasympathique (le système du repos et de la digestion) pour aider le corps à se détendre.

Les scientifiques savent depuis longtemps que les échanges amicaux déclenchent la libération d’ocytocine chez les chiens et leur maître, créant ainsi une boucle de rétroaction mutuelle qui renforce les liens affectifs. Jusqu’à récemment, cependant, on connaissait peu de choses sur son incidence sur les chats.




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Les chats sont plus subtils dans leur manière d’exprimer leur affection. Pourtant, leurs propriétaires éprouvent souvent les mêmes sentiments de camaraderie et de calme que les personnes qui ont des chiens, et ces observations sont de plus en plus confirmées par des études. En 2021, des chercheurs japonais ont rapporté qu’il suffisait de brefs moments passés à flatter leur chat pour augmenter le taux d’ocytocine de nombreuses personnes.

Dans le cadre de cette étude, les chercheurs ont mesuré le taux d’hormones de femmes qui interagissait avec leur chat. Les résultats ont révélé qu’un contact amical avec un félin (le caresser, lui parler d’une voix douce) était associé à un taux plus élevé d’ocytocine dans la salive que pendant une période de détente en silence sans la présence d’un chat.

De nombreuses personnes trouvent apaisant de flatter un animal qui ronronne, et des études ont montré que ce n’est pas seulement grâce à la douceur de son pelage. Le fait de caresser un chat, mais aussi d’entendre son ronronnement, peut déclencher la libération d’ocytocine dans notre cerveau. Une étude réalisée en 2002 a révélé que cette décharge d’ocytocine engendrée par le contact avec un chat causait une diminution du cortisol, l’hormone du stress, et pouvait ainsi abaisser la tension artérielle et soulager la douleur.

Un homme tient un chat gris sur ses genoux
Se blottir contre un chat peut aider à réduire le taux de cortisol, l’hormone du stress.
Vershinin89/Shutterstock

Comment les relations avec un chat permettent-elles de libérer de l’ocytocine ?

La recherche met en évidence des moments précis qui provoquent la libération de cette hormone dans une amitié interespèces. Un contact physique doux semble être un déclencheur chez les chats.

Une étude publiée en février 2025 a révélé que lorsque des gens flattaient, berçaient ou câlinaient leur chat de manière détendue, leur taux d’ocytocine augmentait, tout comme celui de l’animal, à condition que le contact ne soit pas imposé.

Les chercheurs ont mesuré le taux d’ocytocine des chats pendant 15 minutes de jeu et de câlins avec leur maître. Chez les chats qui entretenaient un lien affectif fort avec celui-ci et qui prenaient l’initiative du contact, en s’installant par exemple sur ses genoux ou en donnant de petits coups de tête, on a remarqué une hausse du taux d’ocytocine. Plus ils passaient de temps avec leur humain, plus cette hausse était importante.

Qu’en est-il des félins moins affectueux ? La même étude a permis d’observer des réponses différentes chez les chats ayant un style d’attachement plus anxieux ou distant. Les chats évitants, qui gardaient leurs distances, ne présentaient aucun changement significatif de leur taux d’ocytocine, tandis que les chats anxieux, qui recherchaient constamment leur propriétaire, mais étaient facilement déconcertés par les manipulations, avaient un taux d’ocytocine élevé dès le départ.




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On a constaté que le taux d’ocytocine de ces deux types de chats baissait après un câlin forcé. Lorsque les interactions respectent le bien-être du chat, celui-ci sécrète de l’hormone de l’attachement, mais ce n’est plus le cas s’il se sent piégé.

Les humains pourraient peut-être apprendre quelque chose de leurs amis félins en matière de réponse aux différents styles d’attachement. La clé pour développer un lien avec un chat est de comprendre comment il communique.

À la différence des chiens, les chats ne créent pas de liens par des contacts visuels prolongés. Ils utilisent des signaux plus subtils. Le plus connu est le lent clignement des yeux, qu’on interprète comme un sourire félin exprimant la sécurité et la confiance.

Le ronronnement joue également un rôle dans la création de liens avec les humains. Outre son potentiel guérisseur pour le chat, ce son à basse fréquence a un effet apaisant sur les humains. Écouter le ronron d’un chat peut réduire le rythme cardiaque et la pression artérielle ; c’est l’ocytocine qui est à l’origine de ces bienfaits.


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La présence d’un chat, renforcée par toutes ces petites doses d’ocytocine libérées lors des interactions quotidiennes, peut protéger contre l’anxiété et la dépression et, dans certains cas, apporter un réconfort comparable à celui du soutien social humain.

Les chats sont-ils moins aimants que les chiens ?

Il est vrai que les études montrent généralement des taux d’ocytocine plus élevés lors d’interactions entre chiens et humains. En 2016, des scientifiques ont mené une expérience qui a fait grand bruit dans laquelle ils ont mesuré les taux d’ocytocine chez des animaux de compagnie et leur propriétaire avant et après dix minutes de jeu. Les chiens ont présenté une augmentation moyenne de 57 % de leur taux d’ocytocine après avoir joué, tandis que les chats ont affiché une hausse d’environ 12 %.

Chez les êtres humains, le taux d’ocytocine augmente lors d’interactions sociales significatives. Des études ont montré que le contact avec un être cher provoquait une augmentation plus importante du taux d’ocytocine que le contact avec des étrangers. Et l’accueil joyeux d’un chien engendre une réaction semblable à celle créée par la vue de son enfant ou de son conjoint.




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On pourrait dire que les chiens, qui sont des animaux de meute domestiqués pour accompagner les humains, sont programmés pour rechercher le contact visuel, les caresses et l’approbation de ces derniers, un comportement qui stimule la libération d’ocytocine chez les deux parties. Les chats, en revanche, descendent de chasseurs solitaires qui n’avaient pas besoin de gestes sociaux pour survivre. Ainsi, ils peuvent ne pas afficher un comportement alimenté par l’ocytocine aussi facilement ou régulièrement. Ils réservent plutôt ce type de comportement pour les moments où ils se sentent vraiment en sécurité.

Le chat ne donne pas automatiquement sa confiance, il faut la gagner. Mais une fois accordée, elle est renforcée par la même substance chimique qui lie les parents, les conjoints et les amis humains.

Ainsi, la prochaine fois que votre chat clignera lentement des yeux depuis l’autre bout du canapé ou se lovera sur vos genoux pour un câlin ronronnant, sachez qu’il se produit également quelque chose d’invisible : l’ocytocine augmente dans vos deux cerveaux, renforçant la confiance et apaisant le stress du quotidien. À leur manière, les chats répondent à l’éternelle biologie de l’amour.

La Conversation Canada

Laura Elin Pigott ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Avoir un chat a des bienfaits sur votre cerveau… et le sien – https://theconversation.com/avoir-un-chat-a-des-bienfaits-sur-votre-cerveau-et-le-sien-265913

États-Unis : les coupes envisagées dans la recherche médicale auraient des répercussions pendant des décennies

Source: The Conversation – in French – By Mohammad S. Jalali, Associate Professor, Systems Science and Policy, Harvard University

Aux États-Unis, les NIH sont l’un des nœuds du système interconnecté, qui produit des avancées dans les domaines de la santé et de la médecine. Anchalee Phanmaha/Moment/Getty Images

Aux États-Unis, les National Institutes of Health sont sous la menace d’une coupe drastique de leur budget. Les conséquences de ces économies de court terme voulues par l’administration Trump pourraient s’étendre bien au-delà du secteur public et, au final, coûter cher à l’ensemble du système de santé.


En mai 2025, la Maison Blanche a proposé de réduire d’environ 40 % le budget des National Institutes of Health (NIH) (les institutions gouvernementales chargées de la recherche médicale et biomédicale, ndlr). Concrètement, leur financement passerait de 48 milliards de dollars à environ 27 milliards, ce qui le ramènerait approximativement au niveau de l’année 2007.

L’étude des archives du budget des NIH nous apprend qu’une telle coupe à deux chiffres n’a été mise en œuvre qu’à une seule autre reprise depuis le début des enregistrements, en 1938. Une diminution de 12 % avait en effet été prononcée en 1952.

Le Congrès des États-Unis – composé de deux chambres, le Sénat et la Chambre des représentants – doit désormais finaliser le nouveau budget avant l’entrée en vigueur du prochain exercice fiscal, le 1er octobre. En juillet, le Sénat avait déjà rejeté les coupes budgétaires proposées par la Maison Blanche, proposant au contraire une modeste augmentation. Début septembre, la Chambre des représentants a également soutenu un budget prévoyant le maintien des financements actuels de l’agence.

L’idée de réduire les ressources des NIH n’est pas nouvelle, et de telles propositions refont régulièrement surface. Le débat actuel suscite cependant des incertitudes quant à la stabilité du secteur de la recherche dans son ensemble, et au sein des milieux scientifiques, les inquiétudes vont bon train.

Chercheurs nous-mêmes, nous étudions les complexes systèmes de politiques de santé mis en place. Nous nous intéressons plus précisément à la politique du financement de la recherche scientifique. À ce titre, nous considérons que les NIH sont l’un des maillons d’un système interconnecté destiné à favoriser la découverte de nouvelles connaissances, à former le personnel biomédical et à accomplir des avancées en matière de médecine et de santé publique, à l’échelle nationale.

Nos travaux démontrent que si la réduction des financements des NIH peut sembler générer des économies à court terme, elle déclenche une cascade d’effets qui, à long terme, augmentent les coûts des soins de santé et ralentissent le développement de nouveaux traitements et la mise en place de solutions aux problèmes de santé publique.

Privilégier la vision d’ensemble

Le financement des NIH ne permet pas seulement de soutenir les travaux de chercheurs ou de laboratoires. Il constitue aussi le socle sur lequel reposent le secteur de la recherche médicale et biomédicale des États-Unis, ainsi que le système de santé. En effet, c’est grâce à ce budget que sont formés les scientifiques, qu’est financée la recherche en prévention et que sont produites les connaissances qui seront ensuite utilisées par les entreprises pour mettre au point de nouveaux produits de santé.

Afin de comprendre comment de telles coupes budgétaires peuvent affecter ces différents domaines, nous avons entrepris de passer en revue les données existantes. Nous avons analysé les études (et les ensembles de données) qui ont porté sur les liens entre le financement des NIH (ou de la recherche biomédicale en général) et l’innovation, la main-d’œuvre et l’état de la santé publique.

Dans une étude publiée en juillet 2025, nous avons élaboré un cadre d’analyse simple, destiné à illustrer comment des changements effectués dans une partie du système – ici, les subventions à la recherche – peuvent produire des effets à d’autres niveaux, en grevant par exemple les opportunités de formation ou en ralentissant le développement de nouvelles thérapies.

Une fragilisation de la recherche fondamentale

Les NIH financent une recherche en amont qui n’a pas de valeur commerciale immédiate, mais qui fournit les éléments constitutifs des innovations futures. Cela inclut des projets destinés à cartographier les mécanismes à l’origine des maladies, à mettre au point de nouvelles techniques de laboratoire ou à constituer d’immenses bases de données, qui pourront être exploitées durant des décennies.

Ce sont par exemple les recherches financées par les NIH dans les années 1950 qui ont mené à l’identification du cholestérol et à établir son rôle dans les maladies cardiovasculaires, ce qui a ouvert la voie à la découverte ultérieure des statines. Ces molécules sont aujourd’hui prescrites à des millions de personnes dans le monde pour contrôler leur taux de cholestérol.

Dans les années 1960, les recherches en biologie du cancer ont conduit à la découverte du cisplatine. Utilisée en chimiothérapie, cette molécule est à l’heure actuelle administrée à 10 à 20 % des patients atteints de cancer.

Les recherches fondamentales menées dans les années 1980 pour comprendre le rôle joué par les reins dans le métabolisme du sucre ont de leur côté ouvert la voie à la découverte d’une nouvelle classe de médicaments contre le diabète de type 2. Certains d’entre eux sont également utilisés pour mieux prendre en charge les problèmes de poids. Le diabète touche près de 38 millions de personnes aux États-Unis, où plus de 40 % des adultes sont obèses.

Un patient atteint de cancer reçoit une chimiothérapie dans une clinique
Le cisplatine, largement utilisé en chimiothérapie, a été mis au point grâce aux recherches fondamentales menées pour comprendre la biologie du cancer, lesquelles ont été financées par les NIH.
FatCamera/E+ via Getty Images

Sans ce type d’investissement public financé par les contribuables, nombre de projets fondateurs ne verraient jamais le jour, les entreprises privées hésitant à s’engager dans des travaux aux horizons lointains ou aux profits incertains. Notre étude n’a pas chiffré ces effets, mais les données montrent que lorsque la recherche publique ralentit, l’innovation en aval et les bénéfices économiques sont également retardés. Cela peut se traduire par une diminution du nombre de nouveaux traitements, un déploiement plus lent de technologies permettant de réduire les coûts et une croissance moindre des industries qui dépendent des avancées scientifiques.

Une réduction de la main-d’œuvre scientifique

En octroyant des subventions pour financer les étudiants, les chercheurs postdoctoraux et les jeunes scientifiques, ainsi que les laboratoires et infrastructures où ils sont formés, les NIH jouent également un rôle central dans la préparation de la « relève » scientifique.

Lorsque les budgets diminuent, le nombre de postes disponibles se réduit et certains laboratoires sont contraints de fermer. Cette situation peut décourager les jeunes chercheurs d’entrer dans un domaine ou d’y rester. Ces conséquences dépassent le seul cadre académique. En effet, certains scientifiques formés par les NIH poursuivent ensuite leur carrière dans le secteur des biotechnologies, de l’industrie des dispositifs médicaux ou de la science des données. Un système de formation affaibli aujourd’hui signifie donc moins de professionnels hautement qualifiés dans l’ensemble de l’économie demain.

Les programmes des NIH ont, par exemple, permis de former non seulement des chercheurs universitaires, mais aussi des ingénieurs et analystes qui travaillent désormais sur les thérapies immunitaires, les interfaces cerveau-ordinateur, les outils de diagnostic ou encore les dispositifs pilotés par l’intelligence artificielle, ainsi que sur d’autres technologies utilisées tant par des start-up que par des entreprises biotechnologiques et pharmaceutiques établies.

Si ces opportunités de formation se raréfient, les industriels des biotechnologies et du médicament risquent de voir le vivier de talents dans lequel ils puisent se réduire. Un affaiblissement de la main-d’œuvre scientifique financée par les NIH pourrait également compromettre la compétitivité mondiale des États-Unis, y compris dans le secteur privé.

L’innovation se déplace vers des marchés plus limités

Les investissements publics et privés remplissent des fonctions différentes. Le financement des NIH réduit souvent le risque scientifique en menant les projets à un stade où les entreprises peuvent investir avec davantage de confiance. Des exemples passés incluent le soutien à la physique de l’imagerie ayant conduit à l’imagerie par résonance magnétique (IRM) et à la tomographie par émission de positons (TEP), ainsi que des recherches en science des matériaux qui ont permis la mise au point des prothèses modernes.

Nos recherches mettent en évidence le fait que lorsque l’investissement public recule, les entreprises tendent à se concentrer sur des produits présentant des retours financiers plus immédiats. L’innovation s’oriente alors vers des médicaments ou des technologies aux prix de lancement très élevés, délaissant des améliorations qui pouvant répondre à des besoins plus larges (optimisation de thérapies existantes ou développement de diagnostics largement accessibles). Or, lorsque le financement public se réduit et que les entreprises privilégient des produits onéreux plutôt que des améliorations accessibles à moindre coût, la dépense globale de santé peut croître.

Un chirurgien examine une IRM cérébrale
Les technologies d’imagerie, telles que l’IRM, ont été développées grâce au financement public de la recherche fondamentale par les NIH.
Tunvarat Pruksachat/Moment via Getty Images

Certains médicaments anticancéreux, par exemple, reposent fortement sur des découvertes fondamentales issues de la biologie cellulaire et de la méthodologie des essais cliniques, découlant de recherches financées par les NIH. Des études indépendantes révèlent que sans ce socle initial de recherche publique, les délais de développement s’allongent et les coûts augmentent – des effets qui se traduisent par des prix plus élevés pour les patients et les systèmes de santé.

Ce qui apparaît comme une économie budgétaire à court terme peut donc produire l’effet inverse, les programmes publics tels que Medicare (système d’assurance-santé destiné aux plus de 65 ans et aux personnes répondant à certains critères, ndlr) et Medicaid, qui procure une assurance maladie aux personnes à faibles ressources, devant finalement absorber des coûts supérieurs.

La prévention et la santé publique reléguées au second plan

Les NIH financent également une part importante de la recherche consacrée à la promotion de la santé et à la prévention des maladies. On peut par exemple citer les études sur la nutrition, les maladies chroniques, la santé maternelle ou encore les expositions environnementales telles que la pollution au plomb ou la pollution atmosphérique.

Ces projets contribuent souvent à améliorer la santé des individus avant que la maladie ne s’aggrave. Ils attirent cependant rarement des investissements privés, car leurs bénéfices, qui apparaissent progressivement, ne se traduisent pas en profits directs.

Repousser à plus tard ou annuler la recherche en prévention peut conduire à des coûts ultérieurs plus élevés, en raison de l’augmentation du nombre de patients dont l’état se sera dégradé et nécessitera des traitements lourds afin de soigner des affections qui auraient pu être évitées ou mieux prises en charge en amont.

Des décennies d’observation dans le cadre de la Framingham Heart Study (une étude épidémiologique au long cours, dont l’objet initial était l’étude des maladies cardiovasculaires, et qui se poursuit encore aujourd’hui) ont façonné les recommandations thérapeutiques sur des facteurs de risque tels que l’hypertension artérielle et les troubles du rythme cardiaque.

Aujourd’hui, les connaissances s’appuyant sur ce pilier de la prévention permettent de réduire les risques d’infarctus et les accidents vasculaires cérébraux (AVC), graves et coûteux à traiter lorsqu’ils surviennent.

Une réorientation plus large

Au-delà de ces domaines précis, la véritable question est de savoir comment les États-Unis choisiront à l’avenir de soutenir la recherche scientifique et médicale. Pendant des décennies, l’investissement public a permis aux chercheurs de s’attaquer à des problématiques difficiles et de mener des études s’étalant sur plusieurs décennies.

Ce soutien financier a contribué à produire des avancées allant des thérapies psychosociales pour lutter contre la dépression aux méthodes chirurgicales de transplantation hépatique. Autant de progrès qui ne s’intègrent pas aisément dans les logiques de marché, contrairement aux médicaments ou aux dispositifs médicaux.

Si le soutien du gouvernement s’affaiblit, la recherche médicale et la recherche en santé publique pourraient devenir plus dépendantes des marchés et de la philanthropie. Cette situation risquerait de réduire l’éventail des problématiques étudiées et de limiter la capacité de réaction face à des urgences telles que l’émergence de nouvelles infections ou la gestion des risques sanitaires liés au climat.

Les pays qui auront choisi de maintenir un investissement public soutenu dans la recherche pourraient aussi acquérir un avantage sur les États-Unis, en s’avérant capables d’attirer les meilleurs chercheurs, et en se trouvant en position d’établir les standards mondiaux sur lesquels se baseront les nouvelles technologies. Le corollaire étant qu’une fois que les opportunités auront été perdues et que les talents se seront dispersés, la reconstruction du système exigera bien plus de temps et de ressources que s’il avait été préservé.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. États-Unis : les coupes envisagées dans la recherche médicale auraient des répercussions pendant des décennies – https://theconversation.com/etats-unis-les-coupes-envisagees-dans-la-recherche-medicale-auraient-des-repercussions-pendant-des-decennies-265455

Dans les polars des années 1950, des gifles pour réduire les personnages féminins au silence

Source: The Conversation – in French – By Camille Bouzereau, Chercheuse postdoctorale en linguistique, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Dans les romans policiers en français des années 1950-1970, écrits presqu’exclusivement par des hommes, les mots « gifle » et « gifler » ont souvent pour victimes des femmes qu’il s’agit de faire taire pour asseoir la domination masculine, comme le montre une étude linguistique.


Notre étude sur la gifle dans le polar s’inscrit au sein du projet POLARisation (2023-2026). Il regroupe des chercheuses et chercheurs en littératures, cultures populaires et médiatiques autour des récits criminels du XXe siècle et d’un grand corpus de fictions constitué avec Valentin Chabaux, ingénieur de Nanterre. Ce corpus numérique comprend 3015 romans écrits ou traduits en français, publiés entre 1945 et 1989 en France, chez plusieurs éditeurs et dans 8 collections de romans policiers.

L’intégralité des huit collections a été traitée de manière informatique (traitement automatique des langues ; linguistique de corpus) et nous avons d’abord cherché à extraire des patterns syntaxiques récurrents statistiquement, indiquant la spécificité du polar.

Des « patterns » autour de la gifle

Après avoir observé le vocabulaire récurrent qui entoure les termes de « bagarre », « coup de poing », « baffe », « gifle », nous avons constaté que les coups ont un genre : par exemple, la « baffe » (plus familier) est utilisée pour les conflits masculins et la « gifle » implique au moins un personnage féminin, alors qu’il s’agit de synonymes. Grâce à Adam Faci, postdoctorant en informatique, nous avons identifié un pattern qui a retenu notre attention. Il repose sur l’association récurrente d’un échange verbal et d’une gifle :

VERBE DE PAROLE + GIFLE + POUR + PRONOM + FAIRE TAIRE

Voici un extrait prototypique qui comprend cette séquence (nous développons ensuite) :

« C’était une scène terrible, où Mirabelle déversait un flot de grossièretés au point que Wessler, indigné, devait la gifler pour la faire taire. »

(Patrick Quentin, Puzzle pour acteurs, Presses de la Cité, « Mystère », 1971.)

L’analyse du texte confirme que dans ces occurrences les prises de parole féminines sont souvent suivies de gifles et que l’expression du but introduit par « pour » permet d’expliciter la finalité de la gifle : il s’agit presque toujours de « faire taire » le féminin. Plusieurs scénarios de la gifle sexiste sont repris en ce sens dans nos polars.

Parler au féminin dans les romans policiers

La gifle vient interrompre le discours féminin parce qu’il ne correspondrait pas au souci d’efficacité et d’action imposé par l’intrigue : elle doit mettre fin à l’inanité du personnage féminin (minoré, infantilisé, animalisé, jugé en crise) en même temps qu’elle signifie la domination et le sang-froid du détective ou de l’espion.

Avant la gifle, le discours féminin peut aussi se miner lui-même – stratégie de légitimation de la gifle masculine qui ne ferait que rendre service à un féminin arrivant au point de rupture :

« – Non, ça n’ira pas bien ! (Elle sanglotait dans son fauteuil, incapable de se retenir.) T… tu ne peux pas comprendre. T… tu ne sais pas comment ça se passe, ici. Elle va me mettre à la porte, et j… je ne peux vraiment pas… il faut que j… je…
Je la giflai, sèchement, deux gifles rapides en succession, de la paume et du dos de la main. »

(Jim Thompson, Nuit de fureur, Fleuve Noir, « Engrenage », 1983.)

Les points de suspension obligent à la répétition et, associés aux formes négatives, closent avant la fin de la phrase le discours d’un personnage ânonnant. La parenthèse renforce cet effet avec la négation « incapable de se retenir » : la narration vient interrompre elle-même le discours, pour commenter l’échec féminin à faire avancer l’intrigue. Dans un récit qui valorise la maîtrise de soi, cette incapacité est violemment sanctionnée – notons que l’homme qui gifle ici est maître de lui, et que la gifle semble un choix pragmatique, et non une réponse émotionnelle. La gifle devient même parfois un remède :

« – Non, il est mort, dit-elle, c’est le seul homme que j’ai aimé, le seul homme avec qui j’ai couché, nous étions amants, écoutez, nous étions amants et je ne le regrette pas parce que nous nous aimions, nous nous aimions, et à chaque fois c’était plus beau, oh mon Dieu, je voudrais être morte aussi…
Ses yeux étaient fixes, hagards ; des bulles de salive éclataient aux coins de sa bouche. Je la giflai, sans ménagement, assez fort pour lui retourner la tête et faire rougir sa joue. »

(Bill Pronzini, Où es-tu, militaire ?, Gallimard, « Série Noire », 1974.)

Le discours tenu par le personnage féminin est plein de répétitions signalant son incohérence, et il est marqué par une affectivité proche de l’hystérie, telle que définie par une médecine sexiste – l’interjection « Oh mon Dieu » suivie du vœu de mort. Les points de suspension révèlent aussi qu’il s’est définitivement enrayé. Les « bulles de salive », les yeux « hagards », peignent à grands traits un tableau clinique auquel la gifle vient remédier.

Le personnage féminin est ainsi minimisé, tant dans son discours que dans sa capacité à interagir à égalité avec le personnage masculin, et dans son érotisation : la femme fatale élégante et mystérieuse se transforme en hystérique dépenaillée (sans cesser parfois d’être sexualisée). La critique de cinéma et réalisatrice Laura Mulvey a d’ailleurs théorisé le « male gaze », ce « regard masculin » qui place le désir de domination de l’homme au centre du récit, à partir d’œuvres cinématographiques contemporaines de ces récits.




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Discours narrativisés, discours niés

Pour faire taire le personnage féminin, une autre possibilité est de réduire au maximum les propos rapportés en utilisant ce qu’on appelle en linguistique le discours narrativisé (DN), un discours qui laisse le lecteur imaginer ce que le personnage a dit à son destinataire.

Avec le DN, il est fait mention d’un discours qui a eu lieu, mais son contenu n’est pas précisé. Dans ce cadre, peu importe la teneur du propos rapporté. Soit le contenu du discours n’est qu’allusif (par exemple, ci-dessous, le terme « regrettables » rapportant le point de vue du narrateur et non celui du personnage féminin) :

« Par stupide gloriole, il lui avait raconté le déjeuner avec le diplomate. Elle avait très mal pris la chose et prononcé des mots regrettables. Il avait dû la gifler, encore une fois, pour la faire taire. »

(Jean Bruce, Noël pour un espion, Presses de la Cité, « Un mystère », 1956.)

Ou bien le contenu est porté par un cliché (ici, « glapir des injures ») :

« – Parce qu’elles m’emmerdent ! Aussitôt, les deux demoiselles se mirent à glapir des injures et Hernandez en gifla une pour lui imposer silence. »

(Charles Exbrayat, La haine est ma compagne, Librairie des Champs-Élysées, « Le Masque », 1981.)

Ce qui importe, c’est de dérouler le script de la gifle après la crise de nerfs. Dans ces contextes, la gifle est bien présentée comme un moyen de soumettre les personnages féminins – en état de sidération ou écrasés au sol :

« Ce spectacle redoubla l’hilarité d’Odile. Son rire devint un véritable hennissement. C’était la crise de nerf imminente. Mendoza le comprit et lui donna deux gifles droite, gauche, qui la firent vaciller. Soudain dégrisée, elle se mit à sangloter. »

(Jean-Pierre Conty, La Longue Nuit de Mr Suzuki, Fleuve Noir, « Espionnage », 1968.)

Des performativités brisées

Pour conclure, prenons un dernier exemple :

« – Vous n’avez pas le droit ! Margaret Boolitt, en larmes, retournant vers son mari, reçut, de la part de ce dernier, une autre gifle qui fit autant de bruit que la première. »

(Charles Exbrayat, Imogène et la veuve blanche, Librairie des Champs-Élysées, « Le Masque », 1975.)

Ici, Margaret Boolitt a la parole et s’exclame « Vous n’avez pas le droit ! ». Dans notre corpus, cet énoncé fréquent dans les défenses féminines échoue pragmatiquement : c’est une formule figée qui traduit l’impuissance féminine, un réflexe discursif consistant à vouloir s’abriter derrière une norme sociale, mais dans un contexte où cette norme est systématiquement violée.

Selon la philosophe Judith Butler reprenant John Langshaw Austin, la parole est performative (c’est-à-dire qu’elle a un impact sur le réel) quand elle est prononcée dans un cadre institutionnel légitime, par un locuteur habilité, et dont on reconnaît l’autorité. Or, dans les extraits étudiés, et bien souvent dans ces récits écrits par des hommes et pour les hommes, la performativité est brisée.

La parole féminine échoue précisément parce qu’elle ne remplit pas ces conditions de performativité. Comme le montre ce script de la gifle, la figure féminine dans le polar des années 1950-1970 est souvent dominée, contrôlée, et exclue des circuits de légitimation.

Cette représentation des femmes, giflées pour être réduites au silence, dans
des productions culturelles largement diffusées, est évidemment alimentée par les inégalités effectives entre les hommes et les femmes dans la société de cette époque, et a contribué en retour à alimenter le même imaginaire.

The Conversation

Camille Bouzereau a reçu des financements de l’ANR POLARisation & de l’Université Paris Nanterre.

Gonon Laetitia a reçu des financements de l’ANR pour le projet POLARisation auquel elle contribue.

ref. Dans les polars des années 1950, des gifles pour réduire les personnages féminins au silence – https://theconversation.com/dans-les-polars-des-annees-1950-des-gifles-pour-reduire-les-personnages-feminins-au-silence-265088