Le changement climatique est-il en décalage horaire ?

Source: The Conversation – in French – By Sarah Safieddine, Chargée de recherche CNRS (LATMOS/IPSL), Sorbonne Université

Le réchauffement climatique ne se mesure pas seulement en moyennes globales. Derrière les +1,5 °C ou +2 °C, souvent avancés comme indicateurs globaux, on retrouvera des réalités très différentes selon les lieux… et, surtout, selon les heures de la journée. Une récente étude montre comment l’usage généralisé du temps universel par les climatologues peut masquer ces différences en heures locales. Mieux les prendre en compte permettraient de mieux adapter nos villes, nos systèmes agricoles et nos politiques de santé publique.


Les chiffres du changement climatique sont bien connus : 1,5 °C de plus depuis l’ère préindustrielle, et +2 °C attendus d’ici 2050 si rien n’est fait. Il s’agit toutefois d’une augmentation moyenne des températures sur toute la surface du globe.

Derrière ces chiffres se cachent donc des réalités bien différentes, en fonction du lieu où on se situe sur Terre, mais également en fonction des moments de la journée. Non, il ne fera pas « chaud pareil » à midi qu’à minuit : les tendances de réchauffement, elles aussi, varient selon l’heure locale.

Dans une étude publiée récemment, nous avons ainsi montré que l’évolution des températures n’est pas uniforme tout au long de la journée. La hausse peut être plus marquée la nuit que l’après-midi, ou l’inverse, selon les régions du globe.

Et pourtant, les climatologues utilisent actuellement un repère unique pour comparer les données climatiques : le fuseau horaire UTC (temps universel coordonné). Pratique pour uniformiser les données climatiques, mais problématique pour comprendre les dynamiques locales. Ignorer l’heure locale peut fausser notre compréhension du changement climatique et limiter l’efficacité de nos politiques d’adaptation, par exemple lorsqu’il s’agit de limiter la surchauffe des villes en périodes de canicule.

D’abord, remettre les pendules à l’heure

Considérons, par exemple, un relevé à 12 heures UTC. Il correspondra à midi à Londres, mais à 21 heures à Tokyo, ou encore à 2 heures du matin à Los Angeles. En travaillant uniquement avec l’UTC, on mélange donc des observations réalisées de jour et de nuit, ce qui masque la variabilité diurne des températures – c’est-à-dire, les différences qui surviennent entre le jour et la nuit.

Si l’on ne considère que la terre ferme, en excluant les mers et les océans, la moyenne des températures globales proches du sol varie d’environ 14 °C à 16 °C. Mais si l’on convertit ces observations en heures locales autour du globe, il apparaît que cette variabilité diurne globale a beaucoup plus d’amplitude : de 11 °C à 6 heures du matin en moyenne à 19 °C vers 15 heures/16 heures.

Le cycle diurne de la température dépend fortement du référentiel temporel choisi. Exprimé en UTC, il reflète une moyenne globale déphasée par rapport aux conditions locales. Exprimé en heure locale, il révèle directement les variations quotidiennes vécues sur place.
Sarah Safieddine, Fourni par l’auteur

Pour cette étude, nous avons analysé plus de quarante ans de données (1981–2022) issues de la composante Terre (sans les mers et océans) de la réanalyse ERA5. C’est une base de données qui fusionne modèles et observations pour fournir, heure par heure, des estimations cohérentes de températures – et d’autres variables atmosphériques – depuis 1940, à l’échelle mondiale.

Et donc, au lieu de ramener systématiquement les données en UTC, nous les avons transposées en heures locales, en appliquant le principe des fuseaux horaires. Nous avons ainsi pu cartographier, heure par heure, l’évolution des températures terrestres proches de la surface (celle des bulletins météorologiques) à l’échelle mondiale. De quoi quantifier plus finement l’impact du changement climatique sur ces dernières au cours de la journée.




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Pas uniforme, ni dans l’espace ni dans le temps

Nos résultats montrent que l’évolution de la température au cours des quarante dernières années n’est pas uniforme, ni dans l’espace ni dans le temps.

De manière générale, depuis 1981, les températures augmentent presque partout sur Terre, avec un réchauffement particulièrement marqué dans les régions arctiques. Mais, dans le détail, certaines zones géographiques, comme l’Inde, semblent moins affectées : le réchauffement y est beaucoup plus lent qu’ailleurs. Si on considère le créneau horaire de 15 heures en Inde, on y observe même un… refroidissement depuis 1981.

Réchauffement de la température globale depuis 1981 à 3 heures du matin (à gauche) et à 15 heures (à droite), heure locale. À l’œil nu, on ne voit pas beaucoup de différence, sauf en Inde.
Sarah Safieddine, Fourni par l’auteur

Une des raisons de ces hétérogénéités tient à l’augmentation locale de certaines sources de pollution, en particulier des particules fines. Celles-ci peuvent bloquer une partie du rayonnement solaire et refroidir la surface terrestre.

Pour représenter de façon plus perceptible les variations de température au cours de la journée dans les différentes régions du monde, nous avons soustrait les tendances climatiques observées à 3 heures de celles observées à 15 heures. De quoi mettre en évidence plus clairement la variabilité diurne du changement climatique dans le monde.

Carte des écarts de tendances de réchauffement entre l’après-midi (15 heures) et la nuit (3 heures), sur la période 1981–2020 (en °C). Les valeurs positives indiquent un réchauffement plus marqué à 15 heures qu’à 3 heures.
Sarah Safieddine, Fourni par l’auteur

Nos résultats montrent alors que, pour une région donnée, la variation de l’amplitude du réchauffement climatique peut atteindre jusqu’à un degré Celsius entre le matin et l’après-midi, avec des tendances parfois opposées (comme en Inde), selon l’heure considérée.

Pour mieux s’adapter, des prévisions à l’heure locale

Cette vision plus fine et « heure par heure » du réchauffement ouvre de nombreuses perspectives concrètes.

D’abord pour l’agriculture, où ce n’est pas la moyenne annuelle des températures qui compte, mais celle qui surviendra lors de moments critiques, tels que la germination, la floraison, la production de fruits, etc. Prévoir plus finement les pics horaires de température permettrait alors d’adapter les calendriers d’irrigation ou de semis.




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En matière de santé publique également : on sait que les vagues de chaleur sont d’autant plus dangereuses que la température nocturne reste élevée, ce qui limite la bonne récupération de l’organisme. Une prévision plus fine de ces extrêmes nocturnes permettrait de mieux identifier les nuits et les villes à risque pour les personnes fragiles.

De même, cela aiderait également à mieux programmer les compétitions sportives en fonction des températures prévues à l’heure locale. En effet, des compétitions organisées aux heures les plus chaudes de la journée peuvent exposer athlètes et spectateurs à des risques accrus.




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C’est également une donnée importante pour améliorer l’urbanisme de nos villes. Celles-ci connaissent déjà, en période de canicules, un effet d’îlot de chaleur marqué la nuit.

Une connaissance fine de l’évolution diurne et nocturne des température heure par heure est donc indispensable pour concevoir des espaces urbains plus résilients, et notamment des « refuges climatiques » pour les riverains.




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Enfin, l’amélioration des modèles de prévision climatique pour réellement les replacer « à l’heure locale » permettrait de rendre les systèmes d’alerte plus pertinents pour les citoyens et pour les décideurs.

Le réchauffement climatique ne se résume pas à quelques degrés de plus. Il s’agit aussi de savoir quand, dans la journée, ces degrés supplémentaires s’ajoutent. En mettant l’accent sur l’heure locale, nous révélons une nouvelle dimension du changement climatique qui peut transformer nos stratégies d’adaptation.

The Conversation

Cathy Clerbaux a reçu des financements du Centre National d’Etudes Spatiales pour financer les travaux de recherche de son équipe.

Sarah Safieddine ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Le changement climatique est-il en décalage horaire ? – https://theconversation.com/le-changement-climatique-est-il-en-decalage-horaire-265820

Contre les insomnies, le cannabis thérapeutique présente-t-il un intérêt ?

Source: The Conversation – in French – By Guillermo López Lluch, Catedrático del área de Biología Celular. Investigador asociado del Centro Andaluz de Biología del Desarrollo. Investigador en metabolismo, envejecimiento y sistemas inmunológicos y antioxidantes., Universidad Pablo de Olavide

En cas de traitement aux cannabinoïdes contre l’insomnie, au fil du temps, les neurones pourraient perdre de leur sensibilité, ce qui obligerait à augmenter les doses. Steve Ikeguchi/Shutterstock

Une étude publiée dans la revue « Plos Mental Health » suggère que des produits dérivés du cannabis pourraient être efficaces pour traiter l’insomnie. Mais outre le nombre peu élevé de personnes incluses dans cette recherche, ses résultats butent sur l’absence d’effet observée à la fin de la période d’étude, et ce, malgré l’augmentation des doses de CBD ou de THC.


Le cannabis, ou chanvre, est connu pour ses effets sur le système nerveux. Aujourd’hui, une étude publiée par le chercheur Arushika Aggarwal et ses collaborateurs, dans la revue scientifique Plos Mental Health, analyse son utilisation dans le traitement de l’insomnie.

Ce travail s’appuie sur des informations provenant du registre médical britannique sur le cannabis. Concrètement, il s’agit de données concernant des personnes qui ont été traitées avec des produits dérivés du Cannabis sativa et qui ont répondu à une série de questionnaires visant à déterminer leur effet sur la qualité du sommeil, sur l’anxiété, sur les habitudes de vie ou sur l’état de santé général.

Bien que l’utilisation de produits dérivés de cette plante, comme le haschisch ou la marijuana, puisse attirer l’attention dans le but de traiter l’insomnie, les résultats de l’étude en eux-mêmes sont peu prometteurs et mettent en évidence certains problèmes liés à l’utilisation de ces composés. Le plus évident de ces problèmes est le développement d’une tolérance par le système nerveux, c’est-à-dire une diminution de la sensibilité des cellules aux molécules actives du cannabis.

Les composés actifs du cannabis

Pour comprendre l’effet sur l’être humain des composés pharmacologiques provenant d’autres organismes, par exemple de bactéries, champignons, plantes ou issus d’animaux, nous devons tenir compte de la relation entre un composé et son récepteur.

Nos cellules expriment des récepteurs pour les composés dérivés du cannabis connus sous le nom de cannabinoïdes. Le récepteur présent dans les cellules du système nerveux est le CB1R. Le CB2R, lui, est associé au système immunitaire.

L’anandamide, notre propre cannabinoïde

Ces récepteurs existent parce que notre organisme produit déjà un composé de la famille des cannabinoïdes appelé « anandamide ». L’anandamide est un neurotransmetteur, c’est-à-dire qu’il transmet des signaux entre les neurones, et il est produit par nos cellules. C’est notre cannabinoïde endogène.

Entre autres fonctions, l’anandamide régule l’humeur, la mémoire et la perception de la douleur, et agit comme un vasodilatateur.

Bien que notre corps synthétise naturellement l’anandamide, nous pouvons également l’obtenir à partir de certains nutriments tels que le chocolat, la truffe noire, les oursins et les œufs de certains poissons. C’est peut-être grâce à elle et à d’autres composés présents dans le chocolat que nous trouvons sa consommation si agréable et relaxante.

Le THC et le système nerveux

Les composants actifs du cannabis sont le cannabidiol ou CBD et le delta9-tétrahydrocannabinol ou THC.




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Des deux composés, le THC est celui qui présente la plus grande activité psychoactive, car il active le récepteur CB1R. Le CBD semble agir comme un inhibiteur, bien qu’il puisse augmenter les niveaux d’anandamide, ce qui produit un effet paradoxal puisqu’il inhibe le récepteur tout en augmentant les niveaux du stimulateur naturel en empêchant sa dégradation. Le CBD nous détendrait donc parce que son effet inhibiteur sur le récepteur serait annulé par l’augmentation de l’anandamide.

La tolérance, à l’origine de la dépendance

Bien que la dépendance aux cannabinoïdes ait fait l’objet de nombreux débats, il est certain qu’ils induisent également une tolérance, c’est-à-dire une diminution de la sensibilité des cellules aux cannabinoïdes qui s’aggrave avec le temps. Cet effet oblige à recourir à une plus grande quantité de composés pour produire le même effet, ce qui est la clé de la dépendance aux drogues.

Les travaux récemment publiés montrent clairement cette augmentation de la tolérance. Tous les questionnaires utilisés auprès de la population étudiée ont révélé un effet plus important des cannabinoïdes après un mois de traitement, qui s’est ensuite atténué pour atteindre des niveaux antérieurs au traitement au bout de 18 mois. En d’autres termes, à la fin de l’étude, la perception des participants était la même qu’avant le traitement, bien qu’ils aient pris les composés pendant cette période et que la dose ait été augmentée.

Bien que les auteurs tentent d’expliquer ce processus par un éventuel effet placebo ou par un nombre limité de participants, 124 au total, on ne peut exclure l’effet dû à la tolérance. De fait, ils affirment eux-mêmes qu’on ne peut l’exclure.

Les bases moléculaires de la tolérance aux médicaments

Toute personne qui dépend d’un médicament de manière chronique peut constater que son corps développe une tolérance. C’est particulièrement le cas lors de traitements par anxiolytiques ou analgésiques. Les cellules ont besoin de stimuli pour pouvoir agir de manière coordonnée avec le reste du corps. Ces stimuli dépendent de l’activation de leurs récepteurs.

Les neurones ont besoin de neurotransmetteurs pour envoyer leurs signaux à d’autres neurones ou aux organes. Les récepteurs de ces neurotransmetteurs peuvent être stimulés par des substances, telles que les composés du cannabis, qui sont similaires à celles que l’on trouve naturellement dans notre cerveau, mais ils peuvent subir des modifications si le signal est intense ou durable.

L’une de ces modifications est l’insensibilité des récepteurs ou leur réduction face à un stimulus continu et intense. C’est ce que l’on appelle la tolérance par diminution des récepteurs. Cette tolérance est bien connue dans le cas des opioïdes et constitue le principe de la dépendance à ces substances. Les cellules réduisent le nombre de récepteurs car le stimulus est anormalement élevé, de sorte que pour produire le même signal et donc le même effet, elles ont besoin d’un stimulus de plus en plus fort.

Ainsi, au fil du temps, le corps s’habitue aux opioïdes, qui perdent alors de leur efficacité, ce qui oblige les patients à en prendre de plus en plus. Ce problème s’est posé, par exemple aux États-Unis, avec la consommation excessive d’oxycodone.

La recherche présentée ici semble mettre en avant l’idée d’un traitement possible contre l’insomnie à base de produits dérivés du cannabis. Cependant, même si les participants ont initialement constaté un effet positif, l’absence d’effet observée à la fin de la période d’étude, malgré l’augmentation des doses de CBD ou de THC, semble indiquer clairement que les neurones perdaient leur sensibilité aux cannabinoïdes et qu’une dépendance risquerait de se développer.

Peut-être que les thérapies basées sur l’augmentation du cannabinoïde endogène, l’anandamide, seraient plus intéressantes pour traiter les troubles du sommeil.

The Conversation

Guillermo López Lluch est membre de la Société espagnole de biologie cellulaire, de la Société espagnole de biochimie et de biologie moléculaire, de la Société espagnole de gériatrie et de gérontologie, de la Society for Free Radical Research et président de l’International Coenzyme Q10 Association. Les recherches menées par l’auteur sont financées par des fonds publics provenant du gouvernement espagnol ou du gouvernement autonome d’Andalousie.

ref. Contre les insomnies, le cannabis thérapeutique présente-t-il un intérêt ? – https://theconversation.com/contre-les-insomnies-le-cannabis-therapeutique-presente-t-il-un-interet-264165

Katherine Johnson : la mathématicienne qui a envoyé des astronautes dans l’espace

Source: The Conversation – in French – By Coralie Thieulin, Enseignant chercheur en physique à l’ECE, docteure en biophysique, ECE Paris

Sans les calculs de Katherine Johnson et des autres « figures de l’ombre », les astronautes d’Apollo 11 n’auraient pas pu revenir sains et saufs de la Lune. Bob Nye/NASA/Wikimédia Commons

Si l’on a retenu les noms des premiers astronautes à faire quelques pas sur la Lune, ceux des femmes qui ont rendu possible cette prouesse sont longtemps restés dans l’oubli. Parmi elles, Katherine Johnson, qui faisait partie de ces « ordinateurs humains », de brillantes mathématiciennes dont le travail, peu reconnu à l’époque, fut pourtant essentiel pour calculer les trajectoires des missions spatiales de la Nasa.


Dans l’ombre des fusées qui perçaient le ciel et des astronautes qui marchaient sur la Lune se cachait une femme à l’esprit plus rapide qu’un ordinateur. Katherine Johnson, mathématicienne de génie, a calculé les trajectoires qui ont permis à l’Amérique de conquérir l’espace. Avant d’écrire l’histoire de la Nasa, elle a dû affronter celle de son pays : une Amérique ségrégationniste où être femme noire signifiait lutter chaque jour pour prouver que le génie n’a ni couleur ni genre.

« Les filles sont capables de faire exactement les mêmes choses que les hommes. Parfois, elles ont même plus d’imagination qu’eux. » — Katherine Johnson

Une jeunesse brillante dans l’Amérique ségrégationniste

Katherine Coleman naît le 26 août 1918 à White Sulphur Springs, en Virginie-Occidentale. Fille d’un bûcheron et d’une institutrice, elle grandit dans une Amérique profondément marquée par les lois Jim Crow. Très tôt, son génie pour les chiffres saute aux yeux et lui vaut de sauter plusieurs classes à l’école. Malheureusement, à cette époque, le comté où elle habite ne propose pas d’éducation aux enfants noirs au-delà de l’âge de 9 ou 10 ans. Son père, déterminé à offrir à sa fille l’instruction qu’elle mérite malgré la ségrégation, déménage une partie de l’année pour qu’elle puisse suivre des cours de qualité à l’institut de West Virginia State College.

À 15 ans, elle y débute ses études supérieures et rencontre le mathématicien William Schieffelin Claytor, l’un des premiers Afro-Américains à obtenir un doctorat en mathématiques. Il la prend sous son aile et l’encourage à viser plus haut que ce que la société lui permet. En 1937, à 18 ans, elle sort diplômée avec les plus grands honneurs en mathématiques et en français.

Cette même année, elle épouse le physicien et mathématicien James Francis Goble, avec qui elle aura trois filles. Elle débute sa carrière comme enseignante, l’un des rares débouchés pour une femme noire diplômée en mathématiques à l’époque. Sa vie semble tracée : enseignement, foyer, et un génie cantonné aux salles de classe.

Ses débuts comme « ordinateur humain »

Photo noir et blanc de Katherine Johnson, elle est assise à son bureau devant une machine à écrire ou à calculer.
Katherine Johnson à la Nasa en 1966.
NASA/Wikimédia Commons

En 1953, le National Advisory Committee for Aeronautics (Naca), ancêtre de la Nasa, ouvre un département de calcul réservé aux femmes afro-américaines : le West Area Computing Unit, dirigé par une compatriote de Virginie-Occidentale, Dorothy Vaughan. Johnson postule et y est engagée comme « ordinateur humain » – littéralement un cerveau destiné à faire, à la main, ce que les ordinateurs électroniques commencent tout juste à accomplir. Avec son mari et ses filles, elle déménage à Newport News, en Virginie, pour rejoindre ce nouveau poste.

Dans cet univers, les femmes calculent, les hommes valident. Plus grave encore : Katherine Johnson et ses collègues noires travaillent dans une aile séparée du bâtiment, mangent dans une cantine à part et doivent parcourir plusieurs centaines de mètres pour trouver des toilettes qui leur sont réservées.

Pendant ce temps, son mari James tombe gravement malade. Elle continue pourtant son travail avec la même rigueur. Il décède en 1956, la laissant seule avec leurs trois filles.

Des calculs qui envoient des hommes dans l’espace

En 1958, la Naca devient la Nasa et supprime officiellement la ségrégation dans ses bureaux. Katherine est intégrée à l’équipe du Space Task Group, la cellule chargée du tout premier programme spatial habité des États-Unis : Mercury. Son talent va alors se révéler décisif.

Elle calcule à la main la trajectoire du vol suborbital d’Alan Shepard, en 1961, le premier Américain envoyé dans l’espace. Mais c’est surtout lors du vol orbital de John Glenn, en 1962, qu’elle entre définitivement dans l’histoire. Glenn sait que les nouveaux ordinateurs électroniques sont sujets aux pannes et dysfonctionnements : une erreur de virgule et c’est un astronaute perdu dans l’infini. Avant de décoller, il lance alors cette phrase restée célèbre, en parlant de Katherine Johnson :

« Faites vérifier les calculs par la fille. Si elle dit que c’est bon, je suis prêt à y aller. »

Photo en noir et blanc. John Glenn, en combinaison spatial, est debout devant la capsule flanquée d'un drapeau américain et sur laquelle est indiqué « Friendship 7 » et  « United States ».
John Glenn devant la capsule Friendship 7, dans laquelle il deviendra le premier Américain à aller dans l’espace.
NASA/Wikimedia Commons

Katherine Johnson vérifie les équations ligne par ligne, à la main. Le calcul est correct : Glenn décolle et revient sain et sauf. Le vol est un succès et marque un tournant dans la compétition entre les États-Unis et l’Union soviétique dans la conquête spatiale.

Viser la Lune

Le module de commande sur le pont du porte-avion qui l'a récupéré après son amerrissage. Sa carlingue est brûlé après son entrée dans l'atmosphère.
Le module de commande Columbia, de la mission Apollo 11, a ramené sur Terre les premiers astronautes à avoir posé le pied sur la Lune grâce aux calculs de Katherine Johnson.
NASA/Wikimedia Commons

Durant ces années intenses, Katherine se remarie avec le colonel James Johnson, qui soutiendra sa carrière et l’aidera à élever ses filles. La course à l’espace s’intensifie, et Katherine Johnson continue de mettre son génie au service des missions Gemini et Apollo.

Pour Apollo 11, elle calcule la trajectoire qui permet aux astronautes de quitter la Lune, de rejoindre le module de commande en orbite et de revenir sur Terre en entrant dans l’atmosphère avec une précision absolue – un exploit mathématique qui ne laisse aucune place à l’approximation. Elle publie aussi plusieurs articles scientifiques en son nom, chose très rare pour une femme noire à l’époque.

Une reconnaissance tardive

Il aura fallu attendre plusieurs décennies pour que l’Amérique mesure l’ampleur de ses contributions. En 2015, à 97 ans, Katherine Johnson reçoit la médaille présidentielle de la Liberté des mains de Barack Obama.

« Katherine G. Johnson a refusé d’être limitée par les attentes qu’avait la société à l’égard de son genre et de sa race, tout en repoussant les frontières de ce que l’humanité peut atteindre », déclare la Maison Blanche.

Katherine Johnson, une dame âgée assise dans un fauteuil roulant, avec la médaille attachée autour du cou par un large ruban bleu.
Katherine Johnson lorsqu’elle reçoit la médaille de la Liberté, remise par le président Barack Obama.
Bill Ingalls, NASA/Wikimedia Commons

L’année suivante, le livre puis le film les Figures de l’ombre (Hidden Figures) font connaître au grand public l’histoire de Katherine Jonhson et de ses collègues Mary Jackson et Dorothy Vaughan. Pour des millions de jeunes filles, surtout issues des minorités, elle devient un modèle : celui d’une femme qui prouve que le génie n’a ni couleur, ni sexe, ni frontières.

Katherine Johnson s’éteint le 24 février 2020, à 101 ans, laissant derrière elle un héritage scientifique et humain colossal. En 2016, la Nasa rebaptise l’un de ses bâtiments le Katherine-G.-Johnson Computational Research Facility, comme symbole de réparation morale. Sa vie nous rappelle que le progrès scientifique n’est pas seulement affaire de technologie, mais aussi de courage, de dignité et d’équité.

The Conversation

Coralie Thieulin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Katherine Johnson : la mathématicienne qui a envoyé des astronautes dans l’espace – https://theconversation.com/katherine-johnson-la-mathematicienne-qui-a-envoye-des-astronautes-dans-lespace-265997

Atermoiements autour de l’avion du futur : quand l’Europe de la défense se heurte à ses contradictions

Source: The Conversation – in French – By Chloé Zanardi, Assistant professor, TBS Education

La « coopétition », c’est-à-dire la coopération sur un projet donné par deux acteurs se trouvant par ailleurs en compétition, est un processus complexe qui peut achopper à divers moments. C’est ce que l’on constate en examinant la difficile progression du projet d’avion du futur porté conjointement par Dassault et Airbus Defense and Space.


Alors que Dassault enchaîne les succès à l’international avec son Rafale, le projet de Système de combat aérien du futur (Scaf), censé incarner l’avenir de l’aviation de combat européenne, s’enlise. L’été 2025 a marqué un nouveau coup d’arrêt pour l’ambitieux programme d’avion de combat du futur qui réunit Dassault, représentant les intérêts français, et Airbus Defense and Space, représentant notamment les intérêts allemands.

Depuis ses débuts, le projet, qui se présente principalement comme une « coopétition » entre Dassault et Airbus Defense and Space, peine à avancer alors qu’il est annoncé comme le successeur du Rafale. Le 22 juillet, Éric Trappier, PDG de Dassault, a dénoncé une gouvernance de projet « sans vrai leader » et menacé de quitter le programme. Berlin a alors d’abord répliqué en avertissant contre tout changement de gouvernance au profit de l’industriel français avant de menacer à son tour de quitter le projet pour se tourner vers de nouveaux partenaires.

Le constat est celui d’une coopération à l’arrêt, dans un contexte géopolitique où l’Europe cherche pourtant à renforcer son autonomie stratégique. La question centrale est la suivante : comment concilier les intérêts de la défense des États européens, qui rend nécessaires des programmes européens ambitieux comme le Scaf, avec les intérêts des entreprises nationales ?

Qu’est-ce que le Scaf, et pourquoi est-il stratégique ?

Né en 2017, le projet Scaf vise à développer un avion de combat capable de rivaliser avec le F-35 Lightning II américain. Selon la France et l’Allemagne, qui en sont à l’origine, ainsi que l’Espagne, le F-35 représente une menace pour la souveraineté européenne et justifie le lancement d’un programme spécifiquement européen.

L’entrée en service du Scaf est prévue à l’horizon 2040, avec des objectifs ambitieux. C’est un système de système incluant un avion furtif, un « cloud de combat » et une flotte de drones, pensé afin de répondre à la montée en gamme technologique des autres puissances. Le projet est aujourd’hui en phase 1B, étape préparatoire avant la construction d’un démonstrateur de vol lors de la phase 2.

Pour Berlin, il s’agit de garantir la continuité de son industrie aéronautique militaire grâce à une coopération étroite avec la France et l’Espagne. « La réussite du projet est une condition essentielle à la compétitivité de l’industrie aéronautique militaire allemande et européenne », souligne le ministère fédéral allemand de la défense dans le 19e rapport allemand sur l’armement.

Coopétition et souveraineté : le dilemme européen du Scaf

La coopétition, c’est-à-dire la coopération avec un concurrent, repose sur une logique paradoxale. Les entreprises collaborent pour créer de la valeur, mais cherchent en même temps à en capter la plus grande part possible pour elles-mêmes. Cela les conduit à partager des connaissances pour progresser et co-innover, tout en protégeant leurs savoirs stratégiques afin d’éviter des transferts non désirés. La coopétition mêle donc confiance et défiance à parts égales et génère inévitablement des tensions.

À l’échelle européenne, la coopétition entre les États et entre les industriels apparaît comme un levier stratégique pour renforcer la souveraineté technologique. Mais cette stratégie comporte aussi des risques majeurs : transferts de connaissances sensibles, captation asymétrique de la valeur co-créée avec un partenaire… qui reste, malgré tout, un concurrent (Le Roy et coll., 2022).

Ces enjeux prennent une dimension particulière lorsqu’ils touchent à la souveraineté. Coopérer avec un industriel étranger, même européen, peut revenir à lui donner les moyens de vous concurrencer demain.

Dans le projet Scaf, ce dilemme coopétitif est particulièrement important. Dassault, côté français, et Airbus Defense and Space, côté allemand doivent coopérer pour développer l’avion du futur dans le cadre d’une ambition européenne. Mais Dassault et Airbus Defense and Space sont en concurrence sur le marché mondial, avec le Rafale pour Dassault et l’Eurofighter pour Airbus. Depuis son lancement, cette relation ambivalente nourrit des tensions persistantes qui fragilisent la progression du programme.

Les tensions « coopétitives » dans le cadre du projet Scaf

Les tensions entre Dassault et Airbus Defense and Space portent d’abord sur la répartition des tâches et la gouvernance du projet. Au départ, un accord prévoyait une répartition équitable (50/50), Dassault étant désigné maître d’œuvre en raison de son expertise. Mais en 2019, l’intégration de l’Espagne a conduit les États à proposer un partage en trois parts égales.

Le rééquilibrage, perçu comme une remise en cause du rôle central de Dassault, a marqué le début d’un conflit qui ne s’est jamais apaisé. Airbus juge la répartition inéquitable et conteste la maîtrise d’ouvrage française, tandis que Dassault refuse de céder. Faute d’accord, la phase 1B du programme, visant à construire un démonstrateur de vol, a été bloquée.

Les tensions concernent aussi le partage des connaissances, question directement liée aux enjeux de souveraineté. Berlin a réclamé à Dassault d’ouvrir l’accès à certaines technologies, ce que l’industriel français a refusé par crainte d’un transfert non désiré de connaissances. Airbus Defense and Space considère pourtant que, sans cet échange, elle ne pourra pas pleinement bénéficier du co-développement. Angela Merkel soulignait déjà en 2021 que « les questions de propriété industrielle, de partage des tâches et de leadership » restaient centrales. Le PDG de Dassault lui répondait en écho : « Si je donne mon background aujourd’hui et que le programme est annulé dans deux ans, comment serais-je protégé vis-à-vis de la concurrence ? »

Un compromis politique a bien été trouvé fin 2022 entre Paris et Berlin pour débloquer la phase 1B et confirmer le rôle de Dassault. Mais les désaccords persistent et ralentissent à nouveau le programme, au risque de compromettre la suite du projet. Dassault Aviation réclame une gouvernance plus claire, afin de disposer de la latitude nécessaire pour exercer son rôle de maître d’œuvre du pilier n°1 (le développement de l’avion).

« La question se pose pour l’efficacité du projet qui réunit trois pays […] où il n’y a pas un vrai leader mais trois “co-co-co”. […] Comment puis-je assurer un leadership alors qu’en face de moi, j’ai quelqu’un qui pèse deux fois plus ? Comment peut-on diriger un programme si je n’ai même pas le droit de choisir mes sous-traitants en France, en Espagne et en Allemagne ? Ce n’est pas la bonne méthode pour faire voler un avion », résumait Éric Trappier, PDG de Dassault Aviation, le 22 juillet dernier.

Airbus Defense and Space, de son côté, refuse tout changement de gouvernance. « Si les gens veulent que le Scaf existe, nous savons tous comment le faire. Il suffit de revenir à ce qui a été convenu et de s’y tenir. Mais si certains pensent que nous devons repartir de zéro, ce n’est pas acceptable », déclarait son PDG, Michael Schoellhorn, le 19 juin 2025 au salon du Bourget.

Résultat : le projet reste bloqué dans sa phase 1B, censée déboucher sur un démonstrateur de vol. Pour l’instant, le « système de combat aérien du futur » n’existe encore qu’au stade d’avion de papier. Un long chemin coopétitif reste donc à parcourir.

Le Scaf se trouve au cœur d’un débat où s’entremêlent souveraineté, coopétition entre États et entreprises et partage des savoir-faire technologiques. Les tensions coopétitives mettent en péril son avancement, tandis que les États, bien plus que de simples financeurs, apparaissent comme de véritables orchestrateurs politiques et arbitres de cette coopétition fragile. « Nous prendrons une décision sur l’avenir du projet à la fin de l’année », a prévenu Friedrich Merz fin août, rappelant que le processus « ne peut pas durer indéfiniment » et qu’il est désormais impératif de « sortir de l’impasse et accélérer, car le projet ne tolère plus aucun report ». Mais comment ?

Manager les tensions coopétitives

Les recherches sur la coopétition montrent que les projets coopétitifs sont traversés par des situations paradoxales que les firmes doivent apprendre à gérer (Le Roy et coll., 2024). Les coopétiteurs doivent à la fois partager et protéger leurs connaissances, co-créer de la valeur tout en cherchant à se l’approprier individuellement, développer la confiance tout en cultivant une certaine méfiance. Leurs intérêts stratégiques peuvent diverger, générant des tensions liées à des comportements opportunistes ou à la gouvernance du projet, comme l’illustre le cas du Scaf. Si elles ne sont pas anticipées et managées, ces tensions risquent d’entraver la dynamique collaborative et de freiner l’avancement des projets.

Le management des projets coopétitifs requiert ainsi des dispositifs adaptés : séparation structurelles entre les activités en coopération et les activités en compétition, intégration individuelle des paradoxes coopétitifs, et mise en place de mécanismes spécifiques à la fois formels et informels.

Dans certains cas, la littérature souligne également l’importance du recours à un acteur tiers, capable d’endosser le rôle d’orchestrateur neutre. Ainsi, une recherche sur le programme Européen Galileo, programme phare de l’industrie spatiale européenne, impliquant les compétiteurs OHB, Thales Alenia Space et Airbus Defence and Space, dévoile les tensions coopétitives au sein du projet qui ont nourri les tensions entre les coopétiteurs (Rouyre et coll., 2019).

Chaque acteur soupçonnait les autres d’être des « free riders » ou des « chasseurs de connaissances », freinant ainsi le partage d’informations stratégiques. Pour surmonter ces blocages, l’Agence spatiale européenne (ESA) a endossé un rôle d’orchestrateur neutre pour centraliser les flux de connaissances, diviser de manière claire des responsabilités industrielles, formaliser les processus et réaliser de la coordination technique. Cette gouvernance formelle a permis de limiter les tensions et d’assurer la réussite du projet.




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La nécessité de manager la coopétition et ses tensions met en évidence deux points de vigilance majeurs pour le Scaf. Premièrement, l’apparente absence de mécanismes adaptés au management d’un projet coopétitif (séparation des activités, intégration des paradoxes, dispositifs formels et informels). Deuxièmement, l’absence d’un orchestrateur neutre entre les deux coopétiteurs. S’inspirer des dispositifs de management de la coopétition identifiés par la recherche en sciences de gestion pourrait offrir des pistes concrètes pour mieux contenir ces tensions et redonner de l’élan à ce projet hautement stratégique pour la souveraineté Européenne.

Maîtriser le management de la coopétition, un enjeu clé pour l’avenir de la défense européenne

Le projet Scaf est le miroir des dilemmes européens : la nécessité de coopérer pour peser face aux grandes puissances, mais aussi la volonté de préserver les entreprises nationales.

Il montre qu’un des défis majeurs de la construction d’une défense européenne réside dans la capacité à manager des projets coopétitifs impliquant des entreprises et des États aux intérêts divergents. Deux scénarios sont possibles. Si le Scaf réussit, il pourrait devenir le symbole d’une souveraineté partagée et d’une innovation collaborative entre compétiteurs européens : un modèle transposable au spatial, à l’intelligence artificielle ou au cyber. En revanche, un échec enverrait un signal inquiétant. Il signifierait non seulement l’abandon d’un programme stratégique pour l’Europe, mais aussi la démonstration des limites structurelles de l’ambition de bâtir une véritable défense européenne.

L’enjeu de fond est donc clair : apprendre à manager la coopétition à l’échelle européenne sur des enjeux de souveraineté pour en faire un levier d’innovation, plutôt que de la laisser se transformer en champ de rivalités paralysantes.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. Atermoiements autour de l’avion du futur : quand l’Europe de la défense se heurte à ses contradictions – https://theconversation.com/atermoiements-autour-de-lavion-du-futur-quand-leurope-de-la-defense-se-heurte-a-ses-contradictions-265118

Comment les juges tracent la ligne entre critique d’une religion et stigmatisation des fidèles

Source: The Conversation – France in French (3) – By Anna Arzoumanov, Maitresse de conférences en langue et littérature françaises, Sorbonne Université

Certaines critiques de la religion relèvent-elles de la liberté d’expression ou basculent-elles dans la stigmatisation des croyants ? En France, la frontière est juridiquement ténue. Dans les prétoires, les juges tranchent, au cas par cas, loin des slogans et des polémiques médiatiques.


Les mots et discours qui circulent dans l’espace public sont régulièrement au cœur de controverses autour des limites de la liberté d’expression. Ils soulèvent des interrogations récurrentes sur les droits des individus, figures publiques ou anonymes, à tenir certains propos. Parmi les sujets les plus sensibles figurent les discours critiques à l’égard des religions.

Si certains les considèrent comme l’expression légitime d’une opinion ou d’un désaccord avec une doctrine, d’autres y voient une forme de stigmatisation insidieuse visant les croyants eux-mêmes. Ainsi, ce qui relève pour les uns d’un simple rejet intellectuel d’une croyance peut apparaître, pour les autres, comme une attaque implicite contre ceux qui y adhèrent. Ces divergences reflètent des clivages idéologiques profonds, qui alimentent la virulence des débats dans l’espace public.

Sans prétendre trancher ce débat, il faut souligner que ces tensions se jouent également dans les salles d’audience. Comment les juges français tracent-ils la ligne entre la critique d’une religion et la stigmatisation de ses fidèles ? La justice reconnaît-elle que cette frontière peut parfois s’estomper, que la critique peut glisser vers la stigmatisation ?

Offense ou préjudice ? Une distinction juridique essentielle

En France, la liberté d’expression repose sur la loi du 29 juillet 1881, qui garantit une parole libre dans l’espace public tout en posant des limites : diffamation, injure, provocation à la haine ou apologie de crimes sont ainsi sanctionnées. Longtemps concentré à la 17e chambre du tribunal judiciaire de Paris, ce contentieux s’est largement diffusé sur le territoire français avec les réseaux sociaux, impliquant désormais des anonymes autant que des figures publiques.

Pour les juges, la méthode reste constante : identifier la cible des propos, puis en apprécier le sens selon le contexte. Ce cadre juridique repose sur une distinction essentielle : on ne punit pas une opinion, mais un discours portant atteinte à des personnes. Cela rejoint l’opposition formulée par le philosophe français Ruwen Ogien (1947-2017) entre offense, dirigée contre des idées ou des croyances, et préjudice, qui touche des individus ou des groupes identifiables.

Ainsi, critiquer une religion, même de manière virulente, relève de la liberté d’expression, alors que viser explicitement ses fidèles en excède les limites. Les tribunaux font la différence entre des propos sur « l’islam » ou sur « le catholicisme », qui désignent des dogmes religieux, et ceux visant « les musulmans » ou « les catholiques », assimilables à des attaques contre des personnes. Cette ligne de séparation permet d’expliquer certaines décisions judiciaires : Michel Houellebecq, par exemple, a été relaxé en 2002 après avoir qualifié l’islam de « religion la plus con », la justice estimant qu’il s’en prenait au dogme, non aux croyants.

Cette distinction opérée entre croyance et croyants s’explique par le fait que, depuis 1881, le blasphème n’est plus un délit en France. La critique de figures ou de symboles religieux est donc légalement permise, même si elle choque. Mais cela n’empêche pas certains groupes de considérer ces critiques comme des atteintes aux croyants eux-mêmes. À intervalles réguliers, des associations saisissent les tribunaux pour tenter de faire reconnaître qu’une offense dirigée contre une religion constitue en réalité un préjudice infligé à ceux qui la pratiquent. La sociologue Jeanne Favret-Saada a bien analysé ce phénomène dans les Sensibilités religieuses blessées. Christianismes, blasphèmes et cinéma. 1965-1988 (2017), en montrant comment, dans certaines procédures, ces associations tentent de transformer une offense symbolique en une atteinte personnelle devant la justice.

La plupart des actions en justice liées à des offenses religieuses sont portées par des associations chrétiennes, notamment catholiques. En première ligne, l’Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne (Agrif), qui multiplie les procédures pour dénoncer ce qu’elle considère comme de la christianophobie. Pour elle, critiquer un dogme ou un symbole religieux revient à attaquer les croyants eux-mêmes. Dès 2010, le chercheur Jean Boulègue (1936-2011) relevait déjà que 90 % de ces affaires étaient engagées par des chrétiens, avec l’intention de faire reconnaître juridiquement l’offense comme un préjudice réel.

Des associations musulmanes ont tenté d’emprunter la même voie, notamment lors des procès contre Michel Houellebecq, en 2002, ou contre Charlie Hebdo après la publication des caricatures de Mahomet, en 2007. Mais la justice a tranché systématiquement en faveur d’une relaxe, les juges estimant que la critique visait la religion, non les musulmans en tant que groupe. Une position réaffirmée régulièrement : tant que le discours cible le dogme et non les fidèles, elle reste protégée par la liberté d’expression. En 2006, la Cour de cassation a même annulé une condamnation contre une publicité pastichant la Cène, rappelant qu’un symbole religieux peut être détourné sans que cela constitue une injure.

Si le principe juridique semble clair, son application se heurte à certains discours qui le mettent à mal. Dès lors que le discours s’éloigne du sens littéral, par des procédés comme la métonymie ou la personnification, l’identification de la cible devient plus complexe. C’est dans ces zones grises que se joue aujourd’hui la frontière entre critique légitime d’une croyance et discours stigmatisant des croyants.

Quand le discours prend des détours : la métonymie et la personnification à l’épreuve du droit

Le sens littéral des mots ne suffit pas toujours à identifier leur cible. Le contexte, le ton, l’intention, et certaines figures de style peuvent en modifier la portée.

Parmi elles, la métonymie désigne un objet par un autre auquel il est lié : dire « boire un verre », c’est évoquer le contenu, non le contenant. Dans le vers de Paul Éluard, « Paris a froid, Paris a faim », Paris désigne les habitants, non la ville elle-même. Ce glissement, bien connu des linguistes, peut devenir source d’ambiguïté en justice, où l’interprétation précise des propos est cruciale. La métonymie permet de suggérer sans nommer, de contourner les interdits sans les enfreindre explicitement. Dans les prétoires, elle pose la question suivante : où s’arrête la critique d’une idée ou d’un dogme, et où commence l’attaque d’un groupe de personnes ?

Un premier exemple éclaire ces enjeux. Un arrêt de la Cour de cassation du 16 mars 2021 portait sur un tract diffusé après l’attentat de Magnanville (Yvelines), où figuraient les slogans « Islam assassin » et « Islam dehors », associés à un poignard ensanglanté. La question posée aux juges : ces slogans visaient-ils la religion ou, métonymiquement, ses fidèles ? Le tract, en attribuant à l’islam des intentions humaines (volonté de soumettre, violence), recourait à la personnification, ce qui ouvre la voie à une désignation implicite des musulmans.

Le tribunal correctionnel a vu dans ce procédé une attaque indirecte contre les pratiquants, renforcée par d’autres expressions stigmatisantes caractéristiques du discours raciste (« grand remplacement », « invasion »). La cour d’appel, au contraire, a opté pour une lecture littérale, jugeant que l’absence de mention explicite d’un groupe empêchait de qualifier les propos d’incitation à la haine. La Cour de cassation a cassé cette décision, rappelant qu’on ne peut faire abstraction du discours figuré ni de ses effets implicites. Ce cas oppose donc deux lectures : l’une, contextuelle et figurale, attentive aux procédés stylistiques ; l’autre, strictement littérale, limitée au sens des mots en dehors de leur usage en contexte.

Une autre affaire, liée à des propos tenus en 2013 à Belfort (Territoire de Belfort), met en lumière un autre aspect de cette frontière floue entre critique de la religion et stigmatisation des croyants. La même personne que celle du tract y déclare : « Oui je suis islamophobe, et alors ? La haine de l’islam, j’en suis fière. L’islam est une saloperie […], c’est un danger pour la France. » Contrairement au tract, ici la religion est explicitement visée, sans glissement apparent vers les fidèles. La prévenue assume une hostilité envers une religion, et non envers ceux qui la pratiquent. Elle est condamnée en première instance par des juges qui acceptent d’y voir un glissement entre haine de la religion et haine des croyants, mais relaxée en appel : les juges reconnaissent la violence du propos, mais estiment qu’il relève d’une opinion sur une religion, sans intention manifeste de stigmatiser un groupe. Ce raisonnement interroge. Peut-on vraiment dissocier des formules comme « haine de l’islam » ou « l’islam est un danger » de toute portée sociale sur les croyants ? Revendiquer son islamophobie comme l’affirmation d’une haine à l’égard d’une croyance peut à l’inverse être vu comme une manière de contourner l’interdit de la haine envers les personnes, sous couvert de critiquer une abstraction.

Ces deux affaires illustrent les limites d’une approche strictement littérale et les difficultés que la distinction entre. Si les propos ne franchissent pas toujours le seuil de l’incitation légale, ils révèlent combien la frontière entre critique du dogme et attaque des croyants peut être instable, et parfois exploitée pour rester dans la légalité.

L’affaire Houellebecq, évoquée plus haut, en offre une nouvelle illustration. Dans une interview, l’écrivain affirme : « La religion la plus con, c’est quand même l’islam. » La justice y voit une critique de la religion en tant que telle, et non une attaque contre ses fidèles. Pourtant, lorsqu’il poursuit en déclarant : « L’islam naît avec la volonté de soumettre le monde […]. C’est une religion belliqueuse, intolérante, qui rend les gens malheureux », le discours glisse vers une personnification du dogme. Ce procédé ouvre la voie à une lecture métonymique, susceptible d’assimiler croyance et croyants. Là encore, l’interprétation littérale masque les effets de glissement potentiels du propos et l’ambiguïté de leur cible.

Les exemples étudiés montrent que la justice française s’efforce de maintenir une distinction délicate entre la critique du dogme et l’attaque dirigée contre les croyants eux-mêmes. Toutefois, cette frontière demeure instable, car elle peut facilement être contournée. Les mots, en contexte, peuvent glisser insidieusement de l’abstraction théologique à la stigmatisation implicite d’un groupe de fidèles. Ce glissement, souvent permis par les ressources mêmes du langage – métonymie, personnification, implicite – exige des juges une lecture fine et contextualisée des discours, attentive non seulement à leur contenu littéral, mais aussi à leurs effets, leurs sous-entendus, et à l’intention qui les anime.

Si la liberté de critiquer les religions constitue un principe fondamental en droit français, elle ne saurait servir de paravent à des propos qui, sous des apparences abstraites, ciblent en réalité un groupe identifiable. La langue, par sa richesse et sa souplesse, permet précisément ces déplacements de sens : les ignorer serait faire preuve d’un dangereux aveuglement.


Anna Arzoumanov est l’autrice de Juger les mots. Liberté d’expression, justice et langue, éditions Actes Sud, « La compagnie des langues », avril 2025.

The Conversation

Arzoumanov Anna a reçu des financements de l’ANR et du CNRS pour des projets de recherche sur la liberté d’expression.

ref. Comment les juges tracent la ligne entre critique d’une religion et stigmatisation des fidèles – https://theconversation.com/comment-les-juges-tracent-la-ligne-entre-critique-dune-religion-et-stigmatisation-des-fideles-263287

Diplômés, mais sans emploi : une enquête montre le paradoxe des jeunes Africains

Source: The Conversation – in French – By Andrea Juan, Chief Research Specialist, Human Sciences Research Council

Étudiez assidûment, obtenez votre diplôme, puis décrochez en toute confiance un emploi stable et bien rémunéré. C’est depuis longtemps ainsi que l’on imagine la manière de s’assurer un moyen de subsistance : en suivant des étapes claires et prévisibles. Mais cette vision est de plus en plus éloignée de la réalité. Les emplois sûrs ne sont plus garantis après l’obtention d’un diplôme de l’enseignement supérieur.

Il est difficile d’obtenir des données fiables et actualisées sur le chômage des diplômés en Afrique. Une étude du British Council réalisée en 2014 estimait que près d’un diplômé nigérian sur quatre (23,1 %) était au chômage. Au Kenya, selon cette étude, il fallait en moyenne cinq ans aux diplômés pour trouver leur premier emploi. En Afrique du Sud, le taux de chômage des diplômés n’était que de 5,8 % en 2008. En 2023, ce chiffre avait plus que doublé pour atteindre 11,8 %. Si l’on s’intéresse plus particulièrement aux jeunes diplômés âgés de 20 à 29 ans, qui constituent un indicateur utile pour ceux qui entrent sur le marché du travail, le chiffre est encore plus frappant : près d’un sur trois (30,3 %) était au chômage en 2023.

Ces chiffres sont révélateurs d’une crise. Le décalage entre les diplômés et les opportunités montre clairement qu’il est essentiel de trouver divers moyens de gagner sa vie.

Que font donc les diplômés pour gagner leur vie ? Nous avons récemment mené une étude portant sur plus de 500 diplômés africains de l’enseignement supérieur issus de 21 universités (neuf dans des pays africains et 12 dans d’autres pays) sur une période de cinq ans afin d’apporter quelques réponses.

Les résultats montrent que les diplômés se constituent des moyens de subsistance à partir de multiples sources plutôt que de suivre une carrière linéaire. Leurs parcours sont complexes. Seuls 16 % de l’échantillon total sont passés sans encombre de l’enseignement supérieur à un emploi et sont restés en poste pendant la période couverte par l’enquête.

Fort de ce constat, les universités peuvent aider à fournir aux diplômés les compétences et les ressources dont ils auront besoin dans le monde actif.

Les diplômés se constituent un portefeuille de revenus

L’étude montre que les diplômés africains font preuve d’ingéniosité pour générer des revenus. À partir de leurs réponses, nous avons identifié certaines tendances.

Tout d’abord, ils exercent plusieurs activités. Près de la moitié des personnes interrogées exerçaient plus d’une activité, par exemple un emploi tout en gérant une activité secondaire ou en poursuivant leurs études. Un diplômé ougandais a expliqué comment il jonglait entre un emploi salarié, des projets agricoles familiaux et la poursuite de ses études.

Deuxièmement, ils font de l’éducation elle-même un moyen de subsistance. Les bourses, les diplômes de troisième cycle et les possibilités de recherche leur apportent à la fois des revenus et une certaine stabilité.
D’autres utilisent le sous-emploi (des emplois qui ne correspondent pas à leurs qualifications, leurs compétences ou leurs ambitions) comme tremplin, acquérant de l’expérience en attendant de meilleures opportunités.

Troisièmement, l’entrepreneuriat ou le travail indépendant ont un rôle à jouer. Si seule une petite minorité compte uniquement sur sa propre entreprise, environ un cinquième des diplômés complétent leurs revenus de cette manière. Certains vendent des marchandises, d’autres créent des ONG ou des entreprises sociales, et beaucoup considèrent l’entrepreneuriat comme un filet de sécurité dans un marché du travail imprévisible.

Mais il ne s’agit pas seulement d’une question de nécessité. Les diplômés sont motivés par les opportunités, les projets passionnants et la possibilité de construire quelque chose qui leur appartient, souvent avec des membres de leur famille. Cela remet en question l’idée répandue selon laquelle l’entrepreneuriat en Afrique n’est motivé que par le désespoir. En réalité, la nécessité et l’opportunité se recoupent, et toutes deux font partie de la manière dont les diplômés gagnent leur vie.

Au-delà de l’« attente » d’une opportunité

Les parcours décrits par les diplômés ne correspondent pas à l’image conventionnelle de personnes « coincées » ou « sans emploi ». Au contraire, ils sont marqués par le mouvement, l’improvisation et la réinvention continue.

Même lorsqu’ils sont sous-employés, les diplômés décrivent souvent leur travail comme digne ou, à tout le moins, comme un tremplin. Ils investissent dans leur avenir, affinent leurs compétences et se constituent des réseaux.

Ce type d’autonomie (la capacité à naviguer dans l’incertitude et à imaginer d’autres futurs) est une ressource cruciale. Elle permet aux jeunes Africains de trouver la dignité et un but dans des contextes où le soutien institutionnel et les opportunités d’emploi sont limités.

Ce que les universités peuvent faire différemment pour préparer les diplômés

Ces conclusions soulèvent des questions difficiles pour les universités. Si le parcours entre l’éducation et l’emploi est si complexe, quel rôle l’enseignement supérieur devrait-il jouer dans la préparation des diplômés ? Nos recherches apportent quelques réponses :

Tout d’abord, les universités doivent cesser de s’accrocher à des concepts dépassés tels que « l’employabilité ». Les diplômes ne sont pas des passeports pour des emplois stables. Au contraire, l’éducation devrait préparer les étudiants à des moyens de subsistance diversifiés et non linéaires. Cela signifie qu’il faut enseigner non seulement des compétences techniques, mais aussi la résilience, l’adaptabilité et l’esprit d’entreprise.

L’éducation à l’entrepreneuriat est un point de départ. Des cours sur la planification d’entreprise, la gestion financière et le réseautage peuvent aider les diplômés qui souhaitent créer ou pérenniser une entreprise.

Mais les compétences seules ne suffisent pas. Sans écosystèmes favorables, tels que des incubateurs, l’accès au financement et le mentorat, de nombreuses petites entreprises échouent. Les universités pourraient servir de plateformes, mettant en relation les étudiants et les diplômés avec les programmes gouvernementaux, les partenaires du secteur privé et les réseaux d’anciens élèves. Il est nécessaire de forger des partenariats entre les universités et les agences gouvernementales, comme l’Agence nationale pour le développement de la jeunesse (National Youth Development Agency) en Afrique du Sud, qui finance des projets entrepreneuriaux.

Les services d’orientation professionnelle doivent également évoluer. Plutôt que de se concentrer uniquement sur le placement professionnel, les universités devraient aider les étudiants à explorer plusieurs parcours professionnels, à se constituer un capital social et à accéder à des opportunités de diversification de leurs revenus. Des ressources pratiques, telles que des espaces de coworking, des formations courtes ou des « micro-certifications » permettant aux diplômés d’acquérir rapidement de nouvelles compétences, ainsi que des financements de démarrage, pourraient donner aux diplômés une longueur d’avance.

Enfin, les réseaux d’anciens élèves constituent un atout puissant mais sous-utilisé. Mettre en avant les diplômés qui ont réussi à diversifier leurs revenus peut inspirer les autres et changer le discours dominant.

En résumé, l’éducation ne doit plus être considérée simplement comme un tremplin vers un emploi salarié, mais comme une plateforme permettant de se construire des moyens de subsistance flexibles et multidimensionnels.

Une nouvelle histoire de la vie des diplômés

La population jeune africaine continue de croître, et le marché du travail ne va pas soudainement s’étendre pour répondre à la demande. Cette réalité peut sembler décourageante. Mais les histoires des jeunes diplômés témoignent également de leur résilience, de leur créativité et de leur détermination. Ils n’attendent pas passivement un emploi, ils construisent activement leur avenir, souvent contre toute attente.
Les universités et autres établissements d’enseignement supérieur doivent rattraper leur retard. En soutenant l’entrepreneuriat, en favorisant les réseaux et en reconnaissant la réalité des transitions non linéaires, ils peuvent aider les diplômés à naviguer dans l’incertitude avec confiance.

L’avenir du travail en Afrique ne sera pas défini par des transitions en douceur, mais par des enchevêtrements complexes. Reconnaître et soutenir ces enchevêtrements pourrait être l’une des tâches les plus importantes de l’enseignement supérieur dans les décennies à venir.

The Conversation

Cet article a été rédigé dans le cadre de l’étude « The Imprint of Education » menée par le Conseil de recherche en sciences humaines d’Afrique du Sud entre août 2019 et juillet 2025, en partenariat avec la Fondation Mastercard et financée par celle-ci. Les opinions exprimées sont celles des auteurs uniquement et ne reflètent pas nécessairement celles de la Fondation Mastercard, de son personnel ou de son conseil d’administration. Andrea Juan est chercheuse honoraire à la faculté de droit de l’université du KwaZulu-Natal.

Cet article a été rédigé dans le cadre de l’étude « The Imprint of Education » menée par le Conseil de recherche en sciences humaines d’Afrique du Sud entre août 2019 et juillet 2025, en partenariat avec la Fondation Mastercard et financée par celle-ci. Les opinions exprimées sont celles des auteurs uniquement et ne reflètent pas nécessairement celles de la Fondation Mastercard, de son personnel ou de son conseil d’administration. Adam Cooper est chercheur associé honoraire à l’université Nelson Mandela, où il occupe la chaire « Chômage, autonomisation et employabilité des jeunes ».

ref. Diplômés, mais sans emploi : une enquête montre le paradoxe des jeunes Africains – https://theconversation.com/diplomes-mais-sans-emploi-une-enquete-montre-le-paradoxe-des-jeunes-africains-266096

La gratuité des transports publics est-elle généralisable ?

Source: The Conversation – in French – By Ydriss Ziane, Maître de conférences, IAE Paris – Sorbonne Business School

La Cour des comptes vient de rendre un rapport sur la gratuité des transports publics. Si la mesure peut trouver des raisons écologiques ou sociales, elle reste difficilement finançable dans le contexte économique actuel. Peut-on concilier efficacité économique et mesures sociales en matière de transport public ? Les termes du débat sont posés.


« Rien n’est jamais sans conséquence. En conséquence, rien n’est jamais gratuit. » Cette maxime de Confucius trouve un écho particulier à la suite de la récente publication d’un rapport de la Cour des comptes sur la gratuité des transports en commun, un sujet qui fait débat en cette rentrée d’année électorale municipale, dans un contexte aux forts accents sociaux et fiscaux.

Initié à la demande populaire sur la plateforme citoyenne de l’institution, le rapport des magistrats semble sans appel. La gratuité pour l’usager est une mauvaise idée qui coûterait très cher au contribuable, notamment pour les réseaux les plus importants, tout en dégradant la qualité des services et le niveau des investissements nécessaires. De surcroît, la gratuité ne pousserait que très peu d’automobilistes à abandonner leurs voitures particulières pour le métro ou le bus, limitant ainsi un transfert modal écologique pourtant nécessaire afin de limiter la pollution aux particules fines, enjeu majeur de santé publique. À l’inverse, le rapport préconise une hausse des tarifs pour assurer le développement des réseaux et une meilleure communication sur les tarifications solidaires en faveur des usagers les plus défavorisés.

Un débat récurrent

Le débat sur la gratuité des transports n’est pas nouveau. Amorcé au début du siècle, il reste d’abord cantonné à de petits réseaux dans les années 2000. Plus récemment, le mouvement s’accélère. Ainsi, Niort (Deux-Sèvres), Dunkerque (Nord), Calais (Pas-de-Calais), Douai (Nord), Bourges (Cher) et Montpellier (Hérault) franchisent le cap, tout comme Strasbourg (Bas-Rhin) en 2021 pour les seuls mineurs, sous l’impulsion de la municipalité écologiste.




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L’effet limité de la gratuité des transports en commun sur la pression automobile


Fin 2024, on compte 2,8 millions d’habitants bénéficiant de gratuité en France métropolitaine, soit 4,2 % de la population. Au plan international, le Luxembourg fait office de ville-pays précurseur avec un réseau entièrement gratuit depuis 2020. Des villes, comme Tallinn, la capitale de l’Estonie, ou Kansas City (Missouri) aux États-Unis, se sont aussi converties. Mais aucune ville d’une dimension comparable à Paris ne l’a encore fait.

Les transports : 12,7 % de la consommation des ménages

Le sujet intéresse à plusieurs titres. Il réapparaît systématiquement à l’approche d’échéances politiques comme les présidentielles de 2022 ou les élections municipales. Si les transports en commun disponibles sont largement concentrés en zone urbaine et dense, ils sont en proportion plus empruntés par les jeunes et les personnes à faibles revenus, d’après une enquête menée en 2019. Le poste « transport » représente 12,7 % de la consommation totale des ménages (1 527 milliards en 2024). À la suite de la crise sanitaire puis du déclenchement de la guerre en Ukraine, l’inflation a eu un impact très fort sur ce poste de dépense. En effet, son taux de croissance a atteint 50 % depuis 2020.

Sur le plan environnemental, si les transports en commun représentent 16 % des déplacements en France (contre 82 % pour la voiture individuelle et 2 % pour l’aérien), ils ne représentent que 2,6 % des émissions de gaz à effet de serre (dont 2,3 % pour les bus et autocars et 0,3 % pour le ferroviaire). Sans parler des pollutions sonore et visuelle et de la réduction des accidents et désagréments pour les humains, la faune et la flore qui sont rarement considérés dans les débats.

Des bénéfices oubliés ?

À l’image du maire de Montpellier Michaël Delafosse, certains dénoncent un rapport à charge de la Cour des comptes qui éluderait largement les bienfaits de la gratuité sur le pouvoir d’achat et le climat, dans un contexte anxiogène, où le déficit public et les questions d’insécurité domineraient la scène médiatique.

Qu’en est-il réellement pour la région Île-de-France ? Avec ses 25 000 kilomètres de lignes de bus, 900 de Transilien, 600 de RER, 250 de métro et 120 de tramway, le réseau francilien est l’un des plus grands du monde. Géré par Île-de-France Mobilités (IdFM), le coût de fonctionnement du réseau était en 2023 de 10 milliards d’euros pour des recettes s’élevant à 10,6 milliards, soit un excédent de 600 millions.

Des entreprises qui financent

Du point de vue des recettes, les entreprises contribuent à hauteur de 58 % (soit 6,15 milliards) au travers d’une taxe spécifique, le versement mobilité (48 %), et du remboursement partiel (10 %) des abonnements de leurs salariés. Les usagers financent 23 % des recettes (2,44 milliards) par le biais des abonnements et le solde (2 milliards) est financé par les collectivités locales et l’État. En résumé, le coût de la gratuité avoisinerait les 2,5 milliards d’euros.

Pour financer la gratuité à Tallinn, Kansas City ou Luxembourg, un effort supplémentaire a été demandé aux entreprises. Cela serait-il possible en France ? On peut en douter, car les entreprises se plaignent d’un taux d’imposition déjà très élevé et le versement mobilité étant proportionnel à la masse salariale, la mesure dégraderait la compétitivité et l’emploi dans les secteurs à forte main-d’œuvre. La dette de la France ne permet pas non plus d’envisager un financement par l’État. La mesure de gratuité apparaît donc comme une impasse financière du point de vue des ressources.

Le bât blesse aussi du côté des dépenses en raison des besoins. En effet, l’augmentation de la population régionale hors Paris, de la fréquentation touristique et des trajets travail-domicile toujours plus longs en raison d’un marché immobilier tendu, les besoins d’investissement en infrastructures de développement et de renouvellement sont plus élevés que jamais.

D’importants besoins d’investissement

À lui seul, le Grand Paris Express, à l’horizon de 2030, illustre ces besoins de développement. Totalisant 200 kilomètres de nouvelles lignes automatiques de métro en rocade et 60 nouvelles gares, ce projet pharaonique est entièrement dédié aux mobilités interbanlieues, sans passer par Paris, pour favoriser les zones excentrées. Récemment, la Cour des comptes alerte ainsi sur les coûts réels du projet qui avoisineraient les 36 milliards d’euros, soit près du double de l’enveloppe initiale.

La carte du Grand Paris Express.
Fourni par l’auteur

À propos des investissements de renouvellement, il faut remplacer les vieux matériels roulants et entretenir les installations pour pallier les défaillances et réduire les embouteillages aux heures de pointe. Ceci dans le but d’améliorer les indicateurs de performance qui lient IdFM aux divers opérateurs de transport (RATP, SNCF, Transdev, Keolis, Lacroix Savac…). Régularité, ponctualité, information voyageur, propreté ou sécurité, ces indicateurs donnent lieu à des bonus malus financiers mais sont aussi scrutés de près par les usagers qui n’hésitent plus à « raller constructif ». L’affluence supplémentaire induite par la gratuité provoquerait mécaniquement une inflation des coûts de fonctionnement comme des besoins humains et matériels.

France Inter, 2025.

Un effet positif sur l’image

En somme, sans nouvelle recette, moins d’investissements et un risque accru de saturation des lignes existantes tout comme de dégradation de la qualité de service. Un classement des meilleurs réseaux de transport ne place Paris qu’à la 14e place. On comprend mieux la position purement « économique » de la Cour des comptes qui préconise une augmentation des tarifs.

À la différence des cas existants, Paris est une mégalopole et la gratuité des transports lui donnerait indubitablement une image de ville pionnière qui renforcerait son attractivité et son rayonnement. Elle profiterait à son environnement naturel mais aussi à son importante industrie touristique qui pourrait être mise à contribution pour financer la mesure. Pour les habitants, la mesure encouragerait aussi l’activité physique et diminuerait le stress, comme le démontrent des travaux académiques récents.

Dans l’immédiat, les investissements nécessaires pour développer le réseau hors Paris, mettre en service des matériels « verts » et assurer une meilleure qualité de services sont des freins financiers à un tel tournant sociétal. Mais pour combien de temps encore ? Le débat devrait certainement s’enrichir à l’aune des élections municipales des 15 et 22 mars prochains.

The Conversation

Ydriss Ziane ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. La gratuité des transports publics est-elle généralisable ? – https://theconversation.com/la-gratuite-des-transports-publics-est-elle-generalisable-266020

Moins d’étudiants étrangers aux États-Unis : une baisse qui coûte cher aux universités

Source: The Conversation – in French – By Tara Sonenshine, Edward R. Murrow Professor of Practice in Public Diplomacy, Tufts University

On estime à 150 000 la baisse du nombre d’étudiants étrangers sur les campus états-uniens cet automne en raison des politiques mises en place par l’administration Trump. Ce retournement de situation va peser sur les campus et sur leur économie locale.


C’est la période où les étudiants reprennent leurs marques à l’université et, comme tous les ans, les campus états-uniens, de Tucson (Arizona) à Tallahassee (Floride), bourdonnent d’activité. Une tendance nouvelle se dessine toutefois.

Par rapport aux évolutions de l’année universitaire 2024-2025, on estime que 30 à 40 % d’étudiants internationaux de moins sont attendus en cet automne 2025, selon la NAFSA-Association of International Educators – une organisation à but non lucratif spécialisée dans l’éducation internationale – et JB International, une entreprise à but lucratif spécialisée dans les technologies éducatives.

Au total, on estime à 150 000 le nombre d’étudiants internationaux en moins qui doivent arriver ces prochaines semaines, en raison des nouvelles restrictions en matière de délivrance de visas et de l’annulation de rendez-vous administratifs dans les ambassades et consulats états-uniens de nombreux pays, tels que l’Inde, la Chine, le Nigeria et le Japon.

Il y avait plus de 1,1 million d’étudiants internationaux – dont plus de la moitié venaient de Chine ou d’Inde – dans les universités états-uniennes au cours de l’année universitaire 2023-2024, selon l’Institute for International Education, qui surveille les programmes destinés aux étudiants étrangers et qui partage les données récentes les plus complètes.

Cette forte baisse du nombre d’étudiants internationaux pourrait coûter 7 milliards de dollars à l’économie des États-Unis au cours de l’année scolaire 2025-2026, selon les estimations de la NAFSA.

Pour trois étudiants internationaux aux États-Unis, un nouvel emploi américain est créé, ou soutenu, par les 35 000 dollars en moyenne que ces étudiants dépensent localement pour le logement, la nourriture, les transports et d’autres frais.

En qualité de chercheuse à la Fletcher School of Law and Diplomacy de l’université Tufts et ancienne sous-secrétaire d’État à la diplomatie publique dans l’administration Obama, j’ai supervisé de nombreux programmes d’échanges étudiants impliquant de nombreux pays à travers le monde. Je pense que des conséquences économiques majeures se profilent du fait de cette crise des mobilités étudiantes, et qu’elles pourraient s’étirer sur des années.

Une rapide inversion de courbe

Les étudiants étrangers ont commencé à venir aux États-Unis au début du XXe siècle, lorsque des philanthropes, tels que les familles Carnegie, Rockefeller et Mott, ont cherché à envoyer des universitaires états-uniens à l’étranger. Ils ont contribué à la création de bourses internationales qui, par la suite, ont souvent été financées par le gouvernement fédéral, comme le programme Fulbright, qui accorde des bourses à des étudiants états-uniens pour leur permettre de passer du temps et de faire des recherches à l’étranger.

En 1919, des organisations à but non lucratif, telles que l’Institute for International Education, servaient d’intermédiaires entre les étudiants étrangers et les universités américaines.

Le nombre d’étudiants étrangers inscrits aux États-Unis n’a cessé d’augmenter à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale, alors qu’émergeait un monde où il était devenu plus facile et moins coûteux de voyager. Alors que 26 000 étudiants étrangers sont venus aux États-Unis au cours de l’année scolaire 1949-1950, ce nombre est passé à 286 343, trois décennies plus tard.

Dans les années 1990, plus de 400 000 étudiants internationaux fréquentaient chaque année les établissements états-uniens. Ce nombre a continué d’augmenter pour dépasser les 500 000 au début des années 2000. Le nombre d’étudiants internationaux inscrits aux États-Unis a passé pour la première fois le cap du million au cours de l’année scolaire 2015-2016.

Alors que les étudiants internationaux ne représentaient que 1 % des 2,4 millions d’étudiants aux États-Unis en 1949-1950, ils représentaient environ 6 % des 18,9 millions d’étudiants en 2023-2024, selon le Migration Institute, un organisme de recherche non partisan. Ce pourcentage est toutefois relativement faible par rapport à la proportion d’étudiants étrangers dans les universités d’autres pays.

Les étudiants internationaux représentaient 38 % des inscriptions totales dans les universités canadiennes, 31 % de l’ensemble des étudiants universitaires en Australie et 27 % de l’ensemble des étudiants au Royaume-Uni au cours de l’année scolaire 2024-2025.

Les avertissements de Trump aux étudiants étrangers

Dans les 90 jours suivant son retour au pouvoir, le président Donald Trump a invoqué la loi de 1952 sur l’immigration et la nationalité, qui donne au secrétaire d’État le pouvoir d’expulser les étudiants étrangers dont le comportement pourrait menacer les intérêts de la politique étrangère américaine.

Depuis, le gouvernement états-unien a révoqué les visas de 6 000 étudiants étrangers, a rapporté le département d’État en août 2025.

Plusieurs arrestations très médiatisées d’étudiants internationaux ont également eu lieu, notamment celle de Rumeysa Ozturk, une étudiante turque de l’Université Tufts (Massachusetts). Les agents des services de l’immigration et des douanes ont arrêté Mme Ozturk en mars 2025, peu après que l’administration a révoqué son visa. Son arrestation est survenue un an après qu’elle a co-rédigé un article d’opinion appelant l’Université Tufts à reconnaître le génocide dans la bande de Gaza et à se désengager de toutes les entreprises ayant des liens avec Israël.

Le secrétaire d’État Marco Rubio a pris parti pour l’arrestation d’Ozturk, déclarant en mars que le gouvernement n’accordera pas de visas aux personnes qui viennent aux États-Unis dans l’intention de « vandaliser des universités, [de] harceler des étudiants, [d’]occuper des bâtiments, [de] semer le trouble ».

En mai 2025, un juge fédéral a statué qu’il n’y avait aucune preuve démontrant qu’Ozturk représentait une menace crédible pour les États-Unis. Elle a alors été libérée du centre de détention pour immigrants.

Mais son arrestation a coïncidé avec celle d’autres étudiants étrangers dans des affaires très médiatisées, comme celle de Mahmoud Khalil, étudiant de troisième cycle à Columbia (New York) et résident permanent aux États-Unis, arrêté après avoir participé à des manifestations sur le campus en faveur des droits des Palestiniens. Ces arrestations ont envoyé le message suivant aux étudiants étrangers, « Il n’est plus aussi sûr qu’avant de venir aux États-Unis ».

L’administration a annoncé d’autres changements qui rendront plus difficile le séjour des étudiants étrangers aux États-Unis, comme une politique de restriction des voyages à partir de 2025, qui bloque ou restreint l’entrée des personnes de 19 pays, principalement du Moyen-Orient et d’Afrique.

L’administration a également annoncé, en août, son intention de limiter à quatre ans la durée de séjour des étudiants étrangers. Actuellement, ceux-ci bénéficient d’un délai de soixante jours après l’obtention de leur diplôme pour rester aux États-Unis, avant de devoir obtenir un visa de travail ou un autre type d’autorisation pour rester légalement dans le pays.

Une simple équation mathématique

L’Université de New York, l’Université Northeastern de Boston (Massachusetts) et l’Université Columbia sont celles qui ont accueilli le plus grand nombre d’étudiants internationaux en 2023-2024. Mais ceux-ci ne se concentrent pas uniquement dans les grandes villes à tendance démocrate.

L’Université d’État de l’Arizona a accueilli le quatrième plus grand nombre d’étudiants internationaux cette année-là, et l’Université Purdue dans l’Indiana et l’Université du Texas du Nord figurent également parmi les dix établissements qui accueillent le plus grand nombre d’étudiants internationaux.

Tous ces établissements, ainsi que d’autres, comme les universités de Kansas City (Missouri) – qui ont accueilli beaucoup moins d’étudiants internationaux que prévu au printemps, certains d’entre eux n’ayant pas pu obtenir de visa – subiront les conséquences financières du refus d’accueillir des étudiants internationaux aux États-Unis.

En raison de toutes ces évaluations, je pense qu’il existe des arguments solides en faveur d’une augmentation du nombre d’étudiants étrangers accueillis aux États-Unis plutôt que d’une réduction.

The Conversation

Tara Sonenshine ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Moins d’étudiants étrangers aux États-Unis : une baisse qui coûte cher aux universités – https://theconversation.com/moins-detudiants-etrangers-aux-etats-unis-une-baisse-qui-coute-cher-aux-universites-265268

Évasion fiscale des ultrariches : le rôle des filiales offshore

Source: The Conversation – France in French (3) – By Carmela D’Avino, Professor of Finance, IESEG School of Management, Univ. Lille, CNRS, UMR 9221 – LEM- Lille Economie Management, F-59000 Lille, France., IÉSEG School of Management

Pour une personne seule après impôts, le seuil d’entrée dans la catégorie des 0,1 % les plus riches correspond à environ 19 500 euros par mois, tandis que pour les 0,01 %, il s’élève à environ 70 000 euros mensuels. SobyDesign/Shutterstock

En France, les biens détenus par les 0,01 % les plus riches se trouveraient à l’étranger, causant une perte fiscale de plus de 80 milliards d’euros. Comment limiter cette fraude fiscale ? Une réponse porte sur le fonctionnement des banques offshore, notamment l’encadrement des filiales étrangères de ces grandes banques globales basées dans des paradis fiscaux.


La France doit trouver environ 40 milliards d’euros d’économies pour atteindre un déficit de 4,6 % du PIB d’ici 2026. Parmi les solutions envisagées par le gouvernement de François Bayrou (décembre 2024-septembre 2025), une taxe de 2 % sur les fortunes supérieures à 100 millions d’euros, dite « taxe Zucman », pourrait rapporter près de 20 milliards par an. Cette proposition a été rejetée de justesse par le Sénat, le 12 juin 2025.

En France, l’appellation « ultrariches » désigne les personnes les plus aisées, soit environ de 0,1 % à 0,01 % des foyers fiscaux, ce qui correspond à quelque 74 500 foyers fiscaux en 2022. Selon l’Insee et l’Observatoire des inégalités, pour une personne seule après impôts le seuil d’entrée dans les 0,1 % correspond à environ 19 500 euros par mois, tandis que pour les 0,01 % il s’élève à environ 70 000 euros mensuels.

Dans ce contexte, plusieurs spécialistes préfèrent insister sur la lutte contre l’évasion fiscale offshore, qui pourrait réduire significativement le manque à gagner.

Cibler les fraudeurs

Cette orientation pourrait conférer au nouveau premier ministre Sébastien Lecornu un avantage politique : en choisissant de cibler les fraudeurs plutôt que les contribuables créateurs d’emplois, il peut à la fois répondre à l’exigence de justice fiscale exprimée par l’opinion publique et rassembler une majorité parlementaire autour de son projet de budget.

Cette exigence de justice fiscale trouve un écho jusque chez certains patrons, comme celui de Mistral. Ces derniers appellent à plus de justice fiscale tout en expliquant qu’ils ne peuvent pas payer davantage d’impôts.

Aux frontières de la légalité

Une étude des économistes Annette Alstadsæter, Niels Johannesen et Gabriel Zucman montre qu’un nombre conséquent d’individus très fortunés sont à l’origine des plus grandes fraudes fiscales. Les entreprises, quant à elles, privilégient souvent des stratégies d’optimisation fiscale, légales mais agressives. En revanche, une part importante de la richesse mondiale cachée provient d’évasions individuelles. En France, on estime que 30 à 40 % des biens détenus par les 0,01 % les plus riches se trouvent à l’étranger, causant une perte fiscale entre 80 et 100 milliards d’euros.

Les débats politiques portent beaucoup sur les moyens donnés à la direction générale des finances publiques (DGFiP) du ministère de l’économie et des finances pour lutter contre la fraude. Mais peut-être faudrait-il élargir la perspective et ne pas se limiter aux fraudeurs eux-mêmes. Ce système complexe repose sur le fonctionnement des banques offshore, notamment les filiales étrangères des grandes banques globales basées dans des paradis fiscaux.

Dans les Pandora papers

Les fuites comme les Pandora Papers ont montré que des banques telles que la HSBC ou la Société Générale aidaient leurs clients ultrariches à créer des entités offshore dans des endroits comme les îles Vierges britanniques ou Panama. Ces filiales – près de 15 600 sociétés-écrans – permettent de masquer la véritable propriété des biens et de déplacer les actifs hors de portée des autorités fiscales, tandis que les banques mères gardent une distance officielle.

Pandora Papers est une affaire de fuite d’environ 11,9 millions de documents faisant état de fraude et d’évasion fiscale à très grande échelle.
dennizn/Shutterstock

Un autre exemple prégnant du détournement du fonctionnement du système bancaire est le scandale CumCum (du latin cum, pour « avec dividendes ») de 2018. L’objectif d’une opération de CumCum est d’échapper aux prévisions de l’article 119 bis, 2, du Code général des impôts. Selon ce texte, les dividendes versés à des personnes non domiciliées ou établies sur le territoire français doivent faire l’objet d’une retenue à la source.

Concrètement, il consiste pour un actionnaire d’une entreprise à transférer temporairement la propriété de ses actions, quelques jours avant la distribution des dividendes à des sociétés-écrans ou à des établissements bancaires offshore. Après le versement des dividendes, les actions et l’argent étaient restitués à leur propriétaire initial.

Une surveillance fragmentée

Comment des banques sous haute surveillance laissent-elles passer de telles pratiques ? La réponse réside dans la supervision fragmentée des activités bancaires internationales.




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Les banques font l’objet d’une surveillance stricte dans leur pays d’origine, mais leurs filiales implantées dans les paradis fiscaux échappent souvent à un contrôle aussi rigoureux. Une banque française est supervisée par les autorités françaises et européennes (Banque centrale européenne [BCE], Aide à la création ou à la reprise d’une entreprise [Acre]) pour ses activités principales. Ses filiales, situées dans des pays comme Singapour ou les îles Caïmans, sont généralement soumises aux règles locales, qui peuvent différer en termes d’exigences et de contrôle.

Pour colmater ces failles, il faudrait une responsabilité renforcée à l’échelle du groupe bancaire. Les superviseurs nationaux doivent avoir une vision complète des réseaux mondiaux via un reporting pays par pays obligatoire, ainsi qu’une divulgation claire des bénéficiaires effectifs, souvent connus seulement des régulateurs locaux.

Zones grises

Même si l’Union européenne a renforcé récemment ses exigences en matière de reporting pour les pays tiers, l’application reste un problème, surtout dans des juridictions peu transparentes ou avec peu de ressources.

L’évasion fiscale profite largement à ces zones grises. Les initiatives internationales, comme la norme commune de déclaration CRS (modèle de convention de l’OCDE sur l’échange de renseignements en matière fiscale), ont amélioré les échanges d’information, mais leur efficacité varie selon les pays participants.

Une solution serait d’aller plus loin dans la coopération internationale, avec un échange rapide des données, des enquêtes conjointes et une assistance judiciaire mutuelle.

Il faudrait aussi imposer aux filiales offshore les mêmes règles de transparence que les succursales nationales, avec des sanctions en cas de manquements allant jusqu’à la limitation de leurs activités dans les juridictions à risque. Les règles pour les marchés publics ou pour les licences pourraient être conditionnées au respect des normes internationales de transparence fiscale.

Régulation prudentielle et intégrité fiscale

Il existe des difficultés majeures en matière réglementaire. Les banques, présentes dans plusieurs pays, sont principalement supervisées par des autorités prudentielles dont le mandat vise à garantir la stabilité financière et institutionnelle, et non à faire respecter la conformité fiscale. Leur mission consiste à prévenir les risques de solvabilité et les crises systémiques, et non pas à examiner si les banques facilitent l’évasion fiscale – une responsabilité qui relève plutôt des autorités fiscales et des législateurs.

Ce découplage réglementaire crée un désalignement des priorités, susceptible de laisser prospérer des pratiques illicites sous le radar. Un rapport récent de l’Autorité bancaire européenne recommande d’intégrer la notion d’« intégrité fiscale » dans les travaux de supervision fondés sur les risques. Pour les banques européennes, l’intégrité fiscale doit être considérée avec autant d’importance que la lutte contre le blanchiment et contre le financement du terrorisme : respect des règles fiscales, mise en place de contrôles internes rigoureux et supervision transparente.

Au final, ces mesures ne cherchent pas à entraver les activités bancaires transfrontalières légitimes, mais plutôt à détruire les mécanismes qui permettent les flux financiers illicites, et à restaurer la confiance dans le système financier mondial.

The Conversation

Carmela D’Avino ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Évasion fiscale des ultrariches : le rôle des filiales offshore – https://theconversation.com/evasion-fiscale-des-ultrariches-le-role-des-filiales-offshore-258090

Le recours à l’intérim dans le travail social : opportunité ou fatalité ?

Source: The Conversation – France (in French) – By Laura Beton-Athmani, Attachée de Recherche IRTS PACA Corse – Chercheure associée LEST, Aix-Marseille Université (AMU)

Le recours presque inévitable à l’intérim assure la survie des établissements concernés, notamment sur des périodes dites « de tensions ». UnaiHuiziPhotography/Shutterstock

Quelles réalités recouvre l’emploi intérimaire dans le secteur médico-social en 2025 ? Une recherche exploratoire auprès de professionnels permet de dresser un premier panorama du phénomène.


Depuis plusieurs années, l’emploi intérimaire émerge dans un secteur où on ne l’attendait pas. Pire ! Où on le redoutait : le secteur social et médico-social. Au cœur d’un paradoxe fort, entre accompagnement de longue durée et travail par essence temporaire.

Faisant grincer des dents, ce phénomène mérite un intérêt particulier : donner à voir la complexité de celui-ci, et surtout des individus qui sont au cœur de ce dilemme « éthique ».

Et si ce qui s’apparente initialement à un désengagement était finalement une forme de réappropriation d’un métier souffrant d’un manque d’attractivité ? D’une marge de manœuvre dans l’exercice de ses fonctions ? Finalement, prendre soin de soi pour « durer » auprès de ceux qui en ont besoin ?

La crise du travail social ne date pas d’hier

La crise que connaît le travail social n’est pas nouvelle. Dès la fin des années 1990, des auteurs témoignent du malaise des travailleurs sociaux, engendré par une déstructuration de ce champ professionnel. Le sociologue Marcel Jaeger souligne en 2013 cette double impuissance, symbolisée par le manque de moyens et la perte de sens.

Le contexte actuel exacerbe cette crise : difficultés de recrutement, diminution de candidats au sein des instituts de formation, nouveaux profils de stagiaires, abandon de certains déçus par les conditions de travail, complexité des situations des personnes accompagnées, contraintes financières et procédurales, obligation de résultat, bas salaires, libéralisation du travail social, etc.

Émergence de l’emploi intérimaire

L’emploi intérimaire interroge une large frange des travailleurs sociaux et des personnels en poste d’encadrement dans le secteur. Mon intérêt pour ce phénomène émergé d’échanges réguliers avec des étudiants en certificat d’aptitude aux fonctions de directeur d’établissement ou de service d’intervention sociale (CAFDES) au sein de l’Institut Régional du Travail social (IRTS) Paca Corse.

À ce jour, peu d’études scientifiques évoquent ce phénomène, si ce n’est les travaux de Charlène Charles en protection de l’enfance. Ses résultats mettent en avant la « contrainte » du recours à l’intérim pour des professionnels précaires. Ils répondent principalement à des situations « d’urgence sociale », des missions de « contention sociale », souvent sollicités pour faire fonction de « renfort éducatif », pour des situations de « crises ».

Jusqu’alors, l’intérim a été justifié dans le secteur de la protection de l’enfance du fait de l’accroissement de situations complexes chez les jeunes de l’Aide Sociale à l’Enfance, nommés « les incasables ». Il touche d’autres champs, comme le handicap ou encore la lutte contre l’exclusion, champs enquêtés dans notre recherche.

Point juridique à ce sujet

Afin d’encadrer le recours à l’intérim, la loi Valletoux est promulguée le 27 décembre 2023. En application du décret du 24 juin 2024, elle fixe une durée minimale d’exercice préalable de deux ans pour certains professionnels avant leur mise à disposition d’un établissement ou service social ou médico-social par une entreprise de travail temporaire.

Rebondissement le 6 juin dernier. Le Conseil d’État annule cette mesure pour les professionnels expérimentés, eux aussi touchés par cette mesure.

Manque d’attractivité des métiers

Mais alors quelles réalités revêtent le recours à l’intérim en travail social en 2025 ? Notre recherche exploratoire auprès de deux organisations du secteur médico-social permet de dresser un premier portrait du phénomène.




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Elle permet de confirmer le manque d’attractivité des métiers ou la souffrance des professionnels du secteur face à des conditions de travail difficiles. Quelques lignes de notre carnet de chercheur font état d’un acte de violence d’un résident auprès d’une professionnelle :

Le 30 janvier 2025, arrivée à 09 heures 15. Je croise C., la [cheffe de service], et H., une [aide-soignante], dans les couloirs. H. a une poche de glace sur la joue. Elle vient de se faire frapper par un résident. Elle propose l’achat d’un sac de frappe pour les résidents. C’était le cas dans un ancien établissement où elle a travaillé.

Intérim contraint et choisi

Au-delà, le recours à l’intérim met en lumière un rapport de force inversé, désormais entre les mains des individus et non plus des organisations. Il entraîne un recours presque inévitable à l’intérim afin d’assurer la survie des établissements concernés, notamment sur des périodes dites « de tensions ». Force est donc de constater le glissement d’un intérim « contraint » à un intérim « choisi » pour les professionnels du secteur.

« Les agences non lucratives, ça fait partie de leur mission d’amener les intérimaires à l’emploi. Les agences non lucratives, c’est une perte de capital humain », rappelle un directeur d’une association.

La digitalisation des agences d’intérim facilite la mise en contact avec les intérimaires, ainsi que la présence de nouvelles agences d’intérim dites coopératives. Certaines d’entre elles ont justement vu le jour grâce à un travail interassociatif, les organisations du secteur souhaitant retrouver une forme de contrôle sur les embauches de ces professionnels.

Période d’essai du CDI

Du côté des organisations, l’usage de l’intérim peut paraître ambigu. Pour l’une des organisations enquêtées, l’intérim est clairement affiché comme une « période d’essai » du CDI. Cela permet aux managers de proposer des CDI à des intérimaires dont les compétences ont été reconnues.

« Oui, c’est une source d’embauche importante. Ça a été un moyen de permettre, en fait, de remplacer une période d’essai, on va dire comme ça, avec des conditions, pour être honnête, plus avantageuses et pour la personne en intérim, et plus souples pour nous » relève un directeur associatif.

Pour les organisations, les motivations exposées résident principalement dans le fait que les « intérimaires repérés » jouent un rôle de facilitateur. Le recours à l’intérim facilite une partie du travail administratif, notamment lorsque l’agence d’intérim s’occupe des plannings des intérimaires et des roulements.

Ce type d’intérimaires repérés sont porteurs d’une histoire, de connaissances d’un dispositif. De facto, ils facilitent la prise de poste de professionnels permanents, notamment de leur supérieur hiérarchique.

« Pour ne rien vous cacher, ça m’arrangeait aussi puisque c’était toujours les mêmes intérimaires. Elles maîtrisaient mieux le dispositif que moi. Et si je suis honnête, c’est elles qui m’ont plus formée quand je suis arrivée » souligne une cheffe de service éducatif.

Se confronter à la réalité du travail

Du côté des intérimaires, l’intérim est utilisé pour choisir l’établissement d’exercice, afin d’éprouver les conditions réelles de travail face à l’image et la notoriété d’un établissement ou d’une association.

Les intérimaires témoignent de plusieurs motivations à recourir à ce statut : moins de stress, plus de liberté, des avantages financiers et une meilleure conciliation vie privée/vie professionnelle.

« J’ai des parents vieillissants dont je suis seule à m’occuper. Et comme je disais à la [cheffe de service] : je ne pourrais pas accompagner les résidents ici comme j’ai toujours fait […] Et ne pas m’occuper des miens, ce n’est pas possible. »

The Conversation

Laura Beton-Athmani est vice-présidente de l’association MJF – Jane Pannier.

ref. Le recours à l’intérim dans le travail social : opportunité ou fatalité ? – https://theconversation.com/le-recours-a-linterim-dans-le-travail-social-opportunite-ou-fatalite-262823