La science-fiction « déprimée » du cinéma américain

Source: The Conversation – France (in French) – By Samuel Saint-Pé, Docteur en études cinématographiques, Université Grenoble Alpes (UGA)

Plan tiré de _2001 : l’Odyssée de l’espace_, de Stanley Kubrick, 1968.

La science-fiction est un genre particulièrement poreux aux angoisses et aux conflits d’une époque, digérant certains faits sociaux, même de manière minime ou inconsciente. À ce titre, le cinéma de SF américain des années 2010 déploie un imaginaire particulièrement sombre.


L’humeur déprimée des films de science-fiction américains des années 2010 s’illustre par un rythme apathique, des décors brutalistes, des couleurs ternes et, plus généralement, un sentiment de flottement évanescent. Dans le sens psychiatrique du terme, cette déprime renvoie à un état général de découragement, de perte de dynamisme, se traduisant dans l’esthétique de certains films. Ce mouvement s’oppose à une science-fiction plus loquace, portée sur l’action et l’humour, à l’instar des films Marvel.

La filmographie de SF de Denis Villeneuve est la figure de proue de ces films moins expressifs (Premier Contact en 2016, Blade Runner 2049 en 2017, la saga Dune en 2021 et 2024), proposant une forme hybride de blockbuster « auteurisant ». Ce divertissement esthétisé se permet un ton plus grave, des mouvements de caméra plus lents, un montage moins cadencé, des couleurs moins vives ou encore une musique parfois minimale.

L’esthétique désenchantée de Dune.
Allociné

À la même période, d’autres films adoptent un ton similaire : parmi eux, Oblivion (Joseph Kosinski, 2013), Ad Astra (James Gray, 2019), ou plus récemment Spaceman (Johan Renck, 2024). Si la SF est perçue comme le miroir grossissant d’une époque, on peut se questionner sur les causes historiques de cette déprime cinématographique.

Le double « effet 2001 »

On peut voir dans cette forme apathique les conséquences d’un double « effet 2001 ». Le premier « effet 2001 », énoncé par le chercheur en études du son et du cinéma Michel Chion dans les Films de science-fiction (2009), décrit le bouleversement opéré par 2001 : l’Odyssée de l’espace (Stanley Kubrick, 1968) sur l’ensemble du genre.

Chion qualifie de « science-fiction implicite » une œuvre dont les éléments futuristes perçus à l’écran (technologie, environnement urbain et sauvage, géopolitique…) ne sont pas explicités par les dialogues. Cela demande ainsi au spectateur de faire appel à son interprétation du fonctionnement du futur, à l’opposé d’un cinéma plus explicatif – celui de Steven Spielberg et George Lucas, par exemple.

Les années suivantes, d’autres classiques du cinéma émergent, alignés sur cette « science-fiction implicite », comme Alien (1979) et Blade Runner (1982) de Ridley Scott. Si 2001 est considéré comme un jalon fondateur de la SF au cinéma, c’est entre autres parce qu’il ouvre la voie à des thématiques jugées plus « adultes », chose auparavant réservée à la littérature.

Les films de Villeneuve, s’ils ne peuvent pas vraiment être qualifiés d’implicites tant ils demeurent assez explicatifs, empruntent à 2001 ce minimalisme figuratif.

Premier Contact, par exemple, disserte longuement sur les éléments linguistiques utilisés afin de traduire un langage extraterrestre, à travers les exposés de la linguiste Louise Banks (Amy Adams) ou la voix off du physicien Ian Donnelly (Jeremy Renner). Mais cet aspect didactique est connecté à une esthétique « déprimée ». Elle représente d’une part une sensation de flottement, à travers les motifs de la brume et de l’encre dans lesquelles évoluent les aliens. D’autre part, elle invoque une impression de lourdeur grâce aux différentes matières brutes dans les décors (la pierre noire des vaisseaux spatiaux) et aux couleurs désaturées de l’image. Cela reflète en un sens la personnalité peu expressive de Louise, le film débutant sur un drame personnel, la perte de sa fille.

Dans Premier Contact, une atmosphère sombre et brumeuse.
Allociné

Ajoutons un second « effet 2001 » renvoyant aux attentats du 11 septembre 2001 sur le sol états-unien. Qualifiés de « « mère » des événements » par Jean Baudrillard, ils sont à l’origine d’un bouleversement politique, social mais aussi culturel. Fragilisés dans leur hégémonie, les États-Unis développent un imaginaire désenchanté, s’inspirant de l’avalanche d’images médiatiques témoins du désastre : films catastrophe (le Jour d’après, Roland Emmerich, 2004 ; la Guerre des mondes, Steven Spielberg, 2005 ; Cloverfield, Matt Reeves, 2008), films de survie (les Fils de l’homme, Alfonso Cuarón, 2006 ; Je suis une légende, Francis Lawrence, 2007 ; la Route, John Hillcoat, 2009).

Désenchantement du cinéma états-unien

Ce désenchantement s’exprime aussi indirectement, renvoyant moins aux images de désolation qu’à la déchéance des institutions américaines (gouvernementales, religieuses), auxquelles les citoyens ont du mal à se raccrocher suite aux attentats. Cela conduit de plus en plus à pointer l’humain du doigt comme responsable de problématiques écologiques, guerrières et sociales, y compris dans des blockbusters comme Avatar (James Cameron, 2009) – une critique relativement peu courante aux États-Unis avant les années 2000.

Christopher Nolan, d’un autre côté, met en avant la recherche d’un effet de « réalisme » scientifique, censé retranscrire une perte de naïveté : sa trilogie Batman (entre 2005 et 2012) s’approche d’une réalité concrète, loin de la fantaisie des comic books ; et Interstellar (2014), une odyssée de l’espace mettant en scène un drame familial et une humanité proche de l’extinction, communiquait sur sa supposée vraisemblance scientifique.

Le succès de ces films appuie notamment le fait que, dans la décennie 2010, il existe peu de space operas au cinéma, c’est-à-dire d’univers de science-fiction épiques partant à la conquête de l’espace et de planètes extraterrestres, pour le plaisir de jouer avec un monde futuriste alternatif. Hormis la réactivation de licences reconnues comme Star Wars, Star Trek ou Dune, on ne peut citer guère plus que la trilogie les Gardiens de la Galaxie (2014, 2017, 2023), par James Gunn, qui est aussi à l’origine du dernier Superman (2025). Étonnamment, le cinéaste se démarque dans la science-fiction à gros budget, où le recours à des couleurs saturées et à un humour potache, tout en proposant un divertissement épique, semble être un acte radical. L’imaginaire états-unien est-il enlisé dans la dystopie et le pessimisme ?

Le « solarpunk » au cinéma ?

Pourrait-on assister à un nouveau cycle dans l’histoire du cinéma de science-fiction ? Un moyen de l’anticiper est d’observer son évolution littéraire. Le cinéma de science-fiction a en effet la particularité d’être toujours en retard sur sa littérature quant aux thématiques abordées. Des auteurs, tels qu’Isaac Asimov, Robert Heinlein ou Philip K. Dick, abordaient des thèmes complexes sur la robotique ou les mondes simulés dès l’après-guerre – vingt ans avant 2001 de Kubrick, alors que le cinéma en était à ressasser la peur de l’autre, des aliens et autres animaux géants.

En matière de littérature de SF, la décennie 2010 se caractérise par l’émergence du sous-genre « solarpunk », un mouvement artistique pensé en regard des fictions dystopiques surreprésentées. Ses ambitions ont une part éthique : diversifier l’imaginaire collectif, donner à penser à une humanité durable en termes de technologies, d’écologie, de progrès social. Becky Chambers est devenue un grand nom de la science-fiction féministe (avec sa série de livres les Voyageurs, 2012 à 2021) et du solarpunk, notamment en publiant Histoires de moine et de robot (2018-2022). Celui-ci prend place dans un monde postapocalyptique où les humains ont pu recréer un environnement vivable et durable, dans une forme d’harmonie avec la nature. Ainsi, la dystopie et le solarpunk ont deux fonctions différentes, complémentaires : l’un alerte sur les dérives autoritaires quand l’autre donne à voir de quoi stimuler la découverte de potentielles solutions.

À l’heure actuelle, les rares œuvres états-uniennes grand public pouvant être assimilées au solarpunk sont surtout identifiées pour la jeunesse : par exemple, Wall-E (Andrew Stanton, 2008) ou le Robot sauvage (Chris Sanders, 2024).

Comme si ces questions mêlant écologie et progrès technique n’étaient encore qu’une sorte de rêve infantile, une affaire de bons sentiments et de naïveté. Toutefois, considérant le délai existant entre la littérature et le cinéma, il est permis d’espérer voir émerger des films solarpunk, où le sujet serait pris à bras le corps. Nous n’en sommes pas encore là : le Superman, de James Gunn, malgré la réhabilitation de l’optimisme propre au personnage, ne peut véritablement être assimilé au solarpunk. Il a toutefois le mérite de proposer un ton plus léger, une esthétique plus expressive, en rupture avec la SF actuelle. Gageons qu’il s’agit d’une forme de renouveau, d’une petite impulsion ouvrant la voie à un imaginaire alternatif du futur.

The Conversation

Samuel Saint-Pé ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. La science-fiction « déprimée » du cinéma américain – https://theconversation.com/la-science-fiction-deprimee-du-cinema-americain-265087

Et si votre prochain collègue était un agent IA ?

Source: The Conversation – France in French (2) – By Stéphanie Gauttier, Professeur Associée en Systèmes d’Information, Responsable de l’équipe de recherche ‘Systèmes d’Information pour la société’ Chaire Digital Organization & Society, Grenoble École de Management (GEM)

Les agents d’IA sont capables d’effectuer différentes tâches de façon plus ou moins autonome. À mesure qu’ils sont intégrés à nos outils et à nos échanges personnels et professionnels, c’est toute la société qui doit décider ce qu’elle souhaite déléguer… et ce qu’elle préfère préserver.


En arrivant au bureau, un mail vous attend. Votre client voulait une mise à jour sur sa commande. Mais un agent IA a déjà consulté les données de livraison et envoyé un message de suivi. Vous n’avez rien eu à faire.

Ce n’est pas de la science-fiction. Les agents IA sont sur le point de transformer en profondeur nos façons de travailler. L’entreprise américaine de conseil Gartner estime que 15 % des décisions professionnelles quotidiennes seront prises par des agents IA d’ici 2028, et 33 % des entreprises utiliseront des agents IA (contre 1 % en 2024). Ces agents ne sont pas de simples assistants mais des entités capables d’agir, décider et parfois collaborer entre elles. Leur émergence pose des questions fondamentales sur le rôle des humains au travail.

Que sont les agents IA ?

Un agent IA est un logiciel (semi)-autonome qui utilise des techniques d’intelligence artificielle pour percevoir, prendre des décisions, accomplir des tâches et atteindre des objectifs prédéterminés, dans des environnements physiques ou numériques. Un agent IA peut agir pour le compte d’un utilisateur ou d’un autre système, par exemple un autre agent logiciel, en concevant son processus de travail et utilisant les outils disponibles.

Certains agents suivent une logique strictement scriptée, tandis que d’autres sont dotés d’une plus grande autonomie : ils déterminent eux-mêmes le bon moment pour agir en fonction du contexte, des objectifs et des informations disponibles. C’est cette autonomie qui caractérise l’« IA agentique ». Cette forme particulièrement autonome d’agent IA, qui ouvre de nouvelles possibilités mais soulève également des enjeux inédits en matière de conception, de contrôle et d’usage. Tous les agents IA ne forment pas une IA agentique, bien que la tendance aille en ce sens.

Par exemple, un « agent IA agentique » pourrait envoyer de lui-même un message aux clients de manière proactive si un message de retard du fournisseur est arrivé. Dans le contexte européen, une telle autonomie n’est pas interdite, mais elle relève des obligations de supervision humaine et de transparence imposées par l’AI Act (2024). Dans ce cadre, supervision ne signifie pas validation systématique de chaque action, mais capacité à tracer, contrôler et reprendre la main à tout moment.

Le marché mondial des agents IA, agentiques ou non, devrait représenter 47,1 milliards de dollars en 2030, 1,896 milliard de dollars en France en 2030.

Les agents IA s’appuient sur différentes briques d’intelligence artificielle : compréhension de requêtes, recherche d’informations, planification, action dans les systèmes, génération de texte. Parmi ces briques, les grands modèles de langage (LLM) jouent un rôle central, mais sont désormais utilisés par les agents IA de manière autonome, sans intervention humaine.

Les agents IA : vers une hyper automatisation du travail ?

Les agents IA fonctionnent en continu, sans fatigue ni pause. Ils permettent aux organisations d’étendre considérablement leur capacité d’action. À ce titre, ils incarnent la promesse d’une productivité accrue et d’une réduction des coûts.




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Mais cette automatisation radicale réactive des craintes anciennes : déqualification, dilution des responsabilités, dépendance technologique, perte de contrôle. Ainsi, 75 % des citoyens français pensent que l’IA détruira plus d’emplois qu’elle n’en créera, et 63 % refusent aujourd’hui de se former à ces outils selon le Labo Société Numérique 2024. Aux États-Unis, seuls 23 % des adultes pensent que l’IA améliorera leur façon de travailler, contre 73 % des experts de l’IA.

La rupture est donc aussi sociale que technologique.

Les agents d’IA permettront-ils d’innover davantage ?

Automatiser les processus peut figer une manière de faire, plutôt que d’innover. Selon Eril Brynjolfsson, le véritable potentiel de l’IA réside dans son pouvoir d’augmenter les capacités humaines pour faire de nouvelles choses, pas de les remplacer.

Ainsi, plutôt que de remplacer les humains, les agents IA pourraient élargir leur champ d’action créatif, en leur suggérant des idées nouvelles, en automatisant l’exploration de variantes ou en testant rapidement des pistes qu’un humain seul n’aurait pas le temps d’examiner… par exemple pour ouvrir la voie à des avancées majeures, notamment dans le domaine de la biomédecine.

Mais pour cela, il faut qu’ils soient dignes de confiance. Le fait que 93 % des employés de bureau doutent encore de la fiabilité des résultats produits par l’IA ne relève pas seulement d’un problème d’adoption : cette méfiance renvoie à des failles concrètes des systèmes actuels, qu’il s’agisse d’erreurs, de biais, ou d’un manque de traçabilité et d’explicabilité.

Quelle responsabilité pour les agents d’IA ?

Face à des systèmes capables d’agir de manière autonome tout en faisant des erreurs, qu’il s’agisse de biais, de décisions inadaptées ou d’hallucinations, une question demeure : qui est responsable du résultat ?

Les agents, par nature, ne peuvent ressentir ni assumer la responsabilité de leurs actes. Pourtant, leur rôle peut rester invisible aux yeux des utilisateurs : les employés peuvent ignorer qu’un agent a pris une décision à leur place, ou se retrouver démunis face à un raisonnement biaisé qu’ils ne comprennent pas. Un autre risque tient à l’imprécision des consignes données par l’utilisateur, ou à la manière dont l’agent les comprend. Une interprétation erronée peut amener ce dernier à sélectionner un outil inadéquat ou à en faire un usage détourné, avec des effets indésirables. Ce type de dérive est parfois qualifié d’ « hallucination d’appel de fonction ». Enfin, une étude publiée dans Nature montre que les agents IA sont plus enclins que les humains à suivre des instructions manifestement non éthiques, ce qui demande la mise en place de garde-fous prohibitifs. Lorsque les agents travaillent en mode agentique, en toute autonomie et auto-orchestration, ces questions ont d’autant plus de poids.

Ce sont donc les organisations qui doivent prendre l’initiative de mettre en place des mécanismes de gouvernance robustes, pour assurer à la fois la conformité éthique des usages et le bien-être des salariés exposés à ces systèmes. Les actions des agents IA peuvent aussi des conséquences imprévues, dont les organisations restent responsables, ce qui impose de se doter d’un cadre de gouvernance adéquat. Cela suppose des actions concrètes : une gouvernance robuste de l’IA dans l’entreprise, un niveau suffisant de transparence, et des cadres réglementaires établis.

En pratique, il est essentiel de définir explicitement les responsabilités respectives des humains et des machines, et de former les employés — notamment à la littératie algorithmique — pour leur permettre d’agir en connaissance de cause. Il faut également permettre une collaboration contradictoire, avec un agent IA qui interroge et affine les recommandations de l’agent humain.

D’un point de vue technique, le recours à des audits indépendants et la mise en place de dispositifs d’alerte en cas de dysfonctionnement constituent des garanties indispensables pour un contrôle pertinent des agents IA.

Collaborer… sans humains ? Les limites d’un avenir de systèmes multiagents

Certaines entreprises envisagent de faire collaborer plusieurs agents IA spécialisés pour atteindre des objectifs communs : ce sont les systèmes multiagents. Par exemple, des agents IA pourraient travailler ensemble pour suivre votre réclamation client sur votre dernière commande en ligne, faire des recommandations, remonter la solution, et ajuster votre facture.

Pour y arriver, il reviendra à l’entreprise de bien orchestrer la collaboration entre les agents IA. Elle peut créer un réseau centralisé, avec un serveur qui contrôle les actions et informations des agents et qui peut prendre la main sur le système ; ou alternativement, un réseau décentralisé où les agents IA contrôlent leurs interactions entre eux. Outre les risques d’échec de coordination, l’organisation peut être confrontée à des conflits informationnels entre agents IA et des collusions, et des risques de sécurité.

Plus l’autonomie des agents est élevée, plus il devient essentiel de maintenir une forme de contrôle sur les tâches accomplies. Le règlement européen sur l’intelligence artificielle insiste sur l’importance qu’un humain dans la boucle puisse intervenir pour corriger, interrompre ou valider les actions de l’IA.

Mais le marché de l’agentique propose une autre solution. Des agents gardiens qui peuvent surveiller, guider, et intervenir dans le comportement des autres agents lorsque nécessaire. Ces agents-gardiens, ou contremaîtres, représenteraient 10 à 15 % du marché de l’IA agentique.

Faut-il alors imaginer un futur où les humains deviendraient les contrôleurs des contrôleurs ? Or, ce rôle de supervision sans implication directe dans l’action est loin d’être satisfaisant : il est souvent associé à une baisse de l’engagement et de l’épanouissement professionnel. Pire encore, plus nous déléguons les tâches formatrices à des systèmes automatisés, plus il devient difficile pour les humains d’intervenir efficacement lorsque l’IA échoue, faute d’entraînement ou de compréhension fine de la tâche.

La prochaine fois que vous engagerez une nouvelle tâche… prenez un instant pour vous demander : est-ce vous qui l’accomplirez encore d’ici peu, ou un agent IA à votre place ? Et surtout, en quoi cela changerait-il le sens que vous tirerez de votre travail ? À mesure que les agents IA s’installent dans nos outils et nos échanges, c’est toute la société qui doit décider de ce qu’elle souhaite déléguer… et de ce qu’elle préfère préserver.

The Conversation

Stéphanie Gauttier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Et si votre prochain collègue était un agent IA ? – https://theconversation.com/et-si-votre-prochain-collegue-etait-un-agent-ia-262160

La guerre cognitive, sans bombes ni balles : une zone grise juridique et stratégique

Source: The Conversation – France in French (3) – By David Gisselsson Nord, Professor, Division of Clinical Genetics, Faculty of Medicine, Lund University

La Russie a perfectionné depuis des décennies l’art du « contrôle réflexif », une forme de guerre cognitive qui consiste à façonner les perceptions d’un adversaire à son propre avantage, sans que ce dernier comprenne qu’il a été manipulé. Master1305/Shutterstock

On parle de « guerre cognitive » lorsque de fausses informations sont utilisées pour déstabiliser des populations. La Russie – entres autres – l’utilise massivement. Pourtant, cette forme d’action hostile, qui se renforce, n’est pas encadrée par le droit de la guerre. Quelle réponse envisager ?


Imaginez : vous réveillez en écoutant la nouvelle qu’une souche mortelle de grippe est apparue dans votre ville. Les autorités sanitaires minimisent la situation, mais les réseaux sociaux sont inondés d’affirmations contradictoires de la part d’« experts médicaux » débattant de son origine et de sa gravité.

Les hôpitaux sont débordés de patients présentant des symptômes grippaux, empêchant d’autres patients d’accéder aux soins, ce qui conduit à des décès. Il apparaît peu à peu qu’un adversaire étranger a orchestré cette panique en diffusant de fausses informations – comme le fait que la souche aurait un taux de mortalité très élevé. Pourtant, malgré les pertes humaines, aucune règle légale ne qualifie cette situation comme un acte de guerre.

Voici ce qu’on appelle guerre cognitive, ou « cog war » en abrégé, lorsque le domaine cognitif est utilisé sur les champs de bataille ou dans des attaques hostiles en dehors des conflits déclarés.

Un exemple classique de guerre cognitive est appelé « contrôle réflexif » – un art que la Russie a perfectionné depuis des décennies. Il s’agit de façonner les perceptions d’un adversaire à son propre avantage sans qu’il ne se rende compte qu’il a été manipulé.

Dans le cadre du conflit en Ukraine, cela inclut des récits sur des revendications historiques de la Russie sur des territoires ukrainiens ou la représentation de l’Occident comme moralement corrompu.

La guerre cognitive vise à prendre l’avantage sur un adversaire en ciblant les attitudes et comportements au niveau individuel, collectif ou de toute la population. Elle est conçue pour modifier les perceptions de la réalité, faisant de « la manipulation de la cognition humaine » un domaine crucial de la guerre. C’est donc une arme dans une bataille géopolitique qui se joue par interactions entre les esprits plutôt qu’entre les corps.

Parce qu’elle peut être menée sans les dommages physiques régulés par les lois de la guerre actuellement en vigueur, la guerre cognitive évolue dans un vide juridique. Cela ne signifie pas qu’elle ne peut pas conduire à de la violence sur la base de fausses informations, ou provoquer des blessures et des décès par effets secondaires.

Bataille des esprits, corps blessés

L’idée que la guerre est avant tout une confrontation mentale, où la manipulation cognitive est centrale, remonte au stratège Sun Tzu (Ve siècle avant notre ère), auteur de l’Art de la guerre. Aujourd’hui, le domaine numérique est l’arène principale de ce type d’opérations.

La révolution numérique permet un contenu de plus en plus personnalisé, exploitant les biais repérés à travers notre empreinte numérique : c’est ce qu’on appelle le « micro-ciblage ». L’intelligence artificielle peut même nous proposer du contenu ciblé sans prendre une seule photo ou sans enregistrer une vidéo. Il suffit d’une requête bien formulée par une IA pour soutenir un récit et des objectifs définis par des acteurs malveillants, tout en trompant discrètement le public.

Ces campagnes de désinformation s’étendent de plus en plus au domaine physique du corps humain. Dans la guerre en Ukraine, on observe encore des récits de guerre cognitive, comme des accusations selon lesquelles les autorités ukrainiennes auraient dissimulé ou provoqué des épidémies de choléra. D’autres allégations sur des laboratoires d’armes biologiques soutenus par les États-Unis ont également été utilisées comme justifications fallacieuses pour l’invasion à grande échelle par la Russie.

Pendant la pandémie de Covid-19, de fausses informations ont causé des décès, certaines personnes refusant les mesures de protection ou ayant recours à des remèdes dangereux pour se soigner. Certains récits liés à la pandémie s’inscrivaient dans une lutte géopolitique. Tandis que les États-Unis menaient des opérations d’information secrètes, des acteurs étatiques russes et chinois coordonnaient des campagnes utilisant des avatars générés par IA et du micro-ciblage pour influencer l’opinion au niveau des communautés et des individus.

La capacité de micro-ciblage pourrait évoluer rapidement grâce à des méthodes de couplage cerveau-machine permettront de collecter des données sur les schémas cognitifs. Ces interfaces entre les machines et le cerveau humain vont de simples électrodes posées sur le cuir chevelu à des casques de réalité virtuelle avec stimulation sensorielle immersive.

Le programme Next-Generation Nonsurgical Neurotechnology (dit, N3) de l’agence chargée de la recherche et du développement de nouvelles technologies à usage militaire aux États-Unis (la DARPA) illustre la façon dont ces dispositifs pourraient « lire» et « écrire » en plusieurs endroits du cerveau simultanément. Cependant, ces outils pourraient également être piratés ou alimentés par des données corrompues dans le cadre de futures stratégies de manipulation de l’information ou de perturbation psychologique. Relier directement le cerveau au monde numérique de cette manière effacera la frontière entre le corps humain et le domaine de l’information de manière inédite.

Un vide juridique

Les lois traditionnelles de la guerre considèrent l’usage de la force physique – bombes et balles – comme le principal sujet de préoccupation, laissant la guerre cognitive dans une zone grise. La manipulation psychologique est-elle une « attaque armée » justifiant la légitime défense au titre de la Charte des Nations unies ? À ce jour, il n’existe aucune réponse claire. Un acteur étatique pourrait potentiellement utiliser de la désinformation sanitaire pour provoquer des pertes massives dans un autre pays sans déclarer la guerre.

Des lacunes similaires existent même lorsque la guerre traditionnelle est déjà en cours. Dans ce contexte, la guerre cognitive brouille la ligne entre la tromperie militaire autorisée (ruses de guerre) et la perfidie interdite.

Imaginez un programme de vaccination humanitaire collectant secrètement de l’ADN, utilisé ensuite par des forces militaires pour cartographier des réseaux d’insurgés fondés sur des clans. Cette exploitation de données médicales constituerait une perfidie au regard du droit humanitaire — mais seulement si l’on considère que de telles tactiques comme parties intégrantes de la guerre.

Vers une réglementation

Que faire pour nous protéger de cette nouvelle réalité ? Tout d’abord, nous devons repenser la notion de « menace » dans les conflits modernes. La Charte des Nations unies interdit déjà les « menaces de recours à la force » contre d’autres États, mais cela nous enferme dans une conception physique de la menace.

Quand une puissance étrangère inonde vos médias de fausses alertes sanitaires pour semer la panique, cela ne menace-t-il pas votre pays tout autant qu’un blocus militaire ?

Cette problématique a été reconnue dès 2017 par les groupes d’experts à l’origine du Manuel de Tallinn sur la cyberguerre (Règle 70), mais nos normes juridiques n’ont pas suivi.

Ensuite, il faut reconnaître que le préjudice psychologique est un vrai préjudice. Lorsqu’on pense aux blessures de guerre, on imagine des blessures physiques. Pourtant, le stress post-traumatique est reconnu depuis longtemps comme une blessure de guerre légitime — alors pourquoi pas les effets mentaux des opérations cognitives ciblées ?

Finalement, les lois traditionnelles de la guerre pourraient ne pas suffire — il faudrait se tourner vers les règles relatives aux droits humains pour trouver des solutions. Ceux-ci incluent déjà des protections de la liberté de pensée et de la liberté d’opinion mais aussi des interdictions contre la propagande de guerre. Ces dernières pourraient servir de protection des civils contre les attaques cognitives. Les États ont l’obligation de faire respecter ces droits à l’intérieur comme à l’extérieur de leurs frontières.

L’utilisation de tactiques et de technologies de plus en plus sophistiquées pour manipuler la pensée et les émotions constitue l’une des menaces actuelles les plus insidieuses contre la liberté humaine. Ce n’est qu’en adaptant nos cadres juridiques à ce défi que nous pourrons renforcer la résilience de nos sociétés en permettant aux générations futures de faire face aux crises et conflits de demain.

The Conversation

David Gisselsson Nord bénéficie d’un financement du Conseil suédois de la recherche, de la Société suédoise du cancer et de la Fondation suédoise contre le cancer chez les enfants. Il a également reçu une bourse de voyage du ministère américain de la Défense.

Alberto Rinaldi a reçu un financement de la chaire invitée Raoul Wallenberg en droits de l’homme et droit humanitaire et du Conseil suédois de la recherche.

ref. La guerre cognitive, sans bombes ni balles : une zone grise juridique et stratégique – https://theconversation.com/la-guerre-cognitive-sans-bombes-ni-balles-une-zone-grise-juridique-et-strategique-261741

« Kuei, je te salue » : il n’y a pas de réconciliation possible sans récit partagé

Source: The Conversation – in French – By Christophe Premat, Professor, Canadian and Cultural Studies, Stockholm University

Dans un contexte où les fractures mémorielles occupent une place grandissante dans nos sociétés, certaines œuvres littéraires se présentent comme des passerelles inattendues. C’est le cas de Kuei, je te salue publié en 2016, fruit d’un dialogue épistolaire entre l’écrivain franco-américain Deni Ellis Béchard et la poète innue Natasha Kanapé Fontaine.

Page couverture de l’ouvrage « Kuei, je te salue ».
(Éditions Écosociété), CC BY

Plus qu’un livre, c’est un dispositif d’écoute et de réconciliation, qui nous invite à repenser le rôle de la littérature : non pas seulement raconter, mais créer les conditions d’une rencontre entre peuples autochtones et colonisateurs.

En tant que spécialiste des études culturelles francophones et des théories postcoloniales, je m’intéresse plus précisément au cas des littératures autochtones produites en français et notamment celles qui abordent les fractures mémorielles.

Cet article fait partie de notre série Des livres qui comptent, dans laquelle des experts de différents domaines abordent ou décortiquent les ouvrages qu’ils jugent pertinents. Ces livres sont ceux, parmi tous, qu’ils retiennent lorsque vient le temps de comprendre les transformations et les bouleversements de notre époque.


Une correspondance comme dispositif de réparation

Le livre prend la forme de vingt-six lettres échangées entre les deux auteurs. Deni Ellis Béchard, dont le père est Gaspésien et la mère, Américaine, interroge sa place dans une histoire marquée par la colonisation, tandis que Natasha Kanapé Fontaine porte la mémoire et l’expérience innue. Le format épistolaire, qui alterne confidences et réflexions, ouvre un espace intime pour aborder des sujets souvent évités dans l’espace public : racisme systémique, violences coloniales, pensionnats, effacement des cultures autochtones.

Ce choix n’est pas anodin. L’échange de lettres crée une relation de proximité avec le lecteur, invité à devenir témoin d’un dialogue qui l’inclut implicitement. Le livre se présente comme une conversation élargie : de l’écrivain non autochtone vers l’autrice innue, mais aussi de ces deux voix vers le lecteur québécois, canadien, et plus largement francophone.




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Un contrat d’apprentissage et d’empathie

Dès les premières pages, le livre trace un contrat pédagogique avec son lecteur. Natasha Kanapé Fontaine introduit des mots innus, des références culturelles, des fragments de mémoire souvent ignorés du grand public. Ces incursions ne sont pas des ornements exotiques : elles rappellent que la langue et la culture innues ont été marginalisées, et qu’il faut leur faire place dans le récit collectif.

La poète innue Natasha Kanape Fontaine introduit quelques mots d’Innus dans le livre « Kuei, je te salue ».
(Julie Artacho), CC BY-SA

Ce geste est profondément politique : apprendre quelques mots, c’est déjà s’ouvrir à l’altérité. Comme le montrent mes travaux en analyse du discours, le livre fonctionne ainsi comme un apprentissage de l’empathie. Le lecteur n’est pas sommé de se sentir coupable, mais invité à partager une mémoire occultée, à reconnaître une présence trop longtemps niée.




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Une mémoire qui répare l’oubli

Contrairement à des discours qui se limitent à dénoncer ou à accuser, Kuei, je te salue s’inscrit dans une dynamique de réparation. Le cœur du dialogue n’est pas la culpabilisation, mais la réincorporation d’un oubli. L’histoire coloniale du Québec et du Canada est marquée par des silences, des effacements : pensionnats, dépossession des territoires, assimilation forcée. Le livre rappelle ces réalités sans violence rhétorique, mais en insistant sur leur persistance dans les vies contemporaines.

Dans le livre « Kuei, je te salue », l’écrivain Deni Ellis Béchard interroge sa place dans une histoire marquée par la colonisation.
(Julie Artacho), CC BY

Cette approche non violente ne cherche pas à édulcorer le passé, mais à créer les conditions d’une mémoire partagée. La littérature devient ici un médium pour rendre visible ce qui a été effacé, tout en ménageant un espace d’écoute et de reconnaissance.

Une communication non violente au service du dialogue

Le ton de l’ouvrage doit beaucoup aux principes de la communication non violente. On y retrouve le souci de nommer les blessures sans accuser directement, de formuler des demandes claires, de chercher une compréhension mutuelle. Cela permet de désamorcer les réflexes défensifs qui accompagnent souvent les débats sur la mémoire coloniale.


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En choisissant la voie de l’empathie plutôt que celle de la confrontation, les deux auteurs ouvrent une possibilité rare : celle de parler d’un passé douloureux sans que le dialogue ne se rompe. Ce style contribue à rendre le livre accessible à un public qui pourrait autrement se sentir tenu à distance par des discours trop accusateurs ou trop théoriques.

Un levier civique et éducatif

L’importance de Kuei, je te salue dépasse le champ littéraire. L’ouvrage est utilisé dans certaines écoles et universités comme support pédagogique pour aborder la réconciliation entre Autochtones et non-Autochtones. Il offre un modèle de dialogue qui peut inspirer d’autres contextes marqués par des fractures mémorielles ou culturelles. La fin de l’ouvrage propose même des documents pédagogiques à destination des écoles avec des programmes d’activité.

Le message est clair : il n’y a pas de réconciliation possible sans récit partagé. La littérature, par sa capacité à susciter l’émotion et à créer des personnages incarnés, a un rôle essentiel à jouer dans ce processus. Elle ne remplace pas les politiques publiques ni les réparations concrètes, mais elle prépare les esprits et les cœurs à les accueillir, elle encourage à apprendre l’histoire dans une perspective interculturelle.

De l’empathie à la responsabilité

Kuei, je te salue demeure une œuvre singulière et nécessaire. Elle illustre comment la littérature peut être au service de l’empathie, non pas en dictant une morale, mais en créant les conditions d’une écoute mutuelle.

Elle propose un chemin : de l’oubli à la mémoire, de la mémoire à l’empathie, de l’empathie à la responsabilité. En revanche, cette œuvre refuse toute tentative de récupération de cette réconciliation pour donner bonne conscience aux Blancs. L’idée est bien d’amener le lecteur vers une exigence de remise en question pour pouvoir être en mesure de percevoir les récits oubliés de l’Histoire.

La Conversation Canada

Christophe Premat est directeur du Centre d’études canadiennes de l’Université de Stockhom depuis 2017. Il a récemment publié Premat, C. (2025), “Le monde qui se dérobe dans Nanimissuat Île-tonnerre de Natasha Kanapé Fontaine”, Cahiers ERTA, (42), 55–75. https://doi.org/10.26881/erta.2025.42.03

ref. « Kuei, je te salue » : il n’y a pas de réconciliation possible sans récit partagé – https://theconversation.com/kuei-je-te-salue-il-ny-a-pas-de-reconciliation-possible-sans-recit-partage-266300

Reprendre son travail avec ou après un cancer

Source: The Conversation – France in French (3) – By Rachel Beaujolin, Professeure en management, Neoma Business School

Chaque année en France, plus de 160 000 personnes actives apprennent qu’elles sont atteintes d’un cancer. CharlesDeluvio/Unsplash, CC BY

À l’occasion d’« Octobre rose », une recherche-action met en lumière les savoirs liés à l’expérience concrète au travail avec et après un cancer. Car partager ce que les personnes vivent, comprennent et ajustent dans leur rapport au travail réel est aussi essentiel que les réponses réglementaires, administratives et médicales.


Chaque année en France, plus de 160 000 personnes actives apprennent qu’elles ont un cancer.

Certaines suspendent leur activité, d’autres souhaitent continuer à travailler, y compris pendant les traitements. De fait, travailler – dans des conditions adaptées – peut constituer une ressource dans un parcours de soins exigeant.

Les réponses existantes relèvent le plus souvent du champ réglementaire, médical ou administratif : reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH), temps partiel thérapeutique, télétravail, etc. Mais à elles seules, elles ne suffisent pas à rendre le travail possible, et au-delà, soutenable dans la durée. Elles laissent dans l’ombre un aspect central de ces situations : ce que les personnes vivent, comprennent et ajustent dans leur rapport au travail réel avec/après un cancer.

C’est ce que nous avons exploré dans une recherche-action conduite entre 2019 et 2024, impliquant 25 entreprises et collectivités, et près de 200 personnes concernées, à travers des entretiens, des observations et des ateliers.

Travailler avec ou après un cancer

Travailler avec ou après un cancer, ce n’est pas simplement « reprendre comme avant ». Ce n’est pas seulement une question d’horaires, de lieu ou de volume d’activité. C’est réapprendre à faire, dans un contexte qui peut être marqué par la fatigue, des troubles cognitifs, une altération de la concentration, parfois une transformation du rapport au temps, au corps, au collectif, à l’activité elle-même. C’est (re)trouver du désir dans le travail, une énergie qui soutient, qui maintient, qui porte.

Ces situations conduisent les personnes à développer des savoirs d’expérience. Elles inventent des manières de se ménager, de prioriser, de négocier des marges de manœuvre, et de continuer à être de « bons professionnels » dans un contexte de forte variabilité. Ces connaissances sont situées dans le travail, au plus près de l’activité, des gestes, des interactions.

Ces savoirs restent souvent tacites. Les personnes elles-mêmes ne savent pas toujours comment les identifier, ni les nommer ni à qui les adresser. Parfois, elles n’en ont même pas conscience. D’où une question méthodologique centrale : comment faire émerger ces savoirs – et, par suite, les partager ?

Mécanismes narratifs

Notre démarche s’est appuyée non pas sur des récits comme objets à collecter, mais sur des mécanismes narratifs comme processus dynamiques : mettre en mots une expérience singulière et personnelle, l’ancrer dans la situation de travail, l’interpréter à partir de celle-ci, puis la partager, la discuter, et la transformer collectivement.

Ce processus comporte plusieurs temps :

  • Une mise en récit individuelle, à partir d’entretiens centrés sur l’activité ;

  • Une interprétation accompagnée par l’intervenant-chercheur, via des reformulations ou des hypothèses ;

  • Une mise en discussion collective au sein des organisations, dans des groupes transdisciplinaires.

Il ne s’agit pas de produire une vérité unique ou des modèles reproductibles, mais d’ouvrir un espace d’intelligibilité et de réflexivité, à partir du travail réel. Cette dynamique peut favoriser l’émergence d’ajustements ou d’hypothèses nouvelles – toujours en lien avec les personnes concernées et les contextes spécifiques.

L’abduction, un moteur d’apprentissage

Un ressort essentiel de cette dynamique est l’abduction, au sens rappelé par Hervé Dumez à partir des travaux de Charles S. Peirce : « Partant d’un fait surprenant, l’abduction remonte en arrière pour formuler une nouvelle hypothèse sur ce qui pourrait expliquer ce qui s’est passé. »

Dans nos expérimentations, l’abduction intervient lorsqu’un détail du travail « ne colle plus » avec ce qui était considéré comme allant de soi.

Salariée :

« Quand je suis rentrée après douze mois d’absence, j’étais contente de retrouver l’agence, les collègues. Mais j’ai vite déchanté : reprendre la main sur mon poste, ça a été très difficile. Les outils avaient changé… Vous partez trois semaines en vacances, vous passez une semaine à vous remettre à jour. Là, c’était tout autre chose. »

Chercheur intervenant :

« Et là ? C’était différent ? »

Salariée :

« Oui, complètement. Je n’imprimais pas ! Et je ne comprenais pas pourquoi je bloquais sur des choses sur lesquelles je ne m’étais jamais arrêtée avant. »

Ce type de constat – apparemment anodin – peut déclencher une réflexion plus large : et si l’expérience du travail avait changé de nature ? Et si les repères d’avant ne suffisaient plus à guider l’action ? Et si la personne avait besoin d’un cadre plus souple, non pas pour compenser une déficience, mais pour réinventer ses manières de faire ? La suite de l’entretien ci-dessus l’illustre :

Chercheur intervenant :

« Si on dit, comme l’écrivent des chercheurs qui ont travaillé sur le sujet, que “le travail perd sa qualité d’évidence”, est-ce que cela correspond à ce que vous avez vécu ? »

Salariée :

« C’est exactement cela. Ça n’a plus rien d’évident. Alors il faut changer son fusil d’épaule. J’ai eu de la chance, une collègue qui arrivait d’un autre métier et ne connaissait rien au nôtre était à un bureau à côté de moi, elle avait fait des fiches pense-bête pour se repérer… Elle m’a montré, je les ai adoptées ! »

Méthode ancrée dans le travail réel

Pour faire émerger ces éléments, nous avons mené les entretiens dans les lieux de travail ou à proximité, afin de rester connectés aux repères concrets de l’activité. Le récit n’est pas introspectif : il est situé. Il porte sur les gestes, les rythmes, les outils, les arbitrages, les coopérations, les marges de manœuvre. Il est mobilisé non pas comme témoignage, mais comme mise en récit de l’activité.




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Nous avons mobilisé pour cela des techniques issues de l’entretien d’explicitation du psychologue et psychothérapeute Pierre Vermersch), qui aident à décrire finement ce qui est fait, ressenti, ajusté, souvent sans même s’en rendre compte. Ces microdescriptions sont les points d’entrée de l’abduction, ici d’une exploration de ce que peut être le travail réel avec/après un cancer, à partir d’un questionnement réflexif, invitant à réfléchir sur ce que l’on fait.

Effet de bascule

Les récits issus de ces entretiens sont ensuite stylisés, puis simplifiés, pour être partagés dans des ateliers. Il ne s’agit pas de modéliser ni de normer, mais de rendre ces récits accessibles et appropriables, sans trahir leur complexité, tout en garantissant la confidentialité. Leur fonction : faire miroir, susciter la discussion, déplacer les regards.

Mis en discussion, ils sont progressivement simplifiés pour mettre en exergue ce qui, du point de vue des personnes elles-mêmes, ressort comme le phénomène central.

Mis en lecture à plusieurs, annotés et mis en débat, avec d’autres protagonistes de la situation de travail (managers, RH, médecine du travail, etc.), ces récits déclenchent un effet de bascule :

« C’est initiatique ce que vous nous avez proposé avec la lecture des récits. »

« J’ai complètement changé ma façon de voir, de dire, de faire, depuis que j’ai travaillé sur ces textes. »

Ces échanges ne visent pas à prescrire : ils ouvrent des possibles, à partir des situations. Dans certains cas, ils ont conduit à expérimenter de nouveaux aménagements ou rythmes. Dans d’autres, ils ont simplement permis une meilleure compréhension mutuelle.

Penser à partir des situations, et non à la place des personnes

Les enseignements de cette recherche ne conduisent pas à proposer un protocole standard. Au contraire, ils incitent à s’adapter aux situations réelles de travail, à reconnaître les formes de savoirs qui s’y construisent, et à créer des espaces où ces savoirs peuvent circuler.

Les professionnels RH, les managers, les représentants du personnel, les accompagnants, chacun pourrait, dans son rôle, contribuer à faire exister ces mécanismes narratifs. Cela ne suppose pas de grands moyens, mais une posture – écouter sans projeter, reformuler sans prescrire, discuter sans trancher à la place de – et des méthodes de questionnement et d’explicitation du réel inscrites dans une démarche abductive, soit d’un travail d’enquête qui part des étonnements pour ouvrir de nouveaux champs des possibles.

Le travail avec ou après un cancer ne se laisse pas enfermer dans une définition unique. Il est à réinventer, dans des conditions mouvantes. Si les mécanismes narratifs n’apportent pas de solution universelle, ils ouvrent un chemin : celui d’un travail plus réflexif pour mieux poser les questions et par suite, des repères pour l’action, ensemble.

The Conversation

Rachel Beaujolin est membre du Comité de Démocratie Sanitaire de l’INCa

Pascale Levet est membre de l’espace scientifique et prospectif de l’Agefiph. Le projet d’innovation ouverte Travail et cancer porté par l’association d’intérêt général Le Nouvel Institut a reçu des financements de l’INCa, de l’Agefiph, du FIPHFP et de Novapec.

ref. Reprendre son travail avec ou après un cancer – https://theconversation.com/reprendre-son-travail-avec-ou-apres-un-cancer-262653

Les cinq grands obstacles à la mise en œuvre du plan de paix de Trump pour Gaza

Source: The Conversation – France in French (3) – By Ian Parmeter, Research Scholar, Middle East Studies, Australian National University

Un texte en 20 points pour mettre fin à la guerre de Gaza : c’est ce que Donald Trump a présenté ce 29 septembre 2025, aux côtés du premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou. Le projet est ambitieux mais reste flou sur de nombreux points importants. Analyse.


Sur le papier, le plan en 20 points proclamé par Donald Trump le 29 septembre lors d’une conférence de presse conjointe avec le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou à la Maison Blanche est à la hauteur des annonces tonitruantes que le président des États-Unis avait faites avant de le rendre public. Il s’agit indéniablement d’une tentative audacieuse visant à régler la plupart des causes du conflit, de façon à instaurer une paix durable à Gaza.

Ce projet pourrait-il être couronné de succès ? Ce qui est sûr, c’est que les deux camps sont fatigués de la guerre. Or, tout au long de l’histoire, bon nombre de guerres ont pris fin lorsque les deux parties belligérantes étaient simplement trop épuisées pour poursuivre les hostilités. Les deux tiers des Israéliens veulent que la guerre cesse, et bien que, dans le contexte actuel, il soit difficile de sonder l’opinion des Palestiniens, il est clair qu’eux aussi veulent que les ravages et les souffrances à Gaza cessent au plus vite. La proposition du 29 septembre survient donc à un moment propice à ce que la paix puisse s’imposer.

Il reste que le texte se caractérise également par de nombreuses lacunes. Et lorsque l’on y ajoute la très longue histoire de violence du Proche-Orient, on ne peut qu’opter pour la plus grande prudence au moment d’évaluer ses chances de réussite.

Nous avons identifié cinq principales raisons de se montrer circonspect à propos du « Plan Trump ».

1. Un manque de confiance réciproque

Aujourd’hui, le degré de confiance entre Israéliens et le Hamas est au plus bas. Or plusieurs aspects du plan sont tellement vagues qu’il est très vraisemblable que, s’il était adopté, les deux parties s’accuseraient mutuellement de ne pas avoir tenu leurs engagements.

Le dernier cessez-le-feu entre Israël et le Hamas, conclu en janvier 2025, n’a duré que deux mois : Nétanyahou s’en était retiré en mars, accusant le Hamas de ne pas avoir libéré davantage d’otages avant le lancement des négociations qui étaient prévues sur la phase suivante du processus de paix.

2. Un plan asymétrique

L’accord est plus favorable à Israël qu’au Hamas. Fondamentalement, le texte exige que le Hamas libère tous les otages israéliens qu’il détient encore et dépose toutes ses armes, ce qui le laisserait totalement sans défense.

Le Hamas, qui n’a aucune confiance envers Israël en général et envers Nétanyahou en particulier, pourrait craindre que, une fois qu’il se sera désarmé, le dirigeant israélien l’attaque de nouveau avec force.

En outre, le Hamas n’a pas été associé à la rédaction des termes de l’accord. Il est désormais confronté à un ultimatum : accepter ce document ou s’exposer à ce qu’Israël « finisse le travail ».

Compte tenu de l’asymétrie du plan, le Hamas pourrait décider que les risques liés à son acceptation l’emportent sur les avantages potentiels, même si le texte prend soin de préciser que les combattants du Hamas qui auront déposé les armes bénéficieront d’une amnistie.

Le plan demande aussi à Israël de faire certains compromis ; mais il est douteux que ceux-ci soient réellement acceptés. Ainsi, l’accord envisage un avenir dans lequel l’Autorité palestinienne (AP) pourrait « reprendre le contrôle de Gaza de manière sûre et efficace ». Nétanyahou a déjà déclaré par le passé qu’un tel développement était à ses yeux inconcevable.

De même, il serait très difficile pour Nétanyahou d’accepter « une voie crédible vers l’autodétermination et la création d’un État palestinien », comme le prévoit le plan. Il a, à de multiples reprises, fermement rejeté toute création d’un État palestinien, y compris, le 27 septembre dernier, dans le discours bravache qu’il a tenu devant l’Assemblée générale des Nations unies.

3. Des aspects essentiels ne sont pas détaillés

La stratégie de mise en œuvre du plan est présentée d’une façon extrêmement vague. À ce stade, nous ne savons rien de la « force internationale de stabilisation », qui remplacerait l’armée israélienne après le retrait de celle-ci de Gaza.

Quels pays y participeraient ? Il s’agirait évidemment d’une mission très dangereuse pour les effectifs qui viendraient à être déployés sur le terrain. Nétanyahou a déjà évoqué la possibilité qu’une force arabe prenne le relais de Tsahal à Gaza, mais aucun État arabe ne s’est encore porté volontaire pour cela.

Le plan ne prévoit pas non plus de calendrier pour les réformes de l’Autorité palestinienne ni de détails sur ce que ces réformes impliqueraient. Il faudra probablement organiser de nouvelles élections pour désigner un dirigeant crédible à la place de l’actuel président Mahmoud Abbas. Mais on ignore encore comment cela se ferait, et si la population de Gaza pourrait prendre part à ce scrutin.

De plus, les détails concernant l’autorité civile qui superviserait la reconstruction de Gaza sont très flous. Tout ce que nous savons, c’est que Trump se nommerait lui-même président du « Conseil de paix » et que l’ancien premier ministre britannique Tony Blair sera également impliqué d’une manière ou d’une autre. Pour être efficace, ce comité devrait bénéficier de la confiance absolue aussi bien du gouvernement Nétanyahou que du Hamas. Mais, comme nous l’avons souligné, la confiance est une denrée rare au Proche-Orient…

4. Aucune mention de la Cisjordanie

La Cisjordanie est clairement un dossier essentiel pour tout règlement de paix. Des affrontements opposent quasi quotidiennement les colons israéliens et les résidents palestiniens, et rien n’indique que la situation ne va pas encore s’aggraver.

Le mois dernier, le gouvernement israélien a donné son accord définitif à un projet controversé visant à construire une nouvelle colonie qui diviserait de fait la Cisjordanie en deux, rendant impossible la création d’un futur État palestinien disposant d’une continuité territoriale.

La Cisjordanie doit être au cœur de tout accord global entre Israël et la Palestine.

5. Les membres les plus à droite du gouvernement Nétanyahou restent un obstacle à toute solution

Ce pourrait être le facteur décisif qui provoquera l’échec du plan Trump. Les leaders de l’extrême droite présents au sein du gouvernement Nétanyahou, Bezalel Smotrich et Itamar Ben-Gvir, ont déclaré qu’ils n’accepteraient rien de moins que la destruction et l’élimination complètes du Hamas.

Or, bien que le plan prévoie que le Hamas soit désarmé et mis sur la touche politiquement, son idéologie resterait intacte, tout comme un nombre élevé de ses combattants.

Au final, ce plan peut-il réussir ?

Si le Hamas accepte le plan de Trump, nous pourrions bientôt avoir les réponses à plusieurs de ces questions.

Mais les États-Unis devront déployer des efforts considérables pour maintenir la pression sur Israël afin qu’il respecte les termes de l’accord. De même, les principaux médiateurs auprès des Palestiniens, le Qatar et l’Égypte, devront également maintenir la pression sur le Hamas pour que lui non plus ne viole pas les dispositions contenues dans le texte.

Nétanyahou part probablement du principe que si le Hamas ne se conforme pas à telle ou telle disposition, lui-même pourra en profiter pour sortir de l’accord. C’est d’ailleurs ce qu’il a fait en mars dernier lorsqu’il s’est retiré du cessez-le-feu signé deux mois plus tôt et a repris les opérations militaires israéliennes à Gaza.

Dans le discours énergique qu’il a prononcé la semaine dernière devant une salle partiellement vide de l’Assemblée générale des Nations unies, Nétanyahou n’a pas laissé entendre qu’il envisageait de renoncer à l’une des lignes rouges qu’il avait précédemment fixées pour mettre fin à la guerre. Au contraire, même : il a condamné les États qui reconnaissent l’État palestinien, déclarant à leur intention :

« Israël ne vous permettra pas de nous imposer un État terroriste. »

Il semble clair que Nétanyahou n’aurait jamais accepté le plan de Trump si ce dernier n’avait pas fait pression sur lui. Dans le même temps, Trump a déclaré lors de sa conférence de presse conjointe avec Nétanyahou que si le Hamas refusait l’accord ou s’il l’acceptait mais ne respectait pas ses conditions, alors il offrirait son soutien total à Israël pour en finir avec le Hamas une bonne fois pour toutes.

Cette promesse pourrait suffire à Nétanyahou pour convaincre Smotrich et Ben-Gvir de soutenir le projet… du moins pour l’instant.

The Conversation

Ian Parmeter ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Les cinq grands obstacles à la mise en œuvre du plan de paix de Trump pour Gaza – https://theconversation.com/les-cinq-grands-obstacles-a-la-mise-en-oeuvre-du-plan-de-paix-de-trump-pour-gaza-266386

L’IA en Afrique : 5 défis à relever pour garantir l’égalité numérique

Source: The Conversation – in French – By Rachel Adams, Honorary Research Fellow of The Ethics Lab, University of Cape Town

Si elle est correctement orientée, l’intelligence artificielle (IA) a le potentiel d’accélérer le développement. Elle peut favoriser des avancées décisives dans le domaine de l’agriculture. Elle peut élargir l’accès aux soins de santé et à l’éducation. Elle peut aussi stimuler l’inclusion financière et renforcer la participation démocratique.

Mais sans une action volontariste, la « révolution » de l’IA risque d’aggraver les inégalités plutôt que d’élargir les opportunités.

En tant que chercheur spécialisé dans l’histoire et l’avenir de l’IA, j’ai écrit sur les dangers de l’IA qui creusent les inégalités mondiales. Il est urgent de mettre en place des mécanismes de gouvernance qui tenteront de redistribuer les bénéfices de cette technologie.

L’ampleur du fossé en matière d’IA est flagrante. L’Afrique détient moins de 1 % de la capacité mondiale des centres de données, qui sont les moteurs de l’IA. Cela signifie que le continent dispose d’une infrastructure minimale pour héberger la puissance de calcul nécessaire à la création et à l’exécution de modèles d’IA.

Si 32 pays dans le monde hébergent des centres de données spécialisés dans l’IA, les États-Unis et la Chine en représentent à eux seuls plus de 90 %.

Et seuls environ 5 % des talents africains en IA (innovateurs possédant des compétences en IA) ont suffisamment accès aux ressources nécessaires à la recherche avancée et à l’innovation.




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Les dirigeants et les décideurs politiques du monde entier doivent se confronter à une vérité dérangeante : l’IA n’est pas répartie de manière égale sur la planète, et sans une action déterminée, elle amplifiera les divisions mondiales.

Mais ils ont encore la possibilité de tracer une nouvelle trajectoire, dans laquelle l’Afrique et la majorité mondiale définiront les règles du jeu. Une trajectoire qui garantit que l’IA devienne un moteur de prospérité partagée plutôt que d’exclusion.

Pour y parvenir, cinq domaines politiques essentiels doivent être abordés. Il s’agit des données, de la capacité de calcul, de l’IA pour les langues locales, des compétences et de la maîtrise de l’IA, ainsi que de la sécurité, de l’éthique et de la gouvernance de l’IA. Il ne s’agit pas seulement de priorités pour l’Afrique, mais d’impératifs mondiaux.

1. Informatique et infrastructure

L’accès à la puissance de calcul est devenu le point d’étranglement déterminant dans l’écosystème actuel de l’IA. Les chercheurs et les innovateurs africains resteront en marge de l’économie de l’IA tant qu’il n’y aura pas d’investissements dans les centres de données régionaux, les clusters GPU (un groupe d’ordinateurs travaillant ensemble sur le traitement à grande échelle de l’IA) et une infrastructure cloud sécurisée.

L’Union européenne, en revanche, a réuni plus de 8 milliards de dollars américains pour créer une entreprise commune pour le calcul haute performance afin de garantir que le continent dispose de la capacité nécessaire pour les innovations locales.

Les pays africains devraient faire pression pour obtenir des financements et des partenariats afin de développer leurs capacités locales. Ils devront également insister sur la transparence des fournisseurs mondiaux quant au contrôle de l’accès et garantir une coopération régionale afin de mettre en commun les ressources au-delà de leurs frontières.

2. Gouvernance des données

Les systèmes d’IA ne sont efficaces que dans la mesure où les données sur lesquelles ils sont entraînés le sont également. La plupart des données du continent sont fragmentées, mal gérées ou extraites sans compensation équitable pour ceux qui les ont fournies. De vastes ensembles de données diversifiés et lisibles par machine sont utilisés pour apprendre aux modèles d’IA les contextes et les réalités que ces données reflètent.

Là où des cadres de gestion éthique existent, les ensembles de données gérés localement ont déjà stimulé des innovations qui ont eu un impact. Par exemple, le Lacuna Fund a aidé des chercheurs de toute l’Afrique à constituer plus de 75 ensembles de données ouvertes pour l’apprentissage automatique dans des domaines tels que l’agriculture, la santé, le climat et les langues à faibles ressources. Ceux-ci ont comblé des lacunes critiques en matière de données, permettant la création d’outils qui reflètent mieux les réalités africaines : des ensembles de données très précis sur le rendement des cultures pour l’agriculture, ou des ressources vocales/textuelles pour les langues mal desservies.

Des lois nationales solides en matière de protection et de gouvernance des données sont nécessaires. Il en va de même pour les données communes régionales, une ressource partagée où les données sont collectées, stockées et rendues accessibles à une communauté selon des normes et une gouvernance communes. Cela permettrait la collaboration, la réutilisation et des avantages équitables. Les normes de qualité, d’ouverture, d’interopérabilité et d’éthique élaborées par les organisations multilatérales doivent être conçues en mettant les priorités africaines au centre.

3. L’IA pour les langues locales

Une IA inclusive dépend des langues qu’elle parle. Les grands modèles actuels privilégient massivement l’anglais et d’autres langues dominantes. Les langues africaines sont pratiquement invisibles dans la sphère numérique. Non seulement cela renforce les inégalités et les préjudices existants, mais risque également d’exclure des millions de personnes de l’accès aux services basés sur l’IA.




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Prenons l’exemple de l’organisation à but non lucratif Gender Rights in Tech, basée au Cap. Elle a développé un chatbot sensible aux traumatismes appelé Zuzi qui soutient les victimes de violences sexistes en leur fournissant des conseils anonymes et accessibles dans diverses langues sud-africaines sur leurs droits, les services juridiques disponibles et la santé sexuelle et reproductive. Il aide à surmonter la stigmatisation et à combler les écarts en matière d’accès. Zuzi démontre ainsi la puissance des technologies d’IA dans les langues locales.

Il est donc urgent d’investir dans des ensembles de données, des références et des modèles pour les langues africaines, ainsi que dans des outils de reconnaissance vocale, de synthèse vocale et d’alphabétisation.

4. Compétences en IA et alphabétisation

Les infrastructures et les données africaines n’auront que peu d’intérêt sans la capacité humaine à les utiliser. À l’heure actuelle, l’offre de compétences en IA sur le continent est bien inférieure à la demande, et la compréhension du public quant aux avantages et aux risques de l’IA reste faible.

Pour améliorer les compétences, l’IA et la science des données devront être intégrées dans les programmes scolaires et universitaires, et la formation professionnelle devra être développée. Il est essentiel de soutenir les programmes d’apprentissage tout au long de la vie.

Les campagnes de sensibilisation du public peuvent permettre aux citoyens de comprendre à la fois les promesses et les dangers de l’IA. Cela favorisera un débat public plus approfondi sur ces questions. Ces campagnes peuvent également cibler le soutien aux femmes, aux communautés rurales et aux locuteurs de langues africaines afin d’éviter la formation de nouvelles fractures.

5. Sécurité, éthique et gouvernance

Enfin, il est urgent de mettre en place des cadres de gouvernance plus solides. Les pays africains sont confrontés à des risques uniques liés à l’IA. Parmi ceux-ci figurent l’ingérence électorale, la désinformation, la perturbation de l’emploi et les coûts environnementaux. Ces risques sont liés aux réalités structurelles de l’Afrique : écosystèmes d’information fragiles, marchés du travail informels importants, filets de sécurité sociale faibles et infrastructures aux ressources limitées. Des stratégies nationales voient le jour, mais les capacités d’application et de contrôle restent limitées.

Les gouvernements africains devraient promouvoir la création d’un institut africain pour la sécurité de l’IA. Des audits de sécurité et d’éthique doivent être obligatoires pour les systèmes à haut risque. Les réglementations et les instruments de gouvernance de l’IA doivent être alignés sur les principes africains fondés sur les droits qui mettent l’accent sur l’équité, la justice, la transparence et la responsabilité. La participation aux organismes mondiaux qui forgent les normes est également cruciale pour garantir l’inclusion des perspectives africaines dans les règles élaborées ailleurs.

Tous les regards tournés vers le G20

Dans leur ensemble, ces priorités ne constituent pas des mesures défensives, mais bien un plan d’action pour l’autonomisation. Si elles sont mises en œuvre, elles réduiraient le risque d’inégalité. Elles permettraient à l’Afrique et à d’autres régions du monde de façonner l’IA de manière à servir leurs populations et leurs économies.

Les ministres du numérique et de la technologie des plus grandes économies mondiales ont participé à la réunion ministérielle du groupe de travail sur l’économie numérique du G20 à la fin du mois de septembre.

Sur le papier, il s’agit d’une réunion de routine. Dans la pratique, il pourrait s’agir de la réunion la plus importante jamais organisée sur la politique en matière d’IA.




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Cette réunion est intervenue au moment même où l’IA est saluée comme la technologie qui redéfinira l’économie mondiale.

Cette réunion n’est pas unique. Elle sera suivie de la conférence AI for Africa, co-organisée par la présidence sud-africaine du G20, l’Unesco et l’Union africaine. C’est à cette occasion que sera lancée l’initiative « AI in Africa » sera lancée. Elle est conçue comme un mécanisme pratique visant à mettre en œuvre les engagements du G20 et à faire progresser la mise en œuvre de la stratégie continentale en matière d’IA de l’Union africaine.

Le Cap pourrait donc marquer un tournant : le moment où les dirigeants africains, en collaboration avec le G20, commenceront à réduire la fracture numérique en matière d’IA et à exploiter cette technologie pour une prospérité partagée.

The Conversation

Rachel Adams bénéficie d’un financement du Centre de recherches pour le développement international du Canada, dans le cadre du programme de financement AI4Development, codirigé avec le ministère britannique des Affaires étrangères et du Développement international.

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Nouveau risque de paralysie des administrations fédérales aux États-Unis : ce que nous enseigne le « shutdown » de 2013

Source: The Conversation – in French – By Gonzalo Maturana, Associate Professor of Finance, Emory University

Un panneau indique la fermeture des services fédéraux lors du « shutdown » gouvernemental de 2013. AP Photo/Susan Walsh

Ce 30 septembre 2025, l’échec des négociations budgétaires au Congrès risque de mener à un shutdown. Concrètement, l’administration fédérale pourrait cesser de fonctionner. Une étude sur le shutdown de 2013 – 16 jours durant – révèle des effets négatifs à long terme : un turnover plus élevé, des pertes de productivité mesurables et des coûts de recrutement exorbitants.


Alors que l’année fiscale fédérale touche à sa fin, une perspective malheureusement familière est discutée à Washington : une possible paralysie de l’administration fédérale. Pour les fonctionnaires fédéraux, cela ne pouvait arriver à un pire moment.

Dans le paysage politique divisé et polarisé des États-Unis, les démocrates et les républicains comptent sur des projets de loi de financement provisoires à court terme pour maintenir le gouvernement en activité, en l’absence d’accords budgétaires à plus long terme.

Alors que les partis sont éloignés d’un accord sur les termes d’une résolution budgétaire, même à court terme, le gouvernement doit cesser de fonctionner le 1er octobre 2025, à moins d’un accord de la dernière chance. Si ce shutdown se produit, cela marquerait un autre moment difficile cette année pour des fonctionnaires qui ont fait face à la suppression de plus de 300 000 emplois. Cette procédure de licenciement massif tient aux efforts de l’administration Trump pour restructurer ou supprimer en grande partie certaines agences gouvernementales. L’objectif : accroître leur efficacité.

Avec un potentiel shutdown, des centaines de milliers d’employés fédéraux seraient mis à pied – renvoyés chez eux sans salaire jusqu’à ce que le financement du gouvernement fédéral reprenne.

En tant qu’économistes spécialisés dans les marchés du travail et de l’emploi du secteur public, et ayant examiné des millions de dossiers du personnel fédéral liés à de telles fermetures gouvernementales dans le passé, nous avons constaté que les conséquences vont bien au-delà des images désormais familières de parcs nationaux fermés et de services fédéraux bloqués. Sur la base de notre étude du shutdown d’octobre 2013 au cours de laquelle environ 800 000 employés fédéraux ont été mis à pied pendant 16 jours, la fermeture des agences fédérales laisse un effet négatif durable sur ces fonctionnaires, remodelant leur composition et affaiblissant leur performance pour les années à venir.

Congé forcé pour les fonctionnaires fédéraux

Des millions d’États-Uniens interagissent chaque jour avec le gouvernement fédéral. Plus d’un tiers des dépenses nationales états-uniennes sont acheminées par le biais de programmes fédéraux, notamment Medicare. Les fonctionnaires fédéraux gèrent par exemple les parcs nationaux, rédigent des règlements environnementaux et aident à assurer la sécurité du transport aérien.

Quelles que soient les tendances politiques de chacun, si l’objectif est d’avoir un gouvernement qui s’acquitte efficacement de ces responsabilités, il est essentiel d’attirer et de retenir une main-d’œuvre compétente.

La capacité du gouvernement fédéral à le faire peut être de plus en plus difficile, en partie parce que les shutdown prolongées peuvent avoir des effets secondaires.

Lorsque le Congrès ne parvient pas à approuver des crédits, les agences fédérales doivent licencier des fonctionnaires dont les emplois ne sont pas considérés comme « exemptés » – parfois communément qualifiés d’essentiels. Ces fonctionnaires exclus continuent de travailler, tandis que d’autres n’ont pas le droit de travailler ou même de faire du bénévolat jusqu’à ce que le financement du gouvernement fédéral reprenne.

Le statut spécifique de ces « congés » imposés aux fonctionnaires pendant ce shutdown reflète les sources de financement de ces postes et les catégories de mission données, et non les performances d’un individu. Par conséquent, il ne donne aucun signal sur les perspectives d’avenir pour un fonctionnaire et agit principalement comme un choc pour le moral. Il est important de noter que les congés ne créent pas de pertes de richesse à long terme ; les arriérés de salaire ont toujours été accordés et, depuis 2019, sont légalement garantis. Les fonctionnaires touchent leur salaire, même s’ils peuvent faire face à de réelles contraintes financières à court terme.

Un observateur cynique pourrait qualifier les congés de congés payés, mais les données racontent une autre histoire.

Moral en berne des fonctionnaires

À l’aide de nombreux dossiers administratifs sur les fonctionnaires civils fédéraux du shutdown d’octobre 2013, nous avons étudié la façon dont ce choc moral s’est répercuté sur le fonctionnement des agences gouvernementales. Les fonctionnaires exposés à des congés lors du shutdown étaient 31 % plus susceptibles de quitter leur emploi dans l’année.

Ces départs n’ont pas été rapidement remplacés, ce qui a forcé les agences à compter sur des travailleurs temporaires coûteux et a entraîné des déclins mesurables dans les fonctions essentielles telles que les paiements, l’application des lois et les processus pour délivrer des brevets.

En outre, nous avons constaté que cet exode s’est renforcé au cours des deux premières années suivant un shutdown. Elle se stabilise ensuite par une baisse permanente des effectifs, ce qui implique une perte durable de capital humain. Le choc moral est plus prononcé chez les jeunes femmes et les professionnels très instruits qui ont beaucoup d’opportunités extérieures. En effet, notre analyse des données d’enquête d’un shutdown ultérieur en 2018-2019 confirme que c’est le moral, et non la perte de revenus, qui est à l’origine de ces départs massifs.

Les fonctionnaires qui se sont sentis les plus touchés ont signalé une forte baisse de leur capacité d’action, d’initiatives et de reconnaissance. De facto, ils étaient beaucoup plus susceptibles de planifier un départ.

L’effet de la perte de motivation est frappant. À l’aide d’un modèle économique simple où l’on peut s’attendre à ce que les travailleurs accordent de la valeur à la fois à l’argent et à leur objectif, nous estimons que la baisse de la motivation intrinsèque après un shutdown nécessiterait une augmentation de salaire d’environ 10 % pour compenser.

1 milliard de dollars pour des recrutements temporaires

Certaines personnes ont soutenu que ce départ de fonctionnaires est nécessaire, une façon de réduire le gouvernement fédéral pour « affamer la bête ».

Les preuves brossent un tableau différent. Les agences les plus durement touchées par les licenciements se sont tournées vers des entreprises de recrutement temporaire pour combler les emplois non pourvus. Au cours des deux années qui ont suivi le shutdown de 2016, ces organismes ont dépensé environ 1 milliard de dollars de plus en sous-traitants qu’ils n’ont économisé en salaires.

Les coûts vont au-delà des dépenses de remplacement, car la performance du gouvernement en souffre également. Les organismes qui ont été les plus touchés par le shutdown ont enregistré des taux plus élevés de paiements fédéraux inexacts pendant plusieurs années. Même après une récupération partielle de la main-d’œuvre fédérale, les pertes se sont élevées à des centaines de millions de dollars que les contribuables n’ont jamais récupérés.

Agences scientifiques sans scientifiques

D’autres postes nécessitant des compétences spécialisées ont également connu un déclin. Les poursuites judiciaires ont diminué dans les agences qui ont manqué d’avocats expérimentés, et les activités de brevetage ont chuté dans les agences scientifiques et d’ingénierie après le départ d’inventeurs clés.

Les estimations officielles des coûts du shutdown se concentrent généralement sur les effets à court terme sur le PIB et des arriérés de salaire. Nos résultats montrent qu’une facture encore plus importante se présente plus tard sous la forme d’un turnover plus élevé du personnel, de coûts de main-d’œuvre plus élevés pour combler les postes non pourvus et des pertes de productivité mesurables.

Les shutdown sont des chocs brutaux et récurrents qui démoralisent les fonctionnaires et érodent leurs performances. Ces coûts se répercutent sur tous ceux qui dépendent des services gouvernementaux. Si le public veut des institutions publiques efficaces et responsables, alors nous devrions tous nous soucier d’éviter ces blocages gouvernementaux.

Après une année déjà mouvementée, il n’est pas clair si un shutdown à venir ajouterait considérablement la pression sur les fonctionnaires fédéraux ou aurait un effet plus limité. Beaucoup de ceux qui envisageaient de partir sont déjà partis par le biais de rachats de leurs congés ou de licenciements forcés cette année. Ce qui est clair, c’est que des centaines de milliers d’employés fédéraux sont susceptibles de connaître une autre période d’incertitude.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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Droit à l’oubli après un cancer pour faire un crédit : une avancée législative qui fait une différence

Source: The Conversation – in French – By Agnès Dumas, Researcher in sociology, Inserm

Le droit à l’oubli – ce dispositif qui permet de ne pas déclarer, après la fin des traitements, que vous avez eu un cancer par le passé – facilite-t-il l’accès au crédit, notamment immobilier, pour les anciennes et anciens malades ? Oui, répond une étude qui s’est intéressée à des personnes avec des antécédents de cancers pédiatriques ou de cancer du sein, même si ses effets restent limités dans les cas de cancer du sein. À l’occasion d’« Octobre rose », on fait le point.


Et si survivre à un cancer ne suffisait pas à tourner la page ? En France, depuis 2016, le « droit à l’oubli » (par l’article 190 de la loi n°2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé) permet aux personnes guéries d’un cancer de ne plus mentionner leur maladie lors d’une demande de crédit et d’assurance emprunteur. Cette loi, pionnière en Europe, visait à lutter contre une discrimination financière invisible mais tenace : la difficulté d’accès au crédit pour cause d’antécédent de cancer.

Nous avons mené une étude inédite baptisée ELOCAN qui vient d’en évaluer les effets chez des personnes traitées pour un cancer du sein ou pour différents types de cancers durant l’enfance.

Ses résultats montrent que, si la probabilité de rencontrer des difficultés a significativement baissé, notamment chez les anciens malades du cancer de l’enfant, il restait des freins pour les personnes traitées pour un cancer du sein. La promesse d’effacer le passé médical se heurte parfois à la complexité des situations individuelles et au temps nécessaire pour pouvoir bénéficier du « droit à l’oubli ».

Source : Sorbonne Université (image cliquable).

Pour les anciens malades, des difficultés à obtenir un crédit immobilier

D’après les données de l’Institut national du cancer (INCa), 3,8 millions de personnes en France métropolitaine ont eu un diagnostic de cancer au cours de leur vie. En 2023, plus de 61 000 femmes ont été concernées par un cancer du sein, avec un taux de survie supérieur à de nombreux autres cancers, atteignant 88 % à cinq ans sur la période 2010-2015. Les cancers de l’enfant sont plus rares, avec moins de 2 000 cas par an chez les moins de 15 ans, mais sont comparables en termes de pronostic, le taux de survie à cinq ans étant passé à 85 % sur la période 2010-2016. Ces taux importants de survie soulèvent de nouvelles problématiques.

L’accès au crédit, qui concerne particulièrement les jeunes anciens malades du cancer, est un enjeu important car il peut considérablement influencer les conditions de vie matérielles et donc le bien-être. D’après l’enquête « Histoire de vie et patrimoine » de l’Insee, un ménage sur deux est concerné par une demande de crédit en France. Le crédit immobilier, à lui seul, concerne un Français sur trois, et jusqu’à cinq sur dix parmi les 30-49 ans. Or, pour les anciens malades, l’accès au crédit est difficile en raison de la demande de souscription à une assurance emprunteur parfois inaccessible.

En effet, en raison du risque de récidive ou des effets à long terme des traitements du cancer, les compagnies d’assurance peuvent hésiter à assurer les prêts en appliquant des primes plus élevées, en excluant certains types de garanties telles qu’un nouveau cancer, ou même en refusant d’assurer la personne.

Le cancer peut donc engendrer des inégalités sociales, en particulier dans les pays comme la France où l’accès à une assurance emprunteur est une condition préalable à l’obtention d’un crédit pour acheter un logement, ce qui limite la capacité des anciens malades à accéder à la propriété.

Dans l’enquête française Vican sur les conditions de vie après un cancer de l’adulte, 17 % des personnes ont tenté d’obtenir un crédit immobilier ou professionnel dans les cinq ans suivant le diagnostic. Dans une étude fondée sur une cohorte d’adultes guéris d’un cancer pédiatrique, 31 % des répondants ont déclaré avoir rencontré des difficultés au cours de leur vie pour accéder à une assurance emprunteur pour un crédit immobilier après leur cancer. Ces difficultés étaient d’abord liées au fait d’avoir déclaré le cancer à l’assureur, et assez peu à l’état de santé des personnes concernées.

Ne pas avoir à déclarer son antécédent de cancer cinq ans après

Adopté en 2016, le droit à l’oubli a permis aux anciens malades de ne pas déclarer l’antécédent de cancer après un certain délai (cinq ans pour les cancers survenus avant l’âge de 21 ans, dix ans pour les cancers survenus après). Un accès sans surprime ou avec une surprime plafonnée est possible avant cela dans certains cas qui sont détaillés dans les grilles de référence adoptées par la convention « s’assurer et emprunter avec un risque aggravé de santé », dite convention Aeras.

En 2022, la loi Lemoine (loi n°2022-270 du 28 février 2022 pour un accès plus juste, plus simple et plus transparent au marché de l’assurance emprunteur) a réduit à cinq ans le délai du droit à l’oubli, quel que soit l’âge au diagnostic. Cette loi a également supprimé les questionnaires de santé pour certains crédits.

Quels effets du droit à l’oubli pour accéder à l’assurance emprunteur ?

L’étude ELOCAN avait pour objectif d’évaluer les effets du droit à l’oubli sur la réduction des difficultés rencontrées par les anciens malades du cancer vis-à-vis de l’accès à l’assurance emprunteur. Les difficultés étaient définies comme le fait de payer une surprime, d’avoir des exclusions de garanties, ou de se voir refuser toute proposition d’assurance par un assureur.

Pour cela, nous avons sollicité la participation d’anciens malades traités pour un cancer pédiatrique ou pour un cancer du sein ainsi que des personnes (des « témoins ») sans antécédent de cancer. Les participants ont été principalement mobilisés au travers de la plateforme des Seintinelles et de la cohorte FCCSS.

Les difficultés d’accès à l’assurance emprunteur signalées par les anciens malades et les témoins avant et après l’adoption du droit à l’oubli ont été recueillies à l’aide d’un questionnaire en ligne et comparées entre les groupes (en suivant la méthode d’une étude contrôlée « avant-après »). Les groupes ont été rendus comparables (« appariés ») à l’aide d’un score basé sur la proximité des participants en termes d’âge, de sexe, de montant du capital assuré et de variables se rapportant à l’état de santé (comorbidités, tabagisme, surpoids). Le recueil de données s’est arrêté en 2022 et celles-ci ne prennent donc pas en compte les évolutions de la loi Lemoine.

Des difficultés d’accès au crédit qui persistent après un cancer du sein

Les résultats montrent que la probabilité d’avoir des difficultés à obtenir un prêt a diminué de manière significative après l’adoption du droit à l’oubli. Sur 552 répondants appariés, des difficultés d’accès à l’assurance liée au prêt ont été signalées par 65 % des cas contre 16 % des témoins avant le droit à l’oubli et par 35 % des cas contre 15 % des témoins après le droit à l’oubli. Ces différences étaient significatives sur le plan statistique quand l’ensemble des participants étaient inclus.

Mais, quand les analyses faisaient la différence par type de cancer, on observe que les résultats n’étaient pas significatifs pour la sous-population des personnes traitées à l’âge adulte pour un cancer du sein, même si on observait une réduction importante de difficultés rapportées avant et après la loi. Les résultats détaillés de cette étude financée par l’Institut national du cancer (INCa_15900) sont disponibles en accès gratuit ici.

En conclusion, cinq ans après la mise en place du droit à l’oubli, on observe une diminution significative de la proportion d’anciens malades du cancer rencontrant des difficultés. Cependant, des obstacles demeuraient dans le recours à ce droit, en particulier pour les personnes traitées à l’âge l’adulte qui devaient plus souvent attendre dix ans avant de pouvoir en bénéficier. En effet, les femmes ayant eu un cancer du sein infiltrant devaient le plus souvent attendre dix ans après la fin des traitements, ce délai ayant été réduit à sept ans à partir de 2019 pour certains types de cancers du sein (les cancers dits de « Stade I »).

La nouvelle loi Lemoine, dans laquelle le droit à l’oubli a été réduit pour tous les cancers à cinq ans après la fin des traitements, et qui prévoit la suppression des questionnaires de santé dans certaines conditions, représente une avancée majeure. De plus, la convention Aeras continue de publier des grilles de référence permettant la prise en compte des avancées médicales.

En 2024, huit autres pays européens (Belgique, Chypre, Espagne, Italie, Pays-Bas, Portugal, Roumanie, Slovénie) avaient adopté ou mis en œuvre une législation inspirée du droit à l’oubli français. Plusieurs associations de patients en Europe ont appelé à une extension du droit à l’oubli à l’ensemble des pays européens.


Vous trouverez plus d’informations sur l’étude ELOCAN sur son site.

Ce travail de recherche a été mené avec la collaboration de Morgane Michel, Aurélie Bourmaud, Moreno Ursino, Asmaa Janah, Tienhan Sandrine Dabakuyo Yonli, Emerline Assogba, Nadia Haddy, Florent De Vathaire.

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Agnes DUMAS a reçu des financements de : Institut national du cancer (INCa), Fondation ARC, Fondation Maladies Rares (FRM), Commission Européenne, Agence nationale de la recherche (ANR).

Hugo Jeanningros, Nicolas Bougas et Renaud Debailly ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.

ref. Droit à l’oubli après un cancer pour faire un crédit : une avancée législative qui fait une différence – https://theconversation.com/droit-a-loubli-apres-un-cancer-pour-faire-un-credit-une-avancee-legislative-qui-fait-une-difference-264301

L’interdiction des téléphones portables dans les écoles ne résoudra pas les enjeux liés à l’utilisation des technologies par les familles

Source: The Conversation – in French – By Alex Baudet, Assistant professor in Marketing, Université Laval

Depuis septembre, les élèves du primaire et du secondaire à travers le Québec doivent s’adapter à une nouvelle règle importante : l’interdiction complète du cellulaire à l’école. Ce débat, bien qu’il domine les conversations entourant la rentrée scolaire, n’est pas nouveau, ni spécifique au Québec.

Les inquiétudes des parents vis-à-vis de l’utilisation des technologies par leurs enfants ne cessent de grandir, alimentées notamment par les histoires de suicides d’ados après des échanges avec ChatGPT ou encore les accusations d’exploitation d’enfants sur Roblox. Les gouvernements, un peu partout dans le monde, réagissent à ces craintes concernant l’impact des technologies numériques sur les jeunes en mettant en place des interdictions.

En tant que chercheurs des usages numériques au quotidien, nous soutenons qu’une interdiction, à elle seule, passe à côté d’un enjeu crucial pour les familles. Car une fois de retour à la maison, ce sont les parents qui se retrouvent à gérer seuls l’usage des écrans. Et puisque la majorité des activités en ligne échappent à leur regard, établir des règles claires — et maintenir un dialogue ouvert — devient un véritable défi.




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Le besoin de littératie numérique pour les parents

Selon l’Observatoire de la parentalité et de l’éducation numérique, un organisme de recherche français, 53 % des parents estiment manquer de soutien en matière d’éducation numérique de leurs enfants.

Notre recherche démontre que le problème ne se limite pas au temps d’écran. C’est aussi l’invisibilité des activités des jeunes qui alimente les tensions à la maison.

Par exemple, un adolescent que nous avons interviewé utilisait les jeux vidéo pour rester en contact avec ses amis. Sa mère, elle, y voyait une manière de s’isoler. Une discussion aurait pu apaiser la situation, mais le stigma entourant le jeu vidéo a compliqué les choses.

Ces différences de perception creusent encore plus le fossé numérique entre les parents et leurs enfants.

Penser au-delà du temps d’écran

Le temps passé devant un écran, en soi, ne dit pas grand-chose sur ce que les jeunes font réellement en ligne. Certaines études montrent qu’un usage modéré — environ une heure par jour — est lié à un taux plus bas de dépression, et que les plateformes numériques peuvent même favoriser des amitiés plus diverses et inclusives que dans la « vraie vie ». Bref, tout est dans le contexte : ce que les jeunes font, avec qui et dans quelles conditions.

Dans notre recherche, c’est à travers le contexte des jeux vidéo, que nous avons cherché à mieux comprendre comment les familles vivent la technologie à la maison.

Nous avons constaté que les inquiétudes parentales ne portent pas seulement sur le jeu lui-même — souvent vu comme isolant ou improductif — mais aussi sur la façon dont il bouscule les routines familiales. Un exemple probant serait celui d’un enfant qui refuse de quitter sa partie pour venir souper. Comme ces technologies sont conçues pour capter et retenir l’attention, leur effet sur la dynamique familiale est trop souvent ignoré.

Le défi de l’invisibilité

Ces tensions sont amplifiées par la partie invisible des activités en ligne. Voir un jeune devant un écran ne raconte pas toute l’histoire : est-il en train de socialiser avec ses amis, d’argumenter avec des inconnus ou de faire face à des propos nocifs ?

Cette opacité complique sérieusement les négociations à l’intérieur des foyers. Bien que les parents imposent des règles — « une heure de jeu », « pas de cellulaire après 21 h » — ces limites peuvent paraître arbitraires et injustes aux yeux des ados, si elles sont mises en place sans comprendre les dynamiques propres au numérique.

Dans notre étude, plusieurs jeunes décrivaient le même dilemme. D’un côté, quitter une partie en plein milieu signifiait s’exposer à des pénalités — souvent sous la forme d’un ban temporaire — et laisser tomber leurs coéquipiers. D’un autre, rester en ligne les mettait en porte-à-faux avec les attentes familiales, comme venir souper. Résultat : les parents se sentent défiés, les enfants incompris.

Pourquoi les interdictions ne suffisent pas

Au niveau des politiques publiques, interdire les appareils en classe peut réduire les distractions. Mais cela aide peu les familles à encadrer l’usage des écrans à la maison, où les tensions réapparaissent rapidement.

L’expérience internationale montre d’ailleurs que ces interdictions ne règlent pas les problèmes de fond.

En Australie, par exemple, où plusieurs États restreignent l’usage du cellulaire à l’école, des chercheurs rappellent que ces mesures ne devraient pas remplacer des efforts plus larges en littératie numérique.

Miser sur la littératie et le dialogue

Si nous voulons vraiment soutenir les familles, il faut mieux comprendre ce qui se passe derrière l’écran. Cela signifie aider les parents à poser les bonnes questions, à saisir le contexte d’utilisation et à négocier des règles justes.

Les téléphones et les consoles sont souvent perçus comme des objets « personnels », ce qui laisse les parents à l’écart de ce qui s’y passe réellement. Le dialogue est essentiel, mais il doit être soutenu par des ressources adaptées.

Au Québec, par exemple, Vidéotron s’est associé au CIEL pour offrir des outils qui aident les familles à discuter et à mieux encadrer l’usage du téléphone.

Dans notre recherche auprès de joueurs compétitifs, nous avons vu que ce type d’initiatives illustre bien le rôle que peuvent jouer les intermédiaires : agir comme des coachs, capables d’accompagner jeunes et parents vers des pratiques numériques plus saines et équilibrées. Plutôt que de laisser les familles se débrouiller seules, ou de miser uniquement sur les interdictions à l’école, ces soutiens structurés rendent plus tangible ce qui reste souvent invisible derrière l’écran.

Il faut aussi rappeler que l’usage du numérique est rarement solitaire. Un enfant qui joue est connecté à ses amis. Un ado qui scroll sur les réseaux sociaux navigue à travers des pressions sociales bien réelles.

Reconnaître ces liens permet aux parents de dépasser la logique des simples limites de temps d’écran pour aborder des questions plus profondes : la sécurité, l’équilibre, le bien-être.

Nos recherches montrent que lorsque les familles réussissent à parler ouvertement de la réalité en ligne, même si les parents ne comprennent pas tous les détails des plates-formes, les tensions diminuent. Les règles deviennent alors plus faciles à accepter et à respecter.

Et après ?

La technologie évoluera toujours plus vite que les politiques publiques. Les interdictions peuvent offrir un répit temporaire, mais elles ne remplacent pas le dialogue, la littératie numérique et la patience des familles au quotidien.

En ce début d’année scolaire, la véritable question n’est pas seulement de savoir si les cellulaires ont leur place en classe, mais plutôt de trouver des moyens concrets d’appuyer les familles dans un univers numérique où une grande partie de la réalité reste invisible.

La Conversation Canada

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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